3 TROIS ODYSEES

ENFIN, 56e a trouvé le lieu idéal pour construire sa cité. C'est une colline ronde. Elle l'escalade. De là-haut, elle aperçoit les cités les plus à l'est: Zoubi-zoubi-kan et Gloubi-diu-kan. Normalement, la jonction avec le reste de la Fédération ne devrait pas poser trop de problèmes. Elle examine le secteur, la terre est un peu dure et présente une couleur grise. La nouvelle reine cherche un endroit où le sol soit plus souple, mais partout ça résiste. Alors qu'elle enfonce franchement la mandibule, dans le but de creuser sa première loge nuptiale, il se produit une étrange secousse. Comme un tremblement de terre, mais bien trop localisé pour en être vraiment un. Elle pique à nouveau le sol. Ça recommence, en pire; la colline se soulève et glisse vers la gauche…

De mémoire de fourmi, on a vu beaucoup de choses extraordinaires, mais une colline vivante, jamais! Celle-ci avance maintenant à bonne vitesse, fendant les hautes herbes, écrasant les broussailles. 56 e n'est pas encore revenue de sa surprise qu'elle voit approcher une seconde colline. Quel est ce sortilège? Sans avoir le temps de redescendre, elle est entraînée dans un rodéo; en fait, une parade amoureuse de collines. Lesquelles, à présent, se tripotent sans vergogne… Pour comble, la colline de 56e est femelle. Et l'autre est en train de lui grimper lentement dessus, Une tête de pierre émerge peu à peu, une épouvantable gargouille qui ouvre la bouche. C'en est trop! La jeune reine renonce à fonder sa cité dans le coin. Roulant au bas du promontoire, elle réalise à quel péril elle a échappé. Les collines ont non seulement des têtes, mais aussi quatre pattes griffues et des petites queues triangulaires. C'est la première fois que 56e voit des tortues.


TEMPS DES COMPLOTEURS: Le système d'organisation le plus répandu parmi les humains est le suivant: une hiérarchie complexe d' «administratifs», hommes et femmes de pouvoir, encadre ou plutôt gère le groupe plus restreint des «créatifs», dont les «commerciaux», sous couleur de distribution, s'approprient ensuite le travail… Administratifs, créatifs, commerciaux. Voilà les trois castes qui correspondent de nos jours aux ouvrières, soldâtes et sexués chez les fourmis. La lutte entre Staline et Trotski, deux chefs russes du début du XXe siècle, illustre à merveille le passage d'un système avantageant les créatifs à un système privilégiant les administratifs. Trotski, lemathématicien, l'inventeur de l'armée Rouge est en effet évincé par Staline, l'homme des complots. Une page est tournée. On progresse mieux, et plus vite, dans les strates de la société si l'on sait séduire, réunir des tueurs, désinformer, que si l'on est capable de produire des concepts ou des objets nouveaux.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


4000e et 103 683e ont repris la piste odorante qui mène à la termitière de l'Est. Elles y croisent des scarabées occupés à pousser des sphères d'humus, des exploratrices fourmis d'une espèce si petite qu'on a peine à les distinguer, d'autres qui sont tellement grandes que les deux soldâtes arrivent à peine à être vues… C'est qu'il existe plus de douze mille espèces de fourmis et chacune a sa morphologie propre. Les plus petites ne font que quelques centaines de microns, les plus grandes peuvent atteindre sept centimètres. Les rousses se classent dans la moyenne. 4000e semble enfin se repérer. Il faut encore traverser cette plaque de mousse verte, escalader ce buisson d'acacia, passer sous les jonquilles, et normalement c'est derrière le tronc de cet arbre mort. Et en effet, une fois traversée la souche, elles voient apparaître, à travers salicornes et argousiers, le fleuve de l'Est et le port de Sateï.


— Allô, allô, Bilsheim, me recevez-vous?

— Cinq sur cinq.

— Tout va bien?

— Pas de problème.

— La longueur de corde déroulée indique que vous avez parcouru 480 mètres.

— Parfait.

— Avez-vous vu quelque chose?

— Rien à signaler. Juste quelques inscriptions gravées dans la pierre.

— Quel genre d'inscriptions?

— Des formules ésotériques. Vous voulez que je vous en lise une?

— Non, je vous crois sur parole…


Le ventre de la 56e femelle est en pleine ébullition. À l'intérieur, ça tire, ça pousse, ça gesticule. Tous les habitants de sa future cité s'impatientent.

Alors elle ne fait pas la difficile, elle choisit une cuvette de terre ocre et noire et décide d'y fonder sa ville.

Le lieu n'est pas trop mal situé. Il n'y a pas d'odeurs de naines, de termites ou de guêpes aux alentours. Il y a même quelques phéromones pistes qui indiquent que les Belokaniennes se sont déjà aventurées par ici.

Elle goûte la terre. Le sol est riche en oligoéléments, l'humidité est suffisante mais point excessive. Il y a même un petit arbuste en surplomb.

Elle nettoie une surface circulaire de trois cents têtes de diamètre qui représente la forme optimale de sa cité.

À bout de forces, elle déglutit pour faire remonter la nourriture de son jabot social, mais celui-ci est vide depuis déjà longtemps.

Elle n'a plus de réserves d'énergie. Alors elle arrache ses ailes d'un coup sec et mange goulûment leurs racines musclées.

Avec cet apport de calories, elle devrait encore tenir quelques jours.

Puis elle s'enterre jusqu'au ras des antennes.

Il faut que personne ne puisse la repérer pendant cette période où elle représente une proie inoffensive.

Elle attend. La ville cachée dans son corps se réveille doucement. Et comment l'appellera-t-elle?

Il lui faut d'abord trouver un nom de reine.

Chez les fourmis, avoir un nom c'est exister en tant qu'entité autonome. Les ouvrières, les soldâtes, les sexués vierges ne sont désignés que par le chiffre correspondant à leur naissance. Les femelles fertilisées, par contre, peuvent prendre un nom. Hum! elle est partie pourchassée par les guerrières au parfum de roche, alors elle n'a qu'à s'appeler «la reine poursuivie». Ou plutôt, non, elle était poursuivie parce qu'elle avait essayé de résoudre l'énigme de l'arme secrète. Il ne faut pas qu'elle oublie. Alors elle est «la reine issue du mystère». Et elle décide de nommer sa cité «ville de la reine issue du mystère». Ce qui, en langage odorant fourmi, se hume ainsi: CHLI-POU-KAN


Deux heures plus tard, nouvel appel.

– Ça va, Bilsheim?

— Nous sommes devant une porte. Une porte banale. Il y a une grande inscription dessus. Avec des caractères anciens.

– Ça raconte quoi?

— Vous voulez que je vous la lise, cette fois? — Oui.

Le commissaire orienta sa torche et se mit à lire, d'une voix lente et solennelle, due au fait qu'il déchiffrait le texte au fur et à mesure:

L'âme au moment de la mort éprouve la même impression que ceux qui sont initiés aux grands Mystères.

Ce sont tout d'abord des courses au hasard de pénibles détours, des voyages inquiétants et sans terme à travers les ténèbres. Puis, avant la fin, la frayeur est à son comble. Le frisson, le tremblement, la sueur froide, l'épouvante dominent. Cette phase est suivie presque immédiatement d'une remontée vers la lumière, d'une illumination brusque. Une lueur merveilleuse s'offre aux yeux, on traverse des lieux purs et des prairies où retentissent les voix et les danses.

Des paroles sacrées inspirent le respect religieux. L'homme parfait et initié devient libre, et il célèbre les Mystères.

Un gendarme frissonna.

— Et qu'y a-t-il derrière cette porte? demande le talkie-walkie.

— C'est bon, je l'ouvre… Suivez-moi les gars. Long silence.

— Allô Bilsheim! Allô Bilsheim! Répondez, nom de nom, que voyez-vous?

On entendit un coup de feu. Puis à nouveau le silence,

— Allô, Bilsheim, répondez mon vieux!

— Ici Bilsheim.

— Alors parlez, qu'arrive-t-il?

— Des rats. Des milliers de rats. Ils nous sont tombés dessus, mais nous sommes arrivés à les faire fuir.

— C'était ça le coup de fusil?

— Oui. Maintenant ils restent planqués.

— Décrivez ce que vous voyez!

— C'est tout rouge ici. Il y a des traces de roches ferreuses sur les parois et du… du sang par terre! On continue…

— Gardez le contact radio! Pourquoi le coupez-vous?

— Je préfère opérer à ma manière plutôt que selon vos conseils éloignés, si vous le permettez madame.

— Mais Bilsheim…

Clic. Il avait coupé la communication.


Sateï n'est pas à proprement parler un port, ce n'est pas non plus un poste avancé. Mais c'est à coup sûr le lieu privilégié des expéditions belokaniennes qui traversent le fleuve.

Jadis, lorsque les premières fourmis de la dynastie des Ni se trouvèrent devant ce bras d'eau, elles comprirent qu'il ne serait pas simple de le franchir. Seulement, la fourmi ne renonce jamais. Elle se cognera, s'il le faut, quinze mille fois et de quinze mille façons différentes la tête contre l'obstacle, jusqu'à ce qu'elle meure ou que l'obstacle cède.

Une telle manière de procéder semble illogique. Elle a certes coûté beaucoup de vies et de temps à la civilisation myrmécéenne, mais elle s'est avérée payante. A la fin, au prix d'efforts démesurés, les fourmis sont toujours parvenues à surmonter les difficultés. À Sateï, les exploratrices avaient commencé par tenter la traversée à pattes. La peau de l'eau était assez résistante pour supporter leur poids, mais n'offrait malheureusement pas de prise pour les griffes. Les fourmis évoluaient sur le bord du fleuve comme sur une patinoire. Deux pas en avant, trois pas sur le côté et slurp! elles se faisaient manger par les grenouilles. Après une centaine de tentatives infructueuses et quelques milliers d'exploratrices sacrifiées, les fourmis cherchèrent autre chose. Des ouvrières formèrent une chaîne en se tenant par les pattes et par les antennes jusqu'à atteindre l'autre rive. Cette expérience aurait pu réussir si le fleuve n'avait pas été aussi large et tourmenté par des remous. Deux cent quarante mille morts. Mais les fourmis ne renonçaient pas. Sous l'instigation de leur reine de l'époque, Biu-pa-ni, elles essayèrent de bâtir un pont de feuilles, puis un pont de brindilles, puis un pont de cadavres de hannetons, puis un pont de cailloux… Ces quatre expériences coûtèrent la vie à près de six cent soixante-dix mille ouvrières. Biu-pa-ni avait déjà tué plus de ses sujets pour édifier son pont utopique que toutes les batailles territoriales livrées sous son règne! Elle n'abandonna pas pour autant. Il fallait franchir les territoires de l'Est. Après les ponts, elle eut l'idée de contourner le fleuve en remontant sa source par le nord. Aucune de ces expéditions ne revint jamais. 8 000 morts. Puis elle se dit que les fourmis devaient apprendre à nager. 15 000 morts. Puis elle se dit que les fourmis devaient tenter d'apprivoiser les grenouilles. 68 000 morts. Utiliser les feuilles pour planer en se lançant du grand arbre? 52 morts. Marcher sous l'eau en empesant les pattes avec du miel durci? 27 morts. La légende prétend que lorsqu'on lui annonça qu'il n'y avait plus qu'une dizaine d'ouvrières indemnes dans la cité et qu'on devait donc renoncer momentanément à ce projet, elle émit la sentence: Dommage, j'avais encore plein d'idées…

Les fourmis de la Fédération finirent pourtant par trouver une solution satisfaisante. Trois cent mille ans plus tard, la reine Lifoug-ryuni proposa à ses filles de creuser un tunnel sous le fleuve. C'était tellement simple que personne n'y avait pensé plus tôt.

Et c'est ainsi qu'à partir de Sateï on pouvait circuler sous le fleuve sans la moindre gêne.

103683e et 4000e évoluent depuis plusieurs degrés dans ce fameux tunnel. L'endroit est humide, mais il n'y a pas encore de voie d'eau. La cité termite est bâtie sur l'autre rive. Les termites utilisent d'ailleurs ce même souterrain pour leurs incursions en territoire fédéré. Jusqu'ici a régné une entente tacite. On ne combat pas dans le souterrain, et tout le monde passe librement, termite ou fourmi. Mais il est clair que dès que l'une des deux parties se prétendra dominante, l'autre essaiera de boucher ou d'inonder le passage. Elles marchent sans fin dans la longue galerie. Seul problème: la masse liquide qui les surplombe est glacée, et le sous-sol l'est encore plus. Le froid les engourdit. Chaque pas devient plus difficile. Si elles s'endormaient là-dessous, ce serait l'hibernation à jamais. Elles le savent. Elles rampent pour atteindre la sortie. Elles vont puiser dans leur jabot social les dernières réserves de protéines et de sucres. Leurs muscles sont ankylosés. Enfin la sortie… Débouchant à l'air libre, 103 683e et 4000e sont tellement refroidies qu'elles s'assoupissent au beau milieu du chemin.


D'avancer comme ça, à la queue leu leu dans ce boyau obscur, lui mettait du jeu dans les idées. Il n'y avait rien à penser ici, juste à aller jusqu'au bout. En espérant qu'il y ait un bout…

Derrière, ça ne discutait plus. Bilsheim entendait les respirations rauques des six gendarmes et se disait qu'il était vraiment victime d'une injustice. Il aurait dû être commissaire principal, normalement, et toucher une vraie paye. Il faisait bien son travail, ses heures de présence dépassaient la norme, il avait résolu déjà une bonne dizaine d'affaires. Seulement il y avait toujours la Doumeng qui bloquait son avancement.

Cette situation lui devint brusquement insupportable.

— Et merde! Tous s'arrêtèrent.

— Ca va, commissaire? — Oui, oui, ça va, continuez!

Le comble de la honte: voilà qu'il parlait tout seul. Il se mordit les lèvres, s'adjurant de se tenir un peu mieux, il ne lui fallut pourtant pas cinq minutes pour être à nouveau plongé dans ses soucis. Il n'avait rien contre les femmes, mais il avait quelque chose contre les incompétents. «La vieille garce sait à peine lire et écrire, elle n'a jamais mené une seule enquête et la voici promue à la tête de tout le service, cent quatre-vingts policiers! Et elle touche quatre fois mon salaire! Engagez-vous dans la police, qu'ils disent! Elle, elle a été désignée par son prédécesseur, à coup sûr une affaire de coucherie. Et en plus, elle ne fout pas la paix, une vraie mouche du coche. Elle monte les gens les uns contre les autres, elle sabote son propre service en jouant partout les indispensables…»

Au fil de sa rumination, Bilsheim se souvint d'un documentaire sur les crapauds. Ceux-ci, en période d'amour, sont tellement excités qu'ils sautent sur tout ce qui bouge: femelles, mais aussi mâles, et même pierres. Ils pressent le ventre de leur vis-à-vis pour en faire sortir les œufs qu'ils vont fertiliser. Ceux qui pressent les femelles voient leurs efforts récompensés. Ceux qui pressent les ventres de mâles n'obtiennent rien et changent de partenaire. Ceux qui pressent les pierres se font mal aux bras et abandonnent.

Mais il existe un cas à part: ceux qui pressent les mottes de terre. La motte de terre est aussi molle qu'un ventre de femelle crapaud. Alors ils n'arrêtent pas de presser. Ils peuvent rester des jours et des jours à reproduire ce comportement stérile. Et ils croient qu'ils font ce qu'il y a de mieux à faire…


Le commissaire sourit. Peut-être suffirait-il d'expliquer à cette brave Solange que d'autres comportements étaient possibles, et bien plus efficaces que celui consistant à tout bloquer et à stresser ses subalternes. Mais il n'y croyait guère. Il se dit qu'après tout c'était plutôt lui qui n'était pas à sa place dans ce fichu service. Les autres, derrière, étaient eux aussi plongés dans de sombres pensées. Cette descente silencieuse leur portait à tous sur les nerfs. Déjà cinq heures qu'ils marchaient sans la moindre pause. La plupart pensaient à la prime qu'ils devaient exiger après cette aventure; d'autres songeaient à leur femme, à leurs enfants, à leur bagnole ou à un pack de bière…


RIEN: Qu'y a-t-il déplus jouissif que de s'arrêter dépenser? Cesser enfin ce flot débordant d'idées plus ou moins utiles ou plus ou moins importantes. S'arrêter de penser! Comme si on était mort tout en pouvant redevenir vivant. Être le vide. Retourner aux origines suprêmes. N'être même plus quelqu'un qui ne pense à rien. Etre rien. Voilà une noble ambition.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Demeurés toute la nuit sur la berge limoneuse, inertes, les corps des deux soldâtes sont ranimés par les premiers rayons du soleil.

Une à une, les facettes des yeux de 103 683e, se réactivent, illuminant son cerveau du nouveau décor qui lui fait face. Décor entièrement composé d'un œil énorme posé en suspension au-dessus d'elle, fixe et attentif.

La jeune asexuée pousse une phéromone cri d'épouvante qui lui brûle les antennes. L'œil prend peur lui aussi, il recule précipitamment, et avec lui recule la longue corne qui le portait. Tous deux se cachent sous une espèce de caillou rond. Un escargot!

Il y en a d'autres autour d'eux. Cinq en tout, qui se camouflent sous leurs coquilles. Les deux fourmis en approchent une et en font le tour. Elles essaient bien de mordre, mais cela n'offre aucune prise. Ce nid ambulant est une forteresse imprenable. Une sentence de Mère lui revint à l'esprit: La sécurité est mon pire ennemi, elle endort mes réflexes et mes initiatives.


103683 se dit que ces bestiasses planquées derrière leur coquille ont toujours vécu dans la facilité, broutant des herbes immobiles. Elles n'ont jamais eu à se battre, à séduire, à chasser, à fuir. Elles n'ont jamais eu à affronter la vie. Elles n'ont donc jamais évolué.

Le caprice la saisit de les forcer à quitter leur coquille, leur prouver qu'ils ne sont pas invulnérables. Justement, deux des cinq escargots présents estiment que le danger est passé. Ils laissent alors vagabonder leur corps hors de son abri afin d'épancher leur tension nerveuse.

Se rejoignant, ils se collent ventre contre ventre. Bave contre bave, les voilà soudés en un baiser gluant qui parcourt tout leur corps.

Leurs sexes se frôlent.

Entre eux il se passe des choses.

C'est très lent.

L'escargot de droite a plongé son pénis formé d'une pointe calcaire dans le vagin rempli d'œufs de l'escargot de gauche. Mais ce dernier n'a pas encore atteint la pâmoison qu'il dévoile à son tour un pénis en érection et l'enfonce dans son partenaire.

Tous deux ressentent le plaisir de pénétrer et d'être pénétré simultanément. Équipés d'un vagin surmonté d'un pénis, ils peuvent connaître parallèlement les sensations des deux sexes.

L'escargot de droite ressent le premier orgasme masculin. Il se tortille différemment et se tend, le corps parcouru d'électricité. Les quatre cornes oculaires des hermaphrodites se nouent. La bave se transforme en mousse, puis en bulles. C'est une danse très collée, et d'une sensualité exacerbée par la lenteur des gestes. L'escargot de gauche dresse ses cornes. Il ressent à son tour un orgasme masculin. Mais à peine a-t-il fini d'éjaculer que son corps lui procure une deuxième vague de volupté, vaginale cette fois. L'escargot de droite connaît à son tour la jouissance féminine.

Leurs cornes retombent alors, leurs flèches d'amour se rétractent, leurs vagins se referment… Après cet acte complet, les amants se transforment en aimants de polarité identique. Il y a répulsion. Phénomène vieux comme le monde. Les deux machines à recevoir et à donner du plaisir s'éloignent lentement, leurs œufs fertilisés par les spermatozoïdes du partenaire.

Tandis que 103 683e demeure hébétée, encore sous le coup de la beauté du spectacle, 4000e s'élance à l'assaut d'un des escargots. Elle veut profiter de la fatigue post amoureuse pour éventrer la plus grosse des deux bêtes. Mais trop tard, ils sont à nouveau calfeutrés dans leur coquille. La vieille exploratrice ne renonce pas, elle sait qu'ils vont finir par ressortir. Elle fait longtemps le siège. Finalement un œil timide puis toute une corne se faufilent hors de la coquille. Le gastéropode sort voir comment va le monde autour de sa petite vie. Lorsque la deuxième corne apparaît, 4000e s'élance et mord l'œil de toute la force de ses mandibules. Elle veut le sectionner. Mais le mollusque se recroqueville, happant du même coup l'exploratrice dans les volutes de sa coquille. Floup

Comment la sauver? 103 683e réfléchit, déjà une idée jaillit dans l'un de ses trois cerveaux. Elle saisit un caillou avec ses mandibules et se met à frapper de toutes ses forces contre la coquille. Elle a certes inventé le marteau, mais la coquille d'escargot ce n'est pas du balsa. Les toc-toc ne servent qu'à produire de la musique. Il faut trouver.autre chose. C'est un jour faste, car la fourmi découvre à présent le levier. Elle saisit une solide brindille, un gravillon lui sert d'axe, elle pèse ensuite de tout son poids pour renverser le lourd animal. Elle doit s'y reprendre à plusieurs fois. Enfin, la coquille tangue d'avant en arrière, puis bascule. L'orifice d'entrée est dirigé vers le haut. Elle a réussi! 103683e gravit les torsades, se penche au-dessus du puits formé par la coquille creuse, se laisse tomber à la rencontre du mollusque. Après une longue glissade, sa chute est amortie par une matière brune gélatineuse. Ecœurée par toute cette bave grasse dans laquelle elle patauge, elle se met à déchirer les tissus mous. Elle ne peut utiliser l'acide, elle risquerait de s'y fondre elle-même. De nouveaux liquides se mêlent bientôt à la bave: le sang transparent de l'escargot. L'animal affolé se détend en un spasme qui projette les deux fourmis hors de sa coquille. Indemnes, elles se caressent longuement les antennes.

L'escargot agonisant voudrait fuir, mais il perd ses viscères en route. Les deux fourmis le rattrapent et l'achèvent facilement. Effrayés, les quatre autres gastéropodes, qui ont sorti leurs cornes-yeux pour suivre la scène, se rencognent tout au fond de leur coquille et n'en bougeront plus de la journée. 103 683e et 4000e se bourrent d'escargot, ce matin-là. Elles le découpent en tranches et le consomment sous forme de steak tiède baignant dans sa bave. Elles trouvent même la poche vaginale remplie d'oeufs. Du caviar d'escargot! L'un des mets favoris des fourmis rousses, une source précieuse de vitamines, de graisses, de sucres et de protéines…

Leur jabot social plein à ras bord, gavées d'énergie solaire, elles reprennent d'un bon pas la route vers le sud-est.


ANALYSE DES PHÉROMONES: (Trente-quatrième expérience). Je suis arrivé à identifier quelques-unes des molécules de communication des fourmis en utilisant un spectromètre de masse et un chromatographe. J'ai pu ainsi me livrer à une analyse chimique d'une communication entre un mâle et une ouvrière, interceptée à10 heures du soir. Le mâle a découvert un morceau de mie de pain. Voilà ce qu'il a émis

Méthyl-6

Méthyl-4 hexanone-3 (2 émissions) — Cétone

Octanone-3 Puis à nouveau — Cétone

Octanone-3 (2 émissions)


Edmond Wells

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En chemin, elles rencontrent d'autres escargots. Tous se cachent comme s'ils s'étaient donné le mot: «Ces fourmis sont dangereuses.» Il y en a pourtant un qui ne se cache pas. Il montre même tout de sa personne.

Les deux fourmis s'approchent, intriguées. L'animal a été complètement écrasé par une masse. Sa coquille est en miettes. Son corps a éclaté et s'est répandu sur une large surface.

103683e pense aussitôt à l'arme secrète des termites, elles doivent être proches de la cité ennemie. Elle examine de plus près le cadavre. Le choc a été large, sec, hyperpuissant. Pas étonnant qu'avec une telle arme ils soient parvenus à éventrer le poste de La-chola-kan! 103683e est décidée. Il faut pénétrer dans la cité termite et comprendre, ou encore mieux, voler leur arme. Sinon toute la Fédération risque d'être pulvérisée! Mais tout d'un coup un vent fort se lève. Leurs griffes n'ont pas le temps de s'agripper à la terre. La tempête les aspire vers le ciel. 103 683e et 4000e n'ont pas d'ailes… Elles n'en volent pas moins.


Quelques heures plus tard, alors que l'équipe de surface est passablement assoupie, le talkie-walkie grésille à nouveau.

— Allô, madame Doumeng? Ça y est, nous sommes arrivés en bas.

— Alors? Que voyez-vous?

— C'est une impasse. Il y a un mur en béton et en acier qui a été construit très récemment. On dirait que tout s'arrête là… Il y a encore une inscription.

— Lisez!

— Comment faire quatre triangles équilatéraux avec six allumettes?

— C'est tout?

— Non, il y a des touches avec des lettres, sûrement pour composer la réponse.

— Il n'y a aucun couloir sur les côtés?

— Rien.

— Vous ne voyez pas non plus les cadavres des autres?

— Non, rien… hum… mais il y a des traces de pas. Comme si des tas de chaussures avaient piétiné juste devant ce mur.

— Qu'est-ce qu'on fait? susurra un gendarme, 91, remonte?

Bilsheim examina attentivement l'obstacle.

Tous ces symboles, toutes ces plaques d'acier et de béton, ça cachait un mécanisme. Et puis les autres, ils se seraient envolés où? Dans son dos les gendarmes s'asseyaient sur les marches. Lui se concentra sur les touches. Il devait falloir manipuler dans un ordre précis toutes ces lettres. Jonathan Wells était dans la serrurerie, il avait dû reproduire les systèmes de sécurité des portes d'immeubles. Il fallait trouver le mot code. Il se retourna vers ses hommes.

— Vous avez des allumettes, les gars? Le talkie-walkie s'impatienta.

— Allô commissaire Bilsheim, que faites-vous?

— Si vous voulez vraiment nous aider: essayez de faire quatre triangles avec six allumettes. Dès que vous trouvez la solution vous me rappelez.

— Vous vous foutez de moi, Bilsheim?

La tempête finit par s'apaiser. En quelques secondes, le vent ralentit sa danse; feuilles, poussières, insectes sont à nouveau soumis aux lois de la gravité et retombent au hasard de leur poids respectif. 103683e et 4000e ont été plaquées au sol à quelques dizaines de têtes l'une de l'autre. Elles se retrouvent, sans une blessure, et examinent les lieux: une région caillouteuse qui ne ressemble en rien au paysage qu'elles ont quitté. Pas un seul arbre, ici, juste quelques herbes sauvages dispersées au hasard des vents. Elles ne savent pas où elles sont…

Alors qu'elles rassemblent tant bien que mal leurs forces pour quitter cet endroit sinistre, le ciel décide de manifester à nouveau sa puissance. Les nuages s'alourdissent, virent au noir. Une explosion de foudre ouvre les airs et libère toute la tension électrique qui s'y était accumulée. Tous les animaux ont compris ce message de la nature. Les grenouilles plongent, les mouches se cachent sous les cailloux, les oiseaux volent bas.

La pluie se met à tomber. Les deux fourmis doivent de toute urgence trouver un abri. Chaque goutte peut être mortelle. Elles se hâtent vers une forme proéminente qui se découpe au loin, arbre ou rocher. Peu à peu, à travers les gouttes drues et les brumes rampantes, la forme se dessine plus nettement. Ce n'est ni une roche ni un arbuste. C'est une véritable cathédrale de terre, et les cimes de ses nombreuses tours vont se perdre dans les nuages. Choc. C'est une termitière! La termitière de l'Est! 103 683e et 4000e se trouvent prises en étau entre la terrible pluie d'orage et la cité ennemie. Elles comptaient certes la visiter, mais pas dans ces conditions! Des millions d'années de haine et de rivalité les retiennent d'avancer. Mais pas longtemps. Après tout, c'est bien pour espionner la termitière qu'elles sont venues jusqu'ici. Elles progressent donc en tremblant vers une entrée sombre située au pied de l'édifice. Antennes dressées, mandibules écartées, pattes légèrement fléchies, elles sont prêtes à vendre chèrement leur vie. Cependant, contre toute attente, il n'y a aucune soldate à l'entrée de la termitière.

C'est tout à fait anormal. Qu'est-ce qu'il se passe?

Les deux asexuées s'introduisent à l'intérieur de l'immense cité. Leur curiosité le dispute déjà à la plus élémentaire prudence. Il faut dire que les lieux ne ressemblent en rien à une fourmilière. Les murs sont constitués d'une matière beaucoup moins friable que la terre, un ciment dur comme du bois. Les couloirs sont saturés d'humidité. Il n'y a pas le moindre courant d'air. Et l'atmosphère est anormalement riche en gaz carbonique. Déjà 3°-temps qu'elles avancent là-dedans, sans avoir encore rencontré la moindre sentinelle! C'est parfaitement inhabituel… Les deux fourmis s'immobilisent, leurs antennes se consultent à tâtons. La décision est assez vite prise: continuer. Mais à force d'aller de l'avant, elles sont complètement désorientées. Cette cité étrangère est un dédale plus tortueux encore que leur cité natale. Même les odeurs repères de leur glande de Dufour n'ont aucune prise sur les murs. Elles ne savent plus si elles sont au-dessus ou au-dessous du niveau du sol!

Elles essaient de revenir sur leurs pas, ce qui n'arrange pas leur problème. Elles découvrent sans cesse de nouveaux couloirs aux formes étranges. Elles sont bel et bien perdues.

C'est alors que 103 683e repère un phénomène extraordinaire: une lumière! Les deux soldâtes n'en reviennent pas. Cette lueur en plein milieu d'une cité termite déserte, c'est tout bonnement insensé. Elles se dirigent vers la source des rayons. Il s'agit d'une clarté jaune orangé qui vire parfois au vert ou au bleu. Après un flash un peu fort, la source lumineuse s'éteint. Puis elle se réactive, pour se mettre à clignoter, reflétée par la chitine brillante des fourmis. Comme hypnotisées, 103 683e et 4 000e foncent vers ce phare souterrain.


Bilsheim en sautillait d'excitation: il avait compris! Il montra aux gendarmes comment positionner les allumettes pour obtenir quatre triangles. Mines ahuries, puis vociférations d'enthousiasme. Solange Doumeng, qui s'était piquée au jeu, éructa

— Vous avez trouvé? Vous avez trouvé? Dites-moi! Mais on ne lui obéit pas, elle entendit un brouhaha de voix mêlé de bruits mécaniques. Et le silence retomba. Qu'est-ce qui se passe Bilsheim? Dites-moi!

Le talkie-walkie se mit à grésiller furieusement.

— Allô! Allô!

— Oui (grésillements), on a ouvert le passage. Derrière il y a un (grésillements) couloir. Il part sur la (grésillements) droite. On y va!

— Attendez! Comment avez-vous fait pour les quatre triangles?

Mais Bilsheim et les siens n'entendaient plus les messages de la surface. Le haut-parleur de leur appareil ne fonctionnait plus, sans doute un court-circuit. Ils ne recevaient plus rien mais pouvaient encore émettre.

— Ah! c'est incroyable, plus on avance plus c'est construit. Il y a une voûte, et au loin une lumière. On y va.

— Attendez, vous m'avez dit une lumière, là-dessous? s'égosillait vainement Solange Doumeng.

— Ils sont là!

— Oui est là? Bon sang! Les cadavres? Répondez!

— Attention…

On entendit toute une série de détonations nerveuses, des cris puis la ligne fut coupée. La corde ne se déroulait plus; elle restait pourtant tendue. Les policiers de surface l'empoignèrent et tirèrent, supposant qu'elle était coincée. Ils s'y mirent à trois… à cinq. Tout d'un coup, ça lâcha. Ils remontèrent la corde et l'enroulèrent, non pas dans la cuisine mais dans la salle à manger, tant cela formait une gigantesque bobine. Ils furent enfin à l'extrémité rompue, déchiquetée, comme si des dents l'avaient rongée.

— Qu'est-ce qu'on fait, madame? murmura l'un des flics.

— Rien. Surtout on ne fait rien. Plus rien. Pas un mot à la presse, pas un mot à qui que ce soit, et puis vous allez me murer cette cave le plus vite possible. L'enquête est finie. Je referme le dossier et qu'on ne nie parle plus jamais de cette satanée cave! Allez, faites vite, achetez des briques et du ciment. Quant à vous, réglez les problèmes avec les veuves des gendarmes.

En début d'après-midi, alors que les policiers s'apprêtaient à poser les dernières briques, un bruit sourd se fit entendre. Quelqu'un remontait! On dégagea le passage. Une tête émergea des ténèbres puis tout le corps du rescapé. Un gendarme. On allait enfin savoir ce qui se passait là-dessous. Sur son visage était stigmatisée la peur absolue. Certains muscles faciaux restaient tétanisés comme par une attaque. Un vrai zombie. Le bout de son nez avait été arraché et saignait d'abondance. Il tremblait, les yeux révulsés.

— Gebegeeeege, articula-t-il.

Un filet de bave coulait de sa bouche tombante. Il se passa sur le visage une main couverte de plaies que le regard exercé de ses collègues assimila à des coups de couteau.

— Que s'est-il passé? Vous avez été attaqué?

— Geuuuubegeu!

— Y a-t-il d'autres personnes vivantes là-dessous?

— Beugeugeeebebeggebee!

Comme il était incapable d'en dire plus, on soigna ses plaies, on l'enferma dans un centre de soins psychiatriques et on mura la porte de la cave.


Le plus infime de leurs grattements de pattes sur le sol déclenche une variation dans l'intensité de la lumière. Celle-ci frémit, comme si elle les entendait venir, comme si elle était vivante.

Les fourmis s'immobilisent, pour en avoir le cœur net. La lueur ne tarde guère à s'amplifier, jusqu'à éclairer les moindres anfractuosités des couloirs. Les deux espionnes se cachent précipitamment pour ne pas être repérées par l'étrange projecteur. Puis, profitant d'une chute d'intensité lumineuse, elles foncent vers la source des rayons.

Eh bien, il s'agit d'un coléoptère phosphorescent. Une luciole en rut. Dès qu'elle a repéré les intruses, elle s'éteint complètement… Mais comme il ne se passe rien, elle retrouve doucement une faible clarté verte, prudente mise en veilleuse. 103 683e lance des odeurs de non-agression. Bien que tous les coléoptères comprennent ce langage, la luciole ne répond pas. Sa clarté verte se ternit, vire au jaune avant de devenir peu à peu rougeâtre. Les fourmis supposent que cette nouvelle couleur exprime l'interrogation. Nous sommes perdues dans cette termitière, émet la vieille exploratrice. D'abord, l'autre ne répond pas. Au bout de quelques degrés, elle se met à clignoter, ce qui peut exprimer aussi bien la joie que l'agacement. Dans le doute, les fourmis attendent. La luciole part soudain dans un couloir transversal en clignotant de plus en plus vite. On dirait qu'elle veut montrer quelque chose. Elles la suivent.

Les voici dans un secteur encore plus frais et humide. Des couinements lugubres se font entendre, on ne sait où. Comme des cris de détresse se répandant sous forme d'odeurs et de sons.

Les deux exploratrices s'interrogent. Or, si l'insecte de lumière ne parle pas, il entend parfaitement. Et comme pour répondre à leur question il s'allume et s'éteint par longues saccades, comme s'il voulait dire

N'ayez pas peur, suivez-moi. Tous trois s'enfoncent de plus en plus profondément dans le sous-sol étranger et parviennent ainsi dans une zone très froide, où les couloirs sont beaucoup plus larges.

Les couinements reprennent avec une vigueur accrue,

Attention! émet brusquement 4000e.

103 683e se retourne. La luciole éclaire une espèce de monstre qui s'approche, visage fripé de vieillard, corps enveloppé dans un linceul blanc transparent. La soldate hurle une puissante odeur de terreur qui suffoque ses deux compagnes. La momie continue d'avancer, elle semble même se pencher pour leur parler. En fait, elle bascule en avant. Elle s'affale de tout son long sur le soi, violemment. La coque s'ouvre. Et le monstrueux vieillard se métamorphose en nouveau-né… Une nymphe termite! Elle devait se tenir en équilibre dans un coin. Eventrée, la momie continue de se tortiller en poussant des couinements tristes. C'était donc ça, l'origine des cris. Et des momies, il y en a d'autres. Car les trois insectes se trouvent dans une pouponnière. Des centaines de nymphes termites sont alignées verticalement contre les murs. 4000e les inspecte et s'aperçoit que certaines sont mortes faute de soins. Les survivantes lancent des odeurs de détresse pour appeler les nourrices. Cela fait au moins 2° qu'elles n'ont pas été léchées, elles sont toutes en train de mourir d'inanition. C'est aberrant. Jamais un insecte social n'abandonnerait, ne serait-ce qu'un F-temps, ses couvains. Ou alors… La même idée traverse l'esprit des deux fourmis. Ou alors… C'est que toutes les ouvrières sont mortes et qu'il ne reste plus que les nymphes! La luciole clignote encore, leur faisant signe de la suivre dans de nouveaux couloirs. Une senteur bizarre envahit l'air. La soldate marche sur quelque chose de dur. Elle n'a pas d'ocelles infrarouges et ne voit pas dans le noir. La lumière vivante approche et éclaire les pattes de 103 683e. Un cadavre de soldat termite! Ça ressemble assez à une fourmi, à part que c'est tout blanc et que ça n'a pas d'abdomen détaché… Et de ces cadavres blancs, il y en a des centaines jonchant le sol. Quel massacre! Et le plus étrange: tous les corps sont intacts. Il n'y a pas eu de combat! La mort a dû être foudroyante. Les habitants sont encore figés dans des positions de travail quotidien. Certains semblent dialoguer ou couper du bois entre leurs mandibules. Qu'est-ce qui a bien pu provoquer une telle catastrophe? 4 000e examine ces statues morbides. Elles sont imprégnées de fragrances piquantes. Un frisson parcourt les deux fourmis. C'est un gaz empoisonné. Voilà qui explique tout: la disparition de la première expédition lancée contre la termitière; le dernier survivant de la seconde expédition qui meurt sans aucune blessure.

Et si elles-mêmes ne ressentent rien, c'est que depuis le temps le gaz toxique s'est dispersé. Mais alors, pourquoi les nymphes ont-elles survécu? La vieille exploratrice émet une hypothèse. Elles ont des défenses immunitaires spécifiques; leur cocon les a peut-être sauvées… Elles doivent maintenant être vaccinées contre le poison. C'est la fameuse mithridatisation qui permet aux insectes de résister à tous les insecticides en produisant des générations mutantes. Mais qui a bien pu introduire ce gaz meurtrier? C'est un véritable casse-tête. Une fois de plus, en cherchant l'arme secrète, 103683'e est tombée sur d' «autres choses», tout aussi incompréhensibles. 4000e voudrait sortir. La luciole clignote en signe d'assentiment. Les fourmis donnent quelques morceaux de cellulose aux larves qui peuvent être sauvées, puis partent à la recherche de la sortie. La luciole les suit. Au fur et à mesure qu'elles avancent, les cadavres de soldats termites laissent la place à des cadavres d'ouvrières chargées du soin de la reine. Certaines tiennent encore dans leurs mandibules des œufs! L'architecture devient de plus en plus sophistiquée. Les couloirs, de coupe triangulaire, sont gravés de signes. La luciole change de couleur et se met à diffuser une lumière bleutée. Elle a dû percevoir quelque chose. De fait, un halètement se fait entendre au fond du couloir.

Le trio parvient devant une sorte de sanctuaire protégé par cinq gardes géants. Tous morts. Et l'entrée en est obstruée par les corps inanimés d'une vingtaine de petites ouvrières. Les fourmis les dégagent en se les passant de patte en patte. Une caverne dont la forme sphérique est presque parfaite se trouve ainsi dévoilée. La loge royale termite. C'est de là que provenait le bruit.

La luciole donne une belle lumière blanche, qui, au centre de la pièce, éclaire une sorte d'étrange limace. C'est la reine termite, une caricature de reine fourmi, Sa petite tête et son thorax rachitique sont prolongés d'un fantastique abdomen de près de cinquante têtes de long. Cet appendice hypertrophié est régulièrement secoué de spasmes.

La petite tête s'agite de douleur, proférant des hurlements en auditif et en olfactif. Les cadavres des ouvrières avaient si bien bouché l'orifice d'entrée que le gaz n'a pas pu pénétrer. Mais la reine est en train de mourir faute de soins.

Regarde son abdomen! Les petits poussent de l'intérieur et elle n'arrive pas à accoucher seule.

La luciole monte au plafond et produit en toute innocence une lumière orangée semblable à celle qui baigne les tableaux de Georges de La Tour.

Sous les efforts conjugués des deux fourmis, les œufs commencent à s'écouler de l'énorme sac procréateur. C'est un véritable robinet à vie. La reine semble soulagée, elle a cessé de crier.

Elle demande en langage olfactif universel primaire qui l'a sauvée? Elle est surprise en identifiant les odeurs des fourmis. Sont-elles des fourmis masquées?

Les fourmis masquées sont une espèce très douée en chimie organique. Insectes noirs de grande taille, elles vivent dans le Nord-Est.

Elles savent reproduire artificiellement n'importe quelle phéromone: passeport,

piste, communication… juste en mélangeant judicieusement des sèves, des pollens et des salives.

Une fois leur camouflage distillé, elles arrivent à s'introduire par exemple dans les cités termites sans être repérées. Elles pillent et tuent alors, sans qu'aucune de leurs victimes ait pu les identifier!

Non, nous ne sommes pas des fourmis masquées.

La reine termite leur demande s'il y a des survivants dans sa cité, et les fourmis répondent que non. Elle émet le vœu d'être tuée, qu'on abrège ses souffrances.

Mais auparavant, elle désire révéler quelque chose.

Oui, elle sait pourquoi sa cité a été détruite.

Les termites ont découvert depuis peu le bout oriental du monde. La fin de la planète. C'est un pays noir, lisse, où tout est détruit. Là-bas vivent des animaux étranges, très rapides et très féroces. Ce sont eux les gardiens du bout du monde. Ils sont armés de plaques noires qui écrabouillent n'importe quoi. Et maintenant ils utilisent aussi des gaz empoisonnés!

Voilà qui rappelle la vieille ambition de la reine Bi-stin-ga. Atteindre l'un des bouts du monde. Cela serait donc possible? Les deux fourmis en demeurent stupéfaites. Elles avaient cru jusqu'alors que la Terre est si vaste qu'il est impossible d'en atteindre le bord. Or cette reine termite laisse entendre que le bout du monde est proche! Et qu'il est gardé par des monstres… Le rêve de la reine Bi-stin-ga serait-il réalisable? Toute cette histoire leur parait tellement énorme qu'elles ne savent par quelle question commencer.

Mais pourquoi ces gardiens du bout du monde sont-ils avancés jusqu'ici? Veulent-ils envahir les cités de l'Ouest? La grosse reine n'en sait pas plus. Elle veut à présent mourir. Elle insiste. Elle n'a pas appris à arrêter son cœur. Il faut la tuer. Les fourmis décapitent donc la reine termite, après que celle-ci leur a indiqué le chemin de la sortie. Puis elles mangent quelques petits œufs et quittent l'imposante cité qui n'est plus qu'une ville fantôme. Elles déposent à l'entrée une phéromone qui porte le récit du drame de ce lieu. Car en tant qu'exploratrices de la Fédération, elles ne doivent manquer à aucun de leurs devoirs. La luciole les salue. Elle aussi sans doute s'était égarée dans la termitière en se protégeant de la pluie. Maintenant qu'il refait beau, elle va reprendre son traintrain habituel: manger, émettre de la lumière pour attirer les femelles, se reproduire, manger, émettre de la lumière pour attirer les femelles, se reproduire… Une vie de luciole, quoi!

Elles portent leur regard et leurs antennes en direction de l'est. D'ici, elles ne perçoivent pas grand-chose; il n'empêche qu'elles savent: le bout du monde n'est pas loin. Il est par là.


CHOC DE CIVILISATIONS: Le contact entre deux civilisations est toujours un instant délicat. Parmi les grandes remises en question qu 'ont connues les êtres humains, on peut noter le cas des Noirs africains enlevés comme esclaves au XVIIIe siècle.

La plupart des populations servant d'esclaves vivaient à l'intérieur des terres dans les plaines et les forêts. Ils n'avaient jamais vu la mer. Tout d'un coup un roi voisin venait leur faire la guerre sans raison apparente, puis au lieu de tous les tuer, ils les prenaient comme captifs, lesenchaînaient et les faisaient marcher en direction de la côte.

Au bout de ce périple ils découvraient deux choses incompréhensibles: 1) la mer immense, 2) les Européens à la peau blanche. Or la mer, même s'ils ne l'avaient pas directement vue, était connue par l'entremise des contes comme le pays des morts. Quant aux Blancs, c'étaient pour eux comme des extraterrestres, ils avaient une odeur bizarre, ils avaient une peau d'une couleur bizarre, ils avaient des vêtements bizarres.

Beaucoup mouraient de peur, d'autres, affolés, sautaient des bateaux et se faisaient dévorer par les requins. Les survivants allaient, eux, de surprise en surprise. Ils voyaient quoi? Par exemple les Blancs qui buvaient du vin. Et ils étaient sûrs que c'était du sang, le sang des leurs.

Edmond Wells

Encyclop édie du savoir relatif et absolu.


La 56e femelle est affamée. Ce n'est pas seulement un corps, mais toute une population qui réclame sa ration de calories. Comment nourrir la meute qu'elle abrite en son sein? Elle finit par se résoudre à sortir de son trou de ponte, se traîne sur quelques centaines de têtes et ramène trois aiguilles de pin qu'elle lèche et mâchouille avec avidité.

Ce n'est pas suffisant. Elle aurait bien chassé, mais n'en a plus la force. Et c'est elle qui risque de servir de pâture aux milliers de prédateurs tapis aux alentours. Alors elle se tasse dans son trou pour attendre la mort. Au lieu de cela, c'est un œuf qui apparaît. Son premier Chlipoukanien! Elle l'a à peine senti venir. Elle a secoué ses pattes engourdies et a pressé de toute sa volonté sur ses boyaux. Il faut que ça marche, sinon tout est fini. L'œuf roule. Il est petit, presque noir à force d'être gris.

Si elle le laisse éclore, il donnera naissance à une fourmi mort-née. Et encore… elle ne pourrait même pas le nourrir jusqu'à éclosion. Alors elle mange son premier rejeton.

Cela lui donne aussitôt un surplus d'énergie.

Il y a un œuf en moins dans son abdomen et un œuf en plus dans son estomac. Elle trouve dans ce sacrifice la force de pondre un second œuf, tout aussi sombre, tout aussi petit que le premier.

Elle le déguste. Et se sent encore mieux. Le troisième œuf est à peine plus clair. Elle le dévore quand même.

Ce n'est qu'au dixième que la reine change de stratégie. Ses œufs sont devenus gris, de la taille de ses globes oculaires. Chli-pou-ni en pond trois comme ça, en mange un et laisse vivre les deux autres, les réchauffant sous son corps.

Tandis qu'elle continue de pondre, ces deux veinards se métamorphosent en longues larves dont les têtes restent figées en une étrange grimace. Et ils commencent à geindre pour réclamer à manger. L'arithmétique se complique. Sur trois œufs pondus, il en faut maintenant un pour elle, et les deux autres pour nourrir les larves. Voilà comment, en circuit fermé, on arrive à produire quelque chose à partir de rien. Lorsqu'une larve est assez grosse, elle lui donne à manger une autre larve… C'est le seul moyen de lui fournir les protéines nécessaires à sa transformation en véritable fourmi.

Mais la larve survivante est toujours affamée. Elle se contorsionne, hurle. Le festin de ses sœurs n'arrive pas à l'assouvir. Finalement, Chli-pou-ni mange cette première tentative d'enfant. Il faut que j'y arrive, il faut que j'y arrive, se répète-t-elle. Elle pense au 327e mâle et pond d'un coup cinq œufs beaucoup plus clairs. Elle en ingurgite deux, et laisse grandir les trois autres. Ainsi, d'infanticide en enfantement, la vie se passe le relais. Trois pas en avant, deux pas en arrière. Cruelle gymnastique qui finit par déboucher sur un premier prototype de fourmi complète.

L'insecte est tout petit et plutôt débile, car sous-alimenté. Mais elle a réussi son premier Chlipoukanien! La course cannibale pour l'existence de sa cité est désormais à moitié gagnée. Cette ouvrière dégénérée peut en effet se mouvoir et ramener des vivres du monde alentour: cadavres d'insectes, graines, feuilles, champignons… Ce qu'elle fait.

Chli-pou-ni, enfin nourrie normalement, donne naissance à des œufs bien plus clairs, bien plus fermes. Les coquilles solides protègent les œufs du froid. Les larves sont de taille raisonnable. Les enfants éclos de cette nouvelle génération sont grands et costauds. Ils vont former la base de la population de Chli-pou-kan. Quant à la première ouvrière tarée qui a permis d'alimenter la pondeuse, elle est bien vite mise à mort et dévorée par ses sœurs. Après quoi, tous les meurtres, toutes les douleurs qui ont préludé à la création de la Cité sont oubliées. Chli-pou-kan vient de naître.


MOUSTIQUE: Le moustique est l'insecte qui duellise le plus volontiers avec l'humain. Chacun d'entre nous s'est retrouvé un jour, en pyjama debout sur le lit, la pantoufle à la main, l'œil guettant le plafond immaculé. Incompréhension. Pourtant ce qui gratte ce n'est que la salive désinfectante de sa trompe. Sans cette salive chaque piqûre pourrait s'infecter. Et encore le moustique prend toujours la précaution de ne piquer qu'entre deux points de réception de la douleur!

Face à l'homme, la stratégie du moustique a évolué. Il a appris à devenir plus rapide, plus discret, plus vif au décollage. Il devient déplus en plus difficile à repérer. Certains audacieux de la dernière génération n'hésitent pas à se cacher sous l'oreiller de leur victime. Ils ont découvert le principe de la «Lettre volée» d'Edgar Allait Poe: la meilleure cachette est celle qui crève les yeux, car on pense toujours à aller chercher plus loin ce qui se trouve tout près.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Grand-Mère Augusta contempla ses valises déjà prêtes. Demain elle allait déménager rue des Sybarites. Cela paraissait incroyable, mais Edmond avait envisagé la disparition de Jonathan et il avait inscrit dans son testament: «si Jonathan meurt ou disparaît, et s'il n'a pas lui-même établi de testament, je souhaiterais que ce soit Augusta Wells, ma mère, qui vienne occuper mon appartement. Si elle-même venait à disparaître, ou si elle refusait ce legs, je souhaiterais que ce soit Pierre Rosenfeld qui hérite des lieux; et si lui-même refusait ou disparaissait, Jason Bragel pourrait alors venir habiter…»

Il faut reconnaître qu'à la lumière des événements récents, Edmond n'avait pas eu tort de se prévoir au moins quatre héritiers. Mais Augusta n'était pas superstitieuse, et puis elle pensait que même si Edmond était misanthrope il n'avait aucune raison de vouloir la mort de son neveu et de sa mère. Quant à Jason Bragel, il s'agissait de son meilleur ami!

Une idée curieuse lui traversa l'esprit. On aurait dit qu'Edmond avait cherché à gérer le futur comme si… tout commençait après sa mort.

Cela fait des jours qu'elles marchent dans la direction du soleil levant. La santé de 4000e ne cesse de se détériorer, mais la vieille guerrière continue d'avancer sans se plaindre. Elle est vraiment d'un courage et d'une curiosité à toute épreuve. Par une fin d'après-midi, alors qu'elles escaladent le tronc d'un noisetier, elles se trouvent soudain encerclées par des fourmis rouges. Encore de ces bestioles du Sud qui ont voulu voir du pays! Leur corps allongé est pourvu d'un aiguillon venimeux dont chacun sait que le moindre contact provoque une mort instantanée. Les deux rousses aimeraient être ailleurs. A part quelques mercenaires dégénérés, 103 683e n'a encore jamais vu de rouges dans le grand Extérieur. Décidément, les terres de l'Est valent d'être découvertes… Agitation d'antennes. Les fourmis rouges savent communiquer dans la même langue que les Belokaniennes.

Vous n'avez pas les bonnes phéromones passeports. Dehors! Ceci est notre territoire. Les rousses répondent qu'elles ne font que passer, elles désirent aller au bout du monde oriental. Les fourmis rouges se concertent. Elles ont reconnu les deux autres comme étant de la Fédération des rousses. Celle-ci est peut-être loin, mais elle est puissante (64 cités avant le dernier essaimage) et la réputation de ses années a franchi le fleuve de l'Ouest. Il vaut peut-être mieux ne pas chercher des prétextes de conflit. Un jour fatalement, des rouges, qui sont une espèce migrante, se trouveront obligées de traverser les territoires fédérés des rousses. Les mouvements d'antennes s'apaisent progressivement. L'heure est à la synthèse. Une rouge transmet l'avis du groupe Vous pouvez passer une nuit ici. Nous sommes prêtes à,vous indiquer le chemin du bout du monde, et même à vous y accompagner. En échange vous nous laisserez quelques-unes de vos phéromones d'identification.

Le marché est équitable. 103683e et 4000e savent qu'en donnant de leurs phéromones elles offrent aux rouges un précieux laissez-passer pour tous les vastes territoires de la Fédération. Mais pouvoir aller au bout du monde et en revenir n'a pas de prix… Leurs hôtes les guident vers le campement, situé quelques branches plus haut. Cela ne ressemble à rien de connu. Les fourmis rouges, qui pratiquent le tissage et la couture, ont bâti leur nid provisoire en cousant bord à bord trois grandes feuilles de noisetier. L'une sert de plancher, les autres de murs latéraux.

103 683e et 4000e observent un groupe de tisseuses, occupées à fermer le «toit» avant la nuit. Elles sélectionnent la feuille du noisetier qui va faire office de plafond. Pour réunir cette feuille aux trois autres, elles forment une échelle vivante, dizaines d'ouvrières qui s'empilent les unes sur les autres jusqu'à fabriquer un monticule susceptible d'atteindre la feuille-plafond. Plusieurs fois la pile s'effondre. C'est trop haut.

Les rouges changent alors de méthode. Un groupe d'ouvrières se hisse sur la feuille-plafond, composant une chaîne qui s'accroche et qui pend à la pointe extrême du végétal. La chaîne descend, descend afin de rejoindre l'échelle vivante toujours placée en dessous. C'est encore trop loin, aussi la chaîne est-elle lestée en son bout par une grappe de rouges.

Ça y est presque, la tige de la feuille s'est courbée. Il ne manque que très peu de centimètres sur la droite. Les fourmis de la chaîne lancent un mouvement de pendule pour compenser l'écart. À chaque fin de balancement la chaîne s'étire, elle semble sur le point de rompre mais elle tient bon. Enfin les mandibules des acrobates du haut et du bas réalisent leur jonction, tchac! Deuxième manœuvre: la chaîne rétrécit. Les ouvrières du milieu, avec mille précautions, sortent du rang, montent sur les épaules de leurs collègues, et tout le monde tire pour rapprocher les deux feuilles. La feuille-plafond descend petit à petit sur le village, étendant son ombre sur le plancher. Toutefois, si la boîte a son couvercle, il faut à présent le sceller. Une vieille rouge se rue à l'intérieur d'une maison et ressort en brandissant une grosse larve. Voilà l'instrument du tissage. On ajuste les bords bien parallèlement, on les maintient en contact. Puis on amène la larve fraîche. La pauvresse était en train de construire son cocon pour opérer sa mue en toute tranquillité, on ne lui en laissera point le loisir. Une ouvrière saisit un fil dans cette pelote et commence à la dévider. Avec un peu de salive elle en colle l'extrémité à une feuille et passe ensuite le cocon à sa voisine.

La larve, sentant qu'on lui retire son fil, en produit d'autre pour compenser. Plus on la dénude, plus elle a froid et plus elle crache sa soie. Les ouvrières en profitent. Elles se passent cette navette vivante de mandibule en mandibule et ne lésinent pas sur la quantité de fil. Lorsque leur enfant meurt, épuisé, elles en prennent un autre. Douze larves sont ainsi sacrifiées à ce seul ouvrage. Elles achèvent de fermer le second bord de la feuille-plafond; le village présente maintenant l'aspect d'une boite verte aux arêtes blanches. 103683e, qui s'y promène presque comme chez elle, remarque à différentes reprises des fourmis noires au milieu de la foule de fourmis rouges. Elle ne peut s'empêcher de questionner. Ce sont des mercenaires? Non, ce sont des esclaves. Les rouges ne sont pourtant pas connues pour leurs mœurs esclavagistes… L'une de celles-ci consent à expliquer qu'elles ont croisé récemment une horde de fourmis esclavagistes qui s'acheminaient vers l'ouest, et qu'elles ont alors échangé des œufs de noires contre un nid tissé portatif. 103683e ne lâche pas si vite son interlocutrice et lui demande si la rencontre n'a pas tourné ensuite à la bagarre. L'autre répond que non, que les terribles fourmis étaient déjà repues, elles n'avaient que trop d'esclaves; de plus, elles avaient peur du dard mortel des rouges. Les fourmis noires issues des œufs troqués avaient pris les odeurs passeports de leurs hôtes et les servaient comme s'il s'agissait de leurs parents. Et comment pourraient-elles savoir que leur patrimoine génétique fait d'elles des prédatrices et non pas des esclaves? Elles ne connaissent rien du monde en dehors de ce que les rouges veulent bien leur raconter. Vous n'avez pas peur qu'elles se révoltent? Bon, il y avait déjà eu des soubresauts. En général les rouges anticipaient les incidents en éliminant les récalcitrantes isolées. Tant que les noires ne savaient pas qu'elles avaient été dérobées dans un nid, qu'elles faisaient partie d'une autre espèce, elles manquaient de motivation réelle… La nuit et le froid descendent sur le noisetier. On attribue aux deux exploratrices un coin où passer la mini-hibernation nocturne.

Chli-pou-kan croît petit à petit. On a tout d'abord aménagé la Cité interdite. Elle n'est pas construite dans une souche, mais dans un truc bizarre enterré là; une boîte de conserve rouillée, en fait, ayant jadis contenu trois kilos de compote, rebut provenant d'un orphelinat proche. Dans ce palais nouveau, Chli-pou-ni pond avec frénésie cependant qu'on la gave de sucres, de graisses et de vitamines. Les premières filles ont construit juste sous la Cité interdite une pouponnière chauffée à l'humus en décomposition. C'est ce qu'il y a de plus pratique, en attendant le dôme de branchettes et le solarium qui signeront la fin des travaux.

Chli-pou-ni veut que sa cité bénéficie de toutes les technologies connues: champignonnières, fourmis citernes, bétail de pucerons, lierres de soutien, salles de fermentation de miellat, salle de fabrication des farines de céréales, salles de mercenaires, salle d'espions, salle de chimie organique, etc.

Et ça court dans tous les coins. La jeune reine a su transmettre son enthousiasme et ses espoirs. Elle n'accepterait pas que Chli-pou-kan soit une ville fédérée comme les autres. Elle ambitionne d'en faire un pôle d'avant-garde, la pointe de la civilisation myrmécéenne. Elle déborde d'ailleurs de suggestions.

Par exemple, on a découvert aux alentours de l'étage -12 un ruisseau souterrain. L'eau est un élément qui n'a pas été assez étudié, selon elle. On doit pouvoir trouver un moyen de marcher dessus. Dans un premier temps, une équipe est chargée d'étudier les insectes qui vivent en eau douce: dytiques, cyclopes, daphnies… Sont-ils comestibles? Pourra-t-on un jour en élever dans des flaques contrôlées? Son premier discours connu, elle le tient sur le thème des pucerons: Nous allons vers une période de troubles guerriers. Les armes sont de plus en plus sophistiquées. Nous ne pourrons pas toujours suivre. Un jour, peut-être, la chasse à l'extérieur deviendra aléatoire. Il nous faut prévoir le pire. Notre cité doit s'étendre le plus possible en profondeur. Et nous devons privilégier l'élevage des pucerons à toute autre forme de fourniture des sucres vitaux. Ce bétail sera installé dans des étables situées aux étages les plus bas… Trente de ses filles font une sortie et ramènent deux pucerons sur le point d'accoucher. Au bout de quelques heures, elles en ont obtenu une centaine de puceronneaux dont elles coupent les ailes. On installe cette amorce de cheptel à l'étage -23, bien à l'abri des coccinelles, et on le fournit amplement en feuilles fraîches et tiges pleines de sève. Chli-pou-ni envoie des exploratrices dans toutes les directions. Certaines ramènent des spores d'agaric qui sont ensuite plantées dans les champignonnières. La reine avide de découvertes décide même de réaliser le rêve de sa mère: elle plante une ligne de graines de fleurs carnivores sur la frontière est. Elle espère ainsi ralentir une éventuelle attaque des termites et de leur arme secrète. Car elle n'a pas oublié le mystère de l'arme secrète, l'assassinat du prince 327e et la réserve alimentaire dissimulée sous le granité. Elle dépêche un groupe d'ambassadrices en direction de Bel-o-kan. Officiellement, celles-ci sont chargées d'annoncer à la reine mère la construction de la soixante-cinquième cité et son ralliement à la Fédération. Mais à titre officieux, elles doivent essayer de poursuivre l'enquête à l'étage — 50 de Bel-o-kan.


La sonnette retentit alors qu'Augusta était en train d'épingler ses précieuses photos sépia sur le mur gris, Elle vérifia que la chaîne de sécurité était mise et entrouvrit la porte. Il y avait là un monsieur d'âge moyen, bien propret; il n'avait même pas de pellicules sur le revers de sa veste.

— Bonjour madame Wells. Je me présente: Pr Leduc, un collègue de votre fils Edmond. Je n'irai pas par quatre chemins. Je sais que vous avez déjà perdu votre petit-fils et votre arrière-petit-fils dans la cave. Et que huit pompiers, six gendarmes et deux policiers y ont disparu pareillement. Pourtant, madame… je souhaiterais y descendre. Augusta n'était pas sûre d'avoir bien entendu. Elle régla sa prothèse auditive sur le volume maximal.

— Vous êtes le Pr Rosenfeld?

— Non. Leduc. Pr Leduc. Je vois que vous avez entendu parler de Rosenfeld. Rosenfeld, Edmond et moi sommes tous trois entomologistes. Nous avons en commun une spécialité: l'étude des fourmis. Mais justement Edmond avait pris sur nous une sérieuse avance. Il serait dommage de ne pas en faire bénéficier l'humanité… Je souhaiterais descendre dans votre cave. Quand on entend mal, on regarde mieux. Elle examina les oreilles de ce Leduc. L'être humain possède la particularité de garder en lui la forme de son passé le plus ancien; l'oreille, à cet égard, représente le fœtus.

Le lobe symbolise la tête, l'arête du pavillon donne la forme de la colonne vertébrale, etc. Ce Leduc avait dû être un fœtus maigre, et Augusta appréciait modérément les fœtus maigres.

— Et qu'est-ce que vous espérez trouver dans cette cave?

— Un livre. Une encyclopédie où il notait systématiquement tous ses travaux. Edmond était cachottier. Il a dû tout ensevelir là-dessous, en mettant des pièges pour tuer ou repousser les béotiens. Mais moi, je pars averti et un homme averti…

— … peut très bien se faire tuer! compléta Augusta.

— Laissez-moi ma chance.

— Entrez, monsieur…?

— Leduc, Pr Laurent Leduc du laboratoire CNRS 352.

Elle le guida vers la cave. Une inscription en larges lettres rouges était peinte sur le mur construit par la police:


NE PLUS JAMAIS DESCENDRE DANS CETTE MAUDITE CAVE!!


Elle la désigna d'un coup de menton.

— Vous savez ce qu'ils disent les gens dans cet immeuble, monsieur Leduc? Ils disent que c'est une bouche de l'enfer. Ils disent que cette maison est Carnivore et qu'elle mange les humains qui viennent lui démanger le gosier… Certains voudraient même qu'on coule du béton.

Elle le regarda de haut en bas.

— Vous n'avez pas peur de mourir, monsieur Leduc?

— Si, fit-il, et il sourit d'un air narquois. Si, j'ai peur de mourir idiot, sans savoir ce qu'il y a au fond de cette cave.


103 683e et 4000e ont quitté depuis des jours le nid des tisseuses rouges. Deux guerrières au dard pointu les accompagnent. Ensemble elles ont marché longtemps sur des pistes à peine parfumées de phéromones pistes. Elles ont déjà parcouru des milliers de têtes de distance depuis le nid tissé dans les branches du noisetier. Elles ont croisé toutes sortes d'animaux exotiques dont elles ne connaissent même pas le nom. Dans le doute, elles les évitent tous.

Quand la nuit vient, elles creusent la terre le plus profondément possible puis s'enfouissent en profitant de la douce chaleur et de la protection de leur planète nourricière.

Les deux rouges, aujourd'hui, les ont guidées jusqu'au sommet d'une colline.

Le bout du monde est encore loin?

C'est par là.

De leur promontoire, les rousses découvrent, à perte de vue vers l'est, un univers de sombres broussailles. Les rouges leur signifient que leur mission prend fin,

qu'elles ne les suivent pas plus loin. Il y a certains endroits où leurs odeurs ne sont pas bien accueillies.

Le Belokaniennes doivent continuer tout droit jusqu'aux champs des moissonneuses. Celles-ci vivent en permanence aux parages du «bord du monde»; elles sauront sans aucun doute les renseigner. Avant de quitter leurs guides, les rousses délivrent les précieuses phéromones d'identification de la Fédération, prix convenu du voyage. Puis elles dévalent la pente à la rencontre des champs cultivés par les fameuses moissonneuses.


SQUELETTE: Vaut-il mieux avoir lesquelette à l'intérieur ou à l'extérieur du corps?

Lorsque le squelette est à l'extérieur, ilforme une carrosserie protectrice. La chair est à l'abri des dangers extérieurs mais elledevient fiasque et presque liquide. Et lorsqu'une pointe arrive à passer malgrétoute la carapace, les dégâts sont irrémédiables.

Lorsque le squelette ne forme qu'une barre mince et rigide à l'intérieur de la masse, la chair palpitante est exposée à toutes les agressions. Les blessures sont multiples et permanentes.

Mais, justement, cette faiblesse apparente force le muscle à durcir et la fibre à résister. La chair évolue.

J'ai vu des humains qui avaient forgé grâce à leur esprit des carapaces «intellectuelles» les protégeant des contrariétés. Ils semblaient plus solides que la moyenne. Ils disaient: «je m'en fous» et riaient de tout. Mais lorsqu'une contrariété arrivait à passer leur carapace les dégâts étaient terribles.

J'ai vu des humains souffrir de la moindre contrariété, du moindre effleurement, mais leur esprit ne se fermait pas pour autant, ils restaient sensibles à tout et apprenaient de chaque agression.

Edmond Wells,

Encyclop édie du savoir relatif et absolu.


Les esclavagistes attaquent! Panique à Chli-pou-kan. Des éclaireurs fourbus répandent la nouvelle dans la jeune cité.

Les esclavagistes! Les esclavagistes! Leur terrible réputation les a précédées. De même que certaines fourmis ont privilégié telle voie de développement — élevage, stockage, culture de champignons ou chimie — , les esclavagistes se sont spécialisées dans le seul domaine de la guerre. Elles ne savent faire que ça, mais le pratiquent comme un art absolu. Et tout leur corps s'y est adapté. La moindre de leurs articulations se termine par une pointe recourbée, leur chitine a une épaisseur double de celle des rousses. Leur tête étroite et parfaitement triangulaire n'offre de prise à aucune griffe. Leurs mandibules, aux allures de défenses d'éléphant portées à l'envers,

sont deux sabres courbes qu'elles manient avec une adresse redoutable. Quant à leurs mœurs esclavagistes, elles ont découlé naturellement de leur excessive spécialisation. Il s'en est même fallu de peu que l'espèce ne disparaisse, détruite par sa propre volonté de puissance. A force de guerroyer, ces fourmis ne savent plus construire de nids, élever leurs petits, ou même… se nourrir. Leurs mandibules-sabres, si efficaces dans les combats, s'avèrent bien peu pratiques pour s'alimenter normalement. Cependant, pour belliqueuses qu'elles soient, les esclavagistes ne sont pas stupides. Puisqu'elles n'étaient plus capables d'effectuer les tâches ménagères indispensables à la survie quotidienne, d'autres allaient s'en occuper à leur place. Les esclavagistes s'attaquent en particulier aux nids petits et moyens de fourmis noires, blanches ou jaunes — toutes espèces ne possédant ni dard ni glande à acide. Elles encerclent d'abord le village convoité. Dès que les assiégées s'aperçoivent que toutes les ouvrières sorties se sont fait tuer, elles décident de boucher les issues. C'est le moment que choisissent les esclavagistes pour lancer leur premier assaut. Elles débordent facilement les défenses, ouvrent des brèches dans la cité, sèment la panique dans les couloirs.

C'est alors que les ouvrières effrayées tentent d'opérer une sortie qui mettrait les œufs à l'abri. Exactement ce qu'ont prévu les esclavagistes. Elles filtrent toutes les issues et forcent les ouvrières à abandonner leur précieux fardeau. Elles ne tuent que celles qui ne veulent point obtempérer; chez les fourmis, on ne tue jamais gratuitement. À la fin des combats, les esclavagistes investissent le nid, demandent aux ouvrières survivantes de replacer les œufs à leur place et de continuer à les soigner. Lorsque les nymphes éclosent, elles sont éduquées à servir les envahisseuses, et comme elles ne connaissent rien du passé elles pensent qu'obéir à ces grosses fourmis est la manière de vivre juste et normale. Durant les razzias, les esclaves de longue date restent en retrait, cachées dans les herbes, à attendre que leurs maîtresses aient fini de nettoyer le coin. Une fois la bataille gagnée, en bonnes petites ménagères, elles s'installent dans les lieux, mélangent l'ancien butin d'œufs aux nouveaux, éduquent les prisonnières et leurs enfants. Les générations de kidnappées se superposent ainsi les unes aux autres, au gré des migrations de leurs pirates.

Il faut en général trois esclaves pour servir chacune de ces accaparatrices. Une pour la nourrir (elle ne sait manger que des aliments régurgités qu'on lui donne à la becquée); une pour la laver (ses glandes salivaires se sont atrophiées); une pour évacuer les excréments qui, sinon, s'accumulent autour de l'armure et la rongent. Le pire qui puisse arriver à ces soldâtes absolues est bien sûr d'être abandonnées par leurs servantes. Elles ressortent alors précipitamment du nid volé et partent à la recherche d'une nouvelle cité à conquérir. Si elles ne la trouvent pas avant la nuit, elles peuvent mourir de faim et de froid. La mort la plus ridicule pour ces magnifiques guerrières!

Chli-pou-ni a entendu de nombreuses légendes sur les esclavagistes. On prétend qu'il y a déjà eu des révoltes d'esclaves, et que les esclaves connaissant bien leurs maîtresses n'avaient pas forcément le dessous. On raconte aussi que certaines esclavagistes font la collection d'œufs fourmis, dans l'idée d'en avoir de toutes les tailles et de toutes les espèces. Elle imagine une salle pleine de tous ces œufs de toutes grosseurs, de toutes couleurs. Et sous chaque enveloppe blanche… une culture myrmécéenne spécifique, prête à s'éveiller pour le service de ces brutes primaires.

Elle s'arrache à sa pénible songerie. Il faut d'abord penser à faire front. La horde esclavagiste a été signalée venant de l'est. Les éclaireurs et les espions chlipoukaniens assurent qu'elles sont de quatre cents à cinq cent mille soldâtes. Elles ont traversé le fleuve en utilisant le souterrain du port de Sateï. Et sont parait-il assez «agacées», car elles possédaient un nid ambulant de feuilles tissées dont elles ont dû se défaire pour passer dans le tunnel. Elles n'ont donc plus de logis, et si elles ne prennent pas Chli-pou-kan, elles devront passer la nuit dehors! La jeune reine tente de réfléchir le plus calmement possible: Si elles étaient si heureuses avec leur nid tissé portatif, pourquoi se sont-elles senties obligées de passer le fleuve? Mais elle connaît la réponse.

Les esclavagistes détestent les villes d'une haine aussi viscérale qu'incompréhensible. Chacune représente pour elles une menace et un défi. Eternelle rivalité entre gens des plaines et gens des villes. Or les esclavagistes savent que de l'autre côté du fleuve existent des centaines de cités fourmis, toutes plus riches et raffinées les unes que les autres.

Chli-pou-kan n'est malheureusement pas prête à encaisser un tel assaut. Certes, depuis quelques jours, la ville regorge d'un bon million d'habitantes; certes, on a construit un mur de plantes carnivores sur la frontière est… mais cela ne suffira jamais. Chli-pou-ni sait que sa cité est trop jeune, pas assez aguerrie. En outre, elle n'a toujours pas de nouvelles des ambassadrices qu'elle a envoyées à Bel-o-kan pour signifier l'appartenance à la Fédération. Elle ne peut donc compter sur la solidarité des cités voisines. Même Guayeï-Tyolot est à plusieurs milliers de tête, il est impossible d'avertir les gens de ce nid d'été… Qu'aurait fait Mère devant une telle situation? Chli-pou-ni décide de réunir quelques-unes de ses meilleures chasseresses (elles n'ont pas encore eu l'occasion de prouver qu'elles étaient guerrières) pour une communication absolue. Il est urgent de mettre au point une stratégie. Elles sont encore réunies dans la Cité interdite lorsque les vigiles postées dans l'arbuste surplombant Chli-pou-kan annoncent qu'on perçoit les odeurs d'une armée qui accourt.

Tout le monde se prépare. Aucune stratégie n'a pu être établie. On va improviser. Le branle-bas de combat est donné, les légions s'assemblent tant bien que mal (elles ignorent encore tout de la formation, chèrement acquise face aux fourmis naines). En fait, la plupart des soldâtes préfèrent placer leurs espoirs dans le mur de plantes carnivores.


AU MALI: Au Mali, les Dogons considèrent que lors du mariage originel entre le Ciel et la Terre, le sexe de la Terre était une fourmilière. Lorsque le monde issu de cet accouplement fut achevé, la vulve devint une bouche, d'où sortirent la parole et ce qui en est le support matériel: la technique du tissage, que les fourmis transmirent aux hommes.

De nos jours encore, les rites de fécondité demeurent liés à la fourmi. Les femmes stériles vont s'asseoir sur une fourmilière pour demander au dieu Amma de les rendre fécondes.

Mais les fourmis ne firent pas que cela pour les hommes, elles leur montrèrent aussi comment construire leurs maisons. Et enfin elles leur désignèrent les sources. Car les Dogons comprirent qu'il leur fallait creuser sous les fourmilières Pour trouver de l'eau.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Des sauterelles se mettent à bondir en tous sens. C'est un signe. Juste au-delà, les fourmis équipées des meilleurs yeux distinguent déjà une colonne de poussière. On a beau parler des esclavagistes, les voir charger est bien autre chose. Elles n'ont pas de cavalerie, elles sont la cavalerie. Tout leur corps est souple et solide, leurs pattes sont épaisses et musclées, leur tête fine et pointue est prolongée de cornes mobiles qui sont en fait leurs mandibules. Leur aérodynamisme est tel qu'aucun sifflement n'accompagne leur crâne lorsqu'il fend les airs, emporté par la vitesse des pattes.

L'herbe se couche à leur passage, la terre vibre, le sable ondule. Leurs antennes pointées en avant lâchent des phéromones tellement piquantes qu'on dirait des vociférations.

Doit-on s'enfermer et résister au siège ou sortir et se battre? Chli-pou-ni hésite, elle a peur, au point de ne pas risquer même une suggestion. Alors naturellement, les soldâtes rousses font ce qu'il ne faut pas faire. Elles se divisent. Une moitié sort pour affronter l'adversaire à découvert; l'autre moitié reste calfeutrée dans la Cité comme force de réserve et de résistance en cas de siège. Chli-pou-ni essaye de se remémorer la bataille des Coquelicots, la seule qu'elle connaisse. Et c'est, lui semble-t-il, l'artillerie qui avait provoqué le plus de dégâts dans les troupes adverses. Elle ordonne aussitôt qu'on place en premières lignes trois rangs d'artilleuses.

Les légions esclavagistes foncent à présent sur le mur de plantes carnivores. Les fauves végétaux se baissent à leur passage, attirés par l'odeur de viande chaude. Mais ils sont beaucoup trop lents, et toutes les guerrières ennemies passent avant que la moindre dionée ne soit parvenue ne serait-ce qu'à les pincer.

Mère s'était trompée! Sur le point d'encaisser la charge, la première ligne chlipoukanienne décoche une salve approximative qui n'élimine guère qu'une vingtaine d'assaillantes. La deuxième ligne n'a même pas le temps de se mettre en place, les artilleuses sont toutes saisies à la gorge et décapitées sans avoir pu lâcher une goutte d'acide.

C'est la grande spécialité des esclavagistes de n'attaquer qu'à la tête. Et elles le font très bien. Les crânes des jeunes Chlipoukaniennes volent. Les corps sans tête continuent parfois de se battre à l'aveuglette ou bien détalent en effrayant les survivantes. Au bout de douze minutes, il ne reste pas grand-chose des troupes rousses. La seconde moitié de l'armée bouche toutes les issues.

Chli-pou-kan n'ayant pas encore reçu son dôme, elle apparaît en surface sous la forme d'une dizaine de petits cratères entourés de graviers triturés.

Tout le monde est abasourdi. S'être donné tant de mal pour construire une cité moderne, et la voir à la merci d'une bande de barbares tellement primitives qu'elles ne savent pas se nourrir seules! Chli-pou-ni a beau multiplier les CA, elle ne trouve pas comment leur résister. Les moellons placés aux issues tiendront au mieux quelques secondes. Quant au combat dans les galeries, les Chlipoukaniennes n'y sont pas davantage préparées qu'au combat à découvert.

Dehors les dernières soldâtes rousses combattent comme des diablesses. Certaines ont pu battre en retraite, mais la plupart ont vu les issues se bouclier juste derrière leur dos. Pour elles, tout est fichu. Elles résistent pourtant avec d'autant plus d'efficacité qu'elles n'ont plus rien à perdre et qu'elles pensent que plus elles ralentiront les envahisseurs, plus les bouchons des issues pourront être consolidés. La dernière Chlipoukanienne se fait à son tour décapiter et son corps dans un réflexe nerveux se place devant une issue et y plante ses griffes, dérisoire bouclier. A l'intérieur de Chli-pou-kan, on attend. On attend les esclavagistes avec une morne résignation. La force physique pure a finalement une efficacité que la technologie n'a pu encore surpasser… Mais les esclavagistes n'attaquent pas. Tel Hannibal devant Rome, elles hésitent à vaincre. Tout cela paraît trop facile. Il doit y avoir un piège. Si leur réputation de tueuses les précède partout, les rousses ont aussi leur renommée. Dans le camp esclavagiste, on les dit habiles à inventer des pièges subtils. On prétend qu'elles savent faire alliance avec des mercenaires qui surgissent au moment où l'on s'y attend le moins, On dit aussi qu'elles savent dompter des animaux féroces, fabriquer des armes secrètes qui provoquent des douleurs insupportables. Et puis, autant les esclavagistes sont à l'aise en plein air, autant elles détestent se sentir entourées de murs.

Toujours est-il qu'elles ne font pas sauter les barricades disposées aux issues. Elles attendent. Elles ont tout leur temps. Après tout, la nuit ne devrait pas tomber avant une quinzaine d'heures.

Dans la fourmilière, on s'étonne. Pourquoi n'attaquent-elles pas? Chli-pou-ni n'aime pas cela. Ce qui l'inquiète, c'est que l'adversaire «agisse de manière à échapper à son mode de compréhension», alors qu'il n'en a nul besoin, étant le plus fort. Certaines de ses filles émettent timidement l'opinion qu'on essaie peut-être de les affamer. Une telle éventualité ne peut que redonner courage aux rousses: grâce à leurs étables en sous-sol, leurs champignonnières, leurs greniers à farine de céréales, les fourmis réservoirs gavées de miellat, elles sont en mesure de tenir deux bons mois de siège. Mais Chli-pou-ni ne croit pas à un siège. Ce que veulent les autres, là-haut, c'est un nid pour la nuit. Elle repense à la fameuse sentence de Mère: Si l'adversaire est plus fort, agis de manière à échapper à son mode de compréhension. Oui, face à ces brutasses, les technologies de pointe, voilà le salut. Les cinq cent mille Chlipoukaniennes opèrent des CA. Un débat intéressant émerge enfin. C'est une petite ouvrière qui émet:

L'erreur a été de vouloir reproduire des armes ou des stratégies utilisées par nos aînées de Bel-o-kan. Nous ne devons pas copier, nous devons inventer nos propres solutions, pour résoudre nos propres problèmes. Dès que cette phéromone est lâchée, les esprits se débloquent et une décision est rapidement prise. Tout le monde se met alors au travail.


JANISSAIRE: Au XlVe siècle, le sultan Muradler créa un corps d'armée un peu spécial, qu'on baptisa les Janissaires (du turcyeni tcheri, nouvelle milice). L'armée janissaire avait une particularité: elle n était formée que d'orphelins. En effet, les soldats turcs, quand ils pillaient un village arménien ou slave, recueillaient les enfants en très bas âge et les enfermaient dans une école militaire spéciale d'où ils ne pouvaient rien connaître du reste du monde. Eduqués uniquement dans l'art du combat, ces enfants s'avéraient les meilleurs combattants de tout l'Empire ottoman et ravageaient sans vergogne les villages habités par leur vraie famille. Jamais les Janissaires n'eurent l'idée de combattre leurs kidnappeurs aux côtés de leurs parents. En revanche, leurpuissance ne cessant de croître, cela finit par inquiéter le sultan Mahmut II qui les massacra et bouta le feu à leur école en 1826.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Le Pr Leduc avait amené deux grosses malles. De l'une, il sortit un surprenant modèle de marteau-piqueur à essence. Il se mit aussitôt à défoncer le mur construit par les policiers, jusqu'à y dégager un trou circulaire permettant le passage. Quand le tapage eut cessé, Grand-mère Augusta vînt proposer une verveine, mais Leduc refusa en expliquant posément que cela risquait de lui donner envie d'uriner. Il se tourna vers l'autre malle et en tira une panoplie complète de spéléologue.

— Vous pensez que c'est si profond que ça?

— Pour être franc, chère madame, avant de venir vous voir j'ai effectué une recherche sur cet immeuble. Il était habité à la Renaissance par des savants protestants qui ont construit un passage secret. Je suis presque certain que ce passage débouche en forêt de Fontainebleau. C'est par là que ces protestants échappaient à leurs persécuteurs.

— Mais si les gens qui sont descendus là-dessous sont ressortis en forêt, je ne comprends pas pourquoi ils ne se sont plus manifestés? Il y a mon fils, mon petit-fils… ma bru, plus une bonne dizaine de pompiers et de gendarmes, toutes ces personnes n'ont aucune raison de se cacher. Elles ont des familles, des amis. Elles ne sont pas protestantes et il n'y a plus de guerres de Religion.

— En êtes-vous tellement sûre, madame? Il la fixa d'un drôle d'air.

— Les religions ont pris de nouveaux noms, elles se targuent d'être des philosophies ou des… sciences. Mais elles sont toujours aussi dogmatiques.

Il passa dans la pièce voisine pour enfiler sa tenue de spéléo. Lorsqu'il refit son apparition, bien gêné aux entournures, la tête prise dans un casque rouge vif garni d'une lampe frontale, Augusta faillit pouffer. Lui reprit comme si de rien n'était.

— Après les protestants, cet appartement a été occupé par des sectes de tout poil. Certaines s'adonnaient à de vieux cultes païens, d'autres adoraient l'oignon, ou le radis noir, que sais-je?

— L'oignon et le radis noir sont excellents pour la santé. Je comprends fort bien qu'on les adore. La santé c'est ce qu'il y a de plus important… Regardez, je suis sourde, bientôt sénile, et je meurs chaque jour un peu plus. Il se voulut rassurant.

— Allons ne soyez pas pessimiste, vous avez encore très bonne mine.

— Voyons tiens, quel âge me donnez-vous?

— Je ne sais pas… soixante, soixante-dix ans.

— Cent ans, monsieur! j'ai eu cent ans il y a une semaine, et je suis complètement malade de tout mon corps, et la vie m'est chaque jour plus difficile à supporter, surtout depuis que j'ai perdu tous les êtres que j'aimais.

— Je vous comprends madame, la vieillesse est une épreuve difficile.

— Vous avez encore beaucoup de phrases à l'emporte-pièce comme ça?

— Mais madame…

— Allez, descendez vite. Si demain je ne vous vois pas remonter, j'appellerai la police et ils me feront sûrement un gros mur que plus personne ne viendra casser…


Rongée en permanence par les larves d'ichneumon, 4000e ne parvient pas à trouver le sommeil, même durant les nuits les plus glacées.

Alors elle attend calmement la mort, tout en se livrant à des activités passionnantes et risquées qu'elle n'aurait jamais eu le courage d'aborder en d'autres circonstances. Découvrir le bord du monde, par exemple. Elles sont encore en chemin vers les champs des moissonneuses. 103 683e profite du trajet pour se remémorer certaines leçons de ses nourrices. Elles lui ont expliqué que la Terre est un cube, ne portant la vie que sur sa face supérieure.

Que verra-t-elle si elle atteint enfin le bout du monde, son bord? De l'eau? Le vide d'un autre ciel? Sa compagne en sursis et elle-même en sauront davantage alors que toutes les exploratrices, toutes les rousses depuis le commencement des temps! Sous le regard étonné de 4000e, la marche de 103 683e se transforme soudain en un pas déterminé.


Lorsque au milieu de l'après-midi les esclavagistes se décident à forcer les issues, elles sont surprises de ne trouver aucune résistance. Elles savent pourtant bien qu'elles n'ont pas détruit l'armée rousse tout entière, même en tenant compte de la petite taille de la cité. Alors méfiance… Elles avancent d'autant plus prudemment qu'habituées à vivre au grand air et jouissant à la lumière d'une excellente vue, elles sont complètement aveugles en sous-sol. Les asexuées rousses n'y voient pas non plus, mais elles au moins sont habituées à évoluer dans les boyaux de ce monde de ténèbres. Les esclavagistes arrivent dans la Cité interdite. Tout est désert. Il y a même des tas d'aliments qui gisent au sol, intacts! Elles descendent encore; les greniers sont pleins, des gens se trouvaient dans ses salles il y a peu de temps, c'est certain. A l'étage — 5, elles trouvent des phéromones récentes. Elles essaient de décrypter les conversations qui se sont tenues là, mais les rousses ont déposé un rameau de thym dont les exhalaisons parasitent tous les effluves.

Etage — 6. Elles n'aiment pas se sentir comme ça, enfermées sous la terre. Il fait si noir dans cette ville! Comment des fourmis peuvent-elles supporter de rester en permanence dans cet espace confiné et sombre comme la mort? A l'étage — 8, elles repèrent des phéromones encore plus fraîches. Elles accélèrent le pas, les rousses ne doivent plus être bien loin. A l'étage — 10, elles surprennent un groupe d'ouvrières brandissant des œufs. Celles-ci détalent devant les envahisseuses. C'était donc ça! Enfin elles comprennent, toute la ville est descendue dans les étages les plus profonds en espérant sauver sa précieuse progéniture.

Comme tout redevient cohérent, les esclavagistes oublient toute prudence et courent en poussant leur fameuse phéromone cri de guerre dans les couloirs. Les ouvrières chlipoukaniennes n'arrivent pas à les semer, et on est déjà à l'étage — 13.

Soudain, les porteuses d'œufs disparaissent inexplicablement. Quant au couloir qu'elles suivaient, il débouche sur une immense salle dont le sol est largement baigné de flaques de miellat. Les esclavagistes se précipitent d'instinct pour lécher la précieuse liqueur qui, sinon, risque d'être épongée par la terre. D'autres guerrières se pressent derrière elles, mais la salle est vraiment gigantesque, il y a de la place et de la flaque de miellat pour tout le monde. Comme c'est doux, comme c'est sucré! Ce doit sûrement être une de leurs salles à fourmis réservoirs, une esclavagiste en a entendu parler: une technique soi-disant moderne qui consiste à obliger une pauvre ouvrière à passer toute sa vie tête en bas et l'abdomen étiré à l'extrême. Elles se moquent une fois de plus des citadines tout en se gobergeant de miellat. Mais un détail attire tout d'un coup l'attention d'une esclavagiste. Il est surprenant qu'une salle aussi importante n'ait qu'une seule entrée…

Elle n'a pas le temps de réfléchir plus. Les rousses ont fini de creuser. Un torrent d'eau jaillit du plafond, Les esclavagistes essayent de fuir par le couloir mais celui-ci est maintenant obstrué par un gros rocher. Et le niveau de l'eau monte. Celles qui n'ont pas été assommées par le choc de la trombe se débattent de toute leur énergie. L'idée est venue de la guerrière rousse qui avait signalé qu'il ne faut pas copier ses aînées. Elle avait ensuite posé la question: Quelle est la spécificité de notre ville? Ce ne fut qu'une seule phéromone: Le ruisseau souterrain de l'étage — 12! Elles avaient alors dévié une rigole à partir du ruisseau, et canalisé ce bras d'eau en imperméabilisant le sol avec des feuilles grasses. Le reste était plutôt lié à la technique des citernes. Elles avaient construit un gros réservoir d'eau dans une loge, puis en avaient percé le centre avec une branche. Le plus compliqué était évidemment de tenir la branche foreuse pointée au-dessus de l'eau. Ce furent des fourmis suspendues au plafond de la loge citerne qui réussirent cette prouesse. En dessous, les esclavagistes gesticulent et gigotent. La plupart sont déjà noyées, mais lorsque toute l'eau est transvasée dans la salle inférieure le, niveau de flottaison est assez élevé pour que certaines guerrières arrivent à sortir par le trou du plafond. Les rousses les abattent sans mal au tir d'acide. Une heure plus tard, la soupe d'esclavagistes ne bouge plus. La reine Chli-pou-ni a gagné. Elle émet alors sa première sentence historique: Plus l'obstacle est élevé, plus il nous oblige à nous surpasser.


Un cognement sourd et régulier attira Augusta dans la cuisine, juste comme le Pr Leduc passait le trou du mur en se contorsionnant. Ça alors, après vingt-quatre heures! Pour une fois qu'il y avait quelqu'un d'antipathique dont la disparition lui était égale, il fallait qu'il revienne! Sa combinaison de spéléo était lacérée, mais il était indemne. Il était bredouille, aussi, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure.

— Alors?

— Alors, quoi alors?

— Vous les avez trouvés? — Non…

Augusta était toute remuée. C'était la première fois que quelqu'un remontait vivant et pas fou de ce trou. Il était donc possible de survivre à cette aventure!

— Mais enfin, qu'y a-t-il là-dessous? Est-ce que ça débouche dans la forêt de Fontainebleau comme vous le pensiez?

Il se défit de son casque.

— Amenez-moi d'abord à boire s'il vous plait.

J'ai épuisé toutes mes réserves alimentaires et je n'ai pas bu depuis hier midi.

Elle lui apporta de la verveine qu'elle gardait chaude dans une Thermos.

— Vous voulez que je vous dise ce qu'il y a là-dessous? Il y a un escalier en colimaçon qui descend raide sur plusieurs centaines de mètres. Il y a une porte. Il y a un bout de couloir aux reflets rouges, bourré de rats, puis tout au fond il y a un mur qui a dû être construit par votre petit-fils Jonathan. Un mur très solide, j'ai essayé de le trouer à la perceuse sans aucun résultat. En fait, il doit tourner ou basculer, car il y a un système de touches alphabétiques à code.

— Des touches alphabétiques à code?

— Oui, il faut sans doute taper un mot répondant à une question.

— Quelle question?

— Comment faire quatre triangles équilatéraux avec six allumettes? Augusta ne put s'empêcher d'éclater de rire. Ce qui agaça profondément le scientifique.

— Vous connaissez la réponse!

Entre deux hoquets elle parvint à articuler

— Non! eh non! je ne connais pas la réponse!

Mais je connais bien la question!

Et elle riait, elle riait. Le Pr Leduc grommela

— Je suis resté des heures à chercher.

Évidemment on arrive à un résultat avec les triangles inclus en V, mais ils ne sont pas

équilatéraux.

Il rangeait son matériel.

— Si vous le voulez bien, je vais aller interroger un ami mathématicien et je reviendrai.

— Non!

— Comment ça non?

— Une fois, la chance, une seule. Si vous n'avez pas su en profiter, il est trop tard. Veuillez tirer ces deux malles hors de chez moi. Adieu monsieur!

Elle ne lui appela même pas un taxi. Son aversion avait pris le dessus. Il avait décidément une odeur qui ne lui revenait pas.

Elle s'assit dans la cuisine, face au mur défoncé. Maintenant la situation avait évolué. Elle se résolut à téléphoner à Jason Bragel et à ce M. Rosenfeld. Elle avait décidé de s'amuser un peu avant de mourir.


PHEROMONE HUMAINE: Tout comme les insectes, qui communiquent par les odeurs, l'homme dispose d'un langage olfactif par lequel il dialogue discrètement avec ses semblables. Comme nous n'avons pas d'antennes émettrices, nous projetons les phéromones dans l'air à partir des aisselles, des tétons, du cuir chevelu et des organes génitaux. Ces messages sont perçus inconsciemment mais n'en sont pas moins efficaces. L'homme a cinquante millions de terminaisons nerveuses olfactives; cinquante millions de cellules capables d'identifier des milliers d'odeurs, alors que notre langue ne saitreconnaître que quatre saveurs.

Quel usage faisons-nous de ce mode decommunication?

Tout d'abord, l'appel sexuel. Un mâlehumain pourra très bien être attiré par une femelle humaine uniquement parce qu'il aapprécié ses parfums naturels (d'ailleurs trop souvent cachés sous des parfumsartificiels!). Il pourra de même se trouver repoussé par une autre dont les phéromonesne lui «parlent» pas.

Le processus est subtil. Les deux êtres ne sedouteront même pas du dialogue olfactif qu'ils ont eu. On dira juste que "l'amour estaveugle".

Cette influence des phéromones humainespeut aussi se manifester dans les rapports d'agression. Comme chez les chiens, unhomme qui hume des effluves transportant le message «peur» de son adversaire auranaturellement envie de l'attaquer.

Enfin l'une des conséquences les plusspectaculaires de l'action dephéromones humaines est sans doute la synchronisation des cycles menstruels. On s'est en effet aperçu que plusieurs femmes vivant ensemble émettaient des odeurs, qui ajustaient leur organisme de sorte que les règles de toutes se déclenchent en même temps.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Elles aperçoivent leurs premières moissonneuses au milieu des champs jaunes. En vérité, il faudrait plutôt parler de bûcheronnes; leurs céréales sont bien plus grandes qu'elles et elles doivent cisailler la base de la tige pour que tombent les grains nourriciers.

En dehors de la cueillette, leur principale activité consiste à éliminer toutes les autres plantes poussant autour de leurs cultures.

Elles utilisent pour cela un herbicide de leur fabrication: l'acide indole-acétique, qu'elles pulvérisent avec une glande abdominale. A l'arrivée de 103 683e et de 4000e, les moissonneuses leur prêtent à peine attention. Elles n'ont jamais vu de fourmis rousses, et pour elles ces deux insectes sont au mieux deux esclaves en fugue ou deux fourmis à la recherche de sécrétion de lomechuse. Bref, des clochardes ou des droguées. Une moissonneuse finit pourtant par déceler une molécule aux odeurs de fourmi rouge. Suivie d'une compagne, elle quitte son travail et s'approche.

Vous avez rencontré des rouges? Où sont-elles?

En discutant, les Belokaniennes apprennent que les rouges ont attaqué le nid des moissonneuses il y a plusieurs semaines. Elles ont tué avec leur dard venimeux plus d'une centaine d'ouvrières et de sexués, puis ont dérobé toute la réserve de farine de céréales. A son retour d'une campagne menée au sud, à la recherche de nouvelles graines, l'armée des moissonneuses n'avait pu que constater les dégâts. Les rousses reconnaissent qu'elles ont en effet rencontré des rouges. Elles indiquent la direction à prendre pour les retrouver. On les questionne, et elles narrent leur propre odyssée.

Vous êtes à la recherche du bout du monde? Elles acquiescent. Les autres éclatent alors de phéromones de rire aux odeurs pétillantes. Pourquoi s'esclaffent-elles? Le bout du monde n'existerait-il pas? Si, il existe et vous y êtes arrivées! Outre les moissons notre principale activité est de tenter le franchissement du bout du monde. Les moissonneuses se proposent de guider dès le lendemain matin les deux «touristes» vers ce lieu métaphysique. La soirée se passe en discussions, à l'abri du petit nid que les moissonneuses ont creusé dans l'écorce d'un hêtre.

Et les gardiens du bout du monde? demande

103 683e.

Ne vous en faites pas, vous les verrez bien assez tôt.

Est-il vrai qu'ils ont une arme capable d'écraser d'un coup toute une armée?

Les moissonneuses sont surprises que ces étrangères connaissent de tels détails.

C'est exact.

103 683e va donc enfin connaître la solution de l'énigme de l'arme secrète!

Cette nuit-là, elle a un rêve. Elle voit la Terre qui s'arrête à angle droit, un mur d'eau vertical qui envahit le Ciel et, sortant de ce mur d'eau, des fourmis bleues tenant des branches d'acacia très destructrices. Il suffit qu'un bout de ces branches magiques touche quoi que ce soit pour que tout soit pulvérisé.

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