Il y avait un demi-million d’années que le volcan qui avait fait surgir Taratua des profondeurs du Pacifique était endormi. Et pourtant, songeait Reinhold, un brasier plus ardent que celui qui avait présidé à la naissance de l’île allait la submerger avant peu. Son regard se posa sur l’aire de lancement, s’éleva en suivant le monumental berceau qui ceinturait encore la Christophe Colomb. À soixante mètres au-dessus du sol, le nez de la fusée accrochait les derniers rayons du soleil déclinant. C’était l’une des dernières nuits qu’elle connaîtrait : bientôt, elle voguerait dans le soleil éternel de l’espace.
Tout était paisible sous les hauts palmiers couronnant l’arête rocheuse de l’île. Les seuls bruits que l’on entendait étaient la rumeur trépidante d’un compresseur pneumatique qui se mettait occasionnellement en marche ou un appel assourdi lancé par un technicien. Reinhold avait fini par aimer ces palmiers blottis les uns contre les autres et il venait presque tous les soirs contempler son petit royaume. L’idée qu’ils seraient désintégrés quand la Christophe Colomb s’élancerait vers les étoiles comme un furieux geyser de flammes l’attristait.
Les projecteurs du porte-avions James Forrestal, mouillé à un mille au large du récif, balayaient la mer obscure. Le soleil avait maintenant complètement sombré et la soudaine nuit tropicale envahissait le ciel, à l’est. Reinhold se demanda non sans quelque ironie si le bâtiment s’attendait à détecter des sous-marins russes aussi près du rivage.
Et, ainsi qu’il en allait toujours, l’association de pensées se déclencha : il se prit à songer à Konrad et à ce jour cataclysmique du printemps 1945. Plus de trente ans avaient passé, mais le souvenir des dernières convulsions du IIIe Reich broyé entre les deux branches de la tenaille demeurait vivace dans sa mémoire. Il revoyait les yeux bleus et le regard las de Konrad, la barbe blonde et râpeuse qui se hérissait sur son menton quand ils s’étaient serré la main avant de se séparer, tandis que l’intarissable flot des réfugiés traversait le petit village prussien rasé. Une séparation qui préfigurait symboliquement les événements à venir – la coupure entre l’Est et l’Ouest. Konrad avait choisi Moscou. Reinhold avait jugé que c’était stupide mais, à présent, il n’était plus aussi catégorique.
Pendant trente ans, il avait vécu avec la conviction que Konrad était mort. Ce n’était qu’une semaine plus tôt que le colonel Sandmeyer, du service des renseignements techniques, lui avait appris la nouvelle. Reinhold n’éprouvait pas de sympathie pour l’officier et il était persuadé que la réciproque était vraie, mais aucun des deux hommes ne laissait ses sentiments personnels interférer avec son travail.
— Monsieur Hoffman, avait commencé le colonel de son ton le plus officiel, je viens de recevoir de Washington certaines informations alarmantes. Elles sont évidemment top secret, mais nous avons pris la décision de les communiquer aux ingénieurs pour qu’ils se rendent compte qu’il est indispensable de mettre les bouchées doubles.
Il avait ménagé une pause théâtrale pour créer le suspense, mais il en avait été pour ses frais : Reinhold avait déjà deviné la suite.
— Les Russes nous ont presque rattrapés, continua Sandmeyer. Ils ont mis au point un prototype de moteur atomique peut-être encore plus puissant que le nôtre – et ils sont en train de construire une fusée sur les bords du lac Baïkal. Nous ignorons à quel point ils en sont, mais le contre-espionnage croit qu’elle pourra être lancée cette année. Vous comprenez ce que cela veut dire ?
Oui, Reinhold le comprenait fort bien : la course est engagée et nous ne sommes pas sûrs de la gagner.
— Savez-vous qui dirige l’opération ? avait-il demandé.
Il n’escomptait pas obtenir de réponse, mais à sa grande surprise, le colonel Sandmeyer lui avait tendu un feuillet portant une liste de noms tapés à la machine. Le premier était celui de Konrad Schneider.
— Vous avez connu pas mal de ces gens-là à Peenemünde, n’est-ce pas ? Cela pourrait nous fournir un indice sur leurs méthodes de travail. J’aimerais que vous me fassiez un petit topo sur le plus grand nombre possible de ces types. Leurs spécialités, les idées astucieuses qu’ils ont eues, etc. Je sais que c’est beaucoup demander après tout ce temps… mais tâchez quand même de voir ce que vous pouvez faire.
— Konrad Schneider est le seul qui ait de l’importance. C’était une intelligence hors ligne. Les autres ne sont que des ingénieurs compétents. Dieu seul sait ce qu’il a pu faire en trente ans ! N’oubliez pas qu’il a probablement été tenu au courant de toutes nos recherches alors que nous ignorons tout de ses résultats. Cela lui donne un incontestable avantage.
Reinhold n’avait pas dit cela dans l’intention de critiquer les services de renseignement, mais il eut l’impression que Sandmeyer allait prendre la mouche. Toutefois, le colonel se contenta de hausser les épaules.
— Ça marche dans les deux sens – vous me l’avez dit vous-même. Le libre-échange de l’information se traduit par des progrès plus rapides, même si nous laissons échapper quelques secrets. Les centres de recherches des Russes ne savent sans doute pas la moitié du temps ce que fabriquent leurs propres chercheurs. Nous leur démontrerons que la démocratie peut arriver sur la Lune avant eux.
La démocratie ! Quelle connerie, se dit Reinhold, mais pas fou, il jugea préférable de garder ce commentaire pour lui. Un seul Konrad Schneider valait une armée de candidats aux élections. Et que n’avait-il pu réaliser avec toutes les ressources de l’U.R.S.S. pour l’épauler ? Qui sait si sa fusée n’était pas d’ores et déjà en train de sillonner les routes de l’espace ?
Le soleil qui s’était couché sur Taratua était encore haut dans le ciel du lac Baïkal quand Konrad Schneider et Grigorievitch, commissaire adjoint à la recherche nucléaire, quittèrent le banc d’essai ou l’on testait le moteur. Leurs oreilles bourdonnantes étaient encore douloureuses, bien que les derniers échos assourdissants se fussent éteints depuis dix minutes à l’autre bout du lac.
— Pourquoi faites-vous cette tête-là ? demanda soudain Grigorievitch. Vous devriez être ivre de joie. D’ici un mois nous serons là-haut et les Yankees en feront une jaunisse.
— Vous êtes un incurable optimiste, répliqua Schneider. Même si le moteur marche, ce n’est pas aussi facile que ça. C’est vrai, je ne vois pas d’obstacles sérieux, à présent, mais les rapports concernant Taratua m’inquiètent. Je vous ai dit que Hoffman est un ingénieur brillant et il a des milliards de dollars derrière lui. Les photos de sa fusée ne sont pas très nettes, mais elle a l’air d’être presque prête. Et nous savons que les essais du moteur ont eu lieu il y a cinq semaines.
Grigorievitch s’esclaffa.
— Ne vous faites pas de bile. Ce sont eux qui auront la grosse surprise. N’oubliez pas qu’ils ne savent strictement rien de nos travaux.
Schneider se demandait si c’était bien vrai mais il était plus judicieux de ne pas exprimer ses doutes. Cela aurait risqué d’aiguillonner l’esprit inquisiteur et tortueux du commissaire adjoint, et si jamais il y avait eu une fuite, Konrad aurait un mal fou à se disculper.
La sentinelle de garde devant le bâtiment administratif rectifia la position quand les deux hommes y rentrèrent et Schneider songea avec amertume qu’il y avait presque autant de militaires que de techniciens. Enfin… c’était la méthode des Russes et tant qu’on lui fichait la paix, il n’avait pas à se plaindre. Dans l’ensemble – à quelques irritantes exceptions près –, les événements s’étaient déroulés presque entièrement comme il l’avait espéré. Seul l’avenir dirait qui, de lui ou de Reinhold, avait fait le bon choix.
Il était déjà en train de rédiger son rapport final quand il fut interrompu par un brouhaha de voix agitées. Pendant quelques instants, il resta immobile devant son bureau à se demander ce qui avait bien pu se produire pour briser ainsi la rigide discipline qui régnait dans le camp. Enfin, il alla à la fenêtre – et, pour la première fois de son existence, le désespoir s’empara de lui.
Reinhold descendait de la colline. Le ciel était percé d’étoiles. Là-bas, les faisceaux des projecteurs du James Forrestal caressaient toujours les flots. Le berceau tout illuminé de la Christophe Colomb s’était transformé en un arbre de Noël. Seul le cône de la fusée plaquait son ombre obscure sur le champ des astres.
Des quartiers du personnel, s’élevaient les accents tonitruants d’un air de danse, et Reinhold accéléra inconsciemment le pas. Il avait presque atteint la route étroite longeant la plage quand une sorte de prémonition, un mouvement à peine entr’aperçu le figea sur place. Étonné, il laissa son regard errer de la terre à la mer, revenir vers la terre. Il n’eut pas tout de suite l’idée de lever les yeux vers le ciel.
Et, comme Konrad Schneider, Reinhold Hoffman, quand il le fit, comprit instantanément qu’il avait perdu la course. Et qu’il n’était pas en retard de quelques semaines ou de quelques mois ainsi qu’il l’avait craint, mais bien de plusieurs millénaires. La petite fusée était aussi loin des ombres colossales et silencieuses qui glissaient parmi les étoiles à une altitude qu’il n’osait même pas se risquer à évaluer que des pirogues de l’homme paléolithique. Comme tous les hommes de la Terre, il resta immobile à contempler pendant quelques secondes qui semblaient durer une éternité les gigantesques vaisseaux qui descendaient majestueusement. Enfin, il perçut le faible sifflement annonçant qu’ils déchiraient les couches d’air raréfié de la stratosphère.
L’œuvre à laquelle il avait voué sa vie était anéantie, mais il n’éprouvait aucun regret. Il n’avait pas ménagé ses efforts pour lancer les hommes vers les étoiles et, à l’heure de la victoire, c’étaient les étoiles, les lointaines, les indifférentes étoiles, qui venaient à lui. En cet instant, l’histoire retenait son souffle tandis que le présent s’arrachait au passé comme un iceberg qui se détache de la banquise à laquelle il était ancré et, orgueilleux et solitaire, prend la mer. Désormais, les hauts faits des siècles enfuis étaient réduits à néant. Une seule pensée tournait dans la tête de Reinhold : l’espèce humaine n’était plus seule dans l’univers.
Le secrétaire général des Nations Unies, planté devant la grande baie vitrée, contemplait l’animation qui régnait dans la 43e Rue. Il lui arrivait parfois de se demander s’il n’était pas néfaste pour un homme de travailler en dominant de si haut ses semblables. Le détachement, c’est très joli, mais il peut facilement se muer en indifférence. Mais n’était-ce pas, au fond, tenter de trouver une explication logique à sa phobie des gratte-ciel, toujours aussi vivace, bien qu’il résidât depuis vingt ans à New York ?
Il ne se retourna pas en entendant la porte s’ouvrir. Pieter van Ryberg entra. Il y eut l’inévitable temps mort tandis qu’il jetait un coup d’œil réprobateur au thermomètre. Le secrétaire général adorait vivre dans une glacière : la vieille plaisanterie était usée jusqu’à la corde à force d’avoir servi ! Quand son assistant l’eut rejoint devant la fenêtre, Stormgren détourna enfin son regard du spectacle familier mais toujours aussi fascinant de la rue.
— Ils sont en retard, dit-il. Il y a cinq minutes que Wainwright devrait être là.
— Tout un cortège l’accompagne. La police vient de me prévenir. La circulation est bloquée. Il sera là d’une minute à l’autre, en principe. (Van Ryberg se tut avant d’ajouter à brûle-pourpoint :) Vous croyez toujours que c’est une bonne idée de le recevoir ?
— Je crains qu’il ne soit un peu tard pour changer d’avis. Somme toute, j’ai donné mon accord, même si, et vous le savez, cette idée n’était pas de moi à l’origine.
Stormgren s’était approché de son bureau et il jouait avec son célèbre presse-papiers en uranium. Il n’était pas nerveux – simplement indécis. Et satisfait que Wainwright fût en retard, car cela lui donnerait un léger avantage moral quand s’ouvrirait la discussion. Les vétilles de ce genre jouaient dans les relations humaines un rôle plus important que ne l’auraient souhaité les esprits logiques et rationnels.
— Les voilà ! s’exclama soudain van Ryberg, le front collé contre la vitre. Ils remontent l’avenue. Ils sont au moins trois mille à vue de nez.
Stormgren saisit son carnet et regagna son poste d’observation à côté de son assistant. Une foule – petite mais résolue – se dirigeait lentement vers le bâtiment du secrétariat. Elle se trouvait à quelque huit cents mètres et, à cette distance, les banderoles que brandissaient les manifestants étaient impossibles à déchiffrer, mais le secrétaire général connaissait par cœur leurs slogans. Bientôt, il put entendre, noyant le bruit de la circulation, les menaçants mots d’ordre que scandaient les participants, et une brusque vague de découragement s’empara de lui. Comme si le monde n’était pas fatigué de ces défilés et de ces clameurs de protestation !
La foule était arrivée à la hauteur du bâtiment. Les manifestants devaient se douter que Stormgren les observait car, ici et là, des poings se levaient timidement. Pas pour le défier, lui, bien que les contestataires voulussent sans aucun doute qu’il les vît. Tels des Pygmées bravant un géant, les poings de la colère se tendaient vers le ciel, vers le nuage argenté flottant à cinquante kilomètres d’altitude, qui était le vaisseau amiral de la flotte des Suzerains.
Et selon toute vraisemblance, se disait Stormgren, Karellen observait lui aussi la démonstration en s’amusant comme un petit fou, car jamais cette rencontre n’aurait eu lieu si le Superviseur n’était pas intervenu.
C’était la première fois que le secrétaire général se trouverait en présence du leader de la Ligue de la Liberté. Il avait cessé de s’interroger sur la validité de cette entrevue car la subtilité des plans de Karellen dépassait souvent l’entendement humain. D’ailleurs, au pire, il ne voyait pas quel mal pourrait sortir de cette rencontre. S’il avait refusé de recevoir Wainwright, il aurait donné à la Ligue des verges pour se faire battre.
Alexander Wainwright approchait de la cinquantaine. C’était un homme de haute taille, portant beau et d’une parfaite honnêteté, ce qui le rendait deux fois plus dangereux. Et pourtant, quoi que l’on pût penser de la cause qu’il défendait – et de quelques-uns de ses partisans –, sa sincérité évidente forçait la sympathie.
Stormgren ne perdit pas de temps. Dès que van Ryberg eut achevé les présentations – qui furent brèves et quelque peu embarrassées –, il attaqua :
— Je suppose que le principal objet de votre visite est de déposer une protestation officielle contre le projet de fédération. Je ne me trompe pas ?
Wainwright confirma gravement d’un hochement de tête.
— C’est en effet le motif capital de ma demande d’audience, monsieur le Secrétaire général. Comme vous le savez, nous essayons depuis cinq ans de faire prendre conscience à la race humaine du péril qui la menace. C’est une tâche ardue, car la majorité des gens semblent ne pas demander mieux que laisser les Suzerains diriger le monde à leur gré. Néanmoins, plus de cinq millions de patriotes de tous les pays ont signé notre pétition.
— Sur une population de deux milliards et demi, ce n’est pas un chiffre très impressionnant.
— Il ne saurait être tenu pour négligeable. Et pour chaque personne qui a signé, il y en a beaucoup d’autres qui doutent fortement de la sagesse, pour ne pas parler de la légitimité, de ce projet de fédération. Même compte tenu de sa puissance, le Superviseur Karellen lui-même ne peut effacer mille ans d’histoire d’un trait de plume.
— Que sait-on de la puissance dont dispose Karellen ? rétorqua Stormgren. Quand j’étais enfant, la fédération européenne était un rêve. Je l’ai vue devenir une réalité. Et c’était avant l’arrivée des Suzerains. Karellen ne fait que parachever l’œuvre commencée.
— L’Europe était une entité culturelle et géographique. Le monde n’en est pas une. Toute la différence est là.
— Aux yeux des Suzerains, répliqua Stormgren sur un ton sarcastique, la Terre est probablement beaucoup plus petite que l’Europe semblait l’être à ceux de nos pères – et j’ai le sentiment très net qu’ils ont une optique plus adulte que la nôtre.
— Je suis prêt à admettre, à la rigueur, la Fédération en tant qu’objectif ultime – encore que beaucoup de mes amis seraient peut-être en désaccord sur ce point. Mais elle devra se créer de l’intérieur, pas nous être imposée de l’extérieur. Nous devons forger notre destin nous-mêmes. Personne ne doit plus s’ingérer dans les affaires humaines !
Stormgren soupira. Tous ces arguments, il les avait entendus cent fois et il ne pouvait leur opposer que la même vieille et sempiternelle réponse que la Ligue de la Liberté jugeait inacceptable : il avait confiance en Karellen, pas elle. C’était là le point de divergence fondamental et il ne pouvait rien faire. La Ligue non plus, heureusement.
— Laissez-moi vous poser quelques questions, reprit-il. Nierez-vous que les Suzerains ont apporté la paix, la sécurité et la prospérité au monde ?
— C’est indiscutable mais ils nous ont enlevé la liberté. L’homme ne vit…
— … pas seulement de pain, je sais. Mais c’est la première fois dans l’histoire que tous les hommes sont assurés de manger à leur faim. Et puis, quelle liberté avons-nous perdue si l’on songe à celle, sans précédent, que nous ont octroyée les Suzerains ?
— La liberté de diriger notre existence sous la conduite de Dieu.
Nous voilà au cœur du problème, se dit Stormgren. Quels que soient ses déguisements, le conflit est essentiellement d’ordre religieux. Wainwright ne vous laisse pas oublier qu’il a été dans les ordres. On a toujours l’impression qu’il a un col rond, même s’il ne le porte plus.
— Le mois dernier, rappela-t-il à son interlocuteur, une centaine d’évêques, de cardinaux et de rabbins ont signé une déclaration commune par laquelle ils se sont engagés à soutenir la politique du Superviseur. Les Églises sont contre vous.
Wainwright réfuta l’objection d’un geste irrité.
— Beaucoup de dirigeants sont aveugles. Les Suzerains les ont dévoyés. Quand ils se rendront compte du danger, il sera peut-être trop tard. L’humanité aura perdu l’initiative et sera devenue une race asservie.
Stormgren brisa le silence qui avait suivi ces mots :
— J’ai rendez-vous avec le Superviseur dans trois jours. Je lui ferai part de vos doléances puisqu’il est de mon devoir d’être le porte-parole des courants d’opinion de la Terre. Mais je peux vous garantir que cela ne changera rien à rien.
— C’est encore là un autre de nos griefs, dit Wainwright d’une voix lente. Nous avons beaucoup de reproches à faire aux Suzerains, mais c’est d’abord et avant tout leur volonté de secret qui nous indigne. Vous êtes le seul humain à avoir jamais parlé avec Karellen – et vous ne l’avez même pas vu ! Est-il étonnant que ses motifs nous laissent sceptiques ?
— Malgré tout ce qu’il a fait pour l’humanité ?
— Oui, malgré cela. Je ne sais pas ce qui nous révolte le plus, de son omnipotence ou de son goût du mystère. S’il n’a rien à cacher, pourquoi ne se montre-t-il pas ? Quand vous vous entretiendrez avec lui, posez-lui donc la question, monsieur le Secrétaire !
Stormgren ne répliqua pas. Il ne pouvait rien répondre – rien, en tout cas, qui serait susceptible de convaincre son visiteur. Et il se demandait parfois s’il avait vraiment réussi à se convaincre lui-même.
De leur point de vue, ce n’avait été, évidemment, qu’une opération de très faible envergure, mais pour la Terre, c’était l’événement le plus gigantesque de tous les temps. Les nefs colossales avaient surgi des profondeurs inconnues de l’espace sans avertissement. D’innombrables romans de fiction avaient décrit ce jour, mais personne n’avait jamais réellement cru que cela arriverait. Et c’était arrivé : les vaisseaux étincelants et silencieux suspendus au-dessus de chaque pays étaient le symbole d’une science que l’Homme ne pouvait espérer égaler avant des siècles. Pendant six jours, ils étaient restés immobiles à l’aplomb des cités de l’Homme et rien n’indiquait qu’ils fussent au courant de son existence. Mais il n’y avait pas besoin de preuves : si ces puissants astronefs flottaient dans les deux à la verticale de New York, de Londres, de Paris, de Moscou, de Rome, du Cap, de Tokyo, de Canberra, ce ne pouvait pas être le fait du hasard.
Avant même que se fussent écoulés ces six jours pendant lesquels les cœurs avaient cessé de battre, quelques individus avaient deviné la vérité. Ce n’était pas le premier contact exploratoire tenté par une race qui ne savait rien de l’homme. À l’intérieur de ces nefs silencieuses et figées, des psychologues prodigieux étudiaient les réactions de l’humanité. Et quand la tension aurait atteint son point culminant, ils passeraient à l’action.
Le sixième jour, Karellen, Superviseur de la Terre, s’adressa au monde dans une allocution radiodiffusée qui fut retransmise sur toutes les fréquences. L’anglais dans lequel il s’exprimait était si parfait que la controverse que ce discours déclencha allait faire rage d’une rive à l’autre de l’Atlantique pendant une génération. Mais son contenu était encore plus déroutant que sa forme. Il n’avait pu être prononcé que par un génie suprême possédant une maîtrise totale, absolue des affaires humaines. L’érudition et la virtuosité que déployait l’orateur, ses allusions – à mettre l’eau à la bouche – au savoir encore inexploré qu’il laissait entrevoir étaient délibérément destinées à convaincre l’humanité qu’elle était en présence d’une supériorité intellectuelle écrasante. Quand Karellen se tut, il était clair pour les nations de la Terre que les jours de leur précaire souveraineté étaient arrivés à leur terme. Les gouvernements locaux et régionaux conserveraient leurs pouvoirs, mais dans le domaine plus vaste des relations internationales, les hommes avaient cessé d’être leurs propres maîtres. Tous les arguments, toutes les protestations étaient vains.
On ne pouvait guère s’attendre que toutes les nations du globe acceptent docilement pareilles restrictions à leur autorité. Cependant, la résistance active se heurtait à d’immenses difficultés, car en détruisant les nefs des Suzerains – à supposer qu’elles puissent être détruites –, on annihilerait automatiquement les villes au-dessus desquelles elles planaient. Pourtant, une grande puissance avait fait une tentative en ce sens. Peut-être les autorités responsables rêvaient-elles de faire d’une pierre deux coups puisque l’objectif assigné à leur missile atomique était stationné au-dessus de la capitale d’une nation ennemie.
Quand l’image de l’immense vaisseau s’était formée sur l’écran vidéo du poste de commandement secret, le petit groupe d’officiers et de techniciens qui le surveillaient furent sans aucun doute assaillis d’émotions diverses. S’ils réussissaient, que feraient les autres nefs ? Pourrait-on les détruire, elles aussi, et l’humanité redeviendrait-elle à nouveau maîtresse de sa destinée ? Ou Karellen se vengerait-il de façon terrible de ceux qui l’avaient attaqué ?
D’un seul coup, l’écran devint opaque lorsque le missile explosa et une caméra montée sur un avion qui croisait à bien des kilomètres de là prit immédiatement le relais. Pendant la fraction de seconde que demandait la manœuvre, l’éclair devait déjà fulgurer et remplir le ciel de son brasier solaire.
Or, rien de tel ne s’était produit. Le vaisseau géant était toujours là, intact, flottant dans la lumière crue à la frontière de l’espace. Non seulement la bombe ne l’avait pas touché mais personne ne sut jamais ce qu’il était advenu d’elle. Mieux encore : Karellen ne lança aucune action de représailles contre l’agresseur. L’attaque aurait aussi bien pu ne pas avoir eu lieu. Avec un mépris superbe, il laissa l’assaillant attendre une vengeance qui ne devait jamais venir. Cette inaction se révéla plus efficace et plus démoralisante qu’aucune mesure de rétorsion. Le gouvernement responsable dont les membres s’accablaient mutuellement de reproches s’effondra quelques semaines plus tard.
Il y eut aussi des tentatives de résistance passive. La politique des Suzerains consistait alors à laisser les récalcitrants agir comme ils l’entendaient et se débrouiller tout seuls jusqu’au moment où les intéressés se rendaient compte que leur refus de collaborer leur était préjudiciable. Karellen n’intervint qu’une seule fois à l’encontre d’une nation rétive.
La République sud-africaine était depuis plus d’un siècle déchirée contre elle-même. Dans les deux camps, des hommes de bonne volonté avaient essayé de jeter un pont entre les communautés hostiles, mais en vain : la peur et les préjugés étaient trop profondément enracinés dans les cœurs pour que la coopération fût possible. Les gouvernements qui se succédaient ne se distinguaient que par leur degré d’intolérance. Le pays était empoisonné par la haine et les séquelles de la guerre civile.
Quand il apparut clairement qu’aucun effort ne serait fait pour en finir avec la discrimination, Karellen lança son ultimatum. Il indiqua simplement une date et une heure – rien de plus. L’avertissement suscita de l’appréhension, mais il n’y eut pas vraiment de panique, car personne ne croyait que les Suzerains entreprendraient une action violente dont tout le monde, innocents et coupables confondus, serait victime.
Effectivement, il n’y eut pas d’action violente. Mais lorsque le soleil passa le méridien du Cap, il s’éteignit : ce n’était plus qu’un fantôme pourpre et livide, sans chaleur ni éclat. Quelque part dans l’espace, deux champs perpendiculaires polarisaient sa lumière et déviaient son rayonnement. La zone touchée par ce phénomène dessinait un cercle parfait de cinq cents kilomètres de diamètre.
La démonstration dura trente minutes. Ce fut suffisant : le lendemain, le gouvernement sud-africain annonça que la minorité blanche jouirait dorénavant de la plénitude de ses droits.
Abstraction faite de quelques incidents isolés de ce genre, les humains avaient accepté la présence des Suzerains comme faisant partie de l’ordre des choses. Le choc initial s’était amorti en un laps de temps étonnamment bref et le monde s’était remis à vaquer à ses affaires. Le plus grand changement qu’un Rip Van Winkle sortant soudain du sommeil aurait discerné aurait été une espèce d’impatience sourde, comme si l’humanité aux aguets attendait que les Suzerains se montrent, qu’ils descendent enfin de leurs resplendissants vaisseaux.
Cinq ans plus tard, elle attendait encore. C’était la raison de toutes les difficultés, songeait Stormgren.
La foule habituelle des badauds piétinait, les caméras étaient prêtes comme à l’accoutumée quand la voiture de Stormgren arriva sur le champ d’atterrissage. Le secrétaire général échangea un dernier mot avec son assistant, prit son porte-documents et traversa le cercle des curieux.
Karellen ne le faisait jamais attendre très longtemps. De la masse des spectateurs monta un « Oh ! » de surprise lorsqu’une bulle argentée surgit dans le ciel, grossissant avec une rapidité à vous couper le souffle. Un appel d’air fit claquer les vêtements de Stormgren au moment où la minuscule navette s’immobilisa à cinquante mètres de lui, flottant délicatement à quelques centimètres du sol comme si elle redoutait que la Terre ne la contamine. Il se mit lentement en marche. Soudain, le sabord qui déconcertait les plus éminents savants du monde se matérialisa dans la surface de métal gaufrée apparemment d’un seul tenant du fuselage et il entra dans l’unique cabine que baignait une lumière tamisée. La porte se referma sans laisser le moindre interstice.
Cinq minutes plus tard, elle se rouvrit. Stormgren n’avait pas éprouvé de sensation de mouvement mais il savait qu’il se trouvait à présent dans les entrailles du vaisseau de Karellen à cinquante mille mètres d’altitude. Il était dans le royaume des Suzerains qui s’affairaient tout autour de lui à leurs mystérieuses besognes. Aucun autre homme ne s’était jamais autant approché d’eux et pourtant il était tout aussi ignorant de leur aspect physique que le premier Terrien venu.
La petite salle de conférences à laquelle conduisait un bref couloir était nue, à l’exception de la table et de la chaise qui faisaient face à l’écran. Ces meubles ne donnaient absolument aucune idée des êtres qui les avaient fabriqués – c’était là le but visé. L’écran était éteint. Il l’était toujours. Parfois, Stormgren rêvait qu’il s’allumait brusquement pour dévoiler le secret qui hantait la Terre. Mais le rêve ne s’était jamais réalisé : ce noir rectangle dissimulait le plus hermétique des mystères. Et derrière lui étaient aussi tapies une puissance et une sagesse, une compréhension de l’humanité aussi immense que tolérante et, plus inattendu encore, une affection teintée d’amusement pour les petites créatures qui rampaient sur la lointaine planète appelée Terre.
De l’invisible haut-parleur tomba la voix calme, invariablement posée, que le secrétaire général connaissait si bien et que le monde n’avait entendu qu’une fois au cours de l’histoire. Sa profondeur et sa résonance constituaient le seul indice existant de la nature physique de Karellen, car elle donnait une irrésistible impression de démesure. Le Superviseur était grand – peut-être considérablement plus grand qu’un homme. Il est vrai que quelques savants avaient émis l’hypothèse, après avoir analysé l’enregistrement de son unique discours, que cette voix était celle d’une machine. Stormgren, pour sa part, ne l’avait jamais cru.
— J’ai suivi la petite conversation que vous avez eue avec ce M. Wainwright, Rikki. Que pensez-vous de lui ?
— Il est honnête, même si ce n’est pas le cas de beaucoup de ses partisans. Qu’allons-nous faire de lui ? En soi, la Ligue n’est pas dangereuse, mais certains extrémistes qu’elle compte dans ses rangs prêchent ouvertement la violence. Je me suis demandé si je ne devrais pas faire garder ma demeure. Mais j’espère qu’il ne sera pas nécessaire d’en arriver à cette extrémité.
Karellen ne se prononça pas. Il avait parfois cette manie exaspérante d’esquiver les questions.
— Cela fait maintenant un mois que les détails du projet de fédération mondiale ont été rendus publics. A-t-on constaté une augmentation par rapport aux sept pour cent qui s’étaient déclarés contre et aux douze pour cent de sans opinion ?
— Pas encore. Mais c’est secondaire. Ce qui m’ennuie, c’est le sentiment diffus, partagé même par ceux qui vous approuvent, qu’il est temps de renoncer au secret dont vous vous entourez.
Le soupir que poussa Karellen, s’il était techniquement parfait, manquait de crédibilité.
— C’est également votre sentiment, n’est-ce pas ?
La question était si visiblement de pure forme que Stormgren ne se donna pas la peine d’y répondre et enchaîna sur un ton grave :
— Je me demande si vous vous rendez compte à quel point cette situation me complique la tâche.
— Elle ne facilite pas précisément la mienne, rétorqua Karellen non sans une certaine véhémence. Je voudrais bien que les gens cessent de me considérer comme un dictateur et se rappellent que je ne suis qu’un fonctionnaire qui s’efforce de mettre en application une politique coloniale qui ne dépend pas de lui.
C’était là une image on ne peut plus séduisante, se dit Stormgren. Le tout était de savoir dans quelle mesure elle reflétait la vérité.
— Ne pouvez-vous pas nous donner au moins une raison expliquant pourquoi vous vous réfugiez dans l’incognito ? Comme nous ne le comprenons pas, cela nous tracasse et donne naissance à des rumeurs sans fin.
Karellen éclata d’un rire sonore et caverneux, un rien trop bruyant pour être tout à fait humain.
— Et que suis-je censé être, maintenant ? La théorie du robot est-elle toujours en honneur ? Je préférerais être un assemblage de tubes électroniques plutôt qu’une espèce de mille-pattes – eh oui, j’ai vu ce dessin dans le Chicago Times d’hier. J’ai bien envie de demander qu’on me fasse cadeau de l’original.
Stormgren prit un air pincé. Il y avait des moments où Karellen prenait sa tâche avec un peu trop de désinvolture pour son goût.
— C’est sérieux, fit-il sur un ton réprobateur.
— Mon cher Rikki, c’est seulement parce que je ne prends pas la race humaine au sérieux que je parviens à conserver les bribes d’une puissance mentale naguère considérable qui me restent encore !
Stormgren ne put s’empêcher de sourire.
— Voilà qui ne m’avance guère. Une fois redescendu, il va me falloir convaincre mes compatriotes que, bien que vous refusiez de vous montrer, vous n’avez rien à cacher. Ce n’est pas une tâche aisée. La curiosité est l’une des caractéristiques maîtresses de l’espèce humaine. Vous ne pourrez pas la braver éternellement.
— De tous les problèmes qui se sont posés à nous depuis notre arrivée sur la Terre, c’est celui qui a été le plus épineux, concéda le Superviseur. Vous vous êtes fiés à notre sagesse dans d’autres domaines. Vous pouvez certainement en faire autant pour ce qui est de celui-ci.
— Moi, j’ai confiance, mais pas Wainwright – et ses amis non plus. Pouvez-vous vraiment leur reprocher de mal interpréter votre obstination à ne pas apparaître au grand jour ?
Il y eut un silence. Puis Stormgren entendit un faible bruit (était-ce un grincement ?) que Karellen avait peut-être produit en se déplaçant légèrement.
— Vous savez pourquoi Wainwright et les gens de son espèce ont peur de moi, n’est-ce pas ? (L’intonation de Karellen s’était faite mélancolique et sa voix avait la sonorité d’un orgue dans la nef d’une haute cathédrale.) On les trouve parmi les adeptes de toutes les religions du monde. Ils savent que nous représentons la raison et la science, et, si assurés qu’ils soient dans leur foi, ils craignent que nous ne renversions leurs dieux. Pas nécessairement de façon délibérée mais d’une manière plus subtile. La science peut aussi bien détruire la religion en affectant de l’ignorer qu’en réfutant ses dogmes. Personne n’a jamais prouvé, que je sache, que Zeus ou Thor n’existait pas, mais Zeus et Thor n’ont plus guère de fidèles aujourd’hui. Les Wainwright et consorts redoutent aussi que nous sachions la vérité en ce qui concerne les origines de leur foi. Ils se demandent depuis combien de temps nous observons l’humanité. Avons-nous vu Mahomet à Médine fonder l’hégire, Moïse donner leurs lois aux Hébreux ? Savons-nous tout ce qu’il y a de fallacieux dans les contes auxquels ils croient ?
— Et le savez-vous ? murmura Stormgren, s’adressant autant à lui-même qu’à son interlocuteur.
— C’est cette peur qui les ronge, Rikki, même s’ils ne le reconnaissent pas ouvertement. Détruire la foi des hommes ne nous procure aucun plaisir, croyez-moi, mais les religions ne peuvent pas toutes avoir raison – et ils le savent. Il faudra bien qu’un jour, tôt ou tard, l’homme apprenne la vérité, mais l’heure n’en est pas encore venue. Quant au secret dont nous nous entourons – et vous avez raison de dire que cela complique les choses –, nous n’y pouvons rien. Je regrette tout autant que vous qu’il soit nécessaire, mais nous avons de bonnes raisons pour le maintenir. J’essaierai, néanmoins, d’obtenir de… de mes supérieurs une déclaration qui pourra vous satisfaire et sera peut-être de nature à apaiser la Ligue de la Liberté. Je vous propose, maintenant, de passer à l’ordre du jour et de commencer à enregistrer.
— Alors ? demanda anxieusement van Ryberg. Avez-vous réussi ?
— Je n’en sais rien, répondit Stormgren d’une voix lasse en lançant ses dossiers sur son bureau et en se laissant choir pesamment dans son fauteuil. Karellen consulte ses supérieurs hiérarchiques, quels qu’ils puissent être. Il ne m’a fait aucune promesse.
— Attendez… Je pense subitement à quelque chose. Qu’est-ce qui nous oblige à croire qu’il y ait quelqu’un au-dessus de lui ? Et si la totalité des Suzerains, comme nous les avons baptisés, était là, rassemblée dans leurs vaisseaux ? Peut-être n’ont-ils aucun autre endroit où aller et veillent-ils jalousement à nous laisser dans l’ignorance de ce fait.
Stormgren sourit.
— C’est une théorie ingénieuse, mais elle est en contradiction avec le peu que je connais – ou crois connaître – des tenants et des aboutissants de Karellen.
— C’est-à-dire ?
— Eh bien, il m’a souvent dit que sa présence était plus ou moins provisoire et que sa mission l’empêche de se livrer à son véritable travail, lequel relève des mathématiques. Je lui ai un jour cité la phrase d’Acton : « Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument ». Je voulais voir sa réaction. Il a éclaté de son rire caverneux et s’est exclamé : « Il n’y a pas de danger que cela m’arrive. D’une part, plus vite j’aurai accompli mon travail ici, plus vite je pourrai rentrer chez moi, à pas mal d’années-lumière de la Terre. Et en second lieu, je ne dispose d’aucun pouvoir absolu. Je ne suis qu’un Superviseur. » Évidemment, il est possible qu’il ait cherché à m’égarer. Comment le savoir ?
— Il est immortel, n’est-ce pas ?
— Oui, en fonction de nos critères, encore qu’il y ait quelque chose dans l’avenir qu’il semble redouter, mais je suis bien incapable d’imaginer quoi. C’est tout ce que je sais de lui.
— Cela n’est guère concluant. Selon moi, sa petite flottille s’est perdue dans l’espace et il cherche une nouvelle base. Il ne veut pas que nous sachions qu’ils ne sont qu’une poignée. Peut-être que les autres nefs fonctionnent automatiquement et qu’il n’y a personne à leur bord, qu’il ne s’agit que d’une façade intimidante.
— Vous lisez trop de science-fiction.
Van Ryberg eut un sourire un peu embarrassé.
— « L’invasion des Extraterrestres » ne s’est pas tout à fait déroulée comme prévu, n’est-ce pas ? En tout cas, mon hypothèse expliquerait pourquoi Karellen ne s’est jamais montré au grand jour. Il ne veut pas que nous découvrions qu’il n’y a plus de Suzerains.
Stormgren eut un geste de dénégation teinté d’amusement.
— Votre explication est, comme toujours, trop ingénieuse pour être vraie. Bien que nous ne puissions qu’extrapoler son existence, il doit forcément y avoir une haute civilisation derrière le Superviseur – une civilisation pour laquelle l’homme n’a plus de secrets depuis fort longtemps. Karellen lui-même nous étudie sans doute depuis des siècles. Tenez, par exemple… pensez à la façon dont il s’exprime couramment en anglais. Il m’a même appris à le parler idiomatiquement !
— Avez-vous découvert des choses qu’il ignore ?
— Oh oui, et très fréquemment, mais il s’agit toujours de détails mineurs. À mon sens, il a une mémoire absolument sans défaut mais il n’a pas pris la peine d’approfondir certains points. Je reviens à l’exemple de l’anglais. C’est la seule langue qu’il sache à fond. Or, depuis deux ans, il s’est mis au finnois rien que pour me taquiner. Et le finnois ne s’apprend pas en deux coups de cuiller à pot ! Il est capable de réciter des passages du Kalevala dont j’avoue à ma courte honte ne connaître que quelques vers. Il est tout aussi ferré sur la biographie de tous les hommes d’État vivants et j’arrive parfois à identifier ses sources. Ses connaissances en histoire et dans le domaine de la science ont l’air parfaites – et vous vous rappelez sans doute tout ce que nous avons déjà appris par son truchement. Et pourtant, si on les prend les uns après les autres, je ne pense pas que ses talents intellectuels soient hors de la portée de l’intelligence humaine. Seulement, il serait impossible à un homme de faire tout ce qu’il fait.
— C’est la conclusion à laquelle je suis moi-même plus ou moins parvenu, convint van Ryberg. On peut discuter de Karellen à perpétuité, on finit toujours par en revenir à la même question : pourquoi diable ne se montre-t-il pas au grand jour ? Tant qu’il ne le fera pas, je continuerai à échafauder des théories, et la Ligue de la Liberté continuera à cracher feu et flammes. (Il lança un regard indigné en direction du plafond.) J’espère, monsieur le Superviseur, que, par une nuit sans lune, un reporter sautera dans une fusée, rejoindra votre navire et s’y introduira par la porte de service avec un appareil de photo. Quel beau scoop cela ferait !
Si Karellen écoutait, il n’en laissa rien paraître. Mais, bien sûr, c’était une vieille habitude chez lui.
La première année, l’arrivée des Suzerains avait moins bouleversé le mode d’existence de l’humanité qu’on aurait pu le penser. Leur ombre planait partout mais c’était une ombre discrète. Bien qu’il n’y eût guère de grandes cités où l’on ne voyait pas les nefs d’argent scintiller au zénith, elles finirent au bout de quelque temps par faire partie du paysage au même titre que le soleil, la lune et les nuages. La majorité des gens n’avaient sans doute que vaguement conscience que c’était aux Suzerains qu’ils étaient redevables de l’amélioration régulière de leur niveau de vie. Quand ils prenaient la peine d’y penser – ce qui était rare –, ils réalisaient que les nefs silencieuses avaient apporté la paix au monde pour la première fois de l’histoire, et ils leur en étaient dûment reconnaissants.
Mais c’étaient là des avantages négatifs qui n’avaient rien de spectaculaire, que l’on acceptait et que l’on oubliait vite. Les Suzerains restaient à l’écart et ne montraient pas leur visage à l’humanité. Karellen inspirait le respect et l’admiration mais il ne pouvait rien espérer de plus tant qu’il s’en tiendrait à la politique qu’il appliquait. Il était difficile de ne pas concevoir de dépit contre ces Olympiens qui ne s’adressaient à l’homme que par le canal des télétypes des Nations Unies. La teneur des conversations entre Karellen et Stormgren n’était jamais rendue publique et ce dernier se demandait parfois pourquoi le Superviseur jugeait ces conférences nécessaires. Peut-être avait-il besoin d’un contact direct avec au moins un être humain. Peut-être se rendait-il compte que cette forme d’appui personnel était indispensable au secrétaire général. Si cette explication était la bonne, Stormgren l’approuvait et il lui était égal que la Ligue de la Liberté le taxât dédaigneusement de « garçon de courses de Karellen ».
En aucun cas les Suzerains ne traitaient ni avec les États ni avec les gouvernements. Ils utilisaient l’Organisation des Nations Unies telle qu’ils l’avaient trouvée. On avait installé conformément à leurs directives le matériel de communication requis et ils donnaient leurs ordres par l’entremise du secrétaire général. Le délégué soviétique avait abondamment et à de multiples reprises souligné – avec juste raison – que cette pratique était contraire aux stipulations de la Charte. Karellen ne se souciait apparemment pas de ces critiques.
Le nombre de sottises et de maux que ces messages tombés du ciel faisaient disparaître était ahurissant. Maintenant que les Suzerains étaient là, les nations savaient qu’elles n’avaient plus à avoir peur les unes des autres et elles avaient deviné, avant même que l’expérience l’eût démontré, que les armes dont elles disposaient étaient impuissantes contre une civilisation capable de voyager à travers les étoiles. Ainsi le plus grand obstacle au bonheur sur lequel achoppait l’humanité avait-il été levé d’un seul coup.
Les Suzerains donnaient l’impression d’être indifférents aux régimes politiques pourvu qu’ils ne fussent ni oppressifs ni corrompus. La Terre comptait encore des démocraties, des monarchies, des dictatures éclairées, des gouvernements communistes et des gouvernements capitalistes, ce qui ne laissait pas de plonger dans la stupeur les âmes simples, convaincues que leur mode de vie était le seul possible. Certains pensaient que Karellen attendait simplement d’introduire un système qui balaierait tous les modèles de société existants et que, par conséquent, des réformes politiques mineures étaient sans intérêt pour lui. Mais, comme toutes les autres supputations, ce n’était là que pure spéculation. Personne ne savait à quels motifs obéissaient les Suzerains, personne ne savait vers quel avenir ils conduisaient l’humanité.
Depuis quelque temps, Stormgren dormait mal, ce qui était curieux puisqu’il allait sous peu abandonner pour toujours les responsabilités de sa charge. Il servait l’humanité depuis quarante ans, ses maîtres depuis cinq et peu d’hommes auraient pu se vanter d’avoir réalisé au cours de leur vie toutes les ambitions qu’il avait réalisées. Peut-être était-ce justement cela qui le tracassait. Même s’il lui restait de longues années à jouir de sa retraite, il n’aurait plus, désormais, à se battre pour atteindre un objectif et son existence n’aurait plus de piment. Maintenant que Martha n’était plus, que les enfants étaient établis et avaient fondé un foyer, ses liens avec le monde s’étaient distendus. Peut-être commençait-il aussi à s’identifier avec les Suzerains et à s’isoler ainsi du reste de l’humanité.
Cette fois encore, il souffrait d’insomnie. Son esprit tournait à vide comme une machine dont le régulateur est tombé en panne et qui s’emballe. Sachant que ses efforts pour trouver le sommeil seraient vains, il se leva à contrecœur, enfila sa robe de chambre et rejoignit la terrasse du modeste appartement qu’il occupait. La plupart de ses collaborateurs directs étaient beaucoup plus luxueusement logés, mais cet appartement suffisait amplement à ses besoins. Vu la position à laquelle il était parvenu, rien, ni les biens matériels ni le cérémonial officiel ne pouvaient plus accroître son prestige.
C’était une nuit chaude, presque étouffante, mais le ciel était clair. La lune brillait au sud-ouest. Là-bas, à une dizaine de kilomètres, les lumières de New York brasillaient à l’horizon comme les cristaux de la gelée matinale qui se dispersent. Le regard de Stormgren s’éleva au-dessus de la ville endormie pour se fixer sur un point du ciel situé à une hauteur qu’aucun homme vivant, hormis lui, n’avait jamais atteinte. Malgré la distance, il distingua la coque du vaisseau de Karellen scintillant au clair de lune. Il se demanda ce que le Superviseur était occupé à faire. En effet, il était persuadé que les Suzerains ne dormaient jamais.
Une météorite déchira le firmament comme une flèche de feu. Sa traînée lumineuse subsista quelques instants avant de s’évanouir et il n’y eut plus que les étoiles. C’était là un rappel brutal : dans cent ans, Karellen continuerait encore à conduire l’humanité vers une destination qu’il était seul à connaître, mais dans quatre mois ce serait quelqu’un d’autre qui assumerait les fonctions de secrétaire général des Nations Unies. En soi, cette perspective laissait Stormgren indifférent, mais cela signifiait qu’il lui restait peu de temps pour élucider le mystère que dissimulait l’écran opaque – pour autant qu’il espérât le percer.
Il n’y avait que quelques jours qu’il avait osé admettre que le secret dont s’enveloppaient les Suzerains commençait à l’obséder. Jusque-là, sa confiance en Karellen avait chassé ses doutes, mais à présent, songeait-il non sans une certaine gêne, les protestations de la Ligue de la Liberté étaient en train de l’ébranler. Certes, toute cette propagande sur le thème de l’asservissement de l’Homme n’était rien de plus que de la propagande. Peu nombreux étaient ceux qui y ajoutaient sérieusement foi ou qui souhaitaient réellement revenir au bon vieux temps. Les Terriens s’étaient accoutumés au joug invisible de Karellen, mais leur impatience grandissait et ils auraient bien voulu savoir qui les dirigeait. Comment le leur reprocher ?
Bien qu’elle fût la plus importante, et de loin, la Ligue de la Liberté n’était pas la seule organisation hostile à Karellen – et, par conséquent, aux humains qui coopéraient avec les Suzerains. Les arguments et la ligne de conduite de ces différents groupes variaient considérablement. Certains adoptaient une attitude religieuse alors que d’autres ne faisaient qu’exprimer un sentiment d’infériorité. Ceux-là ressentaient, non sans raison, à peu près ce que les Indiens cultivés du XIXe siècle avaient sûrement ressenti en face de l’autorité impériale britannique. Les envahisseurs avaient apporté paix et prospérité à la Terre. Mais quelle serait la facture à payer ? Nul n’en savait rien. Les leçons de l’histoire n’étaient pas de nature à rassurer : en général, les contacts, si pacifiques fussent-ils, entre des races d’un niveau culturel très différent s’étaient soldés par l’élimination de la société la plus rétrograde. Les nations, comme les individus, risquent de perdre leur âme quand elles sont confrontées à un défi qu’elles ne peuvent relever. Et la civilisation des Suzerains, même sous ses voiles de mystère, constituait le plus grand défi qui s’était jamais posé à l’Homme.
Un faible déclic retentit dans la pièce attenante quand la téléreproductrice recracha le bulletin horaire du centre de presse. Stormgren s’en approcha et feuilleta sans entrain le fac-similé. La Ligue de la Liberté avait inspiré à un journal des Antipodes une manchette qui ne péchait pas par excès d’originalité : L’HOMME EST-IL DIRIGÉ PAR DES MONSTRES ? Prenant la parole lors d’une réunion publique tenue à Madras, le Dr C.V. Krishnan, président de la section orientale de la Ligue de la Liberté, disait le compte-rendu, a déclaré aujourd’hui : « L’explication du comportement des Suzerains est on ne peut plus simple : leur aspect physique est si étranger et si repoussant qu’ils n’osent pas se montrer aux yeux de l’humanité. Je mets le Superviseur au défi de me démentir. »
Stormgren repoussa le feuillet avec dégoût. Même si c’était vrai, cela comptait-il vraiment ? Cette théorie ne datait pas d’hier, mais elle ne l’avait jamais troublé. Il était convaincu qu’aucune forme biologique, quelque insolite qu’elle fût, ne finirait, le temps aidant, par être acceptée et peut-être même considérée comme belle. L’important, c’était l’esprit, pas le corps. Si seulement il parvenait à persuader Karellen de cette vérité, les Suzerains changeraient peut-être de politique. Ils étaient certainement deux fois moins hideux que les dessins dont les caricaturistes à l’imagination débordante remplissaient les journaux depuis leur arrivée sur la Terre !
Cependant, Stormgren avait conscience que ce n’était pas entièrement par considération envers son successeur qu’il souhaitait aussi ardemment que la situation se modifie. Il était assez honnête pour admettre que, en dernière analyse, sa principale motivation était simplement l’humaine curiosité. Il en était peu à peu venu à considérer Karellen comme une personne, et il ne serait satisfait que lorsqu’il aurait découvert quel genre de créature était le Superviseur.
Pieter van Ryberg fut étonné et un peu ennuyé, le lendemain matin, de ne pas voir le secrétaire général arriver à l’heure habituelle. Bien que Stormgren eût souvent des conversations avec beaucoup de personnes avant de s’enfermer dans son bureau, il laissait invariablement un mot dans ce cas-là. Et, comme par un fait exprès, plusieurs messages urgents l’attendaient. Van Ryberg téléphona à une demi-douzaine de services avant de renoncer à essayer de le localiser.
Vers midi, il commença à s’inquiéter et envoya une voiture au domicile de Stormgren. Dix minutes plus tard, il sauta en l’air en entendant un ululement de sirène. Un véhicule de police remontait Roosevelt Drive à tombeau ouvert. Il devait y avoir à son bord des amis des agences de presse car, alors même que van Ryberg regardait l’auto qui approchait, la radio annonçait au monde entier qu’il n’était plus simplement l’assistant du secrétaire général des Nations Unies, mais secrétaire général par intérim.
Si van Ryberg avait eu moins de soucis, les réactions de la presse internationale à la disparition de Stormgren l’aurait amusé. Depuis un mois, elle était divisée en deux camps bien tranchés. Dans l’ensemble, la presse occidentale approuvait le projet de Karellen visant à octroyer à tous les hommes le statut de citoyens du monde. Les pays de l’Est, en revanche, étaient en proie à une vague de nationalisme exacerbé, encore que, dans une large mesure, artificiel. Certains d’entre eux qui n’avaient accédé à l’indépendance que depuis une génération à peine se sentaient frustrés de leur victoire. On ne se gênait pas pour critiquer énergiquement les Suzerains. Après une période initiale placée sous le signe d’une prudence extrême, la presse avait bien vite constaté qu’elle pouvait en toute impunité se déchaîner contre Karellen avec autant de virulence qu’elle jugeait bon : il ne ripostait pas. À présent, elle se surpassait.
Si bruyantes qu’elles fussent, ces attaques, pour la plupart, ne représentaient pas l’opinion de la grande masse de la population. La surveillance des frontières qui allaient bientôt disparaître à jamais avait été renforcée, mais les soldats s’observaient avec une sympathie encore silencieuse. Les politiciens et les généraux pouvaient bien tempêter et fulminer à l’envi, les foules muettes qui attendaient comprenaient qu’un long et sanglant chapitre de l’histoire était en train de se clore – et ce n’était pas trop tôt.
Et voilà que Stormgren avait disparu, nul ne savait où. Le tumulte s’apaisa subitement quand le monde réalisa qu’il avait perdu en sa personne le seul Terrien que, pour des raisons qui échappaient à tous, les Suzerains acceptaient comme interlocuteur. On eût dit qu’une soudaine paralysie s’était emparée des commentateurs de la presse écrite et parlée. Mais dans ce silence, on entendait la voix de la Ligue de la Liberté protestant farouchement de son innocence.
Quand Stormgren se réveilla, il faisait nuit noire, mais son esprit était encore trop embrumé pour être frappé par l’étrangeté du fait. Mais quand la conscience lui fut pleinement revenue, il se dressa d’un seul coup sur son séant et tâtonna à la recherche du commutateur de sa lampe de chevet.
Sa main rencontra une surface de pierre froide au toucher et la surprise le paralysa. Enfin, au bout de quelques instants, il se mit à genoux sur le lit et, croyant à peine au témoignage de ses sens, il entreprit d’explorer du bout des doigts cette invraisemblable muraille.
C’est alors qu’un déclic retentit brusquement tandis qu’un pan d’obscurité coulissait. Il eut à peine le temps de distinguer une silhouette qui se découpait sur le fond d’un rectangle vaguement éclairé avant que la porte se referme et que les ténèbres reprennent leur densité. Cela avait été si rapide qu’il n’avait même pas pu entr’apercevoir la pièce où il se trouvait.
Une puissante torche électrique l’éblouit. Le faisceau lumineux se braqua sur son visage et, au bout de quelques secondes, s’abaissa, révélant un lit qui se réduisait à un matelas posé sur un bat-flanc mal équarri.
— Je suis heureux que vous soyez réveillé, monsieur le secrétaire général, dit une voix aimable dans un excellent anglais, néanmoins teinté d’un accent que Stormgren n’identifia pas-immédiatement. J’espère que vous vous sentez tout à fait bien.
La façon dont le personnage invisible avait appuyé sur le tout à fait accrocha l’attention de Stormgren qui, ravalant les questions rageuses qui lui venaient aux lèvres, répliqua calmement :
— Depuis combien de temps suis-je resté inconscient ?
Un léger rire jaillit de l’ombre.
— Plusieurs jours. On nous a assuré qu’il n’y aurait pas de séquelles et je vois avec satisfaction que c’était vrai.
En partie pour gagner du temps et en partie pour vérifier ses réactions, Stormgren balança ses jambes. Il avait toujours son pyjama mais celui-ci était tout froissé et passablement boueux. Quand il bougea, il éprouva un vague sentiment de vertige – pas suffisamment prononcé pour être pénible mais qui lui confirma qu’il avait été drogué. Il fit face à la torche électrique.
— Où suis-je ? s’enquit-il d’une voix sèche. Est-ce que Wainwright est au courant ?
— Allons, allons, ne vous énervez pas, répondit l’autre. Nous parlerons de cela plus tard. Vous devez mourir de faim. Habillez-vous et venez dîner.
L’ovale lumineux se déplaça et Stormgren put enfin se faire une idée des dimensions de la chambre. Mais méritait-elle ce nom ? Les murs étaient des parois rocheuses grossièrement dressées et il devina qu’il s’agissait d’une caverne souterraine, peut-être enfouie à une très grande profondeur. Et s’il était resté inconscient pendant plusieurs jours, il pouvait être dans n’importe quel pays du monde.
Le pinceau de la lampe se fixa sur une pile de vêtements posés sur une valise.
— Cela devrait suffire, reprit la voix dans l’ombre. Ici, la blanchisserie fait problème. Aussi avons-nous pris deux de vos costumes et une demi-douzaine de chemises.
— Je suis touché par cette attention, laissa tomber Stormgren sur un ton dépourvu d’humour.
— Nous sommes navrés qu’il n’y ait ni meubles ni électricité. Cet endroit est bien commode sur un certain plan mais il manque quelque peu de confort.
— Commode pour quoi ?
Stormgren enfila une chemise. Le contact familier du tissu avait quelque chose de curieusement rassurant.
— Commode… simplement. À propos, puisque nous allons selon toute vraisemblance passer pas mal de temps ensemble, autant que vous m’appeliez Joe.
— Vous ne seriez pas polonais, par hasard ? Je suis sûr que je pourrais articuler votre vrai nom. Il n’est certainement pas plus imprononçable que beaucoup de patronymes finnois.
Il y eut un bref silence et le pinceau de lumière vacilla fugitivement.
— Naturellement, murmura Joe avec résignation. J’aurais dû m’y attendre. Vous devez avoir une grande pratique en la matière.
— C’est utile pour quelqu’un qui occupe la situation qui est la mienne. Je dirais à vue de nez que vous avez été élevé aux États-Unis mais que vous n’avez quitté la Pologne que…
— Ça suffit comme ça, l’interrompit fermement Joe. Puisque vous avez fini de vous habiller, je vous prierai de bien vouloir me suivre.
Stormgren se mit en marche, satisfait d’avoir remporté cette petite victoire, et la porte s’ouvrit. Au moment où Joe s’effaça pour le laisser passer, le secrétaire général se demanda si son geôlier était armé. C’était à peu près certain et, n’importe comment, il devait avoir des amis pas bien loin.
Des lampes à pétrole disposées ici et là éclairaient chichement le corridor et il put enfin voir la tête qu’avait son ravisseur. Joe avait une cinquantaine d’années et il devait facilement peser son quintal. Tout, en lui, était démesuré, depuis son blouson de combat qui pouvait provenir des stocks d’une bonne demi-douzaine d’armées nationales jusqu’à l’énorme chevalière ornant son annulaire gauche. Un individu de ce gabarit ne s’embarrassait probablement pas d’un revolver. Il ne serait pas difficile à repérer s’il s’aventurait jamais hors de son antre, songea Stormgren. Le fait que Joe en était sans aucun doute parfaitement conscient était un peu décourageant.
Les parois de la galerie, bien que cimentées par endroits, étaient taillées dans la roche vive. De toute évidence, il s’agissait d’une mine désaffectée – une prison d’une rare efficacité. Jusque-là, le fait d’avoir été kidnappé n’avait pas bouleversé Stormgren outre mesure. Il était convaincu que, en toute hypothèse, les Suzerains, avec les ressources formidables qui étaient les leurs, ne tarderaient pas à le localiser et à le délivrer. Mais maintenant, sa belle confiance était ébranlée. Plusieurs jours s’étaient déjà écoulés et rien ne s’était produit. Même la puissance de Karellen devait avoir des limites, et s’il se trouvait effectivement dans les entrailles d’un lointain continent, il se pouvait que, malgré toute leur science, les Suzerains soient incapables de retrouver sa trace.
Quand Stormgren fit son entrée dans la petite salle mal éclairée, les deux hommes attablés levèrent la tête avec curiosité et lui adressèrent un regard manifestement empreint de respect. L’un d’eux poussa vers lui une pile de sandwiches sur lesquels il se jeta. Il avait une faim canine et il n’aurait pas dédaigné un repas plus consistant mais ses ravisseurs étaient sans doute logés à la même enseigne. Tout en mangeant, il observa les trois hommes à la dérobée. Joe était de loin le plus impressionnant – et pas seulement à cause de son physique. Les autres, des individus quelconques dont il décèlerait les origines dès qu’ils ouvriraient la bouche, étaient visiblement des sous-fifres.
Stormgren fit descendre son dernier sandwich avec un verre de vin – un verre d’une propreté douteuse – et, se sentant davantage maître de la situation, il se tourna vers le gigantesque Polonais.
— Peut-être consentirez-vous à m’expliquer de quoi il retourne et à me dire ce que vous espérez au juste, commença-t-il d’une voix égale.
Joe s’éclaircit la gorge.
— Il faut tout d’abord que les choses soient claires. Wainwright n’a rien à voir dans cette affaire. Il serait le premier surpris.
Cette déclaration n’étonna Stormgren qu’à moitié, encore qu’il se demandât pourquoi Joe confirmait aimablement ses soupçons. Il y avait longtemps qu’il pensait qu’il existait un mouvement extrémiste à l’intérieur – ou à la frontière – de la Ligue de la Liberté.
— Je serais curieux de savoir comment vous vous y êtes pris pour me kidnapper.
Contrairement à toute attente et à sa grande stupéfaction, Joe répondit avec empressement à sa question :
— Tout s’est passé comme dans un film à suspense, fit-il allègrement. Comme nous ne savions pas si Karellen vous surveillait ou non, nous avons pris des précautions assez élaborées. Nous avons utilisé le climatiseur pour vous endormir aux gaz. Ça n’a pas été difficile. Ensuite, nous vous avons porté dans la voiture. Simple comme bonjour. J’ajouterai que ce ne sont pas des gens de chez nous qui ont opéré. Nous avons fait appel à… euh… à des professionnels. Karellen les retrouvera peut-être – en fait, c’est prévu – mais il ne sera pas plus avancé pour autant. La voiture en question a emprunté un long tunnel routier débouchant à l’air libre à près de mille kilomètres de New York. Elle en est ressortie à l’heure dite avec, à son bord, un homme inconscient ressemblant au secrétaire général des Nations Unies comme une goutte d’eau à une autre goutte d’eau. Beaucoup plus tard, un gros camion transportant des caisses métalliques a émergé à l’autre bout du tunnel et s’est rendu à un aéroport où les caisses ont été embarquées dans un avion cargo assurant un service on ne peut plus régulier. Les propriétaires légitimes desdites caisses seraient horrifiés, je n’en doute pas, s’ils savaient à quoi nous les avons employées. Pendant ce temps, la voiture, pour faire diversion, filait en direction de la frontière canadienne. Il est possible que Karellen l’ait interceptée à l’heure qu’il est. Je l’ignore et cela m’est égal. Comme vous pouvez vous en rendre compte – et j’espère que vous appréciez ma franchise –, tout notre plan reposait sur une seule chose. Nous tenions pour acquis que Karellen était capable de voir et d’entendre tout ce qui se passe à la surface de la Terre. Mais, à moins qu’il n’utilise la magie au lieu de la science, il ne peut pas voir ce qu’il y a en-dessous. Donc, il ne peut pas savoir qu’il y a eu transfert dans le tunnel – pas avant qu’il ne soit trop tard, en tout cas. Évidemment, nous avons pris un risque mais nous avions aussi prévu un ou deux dispositifs de sécurité sur lesquels je ne m’étendrai pas pour l’instant. Peut-être aurons-nous besoin de les mettre un jour en œuvre et il serait regrettable que le secret soit éventé.
Joe avait mis tant de verve dans son récit que Stormgren avait du mal à réprimer un sourire. Il n’empêche qu’il était quand même fort troublé. C’était un plan ingénieux qui avait fort bien pu abuser Karellen. Il n’était même pas sûr que le Suzerain assurait sa protection. Joe non plus, c’était évident. Ce qui expliquait peut-être sa franchise : il voulait voir comment réagirait son prisonnier. Eh bien, dans ce cas-là, et quels que puissent être ses sentiments profonds, la ligne de conduite de Stormgren était toute tracée : il s’efforcerait de paraître confiant et sûr de lui.
— Si vous vous figurez pouvoir aussi aisément duper les Suzerains, vous n’êtes pas très malins, dit-il d’une voix chargée de mépris. En outre, je ne vois pas quel avantage vous comptez retirer de mon enlèvement.
Joe lui offrit une cigarette que Stormgren refusa, en alluma une et s’assit sur le coin de la table. Le craquement menaçant qu’elle émit le fit se relever d’un bond.
— Notre objectif devrait pourtant vous sauter aux yeux, monsieur le secrétaire général. Comme nous avons constaté que les arguments ne servent à rien, nous avons été obligés de prendre d’autres mesures. Il y a déjà eu des mouvements de résistance clandestins et Karellen, malgré tous les pouvoirs dont il dispose, aura affaire à forte partie avec nous. Nous nous battons pour l’indépendance. Attention : comprenez-moi bien. La violence sera exclue – au début, en tout cas – mais les Suzerains sont forcés de se servir d’agents humains et nous pouvons rendre la vie tout à fait désagréable à leurs collaborateurs.
À commencer par moi, je suppose, songea Stormgren. Mais Joe avait-il dit toute la vérité ? Ces gens-là croyaient-ils réellement que ces méthodes de gangsters impressionneraient si peu que ce soit Karellen ? D’un autre côté, il était parfaitement exact qu’un mouvement de résistance bien organisé pouvait sérieusement compliquer les choses. Joe avait mis le doigt sur le talon d’Achille de la dictature des Suzerains. C’était vrai : en dernier ressort, c’était à des humains qu’il incombait d’exécuter leurs ordres et si on terrorisait suffisamment leurs agents pour les contraindre à la désobéissance, le système tout entier pouvait fort bien se désintégrer. Ce risque, toutefois, était faible : Stormgren ne doutait pas un seul instant que Karellen trouverait rapidement une parade.
— Qu’avez-vous l’intention de faire de moi ? interrogea-t-il. Suis-je un otage ou quelque chose comme cela ?
— Ne vous inquiétez pas, vous êtes en bonnes mains. Nous aurons de la visite dans quelques jours et, d’ici là, nous vous ferons passer le temps aussi agréablement que nous pourrons.
Joe ajouta quelque chose dans sa langue maternelle et l’un de ses amis sortit un jeu de cartes flambant neuf. « Nous nous les sommes procurées spécialement pour vous, expliqua-t-il à Stormgren. J’ai récemment lu dans Time que vous vous défendiez bien au poker. (Sa voix se fit brusquement grave et il enchaîna sur un ton où perçait l’inquiétude :) J’espère que votre portefeuille est bien garni. L’idée ne nous est pas venue de nous en assurer. Et nous pouvons difficilement accepter les chèques. »
Stormgren, complètement abasourdi, contempla ses ravisseurs avec ébahissement. Soudain, réalisant l’humour de la situation, il eut l’impression que le fardeau de sa charge, tous les soucis attachés à ses fonctions cessaient de peser sur ses épaules. Désormais, c’était à van Ryberg de prendre le relais. Quoiqu’il arrivât, lui-même ne pouvait absolument rien faire – et maintenant, voilà que ces incroyables criminels n’avaient plus qu’un seul désir : jouer au poker avec lui !
Stormgren rejeta sa tête en arrière et éclata de rire. Il y avait des années qu’il n’avait ri d’aussi bon cœur.
Il n’y a aucun doute à avoir, songeait sombrement Van Ryberg : Wainwright disait la vérité. Peut-être avait-il des soupçons mais il ignorait qui avait kidnappé Stormgren. Et il n’approuvait pas ce rapt. Van Ryberg était persuadé que, depuis un certain temps, les extrémistes de son mouvement faisaient pression sur le leader de la Ligue pour qu’il adoptât une stratégie plus active. Maintenant, ils avaient pris directement les choses en main.
L’enlèvement du secrétaire général avait été admirablement organisé, on était bien obligé de le reconnaître. Stormgren pouvait être retenu prisonnier n’importe où et il n’y avait guère d’espoir de retrouver sa trace. Pourtant, il fallait faire quelque chose. Et vite ! Malgré le ton badin que Van Ryberg employait souvent à son égard, Karellen lui inspirait une sorte de crainte respectueuse et la perspective d’un face à face avec le Superviseur l’épouvantait. Mais il n’avait pas le choix.
La section transmissions occupait tout le dernier étage de l’imposant bâtiment du secrétariat général. Les machines reproductrices, les unes silencieuses, les autres crépitantes, s’étiraient à perte de vue. Elles vomissaient des torrents ininterrompus de chiffres – statistiques de production, résultats de recensements et toutes les données comptables de l’économie de la planète. Il y avait certainement quelque part dans le vaisseau de Karellen l’homologue de cette immense salle et van Ryberg se demanda en frissonnant quel aspect avaient les créatures qui recueillaient les messages adressés par la Terre aux Suzerains.
Mais aujourd’hui, ce n’était ni aux machines ni à leur travail quotidien qu’il s’intéressait. Il se rendit directement dans la petite pièce privée où seul Stormgren était censé entrer. Sur ses ordres, on en avait fracturé la serrure et l’officier responsable du service l’attendait.
— C’est un télétype ordinaire à clavier classique, lui expliqua-t-il. Il y a aussi une reproductrice pour le cas où vous voudriez expédier des images visuelles ou des tableaux de chiffres. Mais vous avez dit que vous n’en auriez pas besoin.
Van Ryberg acquiesça, la tête ailleurs.
— Ce sera tout. Je vous remercie. Je ne pense pas rester très longtemps. Quand j’aurai fini, vous refermerez et vous me remettrez les clés.
Quand l’officier fut parti, il prit place devant l’appareil. Celui-ci servait très rarement puisque presque toutes les affaires étaient traitées lors des rencontres hebdomadaires de Karellen et de Stormgren. Il s’agissait plutôt d’un circuit d’urgence et il escomptait recevoir très rapidement une réponse.
Après un instant d’hésitation, il commença à taper gauchement son texte. La machine se mit à bourdonner et les mots qui se formaient brillèrent pendant quelques secondes sur l’écran obscur.
Van Ryberg attendit.
Il ne s’était pas écoulé plus d’une minute quand le vrombissement reprit et il se demanda – ce n’était pas la première fois – s’il arrivait au Superviseur de dormir.
La réponse était brève. Et elle ne lui était d’aucun secours : PAS D’INFORMATIONS À CE SUJET. VOUS AVEZ CARTE BLANCHE. K.
Ce fut avec amertume et sans aucune exaltation que Van Ryberg prit alors conscience de la haute mission qui lui était impartie.
Depuis trois jours, Stormgren observait attentivement ses ravisseurs. Le seul qui eût quelque importance était Joe. Les autres étaient du menu fretin – la racaille habituelle qu’attirent toutes les organisations illégales. Ils se moquaient comme d’une guigne des idéaux de la Ligue de la Liberté. Leur seul but était de gagner leur vie en travaillant le moins possible.
Joe, lui, était un personnage autrement complexe, encore qu’il fît penser à un gamin attardé. Leurs interminables parties de poker étaient entrecoupées de violentes discussions politiques et Stormgren avait vite compris que le colosse n’avait jamais réfléchi sérieusement à la cause pour laquelle il luttait. La passion et un conservatisme virulent obscurcissaient son jugement. Le long combat que son pays avait mené pour conquérir son indépendance l’avait conditionné à tel point qu’il continuait de vivre dans le passé. C’était un pittoresque diplodocus, un de ces vestiges pour qui la notion d’ordre et d’organisation était lettre morte. Quand ses pareils auraient disparu, pour autant qu’ils dussent disparaître un jour, le monde serait moins dangereux mais, aussi, moins intéressant.
À présent, Stormgren était à peu près persuadé que Karellen n’était pas parvenu à le localiser. Il avait essayé de bluffer ses geôliers mais sans succès. Il avait la quasi-certitude que si on le gardait prisonnier ici, c’était pour jauger la réaction de Karellen. Comme rien ne s’était produit, l’opposition allait pouvoir passer à la réalisation de ses plans.
Lorsque, le quatrième jour de sa captivité, Joe l’avertit qu’il allait rencontrer quelqu’un, il n’en fut pas autrement surpris. Depuis un certain temps déjà, la nervosité avait gagné le trio et il supposait que, ayant constaté que la voie était libre, les chefs de l’organisation s’apprêtaient à venir prendre livraison de lui.
Ils étaient déjà assis devant la table branlante quand Joe l’invita d’un geste courtois à entrer dans le « salon ». Stormgren nota avec amusement que le Polonais arborait ostensiblement pour l’occasion un énorme pistolet dont il ne s’était encore jamais embarrassé. Les deux patibulaires brillaient par leur absence et Joe lui-même avait l’air d’être dans ses petits souliers. Le secrétaire général se rendit compte au premier coup d’œil qu’il avait affaire à des gens d’une tout autre envergure. Le petit groupe – ils étaient six – lui rappelait irrésistiblement une photo qu’il avait vue un jour, représentant Lénine et ses camarades pendant les premiers jours de la Révolution d’Octobre : la même puissance intellectuelle, la même volonté d’acier, la même impitoyable détermination. Joe et ses semblables étaient des anodins : les visiteurs étaient les véritables cerveaux de l’organisation.
Après une brève inclinaison du menton, il se dirigea vers l’unique chaise libre en s’efforçant de paraître parfaitement maître de lui. Le plus âgé des six hommes, un individu trapu assis à l’autre bout de la table, se pencha en avant en fixant sur lui ses yeux gris. Ce regard perçant mit Stormgren si mal à l’aise que, contrairement à son intention, il ouvrit le feu le premier :
— Je présume que vous êtes là pour poser vos conditions. Combien exigez-vous comme rançon ?
Quelqu’un, au fond, enregistrait ses paroles en sténo. Une vraie conférence d’affaires !
— Vous pouvez envisager les choses sous cet angle, monsieur le secrétaire général, répondit le chef avec un accent gallois chantant. Mais ce n’est pas l’argent qui nous intéresse. Ce sont des renseignements que nous voulons.
Je vois, se dit Stormgren dans son for intérieur. Je suis prisonnier de guerre et l’interrogatoire commence.
— Vous connaissez nos motifs, poursuivit son interlocuteur. Considérez que nous sommes un mouvement de résistance, si vous voulez. Nous croyons que, tôt ou tard, la Terre devra combattre pour recouvrer son indépendance. Mais nous ne nous leurrons pas : cette lutte ne pourra être menée que par des méthodes indirectes telles que le sabotage et la désobéissance civile. Nous vous avons enlevé pour faire comprendre à Karellen que nous ne plaisantons pas et que nous sommes bien organisés, mais surtout parce que vous êtes la seule personne capable de nous fournir des informations sur les Suzerains. Vous êtes un homme raisonnable, monsieur le secrétaire général. Si vous acceptez de coopérer avec nous, nous vous libérerons.
— Que souhaitez-vous savoir au juste ? s’enquit Stormgren avec circonspection.
Les yeux extraordinaires de son vis-à-vis semblaient plonger dans les profondeurs de son esprit. Jamais il n’avait encore vu d’yeux pareils.
— Savez-vous qui sont les Suzerains ? Ou ce qu’ils sont ?
Stormgren eut presque envie de sourire.
— Je suis tout aussi désireux que vous de le savoir, croyez-moi.
— Vous êtes donc d’accord pour répondre à nos questions ?
— Je ne vous promets rien. Mais j’y répondrai peut-être.
Joe poussa un soupir de soulagement et un frémissement d’impatience parcourut le petit groupe.
— Nous avons une idée d’ensemble des conditions dans lesquelles se déroulent vos entrevues avec Karellen. Mais il serait bon que vous les décriviez de façon détaillée sans rien omettre d’important.
Ce n’est pas dangereux, pensa Stormgren. Il s’était livré de nombreuses fois à cet exercice et, en obtempérant, il aurait l’air de faire preuve de bonne volonté. Il n’avait pas affaire à des enfants de chœur et peut-être découvrirait-il quelque chose d’intéressant. En outre, Stormgren ne croyait pas que cette coopération apparente puisse être préjudiciable à Karellen.
Il fouilla dans ses poches et y trouva un crayon et une vieille enveloppe sur laquelle il dessina rapidement un schéma tout en parlant :
— Vous savez naturellement qu’un petit engin aérien dont le mode de propulsion constitue un mystère vient régulièrement me chercher pour me conduire au vaisseau de Karellen. Il y pénètre. Vous avez sûrement vu les films télescopiques de l’opération. La porte – si on peut lui donner ce nom – s’ouvre et j’entre dans une pièce exiguë comportant une table, une chaise et un écran. Voici, en gros, ses dispositions.
Il poussa le plan qu’il avait griffonné vers le Gallois mais les yeux bizarres de ce dernier restèrent vrillés sur le visage de Stormgren qui eut l’impression que quelque chose changeait au fond de ses prunelles. Le silence était total mais il entendit derrière lui Joe aspirer l’air avec une espèce de sifflement. À la fois intrigué et embarrassé, il se retourna. Et la vérité lui apparut soudain. Il roula l’enveloppe en boule et l’écrasa sous son talon.
Il savait maintenant pourquoi les yeux gris de cet homme le mettaient mal à l’aise : son interlocuteur était aveugle.
Van Ryberg n’avait pas fait d’autres tentatives pour entrer en contact avec Karellen. Le travail – fournir des statistiques, faire la synthèse de la presse internationale, etc. – se poursuivit automatiquement. À Paris, les juristes continuaient d’ergoter sur le projet de constitution mondiale, mais ce n’était pas pour lui un sujet de préoccupation immédiat. Le Superviseur ne réclamerait pas le texte définitif avant une quinzaine et s’il n’était pas prêt, Karellen prendrait alors sans aucun doute les mesures qu’il jugerait nécessaires.
Et il n’y avait toujours pas de nouvelles de Stormgren.
Van Ryberg était en train de dicter une lettre quand le téléphone rouge sonna. Il décrocha et, après avoir écouté avec une stupéfaction grandissante, reposa brutalement le récepteur sur la fourche et se rua sur la fenêtre béante. Des cris de frayeur montaient de la rue où la circulation était paralysée.
C’était vrai : la nef de Karellen, symbole immuable de la présence des Suzerains, n’était plus dans le ciel. Van Ryberg avait beau en fouiller les profondeurs, elle demeurait invisible. Et, d’un seul coup, il eut l’impression que la nuit tombait. Le grand vaisseau, filant cap au sud, rasait les tours de New York. Son ventre était obscur comme une nuée d’orage. Instinctivement, van Ryberg recula devant le monstre qui semblait se précipiter sur lui. Il avait toujours su que les nefs des Suzerains avaient des proportions gigantesques, mais les voir de loin, suspendues dans le ciel, et les voir voguer à basse altitude tels des nuages chassés par des démons, ce n’était pas du tout la même chose.
Immobile dans la pénombre de cette éclipse partielle, il attendit que le vaisseau et sa phénoménale ombre portée se fussent évanouis. On n’entendait pas le moindre son, pas même le bruissement de l’air déchiré, et van Ryberg réalisa que, malgré sa proximité apparente, la nef était passée un bon kilomètre, au moins, au-dessus de lui. Finalement, le bâtiment trembla quand l’onde de choc le gifla et l’effet de souffle émietta la vitre d’une fenêtre dont les débris tintèrent en tombant.
Dans le bureau, tous les téléphones s’étaient mis à sonner à la fois, mais van Ryberg restait immobile, penché sur le balcon, les yeux braqués vers le sud, pétrifié, paralysé par la vision de cette puissance sans limites.
Stormgren parlait toujours. C’était comme si son cerveau fonctionnait simultanément sur deux plans. Tout en essayant de défier les hommes qui l’avaient capturé, il espérait qu’ils l’aideraient à élucider le secret de Karellen. C’était un jeu dangereux et pourtant, à sa surprise, il y prenait plaisir.
Le Gallois aveugle avait dirigé la majeure partie de l’interrogatoire et la façon dont opérait son esprit agile qui explorait toutes les éventualités plausibles, analysait et rejetait toutes les hypothèses que Stormgren lui-même avait abandonnées depuis longtemps, était quelque chose de fascinant. Enfin, poussant un soupir, il se laissa aller contre le dossier de sa chaise et conclut sur un ton résigné :
— Tout ça ne nous mène nulle part. Nous avons besoin de davantage de données et cela exige une action, pas des discussions.
Ses yeux éteints paraissaient contempler rêveusement Stormgren. Durant quelques secondes, il pianota nerveusement sur la table – c’était le premier signe d’hésitation qui lui échappait.
— Je suis un peu étonné, monsieur le secrétaire général, que vous n’ayez jamais tenté d’en apprendre davantage sur les Suzerains.
— Qu’auriez-vous voulu que je fasse ? rétorqua sèchement Stormgren en s’efforçant de ne pas révéler l’intérêt que ce commentaire éveillait en lui. Je vous ai dit que la pièce servant à mes entretiens avec Karellen n’a qu’une seule issue – qui me ramène directement sur la Terre.
— Il serait possible d’imaginer des instruments capables de nous apporter des indices, murmura pensivement l’autre. Je ne suis pas un homme de science mais c’est une question à étudier. Si je vous rends la liberté, seriez-vous disposé à nous aider à exécuter un plan de ce genre ?
— Je vais vous exposer clairement ma position une fois pour toutes, répliqua Stormgren avec irritation. Karellen œuvre en faveur de l’unité mondiale et je ne ferai rien pour aider ses ennemis. J’ignore quels sont ses objectifs ultimes mais je les crois positifs.
— Sur quelles preuves concrètes fondez-vous cette conviction ?
— Tout ce qu’il a fait depuis que son armada a surgi dans le ciel ! Je vous défie de citer une seule de ses initiatives qui ne se soit pas révélée bénéfique en dernière analyse. (Stormgren s’interrompit pour jeter un coup d’œil rétrospectif sur les années passées et sourit.) Si vous voulez vraiment une preuve de… comment dirai-je ? de la bienveillance fondamentale des Suzerains, rappelez-vous l’interdiction qu’ils nous ont prescrite un mois après leur arrivée concernant la cruauté envers les animaux. Si j’avais eu des doutes à propos de Karellen, cela aurait suffi à les dissiper, même si cet oukase m’a causé plus d’ennuis que toutes ses autres directives !
Il exagérait à peine. Ç’avait été un événement extraordinaire révélant à quel point les Suzerains avaient le sadisme en horreur. Cette haine de la cruauté ainsi que leur passion pour l’ordre et la justice semblaient être leurs soucis dominants, à en juger par leurs actes, tout au moins.
Et ç’avait été la seule fois où Karellen avait manifesté de la colère ou une apparence de colère. « Vous pouvez vous entretuer si cela vous fait plaisir, avait-il déclaré. À vous de vous débrouiller avec vos lois. Mais si vous massacrez les bêtes avec lesquelles vous cohabitez, sauf pour vous nourrir ou pour défendre votre vie, je vous en demanderai compte. »
Personne ne savait exactement ni quelle était l’ampleur de cet interdit ni comment Karellen le ferait respecter. On n’eut pas longtemps à attendre.
La Plaza de Toros était comble quand les matadors et leurs péons firent leur entrée dans l’arène. Tout paraissait normal : un soleil éclatant faisait scintiller les habits de lumière, une foule innombrable acclamait ses favoris comme à l’accoutumée. Pourtant, ici et là, des spectateurs levaient anxieusement les yeux vers le ciel, vers la masse argentée qui planait, solitaire, au-dessus de Madrid.
Les picadors s’étaient mis en place et, à son tour, le taureau était entré en mugissant dans l’arène. Les chevaux efflanqués, dont les naseaux dilatés palpitaient de terreur, tournoyaient et, répondant aux sollicitations des cavaliers, se portaient à la rencontre de l’ennemi. La pique du premier picador étincela, fit mouche – et un tintamarre sans précédent éclata.
Dix mille personnes hurlant de douleur – de la même douleur, de la même blessure. Dix mille personnes qui, une fois remises de leur surprise, se retrouvèrent indemnes. Mais ç’avait été la fin de la corrida et, en vérité, la fin de toutes les corridas, car la nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre. Détail qui mérite d’être relevé : les aficionados avaient été à tel point traumatisés qu’un seul spectateur sur dix demanda à être remboursé. Un quotidien londonien, le Daily Mirror, versa de l’huile sur le feu en suggérant que les Espagnols adoptent dorénavant le cricket comme sport national.
— Vous avez peut-être raison, laissa tomber le vieux Gallois. Il est possible que les intentions des Suzerains soient bonnes en fonction de leurs critères – qui ne sont pas forcément les mêmes que les nôtres. Mais ce sont des intrus. Nous ne les avons pas invités, nous ne leur avons jamais demandé de mettre notre monde sens dessus-dessous, de détruire… oui… nos idéaux et les nations dont des générations d’hommes se sont battus pour assurer la défense.
— Je suis né dans un petit pays qui a combattu pour ses libertés mais cela ne m’empêche pas d’être pour Karellen, riposta Stormgren. Vous pouvez lui créer des difficultés, voire retarder la réalisation de ses projets mais, au bout du compte, cela ne changera rien à rien. Je ne doute pas de votre sincérité. Je comprends que vous redoutiez que l’avènement de l’État mondial ne sonne le glas des traditions et de la culture des petits pays. Mais vous vous trompez. Il ne sert à rien de s’accrocher au passé. Les États souverains étaient moribonds avant même l’arrivée des Suzerains qui n’ont fait que hâter leur mort. Personne ne peut plus sauver désormais cette notion d’État souverain – et personne ne devrait s’y essayer.
Son vis-à-vis ne répondit pas. Il ne bougeait pas. Ses lèvres étaient entrouvertes et ses yeux éteints étaient maintenant sans vie. Les autres, crispés et figés dans des attitudes contraintes, observaient la même immobilité. Stormgren se leva avec un soupir de dégoût et fit mine de se diriger vers la porte à reculons. C’est alors qu’une voix brisa le silence :
— Voilà qui était bien parlé, Rikki. Merci. À présent, je pense que nous pouvons nous en aller.
Le secrétaire général pivota sur ses talons et scruta la pénombre de la galerie. Une petite sphère sans caractéristiques particulières flottait dans les airs à hauteur d’homme. C’était sans aucun doute la source de la force mystérieuse que les Suzerains avaient mise en action. Stormgren ne l’aurait pas juré, mais il avait l’impression qu’elle bruissait faiblement comme une ruche dans la chaleur languissante de l’été.
— Karellen ! Dieu soit loué ! Mais que leur avez-vous fait ?
— Ne vous inquiétez pas, ils sont en excellente santé. Ils sont en quelque sorte paralysés, si vous voulez, encore que ce soit beaucoup plus subtil que cela. Ils vivent tout simplement à un rythme infiniment plus lent que le rythme normal. Quand ils referont surface, ils ne sauront pas ce qui leur est arrivé.
— Vous allez les laisser dans cet état jusqu’à ce que la police vienne les appréhender ?
— Non, j’ai un meilleur plan. Je les laisserai repartir.
Cette réponse procura à Stormgren une singulière sensation de soulagement. Il jeta un dernier regard à la petite salle et à ses occupants pétrifiés. Joe, debout sur un pied, contemplait fixement le vide. Il avait l’air vraiment stupide. Stormgren éclata brusquement de rire et fouilla ses poches.
— Merci pour votre hospitalité, Joe, fit-il. Tenez… Je vais vous laisser un petit souvenir.
Il trouva un morceau de papier d’une propreté acceptable et écrivit en s’appliquant :
BANQUE DE MANHATTAN
Payez à l’ordre de Joe la somme de
Cent trente-cinq dollars et cinquante cents
Comme il posait le feuillet à côté du Polonais, la voix de Karellen retentit à nouveau :
— Que faites-vous au juste ?
— Les Stormgren règlent toujours leurs dettes. Les autres trichaient mais Joe jouait honnêtement. En tout cas, lui, je ne l’ai jamais surpris à tricher.
Il se mit en marche. Il se sentait tout joyeux, un peu étourdi, comme s’il avait rajeuni de quarante ans au moins. Le globe métallique fit un écart pour le laisser passer. Il devait s’agir d’une sorte de robot. Cela expliquait comment Karellen avait réussi à retrouver le captif dans les entrailles de la terre.
— Marchez tout droit pendant une centaine de mètres, dit le globe avec la voix du Superviseur. Ensuite, vous tournerez à gauche. Je vous donnerai d’autres instructions en temps utile.
Stormgren avançait d’un pas vif bien qu’il sût qu’il n’avait aucune raison de se presser. La sphère était restée à la même place, vraisemblablement pour couvrir sa retraite. Au bout d’une minute, il parvint à une seconde sphère qui l’attendait à l’embranchement d’une galerie latérale.
— Continuez toujours à gauche jusqu’au prochain point de rencontre.
Il tomba six fois sur les sphères avant de déboucher à l’air libre. Il se demandait comment le robot faisait son compte pour le devancer invariablement, mais il finit par se dire qu’il devait y avoir toute une kyrielle de globes qui faisaient la chaîne à l’intérieur de la mine. Devant la sortie, une autre de ces sphères douées d’ubiquité surveillait un groupe de gardes pétrifiés semblables à des statues incongrues. La petite machine volante qui conduisait Stormgren auprès de Karellen lors des conférences était posée à flanc de coteau.
Le rescapé s’arrêta et cligna des yeux, ébloui par l’éclat du jour. Tout autour de lui, le sol était jonché d’excavatrices rouillées. Plus loin, des rails délabrés s’enfonçaient dans la paroi de la montagne au pied de laquelle venait mourir une épaisse forêt. Stormgren crut apercevoir à grande distance le miroitement d’un lac. Il devait être en Amérique du Sud, songea-t-il sans très bien savoir ce qui lui donnait cette impression.
Il monta à bord de la machine volante. La porte se referma, masquant à sa vue l’entrée de la mine et les gardes statufiés. Il se laissa choir avec un soupir de soulagement sur la banquette familière.
Quand il eut recouvré son souffle, il se contenta de demander, vibrant d’impatience :
— Alors ?
— Je suis au regret de n’avoir pu vous délivrer plus tôt mais il était capital d’attendre que tous les dirigeants fussent rassemblés.
— Vous voulez dire que vous saviez dès le début que j’étais là ? bégaya Stormgren. Si j’avais su…
— Ne vous emballez pas. Laissez-moi au moins finir de vous expliquer.
— Très bien, je vous écoute, laissa tomber sur un ton pincé le secrétaire général qui commençait à se rendre compte qu’il avait ni plus ni moins servi d’appât.
— Depuis quelque temps, vos allées et venues étaient suivies à l’aide de… le mot le plus juste serait un « traceur ». Vos « amis » avaient raison de penser que je ne pouvais pas vous repérer sous terre, mais j’ai suivi votre piste jusqu’au moment où ils vous ont fait descendre dans la mine. L’idée d’effectuer le transfert dans le tunnel était ingénieuse, mais lorsque la première voiture a cessé d’émettre, j’ai découvert le pot-aux-roses et je n’ai pas tardé à vous localiser à nouveau. Et dès lors, il ne me restait plus qu’à patienter. J’étais sûr que, une fois convaincus que j’avais perdu votre trace, les chefs arriveraient et que je les prendrais tous dans ma nasse.
— Et vous voulez les laisser partir !
— Jusqu’à maintenant, il m’était impossible de dire qui, sur les deux cents milliards et demi d’hommes que compte cette planète, était à la tête de l’organisation. Maintenant, les chefs sont identifiés, je suis en mesure de détecter tous leurs déplacements et de surveiller tous leurs faits et gestes si besoin est. C’est beaucoup mieux que s’ils étaient incarcérés. Si jamais ils préparent un coup, ils trahiront leurs camarades. Ils sont désormais neutralisés et ils le savent. Votre évasion leur sera totalement inexplicable : vous vous êtes littéralement dématérialisé sous leurs yeux.
Le rire sonore de Karellen retentit.
— En un sens, toute cette affaire a été une comédie mais sa raison d’être était sérieuse. Il ne s’agit pas seulement des quelques dizaines d’activistes de cette organisation. Je songe à l’effet moral qu’elle aura sur les autres groupes de résistance.
Stormgren resta muet quelques instants. Il n’était pas entièrement satisfait mais il comprenait le point de vue de Karellen et sa colère s’était en partie calmée.
— Il est regrettable d’en arriver là alors que mon mandat prend fin dans quelques semaines, dit-il en fin, mais à partir de maintenant, je ferai garder ma maison. La prochaine fois, ce sera peut-être Pieter qui se fera kidnapper. À propos, comment s’en est-il tiré ?
— Je l’ai observé attentivement depuis huit jours en m’abstenant délibérément de l’aider. Il s’est très bien débrouillé dans l’ensemble, mais ce n’est pas l’homme qui convient pour vous remplacer.
— Tant mieux pour lui ! répliqua Stormgren dont tout le dépit n’était pas encore dissipé. Oh ! Pendant que nous y sommes… Avez-vous reçu une réponse de vos supérieurs au sujet de ce que je vous avais demandé ? Vous savez… l’autorisation de vous montrer à visage découvert. Je suis dorénavant convaincu que c’est l’argument le plus solide de vos adversaires. Ils n’arrêtaient pas de répéter : « Nous n’aurons jamais confiance dans les Suzerains tant qu’ils ne se montreront pas. »
Karellen soupira.
— Non, je n’ai pas encore reçu de réponse, mais je sais d’avance ce qu’elle sera.
Stormgren n’insista pas. Naguère, il l’aurait peut-être fait, mais pour la première fois un vague projet s’ébauchait dans son esprit. Il se remémora une phrase que lui avait dite l’aveugle pendant son interrogatoire. Oui, on pourrait peut-être concevoir des appareillages…
Ce qu’il avait refusé de faire sous la contrainte, il tenterait peut-être maintenant de le faire de son plein gré.
Quelques jours plus tôt, Stormgren n’aurait jamais envisagé sérieusement l’action qu’il projetait maintenant. Ce kidnapping ridiculement mélodramatique qui, rétrospectivement, ressemblait à un téléfilm de troisième ordre, avait probablement fait office de catalyseur. C’était la première fois de sa vie que cet homme, habitué aux duels verbaux des salles de conférences, avait été confronté à la violence physique. Le virus avait dû le contaminer. À moins, tout simplement, qu’il ne fût plus près de sa seconde enfance qu’il ne le supposait.
La curiosité était, elle aussi, une puissante motivation, de même que sa détermination de rendre la monnaie de sa pièce à celui qui l’avait roulé sans vergogne. Il était indéniable que Karellen s’était servi de lui comme appât et même si le Superviseur avait agi ainsi dans les meilleures intentions du monde, Stormgren n’était pas disposé à passer l’éponge aussi vite.
Pierre Duval ne manifesta nul étonnement quand il entra dans son bureau sans s’être fait annoncer. Les deux hommes étaient des amis de longue date et le fait que le secrétaire général rende visite au directeur de la recherche scientifique n’avait rien d’exceptionnel. Karellen n’y verrait rien d’insolite si, par hasard, il – lui ou un de ses sous-fifres – braquait ses mouchards sur le bureau de Duval.
Ils commencèrent par parler boutique et à échanger des commentaires sur la politique. Enfin, et non sans quelque hésitation, Stormgren entra dans le vif du sujet. À mesure que son visiteur s’expliquait, les sourcils du Français, qui s’était renversé en arrière dans son fauteuil, s’arquaient millimètre par millimètre jusqu’au moment où ils se confondirent presque avec la mèche qui barrait son front. À une ou deux reprises, il fut sur le point d’interrompre le secrétaire général mais, chaque fois, il se retint.
Quand Stormgren se tut, le savant balaya la pièce d’un regard inquiet.
— Est-ce que vous pensez qu’il nous écoute ?
— Je ne crois pas qu’il le puisse. Il me surveille à l’aide de ce qu’il appelle un traceur pour me protéger, mais cet instrument ne fonctionne pas sous terre. C’est en partie pour cela que je suis venu vous relancer dans votre tanière. Elle est en principe imperméable à toutes formes de rayonnement, n’est-ce pas ? Karellen n’est pas un sorcier. Il sait où je suis mais cela s’arrête là.
— Espérons que vous ne vous trompez pas. Mais, en dehors de cela, vous n’avez pas peur d’avoir des ennuis quand il apprendra ce que vous cherchez à faire ? Parce qu’il le découvrira, n’en doutez pas.
— J’accepte de courir ce risque. D’autant que nous nous entendons assez bien, lui et moi.
Le physicien, le regard perdu dans le vide, resta un moment à réfléchir en jouant avec un crayon.
— C’est un joli petit problème et j’aime ça, dit-il simplement avant de plonger dans un tiroir d’où il sortit un énorme bloc. (Jamais Stormgren n’en avait vu un aussi épais.) Bon, on va commencer par s’assurer que je dispose de toutes les données, reprit-il en se mettant à griffonner furieusement dans une sorte de sténographie toute personnelle. Décrivez-moi de façon exhaustive le local réservé à vos entretiens. Et sans omettre le moindre détail, si insignifiant qu’il puisse vous paraître.
— C’est qu’il n’y a pas grand-chose à décrire. La pièce a des parois métalliques. Elle fait à peu près huit mètres carrés et a quatre mètres de hauteur de plafond. L’écran se trouve à un mètre du sol, juste au-dessus du bureau. Tenez, je vais vous faire un dessin, ce sera plus parlant.
Stormgren esquissa rapidement la pièce qu’il connaissait par cœur et tendit son dessin à Duval. Il frissonna imperceptiblement en se rappelant la scène analogue qu’il avait vécue peu de temps auparavant et se demanda ce qu’il était advenu du Gallois aveugle et de ses amis. Et comment ils avaient réagi à sa brutale disparition.
Le Français étudia le feuillet en plissant le front.
— C’est tout ce que vous pouvez me donner comme tuyaux ?
— Oui.
Duval grommela avec dépit.
— Et l’éclairage ? Est-ce que ça se passe dans une obscurité totale ? Et l’aération ? Et le chauffage…
Cette irascibilité, bien caractéristique du personnage, arracha un sourire à Stormgren.
— Le plafond est entièrement luminescent et, pour autant que je le sache, l’air frais arrive par la grille derrière laquelle est serti le haut-parleur, mais j’ignore comment il est évacué. Il est possible que le flux s’inverse périodiquement, mais je n’ai pas fait attention à ce détail. Il n’y a aucun appareil de chauffage apparent. Néanmoins, la température est toujours normale.
— Ce qui tendrait à signifier, j’imagine, que la vapeur d’eau se solidifie, mais pas l’anhydride carbonique.
Stormgren fit de son mieux pour sourire à cette plaisanterie éculée.
— Je crois vous avoir tout dit. Quant à la machine volante qui me conduit au vaisseau, son habitacle est aussi impersonnel qu’une cabine d’ascenseur. S’il n’y avait pas le siège et la table, ce pourrait en être une.
Le silence retomba. Pendant plusieurs minutes, le physicien noircit son bloc d’arabesques aussi microscopiques que minutieuses. Stormgren, qui le regardait faire, s’étonnait que cet homme, incomparablement plus doué qu’il ne l’était lui-même, n’eût pas une réputation plus éminente dans le monde scientifique. Il se remémora le mot mordant, et sans doute inexact, d’un ami américain appartenant au département d’État : « Les Français sont les meilleurs brillants seconds du monde. » Duval était une bonne illustration de cette définition.
Le physicien secoua finalement la tête d’un air satisfait et se pencha en avant, son crayon pointé sur le secrétaire général.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que l’écran vidéo, comme l’appelle Karellen, est effectivement un écran vidéo ?
— J’avoue ne m’être jamais posé de questions à ce sujet. Cela ressemble à un écran vidéo. D’ailleurs, que voulez-vous que ce soit d’autre ?
— Quand vous dites que cela ressemble à un écran vidéo, je suppose que vous entendez par là qu’il ressemble à un de nos écrans vidéo à nous ?
— Évidemment.
— C’est bien ce qui me chiffonne. Je suis sûr et certain que la technologie des Suzerains dédaigne un accessoire aussi rudimentaire qu’un écran matériel. Ils projettent directement les images dans l’espace, j’imagine. Et puis, pourquoi Karellen se fatiguerait-il à utiliser un circuit de télévision, voulez-vous me le dire ? La solution la plus simple est toujours la meilleure. Ne pensez-vous pas plus plausible que votre « écran vidéo » ne soit, en réalité, rien de plus qu’une sorte de glace sans tain ?
Stormgren était tellement furieux ne pas y avoir pensé tout seul qu’il en demeura muet sur le moment. Il fouilla ses souvenirs. Dès le début, il avait accepté l’histoire de Karellen comme vérité d’Évangile. Mais maintenant qu’il plongeait dans le passé… Quand le Superviseur lui avait-il dit qu’il utilisait un circuit fermé de télévision ? Jamais. Pour Stormgren, cela allait de soi. Un joli exemple d’action psychologique. C’était de l’intox. Et il était tombé dans le panneau.
— Dans ce cas, il suffit de fracasser ce morceau de verre…
Duval poussa un soupir.
— Tous les mêmes, ces profanes ! Vous figurez-vous que c’est une substance que vous pourriez briser sans explosifs ? Et à supposer que vous réussissiez, vous figurez-vous aussi que Karellen respire forcément le même air que nous ? Vous auriez bonne mine tous les deux s’il ne se sent à l’aise que dans une atmosphère chlorée !
Stormgren se sentit tout penaud. Il aurait dû y songer.
— Alors, que proposez-vous ? demanda-t-il avec un peu d’agacement.
— Il faut que je réfléchisse. La première chose à faire est de vérifier ma théorie, et, si elle se révèle exacte, d’essayer de se faire une idée de la substance qui constitue votre « écran ». Je vais mettre deux garçons là-dessus. À propos, je suppose que vous avez un porte-documents quand vous allez à vos rendez-vous ? Celui que vous avez là ?
— Oui.
— Il devrait faire l’affaire. Inutile d’attirer l’attention de Karellen en en changeant, surtout s’il a l’habitude de vous voir avec celui-là.
— Que devrai-je faire ? Transporter un appareil à rayons X caché à l’intérieur ?
Le physicien sourit.
— Je ne sais pas encore mais je trouverai un truc. Je vous dirai quoi dans une quinzaine de jours. (Il pouffa.) Savez-vous à quoi tout ça me fait penser ?
— Oui, répliqua vivement Stormgren. À l’époque où vous construisiez des postes de radio clandestins sous l’Occupation allemande.
La déception se lut sur les traits de Duval.
— Il m’est sans doute arrivé d’évoquer une fois ou deux ces souvenirs, j’imagine. Mais encore un mot…
— Quoi donc ?
— Lorsque vous vous serez fait prendre la main dans le sac… j’ignorerai absolument ce que vous aviez l’intention de faire avec ce matériel, nous sommes bien d’accord ?
— Comment ? Quand je pense à tout le foin que vous avez fait un jour à propos de la responsabilité sociale du savant face à ses inventions ! Vraiment, j’ai honte pour vous, Pierre !
Stormgren posa sur la table l’épaisse chemise contenant la téléscription du document avec un soupir de soulagement.
— Voilà enfin la question réglée, grâce au ciel, dit-il. Cela fait un drôle d’effet de penser que l’avenir de l’humanité est contenu dans ces quelques centaines de feuillets. L’État mondial ! Je n’avais jamais pensé assister de mon vivant à sa naissance.
Il glissa le dossier dans son porte-documents dont le dos n’était pas à plus de dix centimètres du sombre rectangle de l’écran. De temps en temps, il en caressait les fermoirs du bout du doigt, réaction nerveuse dont il n’avait qu’à moitié conscience, bien qu’il n’eût pas l’intention d’appuyer sur le bouton de commande caché avant la fin de l’entrevue. Il n’était pas exclu que quelque chose marche de travers. Il aurait juré que Karellen ne remarquerait rien mais on ne peut jamais être sûr.
— Vous avez dit que vous aviez des nouvelles, continua le secrétaire général avec une impatience mal dissimulée. Serait-ce au sujet de…
— Oui, l’interrompit Karellen. La décision m’est parvenue il y a quelques heures.
Que voulait-il dire ? Le Superviseur n’avait certainement pas pu communiquer avec sa lointaine planète que Dieu seul savait combien d’années-lumière séparaient de sa base opérationnelle. Peut-être – cela, c’était la théorie de Van Ryberg – avait-il simplement consulté quelque gigantesque ordinateur capable de prédire le résultat de n’importe quelle initiative politique.
— Je doute qu’elle réjouisse beaucoup la Ligue de la Liberté et les organisations sœurs, enchaîna Karellen, mais elle devrait contribuer à relâcher la tension. À propos, la suite de notre conversation ne sera pas enregistrée. Vous m’avez souvent répété, Rikki, que, quelle que soit notre apparence physique, la race humaine s’y habituerait rapidement. Cela prouve que vous manquez d’imagination. Ce serait probablement vrai dans votre cas, mais il ne faut pas oublier l’ignorance dans laquelle se débat encore l’écrasante majorité de vos semblables. Ce monde croule sous le poids de préjugés et de superstitions qu’il faudra des décennies pour extirper.
« Vous conviendrez que la psychologie humaine n’est pas pour nous un domaine inconnu. Nous savons de façon assez précise ce qui se produirait si nous nous révélions au grand jour en l’état actuel de l’évolution de cette planète. Je ne peux pas entrer dans les détails, même avec vous, et vous allez être obligé de faire confiance à mon analyse. Nous sommes cependant en mesure de vous faire une promesse ferme que je crois susceptible de vous donner partiellement satisfaction. Dans cinquante ans, c’est-à-dire d’ici deux générations, nous sortirons de nos vaisseaux et l’humanité nous verra alors tels que nous sommes.
Stormgren digéra cette déclaration en silence. Elle ne le réjouissait pas comme elle l’aurait fait un peu plus tôt. À vrai dire, cette victoire fragmentaire le déroutait quelque peu et, l’espace d’un instant, sa résolution faiblit. La vérité finirait par se faire jour dans l’avenir : sa machination était donc inutile, peut-être même imprudente. S’il s’obstinait à mener son projet à bien, ce ne serait que pour une raison égoïste, à savoir que, dans un demi-siècle, il ne serait plus de ce monde.
Karellen dut deviner son hésitation car il continua en ces termes :
— Si vous êtes déçu, j’en suis navré, mais tout au moins, les problèmes politiques du proche avenir ne vous incomberont pas. Peut-être pensez-vous que nos craintes sont sans fondement mais, croyez-moi, nous avons des preuves éloquentes du danger qu’il y aurait à agir autrement.
Stormgren se pencha en avant et dit d’une voix hachée :
— C’est donc que l’Homme vous a déjà vus !
— Je n’ai pas dit cela, rétorqua précipitamment Karellen. Votre planète n’est pas la seule que nous supervisons.
Mais il en fallait davantage pour avoir raison de l’entêtement de son interlocuteur :
— Il existe de nombreuses légendes qui permettent de penser que, dans le passé, d’autres races ont rendu visite à la Terre.
— Je sais. J’ai lu le rapport de la section des recherches historiques. La Terre y est présentée un peu comme le carrefour de l’univers.
— Nous avons peut-être eu des visites dont vous ignorez tout, insista Stormgren qui n’abandonnerait pas aussi facilement la partie. Bien que, s’il y a des milliers d’années que vous nous observez, ce ne soit pas très vraisemblable.
— Je ne vous le fais pas dire, laissa tomber le Superviseur, toujours aussi peu coopératif.
Ce fut alors que le secrétaire général prit irrévocablement sa décision :
— Je vais faire rédiger le texte de votre déclaration et je le soumettrai à votre approbation, Karellen. Mais je me réserve le droit de continuer de vous harceler et, si l’occasion s’en présente, je ferai l’impossible pour découvrir votre secret.
— Je n’en doute pas un seul instant, gloussa Karellen.
— Et vous n’y voyez pas d’objections ?
— Pas la moindre, à ceci près que j’exclus les armes nucléaires, les gaz toxiques ou tout ce qui risquerait de nuire à nos bons rapports.
Karellen avait-il subodoré quelque chose ? Derrière sa gouaille, Stormgren discernait une nuance de sympathie, peut-être même – allez savoir ! – d’encouragement.
— Je suis content de le savoir, dit-il de son ton le plus égal.
Il se leva, saisit son porte-documents. Son pouce se posa sur le fermoir.
— Je vais faire rédiger immédiatement la déclaration, répéta-t-il. Je vous communiquerai le texte par télétype dans le courant de la journée.
Tout en parlant, il appuya sur le bouton. Et comprit instantanément que toutes ses craintes avaient été vaines. Les sens de Karellen n’étaient pas plus subtils que ceux de l’Homme. Le Superviseur ne s’était certainement aperçu de rien car ce fut d’une voix inchangée qu’il dit adieu à son visiteur et prononça la familière phrase-clé qui ouvrait la porte de la petite salle.
Et pourtant, Stormgren avait l’impression d’être dans la peau d’un voleur à la tire qui sort d’un grand magasin sous l’œil du détective de la maison, et quand la porte se fut refermée, il poussa un soupir de soulagement.
— J’admets que mes théories ne se sont pas toujours révélées géniales, dit Van Ryberg. Mais vous allez me dire ce que vous pensez de celle-là.
— Vous y tenez vraiment ? soupira Stormgren.
Pieter fit mine de ne pas avoir entendu et enchaîna en jouant les modestes :
— L’idée n’est pas réellement de moi. C’est un récit de Chesterton qui me l’a inspirée. Supposez que les Suzerains cherchent à cacher le fait qu’ils n’ont rien à cacher ?
— Je crains que ce ne soit un petit peu trop abstrus pour moi, rétorqua Stormgren dont l’intérêt commençait vaguement à s’éveiller.
— Voici où je veux en venir, poursuivit van Ryberg avec excitation. À mon avis, ils sont physiquement tout aussi humains que nous. Ils ont compris que nous tolérerions d’être commandés par des créatures que nous imaginerions être… enfin, étrangères et super-intelligentes. Mais la race humaine étant ce qu’elle est, elle n’acceptera jamais d’être régentée par des êtres appartenant à la même espèce.
— C’est très ingénieux… comme toutes vos théories. Vous devriez leur donner un numéro d’ordre, ça me permettrait de m’y retrouver. Les objections que je formulerais contre celle-ci…
Mais Stormgren n’alla pas plus loin car, au même moment, on introduisait Alexander Wainwright dans son cabinet.
Le secrétaire général aurait bien voulu savoir ce que pensait son visiteur. Il se demandait aussi si Wainwright avait pris contact avec ses ravisseurs. Il en doutait car il croyait en la sincérité de l’attitude anti-violente de ce dernier. La fraction extrémiste de son mouvement s’était bel et bien discréditée et il coulerait pas mal d’eau sous les ponts avant qu’elle se manifeste à nouveau.
Le leader de la Ligue de la Liberté écouta attentivement tandis qu’il lui lisait le projet de déclaration et Stormgren espérait qu’il appréciait à sa valeur ce geste suggéré par le Superviseur lui-même. Ce ne serait que douze heures plus tard que les habitants de la Terre seraient mis au courant de la promesse faite à leurs petits-enfants.
— Cinquante ans, cela fait longtemps à attendre, dit pensivement Wainwright.
— Pour l’humanité, peut-être. Mais pas pour Karellen.
C’était seulement maintenant que Stormgren commençait à réaliser à quel point la solution des Suzerains était adroite. Elle leur donnait le répit dont ils estimaient avoir besoin et coupait en même temps l’herbe sous les pieds de la Ligue de la Liberté. Il ne se leurrait pas : la Ligue ne capitulerait pas mais sa position serait gravement affaiblie. Wainwright devait sûrement s’en rendre compte, lui aussi.
— Dans cinquante ans, le mal serait fait, laissa tomber ce dernier sur un ton amer. Ceux qui se rappellent le temps où nous étions indépendants seront morts. L’humanité aura oublié son héritage.
Des mots, songea Stormgren. Des mots vides. Des mots pour lesquels des hommes avaient lutté, pour lesquels ils avaient péri. Au nom desquels personne ne mourrait plus, personne ne prendrait plus jamais les armes. Et le monde s’en porterait mieux.
Wainwright prit congé. En le regardant s’éloigner, son hôte se demandait quelles difficultés la Ligue susciterait dans les années à venir. Mais cela, ce serait le problème de son successeur. Cette pensée le rassérénait.
Il est des plaies que seul le temps peut guérir. Les corrompus, il est possible de les détruire, mais avec les justes que l’on a trompés, il n’y a rien à faire.
— Voilà votre mallette, dit Duval. Elle est comme neuve.
— Merci, répondit Stormgren qui n’en examina pas moins attentivement le porte-documents. Vous allez peut-être me dire maintenant de quoi il retourne et ce que nous allons faire dorénavant.
Mais le physicien paraissait s’intéresser davantage à ses propres pensées.
— Ce que je ne comprends pas, c’est la facilité avec laquelle nous avons pu agir. Moi, si j’avais été Karellen…
— Mais vous n’êtes pas Karellen. Cessez de tourner autour du pot, mon vieux. Qu’avons-nous découvert ?
— Ah ! Ce que les Scandinaves peuvent être exaltés ! soupira Duval. Je vais vous dire ce que nous avons fait. Nous avons construit un radar à faible puissance, émettant non seulement des ondes radio de très haute fréquence mais aussi des ondes de la gamme extrême dans l’infrarouge. En fait, tous les types de rayonnement dont nous étions certains qu’aucune créature ne pouvait les détecter optiquement, si bizarre que puisse être sa vision.
— Comment pouviez-vous en être sûr ? s’enquit Stormgren. L’aspect technique du problème commençait malgré lui à éveiller sa curiosité.
— Évidemment, nous n’avions pas une certitude absolue, reconnut Duval à contrecœur. Mais Karellen vous voit sous un éclairage normal, n’est-ce pas ? Donc, sa vision perçoit approximativement la même bande du spectre que la nôtre. Toujours est-il que cela a marché. Nous avons la preuve qu’il y a une vaste pièce derrière votre écran. Il a trois centimètres d’épaisseur environ et le local qui se trouve derrière mesure au moins dix mètres. Nous n’avons pas d’échos du mur du fond mais nous n’espérions pas en obtenir, compte tenu de la faible puissance que nous étions contraints d’utiliser. Voici, néanmoins, ce que nous avons obtenu.
Duval tendit à Stormgren un cliché représentant une ligne ondulée. À un endroit donné, on distinguait des irrégularités semblables au tracé sismographique d’une secousse de faible amplitude.
— Vous voyez cette ligne tremblée ?
— Oui. Qu’est-ce que c’est ?
— Karellen, tout simplement.
— Seigneur ! Vous en êtes certain ?
— J’en donnerais ma main à couper. Il est assis ou debout ou dans je ne sais quelle position pour lui habituelle à deux mètres de l’écran. Si le pouvoir de résolution avait été un peu plus poussé, nous aurions même pu calculer sa taille.
Stormgren était en proie à des sentiments contradictoires tandis qu’il considérait l’anomalie à peine perceptible de la courbe. Jusque-là, on ne savait même pas si Karellen avait un corps matériel. Ce n’était encore qu’une preuve indirecte mais il l’acceptait sans discussion.
— Nous avons également cherché à déterminer le coefficient de transparence de l’écran à la lumière ordinaire et nous pensons en avoir maintenant une idée approximative. D’ailleurs, même avec une marge d’erreur de dix points, ce serait sans importance. Vous n’ignorez pas que la vitre idéale ne laissant passer la lumière que dans un seul sens n’existe pas. La disposition des sources lumineuses, tout est là. Karellen se tient dans l’obscurité et vous, vous êtes éclairé. C’est aussi enfantin que cela. Et nous allons changer ça, conclut Duval avec un petit gloussement.
Avec des airs de prestidigitateur sortant de son haut-de-forme toute une portée de lapins blancs, Duval alla pêcher au fond du tiroir de son bureau une lampe flash démesurée dont la forme évoquait un tromblon.
— Ce n’est pas aussi dangereux que ça en a l’air, s’esclaffa-t-il. Tout ce que vous aurez à faire sera d’appuyer l’extrémité de l’objet contre l’écran et d’actionner la gâchette. Vous aurez alors un faisceau de lumière très puissant qui durera dix secondes, un laps de temps suffisant pour balayer la pièce. La lumière traversera l’écran et inondera votre ami Karellen.
— Cela ne lui fera pas de mal ?
— Non, si vous prenez soin de diriger le faisceau vers le bas pour commencer et de le remonter ensuite. Ses yeux auront ainsi le temps d’accommoder. Je présume qu’il a des réflexes identiques aux nôtres et il n’est pas dans nos intentions de le rendre aveugle.
Stormgren examina l’instrument d’un air dubitatif et le soupesa. Depuis quelques semaines, il avait des remords de conscience. Karellen l’avait toujours traité amicalement en dépit de la brutale franchise dont il faisait preuve à l’occasion et il ne désirait rien faire qui serait susceptible de détériorer leurs bonnes relations alors que la fin de son mandat de secrétaire général approchait à grands pas. Mais il avait dûment averti le Superviseur et il était convaincu que, si la chose n’avait dépendu que de lui, l’extraterrestre se serait depuis longtemps révélé au grand jour. Eh bien, soit : il le placerait devant le fait accompli. À l’issue de leur prochain entretien, il verrait le visage de Karellen.
Si toutefois, Karellen avait un visage.
Il y avait un bon moment que la nervosité que Stormgren avait éprouvée au début de la conférence s’était dissipée. Karellen, qui faisait quasiment tous les frais de la conversation, ciselait ces phrases aussi subtiles que complexes qu’il affectionnait parfois. Jadis, cela avait été aux yeux de Stormgren le don le plus prodigieux et, en tout cas, le plus inattendu du Superviseur. Mais à présent, sachant que, à l’instar de la plupart des facultés de Karellen, il s’agissait moins d’un talent particulier que de l’exercice de sa puissance intellectuelle, il n’en était plus aussi émerveillé. Quand Karellen mettait la pédale douce pour ramener le cheminement de sa pensée au rythme du langage humain, il avait tout le temps nécessaire pour se livrer à ces raffinements rhétoriques.
— Ni vous ni votre successeur n’aurez à vous inquiéter outre mesure des agissements de la Ligue de la Liberté, même quand elle aura repris du poil de la bête. Depuis un mois, elle fait le mort et, bien qu’elle doive renaître de ses cendres, elle ne constituera pas un danger avant plusieurs années. En vérité, la Ligue est une institution fort pratique, car il est toujours précieux de savoir ce que font vos adversaires. Si elle avait un jour des difficultés financières, j’irais peut-être même jusqu’à la renflouer.
Stormgren avait souvent du mal à savoir quand Karellen plaisantait. Le masque impénétrable, il continua de prêter l’oreille.
— Elle va très bientôt perdre encore un autre argument, poursuivit Karellen. La situation privilégiée que vous occupez depuis ces dernières années a soulevé bien des critiques, toutes assez puériles, d’ailleurs. Elle m’a été très utile dans les premiers temps de mon administration, mais maintenant que la Terre s’est engagée dans la voie que j’ai choisie, un intermédiaire n’est plus indispensable. Dorénavant, je n’aurai plus avec ce monde que des contacts indirects et les fonctions du secrétaire général des Nations Unies redeviendront plus ou moins ce qu’elles étaient à l’origine.
« Durant les cinquante années à venir, il y aura bien des crises mais cela n’aura qu’un temps. Le visage du futur est clair, maintenant, et, un jour, toutes ces difficultés seront oubliées. Même s’agissant d’une race dont la mémoire est aussi longue que la vôtre.
Karellen avait tellement appuyé sur la dernière phrase que Stormgren se raidit instantanément. Quand le Superviseur commettait une faute d’étourderie, ce n’était jamais par hasard. Ses indiscrétions elles-mêmes étaient calculées à la décimale près… et avec pas mal de zéros après la virgule ! Mais il n’eut pas le temps de poser de questions – elles seraient d’ailleurs restées sans réponse – car son invisible interlocuteur avait déjà changé de sujet :
— Vous m’avez souvent interrogé sur nos projets à long terme, Rikki. La création d’un État mondial n’est bien évidemment qu’un premier pas. Vous assisterez à son avènement mais le changement sera si imperceptible que la plupart des gens ne le remarqueront même pas. Suivra une étape de lente consolidation durant laquelle la race humaine se préparera à la confrontation. Et le jour de la promesse viendra. Je regrette que vous ne puissiez voir ce jour quand il se lèvera.
Stormgren avait les yeux ouverts mais son regard plongeait par-delà la noire barrière de l’écran. Il contemplait le futur, imaginait ce qui se passerait ce jour-là, ce jour qu’il ne verrait pas, quand les immenses nefs suzeraines descendraient enfin et s’ouvriraient devant les foules impatientes.
— La race humaine, continua Karellen, subira alors ce que l’on ne peut appeler autrement qu’un traumatisme psychologique de discontinuité. Mais qui n’entraînera pas de dommages irréversibles car les hommes de cet âge seront plus stables que leurs aïeuls. Nous aurons toujours fait partie de leur paysage mental et quand la rencontre aura lieu, nous ne leur paraîtrons pas aussi… étranges que ce serait le cas pour vous.
C’était la première fois que Karellen était d’humeur aussi rêveuse, mais Stormgren n’en était pas autrement surpris. Il savait qu’il ne saisissait que quelques aspects fragmentaires de la personnalité du Superviseur : le vrai Karellen lui était inconnu. Peut-être était-il même inconnaissable pour un être humain. Et il eut derechef le sentiment que, en réalité, c’était autre chose qui préoccupait Karellen, que la tâche consistant à administrer la Terre ne mobilisait qu’une petite partie de son intelligence, qu’il l’accomplissait sans plus d’efforts qu’un maître d’échecs tridimensionnels disputant une partie de dames.
— Et après ? chuchota le secrétaire général.
— C’est à ce moment que commencera notre vrai travail.
— Je me suis souvent demandé ce qu’il pouvait être. Mettre de l’ordre dans notre monde et civiliser la race humaine ne saurait être qu’un moyen. Vous devez sûrement avoir aussi une fin en vue. Nous sera-t-il possible, un jour, de voyager dans l’espace, de voir votre univers – peut-être même de vous prêter notre concours ?
— On peut exprimer cela de cette manière.
Il y avait maintenant dans la voix de Karellen une note de tristesse évidente encore qu’inexplicable qui troubla étrangement Stormgren.
— Mais supposons, après tout, que votre expérience sur l’Homme échoue ? Il nous est arrivé de faire fiasco avec certaines races humaines primitives. Vous avez certainement dû enregistrer des échecs, vous aussi ?
— Oui, répondit Karellen d’une voix si faible qu’elle était presque inaudible, oui, nous avons eu nos échecs.
— Et que faites-vous quand vous échouez ?
— Nous attendons – et nous recommençons.
La pause qui suivit ces mots dura près de cinq secondes. Quand Karellen brisa le silence, la phrase qu’il prononça fut tellement inattendue que Stormgren ne réagit pas immédiatement :
— Adieu, Rikki.
Le Superviseur l’avait joué ! Il était sans doute déjà trop tard. La paralysie qui s’était emparée de Stormgren fut de courte durée. D’un geste prompt – il s’était parfaitement exercé –, il sortit la lampe et la colla contre la vitre obscure.
Les pins atteignaient presque la berge du lac, ne laissant qu’une étroite bande de gazon de quelques mètres de large entre eux et l’eau. Tous les jours, en fin d’après-midi, quand la température était assez clémente, Stormgren faisait sa promenade malgré ses quatre-vingt-dix ans. Il allait jusqu’à l’appontement, regardait le soleil sombrer dans le lac et regagnait sa demeure avant que le vent glacé de la nuit ne se mette à souffler à travers la forêt. Ce rituel lui apportait beaucoup de joie dans sa simplicité et il était bien décidé à le poursuivre tant qu’il en aurait la force.
Il aperçut quelque chose au-dessus du plan d’eau. Un objet qui volait à basse altitude, venant de l’ouest et animé d’une grande vitesse. Les avions étaient rares dans cette région, si l’on faisait abstraction des appareils des lignes transpolaires qui passaient d’heure en heure, de jour comme de nuit. Mais on ne les voyait pas. Seule une traînée de vapeur blanche sur le bleu de la stratosphère trahissait parfois leur présence. Il s’agissait cette fois d’un petit hélicoptère qui piquait droit sur le vieillard avec une détermination manifeste. Stormgren balaya la rive du regard. Aucune possibilité de s’échapper. Alors, haussant les épaules, il s’assit sur le banc de bois au bout du ponton.
Le reporter se montrait si respectueux que Stormgren en fut étonné. Il avait oublié qu’il n’était pas seulement un homme d’État à la retraite, mais presque un personnage mythologique hors de son pays.
— Je suis navré de vous importuner, monsieur Stormgren, commença le journaliste, mais nous venons d’apprendre quelque chose à propos des Suzerains, et je serais heureux de recueillir votre avis si vous aviez l’obligeance de me le donner.
Stormgren fronça imperceptiblement les sourcils. Même après tout ce temps, il éprouvait pour le mot « Suzerains » la même aversion que Karellen.
— Je ne crois pas pouvoir ajouter grand-chose d’inédit à tout ce qui a été publié à ce sujet.
Son visiteur l’observait avec une singulière intensité.
— Je pense que si, monsieur Stormgren. Une singulière affaire est parvenue à notre connaissance. Je crois savoir que, il y a une trentaine d’années de cela, l’un des techniciens du bureau de la recherche scientifique a fabriqué des accessoires peu ordinaires à votre intention. Pourriez-vous nous fournir des informations à ce sujet ?
Stormgren ne répondit pas tout de suite. Son esprit revenait sur le passé. Il ne s’étonnait pas que le secret eût été découvert. Ce qui était étonnant, en vérité, c’est qu’il ne l’eût pas été plus tôt.
Il se leva et remonta l’appontement. Le reporter le suivit à distance respectueuse.
— Il y a une part de vérité dans cette histoire. Lors de mon dernier entretien avec Karellen, je m’étais effectivement muni de certains accessoires dans l’espoir que ce matériel me permettrait de voir le Superviseur. C’était assez sot de ma part mais… que voulez-vous ? Je n’avais que soixante ans à l’époque. (Stormgren émit un rire léger et poursuivit :) Vous avez fait un bien long voyage pour un piètre résultat. Mon plan n’a pas marché.
— Vous n’avez rien vu ?
— Strictement rien. J’ai bien peur que vous soyez condamné à attendre. Mais, après tout, il ne reste plus que vingt ans à patienter.
Vingt ans à patienter. Oui, Karellen avait eu raison. Dans vingt ans, le monde serait prêt, alors qu’il ne l’était pas quand il avait sorti le même mensonge à Duval, trente années auparavant.
Stormgren n’avait pas trahi la confiance de Karellen. L’ancien secrétaire général ne doutait pas un seul instant que le Superviseur était au courant de son plan dès le début et qu’il avait tout prévu jusqu’au bout, jusqu’à l’instant décisif.
Autrement, le gigantesque fauteuil n’aurait pas été vide quand l’éblouissant faisceau de la lampe l’avait illuminé. Aussitôt, Stormgren avait fait pivoter le pinceau lumineux, redoutant qu’il fût trop tard. La porte métallique, haute comme deux hommes, se refermait précipitamment lorsqu’il l’avait distinguée. Précipitamment mais tout à fait assez vite. Oui, Karellen lui avait fait confiance. Il n’avait pas voulu que Rikki s’enfonce dans le long soir de sa vie hanté par un mystère qui serait demeuré entier. Il n’avait pas eu la témérité de braver les puissances auxquelles il était soumis (ces créatures appartenaient-elles aussi à la même race ?) mais il avait fait tout ce qu’il avait pu faire. S’il avait désobéi, nul ne pourrait jamais le prouver. C’était là, et Stormgren en était conscient, le gage ultime de l’affection que le Superviseur lui portait. Peut-être était-ce l’affection d’un homme pour un chien intelligent et fidèle – elle n’en était pas moins sincère et c’était là une des plus grandes satisfactions que l’existence avait apportées à Stormgren.
« Nous avons eu nos échecs. »
Oui, Karellen, c’était vrai. Et est-ce vous qui aviez échoué avant l’aube de l’histoire humaine ? Cela avait dû être un échec immense pour que ses échos se soient répercutés d’âge en âge, hantant l’enfance de toutes les races de l’Homme. Et même dans cinquante ans, pourrez-vous être victorieux de tous les mythes, de toutes les légendes de la Terre ?
Pourtant, Stormgren savait qu’il n’y aurait pas de second échec. Quand la confrontation aurait à nouveau lieu entre les deux espèces, les Suzerains auraient conquis la confiance et l’amitié de l’humanité, et même le choc de la vérité ne pourrait pas défaire ce qui aurait été fait. Les deux races entreraient dans l’avenir la main dans la main et la tragédie inconnue qui avait sans doute assombri le passé s’évanouirait à jamais dans les obscurs corridors des temps préhistoriques.
Et Stormgren espérait que, lorsqu’il lui serait loisible de fouler à nouveau le sol de la Terre, Karellen se rendrait un jour dans ces forêts Scandinaves pour se recueillir devant la tombe du premier homme qui avait été son ami.