Première partie Clampin dit Pistolet

I Meurtre d’un chat

C’était un palier d’aspect misérable, mais assez spacieux, éclairé d’en haut par un tout petit carreau dormant que la poussière rendait presque opaque. Trois portes délabrées donnaient sur ce palier où l’on arrivait par un escalier tournant, vissé à pic et dont l’arbre médial suait l’humidité. Les trois portes étaient disposées semi-circulairement.


À droite et à gauche de l’escalier étroit, il y avait en outre deux recoins, contenant quelques débris de bois de démolition, des mottes et des fagots.


Le jour allait baissant. On entendait aux étages inférieurs qui étaient au nombre de trois, y compris le rez-de-chaussée, des bruits confus, où dominaient les cliquetis de verres et d’assiettes. Une violente odeur de cabaret montait l’escalier en spirale et n’avait point d’issue.


Sur le carré de ce dernier étage tout était relativement silencieux. Par la porte de droite, sous laquelle il y avait une large fente, un murmure de discrète conversation sortait avec une bonne odeur de soupe fraîche. Derrière la porte du milieu, c’était un silence absolu. Ce qu’on entendait derrière la porte de gauche n’aurait point pu être défini, et même l’oreille la plus sûre aurait hésité sur la question de savoir si le martèlement périodique et sourd qui faisait vibrer la cage de l’escalier venait de là ou de plus loin.


Il semblait venir de là, mais c’était comme voilé et comme affaibli par une large distance. Néanmoins, à chaque coup, la cage de l’escalier subissait une profonde secousse.


Dans le recoin à main gauche de l’escalier, on ne voyait rien, sinon l’amas confus des pauvres combustibles, jetés là au hasard. Dans le recoin de gauche, un rayon pâle, pénétrant au travers des fagots, éclairait un superbe chat de gouttière, pelotonné, commodément occupé à se lisser le poil.


La première porte en montant à gauche portait le n° 7 et c’était sa seule enseigne.


La porte du milieu, outre son n° 8, avait une carte collée à l’aide de quatre pains à cacheter et sur laquelle était un nom, écrit à la plume: Paul Labre.


La troisième porte, celle d’où semblait venir le bruit périodique et inexplicable, était marquée du n° 9.


En bas, un coucou sonna cinq heures; il se fit un imperceptible mouvement dans le recoin de gauche; à droite, le chat dressa l’oreille dans son nid, derrière les fagots.


La conversation devint plus distincte à l’intérieur de la chambre n° 7 et le bruit des voix qui causaient se rapprocha.


La porte s’ouvrit, laissant échapper cette franche odeur de soupe dont nous avons déjà parlé. La chambre était grande et beaucoup plus vivement éclairée que le carré. On y voyait une table ronde avec sa nappe mise, et, au fond, une cheminée, entourée d’ustensiles de cuisine, pendus à la muraille. Un homme et une femme qui continuaient une conversation commencée se montrèrent sur le seuil.


La femme, qui n’était plus jeune, portait un costume d’ouvrière fort propre où se retrouvait je ne sais quel reflet d’habitudes et de goûts campagnards. Elle avait dû être très belle, et l’expression de son visage inspirait la confiance. Il y avait en elle de la gravité et de la bonté.


Son compagnon était un homme de trente-cinq à quarante ans, petit, mais bien pris dans sa courte taille. Sa figure énergique avait quelque chose de débonnaire et de méfiant à la fois, comme il peut arriver pour les gens dont la fonction contrarie le caractère. Sa joue rasée était bleue de barbe, ses yeux très noirs et abrités sous des sourcils touffus regardaient droit, mais regardaient trop. Il avait le sourire honnête. Ses vêtements étaient ceux d’un petit-bourgeois.


– Comme ça, dit la femme, après avoir interrogé le palier du regard et en parlant très bas, le général est à Paris? Ne me cachez rien, monsieur Badoît, ajouta-t-elle en voyant que son compagnon hésitait. Vous savez bien que je ne suis pas bavarde.


– Je sais que vous êtes la meilleure des bonnes, maman Soûlas, répondit M. Badoît, mais ça brûle, voyez-vous, et il y a là-dessous une manigance à faire dresser les cheveux! Je sens Toulonnais-l’Amitié à une lieue à la ronde, moi.


– M. Lecoq! Les Habits Noirs! murmura Thérèse Soûlas avec plus de curiosité encore que de crainte.


Elle ajouta doucement:


– Mou! mou! mou! Ce minet devient presque aussi mauvais sujet que M. Mégaigne. Viens, trésor!


Badoît lui tendit la main.


– À tout à l’heure, dit-il. Je serai là pour le potage, six heures tapant… C’est drôle tout de même que les dames ont généralement des idées pour les mauvais sujets.


Il y avait là-dedans un reproche. Thérèse Soûlas se mit à rire bonnement et retint la main qu’on lui donnait.


– Savez-vous pour qui j’ai une idée? murmura-t-elle, c’est pour le pauvre grand garçon qui est si pâle. J’ai… j’ai eu une fille qui aurait presque cet âge-là.


Elle regardait d’un air triste la porte du milieu, marquée du n° 8.


– Ah! Ah! répliqua Badoît avec bonne humeur, je ne suis pas jaloux de M. Paul! S’il avait du goût pour l’éclat, celui-là, il irait loin. Son affaire avec le général l’avait planté du premier coup… mais ça se ronge de honte et de préjugés. À vous revoir, madame Soûlas; je suis sur une piste, et j’ai un diable dans le corps!


Il descendit lentement l’escalier. Mme Soûlas resta un instant pensive sur le pas de sa porte.


– Le général! se dit-elle. Ma fille est heureuse dans sa maison. Je sais qu’il l’aime autant que son autre fille. C’est singulier; moi, je ne connais pas son autre enfant, et je l’aime presque autant que ma fille!


Elle fit sa voix toute douce pour appeler encore:


– Mou, mou! mou! libertin! mou! mou!


Mais l’obstiné matou se gobergeait sous ses fagots et faisait la sourde oreille.


Mme Soûlas rentra et referma sa porte. Pendant tout le temps qu’elle avait été sur le palier, le bruit régulier et sourd avait cessé dans la chambre n° 9. Aussitôt que Mme Soûlas eut disparu, le bruit recommença.


Elle était maintenant assise auprès de sa cheminée, regardant fixement une grande marmite de cuivre, où bouillait le pot-au-feu.


– Moi, pensait-elle, il ne sait plus que j’existe, et qu’importe? Je ne lui ai jamais rien demandé pour moi.


Elle avait pris sous le revers de son fichu une petite boîte qu’elle ouvrit. La boîte contenait le portrait d’un fort beau cavalier portant le costume de lancier et les insignes de chef d’escadron. Sous le portrait, on pouvait lire ces mots: «À Thérèse.»


Mme Soûlas le regarda. Il eût été malaisé de traduire l’émotion de son sourire. Ce n’était en aucune façon de l’amour.


– Ils disent que les révolutions ont changé le monde, murmura-t-elle. Un homme beau, riche, puissant, passe dans un pauvre pays; il trouve une femme belle, il lui prend sa conscience et son repos: il s’en va heureux, elle reste misérable. Quand mettront-ils autre chose à la place de cela?… Ah! j’ai eu bien de la tendresse et bien de la colère! Mais je n’ai plus rien, sinon la pensée de ma fille. Ysole est heureuse chez lui; tout ce que je pourrais faire pour lui, je le ferais de bon cœur.


La marmite bouillait copieusement, jetant à profusion ces effluves qui offensent les estomacs rassasiés et ravissent jusqu’à l’extase l’humble appétit du poète.


Mme Soûlas se leva pour mettre en ordre le couvert: une demi-douzaine d’assiettes dont chacune avait sa bouteille coiffée d’une serviette en turban.


Nous sommes ici dans une table d’hôte.


On frappa: deux habitués entrèrent. M. Mégaigne, le mauvais sujet, et M. Chopand, un homme rangé.


Il faut bien arriver à vous le dire, depuis le commencement de ce récit, vous n’avez encore vu que des agents de police. Mme Soûlas tenait gargote pour messieurs les inspecteurs. Badoît était un inspecteur; M. Mégaigne, ce brillant viveur, était un inspecteur; c’est un inspecteur aussi que ce Chopand, tournure de rentier, cœur de comptable.


Paul Labre lui-même, l’inconnu, l’unique brin d’herbe par où nous puissions nous rattraper à la poésie, hélas!…


Ce palier mystérieux appartenait à une maison historique, dont nous vous ferons bientôt la monographie. Nous sommes rue de Jérusalem, en plein cœur de la sûreté publique. Les bruits et les parfums de cabaret qui montaient par l’escalier à vis appartenaient à l’établissement du père Boivin qui avait deux maisons et la tour du bord de l’eau, dite aussi la tour Tardieu ou la tour du crime.


La chambre n° 9, d’où sortait ce bruit énigmatique qui se prolongeait patiemment et semblait venir de si loin, occupait précisément le dernier étage de la tour.


M. Mégaigne avait un habit bleu à boutons noirs. C’était don Juan avec un arrière-goût d’employé des pompes funèbres; M. Chopand portait une redingote demi-solde et peu de linge; il était petit, maigre, jaune-gris, ridé à sec et brillait surtout par son flegme et sa voix de basse-taille.


– Belle dame, dit Mégaigne, en saluant de son chapeau luisant, agité gracieusement à deux pieds au-dessus de sa tête, j’ignore pourquoi vous daignez vous intéresser au général comte de Champmas, mais j’ai l’avantage de vous annoncer qu’on l’a extrait du Mont-Saint-Michel pour l’amener à Paris où il doit témoigner dans une affaire de complot politique.


– Où il témoigne, rectifia Chopand. L’affaire se juge en ce moment même.


– Le général a été bon pour ma famille, dit simplement Mme Soûlas.


Elle ajouta:


– Qu’est-ce que c’est donc que cette fameuse histoire qui vous met tous en rumeur?


– Bon! s’écria Mégaigne, le Badoît a parlé? Quel bavard! Il n’y a pas d’affaire. Ce n’est qu’un mot qui n’a ni queue ni tête, et entendu par un gendarme, encore! Les gendarmes entendent toujours de travers, c’est le règlement.


Chopand se mit à rire. Entre gendarmes et inspecteurs la sainte amitié ne règne pas.


– Pendant le voyage du Mont-Saint-Michel à Paris, reprit Mégaigne, à je ne sais plus quel relais, un homme a pu s’approcher du général, un homme en blouse, et lui a dit quelque chose, dont le brave gendarme n’a attrapé qu’un petit morceau. «… Gautron à la craie jaune.»


– Devine, devinaille! interrompit Chopand. Voilà tous les finauds de la sûreté en quête! Gautron à la craie jaune! hein! qué rébus!


– Gautron à la craie jaune! répéta M. Mégaigne en haussant les épaules. Est-ce une enseigne?


– Ou une manière d’accommoder Gautron? risqua M. Chopand: comme qui dirait Gautron à la purée?


– Et là-dessus, poursuivit M. Mégaigne, voilà mon Badoît parti! Il veut toujours mieux faire que les autres! Sa mouche, le petit Pistolet, qui tue les chats et va-t-en ville, a rôdé toute la matinée autour du Palais. Cherche! moi, je dis: Gautron à la craie jaune ou Gautron à la sauce blanche, on en donne au gouvernement pour son argent, et c’est bête de gâter le métier. Pas de bile! voilà mon opinion.


Quand six heures sonnèrent, cinq convives s’assirent autour de la table; deux places restèrent vides, celle de M. Badoît et celle du voisin du n°8, Paul Labre, qu’on avait déjà appelé plusieurs fois.


En ce moment, et quoique le jour eût encore baissé sur le palier, on aurait pu voir quelque chose d’informe s’agiter dans le recoin, à droite de l’escalier; dans le trou de gauche, le chat cessa de lustrer son museau et prit une attitude inquiète.


– Quoi! dit une voix de ténor aigu, très enrouée, je ne peux pas en faire, moi, des matous, pas vrai? Et M. Badoît ne me donnera rien pour avoir entendu cogner ici près ou plus loin, car du diable si je sais où on pioche. Il n’est pas monté un seul minet et j’ai besoin de mes vingt sous: Mèche, mon Andalouse, m’attend à Bobino avec toutes ces demoiselles; faut que l’amour de maman Thérèse y passe! Je me rangerai quelque jour, c’est dit; mais jusqu’à ce que je m’aie rangé en grand, c’est encore l’âge du plaisir et de la folie!


Une forme humaine, grêle et dégingandée, sortit lentement du noir. Aux lueurs qui tombaient du jour de souffrance, on aurait pu distinguer des os pointus sous un bourgeron bleu déteint et une tête étroite, coiffée d’une énorme toison couleur de filasse.


Cela fit un pas et s’étira. C’était Clampin, dit Pistolet, jeune homme libre, mais non sans profession, puisqu’il travaillait pour M. Badoît, pour les gargotiers de la Cité et pour bien d’autres.


Le chat se renfonça sous les fagots; il sentait un ennemi.


Pistolet, qui semblait marcher pieds nus, tant son pas était muet, tourna la cage de l’escalier. Il avait à la main un tout petit crochet de chiffonnier, véritable joujou d’enfant qu’il avait dû fabriquer lui-même avec un brin de fagot et un clou.


– Mou, mou, mou! appela-t-il en contrefaisant bien doucement la voix de Mme Soûlas.


Les fagots bruirent par l’effort que faisait le matou pour pénétrer plus avant sous le tas, à reculons.


– Innocent, lui dit Pistolet, ne fais donc pas de manières: tu ne t’en apercevras seulement pas. Et tu ne peux pas dire que je n’ai pas attendu. Maman Soûlas a bon cœur; s’il était venu le moindre lapin de gouttière… Mais non, quoi! Il y a des jours comme ça. Quand on arrive tard à Bobino, tu sais, c’est la grêle… Bouge pas!


Les yeux du matou luisaient comme deux charbons et indiquaient exactement la place de sa tête. Il y a de grands chasseurs, et presque tous les grands chasseurs sont un peu chirurgiens. Clampin, dit Pistolet, visa avec soin et piqua. Les deux charbons s’éteignirent.


– Là! fit-il, c’était donc la mer à boire!


Ce dernier mot n’était pas encore prononcé, qu’un grincement se fit entendre derrière la porte n° 9. Depuis quelques secondes, le bruit du martèlement avait cessé.


Pistolet se laissa choir sur les fagots sans respect pour le cadavre tiède de sa victime, et demeura immobile.


La porte n° 9 s’ouvrit, et Pistolet vit quelque chose de singulier.


Il faisait jour encore à l’intérieur de la chambre. La porte qui s’ouvrait en dehors montra son revers. Elle était doublée d’un matelas.


– Pour qu’on n’entende pas les coups de pioche, pensa Pistolet. Pas bête!


Un homme de taille herculéenne, que la lumière prenait à rebours, se montra sur le seuil. Il écouta et regarda. Puis il sortit et promena un morceau de craie sur les planches de la porte.


– Il met son nom, pensa Pistolet. On va voir.


Ce fut tout. L’homme rentra et poussa le verrou de la porte en dedans, mais pour rentrer, il avait mis en lumière son profil perdu, et Pistolet murmura d’un ton de surprise profonde, où il y avait bien quelque frayeur:


– M. Coyatier! le marchef!


«Mais voyons voir l’étiquette qu’il a collée sur sa boutique! ajouta-t-il.


Une allumette chimique grinça et fit feu. Pistolet l’approcha toute flambante de la porte du n° 9 et put lire ce nom: Gautron.


Ce nom était tracé avec de la craie jaune.

II Un coin du vieux Paris

Clampin, dit Pistolet, souffla sur son allumette chimique et se mit à réfléchir.


– Ça doit être crânement bon pour M. Badoît, cette histoire-là, pensa-t-il.


Le bruit sourd avait repris; Pistolet savait maintenant pourquoi les chocs répétés de la pioche ou du marteau semblaient si lointains: il y avait le matelas.


Pistolet pensa encore:


– Il ne faut pas plaisanter avec le marchef. Il a une manière pour tuer le monde comme moi pour les chats, sans les faire miauler; mais qu’est-ce qu’il peut fabriquer à coups de pic? La maison tremble. C’est drôle qu’on ne l’entend pas ici dessous dans les cabinets de société. Après ça, on entend peut-être; quand ils montent, une machine, ceux-là, c’est bien ajusté! On aura mis des amis dans les cabinets.


Il avait attaché son petit crochet de chiffonnier à un lambeau de bretelle qui retenait son pantalon sous sa blouse; c’était un engin de chasse qui ne coûtait point de port d’armes.


Pistolet, cependant, restait songeur.


– Quant à me passer de Bobino, ce soir, et de Mèche, mon Albanaise, bernique! dit-il en prenant sous les fagots le cadavre de l’infortuné matou. J’ai mes vingt sous assurés sur la planche. Il tâta le corps du délit en connaisseur et ajouta:


– Vingt-cinq sous! c’est un monument que ce bijou-là… et tendre! Au Lapin-Blanc ils le feront sauter pour les milords. Et il sera toujours bien temps de dire la chose à M. Badoît demain matin: la chose de M. Coyatier et du nom qu’il a marqué sur la porte matelassée. C’est un nom… Voyons! Ah! la mémoire!… Goudron… Gautron! Du diable si je suis capable de garder ça jusqu’à demain. Me faudrait un portefeuille avec crayon. Je m’en collerais un, s’ils ne coûtaient pas quarante centimes, sans boire ni manger, ni rien payer à Mèche.


Ces vêtements du gamin de Paris, qui semblent si élémentaires, ont toujours un nombre suffisant de poches. Dans ces poches, il y a toutes sortes de choses dont la vente ne produirait pas de quoi prendre l’omnibus. Pistolet fouilla ses poches pour trouver un lambeau de papier; par hasard, le papier manquait, Pistolet chercha sur le carré; pas le moindre chiffon.


– J’avais pourtant mis la main sur une miette de charbon qui aurait fait un joli crayon, grommela-t-il; tiens, je suis bête, la carte de M. Paul s’ennuie là, depuis le temps; je vais la mener au spectacle.


De son pas furtif, qui ne produisait aucun bruit, il s’approcha de la porte du milieu et enleva la carte de Paul Labre, au dos de laquelle il écrivit à tâtons ce nom de Gautron.


Tranquille désormais au sujet des tours que pourrait lui jouer sa mémoire, il dissimula le matou mort sous sa blouse et descendit l’escalier.


L’heure du plaisir avait sonné. Pistolet, libéré de son bureau, allait dans la rue tête haute et nez au vent.


Quand il eut vendu minet au cours du jour à l’industriel honorable qui devait en faire une gibelotte, Pistolet acheta pour deux sous de pain et deux sous de couenne cuite à la poêle qu’il mangea en gagnant le théâtre du Luxembourg. Sans appartenir à la jeunesse dorée, il avait quelque réputation au contrôle comme effronté claqueur.


– Ma femme est-elle au paradis? demanda-t-il: Mlle Mèche, s’entend?


Sa femme était au paradis. Il y monta. Pendant toute la soirée, il étonna la haute galerie par son faste, payant tour à tour de la bière à deux sous, de l’orgeat amidonné, des pommes, de la galette et des noisettes.


Il avait pourtant dans sa poche de quoi sauver la vie d’un homme qui allait mourir, ce chevalier déguenillé de Mlle Mèche. Mais il n’était pas encore rangé et ne songeait qu’au plaisir.


Après son départ, le palier où le meurtre avait eu lieu était resté désert. Chez Mme Soûlas, on dînait bien paisiblement; tout se taisait dans la mansarde de Paul Labre; le bruit produit par le travail mystérieux qui se faisait dans la chambre n° 9 s’entendait seul et plus distinctement.


Dans la nuit presque complète du carré, un rayon vif se dessina tout à coup en éventail, éclairant à la fois les deux recoins et la cage de l’escalier tournant.


C’était la porte du milieu qui s’ouvrait.


Paul Labre se montra debout sur le seuil. Il écouta.


Le martèlement sourd prit fin aussitôt.


Il paraît que, malgré le matelas, disposé pour amortir le son, celui ou ceux qui travaillaient dans la chambre n° 9 gardaient un moyen de savoir ce qui se passait au-dehors.


Un instant, la haute stature et la tête harmonieuse de Paul se découpèrent en silhouette sur la baie cintrée d’une fenêtre qui s’ouvrait au fond de sa chambre, juste en face de l’entrée. On ne pouvait distinguer ses traits parce que la lumière le frappait en plein dos et mettait son visage à contre-jour, mais l’élégance flexible de sa taille et la pureté de ses profils laissaient deviner un homme très jeune et très beau.


Manifestement, c’était le bruit du marteau qui l’avait appelé, car le silence parut l’étonner au plus haut point.


Manifestement aussi, le bruit l’avait arraché à quelque occupation exigeant du calme. Un poète a cette pose inquiète, quand un son importun vient tout à coup troubler son recueillement.


Mais Paul Labre n’était pas un poète.


Il jeta d’abord un regard du côté de la chambre tranquille où les hôtes de Mme Soûlas prenaient leur ordinaire; ensuite, son œil interrogea la porte du n° 9 qui restait dans l’ombre, et où le nom tracé à la craie n’apparaissait point.


Il murmura en se touchant le front:


– On n’est plus soi-même, à ces heures. Je me croyais fort, mais j’ai la fièvre, c’est certain, puisque j’entends des bruits qui n’existent pas.


Il prêta l’oreille encore, attentivement, et ajouta:


– Rien! J’aurais juré qu’il y avait là des maçons en train d’abattre un pan de muraille. Ma tête déménage.


Il rentra.


La chambre où nous pénétrons avec lui était petite et de forme irrégulière. Dans un plan d’architecte, elle aurait eu l’apparence d’une demi-lune légèrement écrasée. La fenêtre à lucarne était au centre de l’arc de cercle. Il n’y avait point de cheminée. Les deux angles étaient fermés en pans coupés par deux étroites armoires d’attache dont la section aurait fourni une sorte de triangle.


La chambre était meublée d’un lit de sangles, de trois chaises, d’une commode et d’un secrétaire. Les chaises étaient bonnes et semblaient venir d’un jardin public ou d’une église, la commode tombait en ruine, le secrétaire en cerisier, noirci par l’âge et les malheurs, avait néanmoins, parmi toute cette pauvreté, une apparence luxueuse. La tablette éreintée et soutenue par surcroît à l’aide d’une canne, plantée debout, comme les charretiers font pour empêcher leurs tombereaux de basculer, supportait quelques papiers, un petit verre à liqueurs plein d’encre et une plume.


Un chapeau noir était sur l’une des chaises. Sur le pied du lit, il y avait un pantalon noir assez neuf, un gilet noir et une redingote noire.


La fenêtre basse, cintrée et coiffée par l’avance du toit qui s’abaissait comme la visière d’une casquette, donnait sur un grand jardin, au-delà duquel diverses constructions monumentales se groupaient.


Paul Labre, au lieu de se rasseoir devant la tablette du secrétaire qu’il venait évidemment de quitter, car l’encre de la page commencée brillait encore, marcha d’un pas incertain vers la fenêtre et regarda au-dehors. Outre ces corps de bâtiments qui bordaient le jardin sur la droite, on voyait au fond une ligne de maisons régulièrement alignées et qui devaient former le revers d’une rue tirée au cordeau.


Sur la gauche, le mur bordait le quai, laissant voir, de l’étage où se trouvait Paul, une échappée de paysage parisien: la Seine et au-delà, le quai des Augustins terminé par la descente du Pont-Neuf, par-dessus lequel la Monnaie se profilait au-devant de l’Institut.


Une maison assez haute et d’aspect sévère à laquelle s’appuyait le mur du jardin coupait ici le tableau comme la ligne droite d’un cadre.


Nous en avons assez dit pour donner à peu près la situation topographique de cette lucarne, éclairant l’indigent garni de Paul Labre. Elle s’ouvrait sur les derrières de la rue de Jérusalem, à l’angle formé par le quai des Orfèvres; le jardin qu’on voyait au-dessous était celui de la Préfecture, dont les bâtiments s’étendaient sur la droite, rejoignant la Sainte-Chapelle.


La ligne des maisons régulières était le revers de la rue Harlay-du-Palais. La chambre de Paul Labre elle-même était l’intérieur du tourjon accolé à la fameuse tourelle qui faisait le coin de la rue de Jérusalem et du quai des Orfèvres: un des plus curieux du vieux Paris.


Tout cela est mort. Vous ne sauriez plus voir la bizarre physionomie de ce lieu que dans la collection photographique, tirée par ordre de M. Boittelle, et dont les meilleures épreuves sont conservées par le savant et très obligeant archiviste de la Préfecture.


En 1834, époque à laquelle commence notre histoire, la tour, le tourjon et la maison contiguë, portant le n° 3 de la rue de Jérusalem, étaient possédés par le traiteur Boivin, nom qui n’est pas sans quelque célébrité parmi les sans-gêne de la basse vie parisienne.


Le père Boivin, sans être précisément un archéologue, se montrait très fier de l’antiquité de sa tour, ouvrage avancé des anciennes fortifications du palais.


Il exhibait avec orgueil les traces d’un boulet bourguignon qui avait écorné sa muraille, il ne savait pas trop en quel siècle.


Ce qu’il savait très bien c’est que Boileau-Despréaux était né dans la maison voisine de la sienne: la maison du chanoine. «Boileau, Boivin, disait-il, ça rime!»


Il savait aussi que l’enfance de Voltaire s’était passée non loin de chez lui dans le bâtiment où est maintenant le bureau de l’imprimerie. Que de poètes dans cette rue qui n’avait pas quinze toises de longueur!


Il savait surtout que sa propre tour avait été habitée par le lieutenant criminel Tardieu et sa femme, ces deux avares, illustrés par une satire de ce même Boileau; qu’ils y avaient été assassinés et que la tête de l’infortuné magistrat avait pendu à la petite fenêtre du premier étage, donnant sur le quai. On disait encore à cause de cela: la Tour Tardieu ou la Tour du crime.


Mais Boivin n’aimait pas beaucoup ces gens qui, comme le lieutenant criminel Tardieu, surveillent et gênent les bons drilles. «S’il avait bu son sac au lieu de l’empailler, disait-il souvent, jamais on ne lui aurait fait du chagrin, même du temps de la Saint-Barthélémy!»


Outre la maison du chanoine, oncle de Boileau, et l’hôtel des protecteurs de Voltaire, Boivin avait autour de lui plusieurs choses dont il tirait gloire: l’arcade de Jean Goujon, sa voisine, et surtout la Sainte-Chapelle donnaient, selon lui, bon air à son établissement. Il expliquait volontiers comme quoi le nom de la rue de Jérusalem et le nom de la rue de Nazareth venaient des pèlerins qui avaient coutume de s’assembler autour de la chapelle de saint Louis, en partant ou en revenant de la Terre-Sainte. Il ajoutait: «Ça avait soif, ces fainéants, rapport à l’aridité du désert; ça demandait à rafraîchir. En foi de quoi, ma buvette date de la croisade.»


Quant aux bâtiments de la Préfecture eux-mêmes, Boivin ne les respectait pas.


Ce sont des parvenus qui sortirent de terre aux environs de l’an 1610.


La maison Boivin était un cabaret assez vaste et fréquenté, comme vous pouvez le penser, par des gens complètement étrangers à l’étiquette des cours. Sa principale clientèle était composée de ces hommes hardis et chevaleresques qui, dédaignant le travail manuel et les professions libérales, vivent de la protection qu’ils accordent aux belles. Ils ne jouissent pas de l’estime publique.


À ce fonds, hélas! considérable, se joignaient quelques gendarmes, des inspecteurs, des garçons de bureau, des pompiers et des rats de Palais, brûlés dans les autres gargotes de la Cité.


La tour, ou plutôt les tours, représentaient la partie galante de l’établissement.


J’ai le frisson en touchant à cela. Vénus pudique, dans les petits oratoires octogones qui formaient les divers étages de la tour principale, se serait voilé la face jusqu’aux genoux.


Néanmoins, il y venait des cuisinières de marchands d’ustensiles de pêche, pour fréquenter des gendarmes en tout bien tout honneur.


Dans ces boîtes on tenait aisément deux preux et deux demoiselles. Le père Boivin, ce faiseur de mots, disait: «En bourrant, on en met huit! Et ça tient!»


Au 3e étage les «cabinets» s’arrêtaient. Les combles étaient loués en garni.


Le garni se composait en tout de trois chambres: celles de Paul Labre, celle de Thérèse Soûlas, qui couronnait la maison n° 3, et celle de «Gautron, à la craie jaune», qui occupait le faîte de la Tour Tardieu.


Il n’est pas inutile de noter qu’en 1834, la maison contiguë à la gargote Boivin et marquée du n° 5 venait d’être louée par l’administration, qui y reconstituait le service de sûreté, après la destitution du fameux Vidocq.


Le regard de Paul Labre, triste et chargé de rêverie, se tourna vers l’échappée qui montrait un coin du grand paysage de la Seine; ainsi éclairé par les rayons du couchant, son visage sortait, mâle et net comme un médaillon de David, hors de l’ombre qui était derrière lui. C’était un jeune homme aux traits nobles et fiers. Dans l’expression de ses grands yeux vous eussiez deviné je ne sais quelle hardiesse vaincue et l’éclair éteint d’une gaieté qui n’était plus.


Il avait dû souffrir cruellement et longtemps, après avoir joui avec passion de quelques jours heureux.


Il était très pâle. Son front, couronné de cheveux bruns, court bouclés, avait de la distinction et aussi de l’ampleur. Les lignes de sa bouche faisaient naître l’idée d’une fermeté douce, mais brisée par le malheur.


En somme, quiconque l’eût remarqué, vêtu qu’il était d’une blouse de laine grise, à la fenêtre de ce misérable taudis, aurait pensé qu’il n’avait là ni son vrai costume, ni sa vraie place.


Le mur du jardin, donnant sur le quai, confinait à une série de maisons en retour, formant angle droit avec la cour du Harlay. Presque toutes ces maisons existent encore, excepté la première, la plus grande: celle qui, par conséquent, masquait les autres en ce temps-là.


Elle n’avait que deux étages, tous deux très haut, surmontés de mansardes semi-circulaires, perçant un toit à pic. Elle devait avoir été habitée noblement.


À chaque étage, une fenêtre à balcon ouvrait sur le jardin.


Ce jour-là, celle du premier étage s’abritait derrière ses persiennes fermées, celle du second restait entrouverte.


Un foulard de couleur rouge flottait au vent, noué à l’un des barreaux du balcon.


Ce fut vers la fenêtre fermée du premier étage que le regard de Paul Labre s’abaissa. Un sourire mélancolique vint à ses lèvres.


– Ysole! murmura-t-il. Qu’y a-t-il donc dans un nom? Je l’ai entrevue de loin; d’en bas je l’ai adorée. Elle va être le dernier battement de mon cœur!


Sa main s’approcha de ses lèvres comme s’il eût voulu envoyer un baiser.


Mais sa main retomba. Ses yeux venaient de rencontrer le foulard rouge qui flottait comme un drapeau au balcon de l’étage supérieur.


Un éclair de curiosité s’alluma dans son regard.


– Voilà trois fois, murmura-t-il, trois fois que je remarque pareille chose. Est-ce un signal?


Il n’acheva point; son œil s’éteignit, et ces quatre mots vinrent mourir sur ses lèvres:


– Désormais, que m’importe!

III La mansarde

Paul Labre laissa échapper un grand soupir, et son dernier regard fut pour les persiennes closes derrière lesquelles était son rêve.


Il poussa les battants de la croisée, qui, en se fermant, firent presque la nuit dans la mansarde. Il alluma une pauvre petite lampe à bec qui était sur la commode, et revint s’asseoir devant la tablette du secrétaire.


Non, ce n’était pas un poète. Du moins, il ne faisait pas de vers. Les lignes serrées qui couvraient à demi son papier étaient égales et allaient jusqu’au bout de la page.


– Ysole! répéta-t-il, comme si la musique de ce nom l’eût charmé. Heureuse fille! charmant sourire! M’a-t-elle jamais vu quand je m’arrêtais sur son chemin? Elle doit être bonne, j’en suis sûr, bonne comme les anges. Si j’avais gardé le pauvre bien de mon père, j’aurais pu m’approcher d’elle; si j’étais un mendiant, elle me ferait l’aumône… Mais tout est bien. Si ma main avait seulement effleuré la sienne, je n’aurais pas le courage de mourir!


Un larifla, fla, fla, chanté faux et en chœur par des accents alsacien et marseillais réunis monta des étages inférieurs. On dînait dans les cabinets. Quelques jurons auvergnats où chaque R valait un tour entier de crécelle ponctuaient la mélodie. La cloison à droite en entrant laissa passer trois petits coups frappés discrètement, et une voix douce cria:


– À la soupe, monsieur Paul, s’il vous plaît! La vôtre est au chaud. M. Badoît arrive.


Paul Labre venait de tremper sa plume dans l’encre.


– Je n’ai pas faim, ma bonne madame Soûlas, répondit-il. Dînez sans moi.


– Qu’est-ce que c’est que toutes ces affaires-là! gronda la bonne grosse voix de Badoît; ce chérubin-là me fait de la peine. Je parie que nous allons le voir malade!


– Allons, monsieur Paul, reprit Mme Soûlas, un peu de courage! Vous savez bien que l’appétit vient en mangeant.


La plume de Paul courait déjà sur le papier.


Nous avons dit «la cloison» en parlant du mur qui séparait Paul Labre de ses interlocuteurs. C’était, en effet, à cause de la conformation des lieux, un simple pan de briques, posées debout et fermant le côté droit de la chambre, à partir de l’endroit où la courbe cessait.


Au contraire, le pan opposé, légèrement renflé, avait toute l’épaisseur des pierres de taille, bâtissant la tour du coin.


Cependant, au moment où Paul Labre commençait à écrire, ce bruit sourd et continu que nous avons entendu tant de fois et qui déjà l’avait arraché à son travail se fit ouïr de nouveau.


Il semblait que des mineurs fussent occupés à pratiquer une sape de l’autre côté de la muraille, massive comme un rempart.


La plume de Paul resta un instant suspendue. Il écouta. Puis il murmura, comme il avait fait pour le foulard rouge:


– Que m’importe désormais?


Et il se reprit à écrire.


Dans la chambre où était Mme Soûlas on continuait de causer tranquillement, et l’on causait de Paul, car son nom prononcé revenait à chaque instant. Mais il n’entendait plus. Sa plume allait et traçait la suite d’une longue lettre.


Ce qu’il écrivait était ainsi:


«… J’arrive à l’aveu terrible et que je ne pouvais te faire qu’au dernier moment. Ce M. Charles, chez qui M. Lecoq m’avait placé, s’appelait V… de son véritable nom. Je l’ignorais.


«Tu as bon cœur, Jean, tu n’accuseras pas notre mère qui avait sollicité elle-même l’appui de ce Lecoq, dont je t’ai déjà parlé, dont je te parlerai encore. La misère était dans la maison, la vraie misère, et ma mère continuait de jouer toujours.


«C’était pour moi qu’elle tentait ainsi la fortune; elle m’aimait bien.


«Tu n’étais plus là, toi qui l’aurais guidée. Mais je t’ai dit ces choses vingt fois déjà: ma mère était sans ressources, malade, et son état mental m’épouvantait. Pour lui donner, moi, son dernier morceau de pain, j’avais accompli un sacrifice dont la terrible portée m’était tout à fait inconnue.


«- Bientôt, je vous mettrai à l’épreuve.


«Ce soir-là, qui décida de ma vie et de ma mort, le chef de la 2e division de la préfecture vint voir M. V… dans son cabinet. Il lui donna un ordre, et M. V… qui obéissait quand il voulait, répondit:


«- Moi, je ne me charge pas de cela; je suis pour les voleurs. Dans la politique, on attrape des coups de pistolet, et je n’aime pas ça. Mais j’ai un petit bonhomme qui a le diable au corps: un vrai casse-cou!


«- Va pour le petit bonhomme, répliqua le fonctionnaire, pourvu que le général soit arrêté ce soir, sans bruit et proprement.


«Le petit bonhomme, c’était moi.


«Notre mère croyait, elle l’a cru jusqu’à sa dernière heure, que j’avais un petit emploi dans un bureau de commerce.


«Et Dieu sait que j’avais fait de mon mieux pour me placer! Mais je savais tout ce qu’on apprend aux enfants riches; j’ignorais, j’ignore encore tout ce qu’il faut connaître pour gagner honnêtement sa vie.


«Notre pauvre mère se croyait toujours sur le point de faire une immense fortune. La fièvre lui donnait des rêves; la nuit, elle parlait tout haut; elle disait souvent:


«- Voilà quarante-sept tirages que je nourris ce quaterne! Il sortira. Dieu n’est pas méchant: pourquoi n’exaucerait-il pas un jour ou l’autre mes neuvaines? M. Lecoq sait tout et voit tout; il guette pour moi une hausse sur les fonds espagnols, et si j’avais eu le capital nécessaire pour pousser à bout sa grande martingale, nous roulerions sur l’or!


«C’était à moi qu’elle disait tout cela d’un ton persuasif et doux, comme si elle eût répondu à des reproches que jamais, Dieu merci, je ne lui ai adressés.


«Le jeu n’était plus pour elle une passion, mais bien sa vie même. Il n’y avait plus rien en elle que le jeu et la tendresse profonde dont elle m’entourait; mais cette tendresse elle-même, égarée et empoisonnée par sa manie, la sollicitait à jouer.


«À son sens, j’étais fait pour être un grand seigneur; elle m’admirait par la pensée dans mon rôle d’homme puissamment riche: cavalier accompli, homme du monde éblouissant, chasseur sans rival, que sais-je? Elle m’a dit une fois: «Ma première vraie larme fut quand on remit des parements neufs à ton habit du dernier hiver. C’est là que je vis toute l’horreur de notre misère!»


«Manger du pain sec n’était rien. Mais n’avoir pas un habit irréprochable et à la mode exacte du moment, moi le futur maître des salons parisiens!…


«Je ne sais pas pourquoi je te dis cela, Jean, mon frère. J’étais bien enfant quand tu quittas la France. Quand j’appelle ton souvenir, je vois un grand jeune homme souriant et hardi, avec des cheveux châtains bouclés. C’est tout. Les traits de ton visage m’échappent et je ne t’ai retrouvé parfois qu’en me regardant dans une glace aux heures si rares de mes gaietés d’adolescent.


«Je voulais t’écrire seulement quelques lignes: un testament, pour te dire avec une brève franchise comment j’ai vécu et pourquoi je meurs.


«Et voilà déjà de longues pages!


«Je ne crois pas que ce soit frayeur du grand moment: je ne cherche pas un prétexte pour retarder l’heure. Non. Notre père était un soldat; notre mère est morte en souriant; nous sommes braves.


«J’ai prouvé que j’étais brave.


«Mais je ressens un indicible plaisir à causer ainsi avec toi, mon frère, la dernière goutte de sang vivant qui reste de notre famille, mon unique ami, mon seul parent.


«Et qu’importe une heure de plus ou de moins, puisque ce sera la dernière?


«J’en étais à te dire comme quoi M. Charles me proposa au chef de la deuxième division pour arrêter le général comte de Champmas, conspirateur d’espèce particulière qui voulait réunir en un seul corps de bataille les républicains, les carlistes et les bonapartistes. Paris ne parlait que de barricades, les pavés de la rue Saint-Merri n’étaient pas encore remis en place; il y avait dans toutes les classes sociales une bruyante et ardente fermentation. Le pouvoir comptait peu d’amis.


«- Qu’est-ce que c’est que ce petit bonhomme? demanda le fonctionnaire.


«- Un gentilhomme ruiné, répondit M. V…, le jeune Labre… un petit lion!


«- Qui lui donnerez-vous pour le soutenir?


«- Personne.


«- Et que fera-t-on pour lui, s’il réussit, comme nous le voulons, sans scandale et sans bruit?


«- Rien. C’est un instrument, ni plus ni moins, répliqua M. V… Quand je prête un instrument, je veux bien qu’on s’en serve, mais je ne veux pas qu’on me le gâte.


«Cette conversation m’a été répétée textuellement par le général que j’allai voir dans sa prison, et dont je suis devenu l’ami. Cela m’étonne, car tu sais déjà que je l’arrêtai et qu’il est encore prisonnier à cette heure. Sois tranquille: je meurs homme de cœur et d’honneur.


«Il y avait juste cinq mois que M. V…, ou M. Charles, me comptait deux louis par semaine pour ne rien faire. Je l’avais vu rarement.


«M. Lecoq, qui m’avait adressé à lui, et qui a exercé une si grande influence sur la destinée de ma mère, m’était totalement inconnu. Notre mère était mystérieuse de caractère, et je crois qu’elle avait vaguement conscience de ce fait que M. Lecoq était l’auteur de sa ruine, mais elle se confiait à lui tout de même. Seulement, elle avait honte.


«Pour moi, M. Lecoq et M. Charles étaient deux «hommes d’affaires», tenant chacun une agence de renseignements pour le commerce.


«Il m’est venu à l’idée, depuis, que M. Lecoq et M. V… étaient peut-être le même homme.


«Je n’aurai pas le temps de vérifier ce soupçon.


«M. V… me dit son nom, ce soir-là, et j’eus froid jusque dans la moelle de mes os. Tout ignorant que j’étais, j’avais dix-neuf ans, et les petits enfants, à Paris, savent quel est le métier de M. V…


«Il me fit appeler à dix heures du soir.


«Il avait un habit de bal, une cravate blanche et plusieurs crachats d’ordres étrangers. Cette splendide toilette avait été faite à mon intention. La question de savoir comment je le jugerais au lendemain de cette mascarade lui importait peu; il voulait m’éblouir, ce soir, et il m’éblouit.


«J’ai été agent de police, mon frère, et c’est pour cela que je me tue. Je t’ai promis de te raconter l’acte unique, accompli par moi dans ces fonctions douloureuses et taxées d’infamie. J’hésite.


«La mort de notre mère m’a déchargé du devoir de vivre.


«La vue d’Ysole m’a enseigné la honte et le désespoir. J’ai compris qu’il fallait mourir seulement lorsque le souffle d’amour a éveillé mon cœur.


«Je me suis demandé: Puis-je être aimé? Ma raison a répondu: Non, c’est impossible.


«Mon parti a été pris.


«Ysole ne saura jamais que le rêve d’un malheureux tel que moi a outragé sa noble et souriante jeunesse.


«J’hésite. J’ai peur que tu ne me comprennes point. Au premier aspect, le plan de M. V… pour m’amener à ses fins doit paraître puéril et absurde. Il l’était en effet. Cet homme véritablement habile, ce jugeur de consciences avait choisi une voie absurde parce que je ne savais rien du monde, et puérile, parce que j’étais un enfant.


«Il me dit:…»


Ici Paul Labre écrivit successivement une douzaine de mots qu’il raya tour à tour. Quelque chose l’arrêtait dans son récit qui était une plaidoirie. Il sentait la vérité si invraisemblable qu’il n’osait l’exprimer.


Tous ceux qui ont écrit non pas seulement des livres, mais des lettres importantes, savent cela.


Tant que la plume court, il est facile d’isoler sa pensée.


Aussitôt que la plume s’arrête, la voix des choses extérieures est de nouveau entendue et redouble ses importunités.


Le bruit du marteau de démolisseur revint aux oreilles de Paul et s’empara de lui tyranniquement. Il lui parut que la vieille masure tremblait sous ces chocs répétés.


Dans ce pauvre monde où vivait Paul, dans ce cercle étroit d’humbles connaissances qui l’empêchait d’être tout à fait solitaire, on racontait souvent d’étranges et lugubres drames. La poésie de ces couches sociales n’est pas gaie, et les légendes du coin du feu, là-bas, ont presque toujours odeur de sang.


La proximité de la Préfecture de police n’était pas, comme on pourrait le croire, un motif de sécurité. Les Anglais, qui sont portés par tempérament vers le calcul des probables et le travail de déduction ont, les premiers, découvert que le crime, dans son éternel jeu de cache-cache, aime à se rapprocher du regard qui l’observe. Au moral et au physique, on ne voit pas bien de trop près. L’œil de l’esprit et l’œil du corps ont leur point comme les lorgnettes.


Les environs immédiats de la préfecture, à Paris, comme ceux du metropolitan-police, à Londres, ne jouissent pas d’une bonne réputation.


Il y a des courants pour les sinistres vogues aussi bien que pour les succès d’art. Au temps dont nous parlons, la monstruosité à la mode était l’emmurement de la rue Pierre Lescot, où un malheureux provincial venait d’être maçonné derrière les lambris d’une Cythère de bas étage.


Le mot se disait: «emmuré». La chose, renouvelée du Moyen Age, effrayait et divertissait les imaginations, avides de brutal émoi.


Paul Labre se prit à écouter.


L’idée d’un homme emmuré dans les épaisses parois de la tour voisine naquit en lui, malgré lui.


Aussitôt née, cette idée s’empara de son cerveau. Il se leva et courut vers la porte du carré qu’il ouvrit pour la seconde fois. Sur le carré, les bruits de la gargote montaient par l’escalier en colimaçon comme dans un entonnoir acoustique. Les cabinets particuliers de tous les étages envoyaient leur contingent de fracas confus, mêlés à de véhémentes odeurs de victuaille. Les couteaux et les fourchettes grinçaient, les assiettes claquaient, les dames glapissaient ou hurlaient, les hommes riaient ou juraient: par-dessus le tout, des chants rauques éclataient. L’établissement Boivin allait bien. C’était l’heure.


Impossible d’entendre autre chose que l’établissement Boivin.


Paul Labre jeta un regard à la porte de droite: la porte de la tour. Elle ne laissait rien deviner. Tout semblait calme au-delà de ce seuil, où se dressait une mince raie lumineuse.


Il rentra. Dès qu’il fut dans sa chambre et que la porte en fut close, le bruit du marteau recommença. Paul se dirigea vers la croisée.


En l’ouvrant, sa main tremblait.


Comme il mettait la tête au-dehors, son regard se tourna malgré lui vers la maison à deux étages qui confinait au mur du jardin de la Préfecture et dont la façade donnait sur le quai des Orfèvres. La nuit était venue. Au second étage de cette maison, une lumière, placée à l’intérieur, envoyait ses rayons sur le balcon, précisément de manière à éclairer le foulard rouge qui flottait aux barreaux.


Les persiennes du premier étage avaient été ouvertes. Derrière les rideaux de mousseline, dans un salon faiblement éclairé, on voyait la silhouette d’une jeune femme debout et dont le regard semblait épier le quai, par-dessus la clôture du jardin.


– Ysole! prononça encore Paul Labre.


Et tout le profond amour que grandissent la souffrance et la solitude était dans ce seul nom, murmuré plaintivement.


Vous l’eussiez affirmée belle, cette jeune femme dont on ne voyait point les traits. Sa pose avait la grâce hardie et souveraine de celles qui ont le droit d’être admirées. La lumière brillantait en se jouant les contours de sa coiffure et dessinait d’un trait précis les élégances juvéniles de sa taille; elle attendait ou elle rêvait. Parfois, son front, qui brûlait peut-être, se collait à la fraîcheur des carreaux.


L’âme de Paul était dans ses yeux. Il ne savait plus pourquoi il avait quitté son travail.


Tout à coup, la belle jeune fille eut un grand tressaillement et se retourna. Elle bondit en avant comme si la joie l’eût soulevée. Ses deux bras s’ouvrirent en un geste de folle tendresse. À travers la mousseline, Paul, dont le cœur se brisait, crut distinguer l’ombre d’un homme.


Ce fut tout. La mousseline transparente cessa de donner accès au regard. La nuit s’était faite dans le salon du premier étage.


Mais, au même instant un homme parut au balcon du second. Une allumette phosphorique brilla, le temps de mettre le feu à un cigare, puis l’homme se retira.


Le foulard rouge ne flottait plus aux barreaux.


Paul voyait cela comme en un rêve.


À deux pieds de son oreille, un coup de marteau fut donné si violemment à l’intérieur de la tour, dont il aurait pu toucher la paroi renflée en étendant la main, qu’un fragment de maçonnerie extérieure, arraché par le contrecoup, tomba avec bruit dans le jardin de la Préfecture.


Paul écouta machinalement, sans détacher son regard de cette maison où était son cœur.


Ce violent choc était apparemment le dernier. L’intérieur de la tour devint silencieux.

IV Ordinaire de MM. les inspecteurs

– Allons! allons! monsieur Paul! cria encore Mme Soûlas, qui avait quitté la table pour venir frapper à la cloison, ces messieurs sont au complet, il ne manque plus que vous. Venez causer, si vous ne voulez pas dîner; ça vous tirera de vos idées noires.


Comme M. Paul ne répondait point, Mme Soûlas se découragea et vint reprendre sa place.


Sans la compter, il y avait maintenant six convives autour de la table: tous inspecteurs, tous gens modestes et rangés, à l’exception du fameux M. Mégaigne, qui était assez rangé, malgré sa qualité de mauvais sujet, mais qui n’était pas modeste.


Sauf M. Mégaigne, aucun des habitués de l’ordinaire tenu par maman Soûlas n’avait l’ambition de passer ministre de la police. Mégaigne était le personnage éblouissant de cet obscur cénacle. Il excitait des jalousies. Thérèse Soûlas était obligée de l’admirer en secret pour ne point mécontenter le reste de ses pratiques.


M. Badoît avait du zèle et de l’acquis, M. Chopand connaissait les fortes traditions, M. Martineau flattait ses chefs, mais Mégaigne avait pour lui les femmes et il était de la nouvelle école.


Le dimanche, quand il mettait son chapeau «flamme d’enfer» sur l’oreille et qu’il nouait sa cravate en chou, bien des gens, à Belleville et à Ménilmontant, le prenaient pour un artiste du théâtre Beaumarchais. Il portait, ces jours-là, une lévite, pincée à la taille militairement, une badine et des gants de filoselle. Les bals du Delta, des Montagnes-Françaises et de l’Île-d’Amour étaient pleins de ses victimes.


Il était grand et lourdement bâti; il avait cette laideur noire, luisante et contente des méridionaux dodus. On prétend qu’elle vaut la beauté. Il était hardi, fluent de paroles et riche d’accent: en somme, un inspecteur remarquable.


Chopand ne l’aimait pas, mais il le considérait.


Je ne sais pas comment vous vous représentez un mess d’agents de police, mais chez Mme Soûlas, tout était calme et décent; on n’y faisait jamais de bruit, et les rapports des habitués entre eux étaient d’une rigoureuse politesse. C’est une chose bien remarquable: ces couches excentriques de notre société auxquelles la considération est refusée vivent dans un continuel besoin de considération.


La passion de tenir son rang y survit à toutes les humiliations, y résiste à toutes les misères.


Il y a souvent un décavé de la grande roulette du monde sous la redingote râpée de ces proscrits, et cela est si vrai que ceux qui ne sont pas réellement des vaincus se parent de défaites imaginaires.


La mode est ici d’avoir eu des «malheurs».


Ce sont des pays peu connus, malgré l’énorme curiosité qu’ils inspirent et malgré les livres soi-disant révélateurs qui glissent dans leur titre ce mot à la fois détesté et friand: Police. La portion calme de ce peuple souterrain végète et n’a point l’idée d’écrire ses mémoires; rien n’est difficile, au fond, comme de confesser ces natures défiantes. Ceux qui prennent la plume sont généralement des révoltés; ils ont deux besoins: pêcher des lecteurs et se venger: aussi, plaident-ils sans cesse la cause de leur rancune.


Leurs pamphlets sont souvent intéressants, mais ils ne restent point aux étalages des librairies. La prétention même qu’ils affichent de dévoiler certains secrets les rend suspects, et on les supprime.


Moi, je le dis bien haut et tout d’abord, je ne dévoile rien, pour la raison excellente que je n’ai jamais rien pu découvrir.


J’ai voyagé pendant de longues semaines dans ces sombres latitudes, regardant, espionnant, quêtant; j’ai fait des bassesses auprès des employés, grands et petits; j’ai nourri, j’ai abreuvé des transfuges qui me promettaient monts et merveilles.


Néant. Les transfuges mentaient, les fidèles gardaient le secret.


Mais, en définitive, je n’ai pas perdu mon temps dans ces bizarres et giboyeuses contrées, puisqu’un jour je m’y suis trouvé face à face avec le même drame le plus curieux qui me soit tombé sous la main depuis que je tiens une plume.


Revenons à ce drame, dont les comparses sont en scène, séparés du héros par une mince cloison de briques.


Mme Soûlas planta son couteau à découper dans le bon morceau de bœuf qui avait fait la soupe.


– Ce jeune homme-là m’inquiète, dit-elle avec une véritable tristesse. Il a du chagrin, bien sûr!


– Chagrin d’amour dure toute la vie… chanta Mégaigne.


Cela ne fit pas rire, parce que Paul inspirait de l’intérêt à tout le monde. M. Badoît reprit:


– Depuis qu’il a perdu sa défunte mère, il n’a plus goût à rien.


Thérèse ajouta en servant les tranches de bœuf à la ronde:


– C’est tendre comme du poulet!


– Le petit Labre? demanda M. Mégaigne. Non, le bouilli… ne vous fâchez pas, chère dame, quand on travaille de tête, on a besoin de plaisanter un peu pour se reposer. S’il faut donner un gage, voilà mon rond de serviette, et je rachète avec une nouvelle: on s’est encore adressé à M. Vidocq, pour l’affaire du marchef.


– Est-ce possible! s’écria M. Chopand; ils le renvoient, ils le prennent; ça fait pitié de voir les chefs aller ainsi à tâtons.


– M. Vidocq est si adroit! dit Mme Soûlas.


Autour de la table, tout le monde haussa les épaules. Mme Soûlas reprit:


– Sait-on au juste la chose du marchef?


– On la sait, répondit M. Mégaigne; c’est moi qui l’ai trouvée du haut en bas, et je peux bien la dire, puisque mon rapport est déjà au bureau. Jean-François Coyatier, dit le marchef des Habits Noirs, était renvoyé devant la Cour d’assises de la Seine pour assassinat suivi de vol. Les petits ruisseaux font les grandes rivières: dans l’instruction on avait cueilli tout un bouquet de crimes et délits, anciens, modernes et autres: de quoi faire condamner une douzaine de coquins. Le marchef devait passer tout de suite après l’affaire politique où le général de Champmas est témoin… et, par parenthèse, on dit que l’audience d’aujourd’hui ne sera pas finie à minuit; le général est au Palais, je l’ai vu…


– Est-il bien changé? demanda Thérèse Soûlas, qui tâcha de mettre de l’indifférence dans son accent.


– Assez… Mais s’il s’évade, celui-là, il sera sorcier! Il est gardé à la papa, rapport à l’histoire de «Gautron à la craie jaune…». Monsieur Badoît, Pistolet, votre chien basset, a-t-il été en chasse aujourd’hui?


– Je dirai ce que je sais, répondit Badoît, puisque vous dites ce que vous savez. Allez…


– Et les autres! interrogea Mégaigne.


Chopand, Martineau et le restant des convives répliquèrent:


– Nous dirons ce que nous savons.


Badoît ajouta:


– Il y a anguille sous roche, et ce ne sera pas trop de nous mettre tous ensemble.


– Alors, cartes sur table! poursuivit Mégaigne. Ce serait drôle si le Vidocq avait un pied de nez! Je reprends mon histoire: Le marchef savait que son compte était réglé d’avance. Il a annoncé des révélations, mais là à bouche que veux-tu. S’il avait pu faire mettre dans les journaux qu’il voulait vendre tout un paquet de mèches, il aurait payé pour ça vingt-cinq sous la ligne. Il le disait aux gens de service, aux détenus, aux gendarmes, et il finissait toujours par ces mots: Les coquins me laissent en souffrance ici, comme un billet qu’on ne veut pas payer, c’est bon; mais si je vas jusqu’à l’audience, je donne l’adresse du Père-à-tous ou grand Habit-Noir, je fournis les moyens de pincer Toulonnais-l’Amitié, et le prince, et les autres… Ah! ah! on en verra de drôles!


– Compris! dit Chopand. Il a parlé si haut que la chose est arrivée jusqu’aux Habits Noirs.


– En deux temps. Ils ont partout des oreilles ouvertes. Avant-hier, le marchef avait l’air tout content; il a répondu au greffier qui lui demandait pour quand ses fameuses révélations: «Il fera jour demain, maître Peuvrel…» et, le lendemain, l’oiseau était envolé.


– Et il ne s’évade jamais à la douce, celui-là, fit observer Chopand. Un guichetier sur le carreau et deux gendarmes à l’hôpital!


– Qu’est-ce qui prend du café? demanda ici Mme Soûlas. On n’attrapera donc jamais ce Toulonnais-l’Amitié!


– Tant qu’on s’adressera à M. Vidocq pour prendre Toulonnais-l’Amitié… commença Badoît vivement.


Mais il n’acheva point sa phrase et dit:


– Je prends du café.


Tout le monde fit la même réponse. On mit le feu aux pipes. C’était un conseil de guerre. Pendant que Mme Soûlas soufflait les charbons sous la bouilloire, Badoît reprit en baissant la voix:


– Pour quant à ça, qu’il y a quelque chose, c’est sûr; et M. Vidocq n’a qu’une paire d’yeux comme vous et moi. Je n’ai pas vu Pistolet ce soir, c’est grand dommage. Riez si vous voulez; il vit avec les chats, capable de guetter la nuit, quand les autres n’y voient goutte. La veille du jour où Coyatier, le marchef, s’est évadé, Pistolet avait remarqué un foulard rouge…


– C’est vrai, interrompit Mégaigne, j’avais oublié le foulard rouge. Il est dans mon rapport. Du cachot où était le marchef on pouvait voir le foulard rouge à une fenêtre de la rue Sainte-Anne-du-Palais. On pense que c’était un signal. Je me présentai moi-même le lendemain soir pour visiter cette maison. La chambre à laquelle appartenait la fenêtre où le foulard rouge avait été signalé n’avait point de locataire.


– Eh bien! dit Badoît, je suis entré tantôt chez Paul Labre. Je l’aime, moi, cet enfant-là. Vis-à-vis de sa fenêtre, sur le quai, il y a une maison.


– Celle où habite la fille du général! l’interrompit-on de toutes parts à la fois.


– La fille du général, ou plutôt les filles, car on dit que la cadette est là aussi maintenant, demeurant au premier. C’est au second, sur un balcon désert, que j’ai vu un foulard rouge, flottant comme un drapeau…


– Et c’est tout? interrogea Chopand.


– J’ai été commandé, répondit Badoît, pour fouiller le cabaret des Reines-de-Babylone, rue des Marmouzets, où M. Vidocq pensait trouver Coyatier. En revenant des Reines-de-Babylone, où nous n’avons rien trouvé, j’ai visité, pour mon compte, tous les garnis des environs. J’avais mon idée: je cherchais le nom de Gautron écrit à la craie jaune.


– Tiens! tiens! s’écrièrent les convives; pas mal!


– Rien, et pourtant, le marchef ne doit pas être loin! Je le flaire, je le sens.


– Demain matin, mes petits, dit Mégaigne, à la première heure, rendez-vous à la maison des filles du général. Je me charge du mandat de perquisition. Nous la retournerons comme un gant, cette baraque-là. Est-ce dit?


– C’est dit! fut-il répondu à l’unanimité.


Mme Soûlas frappait pour la dixième fois à la cloison et criait:


– Pour le café, monsieur Paul! Venez prendre au moins votre demi-tasse.


Un merci bref et impatient fut la seule réponse du jeune homme.


Il était toujours assis à sa petite table, et sa plume courait sur le papier; longtemps arrêtée par la difficulté d’énoncer un fait pénible et d’exprimer une douloureuse vérité, elle avait franchi enfin l’obstacle et courait maintenant sans hésitation.


«Mon frère, écrivait Paul, à quoi bon plaider une cause perdue ou choisir laborieusement le meilleur moyen de présenter ma misérable histoire? Je vais être vrai, cela suffit. Je suis content que tu sois mon juge.


«M. V… commença par me parler de ma mère, de sa santé chancelante, de son âge et de la grande position qu’elle regrettait. Il m’apprit qu’elle avait des dettes; il ne me cacha point que les engagements souscrits par elle étaient de l’espèce la plus dangereuse, et il ajouta:


«- C’est une excellente personne, très impressionnable et qui a mal dirigé sa vie. Nous l’aimons tous; je dirai plus, nous la respectons; mais ses amis ont fait tout le possible. C’est à vous maintenant, monsieur Paul, de donner un coup de collier.


«- Je suis prêt à tout, répondis-je.


«- À tout? répéta-t-il en me regardant fixement.


«Puis il reprit:


«- C’est bien… D’autant qu’avec sa pauvre tête, un malheur de l’espèce que je redoute la tuerait tout net.


«- Quel malheur redoutez-vous, monsieur, au nom du ciel! m’écriai-je.


«Il ouvrit la bouche pour me répondre; mais au lieu de parler, il se mit à ranger des papiers sur son bureau.


«- Votre père était un vrai gentilhomme, dit-il brusquement. Êtes-vous carliste comme lui?


«- Mes affections et mes croyances importent peu, répliquai-je. Aucun engagement ne m’empêche de servir le gouvernement du roi Louis-Philippe.


«- C’est bien, fit-il pour la seconde fois, mais ce n’est pas assez. Avez-vous lu l’histoire de Georges Cadoudal s’attaquant au Premier consul?


«- Oui, monsieur.


«- Eh bien! répondez franchement: Georges Cadoudal est-il pour vous un héros ou un assassin?


«Je ne m’attendais pas à cette question, qui me troubla. Encore à cette heure je n’y saurais point répondre par un seul mot, parce que Cadoudal n’est pour moi ni un assassin, ni un héros. Je gardai le silence.


«- Auriez-vous défendu le Premier consul contre Georges Cadoudal? interrogea encore M. V…


«Cette fois, je répliquai sans hésiter:


«- Oui.


«- À la bonne heure! s’écria-t-il en me tendant sa main, dont le contact me donna un frémissement.


«Il s’en aperçut, sourit et reprit:


«- Quand vous aurez plus d’âge, vous saurez que les gens utiles et forts sont presque toujours calomniés. Les partisans du mal me détestent parce qu’ils me redoutent. Ils m’ont fait la réputation qu’ils ont voulu me faire, car le public se met invariablement du côté de ceux qui accusent. Du reste, il y avait bien des choses à dire sur moi: je ne suis pas un petit saint, et je fais le bien par des moyens que les casuistes n’approuveraient pas. Je me moque des casuistes, hé! l’enfant!


«Il eut un gros rire qui essayait d’être rond, mais qui était brutal.


«Tu as déjà deviné le vrai nom de M. V…, mon frère, ce nom qui arrête ma plume chaque fois que j’ai besoin de l’écrire. Tu as beau être loin de la France, les journaux te portent sa lugubre renommée. Peut-être, car le monde marche et les pouvoirs se moralisent, peut-être est-il le dernier exemple de cet étrange compromis entre le bien et le mal, entre la société qui se défend et le crime qui l’attaque. Ce personnage populaire, presque légendaire, publie en ce moment ses Mémoires, qui sont lus par l’Europe entière. Il appartient au crime par son passé; on dit que son présent n’est pas une expiation, mais une industrie, et que la société ne l’emploie qu’aux dépens de son honneur.


«C’est un loup, traître aux autres loups, qu’on a dressé à chasser ses frères.


«La méthode est vieille. Déjà deux fois le gouvernement a eu honte, et M. V… a été destitué. Mais quand il ne sert pas, il nuit, et l’administration, qui s’est lié les mains en acceptant deux fois son aide, le reprend par besoin ou par frayeur.


«- Eh bien! mon jeune ami, poursuivit-il, voilà l’embarras où nous sommes: nous avons à Paris un Georges Cadoudal, ennemi personnel du roi, qui veut tuer le roi.


«J’étais fort attentif et fort ému. L’idée de me mettre aux côtés d’un roi pour le défendre m’attirait et me plaisait. Je croyais qu’on allait me proposer cela.


«- Je suis prêt, dis-je. Pour arriver au roi, il faudra me passer sur le corps!


«Il y eut un peu de commisération dans le bon gros rire de M. V…, qui grommela:


«- Bravo, champion du roi, chevauchant à la portière du carrosse avec une lance et un bouclier, prêt à défier tous les chevaliers félons qui voudraient le percer d’un dard ou d’une javeline! Mon cher monsieur Paul, cela ne se fait plus ainsi, depuis qu’on a inventé la poudre. Les chevaliers félons ont des moyens diaboliques de tuer les rois. Il ne faut pas attendre leur rencontre. On va les trouver chez eux, on les ficelle comme des paquets et on les met au roulage pour quelque endroit où sont les cages bonnes à garder de pareils oiseaux.


«- Monsieur, repartis-je vivement, je ne vaux rien pour un pareil métier.


«- Savoir, mon jeune gars, savoir. On ne se connaît pas soi-même. À votre place, moi, j’aimerais mieux faire un peu violence à mes goûts que de voir ma mère malade, arrêtée et conduite en prison.


«- En prison! ma mère! m’écriai-je.


«- Point d’éclat, s’il vous plaît, me répondit M. V… Je vous ai choisi pour vous épargner une grande peine. Nous allons causer tous deux… Allez, il faut bien que les Georges Cadoudal soient arrêtés par quelqu’un, et ce n’est pas la mer à boire.»

V Les mémoires de Paul

«M. V… consulta une très belle montre que sa grosse main caressait avec complaisance.


«- J’ai dix minutes encore à vous donner, reprit-il pendant que je gardais le silence. Après ça, je monte en voiture pour aller à Neuilly, souper avec le roi – en garçons -, la reine est à Saint-Cloud. Ils me font rire avec leur mépris, voyez-vous, mon jeune coq, tous ces gens-là. Je suis l’ami du roi, voilà, ni plus, ni moins: est-ce que ça déshonore? J’étais l’ami du duc d’Orléans avant 1830. Decazes pourrait vous dire comment nous l’avons menée, cette comédie de quinze ans! Il y avait bien Angles, Delavau et d’autres, mais quand je suis quelque part dans le troisième dessous, les préfets de police n’y voient plus que du feu. Faut-il dire au roi, ce soir, que vous refusez de le servir?


«Je n’avais pas dix-neuf ans, mon frère, et pourtant, cet argument ne me toucha point.


«- Il faut dire au roi ce que vous voudrez, monsieur, répliquai-je. Je suis le fils d’un homme qui, après un pareil acte, m’aurait défendu de porter son nom!


«- Vous êtes le fils d’une femme, aussi, monsieur Paul, me dit M. V… froidement. Votre père est mort, de profundis, mais votre mère vit et souffre!


«Il choisit sur son bureau trois petits papiers qu’il tint entre l’index et le pouce pour me les montrer. C’étaient trois lettres de change au bas desquelles je pus lire la signature de ma mère.


«- Elles sont échues, me dit M. V…; elles ont été présentées, elles n’ont pas été payées; on les a protestées; il y a jugement – et prise de corps.


«Je n’avais pas dix-neuf ans; l’image de notre mère qu’on emmenait en prison passa devant mes yeux, et je courbai la tête.


«- Mais pourquoi me choisir? demandai-je pourtant, pendant que deux larmes roulaient sur ma joue.


«- Ah! voilà! repartit M. V… d’un air bon enfant. Raison d’État, mon fils. Nous marchons sur des charbons ardents. Notre royauté à chapeau gris et à parapluie a cessé d’être populaire. Les agents ordinaires ne nous vaudraient rien! Un esclandre nous ferait un tort incalculable: nous n’avons pas l’ombre d’une preuve. Notre Cadoudal, voyez-vous, est un peu plus malin que l’autre…


«- Qui est-il? demandai-je.


«- Le général comte de Champmas.


«- Cet homme bienfaisant…


«- Beau mérite! Il est riche comme un puits.


«- Qu’aurai-je à faire?


«Je murmurai cette dernière question d’un air sombre. Je défaillais sous le poids du découragement.


«M. V… consulta sa montre.


«- Le roi va m’attendre! murmura-t-il. Bah! Il attendra. Vous aurez à frapper, à entrer et à dire: Je viens chercher les dépêches de la part de M. Vital. M. Vital est un ami du Cadoudal-Champmas.


«Je l’arrêtai d’un geste et mon indignation glaça le rire sur ses lèvres.


«- Oh! oh! fit-il, allons-nous décidément bêtiser? Il faut que la chose soit dans le sac ce soir. Et après tout, monsieur Labre, vous avez reçu d’assez jolis appointements provisoires!


«- Étaient-ce les appointements d’un agent de police? demandai-je, frémissant de tous mes membres.


«- Hélas! oui, mon fils, répliqua-t-il, en service extraordinaire, avec le boni spécial: ci: cent soixante francs par mois, car ces dignitaires ne sont pas si convenablement rétribués que les receveurs généraux des finances.


«- Monsieur, dis-je, s’il ne s’agit que d’arrêter loyalement le général comte de Champmas, je m’en charge.


«- Pour arrêter quelqu’un légalement, sinon loyalement, dit-il avec un ricanement sinistre, il faut un mandat et une carte.


«- Qu’on me donne une carte et un mandat! m’écriai-je.


«Je sentais que mon cœur s’en allait.


«M. V… réfléchit un instant.


«- La carte, c’est possible, dit-il. J’ai la vôtre qui est signée depuis bien longtemps…


«Chacun de ces mots était désormais un coup de poignard.


«Ma carte était signée – depuis bien longtemps. Depuis bien longtemps mon nom, le nom de notre père, le tien, Jean, ah! pardonne-moi! était inscrit au registre de la police de Paris!


«M. V… poursuivit:


«- Quant au mandat, c’est différent, nous n’avons pas de mandat. Notre intérêt est de donner à l’affaire un caractère tout fortuit. Résumons-nous. Je vous ai fourni les moyens d’accomplir votre devoir aisément. Le nom de Vital vous servira de passeport: Vital est tout bonnement le duc d’E… Vous me rapporterez les dépêches qu’on vous donnera, et tout sera dit. Moi, en échange, je vous rendrai les signatures de la bonne dame et je vous ferai un gentil cadeau pour entretenir l’amitié qui nous lie. Mais, en somme, des goûts et des couleurs, moi, je ne dispute jamais. S’il vous plaît d’aller comme une corneille qui abat des noix et de procéder tout de suite à l’arrestation, marchez. On vous brûlera vraisemblablement la cervelle; cela même nous donnera le droit de perquisition, et vous serez vengé, mon fils. Voici votre carte. L’adresse du général est rue des Prouvaires, 11, M. Tuault… et je dis que c’est stupide de vivre dans un trou pareil, quand on a le plus bel hôtel de la capitale!


«Il m’avait tendu successivement une carte d’inspecteur qui était, en effet, remplie d’avance, à mon nom, et l’adresse du faux M. Tuault.


«Je sortis sans prononcer une parole.


«J’avais la mort dans le cœur.


«En descendant l’escalier, j’entendis retentir la sonnette de M. V…


«Et comme je montais la rue de la Monnaie, après avoir franchi le Pont-Neuf, je crus m’apercevoir que j’étais suivi à distance.


«Ceux qui me suivaient s’arrêtèrent au coin de la rue Saint-Honoré et j’entrai seul dans la rue des Prouvaires.


«J’abordai d’un temps le n° 11, et je frappai.


«C’était une porte bâtarde, donnant dans une allée très obscure, et contiguë à l’entrée d’un restaurant de pauvre apparence. Au premier coup de marteau, elle s’ouvrit. Le concierge demeurait à l’entresol. Quand je demandai M. Tuault, il dit, au lieu de me répondre:


«- Que fait-il, ce monsieur-là?


«- Je n’en sais rien, répliquai-je, je viens dans son intérêt.


«- De la part de qui venez-vous?


«Le nom prononcé par M. V… me revint, et je repartis au hasard:


«- Je viens de la part de M. Vital.


«- Montez au premier à droite, me dit le concierge, et sonnez fort.


«Je suivis son indication. Au troisième ou quatrième coup de sonnette, la porte devant laquelle je me trouvais s’ouvrit. Je vis un homme de grande taille qui, dans l’obscurité de l’antichambre, me sembla vêtu d’une blouse d’ouvrier.


«Je ne lui laissai pas le temps de m’interroger et je lui dis:


«- Je viens de la part de M. Vital.


«Il s’effaça, j’entrai. Dès que la porte fut refermée sur moi, ce fut une nuit complète.


«- Avez-vous un message écrit? me demanda l’homme en blouse.


«- Non, répondis-je, est-ce vous qui êtes le général comte de Champmas?


«- Vous êtes ici chez M. Tuault, rentier, me fut-il répondu. Sortez, si vous vous êtes trompé de porte.


«J’étais profondément ému, mais non point troublé.


«- Je ne me suis trompé ni de porte ni de nom, répliquai-je; je veux parler au général comte de Champmas.


«- De la part de M. Vital?


«- De la part de M. Vital.


«- Alors, attendez.


«L’homme en blouse me laissa seul. L’instant d’après, un domestique entra avec une lampe qu’il déposa sur la table et se retira aussitôt. J’étais en pleine lumière. J’entendis qu’on disait tout bas dans la pièce voisine:


«- Duc, regardez. Est-ce vous qui avez envoyé ce jeune homme?


«- Non, fut-il répondu. Je ne le connais pas.


«L’homme en blouse parut au seuil de la chambre où l’on avait parlé. C’était un militaire, on le voyait. Sa mine imposante et noble me frappa. Il me regarda un instant; il avait l’air soucieux.


«- Je vous préviens que je suis armé, me dit-il.


«- Moi aussi, répondis-je, mais je ne ferai pas usage de mes armes.


«M. V… avait, en effet, glissé deux pistolets dans mes poches.


«L’homme en blouse reprit:


«- Je suis le général de Champmas, que me voulez-vous?


«Il se fit un mouvement dans la chambre voisine et une draperie de serge tomba au-devant de la porte.


«Je répondis:


«- Je viens vous arrêter, parce que vous voulez assassiner le roi.


«Je répète textuellement les paroles que je prononçai et qui le firent sourire, malgré la gravité du moment.


«Dans la chambre voisine, j’avais entendu distinctement le bruit de plusieurs armes à feu dont on relevait les batteries.


«Le sourire du général rayonnait la bonté et l’honneur. M. V… m’avait menti. Cet homme-là ne pouvait pas être un assassin.


«- Vous êtes bien jeune, murmura-t-il.


«- Et bien malheureux, ajoutai-je.


«Je pense que nos paroles n’étaient pas entendues dans la chambre voisine, où une voix s’éleva pour commander:


«- Allez!


«Trois coups de feu retentirent, et je fus blessé trois fois.


«- Qu’avez-vous fait! s’écria le général qui me reçut dans ses bras.


«- Maintenant, sauve-qui-peut! dit-on encore de l’autre côté de la portière de serge.


«Je me sentais faiblir, mais je restais debout. Je me souviens que mon premier mot fut:


«- Ma mère n’a plus que moi.


«Le général me serrait dans ses bras. J’ajoutai:


«- Les maisons où l’on conspire ont toujours plusieurs issues. Si vous voulez fuir, ne prenez pas par la rue des Prouvaires… et donnez-moi votre parole d’honneur que vous n’assassinerez pas le roi!


«Il essaya de me dépouiller de mes habits pour visiter mes blessures.


«En ce moment, il se fit un grand bruit du côté de l’escalier. Le général demanda:


«- Y a-t-il encore quelqu’un ici?


«Il n’eut point de réponse. Je l’entendis murmurer avec dépit:


«- Quels soldats! Ils ont perdu la tête à la vue d’un enfant!


«On frappa à la porte au nom de la loi; les trois sommations, faites précipitamment et coup sur coup, ne prirent pas la moitié d’une minute, et la porte, attaquée par un levier, fut jetée en dedans.


«Ce fut une véritable cohue qui entra: une demi-douzaine d’agents et autant de sergents de ville en uniforme. Les mesures de M. V… étaient prises. Il avait compté sur les pistolets glissés dans mes poches, sur ma jeunesse, sur mon trouble. Il lui fallait au moins un coup de feu pour jeter bas la porte de cette maison qu’il n’osait fouiller sans prétexte. On lui en avait donné trois, mais je n’avais pas brûlé une amorce.


«Je ne le vis point d’abord; il était là, pourtant, derrière tous les autres, en habit de bal et avec de larges lunettes vertes sur les yeux. On se rua sur le général. Un inspecteur mit la main sous le revers de ma redingote et trouva ma carte du premier coup.


«- On a tenté ici un meurtre, sur un agent de l’autorité, dit-il.


«- J’ordonne une perquisition, ajouta M. V…, que je reconnus seulement alors.


«Ce furent les dernières paroles que j’entendis; je perdais beaucoup de sang, une syncope m’enleva le sentiment.


«Mes mémoires n’ont que cette pauvre page, Jean, mon frère bien-aimé; je l’ai écrite pour toi. Tu es jeune encore, tu vivras longtemps, je l’espère, tu reverras la France. J ’ai voulu te laisser de quoi me défendre, quand on attaquera devant toi mon souvenir.


«Et si tu as besoin d’un témoin, va droit au comte de Champmas, lui-même.


«Je n’ai plus que deux circonstances à noter. On trouva dans la maison de la rue des Prouvaires ce qu’il fallait de papiers pour donner un corps à la conspiration carlo-républicaine (ce fut le nom qu’on lui appliqua) et le général est au Mont-Saint-Michel.


«Quand je voulus, après ma guérison qui ne se fit pas attendre, rendre ma carte à M. V…, je ne la trouvai plus. On m’offrit de l’argent que je refusai. J’ai nourri ma mère jusqu’à son dernier jour en copiant des expéditions dans les bureaux. Et pourtant, je suis resté jusqu’à présent le commensal de quelques pauvres gens, employés dans la police active. La femme qui tient notre table d’hôte avait été bonne pour ma mère.


«Ai-je tout dit? Tu devines bien que non. Ma plume est là qui hésite avec une joie douloureuse. J’aurais aimé te parler d’elle et te dire que je la vis un soir – un soir de dimanche où mon désespoir m’avait poussé jusqu’au pied d’un autel.


«C’était le lendemain de la mort de notre mère.


«Si tu savais comme elle est belle et comme un seul regard de ses grands yeux noirs éveilla mon cœur!


«Ah! ce furent de délicieux, de terribles rêves. J’ai bien souffert dans cette chambre, d’où je vois ses croisées: souffert jusqu’à vouloir mourir!


«Elle aime quelqu’un. T’ai-je dit qu’elle est la fille aînée du général de Champmas? T’ai-je dit?… Ah! le rêve a pris fin; je suis éveillé…


«Folie! pauvre folie!…»


Ici Paul Labre s’arrêta. La plume s’échappa de ses doigts. Il appuya ses deux mains contre son cœur, et deux larmes roulèrent sur sa joue.


– Folie! répéta-t-il d’une voix brisée. Mortelle folie! Son nom, le nom d’Ysole, viendra le dernier sur ma lèvre. Ma prière s’envolera vers elle, au lieu de monter aux pieds de Dieu!


Quand il reprit sa plume, ce fut pour effacer les dernières lignes de sa lettre, depuis les mots: «Ai-je tout dit?»


À la place, il écrivit:


«J’ai tout dit; adieu, mon frère chéri, nous nous serions bien aimés tous deux.»


Et il signa: «Paul Labre d’Arcis.»


Sur l’adresse il mit: «À monsieur Jean Labre, baron d’Arcis, secrétaire du consul général de France, à Montevideo (Uruguay).»


Il cacheta et se leva. Son regard fit le tour de la chambre.


– Je n’oublie rien, dit-il avec un triste sourire.


Il sortit, tourna la clef en dehors et frappa à la porte de Mme Soûlas qui vint ouvrir elle-même.


Elle était seule; tous les habitués de la table d’hôte, retirés depuis longtemps, étaient à leurs affaires ou à leurs plaisirs.


– Venez-vous pour manger un morceau? demanda la bonne dame.


– Non, répondit Paul, je n’ai pas faim.


Il mit dans la main de Mme Soûlas sa lettre et quelque monnaie.


– Pour affranchir demain matin, s’il vous plaît, dit-il.


– Tiens, s’écria Thérèse, j’en ai une pour vous, depuis tantôt, étourdie que je suis!


Paul prit la lettre et la mit dans sa poche sans la regarder.


– Vous n’êtes pas curieux, fit Mme Soûlas.


– Je sais ce que c’est, murmura Paul machinalement. J’ai besoin de faire un tour, ce soir. Au revoir, maman Soûlas.


Il ajouta et sa voix tremblait:


– Je ne vous ai jamais assez remerciée de ce que vous avez fait pour ma mère, savez-vous?


– Bon! dit Thérèse, encore ces idées! Je donnerais mon petit doigt pour vous voir heureux et content, monsieur Paul.


– Cela viendra, maman Soûlas. À vous revoir.


– À vous revoir… et ne nous faites pas faux bond demain à déjeuner, dites donc! c’est comme ça qu’on s’abîme l’estomac.


Paul descendait l’escalier tournant.


À la hauteur du premier étage, il se rencontra avec un homme qui montait. Cet homme portait sous le bras un objet assez volumineux qui heurta la poitrine de Paul.


– Ah! dit l’homme, pardon; il fait noir comme dans un four, ici. Par hasard, ne seriez-vous pas M. Paul Labre?


Le premier mouvement de Paul fut de répondre affirmativement, mais il se ravisa.


– Je n’ai plus d’affaires avec personne, pensa-t-il.


Et il ajouta:


– Non, monsieur.


– Le connaissez-vous, au moins?


– Non.


Et il continua de descendre. L’autre continua de monter.

VI La chambre n° 9

L’homme que nous venons de rencontrer dans l’escalier quittait le cabaret du père Boivin où il était entré pour demander Paul Labre. Les habitués du père Boivin n’étaient pas, en général, des raffinés, sous le rapport de la politesse.


L’étranger était un fort beau garçon d’une trentaine d’années, portant un élégant costume de voyageur. Il avait une valise à main sous le bras.


Il arrivait rarement que des gens de cette sorte s’égarassent dans le rez-de-chaussée du père Boivin. On ne les y aimait pas.


La partie la plus grossière de l’assemblée accueillit sa question par des rires et des murmures; le moins brutal de la bande répondit:


– Mon prince, ici, nous n’appartenons pas à la chose de ce bureau-là. L’autorité a oublié de nous donner à garder l’oiseau en question.


Un garçon qui passait chargé de chopes et de demi-setiers dit:


– Troisième étage, porte en face.


L’étranger n’avait aucune envie de prolonger son séjour dans l’établissement du père Boivin. Il remercia et sortit.


La rencontre de Paul dans le noir escalier en colimaçon et sa réponse brusque ne contribuèrent pas à donner au voyageur une haute idée de la courtoisie qui régnait dans ces latitudes.


– Il a fallu le besoin pour le pousser dans ce quartier! pensa-t-il. La pauvre mère aura tout perdu à la loterie.


Il se prit à la rampe et poursuivit son ascension.


Paul, en atteignant le bas des degrés, n’avait déjà plus conscience de s’être rencontré avec quelqu’un.


Et pourtant, comme il tournait l’angle de la tour pour prendre le quai des Orfèvres, un vague ressouvenir lui vint. Il se dit:


– C’est quelque camarade d’enfance. J’ai bien fait de m’enfuir. Il m’aurait demandé: Qu’es-tu devenu? Que fais-tu? Pourquoi vis-tu dans cet horrible trou?… Je n’y vis pas, j’y meurs.


Il fit encore quelques pas et ajouta:


– C’est singulier… cette voix-là me reste dans l’oreille; je suis bien sûr de l’avoir entendue autrefois.


Ce fut tout.


L’étranger à la valise arrivait, en ce moment, sur le palier où notre histoire a jusqu’à présent élu son domicile.


La lune était cachée sous les nuages, et c’est à peine si une lueur insaisissable filtrait à travers la poussière qui aveuglait le carreau du jour de souffrance. La nuit était complète. Mme Soûlas venait d’éteindre sa lampe en se mettant au lit. Il n’y avait rien d’allumé dans la chambrette de Paul: seule, la chambre n° 9, celle où un mystérieux personnage avait écrit le nom de Gautron, à la craie jaune, gardait une raie lumineuse sous les planches de sa porte.


L’étranger essaya de s’orienter. Son regard interrogea tout autour de lui, et comme il arrive invariablement quand un point isolé luit dans l’obscurité, il se dit, au bout d’une seconde d’examen: ceci est le milieu.


Le point lumineux est toujours le milieu.


Or, on lui avait dit: porte du milieu.


Il marcha droit à la porte n° 9 et y frappa à coups de poing.


Aucun bruit, aucun mouvement ne suivirent cet appel. L’étranger redoubla, et il lui sembla entendre des chuchotements à l’intérieur.


– Morbleu! dit-il, je suis las. J’ai besoin de manger et de dormir. Paul, mon frère, ouvre, c’est moi!


La porte s’ouvrit en effet, mais, préalablement, la raie lumineuse avait cessé de briller au ras du sol.


– Eh bien! petit frère, commença le voyageur, es-tu seul? La mère ne demeure-t-elle pas avec toi? Où es-tu, qu’on t’embrasse!…


Ce dernier mot ne fut pas achevé, et Jean Labre, car c’était lui, n’eut pas le temps de s’étonner du bizarre silence qui accueillait sa venue.


Dans la nuit, il avait cru voir une ombre se glisser entre la porte et lui. Au moment où il se retournait, il reçut par-derrière un coup de couteau dans la région du cœur.


Il poussa un cri faible et tomba foudroyé.


– Ah çà! dit une grosse voix, qu’est-ce qu’il raconte avec son petit frère, sa mère et ses embrassades! Allume, Landerneau, qu’on voie ce qu’on a fait.


Une autre voix demanda:


– As-tu des phosphoriques, Coterie?


Une allumette frémit et prit feu, éclairant un réduit rond, très bas d’étage et percé de deux fenêtres. La tradition affirme que c’est à l’une des croisées de ce réduit que les paysans virent pendre, un matin d’octobre, en l’an 1655, la tête chauve du lieutenant criminel Tardieu, assassiné avec sa femme, la nuit précédente. Ils étaient morts tous deux par avarice, et faute d’avoir voulu nourrir un chien ou un valet.


À droite de la fenêtre qui regardait le sud-ouest, un trou considérable s’ouvrait, pratiqué dans la maçonnerie même de la tour, et encore entouré de ses déblais.


Auprès du monceau de pierres cassées et de plâtras, il y avait un fort pic de mineur, plus une auge à plâtre, des sacs de chaux, un seau d’eau et une truelle.


Sur l’appui même de la croisée, un panneau de boiserie, désarticulé avec soin et enlevé de la place où était le trou, semblait attendre qu’on le posât de nouveau en son lieu.


Près de la porte, quatre hommes étaient groupés: trois debout, le quatrième étendu sans mouvement sur le carreau.


Nous eussions reconnu du premier coup d’œil, à la pesante vigueur de sa carrure, celui qui paraissait être le chef: M. Coyatier, comme l’appelait Pistolet, l’homme qui avait tracé le nom de Gautron, au revers de la porte. Il dépassait les deux autres de la tête.


C’était un coquin à face énergique et brutale. Ses petits yeux disparaissaient presque sous l’épaisseur de ses sourcils roux. Il avait un tic dans la bouche, dont les coins révoltés relevaient à chaque instant la lourde et pâle bouffissure de ses joues.


Le hasard donne parfois au crime le déguisement de la beauté. Coyatier, dit le marchef, n’était pas beau, mais il devait être terrible à la besogne. Landerneau, dit Trente-troisième, avait la tournure d’un ouvrier charpentier.


Coterie était un maçon.


Ils se penchaient tous les trois au-dessus de Jean Labre, qui était mort sur le coup, foudroyé, et gardait la pose que lui avait donnée sa chute.


Ils tressaillirent tous les trois, parce que la porte de Mme Soûlas grinça de l’autre côté du carré.


– Motus! fit le marchef qui ôta ses souliers et alla soulever le matelas pour mettre son œil à une fente.


Thérèse, en déshabillé de nuit, était sur le seuil de sa chambre, une chandelle à la main:


– Mou! mou! mou! appela-t-elle doucement. Faudra-t-il que je rallume, maintenant, pour te chercher, mauvais sujet!


L’infortuné matou n’avait garde de répondre ou de venir.


Mme Soûlas appela encore, puis flétrissant du nom de libertin la pauvre bête assassinée, elle referma sa porte en lui promettant une correction.


Coyatier revint et remit ses souliers. Il n’avait rien perdu de son sang-froid obtus.


– Pour avoir été fait à tâtons, dit-il tranquillement, ça y est.


– Ça y est, répéta Coterie, dans le cinq-cents!


Mais Landerneau ajouta:


– Seulement, ce n’est pas le général.


– Bon! fit Coterie, es-tu sûr?


– Sûr et certain.


Coyatier pétrissait un énorme bout de tabac pour en faire une chique. Il resta un instant déconcerté.


– C’est sûr aussi que les finauds de là-bas sont plus bêtes que des dindons avec tout leur esprit, dit-il; à quoi ça sert d’écrire un nom sur une porte quand il fait nuit?


– On ne pouvait pas pendre une girandole sur le carré de la gargote des inspecteurs! ajouta Landerneau. Il n’y a pas de notre faute.


– Avec ça, conclut Coterie, que le général est peut-être venu. Voilà plus d’une heure qu’on a rentré le foulard rouge.


– Et que nous croquons le marmot l’arme au bras! gronda le marchef. L’ouvrage est fait, il faut le ramasser. Il n’y a place que pour un là-dedans. On nous a dit qu’un homme viendrait, l’homme est venu; nous lui avons fait ce qu’on nous avait dit de lui faire. Ceux qui ne seront pas contents iront le dire au parquet. L’argent est gagné, nous allons passer au bureau. Donnez-moi un coup de main pour le ménage.


Tout fut bientôt en mouvement, et le «ménage» se fit avec une miraculeuse rapidité. Le marchef s’occupa du cadavre qu’on plaça dans le trou. Coterie maçonna, Landerneau menuisa.


Puis on lava le carreau et l’on inventoria la valise.


Une demi-heure après, les trois malfaiteurs se glissaient hors de l’allée noire qui était l’entrée de la maison Boivin.


Coterie et Landerneau entrèrent au cabaret, Coyatier prit le quai des Orfèvres en descendant vers le Pont-Neuf. Il avait déjeté sa robuste taille de façon à paraître souffreteux; il marchait en boitant, et l’un de ses bras, tordu par la paralysie, pendait inerte le long de son flanc.


Il s’arrêta un peu avant l’angle de la rue Harlay-du-Palais, et après avoir regardé tout autour de lui, pour voir s’il n’était point suivi, il souleva le marteau de la seule porte bourgeoise qui s’ouvrait sur le quai.


Cette porte appartenait à la maison à deux étages que nous avons observée déjà par la fenêtre de Paul Labre: la maison où nous avons vu le foulard rouge pendu au balcon du second, et, au premier, à travers les carreaux d’une belle et haute croisée, la gracieuse silhouette d’une jeune femme qui attendait.


La soirée avançait; les cabinets de l’établissement Boivin s’étaient vidés l’un après l’autre. Le rez-de-chaussée lui-même allait perdant peu à peu ses chalands.


Dix minutes après le départ de Coyatier et de ses deux compagnons, au milieu du silence profond qui emplissait maintenant la cage de l’escalier tournant, un bruit de pas précipités se fit entendre.


Deux hommes montaient en courant. Celui qui allait le premier portait une petite lanterne.


– Tu es sûr d’avoir reconnu Coyatier, le marchef? dit-il, essoufflé qu’il était en enfilant la troisième volée.


– Assez, répondit l’autre dont la respiration n’était nullement troublée.


Le gamin de Paris peut monter aux tours de Notre-Dame sans souffler ni suer.


– Et que faisais-tu là, sur le carré, à cette heure?


– J’étais à la chasse, monsieur Badoît: faut bien travailler.


– Misérable créature! gronda M. Badoît qui sortait de son caractère. On ne fera jamais rien de toi!


– En chassant, riposta Pistolet, je vous ramasse des renseignements curieux, et vous vous fâchez! Je vous donnerai congé, monsieur Badoît.


L’inspecteur haussa les épaules.


– Tu as bien lu le nom de Gautron? demanda-t-il.


– Couramment.


– Et tu ne pouvais pas me prévenir?


– Y a du temps que j’ai idée de me ranger, répliqua paisiblement Pistolet, mais ce n’est pas encore commencé, et, jusque-là, faut bien s’amuser, pas vrai? J’avais ma femme à Bobino; vous savez, Mèche, la flambante des flambantes. C’est pas moi qui la ferais attendre, non!


– Quatre heures de perdues! grommela M. Badoît. Le marchef va vite en besogne. Qui sait ce qui a pu arriver?…


Clampin, dit Pistolet, ne répondit point. Il sifflotait entre ses dents le plus joli des airs de vaudeville qu’il eût entendus, ce soir, au théâtre.


En atteignant le palier, M. Badoît alla droit à la porte n° 9 sur laquelle il promena l’âme de sa lanterne.


La porte avait été récemment lavée et restait humide par places.


On ne distinguait plus rien des caractères effacés, mais des vestiges de craie jaune restaient visibles çà et là.


– Le coup est fait! pensa tout haut M. Badoît avec consternation. Pistolet, qui avait ses mains dans ses poches jusqu’aux coudes, ajouta:


– Alors, c’est tout frais. On va flairer.


Il appliqua son oreille aux différentes fentes de la porte:


– Ça a l’air, en effet, dit-il, que les pierrots sont dénichés. Badoît le saisit au collet et le secoua, disant:


– Ce soir, méchant coquin, tu as peut-être causé la mort d’un homme!


Pistolet se dégagea sans trop d’efforts et prit la pose noble du boxeur français.


– Ça passera encore une fois en conversation, monsieur Badoît, dit-il avec dignité, mais j’aime pas qu’on m’affronte, c’est mon caractère. Aussi vrai comme le soleil nous éclaire – pas ici, par exemple, mais sur la place de la Concorde, en plein midi, quand il fait beau -, si vous recommencez ces jeux de vilain avec moi, je lève la jambe et je vous colle une tape à l’œil, premier numéro, cachet de l’affection et du respect.


L’inspecteur tourna le dos et se rapprocha de la porte du milieu, à laquelle il frappa:


– Paul Labre! monsieur Paul Labre! appela-t-il.


Nous savons qu’il n’y avait là personne pour lui répondre. Il attendit un instant, puis murmura d’un air contrarié:


– Je n’aurais pas été fâché d’être deux, ici.


– Pour ce qui est de ça, patron, nous sommes deux, déclara Pistolet. Ça ne me démange pas beaucoup de m’aligner avec le marchef, qui est fort comme un bœuf et qui pique en traître, par-dessus le marché; mais, s’il le faut, vous allez voir qu’on est Parisien avec honneur, et qu’on va se comporter gaiement à la danse!


M. Badoît dirigea sur lui l’âme de sa lanterne et le regarda.


– Va bien, Clampin! dit-il. Tu as l’air d’un quelqu’un, ce soir… et j’ai ouï conter que, dans les révolutions, vous êtes de drôles de petites bêtes, vous autres. Il s’agit d’entrer là-dedans.


– Porte, s’il vous plaît! cria aussitôt Pistolet.


– Veux-tu bien te taire!… Tu n’as pas d’outils, toi? Je te crois honnête…


– Pur et sans tache, interrompit le chasseur de minets, mais j’ai mon passe-partout. Voyons voir.


Il prit sous sa blouse le tout petit crochet de chiffonnier qui lui servait à massacrer les chats et en introduisit la pointe recourbée dans la serrure du n° 9. Il y eut un grincement intérieur et la porte s’ouvrit.


À tout événement, Pistolet fit un saut de côté pour se mettre à l’abri derrière le battant.


M. Badoît exécuta pareillement un mouvement de retraite et glissa prestement sa main sous le revers de sa redingote.


Une minute se passa dans l’attente.


– S’il est là, il veut garder son avantage, dit Pistolet. Y va-t-on?


– Tu as du cœur, petit! murmura Badoît. Recule-toi, que je passe. Tu n’es pas de l’état; moi, je fais mon devoir.


Et avec une résolution triste, privée de cet élan qui vient en aide au courage du soldat sur le champ de bataille, l’agent quitta son abri. Aussitôt qu’il eut dépassé le seuil, il lança la lumière de sa lanterne à l’intérieur. Pistolet, qui le suivait de très près, s’écria:


– Déménagés, les locataires!


Badoît eut un soupir de soulagement: mais, comme il reprenait son haleine, sa poitrine se serra et il murmura:


– On a tué ici! ça sent le mort.


– Possible, répondit Pistolet, dont la figure mièvre et pâle avait une sorte de gravité. Ça sent.


Il s’agenouilla sur le carreau, à la place même où Jean Labre était tombé, et dit:


– Approchez voir la lanterne.


La lueur oblique éclaira le sol qui, évidemment, venait d’être lavé. Une trace rougeâtre, qui courait en zigzag entre les jointures des tuiles, frappa en même temps les yeux de l’inspecteur et du gamin.


– Qu’ont-ils fait du corps? pensa tout haut M. Badoît.


– Les coups de pioche… murmura Pistolet.


Il n’y avait pas besoin d’autre explication. L’âme de la lanterne se promena lentement sur les parois de la chambre ronde.


Le panneau avait été replacé avec une merveilleuse adresse. Aucun indice ne trahissait le lieu choisi pour la sépulture de Jean Labre. Bien plus, certaines parties de la boiserie avaient des défauts ou des fissures qui éloignaient l’œil de la vraie cachette.


Pistolet, marchant à quatre pattes, interrogea les carreaux un à un.


Puis Badoît, monté sur une chaise, sonda le plafond bas, qui était à portée de la main.


Rien, nulle part.


Une dernière épreuve, consistant à éprouver avec la main chaque planche de la boiserie, donna un résultat également négatif. Tout ce vieux bois plaqué sur une maçonnerie épaisse donnait au toucher une sensation d’uniforme humidité.


– C’est tout de même joliment joué! dit Pistolet avec conviction. Rien dans la main, rien dans les poches! Ils ont escamoté la chose comme une muscade.


Badoît réfléchissait.


Il alla ouvrir la croisée qui donnait de biais sur le quai des Orfèvres dans la direction du sud-ouest.


La lune n’avait plus de voile.


La première chose qui frappa ses yeux fut la maison à deux étages dont le balcon était éclairé vivement.


– C’est là qu’était le signal! murmura-t-il. Ceux qui étaient ici voyaient le foulard rouge… Il était pour eux, peut-être…


«Clampin! s’interrompit-il, M. Chopand demeure rue de la Barillerie, 3; M. Mégaigne, rue de la Harpe, 7. Je me charge de M. Martineau: nous serons assez de quatre.


– J’en suis, si vous voulez, patron.


– Va d’abord me chercher M. Mégaigne et M. Chopand. Rendez-vous sur le Pont-Neuf, à la statue.


– Ils seront couchés.


– Ils se lèveront.


– S’ils ne veulent pas?


– Tu leur diras que c’est une grande affaire, une affaire capitale: l’affaire Gautron à la craie jaune.

VII Suavita

Nous rétrogradons de quelques heures pour pénétrer enfin dans cette mystérieuse maison à deux étages, dont nous n’avons pas encore franchi le seuil, mais qui a, sans nul doute, piqué la curiosité du lecteur, ne fût-ce que par le foulard rouge flottant comme un drapeau à son balcon.


Ainsi en est-il dans ces récits de l’histoire du crime, où l’écrivain n’a à dépenser ni beaucoup de talent, ni beaucoup d’imagination.


Les faits sont là qui se posent d’eux-mêmes en jalons; les personnages existent; il ne s’agit que de ménager un peu l’intérêt contenu dans ces étranges procès-verbaux.


Au premier étage de cette maison du quai des Orfèvres, qui faisait face, à la fois à la lucarne de notre pauvre ami Paul Labre et à la fenêtre sud-ouest de la tour du coin où Jean Labre venait d’être assassiné, habitait la famille du général comte de Champmas, prisonnier d’État.


La famille du général, veuf depuis plusieurs années, se composait seulement de deux filles.


Lors de sa condamnation, qui avait eu lieu à la suite des événements que nous avons rapportés, vers la fin de 1833, le général n’avait pas eu à s’occuper de ses filles. Elles restaient tout naturellement à la garde de leur tante, Mlle Reine de Champmas, laquelle entourait son frère d’une affection telle que jamais elle n’avait voulu se marier.


Il n’avait fallu rien moins que cette affection véritablement profonde pour amener Mlle Reine à conserver la direction de la maison de son frère malgré l’intrusion d’une jeune fille étrangère qui vint s’établir à l’hôtel, peu de mois après la mort de la comtesse, et que le général présenta tout d’abord comme étant Mlle de Champmas.


Suavita, la plus jeune fille du général, la fille unique de Mme la comtesse, avait alors onze ans. Son père l’adorait, mais elle avait eu une enfance souffrante et incessamment menacée; le général était frappé de l’idée qu’il la perdrait.


L’autre, celle qui venait on ne savait d’où, fruit de quelque aventure de jeunesse, se nommait Ysole, et avait alors quinze ans. Aux reproches de sa sœur, chagrine et presque indignée de voir arriver cette étrangère qui allait partager les droits de l’enfant légitime, le général avait répondu:


– Dieu m’a pris ma femme qui était un ange; Suavita est un ange que Dieu me prendra. Laissez-moi habituer celle-ci à m’aimer pour que je ne reste pas seul sur la terre.


Il expliqua alors que feu la comtesse, loin, d’ignorer l’existence de cette enfant, déjà reconnue, lors de son mariage, avait consenti à la légitimer par contrat secret, à la condition qu’elle n’habiterait point la maison paternelle.


La bonne tante Reine, soumise et dévouée, n’avait pas résisté longtemps. Non seulement elle n’avait point tenu rigueur à la fille naturelle de son frère bien-aimé, mais la tendresse était venue peu à peu et dans les derniers mois de sa vie, elle s’était faite la complice du général pour assurer complètement la position d’Ysole.


Il faut dire qu’Ysole était une jeune personne accomplie: belle, douce, spirituelle, brillante, et poussant la séduction jusqu’au charme.


Du vivant de Mme la comtesse, et tout en la tenant éloignée de la maison, le général n’avait jamais négligé son éducation. Ysole avait été élevée dans un de ces couvents fashionable d’où sortent tant de jolies merveilles. Elle savait tout ce qui se peut apprendre, et comme l’esprit, la grâce, l’élégance semblaient innés en elle, l’excellente sœur du général se serait fait un scrupule de conscience de ne point la déclarer parfaite.


Nous avons dû constater déjà que la famille de Champmas était puissamment riche; mais, à la suite de son procès politique, le général avait vu mettre ses biens personnels sous le séquestre. Il y avait déjà longtemps que ses filles et sa sœur avaient abandonné l’hôtel de son nom pour vivre en province ou chez des parents.


Depuis six mois que la tante Reine était morte, on avait séparé les deux jeunes filles.


Ysole demeurait chez une parente éloignée de M. de Champmas, qui avait nom Mme la comtesse de Clare, et Suavita était, à son tour, au couvent.


Par le fait, le général n’avait plus de maison, quoiqu’un certain nombre de vieux serviteurs de la famille restassent groupés autour d’Ysole.


Mme la comtesse de Clare, fort belle personne qui occupait une position nouvellement conquise et un peu mystérieuse dans le monde légitimiste, avait été choisie par le général à l’exclusion de parents plus proches et d’amis plus intimes: on ne savait pas bien pourquoi. Ceux qui s’intéressaient à la famille de Champmas caractérisaient la situation par le mot «provisoire» qui était alors fort à la mode.


Évidemment les choses devaient changer, et peut-être le plus naturellement du monde, car le procès, c’était l’avis public, avait été conduit avec une rigueur passionnée, et l’intérêt de l’autorité supérieure était d’aller vers la clémence.


Avant de poursuivre notre récit, un mot encore sur cette comtesse de Clare qui devait être, quelques années plus tard, une des étoiles du firmament parisien. Son mari était véritablement comte et de la meilleure noblesse: il avait nom Chrétien Joulou du Bréhut. Nous avons raconté fort au long l’histoire de son mariage dans une de nos dernières compositions [1].


Ce brillant et chevaleresque nom de Clare, ajouté au nom un peu obscur et très bretonnant de Joulou du Bréhut, aurait certes pu donner matière à contestation. Mais le général duc de Clare, seul représentant de la maison quasi souveraine de Fitz-Roy, loin de réclamer, avait noué des relations avec la belle comtesse. Joulou du Bréhut et Fitz-Roy de Clare s’étaient alliés une fois vers 1700 et tant. Les titres produits parurent suffisants à M. le duc.


Mme la comtesse avait d’autres belles connaissances et dans des camps fort divers. M. Schwartz, le banquier à la mode, la portait aux nues; elle était la favorite du fameux colonel Bozzo, le saint de la rue Thérèse, qui achevait sa longue et pure carrière, entouré du respect de tous.


Et pourtant, je ne sais quelles rumeurs allaient et venaient. On s’étonnait que M. de Champmas eût confié ses filles à cette belle créature qui était née, en quelque sorte, le jour de sa première entrée dans un salon du faubourg Saint-Germain, au bras du comte Joulou du Bréhut, et dont personne ne connaissait le passé.


Le premier étage de la maison du quai des Orfèvres était loué au nom du comte de Champmas et depuis un mois seulement. Nous ajouterons tout de suite que, le même jour, précisément, on avait loué le second étage au nom du vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante, jeune Italien fort bien reçu chez la belle comtesse.


Il était cinq heures du soir environ. Dans cette chambre du premier étage, dont Paul Labre avait regardé si souvent, ce soir, les persiennes fermées, une jeune fille, une enfant plutôt, était couchée sur une chaise longue et semblait sommeiller. Elle était pâle comme une vierge de cire. Ses cheveux blonds éparpillaient leurs boucles sur le coussin et ses cils bruns, demi-clos, laissaient glisser un paresseux rayon.


Elle paraissait avoir treize ou quatorze ans à peine, quoiqu’elle eût la taille d’une femme. Sa beauté était d’un ange – mais de ces anges qui n’ont fait qu’effleurer la terre et qui vont remonter au ciel.


C’était la plus jeune des filles de M. de Champmas, sa fille légitime. Sa mère amoureuse lui avait donné le nom de Suavita.


Auprès de la chaise longue une vieille servante en deuil était assise et veillait.


– Je ne l’aime pas, dit tout à coup Suavita d’une voix languissante et douce.


Ses yeux étaient fermés. La vieille servante, qui crut à un rêve, demanda tout bas:


– Dormez-vous, chérie?


– Non, répondit l’enfant, dont les longs cils se relevèrent un peu. Je pense à la comtesse. Elle est pourtant fort belle.


– Et vous ne l’aimez pas?


– Non. J’ai beau faire!


– Elle a été bonne pour vous, cependant.


– C’est vrai. Là-bas, au couvent, les religieuses sont bonnes aussi, et je les aime.


Un geste frileux dont la servante connaissait bien la signification la fit lever. Elle ramena sur les pieds de la jeune malade la couverture de soie ouatée qui l’entourait.


– Merci, Jeannette, dit Suavita. J’ai toujours froid. Je ne souffre pas beaucoup, mais je crois que je suis bien malade.


Jeannette essaya de sourire. Elle avait des larmes plein les yeux.


– Quelle idée! balbutia-t-elle, vous grandissez, voilà tout. Vous êtes si grande que je n’ose plus vous tutoyer. Et cela fatigue de grandir.


Les paupières de Suavita se fermèrent tout à fait, pendant qu’elle murmurait:


– Oui, cela fatigue. Je suis faible, faible…


– J’étais ainsi quand je grandissais, reprit Jeannette.


– Et tu es bien forte maintenant. Est-ce que ma sœur Ysole a été aussi comme cela quand elle grandissait?


– Sans doute… commença la servante.


Elle interrompit ce pieux mensonge pour ajouter en elle-même:


– Celles-là sont comme les branches d’en bas qui mangent les arbres au pied et qui profitent! La bâtarde a pris toute la sève.


Rarement, les vieux serviteurs sont du parti des intrus.


– Quand ma sœur Ysole aura l’âge, poursuivit Suavita doucement, c’est elle qui sera ma maîtresse. Mme de Clare s’en ira et nous serons bien heureuses.


«Mais, s’interrompit-elle avec un si joyeux élan qu’un peu de sang rose revint à la pâleur de sa joue, père chéri nous sera revenu bien avant ce temps-là!


– Est-ce qu’il y a de bonnes nouvelles? demanda vivement la servante.


– Je crois bien! répondit Suavita avec une égale vivacité.


Elle s’arrêta pour ajouter:


– C’est un grand secret. Ysole me gronderait si je le disais.


– Mamselle Ysole! gronder mademoiselle! prononça lentement Jeannette.


Et la manière dont nous écrivons diversement ce même mot ne suffit point à rendre la différence emphatique que Jeannette avait mise entre le premier mademoiselle et le second mademoiselle.


Manifestement, et quoi qu’on pût faire, il n’y avait pour Jeannette qu’une seule demoiselle de Champmas.


– Comme tu dis cela! reprit la jeune fille avec reproche. Tu m’aimes trop, vois-tu, et cela fait que tu n’aimes pas assez ma sœur Ysole.


Un mot vint à la lèvre de la vieille servante, qui se retint et garda le silence. Suavita continuait:


– Moi, je l’aime bien! oh! mais bien, bien! Celles qui n’ont pas de sœur me font pitié. Quand elle vient me voir au couvent, tout le monde dit: Comme elle est jolie; alors, je suis heureuse…


«Ah! fit-elle, car les idées ne faisaient que passer dans son pauvre esprit affaibli, j’étais fière aussi de maman chérie. Et ma tante Reine, comme elle me gâtait! mon Dieu! Toutes celles qu’on aime s’en vont. Si on me disait un jour: Tu ne reverras plus Ysole…


Elle frissonna de la tête aux pieds, tandis que Jeannette grommelait amèrement:


– Pas de danger que celle-là s’en aille!


– Eh bien! dit la fillette, qui poussa un grand soupir en essayant de se retourner sur sa chaise longue, ces persiennes fermées empêchent le jour de me blesser les yeux, mais j’aimerais voir au-dehors.


– Ici, répliqua la servante, on ne voit pas grand-chose par les fenêtres: des masures sales et des bureaux qui ressemblent à des prisons.


– Il y a un jardin… et de l’autre côté du jardin…


– Ah! ah! fit Jeannette, qu’est-ce que c’est auprès du jardin de l’hôtel de Champmas! Voilà un paradis!


Suavita poursuivit comme si on ne l’eût point interrompue:


– Et de l’autre côté du jardin, une vieille tour… deux tours, en comptant la petite où est la fenêtre du jeune homme.


Jeannette se prit à écouter, étonnée et inquiète.


– On dit que les enfants malades sont presque des grandes personnes, pensa-t-elle.


Suavita continuait:


– Depuis que je suis ici, je n’avais jamais vu âme qui vive à la fenêtre de la grande tour, mais aujourd’hui…


Au lieu de poursuivre, elle mit sa main au-devant de ses yeux – une pauvre main transparente et si blanche qu’on eût dit de l’albâtre. Cette main tremblait.


– Aujourd’hui? répéta Jeannette, curieuse.


– Il y a des moments, dit l’enfant avec fatigue, où je ne sais plus bien si j’ai rêvé ou si j’ai vu… mais j’ai encore froid dans les veines en y pensant. Je ne me souviens pas d’avoir eu jamais si grand-peur… Approche-toi, je vais te dire.


Jeannette obéit.


– Plus près encore, et tiens mes mains dans ta main. Aujourd’hui, j’ai vu, j’en suis sûre, un homme… Oh! si un homme pareil pouvait pénétrer jusqu’ici, je crois que je mourrais de frayeur!


Elle frissonnait de tous ses membres et ses yeux grands ouverts s’égaraient.


– Chérie! chérie! dit Jeannette que l’effroi prenait, vous avez eu un cauchemar à l’heure de votre accès…


– Non. Rassure-moi autrement: j’ai vu, je suis sûre d’avoir vu une figure terrible, des bras énormes, et l’homme regardait de ce côté; dis-moi plutôt que nous sommes bien gardées. Est-ce qu’un homme semblable pourrait arriver jusqu’à moi, Jeannette?


– Assurément non, répondit la servante, convaincue, cette fois, que l’enfant disait la vérité. Ce n’est plus comme à l’hôtel de Champmas où nous étions quatorze gens de service, mais il en reste encore quatre: Madeleine qui est aussi robuste qu’un garçon, Pierre et Baptiste qui sont solides tous deux. Et d’ailleurs, nous sommes si près de la Préfecture! Chaque fois qu’on me montre un passant dans la rue, on me dit: C’est un inspecteur. Et les sergents de ville! On n’aurait qu’à japper tout bas: À la garde! pour voir la maison pleine de secours.


En écoutant cela, Suavita, rassurée, se mit à sourire.


– Je suis folle, pensa-t-elle à haute voix. Pourquoi viendrait-il, d’ailleurs? Il avait à la main une pioche comme les paysans, là-bas, au château. Mais je n’ai pas regardé longtemps, parce que le jeune homme qui demeure auprès de la tour est venu s’accouder à sa croisée. Ses yeux étaient tournés vers moi; j’ai cru qu’il me voyait. Si tu savais comme il a l’air triste!… Mon père est riche, n’est-ce pas, Jeannette?


– Il l’était…


– Et il le sera encore. Oh! tu ne sais pas tout… et moi j’ai promis d’être bien discrète… Je dirai à mon père que ce jeune homme est malheureux… Mais peut-être ne voudrait-il pas d’argent, car il a de beaux yeux si fiers!


Jeannette, qui avait d’abord froncé le sourcil, baissa ses paupières mouillées. Elle se disait:


– Pauvre chère enfant! sa fièvre vit de rêves.


La porte s’ouvrit brusquement, et Suavita poussa un petit cri de joie.


– Ysole! dit-elle, ma sœur!


Une jeune fille de seize à dix-sept ans, admirablement belle et gracieuse, venait de franchir le seuil.


Elle traversa la chambre et vint mettre un baiser caressant sur le front de Suavita ranimée.


Puis elle se tourna vers Jeannette qui avait, d’instinct, reculé son siège.


– Vous pouvez partir, ma fille, dit-elle froidement, mais avec bonté.


– Demain matin… commença la servante.


– Non, ce serait un jour de perdu. J’ai pris mes mesures, et c’est moi qui serai la gardienne de Suavita jusqu’à votre retour.


– Quel bonheur! s’écria la fillette en joignant ses pauvres mains pâles.


Il y avait un vague soupçon dans les yeux de Jeannette.


– Vous m’avez dit que votre frère, malade, désirait vous voir, reprit Ysole. Je vous donne vingt-quatre heures, c’est à prendre ou à laisser.


Jeannette murmura un «merci, mademoiselle», qui sembla lui écorcher la bouche au passage, puis elle porta jusqu’à ses lèvres les deux mains de Suavita et sortit.


Ysole la regarda s’éloigner, puis elle mit un doigt sur sa bouche souriante dont le frais incarnat éclatait comme une fleur.


Elle se pencha vers l’enfant qu’elle serra tendrement dans ses bras en disant:


– Chut! il fallait la renvoyer. Madeleine, Pierre et Baptiste sont aussi dehors. J’ai eu besoin d’adresse pour faire tout cela moi seule.


L’enfant riait, confiante.


– Tu n’auras pas peur? continua Ysole.


– Puisque tu me gardes…


Ysole la souleva et lui dit dans un baiser:


– Écoute, c’est aujourd’hui le grand jour. Personne ne doit être dans notre secret. Ce soir, nous allons embrasser notre père.

VIII Ysole

Elle était, cette belle Ysole, éblouissante de force, de santé, de jeunesse; non point du tout dans le sens vulgaire de ces mots qui impliquent je ne sais quoi d’offensant dans le langage commun, parce qu’ils servent à caractériser cette banale prospérité de la vierge bien conditionnée qu’on appelle: «la beauté du diable». C’était une force élégante, une santé nerveuse qui se traduisait par l’admirable pâleur des passionnées; c’était une jeunesse légère et souple, hardie et fine où se devinait déjà la grâce de la femme.


Ysole était brune. Ses splendides cheveux noirs auxquels la lumière arrachait un reflet fauve, s’ondulaient naturellement sur un front plutôt bas, mais modelé selon d’adorables lignes. Ses yeux, long fendus, noirs et rendus plus noirs encore par l’ombre de ses sourcils veloutés, avaient une exquise douceur, quand elle voulait. Quand elle voulait, leur regard fascinait ou domptait.


Son nez droit, à la moindre émotion, relevait en frémissant ses ailes fières; sa bouche était un sourire enchanté ou un impérieux commandement.


Elle était grande. Rien ne peut dire les délicieuses mollesses de sa ceinture. Chacun de ses mouvements appelait et charmait.


Et certes, il y avait quelque chose de pénible à voir la victorieuse et vivante perfection de ce chef-d’œuvre auprès de cette autre enfant, belle aussi, mais vaincue, mais frappée, et qui s’en allait mourant, comme une pauvre fleur que le baiser de la larve a touchée.


C’était un contraste insolent, d’autant plus que le triomphe de l’une rabaissait davantage la détresse de l’autre.


Aux derniers mots d’Ysole: Ce soir, nous allons embrasser notre père, les joues de Suavita étaient devenues plus pâles; mais tout son sang remonta bien vite, et un souriant éclair s’alluma dans ses grands yeux.


– Mon père! dit-elle, mon bien-aimé père!


– Si tu savais comme tu es gentille ainsi, amour! s’écria Ysole dans un sincère élan de tendresse. Oh! que je te voudrais guérie, afin que notre père fût heureux!


– Tu es bonne, murmura l’enfant; il n’y a rien sur la terre de si bon que toi.


Ysole était peut-être bonne, en effet, mais il y avait en elle, à ce moment, une joie profonde qui la faisait meilleure. Et cette joie ne se rapportait pas tout entière à la délivrance de son père.


Elle s’assit auprès du lit de repos, bien près, et prit les mains de sa petite sœur entre les siennes.


– J’ai besoin de causer, dit-elle, je suis heureuse!


– Et moi donc! s’écria Suavita. Il me semble que je n’ai plus mal. Mon Dieu! tu as raison, Ysole, tu es heureuse! C’est toi qui as tout préparé pour le salut de notre père. Oh! je ne suis pas jalouse de toi, ma sœur, mais ce doit être si bon de travailler pour ceux qu’on aime!


– Pour ceux qu’on aime! répéta Ysole dont les grands yeux rêvaient.


– Dis-moi ce que tu as fait, reprit Suavita. C’est à peine si jusqu’ici tu m’as glissé quelques paroles en passant. N’est-il pas temps de me mettre au fait?


– C’est vrai; tu as le droit de tout savoir; et désormais rien ne peut plus nous faire obstacle. J’ai bien travaillé depuis quelques semaines, mais j’ai été si bien aidée. Écoute… tu ne comprendras peut-être pas tout, ma pauvre petite sœur, car ce sont des choses au-dessus de ton âge. Il y a des gens puissants qui s’intéressent à nous. Sais-tu ce que c’est que conspirer, Suavita?


– Oui, répondit l’enfant, j’ai vu des conspirations dans l’histoire romaine.


– Catilina! s’écria Ysole, un jeune homme vaillant et brave qui joue avec des milliers d’existences! Oui, c’est bien cela… Et c’est magnifique, n’est-ce pas?


– Dans les conspirations, dit Suavita, je crois qu’on court danger de perdre la vie.


– Certes! toujours! c’est le grand et terrible enjeu de ces parties. Eh bien! notre père conspirait, et le prince conspire.


– Quel prince? demanda l’enfant.


Au lieu de répondre, Ysole mit ses lèvres sur le front de la petite malade et murmura d’une voix que l’émotion faisait trembler:


– Serais-tu bien contente, si ta sœur devenait princesse?


La fillette ouvrit de grands yeux étonnés.


– Si tu étais bien contente d’être princesse… commença-t-elle.


Ysole l’interrompit par une caresse nouvelle et reprit en riant:


– Quand je cause avec toi, je deviens aussi enfant que toi. Ce n’est pas là ce que tu voulais savoir. Notre père fut donc mis en prison pour avoir conspiré, et l’État lui prit ses biens. Il a beaucoup d’amis dans le gouvernement, qui pensent que sa condamnation fut injuste. J’ai vu une lettre de lui qui disait: «Si j’étais en liberté, à l’étranger, je serais bien assez riche encore des fonds que j’ai placés en Angleterre et en Allemagne; les débats de mon affaire ont laissé une impression de doute dans tous les esprits: il ne se passerait pas un an sans que j’obtinsse amnistie.»


– Cela veut dire qu’il aurait sa grâce? demanda Suavita.


Ysole releva sa belle tête mutine.


– Ceux qui conspirent, dit-elle avec fierté, ne prononcent jamais ce mot-là.


– Alors, insista l’enfant, quand on leur fait grâce, ils refusent?


Ysole rougit, puis sourit.


– Tu es trop jeune, dit-elle, pour comprendre ces choses…


«Mais songe donc, interrompit-elle, précipitamment, à ce que je serais devenue, si j’avais été toute seule! Notre cousine de Clare a été charmante, oh! charmante. Tu l’aimeras, quand tu la connaîtras mieux. Elle m’a dit une fois: «Ma fille, vous avez un grand devoir à remplir; vous êtes bien jeune, mais Dieu vous a donné la force d’âme et l’intelligence. Moi, j’ai les mains liées par mon mari à qui je dois obéissance…»


– Il a l’air de souffrir et ne commande jamais, dit Suavita.


– Qui? Le comte de Clare? le Breton Joulou du Bréhut! un sauvage du Morbihan! un homme terrible quand on lui résiste! Ah! pauvre amour, tu ne connais pas les maris! Notre cousine pleure bien souvent… Mais voilà tes jolis yeux qui battent, tu as sommeil.


– Je ne veux pas dormir! s’écria la fillette, je veux attendre notre père!


– C’est que tu attendras longtemps, et le docteur défend bien qu’on te fatigue. Sais-tu, quand notre père viendra, je te promets de t’éveiller.


Suavita secoua sa blonde tête.


– Quelle pauvre créature je suis! murmura-t-elle. Mes yeux sont las, ma tête est lourde, et cependant je ne pourrais dormir, si je ne prenais la potion qui m’assoupit tous les soirs.


Ysole glissa un regard vers la pendule; le jour allait baissant.


– Veux-tu prendre ta morphine? demanda-t-elle.


– Pas encore… tu ne m’as rien dit. Raconte, je t’en prie.


Ysole désormais semblait préoccupée.


– Où en étais-je? reprit-elle d’un ton distrait et déjà fatigué. Ah! j’allais te dire que notre bonne cousine de Clare, ne pouvant rien par elle-même à cause de son mari, fit venir le prince. Il y a des secrets qu’on ne peut révéler même à sa chère petite sœur. Le nom du prince dont je parle est un secret de cette sorte. Mais je peux bien te dire que c’est un prince comme il y en a peu, un prince de sang royal…


– Un fils du roi! interrompit Suavita, dont la curiosité enfantine s’éveillait.


– Le fils d’un roi! rectifia Ysole avec une singulière emphase.


Puis, s’animant malgré elle et cédant au courant d’une mystérieuse émotion, elle poursuivit d’une voix altérée:


– Dès la première fois que je le vis, je compris que notre père était sauvé. Il est des hommes auxquels rien ne résiste et qui prennent les cœurs avec une seule parole… avec un seul regard!


– Oh! murmura l’enfant qui pensait tout haut, un seul regard, cela est bien vrai, ma sœur.


Encore une fois, ses paupières se fermèrent. Ysole, tout entière au souvenir évoqué, ne prit point garde à cette singulière interruption et continua:


– Il est grand, il est noble, il est généreux. Mon âme s’élança vers lui et il me sembla voir un de ces héros chantés par les poètes. Ses yeux me parlèrent, sa voix me fit battre le cœur…


Sous la couverture de soie, le sein de Suavita palpitait.


– Tu sens bien, s’interrompit Ysole, que tout cela avait trait à la délivrance de notre excellent père. Dès cette première entrevue, le prince me promit son aide, et avec quelle grâce chevaleresque! il écouta mes explications, il entra ardemment dans mes espoirs; on eût dit que, désormais, notre père avait un fils dévoué… car il l’aime, ma sœur, oh! si tu savais comme il l’aime!


Suavita eut un espiègle sourire et dit:


– C’est toi qu’il aime, va! je devine bien.


La joue d’Ysole avait maintenant des tons pourpres d’un éclat admirable; ses yeux rayonnaient.


– Que Dieu t’entende, chérie! murmura-t-elle avec la franchise des profonds entraînements. Celle qu’il aimera sera une femme heureuse et glorieuse.


Suavita lui tendit la main et l’attira vers elle pour avoir un baiser. C’était un groupe charmant. Je ne sais quelle vie animait maintenant l’exquise gentillesse de l’enfant qui répéta:


– Raconte encore.


– Il fut convenu qu’on tenterait une évasion du Mont-Saint-Michel. Le prince dispose de moyens considérables et qui tiennent de la féerie. Les préparatifs se faisaient déjà lorsque nous apprîmes que notre père serait appelé à Paris pour témoigner dans l’affaire des officiers suisses, qui se rattache au complot de la duchesse de Berry et à la petite Vendée. Aussitôt, nos projets furent modifiés et le prince organisa un système d’évasion pour le jour même où notre père paraîtra en justice. C’est pour cela que nous sommes dans cette maison, tout près du Palais.


– S’il allait arriver malheur…, murmura Suavita.


– Le prince répond de tout, dit Ysole péremptoirement.


– Le prince! répéta l’enfant; ce doit être un grand bonheur que d’être prince et puissant pour aider celle qu’on aime.


Ysole la regarda, étonnée. Suavita semblait sommeiller déjà.


– Veux-tu ta morphine? demanda Ysole qui, pour la seconde fois, tourna ses yeux impatients vers la pendule.


La fillette fit de la main un geste de consentement. Ysole se leva et alla vers la table de nuit où était la potion.


Pendant qu’elle s’éloignait, Suavita entrouvrit ses lèvres d’où tombèrent quelques paroles.


– Il n’est pas prince, lui! disait-elle. Il souffre. Je voudrais être princesse, il ne souffrirait plus.


– Combien de gouttes? demanda Ysole.


– Trois.


Ysole versa. Suavita poursuivait:


– Quand nous vînmes ici pour la première fois, il y a un mois, il s’accoudait à l’appui de sa pauvre croisée avec une femme en deuil, bien pâle, bien maigre, et qui semblait si faible! Comme il l’aimait et comme il la regrette! C’était sa mère; elle est morte; le voilà seul maintenant. Personne ne me l’a dit, mais je le sais.


Ysole revenait avec le breuvage. Suavita but et lui tendit son front en disant:


– N’oublie pas de m’éveiller dès que notre père va venir.


Sa tête charmante se renversa dans les boucles de ses cheveux. Pendant quelques minutes, Ysole contempla son sommeil léger, mais calme.


Sa pensée était ailleurs. La nuit se faisait. Ysole alluma elle-même une lampe et la posa sur la cheminée.


Puis elle alla ouvrir les persiennes pour jeter un long regard sur la ligne des quais. Ce fut à ce moment que Paul Labre la vit par la fenêtre de sa mansarde.


Un bruit se fit dans la chambre voisine. Ysole, le front rayonnant, les bras étendus, s’élança.


Et Paul, voyant cela de loin, ferma sa fenêtre pour reprendre tristement son suprême travail.


Dans la chambre voisine, un grand et beau jeune homme venait d’entrer. Quand la lueur de la lampe, passant à travers la porte, vint éclairer son visage, vous eussiez été frappés au premier aspect par l’étrange ressemblance de ce visage aquilin, régulier mais un peu charnu, avec le type, plus populaire alors qu’aujourd’hui, de la descendance bourbonienne.


C’était comme un portrait de Louis XV jeune, détaché de son cadre, l’illusion s’augmentait encore par l’arrangement étudié d’une riche chevelure dont les boucles d’un blond châtain tombaient jusque sur les épaules du nouvel arrivant.


Ceux qui se souviennent des modes de 1835 et des perruquiers romantiques de cette époque pourront témoigner qu’à Paris, les gamins blasés n’auraient point pris la peine de suivre un monsieur coiffé à la Louis XIV. Tout était permis, en fait de toisons.


Ysole, heureuse et toute palpitante, saisit les mains de ce demi-dieu, et voulut les porter à ses lèvres.


Il daigna l’arrêter très galamment et la baisa au front avec une souveraine noblesse.


– Mon prince! monseigneur! mon Louis! dit la jeune fille d’une voix contenue, où la tendresse éclatait malgré elle, quand vous ne venez pas j’ai toujours peur de m’éveiller de mon beau rêve.


Comme il ouvrait la bouche pour répondre, elle mit un doigt sur ses lèvres et montra Suavita endormie.


– Ah! fit le prince, la petite sœur malade! Laissons-la reposer, mon bel ange, et venez sur la terrasse, d’où nous pourrons voir le signal, rien qu’en levant les yeux. Je n’ai pas besoin de vous dire que si je suis en retard, c’est que je m’occupais de vous.


Il lui offrit son bras où elle appuya ses deux mains croisées pour le contempler avec une dévote admiration.


– C’est si bien, un rêve! reprit-elle en extase, le petit-fils de Henri IV d’un côté, et de l’autre, moi… une pauvre fille!


– Souvenez-vous, répliqua le prince, que le Béarnais, mon vénéré aïeul, ne demandait pas mieux que d’épouser sa belle Gabrielle. Le général de Champmas vaut bien ce vieux canonnier d’Estrées, dont le château était un mauvais lieu campagnard. J’ai envie de jurer un peu ventre-saint-gris pour vous dire que jamais plus adorable front ne mérita une couronne royale.


Il effleura cet adorable front d’un baiser de cour et la beauté d’Ysole rayonna comme si un regard du soleil l’eût touchée.


– Est-ce que vous avez quelque chose de nouveau, mon prince? demanda-t-elle: j’entends pour vous, pour vos droits?


– Mes droits? répondit-il en riant. Ceux qui sont en exil et qu’on appelle la branche aînée de Bourbon les ont mis bien bas, mes droits… et les bourgeois de la branche cadette ne me paraissent pas décidés à lâcher les douceurs de la liste civile. Mes droits sont ridicules, chère bien-aimée. On s’en moque au faubourg Saint-Germain comme aux Tuileries, mais patience! Dois-je vous dévoiler mon égoïsme, charmante Ysole? Mon amour eût, certes, suffi à me mettre à vos genoux, prêt à combattre des géants sur un signe de votre blanche main… Mais quand notre prisonnier va être libre, j’espère bien avoir acquis à ma cause un des meilleurs officiers généraux de l’armée française.


– Si le comte de Champmas n’était pas corps et âme à Votre Altesse royale, s’écria Ysole enthousiaste, je le renierais pour mon père!


– Vous êtes une loyale sujette et je vous remercie, répliqua le prince toujours gaiement. Parlons affaires. Vous avez éloigné vos gens?


– La maison est complètement vide.


– Je viens de voir une voiture stationnant au coin de la rue du Harlay, je suppose que c’est la vôtre?


– C’est la mienne.


– Nous n’en aurons pas pour longtemps et vous reviendrez ce soir veiller votre intéressante petite poitrinaire, quand le général sera en sûreté. C’est vous qui devez le sauver: je vous ai réservé cette joie.


– Oh! prince! s’écria Ysole, comment payer jamais?…


– Un peu de votre amour, et je serai trop généreusement récompensé!


Il ferma vivement la bouche d’Ysole, qui allait répliquer.


– Regardez, dit-il.


Ils étaient sur la terrasse. La nuit était tout à fait tombée. Le prince montra du doigt le balcon du deuxième étage, où une lueur s’alluma pour s’éteindre aussitôt.


– On a enlevé le foulard rouge, prononça-t-il tout bas, votre père est libre!


Les genoux d’Ysole fléchirent.


– Mon roi! balbutia-t-elle, mon Dieu! je suis à vous corps et âme! Il la regarda galamment et dit:


– Votre voiture vous attend, chère adorée. À demain, et mille compliments au général!


Ysole s’élançait déjà au-dehors. Le prince l’arrêta pour lui montrer Suavita endormie.


– Prenez la clef, dit-il en sortant le premier.


Ysole obéit. Après avoir fermé la porte, elle murmura en rougissant et comme pour s’excuser:


– Votre excellent cœur pense à tout…, moi, je suis folle; mais je n’ai pas d’inquiétude pour cette chère enfant, dont le sommeil va durer jusqu’à demain… à moins que je ne l’éveille pour lui dire: Suavita, voici notre père, que le plus noble des hommes nous a rendu!


Ses doigts charmants envoyèrent un baiser. Elle disparut.


Le prince descendit quelques marches derrière elle comme si son dessein eût été de gagner la rue.


Mais quand le pas d’Ysole cessa de se faire entendre, il rebroussa chemin et monta lestement l’escalier qui conduisait au second étage.


Le palier du deuxième étage n’était pas éclairé; le prince frappa à la porte du milieu six coups ainsi espacés: trois, deux, un.


– Que voulez-vous? lui demanda-t-on à travers le battant fermé.


– Acheter du drap noir, répondit le prince.


La porte s’ouvrit et la voix, qui avait déjà parlé dit:


– Entrez avec le voile.

IX Les Habits Noirs

Toutes choses avaient été ainsi convenues à l’avance entre Ysole et le prince libérateur.


Ysole aimait sincèrement son père à qui elle devait une double reconnaissance; elle était follement éprise de cet invraisemblable héros de roman qui lui promettait une couronne – et elle avait un rôle.


Il ne faut pas mépriser ce dernier point. Les jeunes filles du genre d’Ysole et même quelques femmes d’un certain âge, foncièrement respectables, donneraient leur petit doigt pour avoir un rôle.


Un rôle pour les filles d’Ève, c’est le bonheur.


Ysole était heureuse, émue, ivre d’espoir et d’orgueil.


Son rôle consistait à occuper cette voiture qui l’attendait au coin de la rue Harlay-du-Palais, et à attendre son père, dirigé de ce côté par les instructions de ses mystérieux sauveurs.


C’était là, du moins, ce qu’on avait dit à Ysole. Nous verrons tout à l’heure si on lui avait dit la vérité.


Le général devait monter dans la voiture, dont le cocher avait ordre de prendre aussitôt le galop, au cas où l’ombre d’un danger se présenterait. Dans le cas contraire, le général devait s’introduire dans la maison du quai des Orfèvres, embrasser la plus jeune de ses filles, cette chère petite malade qu’il avait si grand peur de perdre, et revêtir un déguisement complet. L’absence concertée de tous les gens de service assurait le secret.


Si le lecteur trouve quelque chose de défectueux dans ce plan, nous confesserons qu’il n’avait pas le sens commun; mais nous ajouterons que cela importait peu: le plan était uniquement destiné à tromper, pour quelques instants, notre belle Ysole. Un stratagème plus naïf encore l’eût pareillement satisfaite. Elle était subjuguée, et c’était elle-même qui serrait le bandeau sur ses yeux.


Et si le lecteur, devant cet aveu, juge notre Ysole par trop crédule, nous le renverrons aux histoires authentiques d’imposture et d’amour. N’essayez jamais d’assigner une limite aux aveuglements d’une fille ambitieuse, aux crédulités d’une femme qui aime.


Volontiers dirions-nous la même chose des hommes les plus mûrs et les plus sages, dès que la passion est en jeu.


Le prince d’Ysole n’était pas, d’ailleurs, le premier venu. Au début du règne de Louis-Philippe, on croyait encore et beaucoup, dans certains coins, à l’existence de Louis XVII.


Nous avons eu entre les mains des pièces volumineuses et originales se rapportant à deux des quatre personnages qui, précisément, se firent passer pour Louis XVII.


Avec ces dossiers, nous comptons bien élever quelque jour un monument à l’audace des charlatans et à l’éternelle splendeur de la bêtise humaine.


Ici, l’âge du comédien voulait qu’il fût, non point Louis XVII lui-même, qui aurait été un homme de plus de cinquante ans, mais son fils.


– Si les circonstances politiques y prêtent par hasard, soyez certains que la race de ces hardis menteurs n’est pas éteinte. Vous verrez les petits-fils de Louis XVII et aussi ses arrière-petits-fils.


Nous laissons notre Ysole à la fiévreuse attente de «son rôle» et nous rentrons dans la maison du quai des Orfèvres pour monter, comme le prince, l’escalier du second étage, non pas sur ses traces, mais une heure avant lui.


Il nous tarde de voir enfin ce qu’il y avait en deçà de ce romanesque balcon, et quels étaient les personnages que nous avons surpris, correspondant, à l’aide d’une lueur télégraphique et du fameux foulard rouge, avec le charpentier, le maçon et l’assassin, réunis au dernier étage de la tour Tardieu, dans la chambre n° 9.


C’était la pièce située immédiatement au-dessus de celle où la plus jeune des filles du général languissait sur sa chaise longue. Comme le jour baissait déjà et que les persiennes closes interceptaient la lumière, on avait allumé deux lampes qui, coiffées de leurs abat-jour verts, répandaient dans l’appartement de parcimonieuses clartés.


Il y avait en fait de meubles un canapé, recouvert de drap brun, des fauteuils et des chaises de même nuance, le tout forme Empire, une grande pendule d’albâtre, à colonnes, sur la cheminée, une table carrée, avec tapis de drap, pareillement brun, et une vaste armoire à coins de cuivre.


Sur la table, quelques papiers étaient épars, avec tout ce qu’il faut pour écrire.


Au centre de la table un vieillard était assis dans un fauteuil de bureau à dos circulaire et en cuir.


De l’autre côté de la table, quatre messieurs d’apparence bourgeoise et cossue occupaient également des fauteuils. Sur le canapé une femme jeune encore, très élégante et remarquablement belle, prenait place à côté d’un homme à robuste carrure, dont le visage énergique exprimait une singulière intelligence.


Le vieillard avait atteint les dernières limites de l’âge, on lui aurait donné cent ans. À dix pas, il faisait l’effet d’un ivoire magique.


C’était une figure calme et froide, immobile jusqu’à faire naître l’idée de la pétrification.


Ses traits avaient dû être beaux, mais l’aspect vitreux de ses prunelles faisait peur.


Il lisait, sans lunettes, d’une voix faible et placide, un cahier ouvert devant lui et chargé de cette écriture large, ronde, évasée qui fait connaître les actes et contrats du dernier siècle.


Le cahier, cependant, ne datait pas de si loin. C’était la main de l’écrivain qui avait cent ans.


Les autres assistants écoutaient.


– Mes enfants, dit le vieillard, interrompant sa lecture au moment où il achevait le préambule de son acte, je vous prie de m’accorder une scrupuleuse attention. Les affaires sont les affaires. Je suis fâché que l’héritier de l’infortuné fils de Louis XVI ne soit point ici, car il s’agit spécialement de ses intérêts, et le présent travail lui est dû en grande partie.


Avant que ces mots: «fils de Louis XVI», eussent été prononcés, un étranger, introduit par hasard dans ce pacifique conciliabule, aurait cru assister à une séance commerciale ou industrielle. Cela ressemblait à quelque conseil d’administration où cette belle personne du canapé se fût égarée pour un motif quelconque.


J’ai vu des dames faire l’ornement de plus d’une assemblée générale.


Après que ces mots: «fils de Louis XVI», eurent été prononcés, l’intrus, changeant d’avis, aurait, certes, eu l’idée d’une de ces dévotes conspirations, organisées dans quelque trou, par des bourgeois moisis et des gentilshommes archimyopes, en faveur d’un faux prophète quelconque, Naundorf, Richemond, Pimprenelle ou Patouillet.


Les Louis XVII abondaient; l’un d’eux pouvait bien avoir un héritier.


Et ici, la physionomie du vieillard président cadrait merveilleusement avec le caractère de la réunion, ainsi que la présence de cette charmante dame, gracieusement appuyée au dossier du canapé.


Mais ces coquins de mots, précisément, amenèrent un sourire moqueur à toutes les lèvres, ce qui n’eût point manqué de dérouter les conjectures de l’intrus.


Le vieillard parut mécontent de ces sourires, mais pas trop. Il ajouta débonnairement:


– Mes enfants, il ne faut pas se fâcher; j’ai toujours remarqué qu’il est bon de jouer la comédie même entre soi: cela entretient. On ne saurait mettre trop de soin aux petites choses. Les affaires sont les affaires. Du temps que j’avais le malheur de porter un déguisement, je couchais avec mon faux nez.


La belle dame montra ses dents perlées en un sourire de franche gaieté.


– Toi, Marguerite, reprit le vieil homme, tu es une effrontée, mais tu me comprends, et il n’y a peut-être que toi pour me bien comprendre, mon ange.


La belle dame hocha la tête et dit:


– Père, puisqu’il est bon de jouer la comédie, même en famille, pourquoi ne m’appelez-vous pas de mon nom de théâtre?


– Très bien! madame la comtesse de Clare! Vous avez raison et vous irez loin, si votre comte ne vous écrase pas la tête d’un coup de talon, en route.


– Je suis là! murmura l’homme du canapé.


– C’est juste, et tu es un rude coquin, Toulonnais, mon fils, dit le vieil homme, qui partagea un paternel sourire entre lui et la comtesse. Travaillez bien, amusez-vous bien, la vie n’a qu’un temps, et ce temps passe comme un éclair. Un des assistants, figure austère et amère, dit sèchement:


– S’il vous plaît, l’ordre du jour!


– Et faisons vite, ajouta un beau grand garçon, vêtu avec élégance, dont les traits pâles accusaient une nuit de fatigue ou d’orgie.


Le vieillard répliqua, sans rien perdre de la placidité de son accent:


– Monsieur l’abbé, nous sommes à vos commandements et toi, Corona, mon neveu, la paix! Un de ces matins, nous nous expliquerons au sujet de ma petite Fanchette, que tu ne rends pas heureuse, et qui t’étranglera quelque nuit dans ton lit. Ah! ah! neveu, gare à toi! ce sera bien fait!


Celui qu’on appelait Corona haussa les épaules, mais il devint plus pâle.


Mes lecteurs d’habitude et ceux qui, par fortune, auraient parcouru les deux premières séries [2] des Habits Noirs me pardonneront ici une explication courte et nécessaire.


Le présent récit, comme action, n’a point de connexité avec les deux autres dont il n’est en aucune façon la suite. Les seuls personnages communs aux trois drames sont les Habits Noirs eux-mêmes.


Les gens rassemblés dans cette chambre, ce vénérable et doux vieillard, cette femme élégante et souverainement distinguée, son compagnon à l’énergique regard, M. l’abbé, le comte Corona et les autres étaient les Habits Noirs ou du moins l’état-major de cette criminelle association, organisée si fortement, conduite si habilement, qu’après avoir épouvanté deux grands pays pendant les trois quarts d’un siècle, elle n’a laissé dans nos fastes judiciaires qu’une trace insignifiante.


L’affaire relatée dans les causes célèbres, sous ce titre: Les Habits Noirs, n’eut en effet pour héros que les comparses d’une puissante affiliation, que les goujats d’une terrible armée.


Il y a à parier même que les Habits Noirs de nos causes célèbres étaient des contrefacteurs. Rien dans le procès ne prouve qu’ils appartenaient à la redoutable frairie du scapulaire corse.


Si j’en parle si net, c’est que je sais. Il faut me pardonner: c’est tout ce qui m’est resté de mon long et triste voyage autour de la préfecture de police.


Là – au lieu même qui fait le titre de ce livre -, dans la rue de Jérusalem, en une maison qu’il ne m’est point permis de désigner, car la maison a laissé des souvenirs et l’homme est presque célèbre, je rencontrai un homme, vivant répertoire de ce qui touche aux Habits Noirs.


Un Corse, un serviteur de la maison Bozzo-Corona – un Habit-Noir.


Qu’on me pardonne ce que j’ai écrit et aussi ce que j’écrirai sans doute, car il y a dix romans encore dans les souvenirs à moi laissés par cet homme.


Cela dit, je résume en peu de mots ce qu’il faut savoir pour comprendre.


Les Habits Noirs viennent d’Italie. Les Veste Nere (2e camorra de Naples et des Abruzzes) étaient connues dès le milieu du dernier siècle. Leur chef, Frère-Diable (Fra Diavolo) était immortel à la façon des Pharaons d’Égypte. Les hommes tombaient, le nom restait debout. Le titre de Fra Diavolo était: Il Padre d’ogni (le Père-à-tous).


Le dernier Père-à-tous de la 2e camorra, qui combattit longtemps, refoulé dans les Calabres, pendant les guerres de l’Empire, avait nom le colonel Bozzo. Il fut exécuté à Naples, dit l’histoire, en 1806.


Mais les bonnes gens du pays de Sartène, en Corse, savent bien à quoi s’en tenir à cet égard. En 1807, le colonel Bozzo, qui avait déjà les cheveux blancs, vint prendre ses quartiers dans les souterrains du fameux couvent de la Merci, où les chefs des Camorre avaient fait tant de belles et bonnes orgies. On l’appelait Il Padre d’ogni et Fra Diavolo comme devant.


Et il est avéré qu’en 1842, année où, pour la dernière fois, l’association donna signe de vie, le couvent de la Merci, sous Sartène, était encore le refuge des Habits Noirs de France et des Black Coats d’Angleterre.


Par quelle filière cependant et selon quelle métamorphose les sauvages bandits de l’Apennin étaient-ils devenus chez nous ces malfaiteurs cauteleux, ces diplomatiques coquins, liant une affaire avec des habiletés miraculeuses et faisant servir le Code lui-même à la réussite de leurs desseins?


Les choses changent selon les lieux; les hommes font comme les choses. La géographie a des lois absolues. Dans les sentiers ouverts de la montagne, la violence; dans les rues encombrées des villes, l’adresse.


C’est ainsi, prétend un philosophe, que les loups tombèrent au rang des chiens par l’éducation et la culture.


Mais dans le principe même de l’association, et lorsque les veste nere de la 2e camorra n’étaient que de rudes brigands, leur dogme avait déjà quelque chose de raffiné. Ils disaient, et c’était le seul commandement de leur catéchisme: Payer la loi.


Payer la loi, c’était pour eux, se mettre sous la sauvegarde du droit romain qui n’a jamais cessé d’être en vigueur au-delà des Alpes et qui régit encore la France sous l’autorité du Code Napoléon.


Payer la loi, c’était se faire un bouclier de l’axiome vénérable: «Non bis in idem.» On ne peut pas punir deux coupables pour le même fait.


La loi tient ses comptes en partie double comme toute honnête personne qui a un doit et un avoir. Pour la loi, le problème se pose toujours ainsi, le lendemain du crime: – Doit X, l’inconnu, à tel meurtre ou à tel vol.


Il s’agit de dégager X, de mettre la main sur l’inconnu pour balancer la faute par le châtiment.


Le compte est alors réglé, le bilan a repris son solennel équilibre: on n’y peut plus revenir.


Payer la loi, c’était fournir un coupable à la justice pour chaque crime commis.


La justice avait son dû, et cela ne coûtait aux Habits Noirs qu’un crime commis en plus. Tout le monde était content, sauf les morts.


Ceci étant dit ou rappelé, nous reprenons notre histoire.


Le vieil homme assis au fauteuil de la présidence s’appelait le colonel Bozzo. Il était le Père-à-tous des Habits Noirs. Il avait été pendu à Naples.


L’homme assis sur le canapé était son ancien secrétaire, Toulonnais l’Amitié, un déterminé malfaiteur, qui avait dans Paris une position et une célébrité, sous le nom de M. Lecoq de La Perrière, agent d’affaires.


Le beau cavalier un peu ruiné de santé à qui le Père avait parlé de «sa petite Fanchette» était le comte Bozzo-Corona, petit-gendre du colonel. Sa femme, la malheureuse et belle comtesse Corona avec qui il avait engagé un duel à mort, était le seul côté humain par où pût être touché le cœur de caillou du vieux Maître.


Il y avait encore l’abbé X…, prêtre renégat; le docteur Samuel, grande science avilie dans le vice; et Jouan, le prêteur sur gages, qui n’avait jamais eu la peine de déchoir.


Quant à la femme élégante et charmante assise sur le canapé auprès de M. Lecoq, elle a été l’héroïne de notre second récit (Cœur d’Acier). Il ne restait rien, en apparence du moins, à cette fière comtesse de Clare, de l’ancienne Marguerite de Bourgogne, amour de tous les Buridan du quartier des écoles.


Nous n’avons plus qu’un seul mot à ajouter: quel que soit l’effet produit par les lignes qui précèdent, le lecteur est ici en face des plus dangereux bandits qui aient effrayé jamais les veillées parisiennes.


Au moment où le vieillard reprenait son cahier, M. Lecoq éleva la voix:


– Je dois mentionner, dit-il, que Mme la comtesse de Clare est ici pour une communication très importante.


– Mes enfants, répondit le Père-à-tous, je vais vous lire mon rapport, et je vous prie d’en remarquer la rédaction. J’y ai mis tous mes soins. Ce sera peut-être le dernier, vu mon grand âge. Quand j’aurai achevé, nous nous occuperons de la communication très importante de notre belle Marguerite. Je commence, mes mignons; taisez-vous.


«Le général comte de Champmas est un brave militaire qui nous a été désigné, il y a un an, par notre excellent collègue Nicolas, comme pouvant donner matière à spéculation. Il est très riche, et ce sont de bons biens qu’il a, au soleil. Sa famille se compose de deux filles: l’aînée, illégitime, mère inconnue; la seconde, née dans le mariage. Mme la comtesse de Champmas est morte.


«La fille légitime est maladive et ne vivra pas. Notre premier dessein à Nicolas et à moi était de porter le général à réaliser sa fortune, sous prétexte politique. Une fois ses biens vendus et payés, on aurait saisi le moment pour liquider le général.


«La fillette ne comptait pas; Toulonnais avait un jeune homme tout prêt pour payer la loi: le nommé Paul Labre qu’il a employé ultérieurement à un autre usage.


– Celui-là ne vaut plus rien, dit Lecoq; je le donne à qui voudra le prendre. Il est brûlé.


– Sur ces entrefaites, reprit le vieillard, le général comte de Champmas ayant appelé près de lui sa fille aînée, l’idée d’une autre combinaison moins grossière naquit en nous.


«C’est l’exécution de ce plan, mis en œuvre avec le concours de l’association, que je vais avoir l’honneur de rapporter au conseil.

X Gautron à la craie jaune

Le colonel Bozzo avait tout un côté de sa vie qu’il pouvait montrer et qu’il montrait, en effet, sans orgueil ni faste. Paris entier connaissait son hôtel de la rue Thérèse, véritable atelier de bienfaisance. Là, il n’y avait point de luxe, mais bien une sorte de grandeur austère. On y voyait souvent de hauts personnages.


En France et en Europe le colonel Bozzo possédait d’illustres amitiés. Sous le règne de Louis-Philippe, les journaux railleurs avaient jeté beaucoup de discrédit sur la profession de philanthrope. Et il est de fait qu’on vit à cette époque des exemples assez curieux d’hypocrisie effrontée. Le mot philanthrope en était venu à être pris en mauvaise part: on l’appliquait presque comme une injure.


Mais le colonel restait en dehors et au-dessus de cette réaction. Personne n’eût osé soupçonner ou railler le colonel. Il vivait de rien; à quoi lui eût servi de spéculer sur la part des pauvres?


Sa fortune passait pour être immense. Tout un district de la Corse lui appartenait.


À lui tout seul, il relevait la philanthropie dégradée. Son existence était un noble modèle, offert à son siècle, et ceux qui citent volontiers les hémistiches célèbres ne manquaient pas de dire, en parlant de sa sereine vieillesse: «C’est le soir d’un beau jour!»


Ceux-là, les faux apôtres, sont la ruine de tout ce qui est bon.


Je ne sais pas quel supplice serait à la hauteur de leur crime.


Ils donnent défiance au vulgaire pour longtemps, et quand viennent ensuite les vrais bienfaiteurs de l’humanité, le vulgaire, honteux d’avoir été pris pour dupe, se détourne d’eux avec défiance. Il doute, il raille, il calomnie.


Nous avons vu de nos jours une belle, une noble existence de philanthrope, car il ne faut pas craindre d’employer avec respect ces mots que le sarcasme myope essaya de déshonorer. L’histoire de cet homme utile et puissant pour le bien est écrite dans ses actes. Tout ce qui touche aux lettres, tout ce qui touche aux arts lui doit et lui rend une affectueuse reconnaissance. Ce qu’il a fait pour ceux qui tiennent le ciseau, le pinceau, le burin, la plume suffirait à couronner dans l’avenir la mémoire de dix Mécènes.


Et Mécène était opulent. Celui dont je parle a trouvé toutes ses ressources dans sa vaillante intelligence, dans l’amour ardent du bien qui lui emplit le cœur.


J’hésite à tracer son nom: il ne me l’a point permis; mais il me semble que ce nom brillera d’un honneur plus pur au milieu du chemin ténébreux où notre récit passe, comme s’il s’engageait sous un noir tunnel.


Que le baron Taylor me pardonne si j’ai cédé au double désir de sanctifier cette page et de produire un frappant contraste.


En dehors de lui, je pense que personne ne me blâmera d’avoir laissé, dans un coin de mon œuvre, une trace de ma profonde estime pour un ami sincèrement vénéré.


– Mes chers enfants, poursuivit le colonel Bozzo de sa bonne vieille voix un peu cassée, le personnage intéressant de cette famille de Champmas était pour nous la sœur aînée, puisque la petite cadette n’est pas destinée à vivre.


«L’idée de mettre la politique en jeu était bonne en principe; nous ne l’abandonnâmes point; au contraire, nous fîmes de la politique le point de départ même de notre opération.


«Toulonnais nous fut, à cet égard, très utile, et ce brave général, qui regrettait bien un peu le temps passé, se laissa entraîner à quelques petites intrigues dont nous fîmes la conspiration carlo-républicaine.


«La chose n’avait pas de bon sens, elle eut du succès, et le général passa devant la haute cour.


«Notre ami et collègue Nicolas, fils de Louis, dauphin de France, et par conséquent héritier légitime de la couronne de saint Louis, n’avait pas le sou. Je lui donnai l’affaire pour son établissement.


«J’aime faire les mariages, mes mignons. Mlle Ysole de Champmas est, ma foi, une fort appétissante personne, mais nous ne la voulions pas pour ses beaux yeux. Il ne s’agissait pas d’aller comme des corneilles qui abattent des noix.


«Avant de fourrer le général dans un pétrin politique où ses droits civils devaient être entamés, il fallait connaître à fond la situation de cette belle Ysole.


«Le prince alla aux renseignements et voici ce qu’il apprit:


«Ysole de Champmas a été bien et dûment légitimée par contrat; nous en avons la preuve.


«On pouvait donc marcher.


«Grâce à nous, le général eut sa chambre au Mont-Saint-Michel et notre cher prince fit la cour à la charmante Ysole qui n’a aucune répugnance pour le métier de reine. Le problème était dès lors celui-ci: ouvrir la succession et faire Ysole unique héritière…


– Et qu’est-ce que nous gagnons à cela? interrompit ici Lecoq avec dédain.


– Nous faisons les affaires de Nicolas, dit Corona, tout uniment.


– La paix, mon neveu! ordonna le colonel. Je réponds à l’Amitié: 1° le conseil doit un établissement à chacun de ses membres; 2° le prince a signé entre mes mains une obligation de dix mille louis pour nos peines et soins.


Pour la seconde fois, M. Lecoq haussa les épaules.


– Nous tombons dans les grappillages, au lieu de vendanger, grommela-t-il. J’ai vu le temps où vous n’auriez pas tué une mouche pour deux cent mille francs, papa.


– C’est-à-dire que je baisse, mon garçon? riposta le colonel avec un peu d’aigreur. Ne te gêne pas!


– Il y a des millions dans l’affaire que nous apporte Marguerite, dit Lecoq au lieu de répondre, beaucoup de millions.


Tous les yeux se tournèrent vers la comtesse de Clare.


– Le tour de Marguerite viendra, mes enfants, prononça doucement le vieil homme. J’ai été sur le point de m’animer un peu, et mes médecins me défendent bien la colère. J’avais tort. Chacun a le droit de discuter, et personne, j’en suis sûr, ne songe à empiéter sur mon paternel pouvoir… Eh! Eh! l’Amitié, mon garçon, j’ai vu le temps, moi, où tu aurais mis le feu aux quatre coins de la capitale pour deux cent mille francs et même pour deux cents francs. Souvenez-vous tous que les petits ruisseaux font les grandes rivières. Je continue. Mon plan n’est pas un impromptu, comme vous l’allez voir; je fais tout avec soin et à tête reposée: c’est le prince qui doit exécuter.


«Le général ayant été extrait du Mont-Saint-Michel, pour venir témoigner à Paris, je pris la balle au bond. En route, il reçut communication d’un projet d’évasion combiné par ses anciens amis, les carlo-républicains: c’était une idée de Nicolas; il a du talent. Voici le programme:


«Moment choisi: sortie de l’audience où le général doit témoigner.


«Moyens: bagarre, nous avons nos hommes et ça ne nous coûtera rien; bousculades; mouvements dans la foule; passage ouvert.


«Meneurs: Cocotte et Piquepuce.


«Réussite infaillible.


«Mais voilà ce qui est de moi, et vous allez voir si je baisse. Notez que j’improvise, à présent, je dédaigne de suivre mes notes.


«Aussitôt hors de prison, le général doit recevoir une redingote de voyage, une casquette et un sac de nuit; bon déguisement, hein? Il se rend avec cela rue de Jérusalem, maison Boivin, monte trois étages et frappe à une porte où il verra écrit à la craie jaune le nom de Gautron…


Qui est ce Gautron? demanda Lecoq.


– Vous allez voir! s’écria le vieillard triomphant, car il savourait la curiosité enfin éveillée.


Il avait sa gloriole d’auteur. C’était Cartouche tombé en enfance. Lecoq souriait d’un air narquois. Il s’enquit de l’heure où le général devait arriver rue de Jérusalem. Le Père répondit:


– Le foulard rouge est encore au balcon et nous ne voyons pas arriver le prince. Le moment doit approcher.


– Alors, papa, murmura méchamment Lecoq, vous qui songez à tout, vous aurez sans doute posté quelqu’un avec une chandelle allumée au troisième étage de la bicoque Boivin, pour éclairer ce nom de Gautron, écrit à la craie jaune sur la porte?


Le vieil homme eut un frémissement et ses cheveux blancs remuèrent comme si un souffle de vent eût passé dans leurs mèches rares.


– L’Amitié, tu as été mon valet! s’écria-t-il avec une fébrile colère. L’Amitié, tu as gardé l’insolence des laquais! j’ai le secret! je suis seul à l’avoir. Si je voulais, après ma mort, vous resteriez aussi pauvres que des mendiants!


– Lecoq a eu tort! décida, le premier, le docteur Samuel.


Et tous les autres répétèrent:


– Lecoq a eu tort!


Le Père-à-tous entrouvrit d’un geste vif son gilet et sa chemise.


– Il n’y a rien là! dit-il. Ah! le scapulaire de la Merci, je ne le porte plus sur ma poitrine. Il est caché, bien caché, ma petite Fanchette elle-même ne saurait pas où le trouver! le scapulaire qui vaut tous les diamants de la couronne! le scapulaire qui dit où est le trésor! Voyez! vous pouvez me frapper, vous ne le trouverez pas dans l’appartement de mon corps! J’ai défiance de vous. Vous êtes mes ennemis! tous!


Il tremblait, et les mots bégayaient dans son gosier.


– Là! là! fit Lecoq d’un ton de bonhomie, je parie que le plan réussira tout de même. Il est un peu vieux style, mais ce sont encore les bons. Je me fais gloire d’avoir été votre serviteur, et je ne vois ici personne qui puisse vous aller seulement à la cheville. Eh! vieux géant! je demande pardon à papa.


Ils se regardèrent l’espace de deux ou trois secondes. Le courroux du Père était déjà tombé.


Son visage d’ivoire jauni eut une expression cauteleuse qui passa, rapide comme l’éclair, pour faire place aussitôt à une placide indolence.


– Certes, dit-il, tu as de l’attachement pour moi, l’Amitié, et tout le monde ici m’entoure d’une filiale tendresse. Vous avez raison, mes pauvres enfants, et c’est moi qui ai tort. On ne peut pas être et avoir été; ce sera ma dernière affaire. Comment voulez-vous que le général lise ce nom de Gautron et voie qu’il est tracé à la craie jaune, puisqu’il fait nuit sur le carré? C’est révoltant d’absurdité! idiot! idiot! Je me fais honte! À bas le vieux fou!


Il eut un rire plus contempleur que celui de Lecoq lui-même.


– Mais que voulez-vous? reprit-il rondement: l’Amitié l’a dit: la chose réussira tout de même. Tout m’a toujours réussi, malgré mon défaut de capacité…


– Papa! fit Lecoq, en le menaçant du doigt, vous avez de la rancune.


– Viens m’embrasser, toi! s’écria le bonhomme qui essuya ses yeux secs. Ingrat! tu ne sauras jamais comme on t’aime!


Il y eut une accolade attendrie.


– On a demandé, reprit le Père, qui était ce Gautron? Nous avions laissé ce pauvre brave Coyatier, le marchef, en prison pour payer la loi. Il en sait plus long que je ne croyais. Il m’a fait dire par un ami commun qu’il raconterait, au bon moment, une demi-douzaine de nos petites histoires, si je ne lui envoyais pas la clef des champs. C’est un homme à ménager, jusqu’à ce qu’on le règle (le Père appuya sur ce mot), je lui ai envoyé la clef des champs, juste à temps pour utiliser son savoir-faire. C’est lui qui est Gautron. Le prince lui a expliqué ce qu’il avait à faire. Vous savez qu’il a du talent…


En ce moment, on frappa discrètement à la porte. Les assistants déployèrent des cravates de soie noire, derrière lesquelles tous les visages disparurent.


– Entre, Piquepuce, entre, mon ami, dit le vieillard.


Un homme à physionomie malheureuse et qui avait l’air d’un clerc d’huissier campagnard se montra sur le seuil.


– Le prisonnier s’est donné de l’air, dit-il. Ça s’est bien passé.


Le colonel sourit et répliqua:


– Bien, mon garçon. Rends-moi le service d’allumer ton cigare ici, dehors, sur le balcon, et d’enlever le foulard qui pend aux barreaux, et va te divertir ensuite. Piquepuce passa sur le balcon.


Le Père poursuivit:


– Je disais, en parlant de Coyatier: c’est lui qui est Gautron; je rectifie: il est le tiers de Gautron, car notre Nicolas a pris aussi Coterie pour le maçonnage et Landerneau pour la menuiserie. La muraille de la tour est épaisse, il y a bien où mettre un général.


En vérité, tous les yeux brillèrent, excepté ceux de cette belle Marguerite, dont la paupière resta baissée. Cela devenait intéressant. Le vieux se frotta les mains et reprit:


– La succession est donc ouverte. Reste la petite malade d’en bas qui viendrait partager mal à propos. Eh bien! le séjour de la capitale ne vaut rien pour ce pauvre Coyatier, et l’air de Corse est favorable aux jeunes poitrinaires. Coyatier et l’enfant vont partir ce soir pour Sartène, ce qui donne le problème exactement résolu: cette intéressante Ysole est unique héritière et devient princesse. J’ai dit. Pardonnez les fautes de l’auteur.


Il y eut un murmure d’approbation. Chacun tenait à ce que le Père fût content.


– Merci, mes enfants, dit-il en repliant ses notes. J’aurais fait mieux autrefois, c’est clair… que voulez-vous? En attendant que le marchef vienne à l’ordre, j’accorde la parole à notre adorable comtesse, qui va nous égrener son petit chapelet.


– Auparavant, objecta Corona, je voudrais faire observer que le prince en est quitte à trop bon marché. Doublons.


– Nous aurons besoin du prince pour mon affaire, dit Marguerite, absolument besoin.


– Voyons l’affaire de Marguerite! décida Lecoq, dont le regard se fit rude en choquant celui du comte Corona. Marguerite a la parole.


– Ce ne sera pas long, répliqua la jeune femme. Dernièrement, pendant que j’habitais le château de Champmas, en Normandie, pour tenir lieu de chaperon aux deux filles du général, j’ai découvert un trésor; c’est une paysanne avare et qui essaie de dissimuler sa fortune. Elle a fait mutiler, l’an dernier, son fils unique, pour l’exemple de la conscription. À moi qui parle, elle m’a demandé deux sous pour acheter du tabac.


– Et réussit-elle à cacher ses mille écus de rente au soleil? demanda le vieux d’un air goguenard. Dis-nous ça, ma chérie.


– Elle est inscrite au rôle des contributions foncières du département de l’Orne, répondit Marguerite, pour une somme de 22 876 francs.


– De revenus! s’écria-t-on de tous côtés à la fois.


– D’impôts, rectifia la comtesse; elle paie en outre 14 000 francs dans les départements voisins.


– Sangodemi! jura le Père. C’est un conte à dormir debout.


– De plus, continua Marguerite, chaque semestre, le banquier d’Alençon touche 1 350 francs, somme égale à son 1% de commission, pour l’encaissement des rentes sur l’État, inscrites au nom de ma bonne femme.


– Venez m’embrasser, charmante, s’écria le vieux enthousiasmé.


Marguerite se prêta de bonne grâce à cette fantaisie d’autant mieux que cela lui donna l’occasion de murmurer à l’oreille du Père:


– Je ne donne pas l’affaire, je la vends, et très cher.


Pour la seconde fois, on frappa à la porte, et de la même manière. Les membres du conseil mirent leurs voiles de nouveau.


– Qui est là? demanda le vieux.


– C’est moi, répondit une grosse voix enrouée.


– Qui toi?


– Gautron.


Il y eut une certaine émotion dans l’assistance, quand le père commanda:


– Entrez.


Chacun regarda les mains du bouledogue qui passait le seuil, comme si on se fût attendu à y voir du sang.


– Bonjour, marchef, fit le Père, comment vas-tu, mon bon cher garçon?


– Tout doucement, répliqua l’assassin qui resta près de la porte; merci.


– Quelles nouvelles nous apportes-tu?


– C’est fait.


Le Père eut un sourire triomphant et souleva légèrement son voile pour lancer à la ronde un regard content.


– Connaissais-tu le général? demanda Lecoq au marchef.


– Non, répondit celui-ci.


– Comment sais-tu si c’est lui que tu as tué? Coyatier répondit avec rudesse:


– Puisqu’il devait venir et qu’il est venu.


Le Père se frotta les mains. Lecoq demanda encore:


– Comment était-il fait, le général?


– Je ne l’ai vu qu’à terre, répondit le bandit.


– Comment était-il habillé?


– En voyageur, avec une valise sous le bras.


Le Père tourna ses pouces et murmura modestement:


– Tout m’a toujours réussi, que voulez-vous? Ce n’est pas le talent, c’est la veine… Hein, l’Amitié, qu’en dis-tu, mon bijou?


– Papa, répliqua Lecoq, je baisse pavillon: nous ne sommes pas dignes de dénouer les cordons de vos souliers.

XI L’affaire de la comtesse

Le Père était tout ragaillardi. Les rides innombrables de sa face s’agitaient et se mêlaient de façon à former un jubilant sourire.


– J’avais parlé d’un sac de nuit, dit-il, il paraît que c’était une valise: on peut se tromper de cela.


Les membres du conseil approuvèrent du bonnet. Coyatier dit:


– Je voudrais de l’argent et m’en aller.


– Tu auras de l’argent, mon fils; mais nous avons encore du drap noir à tailler. Il fait jour cette nuit.


C’était la locution sacramentelle parmi les Habits Noirs, pour exprimer l’idée du service obligatoire.


La demande et la réponse de leur formule de ralliement étaient ainsi:


Fera-t-il jour demain?


De minuit à midi, et de midi à minuit, si c’est la volonté du Père.


Le marchef répliqua:


– Je suis las et j’ai déjà fait beaucoup de besogne.


– Tu te reposeras, mon ami, quand tu auras fini ta journée: pas avant. Et il faut que je t’apprenne une chose, mon brave garçon, j’ai tout dit au conseil. Le conseil a été fort mécontent de tes menaces. Si on n’avait pas eu besoin de toi, tu étais un homme mort.


– Fallait-il aller jusqu’à l’échafaud? gronda le bandit.


– Oui, mon fils, répondit paternellement le vieil homme. Il est sans exemple que nous ayons abandonné l’un des nôtres, mais nous voulons agir à notre manière et à notre heure. Tu as une mauvaise note désormais, marche droit.


Le sang monta aux joues de l’assassin, mais il courba la tête et grommela entre ses dents:


– On marchera droit.


– Chut! fit tout à coup le vieux en prêtant l’oreille.


Sur le palier on frappa six coups espacés ainsi: trois, deux, un. Puis quelques mots furent échangés dans le vestibule, et on gratta doucement à la porte. À la demande du Père, le nouvel arrivant répondit:


– Frère de la Merci.


– C’est Son Altesse royale, dit le Père; cela tombe bien. J’étais au bout de mon rouleau… Entrez avec le voile! ajouta-t-il en élevant la voix.


– Prince, reprit le vieil homme, toujours gaiement, car c’était bien le plus aimable caractère que l’on pût voir, soyez le bienvenu, mon très cher, nous avons besoin de vous pour diriger cet honnête garçon. Vos petites affaires vont assez bien, grâce à Dieu, mais je dois vous confesser que notre entreprise n’a pas été accueillie par nos excellents amis avec une complète faveur.


– Il me suffit d’avoir l’estime et l’affection du Père, répondit le prince qui salua et prit place.


– Bien parlé! s’écria le vieillard. Comme il comprend la situation! quoique, certes, chacun des membres de ce conseil ait sa part d’influence… Ah! comte, mon neveu, si j’avais aussi bien donné ma Fanchette à celui-là, c’eût été un joli ménage! Povera! j’ai fait un malheur.


Le comte Corona haussa les épaules, suivant sa coutume, et s’étendit plus commodément dans son fauteuil.


– Voyons, Altesse, reprit le Père, où en sommes-nous avec la demoiselle?


– Où nous en devons être, repartit le prince, elle n’a pas d’autre volonté que la mienne. Elle m’aime éperdument.


– Parfait; où est-elle?


– À son poste. Elle attend son père, en voiture fermée, au coin de la rue Harlay-du-Palais.


– Son père! répéta le vieux. Et c’est toi qui viendras, mon gaillard! Tout est au mieux. Les domestiques du premier étage?


– Tous éloignés sous différents prétextes.


– Et la petite fille?


– Endormie.


– Tu as la clef?


– Non pas! J’ai engagé moi-même Ysole à fermer la porte et à en prendre la clef.


– Mes trésors, dit le Père en s’adressant au conseil, on ne peut pas enlever tous les jours la réserve de la Banque de France. C’est une modeste affaire, peut-être, quoique la fortune du général soit très belle, mais, sangodemi! je ne prendrai pas votre avis pour dire que la chose a été supérieurement menée: Nicolas a décidément du talent.


– Toi, marchef, reprit-il, attention. Tu as tes outils, pas vrai? Tu ouvres la porte de l’appartement du premier; tu entres, et tu fais comme chez toi: il n’y a personne à la maison. Il ne sera pas mauvais que tu prennes ce qui pourra être à ta convenance; une armoire ou deux, brisées, seront bien; tu peux aussi, avant de t’en aller, fausser un peu la serrure de l’entrée, mais ne perds pas trop de temps, et surtout ne prends pas une trop lourde charge. Voici le principal: dans la chambre située immédiatement au-dessous de celle où nous sommes, tu trouveras une fille endormie. C’est une malade. Tu la bâillonneras légèrement et sans la faire souffrir, puis tu l’envelopperas dans sa couverture, et tu l’emporteras. As-tu compris?


– Oui, répondit le marchef d’un air sombre, c’est mauvais pour moi, je dois avoir du monde à mes trousses, ce soir.


– Bah! tu sais ton métier, garçon, je n’ai pas d’inquiétude.


– Où faudra-t-il porter le paquet?


– L’Amitié! fit le vieillard, soyons à la question!


M. Lecoq, qui était en conversation fort animée avec la belle comtesse, répondit:


– Plaît-il, Père?


– Avons-nous des gens en partance pour la Merci, au dépôt du chemin des Amoureux?


– Cinq.


– Y a-t-il des femmes?


– Deux.


– C’est parfait. Marchef, tu porteras ton paquet, comme tu dis, au dépôt, derrière l’estaminet de L’Épi-Scié. Et si le cœur t’en dit, va jusqu’à Sartène, prendre un peu le vert. Tu en as besoin, mon bon.


– L’enfant vaut-elle beaucoup? demanda le bandit.


– Pourquoi cela?


Le marchef hésita, puis repartit:


– Voyez-vous, j’ai méfiance. Il y a loin d’ici La Galiote et L’Épi-Scié. Si je trouvais, en route, des embarras?…


– Carte blanche! répondit le Père, qui ajouta cependant:


– Pourvu que ce soit bien fait, tu m’entends?


Le bandit respira et sortit en disant:


– J’ai idée que ça va être dur!


Aussitôt qu’il eut refermé la porte, les voiles tombèrent, et le Père, frottant l’une contre l’autre tout doucement ses mains sèches comme des osselets, reprit avec empressement:


– Mes enfants, notre séance tire à sa fin, je n’aime pas veiller tard et je tiens à mon premier sommeil. Coulons à fond l’affaire de la comtesse. À vue de pays c’est une mine d’or que cette Normande, payant 22 876, d’une part, et 14 000 francs de l’autre en contributions foncières. Cela donne un revenu colossal! Mais ce sont des terres, d’abord, en second lieu c’est une Normande, troisièmement, elle est paysanne. Cela doit tenir ferme!


– Vous avez oublié les valeurs… commença la comtesse.


– Non pas, non pas! 1 850 francs de commission chez le banquier d’Alençon. Vous voyez que la mémoire ne baisse pas trop. C’est tout uniment féerique… et je suis sûr qu’elle mange du pain noir, cette bonne femme?


– Pas tout à fait. Elle dépense une centaine de mille francs par an, répondit Marguerite.


– Peste! alors elle vit bien, la luronne.


– Attendez. Je dis 100 000 francs environ, dont 98 000 sont affectés à l’entretien de ses terres et maisons.


– À la bonne heure! Et par où voulez-vous prendre une pareille créature?


– Si je ne le savais pas, il n’y aurait pas d’affaire, répondit la comtesse.


Tout le monde devint attentif et le vieux remit sur la table ses papiers qu’il était au moment de serrer.


– Charmante! charmante! murmura-t-il. L’Amitié, c’est un cadeau sans prix que tu nous as fait là… Parlez, mignonne.


– Je parlerai de moi d’abord, dit la comtesse avec sang-froid et netteté. Je suis entrée dans l’association, parce que j’avais un but. Pour atteindre ce but, il me faut des ressources, et mon mari n’a que la fortune d’un hobereau breton…


– Qu’il est, ma toute belle! l’interrompit le vieillard. Et honnête avec cela! vous êtes mal mariée, voilà le mot. Le Joulou ne vaut pas cher au marché.


La belle dame soupira.


– Je veux qu’on me paye, dit-elle; j’ai besoin de cent mille écus.


– Pour un renseignement! se récria le docteur, c’est absurde.


– Je vote non! déclara le prince. On ruinerait l’association à ce jeu-là.


– Attendez, enfants, attendez! dit le Père. L’Amitié, tu as la parole.


– J’ai qu’à répéter votre mot, papa; il est la sagesse même, comme tous ceux qui tombent de votre bouche: Attendez! Marguerite n’a pas fini.


M. Lecoq, ayant ainsi parlé, fit un geste pour réclamer le silence et dit à la comtesse de Clare:


– Déboutonnons-nous. Hé! bébelle! chacun est ici pour soi. Marche!


Marguerite reprit de ce même ton précis et froid qui étonne toujours chez les femmes:


– Il n’y a qu’un instant, je soutenais M. Nicolas absent; et je disais pour motif: Il nous servira dans mon affaire.


Le grand jeune homme au profil bourbonien dressa l’oreille.


– Je vais m’expliquer d’un mot, poursuivit Marguerite: la bonne femme dont il est question croit à Louis XVII, et c’est là précisément ce qui a fait naître en moi l’idée de la mettre en rapport avec vous.


Il y eut un mouvement autour de la table. Tous ceux qui étaient là savaient juger d’un coup d’œil le fort et le faible d’une ténébreuse combinaison.


– Hé! papa! fit Lecoq, est-ce joli? une serrure à combinaison dont on a le mot et la clef.


Le souffle du vieil homme enfla le creux de ses joues. Ses yeux eurent un éclair.


– Au moment où nous venons de rendre un service au prince, commença-t-il, j’ose espérer qu’il se montrera coulant.


– Je demande la parole, interrompit celui-ci.


– Il va nous témoigner sa reconnaissance! s’écria le Père. Parle, mon ami.


– Bien obligé, dit le prince. D’abord, je vote pour le projet de Mme la comtesse qui peut porter très haut la fortune de l’association. Cent mille écus sont une misère devant un pareil monceau d’or. En second lieu, j’offre de tout cœur mon concours actif…


– Bravo! fit-on autour de la table.


– Ah! le gentil garçon! enchérit le vieil homme. Quel esprit! et quel cœur!


– Permettez! fit Son Altesse royale. J’ai besoin de compléter ma pensée. En raison de ce concours, je serai dispensé de payer à l’association les deux cent mille francs que je lui dois sur la dot de ma femme…


– Oh! oh! murmura-t-on. Excusez du peu!


– Et, en outre, l’association m’allouera une prime de cinq mille louis comptant.


– Allons donc! s’écria Corona, vous êtes un Arabe, monseigneur.


– C’est à prendre ou à laisser, acheva le prince, qui salua à la ronde poliment.


Quelque chose comme une larme vint aux yeux du vieil homme.


– Ah! si je lui avais donné ma petite Fanchette! soupira-t-il avec un regret profond.


Puis il ajouta:


– Mes enfants, il n’y a rien de si beau sur la terre qu’un jeune homme sans préjugés, qui a de l’économie. Écoutez votre Père: il est plein de jours et d’expérience; il ne se souvient pas d’avoir joué jamais une pareille partie. Sangodemi! avez-vous calculé le revenu que supposent de semblables cotes foncières, et avez-vous calculé le capital de ce revenu? C’est gigantesque! Et une paysanne! qui croit à Louis XVII! C’est-à-dire que la porte de ce trésor des Mille et Une Nuits est ouverte à deux battants. Je déclare que ce sera ma dernière affaire… et je soumets au conseil les propositions suivantes: trois cent mille francs seront alloués à notre bien-aimée comtesse, à la condition qu’elle fournira les preuves de son dire; trois cent mille francs sont alloués à notre cher prince, à la condition que, le cas échéant, il se mette à notre entière disposition, et cent mille francs sont votés pour études, dépenses préliminaires et travaux d’art. Aux voix! Je vote oui des deux mains. Qui m’aime me suive!


Le triple vote fut enlevé à l’unanimité.


– Papa, dit Lecoq, vous êtes un amour. Marguerite, maintenant, va vous donner l’adresse de ses millions. Prenez note.


Marguerite dicta:


– Veuve Mathurine Hébrard, dite la Goret, au hameau des Nouettes-en-Mortefontaine, canton de La Ferté-Macé (Orne).


Le vieux écrivit cette adresse sur son calepin et leva la séance en ces termes:


– Mes enfants, je tiens à mon premier sommeil; allons nous mettre au lit et réfléchissons à ce grand travail. J’ai dix ans de moins. Quel coup de filet! Il me semble que je suis encore dans la montagne, et que je commande à mes veste nere; camarades! rompez les rangs! Bonne nuit, mes tourtereaux!


– Qui soupe? demanda Lecoq. La comtesse en est et je régale.


Seuls, le colonel Bozzo et le fils de Louis XVII résistèrent à cet appel.


Depuis des années cet homme qui entassait, au moyen du crime passé à l’état de science professionnelle, d’incalculables trésors, vivait plus sobrement qu’un ermite. Il n’avait aucune des passions que l’or assouvit. Il n’était pas capable de dépenser pour lui-même les appointements d’un garçon de bureau des ministères.


Et il n’aimait personne au monde, sauf cette petite Fanchette – la comtesse Corona -, belle et ardente créature qu’il avait livrée à un ignoble bandit!


Il y a ici-bas des choses étranges. Dans un autre ordre d’idées, on connaît ce financier dont l’aspect effraie comme celui d’un mort sorti de sa tombe. Il ne peut ni manger, ni boire, ni dormir; l’argent est pour lui un signe sans valeur, puisque Dieu lui a enlevé tout moyen d’utiliser l’argent, et il continue de courir après l’argent, avec enthousiasme, avec folie. Il se damne à gagner des millions, lui qui ne saurait savourer le plaisir enfantin qu’on achète, pour un sou!


C’est le châtiment du roi Midas. Et comme Midas se vengerait du sort s’il pouvait acheter un cœur et faire le bien éperdument, ainsi que, naguère, il spéculait avec folie sur le mal.


Mais notre financier-vampire n’a pas de ces idées-là.


Quant au prince, il était dans le cas de Coyatier: sa journée n’était pas finie.


Le Père et lui se séparèrent à la porte même de la maison.


Le Père prit un modeste fiacre le long du quai et regagna son hôtel.


Le prince atteignit le coin de la rue Harlay-du-Palais, où une voiture stationnait. Il s’approcha de la portière qui s’ouvrit.


– C’est vous, Louis? dit la voix altérée d’Ysole; est-il donc arrivé malheur?


– Non, répondit le prince, M. le comte de Champmas a passé par la rue de Nazareth. Dieu merci, aucun accident n’est survenu. Donnez-moi votre main, Ysole; le général a déjà embrassé sa plus jeune fille, je vais lui rendre l’autre.


Ysole tendit sa main et sentit celle de son amant qui tremblait.


– Qu’avez-vous, monseigneur? demanda-t-elle. Vous me cachez quelque chose!


– Sur ma parole, répondit le prince d’une voix qu’il faisait grave à plaisir, vous n’avez rien à craindre pour ceux que vous aimez.


– Pour ceux que j’aime! répéta Mlle de Champmas. Et, attachant sur lui son regard inquiet, elle ajouta:


– Vous savez bien que je n’aime rien au monde autant que vous!


Le prince, au lieu de l’attirer au-dehors, la repoussa doucement et entra avec elle dans la voiture.


– Pourquoi faites-vous cela? balbutia-t-elle, pendant que ses beaux yeux humides souriaient.


– Parce que, lui fut-il répondu, je ne suis plus en sûreté à Paris.


Ysole garda le silence; son sein battait avec force.


– En voulant sauver autrui, poursuivit le prince, on se compromet soi-même…


– Oh! l’interrompit la jeune fille; c’est pour moi! c’est pour mon père que vous vous êtes compromis!


Le prince dit encore:


– Je suis obligé de fuir.


– Je vous accompagnerai! s’écria Ysole.


– Y pensez-vous! On peut accepter le dévouement d’une femme… d’une fiancée…


Ysole se jeta dans ses bras.


– Je suis à vous, murmura-t-elle dans un long baiser, rien qu’à vous. Je vous suivrais au bout de l’univers!


Le prince se pencha à la portière et appela:


– Giovan-Battista!


Il ajouta quelques mots en italien, et la voiture partit au grand galop.

XII Maman Soûlas

Vers cette heure, à quelques pas de là, une scène assez curieuse avait lieu. Elle tient de trop près à notre drame pour que nous puissions nous dispenser de la mettre sous les yeux du lecteur.


Il nous faut pour cela tourner de nouveau le coin de la rue de Jérusalem, rentrer dans l’établissement du père Boivin, et monter une fois encore les trois étages du fameux escalier en colimaçon.


Ce sordide palier, entouré de trois portes bâtardes, chasse réservée de Clampin, dit Pistolet, est décidément notre principal rendez-vous.


Mme Soûlas dormait depuis longtemps déjà. Elle fut éveillée par un bruit faible qui venait du carré. Elle se mit sur son séant pour écouter.


– C’est M. Paul qui rentre, pensa-t-elle. On voudrait être quelque chose pour faire le bonheur d’un pareil amour de jeune homme.


Mais M. Paul, quand il rentrait de nuit par hasard, allait droit à sa porte et l’ouvrait; c’était l’affaire d’un instant. Il savait son chemin.


Ici, le bruit persistait. On eût dit un homme qui tâtonnait, ou peut-être un animal.


– Je suis bête, se dit Mme Soûlas, les minets, c’est comme le monde: quand on les appelle, ça s’en va, mais dès qu’on ne les appelle plus, ça veut revenir.


Cette réflexion philosophique la fit sourire. Elle mit un pied hors de son lit, puis l’autre.


Les chats ont ce privilège d’inspirer des tendresses presque maternelles.


– Quel vagabond! reprit-elle. Il en a dans le quartier, des minettes!


Elle chaussa ses pantoufles et traversa la chambre.


– Mou, mou, mou! appela-t-elle doucement, pendant qu’elle tenait sa porte entrebâillée; mou, mon minouchon, mou, mou!


Puis, changeant de ton tout à coup et tirant à soi la porte pour s’en faire une défense, elle ajouta:


– Il y a quelqu’un là, que voulez-vous, l’homme, à l’heure qu’il est?


À trois pas d’elle, juste sous le jour de souffrance qui laissait sourdre quelques rayons de lune, elle venait de distinguer une grande ombre immobile.


– Madame, répondit l’ombre d’un ton qui ne s’entendait pas souvent dans la maison Boivin, je ne connais pas les êtres; c’est la première fois que je viens ici. Dans l’obscurité, toutes ces portes se ressemblent. Je cherche celle de M. Gautron. Son nom doit être écrit en dehors.


Mme Soûlas ne répondit point tout de suite. Il semblait qu’elle écoutât encore après que l’étranger eut fini de parler.


Sans qu’elle eût pu dire pourquoi, cette voix l’avait fortement frappée.


– Gautron! murmura-t-elle enfin, connais pas… Mais attendez donc! ces messieurs ont parlé de Gautron toute la soirée. Il y a une affaire Gautron.


Elle rentra et alluma vivement sa chandelle en ajoutant:


– C’est peut-être le nouveau locataire du n° 9; nous allons voir. Avant de venir sur le carré, elle passa un jupon et une camisole.


– Il y a, songeait-elle, des voix qui vous retournent sens dessus dessous!


Elle sortit enfin, tenant son bougeoir à la main et alla droit à la porte de la tour qu’elle éclaira.


– Rien, dit-elle. Pas un brin d’écriture!


– Et l’autre? demanda l’étranger.


– L’autre… commença Mme Soûlas:


Elle n’acheva point, parce que, machinalement, elle avait éclairé la porte de Paul Labre.


– Hein! fit-elle. La carte est arrachée. Il veut nous quitter, bien sûr!


L’étranger, cependant, dit avec un accent de trouble qui allait presque au découragement:


– Madame, je vous remercie. Veuillez me pardonner de vous avoir dérangée.


Au son de cette voix qui la frappait pour la seconde fois, Mme Soûlas se retourna. Son regard tomba sur l’étranger. Elle recula, et son bougeoir faillit lui échapper des mains.


L’étranger ne prit pas garde parce que, se ravisant, il heurtait à la porte du n° 9 en appelant:


– Monsieur Gautron! Monsieur Gautron! Il n’y eut point de réponse.


L’hôtesse lui toucha l’épaule par-derrière.


– Il faut entrer chez moi, dit-elle d’un accent qui força l’attention de l’étranger.


– Bonne dame, balbutia-t-il, est-ce que vous me connaissez?


Thérèse répondit:


– Vous êtes le général comte de Champmas.


L’étranger se redressa.


– C’est vrai, dit-il, mais je ne me souviens pas de vous avoir jamais vue.


Un sourire amer essaya de naître sur la lèvre de Mme Soûlas, qui répéta:


– Il faut entrer chez moi; les gens qui se cachent ne sont pas bien ici. Passez, monsieur le comte.


Et comme le général hésitait, elle ajouta:


– J’aime vos deux petites demoiselles.


Le général passa sur le seuil aussitôt.


Dès qu’il fut entré Mme Soûlas ferma la porte et mit le verrou.


– Asseyez-vous, dit-elle. Vous êtes chez une honnête femme.


Le général s’assit.


L’hôtesse dit encore:


– Voulez-vous boire et manger? C’est de bon cœur que je vous l’offre.


– Je n’ai ni faim ni soif, répondit le général.


Alors l’hôtesse demanda:


– Puis-je vous rendre un service?


– Peut-être, murmura M. de Champmas.


Thérèse s’assit et répéta, comme si elle eût parlé sans savoir:


– J’aime vos deux demoiselles: l’aînée, que je connais, et la cadette, que je n’ai jamais vue… On dit que c’est un pauvre ange du bon Dieu!


– Il y a bien longtemps, prononça le comte à voix basse, que je n’ai embrassé mes filles.


– Ah! fit Thérèse qui croisa ses mains sur ses genoux, je n’ai pas tout dit: je connaissais l’autre aussi, la sainte… celle qui est morte.


– Je n’ai jamais eu d’autre enfant… commença le général.


Thérèse l’interrompit et dit avec effort:


– Je parle de Mme la comtesse de Champmas, votre femme.


Elle était très pâle et sa physionomie exprimait une profonde émotion.


– Qu’est-ce que vous veniez demander à ce Gautron? reprit-elle tout à coup.


– J’ai confiance en vous, madame, dit le général. Ceux qui ont préparé mon évasion, en quelque sorte sans mon aveu, m’ont fait savoir que ce Gautron me donnerait les moyens de quitter Paris et la France.


– Voilà tout?


– Voilà tout.


Thérèse réfléchit un instant.


– À cette table où vous appuyez votre coude, dit-elle brusquement, six inspecteurs de police déjeunent et dînent tous les jours.


Le général ne sourcilla pas.


– Oh! reprit-elle en souriant avec tristesse, je sais bien que vous êtes brave; c’est pour vous dire que vous pouvez rester ici longtemps.


Elle se leva et ouvrit son armoire, d’où elle retira un costume complet d’ouvrier aisé, plié avec un soin religieux.


– Je suis veuve, dit-elle, et j’aimais mon mari. Il le fallait bien; il était si bon…, car il y a des hommes qui sont de nobles créatures, monsieur le comte. Mettez cela, je vais tourner le dos pendant que vous vous habillerez.


Elle tendit les vêtements au général, qui la considérait attentivement, désormais, comme si un vague souvenir se fût réveillé en lui.


Elle alla s’asseoir à l’autre bout de la chambre, mais elle ajouta:


– Oui, oui, j’aimais bien mon mari! pauvre cher homme.


– Pourquoi me parlez-vous ainsi, bonne dame? demanda le général qui commençait sa toilette.


– Parce que je pense à défunte votre femme, répondit Thérèse. Mon mari était presque aussi bon que la comtesse de Champmas.


– Ma bien-aimée femme vous avait-elle donc rendu un service?


Thérèse hésita, puis elle répliqua avec une sorte de rudesse:


– Comme vous l’entendez, non… Avez-vous fini?


Le général passait la redingote de gros drap.


– J’ai fini, répondit-il.


Mme Soûlas lui mit une serviette blanche sur les épaules et prit une paire de ciseaux.


– Je vais couper vos cheveux et abattre votre moustache, dit-elle.


– J’allais vous le demander, répliqua le fugitif.


Quelques boucles de beaux cheveux bruns où déjà les fils d’argent abondaient tombèrent sur le carreau.


– Votre main tremble, bonne dame, dit le général.


– C’est ce que je me fais vieille à présent, répondit Thérèse.


Il n’y eut pas d’autres paroles échangées.


Thérèse mit une mante et un bonnet.


– De quel côté voulez-vous aller? demanda-t-elle.


– Route de Normandie, répondit M. de Champmas. Si je peux atteindre Le Havre, je passerai facilement en Angleterre.


– Venez donc. Vous êtes mon mari, et nous allons voir notre enfant malade à Saint-Germain, voilà toute l’histoire.


En disant ces mots sa voix trahissait une étrange émotion.


Ils sortirent. Le général, dans la rue, lui offrit son bras qu’elle prit.


Ils passèrent la rivière et montèrent la rue de la Harpe jusqu’à la hauteur de la Sorbonne.


Là, Mme Soûlas s’arrêta devant une porte cochère qui ressemblait à l’entrée d’une ferme et au-dessus de laquelle une lanterne presque éteinte montrait, en silhouette, une voiture attelée d’un cheval, avec cette légende:


FLAMANT, LOUEUR ET MESSAGER


Elle frappa longtemps en vain.


Au bout d’un gros quart d’heure on vint ouvrir.


– Que diable veut-on à pareille heure? demanda une grosse voix endormie.


– Nous venons de la part de M. Badoît, répliqua Thérèse.


– Diable! M. Badoît?


Puis on ajouta:


– Va bien, M. Badoît?


– Pas mal, merci. Je suis Mme Soûlas, la maîtresse de l’ordinaire de ces messieurs, rue de Jérusalem.


– Ah! ah! maman Soûlas! Bonne soupe! une renommée, quoi! et après?


– Mon mari et moi…


– Tiens, tiens? fit la grosse voix, je la croyais veuve, Mme Soûlas.


– Voici mon mari avec moi, monsieur Flamant, dit Thérèse qui se força de rire.


– Va bien, le mari? Tant mieux! Et après?


– Nous allons aller à Saint-Germain.


– Demain matin, c’est dit. Bonsoir, madame Soûlas, à l’avantage.


– Non, tout de suite. On nous mande par exprès, pour un enfant malade. Combien nous prendrez-vous?


– Cinquante francs et les guides.


Thérèse se récria.


– Soit, cinquante francs et les guides, dit le général qui n’avait pas encore parlé.


– Fameux, papa Soûlas! s’écria M. Flamant. Il ne parle pas souvent, mais il parle d’or! Entrez voir tous deux. Bijou a ses mouches, Coco boite; je vais vous atteler Marion. Ça n’a pas de mine, mais ça allonge comme une folle! Bonne bête, madame Soûlas.


Le général et sa compagne s’assirent dans l’écurie pendant qu’on attelait. En passant, M. Flamant leur mit une fois sa lanterne sous le nez.


– Excusez! fit-il. Papa Soûlas n’est pas encore trop déchiré! Qu’est-ce qu’il a, le mioche? Le farcin court. Nous avons perdu deux poulains la semaine passée.


Au bout d’une grande demi-heure, un véhicule, appartenant au genre coucou, se trouva attelé. Le général et Thérèse prirent place à l’intérieur. M. Flamant s’assit sur l’un des brancards; sa femme, en chemise et en bonnet de coton, ouvrit les battants branlants de la porte cochère.


– Hie! Marion! poison! cria-t-elle. Gagne ta vie!


La vieille jument trembla sur ses quatre pieds; le pavé égratigné fit feu, et la carriole s’ébranla.


– À te revoir, maman Flamant, dit le loueur, attention à Bijou, mijote Coco. Tu conduiras, s’il vient du monde. Hie! poison! Ça ne ressemble à rien, ça allonge comme un serpent… La femme! ne perds pas trop de temps à dorloter les petits, rapport aux bêtes.


La carriole descendait cahin-caha la rue de la Harpe. Il est certain que Marion n’avait pas d’apparence; mais pour allonger, jamais!


Jusqu’à la barrière de Neuilly, la route fut silencieuse.


À la barrière, la double évasion de Coyatier et du général avait été signalée. On visita la voiture, et Mme Soûlas de répéter sa fable.


Du reste, la vue seule de Marion témoignait de ce fait qu’on n’entreprenait point un voyage de long cours. Aussitôt la barrière franchie, le général dit:


– Bonne dame, sans vous j’étais probablement perdu. Je ne voudrais point vous blesser, mais j’ai grand désir de vous prouver ma reconnaissance. Aidez-moi. Que puis-je faire pour vous?


– Rien, répliqua Thérèse.


Êtes-vous heureuse?


– Je ne suis ni heureuse ni malheureuse.


– Le métier que vous faites vous plaît-il?


– Non, mais il ne me déplaît pas.


– Vous avez l’air d’avoir connu des temps meilleurs.


– Je suis une paysanne, et j’étais la femme d’un ouvrier.


Il y eut une pause. Le général reprit avec un certain embarras:


– Il m’a semblé un instant que je vous avais vue autrefois quelque part?


– Vous vous êtes trompé, répondit Thérèse avec un singulier accent.


– Pourtant, vous me connaissiez?


– Une femme comme moi peut connaître un homme comme vous, sans être connue de lui.


Autre pause.


– Bonne dame, dit encore le général, j’avoue que je suis intrigué. Vous avez été envers moi compatissante, excellente, et pourtant, il semble qu’il y ait en vous contre moi je ne sais quelle amertume.


Thérèse eut un rire sec.


– N’allez-vous pas croire que j’ai de la rancune? dit-elle.


– Si je vous avais fait du mal, sans le savoir… Elle l’interrompit par un second éclat de rire.


– Vous avez deviné, murmura-t-elle. Un jour que vous passiez dans votre belle voiture, j’étais sur le trottoir, et vous m’avez éclaboussée. Il y a des taches qui restent.


– Je donnerais beaucoup pour voir votre visage au moment où vous me parlez ainsi, pensa tout haut le général.


Thérèse répondit:


– Vous l’avez vu. Je n’ai pas changé depuis tantôt.


– Avez-vous des enfants? demanda le général.


– J’ai eu une fille, murmura Thérèse, dont la voix s’altéra tout d’un coup.


– Vous êtes donc seule au monde?


– Toute seule.


– Je vous disais, poursuivit le général après un silence: je suis intrigué; j’ajoute: je suis embarrassé. J’ai de la fortune…


– Tant mieux pour ceux que vous aimez! dit vivement Thérèse.


Le général la regarda fixement malgré l’obscurité.


– Voyons, fit-il avec bonhomie, n’y a-t-il pour moi aucun moyen de reconnaître le service que vous m’avez rendu?


– Si fait.


– Dites!


Thérèse réfléchit, puis elle murmura:


– Vous me donnerez une lettre pour Mlle Ysole de Champmas, et j’irai embrasser vos deux filles. C’est un caprice que j’ai.


– Je le ferai, chère dame; mais… Si vous me disiez votre histoire, je suis sûr que mon embarras cesserait. Dès qu’on connaît bien une personne, il y a mille moyens de s’acquitter envers elle.


Thérèse se renfonça dans son coin et répondit péremptoirement:


– Je n’ai pas d’histoire.


Mais, se ravisant tout à coup, elle ajouta d’un accent profond:


– Si c’est pour passer le temps, j’en sais une… j’en sais une qui vous intéressera. Écoutez!

XIII Histoire d’une mère

On n’était encore qu’à Neuilly.


M. Flamant avait beau crier, de dix pas en dix pas:


– Hie! Marion, poison!


Marion allongeait de moins en moins. Elle tenait peut-être à honneur de mériter les injures du patron.


Quand le fouet se mettait de la partie, la carcasse dégingandée de la pauvre bête essayait un effort convulsif, puis ses oreilles se reprenaient à pendre et ses jambes de bois revenaient à leur allure habituelle.


– C’est l’histoire d’une amie à moi, dit Thérèse après un silence, une vraie amie, ma seule amie: une paysanne comme moi, du même village que moi. J’ai peut-être été trop loin en annonçant qu’elle vous intéresserait, cette histoire, car vous êtes un militaire, et vous devez en savoir beaucoup de semblables.


«Elle s’appelait Madeleine. Elle était la fille d’un petit fermier qui ne roulait pas sur l’or, assurément, mais qui ne demandait rien à personne.


«Son père l’aimait bien. Il lui donnait trop.


«Elle avait de beaux yeux rieurs, une taille souple et forte, des cheveux qui auraient valu dix pistoles en foire… Ah! on lui en offrit bien souvent trois ou quatre louis d’or! Mais, pour argent ni or, elle n’eût vendu ses cheveux.


«À force de lui donner, son père l’avait rendue coquette.


«C’était ici ou là, qu’importe le nom du village? Le général comte de Champmas ne connaît guère que le village dont il est le seigneur.


«Car, on a beau faire des révolutions, il y a toujours des seigneurs, et ceux qui passent riches et brillants dans un pauvre pays emportent toujours le bonheur des familles avec eux quand ils s’en vont.


«À la foire, les charlatans ne prennent que les cheveux qui sont à vendre. Les cœurs, c’est différent; d’autres charlatans savent les voler de nuit, et il n’y a point de loi pour châtier ceux qui s’en vont avec l’honneur et le bonheur des maisons.


«Dans notre village, qui n’était pas loin de la ville, on faisait l’élevage des chevaux. À cause de cela, chaque ferme avait de grandes et belles écuries. Quand les troupes passaient, on mettait les fantassins à la ville et les cavaliers chez nous.


– Quel nom a votre village? demanda ici le général.


– Saint-Yvon, Saint-Mesme ou Saint-Jacques, répondit Thérèse. Avez-vous de la curiosité pour si peu?


– Et près de quelle ville est-il situé?


– Auprès de Dijon, d’Orléans ou bien d’Arras. Je veux laisser un voile à ma pauvre amie Madeleine qui était si joyeuse, et qui pleura tant de larmes de sang!


Le comte se tut. Thérèse poursuivit:


– Une fois, il vint dans mon village un régiment si beau, si beau que tout le monde quitta les champs pour le voir passer sur la route.


«C’étaient des cavaliers.


«Ils avaient des vestes rouges qui fuselaient la taille des jeunes officiers comme font les corsets pour les femmes.


«Pourquoi les soldats ont-ils le même genre de coquetterie que les femmes?


«Celui de Madeleine, car Madeleine aima un soldat, la pauvre créature, mettait du noir sur sa moustache et de l’essence dans ses cheveux. Et il avait un corset plus étroit que la ceinture de Madeleine.


«Ils portaient des pantalons bleus avec de larges bandes d’argent. Leurs bottes éperonnées brillaient au soleil. Sur leurs têtes, les chapskas étincelants s’inclinaient et le vent jouait avec les minces banderoles qui flottaient au bout de leurs lances…


Le général changea de position sur la banquette de la carriole, qui, à la vérité, était dure remarquablement.


– Hie! Marion! poison! ordonna M. Flamant en songe.


Il dormait, Marion aussi.


– Madeleine avait dix-huit ans, poursuivait Thérèse. Malgré sa coquetterie de fillette étourdie et vaine, je n’ai jamais rencontré de cœur plus candide que n’était le sien la veille du jour où vint ce beau régiment de lanciers.


«Le lendemain… Ah! je vous l’ai dit: vous en savez des centaines de ces pauvres histoires; le lendemain, Madeleine avait quelque chose à cacher à son père et au curé.


«On lui avait baisé les deux mains, là-bas, sous les châtaigniers.


«Elle n’aurait jamais cru qu’un homme pût être si beau! ni murmurer de si douces paroles à l’oreille des jeunes filles.


«Celui-là était un officier. Il parla de Paris, de robes transparentes, de perles, d’amour, que sais-je? Madeleine ne m’a jamais dit s’il prononça le mot mariage; mais pour Madeleine, telle qu’elle était alors, il n’y avait point d’amour sans mariage.


«Avec ces pauvres enfants, pour tromper, on n’a même pas besoin de mentir.


«Ils restèrent trois jours, les lanciers. Pour Madeleine, c’était un fiancé qui partait. Il avait dit comme ils font tous: Je reviendrai.


«Et voyez la folie de ces pauvres filles! Madeleine ne savait pas même le nom de son fiancé. Dans son cœur, elle l’appelait Charles. Que faut-il de plus pour pleurer?


«Il ne revint pas. Est-ce qu’ils reviennent jamais?


«Quand Madeleine fut mère, elle eut pour la première fois la pensée de chercher le père de son enfant.


«Elle écrivit une lettre:


«Au moment de mettre l’adresse, elle se sentit défaillir.


«- À M. Charles, capitaine de lanciers…


«Charles, qui?…


«Elle déchira la lettre.


«Elle était alors à la ville et à l’hôpital.


«Il y avait beaucoup d’orgueil dans la tendresse de son pauvre père qui lui donnait trop. Son déshonneur tuait l’orgueil de son père.


«On l’avait chassée.


«Un jour elle se trouva seule dans la rue, avec son petit enfant sur ses bras. Elle ne savait pas beaucoup travailler, elle n’aurait pas osé mendier si près de son père. Dieu est bon.


«Voilà que passe un beau régiment – des lanciers!


«- Charles! oh! mon Charles!


«Madeleine faillit devenir folle de joie.


«Le beau capitaine avait gagné une grosse épaulette. Il rougit à la vue de Madeleine. Officiers et soldats se mirent à rire, et nul ne s’arrêta.


«Madeleine s’assit sur une pierre.


«Elle crut s’être trompée, car elle ne voulait pas même penser que Charles n’avait pas de cœur.


«Elle avait raison, quoiqu’elle ne se fût point trompée, Charles avait du cœur comme ils en ont.


«La nuit tombait, le pavé sonna sous le galop précipité d’un cheval.


«- Madeleine! où es-tu, Madeleine?


«Elle lui tendit son front en pleurant. Il ne l’embrassa point: il avait grande honte.


«Mais n’était-ce pas beaucoup déjà que d’être revenu?


«Il dit:


«- Vous ne manquerez jamais de rien, Madeleine, ni l’enfant non plus. Tenez, voici de l’argent…


«Il ne la tutoyait plus.


«Mais cette fois, il prononça son nom, son vrai nom. Oh! c’était un honnête homme. Il ajouta bien doucement – et bien froidement:


«- Quand vous aurez besoin, écrivez-moi, adieu!


«Et le cheval galopa de nouveau.


«Madeleine embrassa sa petite fille. Elle souffrit beaucoup en sa vie; mais, ce jour-là, elle eut sa plus grande souffrance.


«C’était un honnête homme. Elle ne manqua de rien, jamais, ni sa petite non plus. Mais elle était frappée à l’âme et sa santé s’en alla…


«Une fois elle écrivit. Elle était à Paris, à l’hospice Dubois où l’on payait sa chambre comme si elle avait été une dame.


«Elle écrivit: «J’ai peur de mourir et de la laisser seule, venez.»


«Il vint, et de bien loin, il vint tout de suite. C’était un honnête homme.


«Madeleine ne pouvait plus parler. Elle avait une religieuse qui la gardait.


«Ce fut un colonel qui entra. Il était toujours jeune, toujours beau.


«La petite jouait dans un coin. Il la prit sur ses genoux et l’embrassa cent fois.


«Madeleine n’avait pas perdu la vue: elle vit cela.


«Quand il eut cent fois embrassé l’enfant, il vint vers le lit et regarda la malade avec bonté. Il lui prit même la main. Il y avait longtemps que le cœur de Madeleine n’avait battu si vite.


«- Ma sœur, dit-il à la religieuse (Madeleine n’avait pas perdu l’ouïe), je suis le père de cet enfant. Si la pauvre femme mourait, je reconnaîtrais ma fille.


«La petite, qui avait entendu, s’éloigna de lui en pleurant.


«- Maman ne mourra pas! je ne veux pas que maman meure!…


– Hie! Marion! cria M. Flamant à sa bête qui s’était arrêtée court au beau milieu du pont de Nanterre. Hie! carcan! poison! guenon! taupe! chenille! savoyarde! Hie! carliste!


Sur cette dernière injure, accompagnée d’un déluge de coups de fouet, Marion s’éveilla en sursaut et reprit sa marche cahotante. Le général prononça très bas:


– Madame, je suis maintenant un vieil homme. Vous avez touché une plaie qui jamais ne se fermera. La mère d’Ysole est-elle vivante?


– Vous savez bien qu’elle est morte, répondit Thérèse d’une voix sourde. Voulez-vous que je m’arrête? Je n’ai pas l’intention de vous faire souffrir.


Le général, qui était immobile et droit sur sa banquette, répliqua d’une voix grave:


– Continuez, je vous prie. Je désire tout savoir.


Thérèse poursuivit aussitôt:


– Vous savez bien qu’elle est morte, puisque, trois semaines après, vous reçûtes l’enfant habillée de deuil.


«Je l’ai dit et je le répète, général, vous êtes un honnête homme. La petite fille fut reconnue; elle vécut près de vous et porta même votre nom jusqu’au jour de votre mariage.


«Seulement, sa mère l’appelait Charlotte et vous la nommâtes Ysole. Vous ne vouliez rien garder de sa mère.


«Ne vous défendez pas, monsieur le comte, le monde est ainsi. Vous n’êtes pas fait autrement que les autres; il vous déplaisait de regarder si bas au-dessous de vous la misérable créature dont vous aviez brisé l’existence…


Le général passa sa main sur son front et dit:


– N’a-t-elle rien pardonné pour tout l’amour dont j’ai entouré sa fille?


– Elle a tout pardonné depuis bien longtemps, répliqua Mme Soulas, et si une voix parle pour vous aux pieds de Dieu, c’est la sienne…


«Vous alliez être officier général et vous alliez vous marier. Il y avait un obstacle: Ysole, l’enfant qu’on appelait Mlle de Champmas.


«On savait que vous n’étiez pas veuf.


«Monsieur le comte, vous avez perdu une sainte, mais vous ne connaissiez pas son cœur tout entier. Mme la comtesse de Champmas avait un secret pour vous.


«Oh! ne craignez rien! Si vous aviez eu le temps de visiter sa tombe avant de quitter Paris, vous y auriez trouvé des fleurs nouvelles.


«Une bien pauvre main vous a remplacé dans ce soin pieux. Il m’est arrivé parfois d’intercéder auprès de votre femme défunte, comme je prie ma patronne, avec ce reste de foi que j’ai apporté du pays.


«Vous fûtes étonné, heureux, reconnaissant, quand la noble jeune fille dont vous sollicitiez la main vous dit un jour:


«- Comte, vous êtes père… Ceux qui m’aiment et qui me conseillent hésitent. Moi, je veux inaugurer mon bonheur par un bienfait. Qu’il n’y ait point de pleurs dans notre maison. La mère d’Ysole n’est plus; je consens à légitimer Ysole par acte secret, annexé à notre contrat de mariage.


– Vous savez cela!… balbutia le général.


– Voici ce qui s’était passé, reprit Thérèse:


«La veille, une femme s’était présentée à la demeure de votre fiancée, sous prétexte d’implorer une aumône. On pouvait toujours lui demander, comme il est permis à tous de prier les anges.


«Une fois introduite, au lieu de quêter la charité, l’étrangère raconta une pauvre histoire – l’histoire de Madeleine.


– C’était vous? interrompit le général.


– C’était moi, et j’affirme que, dans cette entrevue, il ne fut rien dit qui pût diminuer l’affection ni le respect qu’une femme doit à son mari.


«Elle était d’un monde où, en définitive, l’idée ne doit même pas naître qu’un homme comme vous doive épouser une fille comme Madeleine.


«Mais elle était saintement femme, et la dette contractée envers l’enfant lui apparut dans toute sa rigueur.


«Elle avait un cœur d’or, et le sacrifice de la mère la remua jusqu’au fond de l’âme.


«Car je lui dis, monsieur le comte, l’entrevue de l’hospice Dubois. Elle vit la triste créature couchée sur son lit de douleur, la petite fille jouant près de la fenêtre, la religieuse froide et faisant le bien comme on accomplit une tâche; elle vit le soldat, heureux et brillant, franchissant ce seuil morne; elle l’entendit qui disait, croyant peut-être beaucoup dire:


«- Ma sœur, je suis le père de cet enfant. Si la pauvre femme mourait, je reconnaîtrais ma fille…


– J’ai donc dit cela! murmura le général.


– Et j’ajoutai, poursuivit Thérèse, dont la voix avait d’étranges émotions, j’ajoutai, parlant à celle qui allait être votre femme: mademoiselle, la mère entendit ces paroles si cruelles et si douces. Quelque chose se brisa au-dedans d’elle: quelque chose qui était le meilleur de son cœur, le lien, le lien sacré de la mère à l’enfant: l’ardent égoïsme de la passion maternelle! La mère plana au-dessus des attaches mêmes de la nature; elle déchira avec une angoisse pleine de délices tout ce qui était le charme de sa misérable vie; elle se jugea nuisible au bien de sa fille; se condamna comme étant un obstacle au bonheur de son idole, elle se tua…


– Elle se tua! répéta le général en frissonnant.


– Je parle moralement, dit Thérèse dont l’accent se voila. Il suffisait de la maladie, sans qu’il fût besoin de recourir au suicide…


«Monsieur le comte, votre fiancée m’écoutait en pleurant. Quand elle eut fini, elle me dit: Je paierai la dette de M. de Champmas, je la paierai tout entière!


«Elle l’a payée. Plus tard, il est vrai, quand la jalousie maternelle naquit dans son cœur, elle exigea l’éloignement de l’étrangère; mais le bienfait subsiste. Ysole est l’aînée des demoiselles de Champmas, et l’amour de leur père se partage entre elles également désormais.


La carriole s’arrêta devant la porte d’une auberge dans la rue du château, à Saint-Germain.


– Oh! oh! Marion, fit M. Flamant. Descendez voir, les bourgeois. La guenon n’a affronté qu’une fois en route. Combien de temps allez-vous rester ici?


– Une heure, répondit Mme Soûlas, et je reviendrai seule.


– À votre volonté, maman. Ça allonge, pas vrai? Quoique l’apparence n’y est pas, ça allonge comme un tigre!


À quelque distance de l’auberge, une lanterne-enseigne brillait. C’était le bureau des diligences de Rouen. Thérèse et le général se dirigèrent de ce côté.


– Et jamais vous n’avez essayé de vous rapprocher d’elle? demanda le général très ému.


– Si la pauvre femme meurt, je reconnaîtrai ma fille, prononça lentement Thérèse avant de répondre. Ces mots dictaient une conduite à la mère, et à celle qui devait remplacer la mère… Il vous fallait la fille d’une morte, vous l’avez eue.


Le général baissa la tête.


En arrivant à la porte du bureau, il dit encore:


– Au nom de Dieu, êtes-vous Madeleine?


– Pour la troisième fois, je vous l’affirme., répondit l’hôtesse d’un ton ferme: Madeleine est morte, bien morte.


– Et ne voulez-vous rien accepter de moi? Thérèse hésita.


– Si fait, répondit-elle enfin.


– Oh! demandez! s’écria le général.


Elle l’interrompit pour dire froidement:


– Ma demande est déjà faite. Depuis longtemps j’ai envie d’embrasser la fille de Madeleine… et aussi la fille de Mme la comtesse de Champmas.


– Grand et digne cœur! murmura le comte en lui tendant les mains.


– Si vous voulez me donner un bout de lettre avant que je m’en aille, poursuivit Mme Soûlas, cela me fera plaisir.


Les grelots de la diligence tintèrent à l’autre bout de la rue. Le général déchira une page de ses tablettes et écrivit ces mots: «Ysole, Suavita, mes filles chéries, aimez et respectez celle qui vous portera ce mot, comme vous m’aimez, comme vous me respectez moi-même.»


Pendant qu’il écrivait, Thérèse demandait au conducteur:


– Y a-t-il de la place pour Rouen?


– Une seule: rotonde.


– Je la retiens.


«Adieu, Soûlas! ajouta-t-elle en se tournant vers le général. Monte, mon homme, et bon voyage!


Elle prit le papier qu’il lui tendait et murmura:


– Je n’abuserai pas, monsieur le comte. Je ne les embrasserai qu’une fois.

XIV Le marchef

En quittant le conseil des Habits Noirs, Coyatier, dit le marchef, descendit l’escalier d’un pas incertain.


Il n’allait pas de bon cœur à la besogne qu’on lui avait commandée.


C’était un rude scélérat habitué au sang, et qui même avait donné plus d’une fois des preuves de cruauté inutile; ses complices le redoutaient; mais ce n’était pas un scélérat de naissance.


Coyatier, comme son sobriquet de marchef l’indiquait, avait appartenu à l’armée. Tout le commencement de sa carrière avait été excellent, presque brillant. Après deux campagnes où il s’était fait vingt fois remarquer par son intelligence et sa bravoure poussée jusqu’à la témérité, il avait atteint le grade de maréchal des logis chef ou de marchef comme le dit l’abréviation troupière, et déjà il était désigné pour l’épaulette, lorsqu’il devint amoureux d’une de ces folles et nuisibles créatures qui, sans être méchantes elles-mêmes, damnent les hommes et peuvent passer pour les plus puissantes machines propres à labourer le champ du mal.


Nous les voyons toutes passer dans la vie en souriant; elles sont gaies, elles sont «drôles» pour employer le mot technique, elles nous amusent.


Nous ne leur donnons pas, à vrai dire, quand elles ne s’imposent pas à nous personnellement, beaucoup plus d’importance qu’à une levrette ou à un bouvreuil, et c’est justice, car elles n’ont ni cervelle, ni cœur, ni rien.


Mais si la statistique du crime était un jour établie au point de vue de ces joyeux petits animaux, la civilisation s’ébahirait, effrayée. C’est monstrueux.


Moi, j’ai regardé cela par passe-temps, n’étant pas un philosophe, et j’ai vu avec une certaine épouvante que les cinq sixièmes des abus de confiance, dans le commerce surtout et dans l’administration, deux bons tiers des désastres de Bourse, et une honnête moitié des meurtres étaient dus à ces innocentes demoiselles.


On n’y peut rien; elles ont droit de vivre comme vous et moi.


À part leurs voix un peu criardes, leur parlage appris par cœur aux méchants théâtres, leurs chignons effrontés et leur redoutable appétit, ce sont vraiment d’assez jolies petites bêtes.


Seulement, en conscience, elles ne valent pas la millième partie du bien qu’elles gaspillent: honneur, argent, bonheur.


Et si jamais le progrès des civilisations permettait d’appliquer à leurs gueulettes roses une muselière compatible avec la liberté individuelle, ce serait un bienfait public.


La petite bête du maréchal des logis Coyatier avait d’abord mis quelque embarras dans sa comptabilité: c’est la moindre des choses. Cela retarda l’épaulette et l’épaulette est parfois le salut.


Il faut le voir pour croire à quel point l’épaulette transforme un homme.


L’épaulette ne venant pas, Coyatier épousa sa petite bête. Il était horriblement jaloux. Elle se moqua de lui. Il lui fracassa le crâne d’un coup de crosse de pistolet.


Le reste n’a pas besoin d’être raconté. Coyatier, de chute en chute, était tombé aussi bas qu’on puisse tomber.


Il lui restait seulement une certaine bravoure brutale et le sang-froid en face du danger, choses rares parmi ses pareils, quoi qu’on dise.


Quand il eut descendu marche à marche l’escalier du conseil, il s’arrêta devant la porte du premier étage, et resta un instant indécis.


– J’ai quelque chose sur l’estomac, se dit-il, quoique je n’aie pas encore dîné. Ça me trotte dans la tête qu’il va m’arriver malheur. C’est bête, mais voilà, je crois à ça.


Il tâta la serrure avec son «outil», mais il n’ouvrit point.


– Voilà! répéta-t-il. L’autre était un beau gars; il est tombé sans dire seulement: ouf! Le coup était crânement envoyé! mais il ne m’avait rien fait, et ça vous pèse jusqu’au lendemain matin. Tous ceux de la sûreté doivent être sur mes talons, c’est sûr, et ceux de M. Vidocq aussi… Aller courir la nuit avec un paquet de petite fille sous le bras, c’est tenter le diable!


Sa main lâcha la serrure, et il pensa:


– Ce serait de prendre le Pont-Neuf au pas gymnastique et d’aller voir à Montrouge si j’y suis.


Il fit un pas vers l’escalier. Il n’en fit qu’un.


– Ces gens-là, gronda-t-il entre ses dents serrées, vous tiennent par le cou! Ils ont bonne poigne. Si je les laissais dans l’embarras, j’aurais beau me terrer comme un lapin, ils me trouveraient et j’aurais mon compte!


Son outil fit jouer le pêne sans bruit. L’habitude est une seconde nature. À son insu, Coyatier prenait les précautions voulues, comme s’il eût été de sang-froid.


Il referma la porte. La lueur des deux lampes qui éclairaient la chambre où dormait l’enfant lui montra le chemin.


– Crébleu! dit-il en traversant la première pièce, il ne fait pourtant pas froid, et j’ai des frissons dans le dos. Je n’ai pas peur, au moins. Jamais peur, le marchef! Mais je ne sais pas comment ça s’y prend, les maladies, pour entrer dans le corps; je suis peut-être malade.


Au lieu d’aller droit à la chambre éclairée, il tâta les lambris pour trouver une armoire. Ils ont l’instinct de ces choses. Au bout de trois secondes, il tournait un bouton et ouvrait un placard.


– Des robes! gronda-t-il avec une soudaine colère, de la mousseline, de la soie, de la femme, quoi! Ah! la femme! La vipère de femme!


Il referma le battant avec violence et ajouta:


– Sans ça, je serais un lieutenant, peut-être un capitaine… Eh! gros major Coyatier! avec trente-six médailles et la croix d’honneur, oui! car je sauvais les gens autrefois au lieu de les tuer.


Il essaya de rire, mais sa grosse main fut obligée d’essuyer ses yeux, qui le brûlaient.


– Bon! fit-il, est-ce qu’il y a de l’échalote, ici! Je pleure. C’est ça, je suis malade. Crébleu! le gars à la valise ne m’avait rien fait. Il avait l’air bon enfant. Écraser la tête d’une femme d’un coup de poing, à la bonne heure! ça ravigote. Ce n’est pas péché de tuer les couleuvres!


Il ouvrit un second placard, après avoir franchi une porte, et du premier coup sa main rencontra de l’argenterie.


– Ah! ah! s’écria-t-il joyeusement, voilà mon affaire, c’est le buffet, on va trouver l’eau-de-vie!


Au lieu de commencer par mettre cuillers et fourchettes en lieu sûr, il continua de tâter. Il disait vrai: il était malade.


Après une ou deux minutes de recherches, sa main rencontra une cave à liqueurs. Il mit le goulot d’un flacon dans sa bouche et lampa avec avidité.


– Pouah! fit-il, du doux, ça sent la femme!


Il essaya tour à tour les trois autres flacons.


– Toujours du doux! Ah! les coquines de femmes!


Sa voix exprimait en ce moment une terrible colère.


– J’en étranglerais une, deux, trois! grommela-t-il. Je les étranglerais toutes! Pas d’eau-de-vie dans la maison! Tiens! ça sent le poulet; si je mangeais un morceau pour me réchauffer le cœur?


Il ne se pressait point, et il ne faudrait pas le taxer d’imprudence. Jamais, en toute sa vie, il n’avait été moins porté qu’aujourd’hui vers la témérité. Il réfléchissait en causant avec lui-même.


Au-dehors, il flairait la meute des agents de police.


Dans cette maison, au contraire, où on avait fait le vide pour favoriser un crime, il était relativement en sûreté.


Bien plus, la surveillance se lasse. Il faut qu’un inspecteur dorme comme un simple mortel. Chaque minute passée était bonne, parce qu’elle augmentait cette chance que les agents, fatigués d’attendre à l’affût, finiraient par regagner leur taudis.


Le marchef prit le plat où était la volaille froide. Il tâtonna pour trouver une table et mit tranquillement son couvert. Il s’assit devant un souper qui, certes, devait lui paraître confortable. Il avait découvert une couple de bonnes bouteilles de vin.


Si vous l’eussiez interrogé, il vous aurait répondu qu’il allait manger comme un ogre, vu que son déjeuner était dans la semelle de ses bottes.


Pourtant, à la première bouchée, son estomac se souleva, révolté.


Il voulut boire, et le vin lui sembla amer.


Une sorte d’épouvante le prit.


– Je suis malade! dit-il en défilant une demi-douzaine de jurons. Crébleu! j’ai pensé aux femmes. Je parie un franc, je parie cent sous qu’on va me coller l’épervier avant que j’aie tourné le coin de la Barillerie! Les femmes, ça porte malheur.


Il mit sa tête entre ses mains, et vous l’eussiez entendu balbutier:


– Était-elle assez jolie, la coquine! était-elle assez jolie, le jour où je fis sa fin!


Ses doigts se crispaient dans ses cheveux. Il eut comme un sanglot. Il se leva brusquement et alla vers la fenêtre.


– Pleine lune! pensa-t-il. Sur la grande route on irait gaiement; mais il y a Paris, avant la grande route.


Une voix douce et plaintive s’éleva dans le silence, elle disait:


– Ysole! où es-tu? Notre père est-il venu?… Ysole, est-ce toi que j’entends?


Une seule pièce séparait maintenant le bandit de la chambre éclairée. Il dressa l’oreille et attendit un second appel qui ne vint pas.


– On dirait des anges du bon Dieu! pensa-t-il, et c’est le diable!


Il revint vers le buffet, secouant ses membres en chemin et cambra sa robuste taille. Il reprit un à un tous les flacons de la cave à liqueurs et les vida pour sa santé, parce qu’il avait fait le raisonnement suivant:


– Il y a toujours bien un peu de trois-six au fond de tout cela.


Après quoi, par habitude, il mit dans sa poche l’argenterie. Mais il se l’avouait à lui-même, le cœur n’y était pas.


– Faudra finir par la fin, je suppose! dit-il en poussant un large soupir. À quoi que ça te sert de marchander, bonhomme! Ferme les yeux, et vas-y!


La pièce voisine fut traversée d’un pas ferme, mais il s’arrêta encore au seuil de la dernière chambre.


– L’Habit-Noir a dit: carte blanche! murmura-t-il. Il l’a dit en répondant à cette question: Que faudrait-il faire de la petiote, s’il survenait des embarras? Bien sûr qu’il n’aurait pas répondu ça, si elle leur était bonne à quelque chose. Au contraire, pour leurs manigances, ils ont besoin qu’on l’enterre… Eh bien! moi, j’aimerais mieux l’enterrer ici qu’ailleurs: c’est mon idée.


Il se gratta le front et chercha près de lui un siège, car ses jambes ne valaient rien ce soir. Il s’assit.


– Sortir d’ici avec un pareil colis, poursuivit-il, ça me met dans la position de quelqu’un qui dirait aux hirondelles: faites-moi l’amitié de venir voir ce que je déménage à cette heure de nuit. Ça saute aux yeux. Tandis que si je file à la douce, rien dans les mains, rien dans les poches; eh bien! en cas de mauvaise rencontre, on peut travailler… C’est dit, Bibi. Escadron! à gauche en bataille! au trot!


Il se mit sur ses pieds et entra. La petiote était condamnée.


La chambre restait exactement telle que nous l’avons laissée.


Une des lampes reposait sur la console, l’autre sur la cheminée.


Suavita avait le dos tourné. On ne voyait que la forme grêle de son pauvre petit corps, sous les plis légers de la couverture de soie, et les belles masses de ses cheveux blonds qui baignaient toute la largeur du coussin où sa tête était appuyée.


Le marchef ne jeta de ce côté qu’un regard distrait. Il chercha l’heure à la pendule. Ce faisant, ses yeux rencontrèrent son propre visage dans la glace.


La lampe de la cheminée éclairait ses traits en plein.


Il recula comme si quelqu’un l’eût pris aux cheveux par-derrière.


Jamais il ne s’était vu pâle. – Et il était pâle comme un mort.


– Est-ce que c’est moi, ça? grommela-t-il; crébleu! je suis bien malade!


«Après? fit-il en se redressant de son haut comme pour défier ce blême visage qui le provoquait. On n’avale sa langue qu’une fois. Au galop!


Un mouvement brusque le porta jusqu’au lit de jour et ses deux mains se crispèrent, tandis qu’il regardait l’enfant à la gorge.


Certes, il n’avait pas besoin d’armes pour accomplir sa sinistre besogne.


Suavita s’était retournée en dormant. Les rayons de la lampe glissaient sur les lignes un peu grêles, mais délicieusement mignonnes de son profil perdu. Autour de ses lèvres pâlies, un vague sourire errait.


Le marchef se mit à la contempler froidement.


– Ça deviendrait une femme! murmura-t-il. C’est de la graine de femme!


Et pour lui, dans ces mots, il y avait un arrêt impitoyable. Il fit encore un pas. Ses deux mains se portèrent ensemble à son front où la sueur ruisselait.


– Crébleu! gronda-t-il, j’ai vu noir pendant un petit moment. Ça m’a passé comme un nuage. J’ai vu rouge souvent, ah! souvent! mais ce brouillard…


Il ajouta, réagissant contre l’angoisse inconnue qui le tenait:


– Jamais peur, Coyatier! C’est le cou d’un poulet à tordre, quoi donc!


Ses deux mains se rapprochèrent de la gorge de l’enfant – lentement. Elles semblaient énormes auprès de cette chère petite poitrine. Elles frémissaient.


Le sourire se dessina plus vivant sur les lèvres de Suavita, qui s’entrouvrirent et laissèrent tomber ce mot:


– Mon père!


Le marchef chancela et ses paupières battirent, mais il dit:


– Oui, va, appelle papa, bouture de femelle!


Il ne voulait pas croire lui-même à quel point l’émotion le garrottait.


Les dix doigts de ses mains vibraient comme ceux d’une femmelette qui a une attaque de nerfs.


Ses dents grincèrent et craquèrent.


Il montra le poing à un invisible fantôme.


– Ah! la coquine! la coquine! fit-il d’un accent où il y avait des plaintes, c’est encore elle qui va tuer cet ange-là!


Ses mains se rapprochaient toujours. Elles tranchèrent bientôt, rugueuses et brunes, sur le cou blanc de Suavita.


C’en était fait. Pour la première fois, l’assassin allait tuer avec horreur; mais il allait tuer: c’était sa loi.


Machinalement, avant de serrer l’écrou puissant de ses doigts autour de cette gorge si frêle, il retira sa main droite pour essuyer ses yeux, aveuglés par la sueur.


Sa main gauche toucha le cou de Suavita dont les paupières paresseuses s’ouvrirent à demi.


D’instinct, la main droite du bandit revint vivement à son devoir.


Suavita leva ses deux petits bras faibles, et les noua autour de la nuque du marchef stupéfait. Puis, pesant sur cet appui, elle parvint à soulever sa tête de façon à lui mettre au front un doux et charmant baiser.


– Mon père, dit-elle en même temps, je rêvais de toi, mon bien-aimé père!


L’assassin resta immobile sous cette caresse qui le navrait, mais réveillait au fond de son âme des fibres paralysées.


Il ne répondit pas. Il n’osait plus bouger. Son cœur battait horriblement.


– Tu ne dis rien! fit Suavita souriante, et tu ne m’embrasses point… Es-tu fâché contre moi?


Saurait-on dire pourquoi? L’assassin arrondit ses lèvres qui effleurèrent la joue satinée de l’enfant.


Elle lâcha prise, disant:


– Comme ta barbe est rude, père!


Puis, ses sens s’éveillant, elle eut doute; ses narines délicates perçurent avec dégoût ces horribles effluves qu’épandent à profusion le sordide séjour des prisons et des bouges, la misère, le vice, le crime.


Elle ouvrit les yeux tout à fait.


Elle vit cette tête énorme, crépue, hideuse, qui pendait sur elle comme un impur cauchemar.


Une épouvante indicible la saisit.


Elle poussa un cri rauque, et retomba sur son lit, évanouie.

XV Chasse de nuit

Coyatier fut une longue minute avant de se retrouver. Sa première parole fut celle-ci:


– Crébleu! c’est bête tout plein, mais je ne pourrais pas lui faire du mal, à présent que je l’ai embrassée!


Il prit les deux petites mains de l’enfant et souffla dedans, essayant de maladroits secours.


– Dis donc, poulette, murmura-t-il sans savoir qu’il parlait, dis donc, mon pauvre petit bichonneau. Hé! là-bas! ne va pas te laisser glisser! Je ne suis pas beau à voir, c’est bien sûr. Tu as eu peur, et il y avait de quoi. Ah! crébleu, tout de même, ça a tenu à un fil d’araignée; et dire que si j’avais eu une bonne femme, au lieu de la coquine… Imbécile! Est-ce qu’il y en a, des bonnes femmes!


«C’est égal, s’interrompit-il, car la réflexion venait, j’ai eu crânement tort de l’embrasser: ça va me mettre des bâtons dans mes roues… Eh! petit pigeon, va-t-on rouvrir ses beaux yeux!… Si on ne dirait pas que c’est mort! Et il n’y a pas à dire, c’est joli comme l’amour, quoique trop mièvre et pas de couleur assez… Ma parole sacrée, ça m’a fait du bien à ma maladie, comme si j’avais sifflé un verre de dur!


Il cessa tout à coup de taper dans les mains de la fillette et reprit d’un air soucieux:


– Ce n’est pas le tout: il s’agit d’emporter la minette, à présent. Bonhomme, tu as l’idée que tu joues ta peau à pair ou non pour cet oiseau-là, pas vrai! Ça y est. Tu l’as embrassée, c’est ta faute, et tu essayes de la repiquer: c’est un tort. Les pâmoisons, ça n’a jamais gêné les femmes. On la ficelle comme elle est là, elle ne bouge pas: c’est déjà avantageux; elle ne crie pas: c’est énorme, et on l’emporte, ni vu ni connu. Il n’y a que le poids…


Il la soupesa doucement:


– Ma parole, acheva-t-il, ça ne vaut pas la peine d’en parler: c’est de la plume.


Avec des précautions infinies, il ramena les quatre coins de la couverture de soie et en fit un paquet. Cela ne le contenta point; l’enfant lui semblait avoir là-dedans une position pénible: il dénoua la soie, roula la couverture et la ferma en ayant soin de laisser un peu d’air à l’endroit de la bouche.


– Escadron! à droite en bataille! se commanda-t-il à lui-même en prenant la fillette inanimée dans ses bras; au galop!


Et il partit.


En passant devant la cheminée, la glace lui renvoya pour la seconde fois son image.


Ce n’était pas le même homme. Il s’adressa un bienveillant signe de tête et dit:


– Marchef, mon vieux, quand vous êtes entré ici, vous n’aviez pas figure humaine. Va bien. Tenez-vous droit, et au petit bonheur!


Il prit la lampe à la main pour traverser les chambres qui le séparaient de l’entrée; il avait crainte d’endommager son précieux fardeau.


J’ai dit le mot précieux. Le marchef l’entendait ainsi désormais.


Sur la table de la salle à manger, il regarda d’un œil d’envie le poulet froid qu’il avait dédaigné naguère.


Va bien! il eût mangé ce qui restait avec plaisir.


Mais l’enfant pouvait reprendre connaissance: c’était désormais un danger sérieux. Coyatier voulait dépasser au moins les environs de la préfecture avant le réveil de la fillette.


Il descendit l’escalier lestement, après avoir laissé son «outil» dans la serrure comme cela lui avait été ordonné.


La porte de la rue était grande ouverte; il examina du mieux qu’il put la perspective du quai, à droite et à gauche, et prit sa course vers la rue de la Barillerie.


C’était son chemin direct pour gagner ce cabaret suspect, l’estaminet de L’Épi-Scié, situé au bout du chemin des Amoureux, dans les terrains vagues qui abondaient alors entre la rue d’Angoulême et le faubourg du Temple.


Il eut d’abord espoir. Le quai, en apparence, était complètement désert; et comme Paris, en ce temps, économisait l’huile de ses réverbères les nuits de lune, il avait quelque raison de croire qu’il pourrait croiser, au besoin, un agent attardé, sans être reconnu.


Il marchait au beau milieu de la voie, lentement et d’un pas solide, pour ne pas exciter les soupçons.


Comme il longeait le mur des jardins de la préfecture, lequel, nous le savons, rejoignait la maison qu’il venait de quitter aux derrières de l’établissement Boivin, il entendit un léger bruit à sa gauche et leva vivement la tête.


Le faîte du mur, nivelé au cordeau d’un bout à l’autre, avait une sorte de rugosité à son centre.


Cela semblait gros comme une tête d’enfant ou comme un chat.


Coyatier passa, mais son cœur commençait à battre.


À peine avait-il fait dix pas qu’il y eut un miaulement derrière lui.


– Pistolet! grommela le marchef. M. Badoît n’est pas loin. Tonnerre!


Il voulut presser sa marche, mais une tête d’homme sortit de l’ombre au coin de la rue de Jérusalem.


– Tiens! tiens! dit M. Badoît, car c’était bien lui, voilà un commissionnaire qui travaille au clair de lune. C’est suspect. Causons, nous deux, l’homme.


Il avança en même temps pour barrer le passage.


Le marchef prit chasse du premier coup et franchement, parce qu’il supposa que Badoît et sa mouche, comme on appelait Pistolet, étaient seuls.


Il rebroussa chemin dans la direction du Pont-Neuf. Le chat n’était plus au haut du mur.


Mais il était en bas, car le marchef trébucha, pris aux jambes par deux mains maigres qui travaillaient en conscience.


Le marchef saisit la bête aux cheveux, et, sans s’arrêter, il lança le pauvre Pistolet à la volée contre le mur en disant:


– Toi, tu ne vendras plus de matous, grenouille!


La force du marchef était connue. Il y avait de quoi écraser un bœuf. Le gamin s’aplatit littéralement contre le mur et ne bougea plus…


Quand Badoît passa l’instant d’après en courant, il se pencha pour le secourir. Le gamin lui dit tranquillement:


– Laissez voir, patron, je fais le mort. Je suis tombé déjà trois fois des gouttières sans m’endommager. Allez ferme et ouvrez l’œil: nous ne le tenons pas encore.


Le fugitif, cependant, détalait à toutes jambes; mais quelque chose de son premier trouble le reprenait, et il disait:


– C’est drôle que j’en avais l’idée! ça ne va pas finir comme il faut!


Ces gens-là sont diminués de moitié, dès qu’ils sont mordus par un pressentiment.


En arrivant à la rue Harlay-du-Palais, Coyatier se tint prêt à s’y jeter, si rien de suspect ne frappait sa vue, et prêt aussi à suivre la ligne du quai, en cas d’embuscade.


La rue Harlay semblait solitaire, et cependant le bandit passa franc.


Il fit bien.


Deux ombres se détachèrent de la muraille, dès qu’il eut disparu et vinrent au pas de course rejoindre M. Badoît.


C’étaient Martineau et un autre habitué de l’ordinaire Soûlas.


La convocation faite par Badoît avait produit son effet. Toute la table d’hôte était là.


Coyatier avait des yeux derrière la tête. Il vit le renfort qui arrivait à Badoît, et fut à l’instant fixé sur sa situation. Les mesures étaient prises en grand; désormais, il en était sûr: il allait rencontrer des affûtiers à droite, à gauche, devant, derrière, partout où il porterait ses pas.


Il mit sa main sous sa chemise, et la retira armée d’un long couteau de boucher.


C’était l’instrument qui lui avait servi à tuer Jean Labre, au dernier étage de la tour.


Sa main gauche continuait de maintenir la fillette contre sa poitrine.


Il courait avec une rapidité extraordinaire: son fardeau ne semblait pas lui peser plus qu’un fétu de paille.


À la hauteur du Pont-Neuf, un peu au-delà du centre et sur le même plan que la statue de Henri IV, deux hommes étaient placés en évidence au beau milieu de la voie. Ils tenaient de forts gourdins en arrêt.


Coyatier pensa:


– C’est ici la fin de la souricière. Si je leur passais sur le ventre, j’aurais de l’air!


Son raisonnement était bien simple: si ceux-là se montraient, c’est qu’on voulait le forcer à tourner sur la droite, par le quai de l’Horloge, ou sur la gauche, le long du pont, vers le faubourg Saint-Germain.


Mais l’audacieux bandit n’était plus complètement lui-même. Il hésita et se dit:


– C’est drôle, je n’aimerais pas faire attraper un mauvais coup à la petiote.


Son instinct le poussait vers le quai de l’Horloge, qui était sa vraie route; mais c’était affronter de nouveau les abords de la préfecture, et l’autre voie, trois fois plus large, lui donnait espoir.


Au bout du Pont-Neuf, d’ailleurs, il aurait à choisir entre trois directions, sans compter la petite rue de Nevers; et, en définitive, ce ne pouvait être une armée qui courait cette nuit sur sa piste.


Il était sûr de ses jambes.


Peu lui importait la longueur de la route, pourvu qu’il sortît libre du réseau humain dont il se sentait entouré.


Il se lança à gauche sur le Pont-Neuf où personne ne paraissait.


Les deux hommes qui gardaient le pont à droite se replièrent immédiatement, rejoignant M. Badoît et ses compagnons, lesquels s’arrêtèrent à l’angle du pont.


Il y eut un cordon de formé: cinq hommes et Pistolet qui se tâtait les reins en grondant:


– Brutal, je te revaudrai ça!… tu m’as appelé grenouille!


Il ajouta:


– Qui donc guette au quai de l’Horloge?


– Le père Moreau, répondit Badoît.


Pistolet mit ses deux mains en visière au-dessus de ses yeux.


– Le voilà couché, là-bas sur le trottoir, dit-il. Si le marchef avait pris par là, nous le manquions… Qui garde la rive gauche?


– M. Chopand, M. Mégaigne et le reste.


– Nous le tenons! s’écria le gamin, à moins qu’il soit le diable; mais, quoique ça, je voudrais bien savoir ce qu’il déménage sous son bras… Attention!


Au lieu des niches espacées maintenant le long des deux trottoirs du Pont-Neuf, il y avait alors des pavillons loués à de petites industries.


Le dernier pavillon, à droite, était occupé par un marchand de briquets phosphoriques du nom de Fumade; dans le pavillon de gauche, on vendait des brosses, des onguents et du cirage. Il s’y trouvait en outre un homme de l’art pour tondre les chiens, couper les chats et aller en ville.


Coyatier parvint jusqu’à dix pas de ces deux pavillons sans être inquiété. Cela ne lui donnait point une confiance exagérée.


Au contraire, il se disait:


– Ils sont en force puisqu’ils me laissent gagner. Va bien, tout de même; pas moyen de reculer; s’ils ne sont pas plus de trois en avant de moi, je fonce et je passe!


Sa main droite se crispait autour du manche de son couteau.


Mais ils étaient plus de trois.


Chopand, avec deux acolytes, sortit brusquement de l’ombre du pavillon Fumade. Comme le marchef inclinait vers la gauche, M. Mégaigne et un autre, brandissant leurs cannes plombées, sautèrent sur la voie.


En même temps, un groupe noir se montra dans l’axe de la rue Dauphine, marchant en bon ordre vers le pont.


– Bloqué! dit Coyatier qui se rejeta en arrière. J’ai manœuvré comme un dindon, quoi! j’en avais l’idée! La petite demoiselle m’a rudement gêné, pauvre cœur!


Il fit volte-face, non plus déjà pour chercher une issue, car il savait ce qu’il avait sur ses talons, mais comme la bête fauve tourne et rôde avant de s’acculer.


La lune était sous les nuées, mais ses rayons tamisés faisaient la nuit claire.


Coyatier vit derrière lui un cordon immobile qui barrait toute l’étendue du pont, en largeur.


– Bloqué! répéta-t-il. Je ne l’ai pas volé. Me voilà pris entre deux portes.


«Crébleu! ajouta-t-il en jetant l’enfant sous son bras, sans précaution, cette fois, et comme un paquet; ça m’a coûté cher de l’avoir embrassée, la petiote!


Les agents échelonnés du côté de la rue Dauphine marchaient sur lui avec lenteur, les autres restaient immobiles.


Il y avait encore un large espace entre les deux troupes.


Les choses se faisaient gravement, sans fanfaronnades ni bavardages, parce que, dans les deux troupes chacun savait bien que, selon toute apparence, il y aurait bientôt du sang sur le pavé.


Le marchef avait une terrible renommée.


Il était acculé, mais le sanglier aux abois découd parfois un tiers de meute avant de tomber.


– Holà! mes vieux, cria tout à coup Coyatier qui acceptait la bataille, nous allons donc rire ensemble un petit peu? Comptez-vous, pendant que vous avez encore le temps, pour voir après combien il en manquera à l’appel.


Il y eut des veines qui eurent froid, c’est vrai; le courage de ces gens-là n’est pas brillant comme celui des soldats. Ils n’ont ni l’ivresse de la poudre ni l’enthousiasme de la gloire.


Leur vaillance, et on en cite de prodigieux exemples, loin de les mettre sur un pavois, ne parvient pas même à les réhabiliter.


Chaque acte de bravoure les avilit un peu plus.


Ils restent les parias de notre civilisation qu’ils protègent d’en bas.


On les déteste, on les méprise. L’écrivain qui dit un mot en leur faveur risque sa popularité comme s’il caressait des Prussiens ou des Cosaques.


Et cependant, la plupart du temps, ils combattent l’ennemi de tous: le malfaiteur.


Et ils le combattent sans armes.


Quand ils ont des armes, on leur dit d’avance: Ne tuez pas!


Je vous l’affirme: sans le discrédit fatal qui pèse sur ces humbles champions de la sécurité générale, sans la rancune bizarre que le sentiment public, en France, garde contre ceux qui font notre vie abritée et notre sommeil tranquille, vous seriez forcés de les mettre parfois au rang des héros.


J’ai dit: en France, car il est des pays qui se laissent garder sans mépriser leurs défenseurs.


Mais nous, les Français, les spirituels par excellence, nous, le peuple exquis, charmant, incomparable, écoutez, cela est certain, nous avons un faible pour les voleurs.


Dans nos romans, dans nos drames, dans nos opéras-comiques, dès qu’un voleur paraît, il est intéressant. L’auteur sait où est le succès. Il ne s’inquiète guère de corriger les mœurs, le principal est de plaire.


Le voleur plaît; l’assassin ne déplaît pas.


On leur donne du brio, de l’esprit, de la générosité, des bottes molles, des habits brodés, de la poésie, toutes les séductions, et des chapeaux à larges bords, ornés d’une plume.


On les fait ténors ou pour le besoin barytons; la basse, peu agréable aux dames, est pour le magistrat, être tout naturellement odieux et impropre à chatouiller les jolis rêves.


Quant aux gendarmes, quelle horreur!


Et ne prononcez pas même le nom des sergents de ville, c’est shocking.


Aller contre cela, ce serait se briser contre le caractère même de toute une nation. Nous sommes avides de crimes et gourmands de coquins.


Mais je m’étonne qu’il se trouve encore des gens assez dédaigneux de la faveur publique pour mettre, au milieu d’un concert de huées, leur main sacrilège au collet des bandits – nos amours.


D’où sortent-ils, ces sacrifiés?


Et quelles sommes folles prodigue-t-on à leur dévouement, qui n’a point de récompense morale possible?…


Le marchef avait pris son parti. En trois bonds, il gagna le trottoir occidental du Pont-Neuf, celui qui regarde l’Institut de travers.


Il déposa son paquet sur le parapet et ramassa son vigoureux torse dans une attitude de défense.


– Arrivez! dit-il, j’en veux manger une demi-douzaine avant de boire à la grande tasse, car vous ne m’aurez pas en vie, vous savez bien ça, chiens galeux! Arrivez!

XVI Exploits de Pistolet

En ce moment, comme si le hasard eût voulu éclairer la bataille, la nuée se déchira, laissant voir le disque éclatant de la pleine lune.


Les deux troupes d’agents sortirent de l’ombre; maintenant que le bandit s’était arrêté, après avoir choisi son poste de combat, elles marchaient toutes deux, silencieuses et noires.


Les agents étaient au moins douze contre un; c’est l’ordinaire; ils sont souvent les plus nombreux, quoique dans une proportion généralement moindre que celle-ci.


Mais, je le répète; il y a un fait qui rétablit terriblement l’égalité de la lutte.


Le malfaiteur essaye de tuer. L’agent de l’autorité fait effort pour ne pas tuer.


Lectrices aimables, ne vous fâchez pas contre moi; je m’arrête, ajoutant seulement que les malheureux qui tombent dans ces luttes, dont tout le bénéfice est à vous, laissent derrière eux des veuves et des orphelins.


J’irais jusqu’à vous permettre vos voleurs bien-aimés s’ils étaient tous en Italie, où M. Scribe les mettait si volontiers:

Voyez sur cette roche

Ce brave à l’œil fier et hardi,

Son mousquet est auprès de lui,

C’est son meilleur ami.

Vous fûtes formées par ces chants magnanimes, je ne vous blâme pas.


Mais qu’il vous semblerait beau et pareil aux dieux immortels, le pauvre sergent de ville qui paraîtrait à la porte au moment où le parquet de votre chambre à coucher crierait sous les pieds éperonnés de Zampa!…


Le marchef, droit, immobile, campé comme une statue antique, s’adossait au parapet sur lequel il avait déposé l’enfant, et montrait en pleine lumière la robuste carrure de son torse herculéen.


Il tenait à la main son coutelas et, libre désormais de son fardeau, il pliait les jarrets, prêt à bondir.


Les deux troupes d’agents achevant d’accomplir leurs manœuvres lentes, se rejoignirent et continuèrent de marcher sur lui en formant le demi-cercle.


– Rendez-vous, Coyatier, mon garçon, dit M. Badoît, dont la voix était grave et ferme; vous voyez bien que vous ne pouvez pas nous échapper.


– À moins de vous lancer à l’eau, ajouta M. Mégaigne, comme s’il eût voulu lui suggérer un expédient.


M. Mégaigne n’avait pas la réputation d’être aussi brave que le chevalier Bayard.


– Venez-y voir, méchants pékins d’assommeurs! répondit le marchef dont les dents grinçaient. On va vous servir, arrivez, à qui le tour!


Martineau et deux autres agents étaient un peu en avant de la ligne. Coyatier, se tournant brusquement, appuya ses deux poignets au parapet et lança une double ruade.


Les deux agents tombèrent; l’un d’eux avait eu la tête fracassée par le talon ferré du bandit.


Martineau s’était lancé sur lui; mais Coyatier, prompt à la parade, lui donna de son coutelas dans la poitrine et passa d’un seul élan au travers du cercle.


Il aurait pu fuir, si Chopand ne lui eût déchargé un coup de sa canne plombée sur le crâne.


Le bandit chancela et poussa un hurlement.


Il se retourna par l’instinct de vengeance qui prend la bête, et planta son front, comme un bélier, dans le creux de l’estomac de Chopand, qui tomba foudroyé.


– Tiens! tu as la vie dure, toi, Pierrot! dit-il en reconnaissant Pistolet qui cherchait à le prendre aux jambes. Attrape et ne t’en vante jamais!


Il voulut le saisir aux cheveux, mais le gamin glissant comme un reptile, s’échappa en laissant quelques poils jaunes entre ses doigts, et Coyatier, entouré de près, avait trop à faire pour le suivre.


– Rendez-vous, Coyatier, dit encore Badoît; nous sommes tous armés, et dès qu’il y a du sang répandu, nous avons le droit de faire usage de nos armes.


– Montrez-les donc vos outils, répondit le marchef qui venait d’abattre deux agents à coups de couteau et qui était ivre de sa force; on va t’en répandre du sang, à seaux et à flots! Ça va faire monter la Seine à l’échelle du Pont-Royal!


– Ah! faillis chiens, reprit-il en râlant de rage, vous seriez vingt-quatre au lieu de douze, et quarante-huit aussi, et quatre-vingt-seize, que vous ne pourriez rien contre un homme! Allume, Badoît, vieux bourgeois! as-tu fait la guerre en Afrique?… Toi, Mégaigne de malheur, je vas te couper en deux, regarde voir!


Il avait reçu un coup de pointe de l’épée que Mégaigne avait dans sa canne. Il lui porta une retroussis à éventrer un bœuf.


Mégaigne était un tireur. Il para et redoubla. Le marchef, touché, hurla.


En même temps, Badoît, qui n’avait pas encore frappé, se jeta sur lui et le ceintura, comme disent les lutteurs.


– Tenez ferme, monsieur Badoît, cria Chopand qui se relevait. Nous l’avons!


Coyatier les savait toutes.


– Puisqu’on lutte à mains plates, luttons, dit-il.


Et donnant un violent temps de hanche, il fit basculer Badoît dont les pieds souffletèrent ses amis à la ronde.


Coyatier profita du mouvement de recul pour regagner son poste auprès du parapet.


Il avait mis cinq des assaillants complètement hors de combat. Il se croyait désormais sûr de la victoire.


– Un vrai d’Afrique vaut dix Bédouins, dit-il: vous êtes douze; mais chaque Bédouin en vaut bien quatre comme vous! J’ai parlé: m’en faut six, avec cette chenille de Pistolet par-dessus le marché. Garez-vous bien, je vais foncer!


Le mouvement suivit de près la parole, mais trois ou quatre lames le frappèrent à la fois.


Il recula violemment comme il avait chargé, et son coude, rencontrant par hasard le paquet de soie, qui était toujours sur le parapet, le poussa en dehors.


Il y eut un cri faible.


– Un enfant! dit Badoît stupéfait. C’était un enfant!


– Et qui m’a gêné, faut voir! répliqua le marchef en arrachant la canne à épée des mains de Mégaigne. Je l’avais embrassée, quoi!… mais vous n’êtes pas à la portée de comprendre des choses comme ça, vous, bassets… Comme quoi, j’avais dix six: complet!


Il assomma Mégaigne d’un coup de manche, après lui avoir porté le coutelas à l’estomac, et s’appuyant de nouveau de deux mains au parapet, il donna deux ou trois ruades qui firent le cercle.


– En conséquence, dit-il, lançant un dernier coup qui abattit un homme, voilà pour le treizain. Vous finiriez par m’avoir avec vos lames. Bonsoir, les voisins! Je veux voir un peu ce qu’est devenue ma petiote. Les chiens enragés, ça n’aime pas l’eau. Bien des choses chez vous: à l’avantage!


D’un saut il se mit debout sur le parapet; puis, joignant les mains en avant, il piqua une tête dans la rivière.


Au moment où les agents, stupéfaits, restaient à s’entre-regarder, une voix grêle s’éleva, disant:


– À toi! à moi! on va gigoter! Combat naval! Descendez le long des deux rives, monsieur Badoît, et les autres, sans vous commander. À l’eau, j’en mangerais trois et demi comme lui. Vous allez voir quelque chose d’agréable… il m’a appelé grenouille! c’est bon!


Une seconde forme humaine parut, debout sur le parapet, mais bien différente de l’athlétique prestance du bandit. C’était Clampin, dit Pistolet, qui ajouta:


– Pas peur! tout l’été, j’en fais autant sur le canal, pour cinquante centimes, en faveur des Anglais et badauds qui espèrent que je vais me noyer. Suivez les berges: on va vous rattraper l’objet perdu!… après ça, je me rangerai.


Il piqua, lui aussi, une tête, mais non point comme le marchef, à la façon des profanes. Tournant le dos au fleuve, il ramena les coudes en avant et fit le saut périlleux en arrière comme un vrai phoque des bains à quatre sous qu’il était.


Ceux qui, parmi les spectateurs, restaient valides ou à peu près se séparèrent en deux groupes, laissant M. Mégaigne à la garde des blessés.


Badoît prit en toute hâte la berge du faubourg Saint-Germain, et Chopand celle de la rive droite.


Entre ces deux berges, il y a une pointe, la langue de terre qui soutient le pont et à laquelle s’amarrent les bains Henri IV.


Sur cette pointe, en ce moment même, une autre aventure avait lieu, que nous raconterons tout à l’heure.


Chaque chose a son temps.


Suivons d’abord le marchef.


Au risque de passer, nous aussi, pour un flatteur de crime, nous dirons la vérité. La première préoccupation de Coyatier, qui se croyait bien sûr de n’être point poursuivi, au moins par eau, fut de chercher la petite demoiselle.


Dans sa croyance, il existait je ne sais quel pacte naïf entre lui et l’enfant: il l’avait embrassée.


C’était un puissant nageur.


Il éleva la tête à deux pieds au-dessus de l’eau pour examiner le cours de la Seine. Il vit à deux ou trois cents pas en avant de lui un objet blanc qui flottait.


– La soie a bouffé, se dit-il. Ça ne prend pas l’eau tout de suite, je vas la repêcher.


Mais au moment où il commençait à nager vers l’objet blanc qui suivait le courant en obliquant vers la porte de la Cité, il entendit derrière lui le bruit d’un corps plongeant dans la rivière.


Un nageur ne se trompe jamais à cela.


Le bruit d’un homme qui se jette à l’eau n’est pas du tout le même que celui d’un homme qui tombe à l’eau.


L’un est net mais sourd, perçant la masse liquide comme un pieu; l’autre est confus et à la fois éclatant: il éclabousse.


Le marchef regarda derrière lui et ne vit rien, parce que l’ombre du pont laissait tous les objets dans le noir.


– Oh! oh! se dit-il, on a donc engagé des terre-neuve à la sûreté! C’est piqué dans l’œil cette tête-là! Ça n’a pas soulevé une chopine d’eau! on va avoir à causer, c’est sûr. En tout cas, j’ai toujours bien le temps de mettre la fillette dans l’Île.


Il se retourna, mais l’objet blanc ne flottait plus sur la rivière. Il eut le cœur serré et pensa:


– Je ne dirais pas ça tout haut, crainte des gouailleurs; mais j’ai idée que cette enfant-là, c’était ma chance!


Un bruit de pas se fit entendre dans l’escalier descendant la berge, sous les bâtiments de la Monnaie; Coyatier dressa l’oreille.


– Crébleu! gronda-t-il, mauvaise nuit! Ils vont me donner la chasse comme ça jusqu’aux filets de Saint-Cloud, et quand le jour viendra, si je ne les égare pas, bloqué!


Il resta sans mouvement pour écouter. L’eau était complètement silencieuse.


– Égarons-les! conclut-il. Ça sera revenir de loin!


Et il plongea, se dirigeant vers les bateaux qui bordent la rive droite dans le voisinage des machines à décharger du quai.


En cet endroit, le cours de la Seine était libre alors. Il n’y avait ni écluse ni gare entre la Monnaie et la pointe de la Cité.


Le port s’étendait jusqu’à la hauteur de la rue Guénégaud.


Quand le marchef, après avoir nagé entre deux eaux, tant qu’il eut du souffle, remit sa bouche à la surface, il se trouvait déjà tout près du dernier bateau qui enfonçait et coulait presque sous une charge de pierres de taille.


C’était une de ces vilaines barques de rivière obèses et ventrues qui donnent des nausées aux marins, mais qui font comme il faut leur métier de camions flottants.


Le bord dépassait à peine le niveau du fleuve, et au-dessus du bord, on ne voyait qu’une ligne blanche, toute composée de larges cubes de pierres de bille.


Le marchef leva la tête avec précaution en aspirant une lampée d’air.


Il regarda tout autour de lui.


Rien ne se montrait sur la Seine. Le long de la berge, trois hommes couraient.


– M. Badoît! se dit Coyatier. Il m’a tout de même sommé trois fois avant de taper. Ça fait de temps en temps son état en conscience. Mais chacun pour soi, pas vrai? S’ils restent là, sur le bord, à jouer des jambes, ils ne m’auront pas!


Il plongea de nouveau.


À l’endroit même où la disparition de sa tête laissait un petit tourbillon, une autre tête parut dans le remous: une pauvre tête mièvre que vous n’auriez pas reconnue, tant l’aplatissement de ses cheveux jaunes ébouriffés changeait la physionomie de notre ami Clampin, dit Pistolet.


Il siffla doucement; les agents s’arrêtèrent à ce bruit.


– Entrez voir dans le bateau à charbon, monsieur Badoît, dit-il, si vous pouvez. Vous serez aux premières loges pour voir l’intermède comique…


– Stop! s’interrompit-il. Ne bougez plus. Voilà la baleine qui va souffler.


L’eau eut, en effet, une ondulation à vingt pas de là, et la tête du marchef reparut au moment même où celle de Pistolet se cachait de nouveau.


Le marchef était maintenant à l’ombre du second bateau, chargé de planches.


Il regarda, il écouta. Tout semblait désormais tranquille.


– Je n’aime pas ça! fit-il entre ses dents. Doit y avoir une manigance.


Il plongea, et tout aussitôt, Clampin, se mouchant avec ses doigts, comme font les plus parfaits gentilshommes quand ils ont le caleçon de bain, dit entre haut et bas:


– Passez, monsieur Badoît, c’est l’instant, c’est le moment: la représentation va commencer!


Le troisième bateau en ligne, au quai, contenait du charbon de l’Yonne, arrimé en haute pyramide avec des aménagements intérieurs qui formaient voûte. On pouvait habiter là-dedans.


Il n’y avait qu’une planche à traverser. M. Badoît et les deux agents passèrent.


– Stop! fit encore Pistolet au moment où ils mettaient le pied sur le bateau.


Et le jeu de bascule, précédemment décrit, eut lieu: une tête sortit de l’eau, l’autre y rentra.


Quand le marchef reprit haleine, pour la quatrième fois, il était en face du bateau de charbon et les trois agents, accoudés sur le plat-bord, le regardaient.


Coyatier vit ces trois têtes et ne put s’empêcher de rire, car il était foncièrement fanfaron.


– Holà! hé! monsieur Badoît, dit-il, et les autres, vous n’êtes pas maladroits, savez-vous? Vous voilà dans une bonne barque, bien à votre aise; allez-vous la manœuvrer à la voile ou à la rame pour venir me chercher?


– Premier exercice! prononça une voix tout auprès de son oreille. Attention, monsieur Badoît!


Le marchef se retourna en jurant un crébleu sonore, mais il ne l’acheva pas; sa tête descendit sous l’eau qui s’agita longtemps, comme si elle recouvrait une lutte.


Pistolet reparut le premier et fit la planche, disant:


– Explication du premier exercice: le marchef pincé par le pied droit et tâchant de m’empoigner, au fond… mais cherche! Il a dû boire un coup d’une chopine et demie.


– Méfiance! cria Badoît.


– Pas peur! On a joué à cacher la baguette avec les poules d’eau de l’étang de Ville-d’Avray, et on a gagné!… Bonsoir, monsieur Coyatier, pas mal et vous? Qu’est-ce qu’il y avait donc dans votre paquet?


Le marchef arrivait sur lui impétueusement. C’était un beau nageur. Chacun de ses élans gagnait deux brasses.


– Tiens! tiens! fit Pistolet qui l’évita par une culbute à fleur d’eau, vous avez votre couteau dans les dents, marchef, ça doit gêner pour respirer. Moi, je n’ai rien… Second exercice. Eh! là-bas, monsieur Badoît, regardez voir!


Coyatier plongea pour l’éviter.


– Attention! dit Pistolet qui coula à son tour.


Le second exercice fut long. Coyatier reparut essoufflé, vomissant des jurons entrecoupés.


– Explication du second exercice, dit le gamin dont le souffle était paisible et net: le marchef contre-pincé par le pied gauche. Pas content. A voulu m’étrangler sous l’eau, mais minute! A desserré les dents et lâché son couteau que j’ai rattrapé au vol avant qu’il arrive au fond. Êtes-vous prêt pour la troisième et dernière passe, monsieur Coyatier, hé?


– Je vais te déchirer en morceaux! hurla le bandit.


– Tâche! Attention, monsieur Badoît.


Pendant qu’il parlait encore, Coyatier, mettant la moitié de son torse hors de l’eau, tailla une coupe furieuse, et après deux élans qui furent de véritables bonds, sa main tomba d’aplomb sur la tête du gamin.


Les trois agents ne purent retenir un cri de terreur. Pistolet et le marchef avaient disparu ensemble. Cette fois leur station sous l’eau fut si terriblement longue que M. Badoît commença à se déshabiller.


– Il l’a mangé! dit-il.


Et certes, malgré les deux premières victoires de Pistolet, ce n’était pas du marchef que M. Badoît s’inquiétait.


Au moment où il mettait le pied sur le bord du bateau pour plonger, le gamin reparut seul. Il secoua ses cheveux comme un caniche mouillé, sa voix s’étouffait un peu quand il dit:


– Explication du troisième exercice… Ah! diable, il faut souffler un peu.


Il nagea vers le bateau, dont il était séparé maintenant par une vingtaine de brasses, et reprit à moitié chemin:


– Des fois, j’ai vu des pêcheurs, qui ont le truc, prendre des brochets de douze livres avec une ligne à goujons. Ça dure longtemps, mais la bête finit par venir et ils appellent ça: noyer le poisson. J’ai noyé le poisson, et je l’amène, attaché avec deux liards de ficelle.


Il éleva sa main jusqu’au bord du bateau et ajouta:


– Prenez voir le bout de la ligne, monsieur Badoît.


Badoît obéit. Le gamin se hissa à bord et les efforts réunis des trois agents parvinrent à embarquer une lourde masse complètement inerte. C’était le marchef qui avait un bout de ficelle attaché autour du cou.


– Maintenant, dit Pistolet, en me séchant, car je n’ai pas de rechange, je casserai une croûte avec plaisir chez le père Niquet, ouvert à la vertu jusqu’au lever du soleil.


On fit un brancard de planches pour le corps du marchef. Au moment où ses vainqueurs retendaient sur ce lit de misère, le bandit s’éveilla en un puissant éternuement.


– Où est la mouche? demanda-t-il d’une voix étouffée.


– Quant à ça, dit le gamin, en terre ferme, M. Coyatier est plus fort que moi. Tenez-le bien.


M. Badoît était déjà en train de lui lier les poignets.


– Viens ça! reprit le bandit qui n’essayait même pas de résister. Pas de rancune. Je suis bloqué, quoi! ça peut arriver à tout le monde. As-tu des nouvelles de mon paquet, hanneton?


– Qu’y avait-il dans votre paquet, monsieur Coyatier? demanda curieusement le gamin.


– Une fillette… Crébleu! c’est drôle que ça m’occupe. Si tu me la rattrapais, dis donc, petit, à ma prochaine évasion je te paierais quelque chose de bon. J’y tiens.


Sans répondre, Pistolet fit la roue par-dessus le bord du bateau et se mit à tirer sa coupe dans le sens du courant. Il allait aussi vite qu’un cheval au trot. En quelques secondes, on le perdit de vue.

XVII Le passé de Paul

Antoine Labre, baron d’Arcis, père de Jean et de Paul, était un gentilhomme poitevin, de moyenne noblesse et de médiocre fortune qui, après avoir combattu la république en Vendée et en Bretagne, jusqu’à la capitulation de la Mabilaie, avait passé en Angleterre, puis gagné les Antilles.


Il avait belle tournure, et se comportait dignement.


Les Labre d’Arcis, en Poitou, passaient pour une race de patriarches.


Vers le milieu de l’Empire, Antoine Labre, par les qualités de son cœur et aussi pour un joli talent qu’il avait comme valseur, obtint l’affection d’une jeune créole de bonne maison, très belle, très riche, très indolente, très charitable et ignorante jusqu’au miracle des choses que nos sœurs et nos filles apprennent en France tout naturellement.


C’est le terroir, paraîtrait-il.


J’ai connu des créoles délicieuses qui seraient mortes de faim, s’il leur avait fallu apprendre à manger.


D’autres, il est vrai, sont étonnamment âpres à l’école, dès qu’il s’agit de cette terrible éducation qui perdit notre mère Ève.


Ce sont d’adorables femmes.


Le ménage d’Antoine Labre fut heureux tant qu’il valsa au gré de sa femme et que vécut son beau-père; un planteur de beaucoup de bon sens, qui faisait admirablement ses affaires.


Quand ce brave homme de planteur fut mort, le diable entra dans la maison, sous forme d’avocats, d’avoués, d’huissiers et de notaires.


Le planteur laissait trois filles, ce qui donnait trois gendres.


Aux colonies, les hommes de loi n’y vont pas de main morte.


Le partage coûta cinquante pour cent et laissa de très beaux germes de procès.


Vous savez comme toute graine pousse sous ce généreux soleil tropical; mais aucune autre graine ne grandit si vite et si bien que la semence de procès.


Vous diriez une féerie.


Avec un avocat, un notaire, un avoué, les plantations fondent comme du sucre dans de l’eau.


Antoine Labre avait un fils; il eut peur, voyant arriver la ruine, et la pensée lui prit de regagner la France où venaient de rentrer les Bourbons. Sa femme, enceinte d’un second enfant, n’y mit aucun obstacle. Elle était vraiment bonne et charmante; elle ne tenait à rien, pas même à ses amis.


Une fois, pourtant, son mari lui ayant conseillé de ne point passer des nuits entières à jouer, avec quelques jeunes femmes de sa connaissance, un jeu créole où l’on gagnait quelque argent, mais où l’on en perdait beaucoup, la jolie baronne se fâcha et pleura bien plus fort qu’à la mort du planteur, son père.


Je voudrais savoir ce jeu créole pour l’apprendre à quelques chères amies qui s’acharnent au lansquenet, tressé de baccara. Cela varierait leurs plaisirs.


Il est certain que ce jeu créole était pour quelque chose dans le désir qu’Antoine Labre avait de quitter la Martinique.


Ce jeu avait aidé beaucoup à l’œuvre des hommes de loi.


Antoine Labre pouvait avoir raison de fuir; seulement, il se pressa trop.


Aux colonies, il ne faut jamais rien laisser quand on part; c’est la règle: non pas du tout que les gens y soient plus malhonnêtes qu’ailleurs, mais parce que la mer est large.


Aussitôt qu’on a laissé quelque chose aux colonies, le rôle des hommes d’affaires commence à prendre de redoutables proportions. Il faut que tout le monde vive.


Que Dieu me préserve de blesser les gens d’affaires des colonies. Parmi eux il peut y avoir des saints.


Mais depuis que j’existe j’entends toujours conter la même sinistre légende: la légende du colon dévoré par son homme de confiance.


À Saint-Domingue les hommes de confiance tuèrent plus de Blancs que les Noirs eux-mêmes.


Antoine Labre avait tant de hâte de revoir son pays qu’après avoir réuni deux cent mille francs, pour une part empruntés, il donna la régie de ses établissements à un personnage aussi habile que sûr et s’embarqua.


Sa femme accoucha de Paul pendant la traversée.


Un fait singulier eut lieu: la naissance de Paul sembla développer ou plutôt faire naître en elle le sentiment maternel.


Elle avait aimé Jean, qui était alors un joli bambin d’une dizaine d’années, dans la mesure de sa paresse morale; elle adora Paul.


Son mari, étonné et charmé, crut qu’il allait avoir enfin une femme, au lieu de cette gracieuse végétation qui fleurissait dans un coin de sa maison.


Ils arrivèrent à Paris aux premiers jours de la seconde Restauration. Antoine Labre était un digne caractère. Il crut devoir abandonner les bienfaits de la cour à ceux qui en avaient plus besoin que lui et se tint à l’écart de ce fameux gâteau de l’indemnité, dont les partis exagérèrent si adroitement l’importance. Son seul désir fut d’entrer dans l’armée où il obtint un grade honorable.


Et, vraiment, les commencements de sa vie en France furent remarquablement heureux.


Il reçut une fois deux mille louis de son homme de confiance, avec prière, il est vrai, de ne pas oublier les intérêts des sommes empruntées là-bas.


D’un autre côté, ses deux enfants prospéraient: le petit Paul devenait joli comme un amour et cette charmante baronne, trop éloignée désormais des amies créoles qui jouaient avec elle ce jeu dont j’ai oublié le nom, prenait des habitudes d’intérieur et passait ses journées entières auprès du berceau de son dernier né.


Il ne faut pas allonger une histoire de ce genre; le fond en est par trop connu; chacun a pu rencontrer en sa vie au moins un colon réintégré et radotant les mérites de son homme de confiance.


Chacun aussi sait bien que ce colon finit par trouver en France un personnage secourable qui prend en main ses intérêts: les colonies n’ont pas le monopole de la vertu.


Alors, c’est entre les deux mandataires habiles et sûrs un duel régulier dont tous les coups passent au travers du corps de leur victime commune.


Le personnage secourable, rencontré par Antoine Labre, fut un jeune praticien, alors fort à la mode et nommé M. Lecoq.


Ce n’était pas un avocat, c’était mieux que cela: un sorcier.


Sa boutique ne désemplissait pas et le meilleur monde parisien s’adressait à lui dans les circonstances délicates.


Ce M. Lecoq en savait long, et bien des gens parlaient de lui avec respect.


Il avait, d’ailleurs, la brusquerie de certains médecins en vogue. Quand un bourgeois s’impose aux gens de qualité, rien ne lui fait une si bonne tenue que son air commun réuni à un quantum sufficit de sans-gêne brutal.


Antoine Labre eut le bonheur de rencontrer M. Lecoq vers 1825, au lendemain d’une grande déception.


Son mandataire colonial venait de lui envoyer un compte définitif très bien fait, selon lequel, lui, Antoine Labre, loin d’avoir quelque chose à réclamer, restait débiteur d’une somme considérable.


En dix années, les peines et soins de l’homme habile et sûr, les procès et les intérêts d’une soixantaine de mille francs avaient produit, grâce à une culture assidue, un déficit d’un demi-million.


M. Lecoq était à ses débuts, il ne dédaignait pas encore les petites affaires; il aimait d’ailleurs à s’introduire chez les gens titrés et, tout en donnant d’excellents conseils au baron, il devint fort assidu auprès de la baronne, laquelle tout doucement avait trouvé à remplacer ce diable de jeu créole, dont j’ai oublié le nom, par d’autres jeux plus connus en France.


Elle n’était plus déjà la bonne dame, de la première jeunesse, et l’avenir de son petit Paul l’occupait. Elle était joueuse jusqu’au bout des ongles, comme beaucoup de natures endormies.


Le jeu est la passion des indolents.


Comme la fortune ne s’était jamais montrée prodigue de caresses envers elle, une idée fixe la tenait: elle se figurait que la veine retardée jaillirait enfin quelque jour avec une miraculeuse abondance.


Et elle jouait tant qu’elle pouvait, à tout et partout; elle jouait au reversis, au boston de Fontainebleau, au whist, au nain jaune, à l’écarté, à la bouillotte; elle mettait à la loterie; elle avait, elle aussi, un homme de confiance qui jouait pour elle à Frascati; pour elle, M. Lecoq avait la bonté de piquer la carte à la bourse.


Antoine Labre n’était pas aveugle; néanmoins il ignorait à quelles profondeurs la folie, en apparence paisible, de sa femme avait déjà creusé le précipice.


Quand il l’apprit, il était à la veille d’entreprendre un voyage à la Martinique pour avoir raison de son intendant colonial.


M. Lecoq avait conseillé ce voyage.


Encore une fois, c’est de parti pris que nous abrégeons cette histoire.


Elle est à la fois trop ancienne et trop moderne.


Elle était banale déjà sous la Restauration; hier, elle emplissait les colonnes des journaux.


Il ne faut jamais aller demander des comptes aux hommes habiles et sûrs qu’on a laissés là-bas.


Dans ce cas spécial on assassine volontiers aux colonies.


Antoine Labre ne revint pas de son voyage.


La pauvre baronne aimait son mari; elle avait besoin de son mari; on ne sait où peut aller une femme semblable, privée de guide et de soutien. Si elle se fût mise franchement sous la tutelle de Jean, son fils aîné, qui atteignait l’âge d’homme, tout aurait pu encore être sauvé; mais, vis-à-vis de Jean, elle était jalouse de son autorité, à cause de Paul, son vrai, son seul amour.


Elles ont des raisonnements bizarres.


La baronne se dit que tant de malheurs devaient user la mauvaise chance. La veine allait être d’autant plus riche qu’on l’avait cruellement attendue.


La baronne vendit, pour jouer, d’abord, son indigent superflu, ensuite ce qui était pour elle et ses enfants le strict nécessaire.


Dieu eut pitié de Jean qui fut nommé élève consul et partit pour une lointaine résidence. Jean aimait son jeune frère Paul tendrement, malgré les maladroites préférences de leur mère. La meilleure part de ses appointements passa en France, dès qu’il eut acquis une petite position.


Cela servit à nourrir des ternes et à engraisser des martingales.


M. Lecoq, cependant, qui grandissait à mesure que tombait la misérable maison Labre, et qui, certes, ne pouvait tirer de la baronne aucun profit important, ne l’abandonnait point; il lui restait fidèle et flattait complaisamment sa passion.


Pourquoi?


Nous n’avons pas à recommencer son portrait que nous avons peint en pied dans Les Habits Noirs. Il ne fera que glisser dans ce récit. C’était un philosophe.


Une fois, il avait mis un billet de mille francs dans la main d’un pauvre diable, tout exprès pour troubler une conscience hésitante, se créer un complice involontaire et acheter, à cent mille pour cent de rabais, l’influence qui devait le rendre maître d’un des plus clairs esprits de la finance moderne.


Ces mille francs, semés, devaient fleurir en une gerbe de millions illustres, sous la raison sociale: baron J.-B. Schwartz et compagnie.


Chaque action de Lecoq avait un but. Ici, le but de Lecoq nous échappe en partie, sans doute parce qu’il fut manqué. Encore pouvons-nous deviner.


La baronne cachait Lecoq à son fils: elle avait honte.


Paul Labre a dit dans sa lettre à son frère qu’il ne connaissait pas Lecoq.


Mais Lecoq le connaissait.


Lecoq connaissait tout le monde.


Cet étrange travailleur du mal, populaire dans les bas-fonds de la vie parisienne sous son nom de Toulonnais-l’Amitié, notable parmi les classes aisées sous l’espèce de M. Lecoq de La Perrière, avait encore d’autres noms.


La source où je puise donne à entendre qu’il laissa une trace profonde dans l’organisation mixte, tentée par la police du règne de Louis-Philippe.


On essaya, sous ce roi, de dresser des loups à la chasse pour battre la forêt de Paris.


Entre ces loups, il en est un dont le nom est légendaire.


Avec un peu de bonne volonté, il nous serait facile de croire que M. Lecoq était ce loup.


Paul Labre nous l’a dit dans sa dernière confession:


Pour lui, son mystérieux patron, M. Charles, et M. Lecoq étaient le même homme. Or, M. Charles, de son vrai nom, s’appelait V…


Quoi qu’il en soit, les faits prouvent que M. Lecoq avait cru découvrir en Paul Labre une nature énergique et audacieuse, puisqu’il avait fait effort pour l’engrener dans sa mécanique en qualité de rouage.


Autant que possible, dans toutes les classes de la société, il glissait ainsi un organe appartenant à sa machine. Si Paul Labre avait voulu, il serait devenu un personnage important à la préfecture.


Mais Paul Labre n’avait pas voulu.


Quoiqu’on lui eût appris peu de choses dans son enfance, et que, dès sa petite jeunesse, il se fût éloigné volontairement du monde pour n’entendre point parler de sa mère, il avait trouvé une sauvegarde dans sa fière nature.


On l’avait tué pour le dehors; on n’avait pas pu le déshonorer dans son propre cœur.


Nous avons rapporté ici toutes ces choses parce que Paul Labre les pensait, ce soir, en suivant la ligne des quais tristement, après avoir dit adieu à Thérèse Soûlas.


Il ne songeait certes plus à l’homme qu’il avait croisé dans l’ombre à la descente de l’escalier tournant. Cet homme lui avait dit:


– Par hasard, ne seriez-vous par M. Paul Labre? Et Paul avait répondu: Non.


Ajoutant en lui-même:


– À quoi bon? Je n’ai plus affaire à personne…


Certes, tandis qu’il marchait tête baissée, il n’avait déjà plus aucun souvenir de cette rencontre. Il allait, perdu dans la suprême rêverie des gens qui veulent mourir.


Le passé renaissait pour lui dans ses moindres détails.


Il faisait l’inventaire de sa vie, qui avait commencé brillante pour se ternir peu à peu et descendre – descendre toujours.


Il voyait ce qu’il n’avait pas vu depuis bien longtemps, peut-être: la mélancolie noble de son père.


Il cherchait un sourire sur ce pâle visage de soldat. Il n’en trouvait point et murmurait:


– C’est vrai, jamais mon père ne souriait. Le malheur est bien vieux chez nous.


Et son frère? C’était un souvenir confus. Il se disait:


– Jean est heureux. Que Dieu le bénisse.


Mais sa mère. Oh! sa mère lui emplissait le cœur!


Elle avait été sa ruine, mais elle l’aimait si bien!


Le vice honteux et tout près d’être grotesque qui l’avait perdue disparaissait pour Paul.


Il voyait cette douce figure qui s’animait à son aspect, reflétant un cœur qui n’adorait que lui.


Quand il était tout petit, on appelait sa mère «madame la baronne». Elle allait en voiture; elle avait des valets; elle était élégante et belle.


Puis la voiture disparut, les valets aussi; on ne disait plus que «madame d’Arcis» dans ce petit appartement du faubourg Saint-Germain, d’où son père était parti pour le dernier voyage.


Puis on loua un «logement». On fut «madame Labre» tout court.


Puis enfin, on monta à cette mansarde d’une maison mal famée de la rue de Jérusalem, et il y avait des gens qui disaient «la mère Labre».


Dieu merci! Elle était morte, et Paul allait mourir.


C’était une belle nuit, un peu nuageuse. La lune, souvent cachée, se montrait tout à coup par intervalles et voguait, paisible, dans des lacs d’azur.


La ville vivait et bruissait encore tout à l’entour; mais le long des quais il y avait déjà un grand silence.


Le croiriez-vous? Paul Labre revint par trois fois à cette maison qui touchait par ses derrières à la rue Harlay-du-Palais, la maison à deux étages du quai des Orfèvres, où il avait vu cette silhouette de jeune fille: Ysole.


Quelque chose l’attirait là. Il se laissait aller.


Il n’avait ni peur, ni hâte de mourir.


Il était sûr de lui-même; il savait qu’il ne faiblirait point au dernier moment.


Il aimait, et il y avait autre chose que cela: c’était son amour pour Ysole qui lui avait dit: «Tu ne peux plus vivre.»


La troisième fois qu’il s’approcha de cette maison où était sa suprême pensée, il vit des ombres le long du quai et dans la rue du Harlay.


Il s’éloigna et ne revint plus.


La vue de ces hommes qui étaient évidemment là en embuscade n’avait, du reste, rien éveillé en lui.


Rien ne lui importait plus.


Il fuyait les hommes.


Il déboucha sur le Pont-Neuf et alla vers le parapet sur lequel il s’assit.


Il regarda l’eau, brillantée par les rayons de la lune.


Il resta là un quart d’heure.


C’était à peu près le moment où Pistolet grimpait sur le mur du jardin de la préfecture pour guetter le marchef.


Paul Labre quitta le parapet et traversa le terre-plein.


Il enjamba la clôture fermée qui défendait, de nuit, l’entrée de l’escalier conduisant aux bains Henri IV.


Il descendit.


Pendant une demi-heure, il se promena lentement sous les arbres de l’île, Puis, à un moment où la lune se voilait, il se dit:


– C’est assez. Finissons.


Et il se mit à l’eau froidement, comme un baigneur.


Il pensait toujours. Le nom d’Ysole lui vint aux lèvres.


Sur la pente douce, il ne perdait pas pied.


Au moment où l’eau lui arrivait aux aisselles, il crut ouïr une rumeur confuse sur le Pont-Neuf et tourna la tête machinalement.


Il ne vit rien; il était tout à fait à la pointe de l’atterrissement.


Mais il entendit un bruit flasque et doux, comme si un objet enveloppé d’ouate fût tombé à l’eau de la hauteur du parapet.


Il fit deux pas de plus et l’eau toucha sa bouche.


– Adieu! dit-il.


À qui allait cet adieu?


Ses lèvres avaient un sourire.


Il perdit plante et ne nagea pas.

XVIII Raisons de vivre

Paul Labre mourait comme on s’endort, par fatigue pure, sans regrets ni colère.


Quand il revint à la surface, comme fait tout corps humain avant de prendre sa position définitive entre deux eaux, il respira et ouvrit les yeux, laissant ses bras inertes le long de ses flancs.


La lune resplendissait au ciel.


Un bruit de chute, tout différent de celui qu’il venait d’entendre, se fit au même endroit, sous le Pont-Neuf.


Et presque immédiatement, ce second bruit fut suivi d’un troisième.


C’étaient le marchef et Pistolet qui commençaient leur pleine eau.


Malgré lui, Paul fit un mouvement de nageur qui mit sa tête au-dessus du niveau.


Comme la première fois, il n’aperçut rien, parce que l’ombre formait une large bande tout le long du pont; mais presque aussitôt après, un objet blanc se détacha du noir et flotta, immobile, en suivant le courant.


Paul hésita.


Son parti n’était pas pris à demi: «Il n’avait plus affaire à personne.»


Et néanmoins, son bon cœur se serra à l’idée de laisser périr une créature humaine qu’il pouvait sauver si aisément.


– La nuit est longue encore, se dit-il, je mettrai la pauvre créature à la rive, et j’aurai encore tout le temps d’en finir.


Pour lui, l’objet blanc était une femme, soutenue par sa robe bouffante.


Seulement, il s’étonnait de ne l’entendre point crier.


Il s’allongea sur l’eau et se mit à nager en contrariant le courant qui l’avait porté déjà à cent pas de la pointe de l’île.


L’objet blanc flottait toujours, mais il allait évidemment en diminuant et semblait s’enfoncer avec lenteur.


Comme presque tous les enfants de Paris, Paul était un nageur. Au lieu de l’effort indifférent et paresseux qu’il avait fait naguère, il tendit ses muscles, donna du jeu à son mouvement et surmonta, par une coupe puissante, la dérive qui l’entraînait.


Au bout de dix minutes d’efforts il atteignit, à la pointe même de l’île, l’objet blanc, qui allait sombrant et qui ne laissait plus au-dessus de l’eau qu’un rond étroit, semblable à un ballon gonflé d’air.


Paul le saisit; au premier contact, il vit qu’il ne s’était point trompé. C’était une femme – ou un enfant.


Mais si c’était une femme, elle n’avait pas été soutenue par le ballonnement de sa robe.


Il y avait là un crime.


On l’avait jetée à l’eau littéralement empaquetée, et, comme l’enveloppe était de soie, c’était le paquet lui-même qui avait fait ballon, perdant son air avec lenteur, mais enfonçant toujours de plus en plus.


Il n’eût pas fallu trois minutes désormais pour que son contenu devînt le cadavre d’une noyée.


Paul aborda à la pointe de l’île et dénoua vivement le paquet.


Les rayons de la lune frappèrent le pauvre doux visage de Suavita qui avait les yeux fermés et ressemblait à une gracieuse statue de vierge décédée.


– Une petite fille! murmura Paul qui frissonnait sous ses vêtements mouillés et ne s’en apercevait point. Quel pauvre joli ange! et ils ont eu le cœur de l’assassiner!


Comme nous le savons, Suavita avait été prise par le marchef sur son lit de repos; elle était à peine vêtue. Paul, en découvrant sa frêle poitrine, fut pris d’un immense sentiment de pitié.


Puis tout son sang eut froid, parce qu’il la crut morte.


Il tâta ses mains et ne put juger parce qu’il était glacé lui-même. Néanmoins, ces mains si déliées et si douces lui semblèrent inanimées.


Il la pressa contre son sein, afin de la réchauffer; son cœur à lui battait, mais celui de l’enfant restait immobile.


– Au secours! cria-t-il sourdement et sans savoir.


L’île était déserte à cette heure de nuit.


Pour réponse, il n’eut que le morne clapotement de l’eau qui murmurait en frôlant la rive.


Il éprouva un moment d’indicible angoisse à l’idée de son ignorance et de son impuissance. Il ne savait que faire. Deux grosses larmes jaillirent de ses yeux.


Puis, tout à coup, il poussa un cri de joie, souleva l’enfant dans ses bras, et se mit à courir de toute sa force en la tenant toujours serrée contre sa poitrine.


– Maman Soûlas! disait-il, je n’avais pas pensé à maman Soûlas!


Celle-là était un brave et digne cœur. Elle saurait bien trouver ce qu’il fallait pour secourir la jeune fille.


En une minute, il eut traversé toute l’île et gagné l’escalier qui monte au terre-plein de Henri IV.


La clôture l’arrêta un instant: il avait si grand-peur de blesser sa fillette!


Car elle était à lui, et Dieu sait qu’il vous eût malmené si vous lui aviez parlé de mourir maintenant.


La mort est bonne pour ceux qui n’ont affaire à personne.


Pour ceux qui n’ont rien à défendre ni à aimer.


Il avait cette enfant, lui, Paul, qui s’était résigné à ce que vous savez pour soulager la détresse de sa mère! Paul, qui était tout dévouement et tout amour. Il avait cette enfant; elle lui venait de Dieu.


Aussitôt qu’il eut franchi la clôture, il reprit sa course à travers le pont, puis le long du quai des Orfèvres.


Il ne touchait pas terre.


L’escalier tournant de la rue de Jérusalem fut franchi quatre à quatre et il arriva, haletant, à la porte de Mme Soûlas.


C’était là qu’était le salut.


Paul ne prit pas même le temps d’appuyer sa main contre sa poitrine révoltée et dans laquelle il sentait un feu. Il frappa à grands coups de poing à la porte de Thérèse en criant:


– Madame Soûlas! ma bonne maman Soûlas!


Mme Soûlas était en ce moment, sur la route de Saint-Germain, emportée par le trot cahotant de Marion (poison!) qui n’avait pas de mine mais qui allongeait comme une reine.


Paul Labre frappa de nouveau et plus fort.


L’idée ne lui venait pas que Mme Soûlas pût être hors de chez elle à cette heure.


Il s’étonnait de n’avoir point de réponse; la bonne femme connaissait si bien sa voix. Après sa mère, c’était elle qui l’avait le mieux aimé.


Quand il comprit enfin que frapper était inutile, les bras lui tombèrent, et il fut saisi par une sorte de terreur.


– C’est maintenant qu’elle est morte! pensa-t-il tout haut. Moi, je ne sais rien, je ne peux rien.


– Vous voulez donc la tuer, à la fin, maman Soûlas! s’écria-t-il avec un désespoir naïf, qui eût fait rire certaines gens, mais qui aurait mis des larmes dans les yeux de bien d’autres.


Toujours le même silence.


Paul prit sa propre clef et entra dans sa chambre.


Il n’avait plus de courage. Ce n’était pas en lui-même qu’il avait espéré.


Il déposa l’enfant sur son lit et alluma un flambeau. Il fut longtemps à faire cela. Ses mains maladroites lui refusaient service.


Il hésita avant de porter la lumière sur les traits de la fillette.


– Si maman Soûlas avait été là, murmurait-il, je n’aurais pas peur de la voir si pâle, car elle l’aurait sauvée.


Il avait raison de craindre; son premier regard rencontra une morte.


La pâleur de la pauvre Suavita avait des tons bleuâtres; ses chairs, touchées par la lumière, semblaient transparentes.


Partout où le marchef, puis Paul lui-même l’avaient étreinte tour à tour pour la porter, sa peau délicate montrait de larges meurtrissures, non point rouges mais livides.


Ses cheveux blonds mouillés, collés à ses tempes si frêles, n’en cachaient point entièrement les marbrures sinistres.


Elle avait les yeux demi-ouverts, on n’y voyait plus de prunelles.


Paul rendit un grand soupir.


Il eut le courage de toucher après avoir vu.


La rapidité de sa course l’avait réchauffé jusqu’à la fièvre. Au contact de ce corps humide et froid, il chancela sur ses jambes tremblantes.


– J’ai voulu me tuer, dit-il, Dieu me punit.


Il s’accroupit sur le carreau et resta immobile, tenant toujours son flambeau à la main.


– Pourquoi n’est-elle pas là! murmurait-il comme un pauvre fou. Jamais elle ne s’absente! Où peut-elle être? Et que faire! que faire!


Son regard éperdu parcourut la chambre, cherchant il ne savait quoi. Dans la chambre il n’y avait rien, pas même un peu d’eau.


Il avait l’habitude de tout prendre chez sa bonne voisine.


Que faire?


Il se traîna jusqu’au lit, et mit sa main sur le cœur de l’enfant.


Quelque chose battait là, mais si faiblement.


C’en fut assez, il se leva.


Il reprit Suavita dans ses bras, il la réchauffa comme sa mère aurait fait.


Il passait de la terreur à l’espoir, sans cause; puis l’épouvante revenait en lui plus terrible.


– Froide! toujours froide! dit-il avec une soudaine colère. Il me faut quelqu’un! J’aurai quelqu’un!


Il la déposa sur le lit et s’élança au-dehors.


Ces gens du n° 9, il ne les connaissait pas. Qu’importe? Il frappa à tour de bras au n° 9.


La maison était donc abandonnée! Point de réponse non plus de ce côté.


Paul lança un coup de pied dans la porte qui s’ouvrit aussitôt, parce que M. Badoît, en sortant, ne l’avait pas fermée à clef.


Paul entra.


Dans cette chambre triste et vide, il ne vit rien de ce que les autres avaient vu, mais il aperçut du premier coup d’œil une bouteille posée à terre, près de l’endroit où le panneau replacé cachait le trou.


Il prit la bouteille qui était vide mais qui, renversée, laissa tomber dans le creux de sa main quelques gouttes d’eau-de-vie.


Ces gouttes, il les apporta précieusement dans sa chambre et en frotta le visage de Suavita, dont les lèvres blanches donnèrent passage à un léger souffle.


Alors, vous ne l’auriez pas reconnu, ce vaincu de naguère. Il se redressa comme un pauvre qui aurait gagné le gros lot de cent mille francs et prit sa tête entre ses mains pour réfléchir, car une joie désordonnée lui faisait bondir le cœur.


Il se sentait devenir fou d’une autre manière; un transport d’allégresse montait à son cerveau.


Elle vivait! elle allait parler! elle allait sourire!


Le résultat de ses réflexions ne se fit pas attendre.


Il sortit pour la seconde fois sur le palier et y prit à pleines brassées du bois et du charbon qu’il empila dans sa petite cheminée.


Il y avait de quoi mettre le feu dix fois à la maison.


Il introduisit la lumière sous un tas de copeaux qu’il avait amoncelés par-devant, et bientôt une flamme brillante pétilla.


Alors, Paul arracha les draps de son lit et les approcha du foyer au risque de les flamber. Ses mains n’avaient plus de maladresse; il travaillait bien; il allait vite.


Ce fut avec un sentiment de respect pieux, mais aussi avec cette volupté dont frissonnent les doigts de la jeune mère, «changeant» l’enfant bien-aimé, qu’il dépouilla ce pauvre petit corps glacé de ses vêtements encore humides pour l’envelopper doucement dans le premier drap chaud.


Il sentait, cette fois, le bien qu’il allait produire, il éprouvait ce bien en lui-même; son cœur était réchauffé en même temps que ces membres frêles et gracieux où la chaleur allait ramener la vie.


Suavita, en effet, au bout de quelques minutes, poussa un second soupir, bien faible encore, puis ses paupières battirent imperceptiblement.


Paul qui la contemplait en extase crut voir un peu de rose sous la peau diaphane de ses joues.


Il étendit le second drap sur le lit, et, développant sa chère enfant, sa fille, on peut le dire, avec précaution, il la coucha toute moite d’une douce chaleur entre les deux toiles tièdes.


Puis il arrangea la couverture, et avec quel soin! il drapa le bord du lit, il disposa l’oreiller. Il était heureux plus qu’un roi.


Et il avait déjà des fantaisies d’homme heureux. L’ambition le prenait.


Il se surprit à dire:


– Je donnerais n’importe quoi pour savoir son nom. N’importe quoi! voyez ce faste! n’avait-il pas assez de la voir vivre et de la sentir respirer?


Elle ouvrit les yeux cependant, et son regard vague se fixa devant elle.


Ses lèvres remuèrent, sans laisser échapper aucun son.


Paul écoutait passionnément, attendant une parole qui ne devait pas venir.


Il hésitait à parler lui-même.


– Vous sentez-vous mieux? demanda-t-il enfin d’une voix mal assurée.


Il eût mieux fait de ne point oser.


Suavita tressaillit de tous ses membres et une indicible terreur se peignit sur son visage contracté.


Ses lèvres s’agitèrent encore; on eût dit qu’elle voulait pousser un cri: un appel.


Aucun son ne sortit.


– Je vous en prie, murmura Paul désolé, ne vous effrayez pas…


Elle ferma les yeux, sa pâleur de morte était revenue.


Paul, désormais, retenait son souffle. Il pensait:


– Malheureux que je suis! c’est l’épouvante qui l’a tuée, et moi, je vais renouveler ses frayeurs!


Pendant plus d’une minute, il resta immobile et silencieux.


Par degrés, Suavita se calmait.


Après une autre minute écoulée, une nuance rose, moins fugitive, monta aux pommettes de l’enfant, qui leva ses deux bras à la fois et appuya ses mains sur son front dans une attitude pensive.


Les pauvres êtres qui ont perdu la raison font souvent ce geste qui trompe. Il est cruel à voir.


Chez Suavita, il était empreint d’une inimitable grâce.


Elle ouvrit les yeux lentement, et lentement elle les tourna vers Paul dont le cœur cessa de battre tant l’émotion le domptait.


C’étaient de grands yeux d’un bleu obscur.


Leur morne prunelle, en se fixant, donnait une sensation de froid.


Paul eut peine d’abord à soutenir ce regard de folle.


Mais bientôt ce regard changea d’expression. Si ce n’eût été là une chose insensée, Paul aurait juré que la fillette le reconnaissait, car il y eut sous les longs cils de sa paupière immobile un rayonnement doux et recueilli.


Une nuance d’étonnement passa parmi cette émotion inexplicable.


Puis l’enfant eut comme un vague sourire.


Ses longs cils retombèrent, la tête pesa davantage sur l’oreiller; le souffle s’égalisa et devint plus bruyant, tandis que la transpiration amenait des perles de moiteur sur le front ravivé.


Suavita s’était endormie, toujours tournée vers Paul, récompensé au centuple par son dernier regard.


La nuit était désormais fort avancée.


La première fois que Paul écouta l’heure, cinq coups tintèrent à l’horloge de la Sainte-Chapelle.


Au-dehors, les bruits de Paris naissaient.


Paul ouvrit sa fenêtre, parce qu’une odeur de linge brûlé emplissait la chambre. Le feu avait gagné les copeaux jetés tout autour du foyer, puis la chemise de l’enfant que Paul avait mise à sécher sur les chenets.


Il ne donna pas grande attention à l’accident. On pouvait pardonner au feu cette fredaine; il avait fait tant de bien.


Paul revint s’agenouiller près du lit et n’en bougea plus. Il n’avait pas changé de vêtements.


À vrai dire, depuis son retour, sa pensée ne s’était pas tournée un seul instant vers lui-même. Son linge et ses habits avaient séché sur son corps.


Une heure se passa, puis deux; le grand jour inondait la chambre de Paul, et Mme Soûlas, sa voisine, n’était pas encore rentrée.


Paul songeait à elle quelquefois; car la bonne dame avait part à ses calculs, c’était sur elle qu’il comptait pour donner à sa protégée ces soins qui n’appartiennent qu’aux femmes.


Mais il songeait surtout à l’enfant.


Dans sa pensée et en attendant qu’elle pût dire son nom, il l’appelait Blondette – depuis que le premier rayon du matin avait fait resplendir l’or de ses admirables cheveux.


Blondette dormait toujours. Elle dormait bien. Son sommeil était calme, presque souriant.


Depuis quelques instants, Paul souriait aussi: il souriait à un rêve.


Au-dessus de cette tête enfantine et blonde, une autre tête se penchait, brune et tout autrement belle.


Le cœur de Paul éprouvait un trouble où il y avait du plaisir et de la souffrance. C’était la première fois que la pensée d’Ysole venait le visiter, depuis qu’il avait voulu mourir, et la pensée d’Ysole amenait toujours en lui cette double sensation d’angoisse et de volupté.


Il murmura:


– Ce pauvre ange serait-il de trop entre nous deux? Puis il rougit, songeant avec amertume:


– Que lui importe ce qui se passe dans le grenier d’un inconnu? Elle aime.


Il eut froid; de toute la nuit il n’avait pas ressenti ce frisson qui lui perçait les os maintenant.


Il tâta ses vêtements qui étaient secs. En touchant le côté droit de sa poitrine, sa main rencontra, à travers l’étoffe de sa redingote, un papier dans sa poche.


Il le retira sans empressement. C’était la lettre à lui donnée, la veille au soir, par Mme Soûlas, et qu’il n’avait pas même regardée, à cette heure où il n’avait plus affaire à personne.


Il poussa un cri aussitôt que ses yeux eurent effleuré l’adresse.


– De mon frère! s’écria-t-il, de mon bien-aimé Jean!


Le cachet sauta et Paul poursuivit, le rouge de la joie au front:


– Embarqué pour la France! Il arrive.


Il se leva tout droit en ajoutant:


– Il est arrivé! arrivé d’hier soir!

XIX Maman Soûlas

Paris a bien changé depuis 1835. Marion est morte, la pauvre bête, incessamment insultée. M. Flamant, son maître, fit son oraison funèbre vers l’an quarante en ces termes:


– Elle n’avait pas de mine; mais elle allongeait comme une divinité, la guenon!


M. Flamant est mort aussi. Le Pays latin a maintenant des calèches comme père et mère.


Les guenons vont dedans, dit l’histoire.


Le Pays latin a des boulevards magnifiques, des cafés fastueux. À peine reste-t-il un bout de la rue de la Harpe, comme une traînée de boue oubliée par les balayeuses au beau milieu d’une route impériale bien tenue.


Marion ne s’y reconnaîtrait plus, et M. Flamant, redivivus, s’y refuserait à lui-même une place de garçon d’écurie.


Mais étant donné, M. Flamant et son attelage, tous deux appartenant au quartier de la Sorbonne en 1835, nous ne surprendrons personne en constatant que Mme Soûlas, revenant de Saint-Germain, descendit au coin du quai des Orfèvres et de la rue de Jérusalem vers neuf heures du matin.


Il avait fallu le tour entier du cadran pour faire le voyage.


Mme Soûlas ne rentra pas tout de suite dans l’établissement du père Boivin, son propriétaire; elle avait bien autre chose en tête.


Tout le long de la route, ou du moins, depuis que le jour était venu, l’hôtesse de MM. les inspecteurs avait passé son temps à lire et à relire les deux lignes tracées par le général comte de Champmas au moment du départ:


«Ysole, Suavita, mes filles chéries, aimez et respectez celle qui vous portera ce mot, comme vous m’aimez, comme vous me respectez moi-même.»


Bien des fois ses yeux s’étaient mouillés.


– Ysole! s’était-elle dit, radotant à satiété ce mot délicieux qui jamais ne lasse les mères: ma fille! Elle était haute comme mon genou la dernière fois que je l’ai embrassée. Ah! je ne sais pas si j’ai bien fait, mais j’ai bravement souffert pour cette enfant-là… souffert, souffert, souffert!


Elle riait des larmes.


– Mlle de Champmas n’en saura jamais rien, poursuivait-elle. Tant mieux! Elle doit avoir bon cœur; ça lui mettrait du triste dans sa richesse et dans sa noblesse.


Le croiriez-vous? il y avait un grain d’amertume en ceci.


Vous ne pratiquerez jamais aucune amputation sans faire saigner et crier.


Thérèse Soûlas s’était opérée elle-même, héroïquement, mais la plaie énorme n’était pas guérie.


Il restait une blessure vive, incurable, à la place où était son bonheur de mère, avant l’amputation.


– Et l’autre enfant, reprenait-elle (mais alors, son bon sourire renaissait tout entier), la fille de la sainte femme! Y a-t-il assez longtemps que j’ai envie de la voir! Lui ressemble-t-elle? Ah! celle-là était belle sur son visage comme dans son âme!


Et le billet était relu encore, relu cent fois!


– «Celle qui vous portera ce mot…», c’est moi. Il me semble que si on m’avait montré maman, la pauvre chère femme, sans que je la connusse, mon cœur aurait sauté à son cou. Mais bien des gens disent que ce sont des folies. Me devinera-t-elle?… «Aimez-la!» Oh! oui, aimez-la; elle a fait de son mieux… «Respectez-la», respecter maman Soûlas qui cuit la soupe des chiens de garde! C’est fort! Mais elles ne sauront pas cela plus que le reste… Hue donc, Marion! tu n’es pas heureuse non plus, pauvre bête!


Aussitôt qu’elle eut mis pied à terre, au lieu de tourner par la rue de Jérusalem, elle suivit le quai au pas de course et arriva en quelques secondes à la porte de la maison à deux étages.


Son cœur battait, elle se sentait toute faible.


– C’est le besoin, se dit-elle; je n’ai rien pris depuis hier cinq heures, et j’aurais mieux fait de tremper une croûte de pain dans un verre de vin avant de venir; mais c’est que j’avais tant de hâte!


Elle s’arrêta pour se demander:


– Ah çà! qu’est-ce que je vais leur dire en commençant? D’ordinaire, la porte de la rue était toujours fermée.


Mme Soûlas savait bien cela, parce qu’elle passait devant la maison le plus souvent qu’elle pouvait.


Il n’y avait point de concierge, et le rez-de-chaussée était habité par les domestiques du général.


Aujourd’hui, la porte de la rue était entrebâillée.


Sans autrement s’étonner, Thérèse la poussa et se trouva en face de M. Badoît, qui avait le bras en écharpe, une bande de taffetas noir sur la joue, et qui semblait être là en sentinelle.


Mme Soûlas recula à sa vue.


– Tiens, tiens! fit l’inspecteur d’un air un peu contraint, ce n’était pas vous que j’attendais là!


Une seconde de réflexion suffit à Thérèse pour se remettre. Selon toute apparence, la police était sur pied à cause de l’évasion du général.


– Comme vous voilà arrangé, monsieur Badoît, dit-elle.


L’agent retint une parole qui était sur sa lèvre et répondit:


– Après ça, vous êtes libre de vos pas et démarches, madame Soûlas. On a travaillé cette nuit, rapport à l’arrestation du marchef.


– Ah! fit Thérèse, il est arrêté le marchef?


– Vous sauriez ça depuis un bout de temps, madame Soûlas, prononça gravement l’inspecteur, si vous aviez été présente à votre domicile, quand les habitués de votre ordinaire sont venus vous demander, sans vous commander, car ce n’était pas dû, un morceau à manger après la besogne faite. C’est drôle qu’une femme de mœurs comme vous découche, madame Soûlas.


– Chacun a ses devoirs à remplir, monsieur Badoît, repartit Thérèse doucement. Feu Soûlas était un brave homme et disait: Foin de ceux qui jugent leurs amis!


M. Badoît lui tendit la main et dit avec émotion:


– Celle-là irait au feu comme quoi vous n’êtes pas coupable, madame Soûlas.


– Coupable! répéta Thérèse en riant, comme vous y allez! mais ça gênerait-il le service de vous demander ce que vous faites ici?


– Avec vous jamais d’affront, belle dame! répondit l’agent. Vous êtes de la partie par la bonne soupe que vous lui communiquez et votre discrétion à l’épreuve de l’eau et du feu. Souricière! Par quoi nous en avons installé une ici de l’autorité privée du commis principal, les chefs et sous-chefs étant absents, vu l’heure indue où elle a commencé… cinq heures du matin!


– Et pourquoi la souricière?


– Pour contre-pincer les Habits Noirs.


Tant de gens avisés et instruits ont fait l’éducation des lecteurs à l’endroit de la langue savante des bagnes que nous jugeons complètement inutile d’expliquer le mot «souricière».


Autant vaudrait recommencer l’histoire naturelle des pieuvres et des trichines, ces deux bêtes «pourries de gloire».


– Les Habits Noirs! répéta Mme Soûlas, vous êtes donc sur leurs traces, monsieur Badoît?


– On a des motifs majeurs de le supposer. Mais laissez-moi pousser la porte tout contre, pour ne pas nous montrer à ceux du dehors. Voilà la chose en succinct: ma mouche, le jeune Clampin, dit Pistolet, et je vous engage à bien veiller sur votre minet, belle dame, est du bois dont on les fait dans la haute: sang-froid, langue dorée et astuce infernale; mais pas de prestance physique jusqu’à présent. Il nous a rabattu le Coyatier cette nuit, de dessus le mur où il s’était perché à califourchon, commodément, partisan de ses aises… je vous dirais bien l’affaire de Gautron à la craie jaune, que mon Clampin a gâchée par ses passions de Bobino, mais ça n’en finirait plus; d’autant que j’ai à vous parler du premier étage, ici dessus, où on a dévalisé le pied-à-terre du général et enlevé ses deux demoiselles.


Mme Soûlas s’appuya au mur. Ces derniers mots la frappèrent comme un coup de foudre.


– Je sais, je sais, poursuivit l’inspecteur d’un ton dégagé, les dames, c’est sensible à ce genre particulier de sinistres. Si vous leur mentionnez un vol avec circonstances, ou le meurtre d’un homme établi, ça les amuse; mais dès que vous arrivez à un enlèvement de jeunesses, elles partent dans la voie de leur sensibilité impressionnable. Il y a donc qu’à l’étage du dessus, les Habits Noirs se sont réunis en propre original, pas plus tard qu’hier soir.


– Mais ces enfants! monsieur Badoît, fit Thérèse en un cri d’angoisse.


– Une enfant et une qui ne l’est plus, rectifia l’agent. Comme quoi on présoupçonne que l’aînée s’est enfuie avec son chacun, garnement de la belle espèce, et qu’elle s’est arrangée de manière à mettre l’autre dans l’embarras.


Mme Soûlas appuya ses deux mains contre son cœur.


– Ysole! murmura-t-elle; c’est un mensonge!


– C’est effectivement le nom de la particulière, poursuivit M. Badoît, et je me suis laissé dire que cette jolie fille-là c’est toute une histoire. Elle appartient au général, si on veut. Le général a connu jadis, au temps des bamboches et cabrioles du jeune âge, dans le militaire, une villageoise qui en savait long. En conséquence de quoi, elle lui a collé Mlle Ysole, sous prétexte de paternité, qu’elle était vraisemblablement le fruit d’un facteur de la poste ou d’un porteur d’eau du pays. Connu.


Mme Soûlas laissa échapper un gémissement.


– C’est comme j’ai l’honneur, continua cet imperturbable Badoît, et de fil en aiguille, il arrive toujours malheur quand on introduit comme ça des petits en fraude dans les familles respectables.


– Monsieur Badoît, dit Thérèse, qui faisait effort pour parler, vous calomniez Mlle Ysole de Champmas!


L’agent la regarda en face, puis salua courtoisement.


– Dès l’instant que vous vous y intéressez, murmura-t-il, elle est blanche comme la neige aux yeux de mon cœur. Je vous ai fait le rapport de ce qui se dit, mais l’inspecteur peut se tromper comme le vulgaire, et ce n’est peut-être pas l’aînée qui s’est occupée de la cadette, quoique les insectes, introduits comme ça en contrebande dans les familles… mais je l’ai déjà mentionné; et quoique, aussi, la disparition de la petiote augmente juste de moitié la succession de cette mademoiselle Ysole, qui est peut-être une vertu de premier numéro, puisque vous en répondez.


– Mais, objecta Mme Soûlas dont le trouble était à son comble, pourquoi parlez-vous de succession? Le général est bien portant, ce me semble.


– Nous sommes tous mortels, repartit Badoît, le général a eu le malheur d’être assassiné hier soir par le même Coyatier, dit le marchef, la porte en face de chez vous. Dernières nouvelles.


Badoît eut ici de sérieux motifs pour s’endurcir dans sa religion à l’endroit de la sensibilité des dames, car l’annonce du meurtre de M. de Champmas ne fit pas sourciller Thérèse.


– J’avais toujours cru, murmura-t-il, désappointé, que vous aviez des mystères et des attaches de ce côté-là; mais va te faire fiche! sonder l’âme de l’autre sexe, c’est la pierre philosophale!


Comme Thérèse, littéralement anéantie dans ses réflexions, gardait le silence, M. Badoît ajouta:


– Je dois spécifier à la décharge de la demoiselle Ysole, car l’équité avant tout, qu’il y a eu fausse clef, petite effraction de rien du tout et un vol partiel, de quoi on peut inférer un malfaiteur mâle. Mais le Coyatier…


– Monsieur Badoît, s’écria ici Thérèse, au nom du ciel, laissez-moi pénétrer dans l’appartement du général. Les femmes trouvent parfois des indices qui échappent aux yeux des hommes.


– Exact, interrompit l’inspecteur, mais pas possible. M. Mégaigne est au premier, et quant aux indices, c’est superflu: on est fixé. Les oiseaux sont envolés: voilà l’axiome! Envolés au premier, envolés au second, car il devait y avoir des accointances entre les deux étages, j’en signe mon billet à quatre-vingt-dix jours! Les oiseaux envolés, ça ne revient pas. Nous gobons ici le marmot, tenant la maison du haut en bas, pour le roi de Prusse. Nous ne reverrons ni les jeunes filles ni les Habits Noirs. Par quoi, madame Soûlas, si vous alliez nous en tremper une toute prête pour l’heure de onze heures, j’y serais particulièrement sensible, ayant trimé exceptionnellement depuis la dernière fois que j’ai eu l’avantage de la manger chez vous.


Thérèse se retira sans répondre.


Dans la rue, elle sentait sa tête tourner: elle était ivre.


Ivre de terreur et de douleur, car l’accusation portée contre sa fille répondait à un cri de sa propre conscience.


Non point qu’elle se reconnût coupable elle-même dans le sens ordinaire du mot, mais une parole de M. Badoît l’avait violemment frappée.


M. Badoît avait dit:


«Les enfants étrangers qu’on fait entrer ainsi dans les familles portent malheur.»


Cette pensée préexistait-elle dans l’esprit honnête et droit de Mme Soûlas?


Était-ce pour cela qu’elle aimait, sans la connaître, à l’égal de sa propre fille, la fille de feu la comtesse de Champmas qu’elle appelait la sainte femme?


Quand elle eut monté les trois étages de l’escalier tournant, elle vit la porte de Paul Labre grande ouverte. Celui-ci la guettait et l’appela.


– Il y a eu bien du nouveau cette nuit, maman Soûlas, lui dit-il. Je n’ai pas à me mêler de vos affaires, mais j’aurais donné un doigt de ma main pour vous avoir.


Thérèse lui répondit tout autrement qu’elle n’avait fait à M. Badoît.


– J’ai accompli une besogne dont je ne me repens pas, monsieur Paul, dit-elle. Ça n’empêche pas que je suis bien fâchée de n’avoir pas été là, puisque vous avez eu besoin de moi.


Son regard se fixait sur la petite table où il y avait du pain, du vin, et un reste de fromage de Brie dans un lambeau de journal. Paul était en train de manger.


– Ce n’est pas pour le déjeuner que j’ai eu besoin de vous, reprit-il. Quand la Renaud est venue pour faire votre ménage, je l’ai envoyée me chercher cela, car je ne pouvais pas sortir, maman Soûlas. J’ai quelqu’un à garder ici.


Je ne sais pas pourquoi la pensée d’Ysole traversa l’esprit de Thérèse.


Ce ne fut pas frayeur qu’elle eut, mais bien espoir.


Expliquons-nous clairement et d’un mot: Mme Soûlas, ayant à choisir entre deux malheurs, aurait mieux aimé trouver en sa fille une victime qu’un fléau.


Elle regarda Paul et dit, craignant d’interroger:


– Il y a quelque chose de changé en vous, monsieur Labre. Ce matin, vous n’êtes plus le même homme.


– C’est que l’idée de me tuer m’a passé, maman Soûlas, repartit simplement le jeune homme.


– Vous tuer! répéta Thérèse étonnée. Vous vouliez vous tuer!


– Quand je vous ai embrassée hier au soir, je croyais bien que c’était pour la dernière fois. Mais comme je m’en allais mourir, Dieu m’a envoyé plus d’une raison de vivre.


Il se leva et découvrit le lit sur lequel il avait jeté la courte pointe de soie pour garder le visage de Suavita contre les rayons du soleil. Mme Soûlas poussa un grand cri à la vue de l’enfant.


– Est-ce que vous la connaissez? demanda Paul vivement.


– Moi? répondit Thérèse comme si on l’eût accusée.


Puis elle ajouta:


– Non, sur ma conscience, monsieur Paul, jamais je ne l’ai vue!


Il y eut un vague soupçon dans le regard du jeune homme: Thérèse aussi était absente, cette nuit.


Mais ce fut l’affaire d’un instant, et il dit:


– Vous êtes la meilleure femme que j’aie jamais rencontrée, madame Soûlas.


Celle-ci avait les yeux fixés sur Suavita, dont maintenant le sommeil était paisible. Elle pensait:


– C’est elle! je jurerais que c’est elle!


– Étaient-elles deux? demanda-t-elle brusquement.


– Comment, deux! fit Paul étonné.


– Quand vous l’avez sauvée?


– Qui donc vous a dit que je l’avais sauvée, maman Soûlas? demanda Paul presque sévèrement.


Elle releva les yeux sur lui comme une personne qui s’éveille, et il vit deux grosses larmes rouler lentement sur sa joue.


– Monsieur Paul, dit-elle, au nom de votre mère, ne croyez jamais du mal de moi. Il y a quelqu’un ici-bas que j’aime plus que moi-même, oh! cent fois! et mille fois aussi! j’ai bien souffert pour elle; je souffrirai peut-être davantage encore. Dites-moi ce qui vous est arrivé, je vous en prie, sans rien omettre, sans rien cacher. Dieu m’est témoin que je lui crois un bon cœur, à celle que j’aime et à qui j’ai donné plus que mon sang. Elle ne peut être que malheureuse. Si je la croyais coupable, je mourrais.


Paul Labre lui prit les deux mains.


– Vous parlez comme les paraboles, maman, murmura-t-il: c’est égal, je l’ai dit et je le répète: je ne sais point au monde une meilleure femme que vous. Je ne vous demande pas vos secrets, et je vais vous dire les miens.


– Ah! fit Thérèse souriant dans ses larmes, vous êtes un cœur, vous! J’ai pensé à cela bien souvent. J’aurais mieux fait… J’aurais mieux fait! Deux jeunes mariés autour de moi. Le bonheur dans ma pauvre maison…


Elle s’interrompit brusquement et essuya ses yeux mouillés d’un revers de main.


– Quel ange d’enfant! murmura-t-elle en regardant Suavita.


Puis elle dit:


– Ne me croyez pas folle, monsieur Labre. Voilà qui est fini. Parlez, je vous écoute.

XX Papier à fromage

Paul Labre raconta tout ce qui lui était arrivé, sans rien cacher, sans rien omettre; Thérèse Soûlas l’écoutait avec une avidité étrange.


Évidemment, elle voyait dans son récit des choses que lui-même n’y découvrait point.


Plusieurs fois, pendant que Paul disait les soins donnés par lui à l’enfant, Thérèse se pencha sur le sommeil de Suavita, effleurant son front d’un baiser de mère.


Son regard aussi était d’une mère, mais d’une mère inquiète.


Il y avait dans sa pensée autre chose que le présent. Elle songeait laborieusement.


Paul Labre glissa sur l’incident relatif à la lettre de son frère qu’il avait trouvée et lue vers six heures du matin.


Il la mentionna pourtant et promit d’y revenir.


– Je lui ai donc donné ce nom de Blondette, poursuivit-il, en attendant que je sache son vrai nom, car je le saurai, fallût-il retourner Paris comme un gant! Et n’est-ce pas que ça lui va bien, Blondette? Vers sept heures, sept heures et demie, elle s’est éveillée, mais là, tout à fait. Son premier regard a encore été bien effrayé; mais tout de suite après, elle m’a souri.


«Je ne sais pas comment vous dire cela, maman, vous le verrez bientôt vous-même, son sourire fait mal. Il y a dedans quelque chose de vague et de troublé. On croirait qu’elle cherche sa raison perdue, et j’ai peur…


Paul n’acheva point, mais son doigt toucha son front.


Thérèse le regardait fixement.


Au lieu de répondre, elle pensait:


– Je n’ai jamais ouï-dire que la petite demoiselle de Champmas fût une innocente ou une folle. Le général m’aurait parlé de cela. Et ne lui a-t-il pas adressé la lettre, ma lettre, comme à sa sœur? On n’écrit pas, quand il y a une folle: «Ysole, Suavita, mes filles chéries.»


Ce nom de Suavita, prononcé en elle-même, la fit tressaillir. Son regard semblait demander à l’enfant: Es-tu Suavita? Mais sa pensée poursuivait:


– Ce n’est pas elle! je suis sûre que ce n’est pas elle!


– À quoi songez-vous, maman? demanda Paul.


– À elle, répondit Thérèse. Pauvre fillette.


– C’est bien triste, n’est-ce pas? Mais il y a quelque chose de plus triste encore. Quand la Renaud est venue, j’ai demandé à Blondette si elle voulait manger. Elle m’a fait signe que non. Je lui ai demandé si elle voulait boire, elle a répondu oui, toujours par signe. Cela ne m’a pas étonné, car elle n’avait pas encore donné de pareilles marques d’intelligence.


«C’était un progrès, et je guettais chèrement le réveil complet de ses facultés.


«Avec du vin, du sucre et de l’eau, je lui ai composé un breuvage qu’elle a bu à longs traits jusqu’à la dernière goutte. Après avoir bu, elle m’a jeté un clair regard où il y avait presque un sourire; puis ses lèvres se sont entrouvertes et j’ai cru, cette fois, qu’elle allait parler.


«J’étais heureux d’entendre enfin sa voix; mais je devais éprouver ici une déception cruelle. Elle a fait un effort qui a contracté tous les muscles de son visage; ses yeux se sont égarés et, au lieu de la parole espérée, sa gorge n’a rendu qu’un son rauque…


– Elle est muette! s’écria Mme Soûlas. Paul la regarda stupéfait.


C’était une sorte de triomphe qu’il y avait dans cette exclamation.


– Elle est muette, répéta-t-il douloureusement.


– Pauvre, pauvre enfant! murmura Thérèse, qui mit ses lèvres sur la petite main de Blondette.


Elle pensait:


– Cela se dit! cela ne peut manquer de se dire. J’ai parlé d’elle si souvent: on m’aurait répondu: Elle est muette. Et le général! quand il m’a donné la lettre, il m’aurait dit: Suavita est muette!… Ce n’est pas elle, ce n’est pas Suavita!


– Vous êtes bonne, maman, reprit Paul qui suivait les caresses de Mme Soûlas d’un œil attendri, mais vous avez quelque chose, ce matin. Quand vous avez dit: Elle est muette, on aurait juré que vous étiez contente.


– Moi! s’écria Thérèse, la chère petite créature! Vous ne pouvez pas soigner cet ange-là comme il faut, monsieur Paul. C’est moi qui lui servirai de mère.


– J’y compte bien, dit Paul en lui serrant la main, d’autant que je vais être obligé de travailler, maintenant. Depuis qu’elle est là, l’idée m’est venue que je peux louer mes bras dans un atelier ou une fabrique, comme tant d’autres.


– Vous! monsieur Paul, fit Thérèse, travailler de vos mains!


Paul se mit à rire.


– À moins qu’un héritage ne me tombe des nues! dit-il gaiement. Mais voyons, maman, parlons un peu de moi. Je vous ai dit que j’avais désormais plus d’une raison pour vivre; je ne serai peut-être pas forcé de me faire ouvrier tout à fait; je vais avoir un appui, un mentor; mon frère Jean est arrivé.


– Bravo! s’écria Mme Soûlas; voilà une vraie nouvelle! Quand le verra-t-on, ce beau M. Jean? C’est un baron, savez-vous?


Paul regardait avec distraction l’adresse de la lettre.


– Il m’étonne de ne l’avoir pas encore vu, répondit-il. Certes, je n’ai pas d’inquiétude; du Havre à Paris on ne rencontre pas de sauvages; mais, enfin, sa lettre était datée d’avant-hier, et il m’y disait: «Demain soir je t’embrasserai.»


– Demain, c’était hier, fit l’hôtesse. Il est peut-être venu.


– Peut-être… prononça Paul d’un air pensif.


– En tout cas, il reviendra.


– Oh! certes. Voulez-vous que je vous lise sa lettre, maman Soulas?


– Je crois bien! répliqua la bonne femme, je suis tout oreilles. Paul déplia la lettre dont le papier mouillé, puis séché, criait sous sa main.


Grâce au bain prolongé de cette nuit, l’encre avait pâli. Cela ressemblait à quelque vieille missive à demi effacée par le temps.


Et l’apparence des choses frappe, car Paul dit:


– Je ne saurais exprimer nettement ce que j’éprouve; je sais d’où cela vient et de quand c’est écrit. C’est tout près et c’était hier. Mais hier me fait l’effet de longtemps, et Le Havre me paraît comme le bout du monde. Ce n’est pas triste, cependant, voyez plutôt.


Il commença:


«Mon vieux Paul, quand tu vas recevoir «la présente», comme on dit dans le noble style des conscrits et des millionnaires, voici ce que tu penseras en voyant le timbre.


«Tu penseras: Maître Jean est un garçon économe et rangé. Pour ne pas payer la poste de Montevideo, il a confié ce message à un monsieur partant de l’Uruguay pour la Syrie ou pour Pontoise, et il lui a dit: Mon cher monsieur, au nom de la patrie, rendez-moi le service de jeter ce pli à la boîte au Havre-de-Grâce, situé à l’embouchure de la Seine; je vous en garderai une reconnaissance éternelle.


«Les Parisiens sont comme cela. Ils devinent tout à l’envers. Ce sont des sorciers brevetés pour se tromper douze fois sur dix.


«Caramba! mon fils, je séchais de regret, là-bas, à ne plus entendre leurs adorables balourdises; il n’y a qu’un Paris, vois-tu, qui est bête comme tout le reste de l’univers ensemble. Là-bas, en Amérique, on manque de sornettes; les gens parlent raison, c’est sinistre. Je n’ai pas pu me passer plus longtemps de Paris. Des nigauderies ou la mort! C’est moi qui suis au Havre, c’est moi qui mets ma lettre à la poste; moi, moi-même, moi seul…»


– Il est drôle, le frère Jean! dit Mme Soûlas, Mais ces choses-là, quand ça vient de plus loin que la barrière, ça sent le ranci.


– Il a de l’esprit comme quatre, commença Paul.


– Je ne dis pas, mais…


– Et vous avez raison, maman Soûlas; ce n’est plus ça, quoi! Je continue:


«Plaisanterie à part, car je ne suis pas revenu pour m’amuser, petit frère, voici déjà du temps que je vis inquiet, là-bas. Ma bonne mère ne m’écrit qu’une ligne à la fin de chacune de tes lettres, et tes lettres elles-mêmes ne me disent rien de ce que je voudrais savoir. Le soir, en me couchant, je me suis demandé pendant deux ans: Que font-ils là-bas? Quelle est la situation vraie de ma mère? A-t-elle renoncé à la passion qui fit son malheur? Surveille-t-elle dignement la jeunesse de Paul? La mort de quelque parent lui a-t-elle fait des ressources?…»


– Ah çà! interrompit encore Thérèse, il ne sait donc pas que la pauvre Mme Labre est morte?


– Ma lettre et lui se sont croisés, répondit Paul. Il ne sait pas, il ne peut pas savoir.


– Savez-vous qu’il parle comme un livre, monsieur Paul?


– C’est un digne et cher cœur. Je reprends:


«Certes, bon petit frère, je ne vais pas jusqu’à t’accuser de manquer de franchise; mais qu’est-ce que c’est que cette place dont vous vivez et que tu ne désignes pas? À ton âge, on ne peut avoir encore de bien gros appointements. Moi, j’ai toujours fait ce que j’ai pu vis-à-vis de vous, mais je pouvais si peu!


«Je reviens pour savoir et pour voir. Nous sommes les Labre d’Arcis, après tout, et je n’ai rien connu de si haut que la conscience de mon père.


«Je veux voir et savoir; j’ai droit: voir votre vie, savoir vos affaires. Tu me diras peut-être ce que tu n’as pas voulu – ou osé m’écrire.


«Faut-il l’avouer? le quartier où vous êtes me fait peur. La rue de Jérusalem…


«Du reste, tout me fait peur.


«Assurément, je ne suppose pas que le fils d’Antoine Labre se soit fait agent de police, mais… Enfin, tu vois bien que je devenais fou.


«Un matin, je me suis embarqué. J’ai dû bien faire, puisque depuis ce matin-là, j’ai le cœur léger.


«Je n’apporte pas beaucoup d’argent, petit frère, mais j’apporte beaucoup de tendresse et un courage à toute épreuve, qui ne reculera devant rien. Si je vous trouve heureux, tant mieux! je redeviendrai libre de faire à ma fantaisie. Si je vous trouve malheureux, comme je le crains, je suis jeune encore, te voilà devenu un homme, morbleu! ce serait bien le diable si, à nous deux, nous ne nous tirions pas d’affaire!


«Tu m’as compris. Prépare notre mère. Je vais me coucher; demain, à quatre heures du matin, je serai dans la malle-poste. Demain, sur les huit à neuf heures du soir, je frapperai à votre porte.


«Je t’embrasse,


«JEAN»


Il y eut un silence après la lecture de cette lettre. Mme Soûlas le rompit la première et dit:


– Voilà déjà treize heures de retard.


– Avant de m’en aller dans l’autre monde, murmura Paul au lieu de répondre, je lui avais écrit, moi aussi. Il n’aura pas ma lettre. Ce sera plus dur à dire qu’à écrire.


«Mais, après tout, s’interrompit-il en relevant la tête, si j’ai de la peine, je n’ai pas de remords.


– Treize heures! répéta Thérèse; à votre place, moi, je m’informerais.


Disant cela, elle avança la main vers le papier où était le fromage et ajouta:


– La tête me tourne, j’ai besoin, voulez-vous me donner à déjeuner, ce matin, monsieur Paul?


Paul lui tendit du pain; mais, au lieu de manger, elle s’écria:


– Tiens, tiens! voilà votre nom, imprimé sur ce chiffon!


– Je n’en ai jamais tant vu, dit le jeune homme en riant. Mon nom imprimé!


– Et celui de votre frère aussi! continua Thérèse, qui enlevait le fromage avec son couteau pour mieux lire.


– Mon frère! répétait Paul, dont l’inquiétude, vaguement excitée, n’avait besoin que d’un prétexte pour se faire jour. Est-ce qu’il lui serait arrivé, malheur?


– Pas depuis son retour en France, toujours, repartit l’hôtesse, car ceci a l’air d’un bien vieux journal. Tenez! voyez au dos: «Bourse du 23 décembre…» et nous sommes à la fin avril.


Elle acheva d’enlever le fromage. Paul continuait:


– Vous trouvez que je ne m’occupe pas assez de ce retard, maman Soûlas? Treize heures! c’est long, en effet; mais j’ai mon idée. Hier soir, en descendant, j’ai croisé un homme dans l’escalier. L’homme m’a demandé si je n’étais point Paul Labre.


– Bien sûr que c’était lui! s’écria Thérèse; mais comment n’a-t-il pas frappé à ma porte?


Elle s’interrompit pour dire encore:


– Tiens, tiens!


Chose singulière, tout en examinant le papier avec une sincère surprise, elle regardait du coin de l’œil la fillette endormie. Son attention était pour le moins partagée.


– Montrez, fit Paul. Est-ce une injure?


Car il venait de songer à son aventure avec le général. En ce temps-là, les journaux parlaient de tout et ne ménageaient point les hommes de police.


– C’est une fortune peut-être, répondit Mme Soûlas.


En même temps, elle se mit à déchiffrer le lambeau de journal, rendu transparent par l’humidité.


«Les sieurs Labre (Jean) et Labre (Paul), tous deux fils du sieur Labre d’Arcis (Antoine), sont invités à se présenter immédiatement en l’étude de maître Hébert, notaire, rue Vieille-du-Temple, 22, pour affaire qui les intéresse.»


Elle passa le chiffon de papier à Paul, qui essaya de railler.


– Je ne me connais pas d’oncle en Amérique, dit-il.


Il lut à son tour et ne réussit pas complètement à cacher son trouble.


Entre toutes les choses qui peuvent exciter chez un homme l’espoir ou la crainte, il faut placer au premier rang les communications du genre de celle-ci.


Elles ne disent rien, et c’est pour cela qu’elles émeuvent.


Ce peut être un coup douloureux, ce peut être une aubaine inespérée.


Paul avait honte des battements de son cœur. Il dit:


– Du 23 décembre à la fin d’avril, il y a de la marge. Puisque le notaire a bien attendu quatre mois, il peut attendre encore.


S’il ne disait pas sa pensée franchement et complètement, Thérèse, au contraire, exagéra la sienne, de parti pris, en répondant:


– Monsieur Labre, vous allez me faire le plaisir de prendre tout de suite une voiture et de courir au n° 22 de la rue Vieille-du-Temple. J’ai idée que vous voilà riche!


Son regard glissa encore vers le lit où dormait la jeune fille.


Il eût été malaisé d’analyser l’expression de ce regard.


Le fait qui eût été deviné aisément par un observateur était celui-ci: pour une raison ou pour une autre, Thérèse avait désir d’éloigner Paul Labre.


Et ce désir augmentait à chaque instant.


Paul hésita.


– Ce n’est pas que je craigne de la laisser seule avec vous, maman… commença-t-il.


– Il ne manquerait plus que cela! interrompit-elle.


Puis, elle ajouta gaiement:


– Eh! grand enfant, tout ce que je vous en dis, c’est justement à cause d’elle! Maintenant que vous avez cette charge-là sur les bras, il vous faut des ressources. Cette petiote, quand nous l’aurons remise sur pied, ne vivra pas de l’air du temps.


Paul prit son chapeau vivement.


– C’est juste! fit-il. Je me reprocherais de n’avoir pas fait le nécessaire.


Il sortit.


Mme Soûlas resta un instant immobile, écoutant le bruit de ses pas qui descendaient l’escalier tournant.


Quand elle n’entendit plus rien, elle alla vivement vers le lit où était l’enfant. Ses sourcils étaient froncés, et une mate pâleur couvrait sa joue.


– Ysole! murmura-t-elle. Ysole ne peut avoir rien fait de mal! Elle se pencha au-dessus du lit et regarda attentivement le visage de la fillette.


– J’ai beau regarder, je ne sais pas! pensa-t-elle tout haut; je ne vois pas! Quand on a le cœur bouleversé comme je l’ai, on trouve des ressemblances partout. Et pourtant, c’est bien sûr: elle n’a ni les traits du général ni ceux de la comtesse. C’est sûr, sûr!


Elle approcha sa main de celle de l’enfant; sa main tremblait violemment.


– Je veux tenter l’épreuve! fit-elle. Mais, auparavant, je veux l’embrasser.


Ses lèvres, blêmies par une indicible frayeur, effleurèrent le front de la fillette endormie.


Il y avait dans ce baiser une tendresse passionnée, mais pleine d’angoisse.


L’enfant eut un tressaillement faible.


Mme Soûlas lui donna une seconde caresse qui l’éveilla doucement. En voyant ses paupières s’entrouvrir, Mme Soûlas chancela; mais elle dit tout bas, penchée qu’elle était sur l’oreiller:


– Suavita!


L’enfant lui jeta un regard farouche, et sembla chercher dans la chambre, un protecteur absent.


– Suavita, ma chérie, reprit Thérèse, j’ai une lettre de votre bon père qui vous dit d’avoir confiance en moi et de m’aimer. La voici, lisez.


Les traits de la fillette se contractèrent, et sa bouche rendit ce son rauque que nous avons décrit.


En même temps, ses yeux se refermèrent.


Mme Soûlas tomba sur ses deux genoux et joignit ses mains avec ferveur.


– Non, non, mon Dieu, dit-elle, celle-là n’est pas Mlle de Champmas, et je peux chercher ceux qui l’aiment!… ceux qui la pleurent sans doute… sans trouver sur ma route le crime de ma propre fille!

XXI Étude de notaire

Les appartements sont vastes, rue Vieille-du-Temple. C’était une grande pièce, haute d’étage et tapissée de vert sombre. On y respirait une véhémente odeur de papier renfermé.


Entre toutes les méchantes odeurs, celle-là est la plus haïssable.


Il y avait trois tables, disposées régulièrement et tenant presque toute la longueur de la pièce.


Chacune de ses tables portait à son centre un double casier, ce qui faisait six bureaux alignés.


Une seconde chambre, plus petite, montrait par sa porte ouverte un septième bureau.


Toutes les tables étaient occupées, excepté l’un des bureaux de celle qui touchait à la porte d’entrée de la grande chambre.


Nous avons pu voir des études de notaires qui étaient des salons ou des cabinets ministériels. Les choses marchent. Mais nous sommes ici au Marais en 1835.


Sur la porte ouverte de la seconde chambre, on lisait au milieu d’une plaque de cuivre: Maître-clerc.


Sur une autre porte, située à l’autre bout de la principale chambre et qui était fermée, on lisait: Cabinet.


Dans ce dernier sanctuaire respirait habituellement maître Hébert de l’Étang des Bois (Marie-Pierre), successeur de Maître Souëf (Isidore), trésorier de la Chambre, sous-lieutenant dans l’artillerie de la garde nationale, et membre de plusieurs sociétés chantantes.


C’était un homme important, bien posé, ayant des opinions politiques et doué d’un grand estomac.


M. Souëf (Constance), neveu du précédent titulaire et premier clerc, était un jeune homme d’avenir, portant lunettes et garde-vue vert. Il avait des fausses manches en lustrine jaune qui lui allaient bien et louchait des deux yeux.


Le second clerc Mahoudeau frisait la quarantaine. Il avait du ventre et une figure à pipe; fausses manches vertes, avenir nul.


Le troisième clerc, Dieulafoy, suivait les modes de l’an passé avec orgueil. Il se pommadait et séparait ses cheveux sur le front: demi-avenir, non garanti.


Trois autres clercs dont l’histoire ingrate n’a point gardé les noms, tous ornés de fausses manches et dont les appointements réunis n’auraient pas nourri un cheval sobre, complétaient les cadres de cette pacifique armée, où un seul grade restait inoccupé, celui de petit clerc ou saute-ruisseau, dont la place restait vide auprès de la porte.


Il était onze heures du matin.


L’étude déjeunait, moitié aux frais du patron qui fournissait du bon pain et du mauvais vin, moitié aux frais des divers employés qui contentaient leur appétit selon leurs ressources.


Souëf (Constance) avait une fine côtelette, Mahoudeau dévorait du veau froid, apporté dans son foulard, Dieulafoy broutait déjà de la charcuterie, les autres se réduisaient au gruyère.


– Quel âge a-t-elle bien, cette blonde-là? demanda le maître-clerc du fond de son réduit.


– Heu! heu! répondit Mahoudeau, l’âge des grâces, plus une fraction.


– Et jolie? interrogea Dieulafoy.


– Pas tant que les lithographies de Grevedon; mais assez pour que la patronne mette le feu à la maison, si elle la rencontre dans le petit escalier du patron.


– Quand je serai en titre, dit Souëf, le petit escalier sera essentiellement privatif. Est-ce que ce M. Labre a dit qu’il reviendrait?


– Entre onze heures et midi, oui, répliqua Mahoudeau.


– C’est drôle, fit observer le premier clerc, qu’il ait attendu quatre mois pour donner signe de vie. Cinquième, voulez-vous me faire l’amitié de porter cela au n° 14?


– Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, magasin de modes, ajouta Mahoudeau. A-t-on dépassé les préliminaires?


Souëf (Constance) ne daigna pas répondre. Il dit seulement au «cinquième» en lui donnant une assez jolie lettre qui sentait bon:


– J’espère que nous aurons bientôt un petit clerc qui vous évitera ces courses.


Le cinquième répliqua d’un ton aigre-doux:


– Je l’espère aussi, monsieur Souëf.


Quand il fut parti, Souëf murmura:


– En voilà un qui ne pourrira pas à l’étude. Il raisonne.


– Il est venu un petit clerc ce matin, dit Mahoudeau.


– Comment fait?


– Affreux et coiffé de chiendent… comme Dieulafoy sans pommade.


– C’est tout au plus si vous êtes agréable, monsieur Mahoudeau, dit Dieulafoy, le troisième.


– Quel nom? demanda encore Souëf (Constance).


– Clampin.


– Beau nom de saute-ruisseau!


– Il reviendra. À notre besogne, messieurs, s’il vous plaît, j’entends le patron dans son cabinet.


Presque au même instant, la porte du cabinet s’ouvrit, donnant passage à un homme rubicond, rond, propre jusqu’à être luisant, et portant la cravate blanche d’uniforme avec conviction.


– Et dire que ce gros poupard-là a trouvé deux cent cinquante mille francs de femme pour payer son étude! grommela Souëf (Constance) Serviteur, patron. Rien de nouveau?


– À l’horizon politique, des points noirs, répondit le notaire en titre d’une voix d’orateur; au sein de la nature, le printemps et les fleurs.


– Sans compter les navets, pensa Mahoudeau. T’es trop bête; ça dépasse la moyenne, ô mon âme!


Le patron traversa l’étude d’un pas grave et presque majestueux; il entra chez le maître-clerc et ferma la porte.


– Affaire privée! dit Dieulafoy. On va parler de la blonde, à fond.


– Mon cher monsieur Souëf, dit M. Hébert de l’Étang des Bois très amicalement, il me faudrait, aujourd’hui ou demain, une centaine de louis pour «le dehors». Des choses tout à fait imprévues mais avouables au premier chef. Vous connaissez mes mœurs…


Et sans attendre la réponse, il ajouta:


– J’ai peur que nous ayons ici une méchante histoire. Cette affaire Labre me trotte dans la tête.


– Il est venu, dit Souëf (Constance).


– Comment? Qui? Je croyais être seul à l’avoir vu! s’écria M. Hébert, étonné.


– Le nommé Paul Labre.


– Ah! Paul! C’est Jean que j’ai reçu, moi. À quelle heure est-il venu?


– Dix heures; dix heures et demie. Il doit revenir entre onze heures et midi.


Le patron était tout pensif.


– Il faudra prévenir le commissaire de police, murmura-t-il enfin. L’homme que j’ai vu m’a fait l’effet… mais là, j’en ai encore la migraine! Et c’est si étonnant, mon cher monsieur Souëf, qu’après quatre mois de silence, on entende parler d’eux le même jour… et séparément.


Il posa sur la table, sans affectation, une très belle tabatière d’or, auprès de la boîte de buis dont Constance Souëf se servait, malgré son jeune âge.


Constance recula sa boîte et repartit sèchement:


– On a vu des choses comme ça. Tous les héritiers des successions ouvertes à l’étude ne sont pas forcés d’avoir le don de vous plaire, monsieur Hébert.


Le patron ne se fâcha pas et chantonna rondement:

Moi, j’aime les bons enfants,

Les bons vivants,

Bien mangeants,

Bien buvants:

La faridondaine!

Et j’entends:

La faridondon!

Quand viendra mon temps:

Qu’on mette sur ma bière

Ma bouteille et mon verre

Avec un gras chapon

La faridondon

Mahoudeau frappa à la porte et dit sans ouvrir:


– C’est le gamin qui vient pour être saute-ruisseau.


– Trop tard, répondit le patron; la place est donnée depuis ce matin à un protégé de Mme la duchesse.


– As-tu entendu? demanda Mahoudeau à notre ami Pistolet qui restait debout près de la porte d’entrée.


Pistolet avait fait un bout de toilette, et son bain nocturne n’était pas sans avoir un peu nettoyé ses habits.


– J’entends que je n’ai pas de chance, répondit-il avec un gros soupir. J’avais idée de me ranger, mais il paraît que c’est difficile à Paris.


– On fait la connaissance d’une duchesse, insinua Dieulafoy, et on attrape ainsi une place de trente francs: quinze francs de chaussures à défalquer.


Pistolet le salua sans rancune.


– Enfin, dit-il en prenant la porte, bien des remerciements. J’essaierai de me ranger tout de même. Serviteur, la compagnie.


Dans le bureau du maître-clerc, M. Hébert reprit les derniers vers de son refrain et laissa ensuite échapper cet aveu:


– Le couplet ci-dessus est un peu de moi, mais j’en fais mystère: ne me vendez pas!


– M. Paul Labre! cria Mahoudeau à travers la porte.


– Très bien, répondit le notaire, faites entrer M. Paul Labre.


Il ajouta confidentiellement:


– Si celui-là ressemble à l’autre, je ne suis pas fâché d’avoir quelqu’un près de moi…


– Mais non, s’interrompit-il au moment où la porte s’ouvrit, celui-là ne ressemble pas du tout à l’autre! C’est même étonnant que deux frères puissent être si différents… Monsieur, prenez donc la peine de vous asseoir. C’est à monsieur Labre (Paul) que j’ai l’avantage de parler?


– Oui, monsieur, répondit le nouvel arrivant.


– Très bien. Vous ne vous formaliserez pas, monsieur, si je vous dis que vous avez montré peu d’empressement à vous occuper d’une affaire qui…


– Je ne lis jamais les journaux, interrompit Paul, et je suis pressé. Veuillez me dire ce dont il s’agit.


– Monsieur Labre, prononça sentencieusement le patron, moi aussi, je suis pressé. Le notariat n’est pas une sinécure. Avez-vous vos papiers?


– Je n’ai aucun papier, monsieur.


– Monsieur, c’est fâcheux.


– Mais, reprit Paul, en cas de besoin, je puis vous les présenter avant une demi-heure.


– Très bien! Alors, monsieur Labre, vous êtes venu chercher un simple renseignement?


– En venant, je réponds à votre invitation.


– Très bien, très bien! Vous formaliserez-vous, monsieur Labre, si je vous demandais quelle différence d’âge il y a entre vous et monsieur votre frère?


– Dix ans.


– Parfait… j’ai eu l’avantage de voir ce matin monsieur votre frère.


– Déjà! s’écria Paul.


Le notaire et son maître-clerc échangèrent un regard.


– Ce n’était pourtant pas trop tôt! dit Souëf (Constance).


– Dans ma bouche, répliqua Paul, ce mot «déjà» n’a pas la signification que vous lui donnez.


– Oh! s’empressa de dire le patron, ne vous reprenez pas, monsieur Labre, ce n’est pas ici un interrogatoire judiciaire.


Paul releva sur lui un regard étonné.


– Je me hâte d’ajouter, poursuivit M. Hébert de l’Étang des Bois, que vous avez l’air d’un fort honnête jeune homme. Voilà, car il faut parler net, monsieur, votre frère que j’ai eu l’avantage de voir ce matin, a pour le moins vingt ans de plus que vous. Il n’est pas dans la même position que vous; il a ses papiers, tous ses papiers, parfaitement en règle… et je vous le répète que je ne suis pas un juge d’instruction, monsieur Labre, je crains les machines criminelles comme le feu. Si vous vous êtes un peu trop avancé, l’imprudence est de votre âge. Eh bien! retirez-vous purement et simplement; ce sera comme si je ne vous avais jamais vu. Vous comprenez?


Au lieu d’obéir à cette insinuation où, en définitive, il y avait quelque apparence charitable, Paul se laissa tomber sur une chaise qui était auprès de lui.


Ses jambes défaillaient, et il appuya ses deux mains contre sa poitrine. M. Hébert, qui se méprit, voulut dire:


– N’ayez pas peur…


Paul l’interrompit d’un geste nerveux et murmura:


– J’ai peur… J’ai horriblement peur! J’attends mon frère depuis hier au soir. Répondez-moi: mon frère est grand, beau, bien fait, brun. Comment est l’autre?


– Blond, tirant sur le roux, répondit le notaire; petit, gros, laid… et, s’il faut dire la vérité, l’air d’un coquin depuis les pieds jusqu’à la tête.


Paul se dressa sur ses jambes chancelantes.


– Si cet homme-là a les papiers de mon frère, dit-il d’une voix rauque, c’est que mon frère a été assassiné.


– Ou volé, monsieur Labre, ou volé, rectifia le notaire. Je vous prie d’être persuadé que je prends bien part à votre situation douloureuse.


Paul recouvrait déjà son calme. Il demanda:


– L’homme qui s’est présenté vous a-t-il laissé son adresse?


– Naturellement, répliqua le patron qui feuilleta son carnet; M. Jean Labre, baron d’Arcis, rue du Pont-de-Lodi, 3.


Paul se dirigea vers la porte.


– Du sang-froid, monsieur Labre, lui dit le notaire en le suivant. Quand vous aurez vos papiers bien en règle, j’aurai l’avantage de vous communiquer le testament de Mme veuve de Grandlieu, née Labre, décédée sans enfant à Mortefontaine, canton de La Ferté-Macé (Orne), et qui vous laisse, indivis entre monsieur votre frère et vous, douze bonnes mille livres de rentes en terres, plus dix-sept mille francs d’argent comptant. Le mobilier n’est pas mauvais et la succession n’a pas un sou de dette. C’est gentil.


Paul n’écoutait plus. Le notaire ajouta en se penchant sur la rampe de l’escalier:


– Pour l’affaire criminelle, si vous vous portez partie civile, comme je le pense, j’ai mon beau-frère, M. Bellamy, avoué, rue Saint-Honoré, 212. Vous serez content de lui… j’ai l’avantage de vous saluer, monsieur Labre. Vous direz à Bellamy que c’est moi…


Paul s’élança dans sa voiture et se fit conduire au n° 3 de la rue du Pont-de-Lodi.


C’était une maison en reconstruction, où il n’y avait pas un seul locataire.


– À la poste! ordonna-t-il à son cocher.


Il avait sur lui quatre ou cinq louis et sa montre; tout ce qu’il possédait.


Une demi-heure après, et sans même avoir pris le temps de revenir à sa maison, il galopait sur la route du Havre.

XXII Pistolet commence à se ranger

Le trois-mâts le Robert-Surcouf, de Saint-Malo, capitaine Legoff, arrivé depuis quatre jours seulement, était en partance dans le port du Havre.


Il venait du Rio de la Plata avec des passagers pour la France et un tiers de fret à même destination; deux tiers de fret pour Liverpool, où il devait effectuer son chargement de retour.


Le capitaine Legoff, large petit Breton, bien campé sur ses jambes courtes, trapu, barbu, fort comme un de ces bœufs nains du Morbihan, dont les aloyaux sont célèbres dans l’univers entier, allait et venait sur son pont, les pieds dans des espadrilles et les mains dans ses poches jusqu’au coude. Il portait un pantalon de peluche et un norouâs à longs poils roussâtres qui en avait vu de rudes.


Il fumait sa pipe en attendant la marée.


Le norouâs, ainsi nommé à Saint-Malo et aussi en Normandie parce que sa solide étoffe combat assez bien les froides rafales des vents de nord-ouest, est un vêtement du genre paletot qui donnerait l’apparence d’un ours au dandy le mieux efflanqué.


Le capitaine Legoff avait l’air d’un ours, même quand il mettait bas son norouâs.


Beau temps, bonne brise de l’est, jolie mer; on allait sortir de cette terrible passe du Havre en se baladant. Le capitaine Legoff était de joyeuse humeur.


– Sans vous commander, marinier, dit à l’arrière une voix grêle et à la fois enrouée, je voudrais parler en particulier au patron de ces lieux.


L’aide timonier à qui s’adressait ce discours se pencha vivement sur le plat-bord.


Évidemment, il avait hâte de contempler la bête curieuse qui pouvait entasser dans une seule phrase tant de hardis solécismes contre la grammaire matelotesque.


Il vit dans l’embarcation amarrée à la traîne un petit homme maigre et nu comme un ver, qui était en train de dénouer un paquet où étaient ses habits.


Tout son corps ruisselait, mais les cheveux jaunes et crépus qui se hérissaient sur son crâne étaient parfaitement secs.


– Un vilain oiseau tout de même, pensa le matelot.


– Qu’est-ce que tu veux au capitaine, moucheron? ajouta-t-il tout haut.


Le petit homme maigre passait lestement son pantalon.


– Moucheron, répondit-il, n’est pas un terme qu’on s’entre-colle dans la conversation des gens comme il faut. Ce que j’ai à dire au capitaine, c’est des secrets d’importance de l’autorité.


Le matelot se mit à rire. Le petit homme chaussa ses souliers éculés à l’aide de son doigt en guise de corne, puis il revêtit sa blouse.


Sa toilette était achevée.


Les chaussettes, la chemise et le chapeau avaient peut-être existé autrefois.


– Là! fit-il. Me voilà en grande tenue et prêt à parler au capitaine.


– Qui est-ce qui bavarde dans l’embarcation? demanda justement celui-ci.


Le matelot toucha une mèche de ses cheveux et répondit:


– C’est un petit ouistiti de pâlot d’enfant de troupe ou pas grand-chose qui veut vous causer de la part des commissaires, à ce qu’il dit.


M. Legoff se pencha sur la balustrade à son tour. L’apparence du petit bonhomme ne lui inspira aucune confiance.


– Comment es-tu venu dans mon embarcation, failli merle? demanda-t-il brusquement.


– Par mer, mon commandant, répliqua l’autre, avec mes effets sur ma tête, n’ayant pas les moyens de payer un bateau à volonté.


– Et que fais-tu là?


– J’attends qu’on me dise: Montez un peu voir, qu’on cause!


– Est-ce que tu saurais monter?


– J’ai idée que oui, mon capitaine.


– Essaye voir!


Ces mots furent prononcés d’un ton de défi moqueur.


L’arrière du trois-mâts était carré et dépourvu de toute saillie qui pût faciliter l’ascension. Le petit homme se prit au gouvernail et grimpa le long de sa tige. Dès qu’il put mettre la main sur la base du couronnement, ses bras se raccourcirent, ses reins donnèrent, et par un temps de gymnastique qu’un clown du cirque n’aurait point désavoué, il se trouva assis en équilibre sur la balustrade.


M. Legoff ôta sa pipe de sa bouche.


– Je n’ai vu faire ça qu’au Parisien de M. Surcouf, dit-il avec admiration.


– Commandant, repartit le petit homme avec fierté, j’ai pareillement l’honneur d’en être indigène de cette même capitale de l’Europe et de l’univers!


– Comment t’appelles-tu?


– Clampin, dit Pistolet.


– Et tu viens de Paris?


– En malle-poste.


M. Legoff fronça ses gros sourcils.


– C’est-à-dire, répliqua le gamin sans rien perdre de son aisance, derrière la malle-poste, que j’ai eu beaucoup de peine à m’y maintenir pendant cinquante-trois lieues et un kilomètre, malgré l’entêtement du conducteur et de son fouet.


– Que faisais-tu à Paris?


– Je chassais.


– À Paris, tu chassais?


– Des matous pour les restaurants qu’ont la renommée des gibelottes, oui, commandant, c’est un état numéroté.


Ici, M. Legoff montra tout le chapelet de ses bonnes dents jaunies par la pipe, en un vaste éclat de rire.


– Et que veux-tu faire? demanda-t-il.


– Me ranger et faire la fin de ma jeunesse, perdue dans les plaisirs de l’amour.


Encore une fois le front de M. Legoff se rembrunit.


– À bord, on ne plaisante pas, méchant singe, dit-il.


– Commandant, répondit Pistolet, je lève la main comme quoi je ne plaisanterai plus jamais.


– Accoste à bâbord! cria une voix dans la lune de misaine.


– Capitaine, dit un maître le chapeau à la main, c’est un bourgeois d’âge et bien mis qui vous demande.


– Mets-moi ce capelan-là à fauberder ici ou là, ordonna Legoff en montrant Pistolet. C’est mon mousse.


Pendant que le capitaine s’éloignait, le maître regarda Pistolet à son tour.


– Pour avoir une touche de vermine, déclara-t-il, ça y est.


Le gamin se mit debout et le salua respectueusement.


– C’est la première fois, dit-il, que je viens dans un port de mer. Quand on revient au rivage, a-t-on la faculté de communiquer une tripotée aux supérieurs qui ont manqué à la politesse envers moi?


– Quand on n’a pas eu les reins cassés en chemin, mon bonhomme, repartit le maître. Tu es peut-être un bon petit tout de même, malgré ta physionomie. Va droit, travaille proprement, et on te parlera comme à un chrétien qu’est pas cause de son physique désavantageux.


M. Legoff venait de rejoindre au pied du grand mât un visiteur d’aspect distingué et vraiment respectable qui l’aborda en lui disant:


– Permettez que nous causions dans votre cabine.


Legoff lui en montra aussitôt le chemin.


Pistolet passait, le long de l’autre bord, suivant le maître qui allait l’installer dans ses fonctions.


Les yeux gris de Pistolet ne perdaient jamais rien. Il aperçut l’étranger et ses maigres joues s’enflèrent, tandis qu’il murmurait:


– Ah! bah! Je ne me trompe pas! Qui donc ont-ils tué, alors, chez Gautron à la craie jaune?


L’étranger et le capitaine avaient déjà disparu.


Ils restèrent ensemble environ dix minutes.


M. Legoff ressortit seul. Sur le pas de la cabine, il dit à demi-voix:


– Ces affaires-là sont dangereuses, je me mets en contravention, mais vous m’allez, quoi! Ne vous montrez pas avant d’avoir doublé la Hève.


«Encore! s’écria-t-il en répondant à un matelot qui lui annonçait la visite d’un étranger. C’est donc une procession, aujourd’hui, à la fin!


– C’est le frère de M. Labre, dit le matelot.


Pour le coup, la bonne figure de Legoff se dérida en grand.


– Cara! s’écria-t-il, le frère de M. Jean Labre! La perle des messagers! Ce doit être un joyeux camarade ou que le diable m’emporte!


Paul venait à lui lentement; il était si pâle et si défait qu’on eût dit un malade sortant de son lit.


– Beau gars! grommela Legoff en le regardant s’approcher, mais pour joyeux, fichtre non!


Il tendit la main à Paul qui resta un instant muet devant lui. Sans savoir pourquoi encore, Legoff partagea bientôt cette émotion, et ce fut d’un ton tout troublé qu’il demanda:


– Eh bien! monsieur Labre! le frère a dû être bien heureux de vous embrasser. Avons-nous assez parlé et reparlé de vous, depuis le Rio de la Plata! J’espère que monsieur Jean a fait un bon voyage de Paris?


Pour répondre, Paul fit un grand effort. Il ne put prononcer que ces mots:


– Il est donc bien vraiment parti pour Paris!


Si Legoff ne l’avait point soutenu, il serait tombé à la renverse. Il ajouta, pendant qu’on l’asseyait sur un banc:


– C’était mon dernier espoir. Il était bien faible; mais je me disais: Peut-être mon pauvre Jean aura-t-il eu un empêchement, après m’avoir écrit sa lettre; peut-être le retrouverai-je encore au Havre!


Legoff comprenait à demi; il voulut tout savoir. D’une voix entrecoupée, Paul lui raconta sa visite au notaire de la rue Vieille-du-Temple.


– Ah çà! s’écria le capitaine, je crois rêver, moi, voyez-vous, monsieur Labre! Il n’y a pas de preuves de mort, après tout, et vous auriez grand tort de jeter le manche après la poignée. Et pourtant, ces papiers qu’on lui a volés… Ah çà! ah çà! en France, à Paris, en 1835, il y a donc des endroits plus dangereux que les pampas de l’Amérique du Sud! Cara! j’ai navigué dans toutes ces eaux pleines de pirates et de crocodiles, j’ai traversé toutes ces savanes où les diables rouges rôdent la nuit et le jour, et je ne suis pas mort, tonnerre de Brest! Si je n’étais pas forcé de repartir, j’irais avec vous et je promets bien que nous le retrouverions. Le second du navire vint, le chapeau à la main, et dit:


– Onze heures trente-neuf minutes. Le bon de l’eau, capitaine! Toutes les manœuvres étaient préparées depuis longtemps pour attendre la marée étale.


Legoff prit son porte-voix.


Avant de lancer son premier commandement, il pressa Paul contre sa poitrine.


Tous les matelots du Robert-Surcouf étaient déjà au cabestan et dans les agrès, quand Paul Labre revint à l’embarcation qui l’avait amené. Comme il descendait l’échelle à reculons, une tête crépue mit ses cheveux jaunâtres à la hauteur du bastingage, et il entendit une voix qui disait:


– Monsieur Paul, si je ne me plais pas dans la marine, je sais des choses que je vous conterai entre quatre-z-yeux. Mme Soûlas est une brave femme; je vous revaudrai son matou quelque jour, vous pouvez lui assurer ça.


Le bruit de l’appareillage étouffa les dernières paroles. Paul Labre ne savait pas ce qu’il avait entendu. Il s’assit, accablé, à l’arrière de son bateau et mit sa tête entre ses mains. Pistolet continua de parler pour lui tout seul, disant:


– Si ça consiste à balayer, l’art du marin, ça ne me va pas! v’là trois soirées que je n’ai pas mis les pieds à Bobino. Mèche a dû pleurer toutes les larmes de son corps sur la chose de mon absence.


Si ça n’avait pas été l’ambition de me ranger, jamais je ne l’aurais quittée. C’est égal, ça me ferait plaisir de rendre service à M. Paul!


Le Robert-Surcouf, portant à fleur d’eau ses ancres dégagées, glissait lentement avec le jusant vers la tour de François Ier qu’il dépassa. On hissa les basses voiles, aussitôt qu’il entra en Seine. Un quart d’heure après, il courait vent largue et couvert de toile sous la falaise de la Hève.


L’étranger sortit alors de la cabine du capitaine et vint s’accouder tout rêveur au bastingage pour regarder les côtes de France qui déjà fuyaient au sud-est.


Il tressaillit et se retourna parce qu’une voix disait derrière lui:


– Ça va bien, général, et vous?


L’étranger, qui était en effet le général comte de Champmas, ne se souvint point d’avoir vu jamais le visage mièvre et bizarrement effronté que ses yeux rencontrèrent. Son premier mouvement fut de chercher sa bourse.


Pistolet s’arrêta d’un geste plein de dignité.


– Ce n’est pas que j’en regorge de monnaie, dit-il, au contraire; mais je suis en train de me ranger, pas de bêtise! C’est tout bonnement à la cour d’assises que j’ai eu l’honneur de vous contempler, général; je vous dis ça pour que vous ne vous cassiez pas la tête à vous demander: Où donc ai-je rencontré ce paroissien-là? Et discret comme la tombe, vous savez, incapable d’abuser d’un secret que la Providence m’a confié par hasard. En résumé, manquant d’argent et n’en voulant pas, j’accepterai volontiers çà et là un peu de tabac ou des bouts de cigares qui peuvent passer pour un cadeau d’amitié loin de la patrie.


– Au faubert, moucheron! ordonna le maître. Avec de l’instruction, du zèle et de la capacité, tu deviendras un matelot comme père et mère. Marche!


Les blanches falaises de la Normandie s’affaissaient déjà dans le lointain.


Ce même jour et vers cette même heure, dans le salon austère et simplement meublé de son hôtel de la rue Thérèse, le vieux patriarche des Habits Noirs – le colonel – était en conférence intime avec ce jeune homme au teint blanc, aux cheveux bouclés, au profil aquilin, que la pauvre Ysole appelait «monseigneur», et vers qui son cœur, tendre en même temps qu’ambitieux, s’était élancé si ardemment.


Le Père-à-tous, assis dans une bergère, avait toujours cet aspect vénérable qui trompait parfois jusqu’à ses associés eux-mêmes. À chacun d’eux, en effet, il avait promis son héritage, à l’exclusion de tous les autres, et chacun d’eux le croyait.


C’était là le secret de leur obéissance.


Aujourd’hui les rides de son front se creusaient profondément; il avait l’air soucieux.


– Une affaire si bien combinée! disait-il, un rapport si joliment fait. Mais qui donc ont-ils tué à la place du général?


– Qu’importe cela? répondit sèchement le prince. Le général est vivant, voilà le fait. Ma belle Ysole n’est plus qu’une demoiselle riche, qui peut attendre vingt ans son héritage.


– Qu’as-tu fait d’elle, mon fils? Ah! comme tu calcules!


– Je l’ai laissée endormie dans une chambre d’hôtel, et me voici.


– Et dire, soupira le colonel, que j’ai donné ma petite Fanchette à ce Corona! et qu’il la rend malheureuse! Quel gendre tu aurais été!


– Père, cela ne me donne pas de rentes! Il est temps.


– Ingrat! je n’aime que toi! je ne m’occupe que de toi. Voyons, écoute! veux-tu essayer un coup énorme? Ce sera ma dernière affaire. Veux-tu épouser cette paysanne du département de l’Orne qui est plus riche qu’une reine?


Le prince fit la grimace.


– Une vieille femme! dit-il.


– Les vieilles femmes, prononça doucement le colonel en humant trois ou quatre grains de tabac sur le bout de son pouce étique, selon la loi de nature, sont sujettes à des accidents mortels.


Paul Labre revint dans sa mansarde après quatre jours d’absence. Il y trouva Mme Soûlas, veillant au chevet de la pauvre enfant qu’il appelait Blondette. Il était si changé que Thérèse eut peine à le reconnaître.


– Maman, dit-il après avoir embrassé Blondette, je comptais donner à ce petit ange ma vie, toute ma vie, mais j’ai un autre devoir, maintenant. Mon frère est mort assassiné: je veux le venger. C’est à vous que je confie le soin de chercher les parents de Blondette. Moi, dussé-je me faire agent de police, cette fois volontairement, je fouillerai Paris, la France, le monde entier, jusqu’à ce que j’aie trouvé l’assassin de mon frère!

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