Deuxième partie Clément-le-Manchot

I La nuit du 5 janvier

Autour de Georges et de Clotilde, dans ce vaste salon où la lumière du lustre et celle des lampes s’absorbaient dans les tentures sombres, arrachant çà et là une étincelle à l’or terni des portraits de famille et aux émaux des vieux écussons, régnait un silence profond.


Aucun bruit ne venait de cette autre salle où nous vîmes pour la première fois les intimes de la maison Jaffret réunis autour de la corbeille, et où la collation avait lieu à cette heure même, ni du cabinet de travail servant aux «affaires» de maman Jaffret.


C’était ce côté surtout que surveillait l’oreille de mademoiselle Clotilde; je dis l’oreille et non pas l’œil, car la jeune fille s’était arrangée de manière à masquer deux fois, pour tout regard venant de là, son visage et celui de Georges.


Une fois par la position qu’ils avaient prise, le dos tourné à la porte du cabinet suspect, une autre fois par la plus belle et la plus grande de toutes les volières du bon Jaffret, qui se trouvait entre eux et la porte.


Elle représentait un temple indien, cette superbe volière, et aucun amateur d’oiseaux n’aurait pu la voir sans la désirer.


Sa place ordinaire était au centre du salon. Mais pour la cérémonie de la lecture du contrat, on avait dû la rouler à l’écart, et elle occupait maintenant le coin entre la dernière fenêtre et la porte du cabinet.


Du haut en bas, elle était recouverte d’un fourreau d’étoffe, à l’abri duquel les chers captifs du bon Jaffret avaient écouté le chef-d’œuvre de maître Isidore Souëf, sans donner aucune marque d’approbation, ni de blâme.


Nous devons dire pourtant qu’au moment où mademoiselle Clotilde s’était élancée sur les pas de la comtesse Marguerite pour se bien assurer que la chambre voisine était vide, un bruit sourd, une sorte d’effervescence s’était produite dans la nuit de la cage monumentale.


Ce bruit n’avait point échappé à Clotilde.


En revenant de son expédition au-dehors, elle avait continué sa battue, éprouvant d’abord la porte du cabinet de travail qui se trouva très bien fermée et faisant ensuite le tour de la volière, assez grande pour dissimuler derrière sa masse, non seulement un, mais plusieurs observateurs.


Une autruche en bas âge l’avait habitée autrefois, et Jaffret la pleurait encore.


La cachette était si bonne, en vérité, que Mlle de Clare fut étonnée de n’y trouver personne.


Mais, par le fait, elle put s’assurer que les trois fauteuils masqués derrière la cage étaient vides, et je crois même qu’elle poussa la précaution jusqu’à regarder dessous.


Clotilde ne reprit sa place qu’après avoir tâté de la main tout le tour de la volière et interrogé chaque pli de l’étoffe qui la recouvrait.


Ses inquiétudes, nous le savons, ne s’étaient pas endormies pour cela. Elle se sentait épiée d’en haut, d’en bas, de côté, enfin de quelque part; mais du moins, elle était bien certaine que sa physionomie seule et celle de Georges pouvaient trahir le sens de leur entretien, poursuivi à voix basse.


De là le soin qu’elle mettait à monter sa naïve comédie, et, en dépit de tout, la médiocre confiance que lui inspirait son effort.


– Non, reprit-elle, riant à travers ses larmes, tu ne m’aimes pas comme je t’aime, Clément, il y a longtemps que je le crains.


– Mais si, je t’aime et de tout mon cœur, chérie…


– Ce n’est pas assez!


– Que dis-tu?


– Ah! je t’aime bien plus que de tout mon cœur.


– Tu es folle!


– Justement! Et je te voudrais fou, toi aussi. Veux-tu que je te dise, quelque jour, tu en aimeras une autre comme je t’aime, moi, tu perdras la tête… et peut-être que c’est déjà fait!


Elle plongeait son regard au fond du sien si ardemment qu’il fut attiré vers elle comme si deux bras puissants eussent courbé sa taille tout à coup.


Le baiser pendait sur ses lèvres, Clotilde ferma les yeux et pâlit.


Mais elle n’attendit pas que le baiser tombât; elle se rejeta en arrière.


– Tiens-toi droit, dit-elle avec un regret stoïque. J’essaye de t’aimer un peu moins, mais je ne peux pas. Tu es toujours pour moi le pauvre petit martyr qui avait été mutilé par un tigre à face humaine et que j’emportai tout sanglant dans mes bras…, car je t’ai porté, mon Clément, toute enfant que j’étais, je t’ai porté, tu étais presque un jeune homme déjà, et je ne te trouvais pas lourd. D’où me venait cette force?… Écoute! il y a quelque chose entre nous, quelque chose de malheureux et de douloureux. Te souviens-tu? La première fois que tu vins à moi, tu fis appel à des souvenirs qui ne m’appartenaient pas, Tu me prenais pour la Tilde du cimetière, la pauvre petite enfant qui avait froid et faim auprès d’une tombe, Et moi, esclave déjà, je répondais oui à tout ce que tu me disais. J’avais peur de t’éclairer. Je pensais, il me dira: «Ah! ce n’est donc pas toi la Tilde que je réchauffai, à qui je donnai mon pain!» Et je te voyais te détourner de moi, car je le sais bien, va, c’est elle que tu cherches…


– Et ne sais-tu pas aussi pourquoi je la cherche, interrompit Georges avec reproche.


– Si fait, répondit Clotilde qui songeait, c’est vrai, je le sais, tu es devenu comme moi-même un instrument dans la main d’autrui; mais, à la différence de moi, tu aimes tes maîtres… Tu vins une fois, de la part de ces gens-là, et c’est alors que je t’avouai la vérité; tu vins fouiller tout au fond de ma mémoire. Tu me parlas d’une prière latine qu’on avait fait entrer de force dans mon souvenir quand j’étais toute petite…


– Et tu me répondis, murmura Georges tout pensif aussi: «D’autres que toi me l’ont déjà demandée, cette prière, mais je ne la sais pas, je ne l’ai jamais sue.» Et alors, tu me racontas la pauvre histoire de ton passé. On t’avait prise dans une ferme dont les maîtres n’étaient même pas tes parents; Mme Jaffret t’avait dit: «Je suis votre tante, vous êtes l’héritière d’une grande fortune: ne sachez rien de plus et restez obscure pour échapper aux méchants qui vous ont faite orpheline…»


– Je la croyais, en ce temps-là, dit Clotilde, les enfants sont crédules; je le croirais peut-être encore sans toi et sans ce pauvre Échalot, qui parlait dès qu’un verre de vin lui chatouillait la cervelle…


Elle s’interrompit brusquement et eut un geste de colère contre elle-même.


– Mais bon Dieu! dit-elle, de quoi vais-je m’occuper? Voilà bien des minutes perdues qui étaient précieuses. Trois mois bientôt se sont écoulés depuis la soirée du 5 janvier. Tu sais qu’au moment du meurtre j’étais seule, seule avec un homme dans la maison des demoiselles Fitz-Roy. Tu étais là, puisque tu as été arrêté. Étais-tu là pour moi?


– Non, répondit Georges, qui baissa les yeux.


– Et après trois mois, ta première pensée n’est pas d’exiger une explication au sujet de la présence de cet homme auprès de celle que tu prétends aimer!


Il y avait dans son regard une tristesse profonde qui la faisait mille fois plus belle.


– Tiens! ajouta-t-elle avec colère et découragement, tu n’es même pas jaloux de moi!


Et, avant que Georges pût répondre, elle s’écria dans l’amertume de son cœur:


– Ah! celui-là m’aimait! Il m’aimait à genoux! jusqu’à en mourir! Et que je voudrais l’aimer, moi aussi! L’explication que vous ne me demandez pas, Clément, la voici: C’est un jeu bien étrange qui se joue autour de l’héritage de Clare. D’un côté, des gens honnêtes, du moins, je le pense, puisque vous êtes avec eux; de l’autre, des bandits. Un motif très puissant empêche sans doute les gens honnêtes dont je parle de s’adresser aux tribunaux, et j’avoue que cela me donne un peu de défiance contre eux. Ils cachent leur nom quand ils tombent entre les mains de la loi, par hasard; ils se laissent condamner plutôt que de parler franc et tête levée; s’ils s’évadent…


– Tu ne parles pas comme tu penses, ma pauvre bonne Tilde, murmura Georges avec douceur. Tu cherches à te venger de moi…


– Oh! c’est vrai! c’est vrai! s’écria-t-elle: je cherche à me venger… Je te fais pitié, n’est-ce pas! Et comme tu as raison de me plaindre, puisque tu ne peux pas m’aimer!


– Mais je t’aime!


– Tu mens! par bonté de cœur. Il n’y a rien au monde de si bon, de si noble que toi… Mais laisse-moi achever: les honnêtes gens et les bandits, assis en face les uns des autres des deux côtés du tapis vert, connaissent mutuellement leurs cartes; ils jouent à jeu découvert comme au whist quand il y a un mort. Et ils essayent de tricher tout de même! Pendant qu’on vous recevait ici, il y a trois mois, comme mon fiancé, vous, le faux prince de Souzay, on attirait rue de la Victoire le vrai duc de Clare…


– Albert!


– Albert, qui me disait: «Je meurs de mon amour pour vous!» Georges courba la tête.


Si Clotilde avait su ce qui se passait dans le cœur de son fiancé, elle eût donné tout son sang pour retenir sa dernière parole. Georges demanda:


– Était-ce pour le même but qu’on attirait Albert là-bas? Était-ce pour un mariage?


– Non, répondit Clotilde. Ai-je besoin d’ajouter que j’ai compris cela plus tard seulement: il y avait guet-apens… Vous frémissez? Et pourtant, vous connaissez bien les gens qui avaient arrangé cette sanglante comédie. Si leur plan avait réussi, ce soir même où nous sommes, votre cadavre eût été trouvé demain sur le pavé d’une des cours de la Force…


«Je continue:


«Le duc Albert venait de me quitter. Non seulement je lui avais enlevé tout espoir, mais aussi je l’avais mis en garde contre les dangers qui l’entouraient! Quand il voulut descendre l’escalier, il perdit du temps à ouvrir la porte de derrière, qu’il avait trouvée ouverte lors de son arrivée et qui était maintenant fermée. Ce n’était certes point par hasard. Je voulus l’aider. La porte de ma chambre, qui me séparait de lui depuis un instant seulement, se trouvait également fermée, et seulement aussi depuis un instant, de sorte que je l’entendais sans pouvoir le rejoindre.


«Une chambre me séparait de l’appartement des demoiselles Fitz-Roy, que j’appelais mes tantes et que j’aimais tendrement.


«Il me sembla distinguer un bruit, un cri plaintif, et reconnaître la voix de l’aînée, ma tante Mathilde.


«Je pénétrai dans la pièce voisine qui donnait par une porte vitrée sur la chambre à coucher de ma tante Mathilde. On ne criait plus, c’était déjà fini.


«La première figure que je vis au travers des carreaux fut celle d’une servante qui était à la maison depuis quinze jours à peine.


«Quelqu’un lui comptait de l’argent sur le guéridon de la chambre à coucher, éclairé par la lampe de nuit qui pendait au plafond. Je ne me doutais pas encore qu’il y avait eu un meurtre dans la maison, et, pourtant, une angoisse horrible me tenait.


«La personne qui comptait l’argent était dans l’ombre. Une voix enrouée appela je ne sais d’où: «Eh! l’Amour!» et la personne qui comptait l’argent releva la tête.


«Je crus rêver: c’était le visage de ma tante Jaffret…


– Ah!… fit Georges, qui écoutait la poitrine serrée et retenant son souffle.


– Je faillis tomber à la renverse, reprit Clotilde, car en ce moment même j’apercevais ma tante Mathilde jetée en travers sur son propre lit et dont la tête pendait si bas que ses cheveux blancs balayaient le plancher. J’aurais voulu crier que je n’aurais pas pu. L’idée me venait que j’étais en proie au plus effrayant de tous les cauchemars.


«Deux hommes entrèrent, en ce moment, par la porte du fond qui donnait sur la chambre de la cadette des demoiselles Fitz-Roy. «Ils portaient un autre corps qu’ils jetèrent au pied du lit.


«Quoique la tête de ce second cadavre fût entamée d’un large coup de hache, le bon vieux sourire de ma tante Émilie restait encore autour des lèvres.


«Un des deux porteurs n’avait qu’un bras. Sa face hideuse et stupide ricanait. C’était lui qui avait crié: «Eh! l’Amour!» Les autres l’appelaient Clément-le-Manchot. Ils étaient cinq en tout, y compris la servante qui recevait sans doute le prix du sang.


«Quand celle-ci eut recompté son argent, Mme Jaffret lui caressa le menton d’un geste égrillard, et la servante la repoussa, disant: «As-tu fini, vieux Rodrigue?»


«Et je m’aperçus seulement alors que ma tante Jaffret n’avait plus ses habits de femme.


«Elle portait une longue redingote d’ouvrier endimanché, avec un foulard, noué autour du cou, et son crâne complètement dénudé n’avait plus une seule mèche de cheveux gris.


«- Le cœur n’a pas vieilli, coquinette, dit-elle ou plutôt, dit-il, car je crois bien que c’est un homme. Qu’est-ce que tu vas faire de tout cet argent-là? Si tu veux le placer chez moi, je vaux mieux que la Caisse d’épargne!»

II Mademoiselle de Clare

– Ce qui surtout me faisait douter du témoignage de mes sens, poursuivit Clotilde, c’était le calme extraordinaire qui entourait cette scène de mort.


«Tout le monde était tranquille auprès de ces deux débris humains dont l’un répandait encore des flots de sang par sa hideuse blessure.


«On causait paisiblement du travail accompli et de ce qui restait encore à faire comme s’il se fût agi de la chose la plus simple.


«Le programme avait été réglé d’avance point par point. «Les gens qui étaient là n’avaient ni inquiétude ni hâte.


«Au début, j’avais été frappée par ce nom, Clément, qui est le tien et qui était porté par un homme privé comme toi de son bras droit, mais l’aspect repoussant du misérable avait rejeté si loin toute idée de comparaison que je ne m’occupai même pas de cette singulière similitude.


«- C’est le moment de prendre l’air, dit cet homme qu’on appelait le Manchot, après avoir consulté la pendule. Le commissaire va être averti dans trois minutes, juste!


«- Quatre, rectifia tante Adèle qui regarda sa montre. La pendule avance. Où est M. le duc?»


«Je compris qu’il s’agissait d’Albert. Le Manchot répondit:


«- Entre les deux portes. On lui ouvrira, quand il en sera temps, pour qu’il rencontre les agents dans la petite cour de service.


«- Et la bichette?»


«C’était moi dont on parlait.


«Le Manchot lâcha un juron.


«- Je n’ai plus pensé à celle-là, dit-il; est-ce que j’avais oublié de mettre le verrou?»


«Il creva la porte vitrée d’un coup de pied et bondit dans la pièce d’où j’avais tout vu.


«Mais je n’y étais déjà plus.


«Aux derniers mots prononcés, j’avais tout deviné: Albert, retenu dans le piège, était destiné à porter le poids du crime devant la justice.


«Pour employer leur langage, c’était lui qui devait payer la loi.


«La pensée que j’eus de tenter un dernier effort pour le prévenir ou le dégager me sauva, car si le Manchot m’eût trouvée derrière la porte vitrée, je ne serais pas ici pour vous raconter l’histoire de cette terrible nuit.


«Au contraire, le Manchot me trouva juste à l’endroit où, selon lui, je devais être.


«Quand il entra dans la chambre, j’essayais d’ouvrir la porte qui me séparait d’Albert.


«- Il y a eu du dégât un petit peu, me dit-il sans se creuser la tête pour trouver une explication, des voleurs, quoi, Paris est plein d’assassins, maintenant. En route, jeunesse!»


«Il me saisit par le bras; mais, avant de me pousser dans la chambre d’où je sortais, il demanda à haute voix:


«- Est-ce vidé, la boîte?»


«Personne ne répondit.


«Il me fit traverser les deux chambres en courant, et, au cri d’horreur qui m’échappa en passant auprès des deux cadavres, il grommela:


«- Oui, oui! c’est malheureux, mais ça arrive, et les deux vieilles béguines ont monté tout droit en paradis.»


«Nous descendions déjà l’escalier. Les voisins ne se doutaient encore de rien, la maison dormait.


«Au premier étage seulement, je commençai à entendre des bruits confus qui venaient de la rue, et le Manchot me dit encore:


«- C’est bête de commettre des mauvaises actions, on n’échappe jamais à l’œil vigilant de l’Être suprême et de la rousse. Voilà bien sûr les braves messieurs de la police qui arrivent et ça se pourrait que nous verrions dans la cour l’arrestation de l’individu sanguinaire qui a fait la fin des pauvres vieilles demoiselles.»


«Il était alors onze heures du soir environ.


«La fille du concierge jouait des études de piano dans l’arrière-loge.


«Au moment où nous arrivions dans la cour, plusieurs hommes montaient en courant l’allée qui mène à la rue de la Victoire.


«Une voiture y était engagée. Les hommes la dépassèrent. Une grande rumeur s’éleva en même temps de l’intérieur de la maison, et le concierge sortit effaré du couloir communiquant à la cour de derrière.


«- Misère de Dieu! criait-il, un meurtre dans ma maison! On va avoir des désagréments. Ils tiennent déjà l’assassin. Tais ton piano, toi, mademoiselle Arthémise! À la garde! au feu! une porte si tranquille!»


«Il ne s’occupait pas du tout des mortes.


«Mais comme sa femme accourait sur le pas de la loge, il ajouta:


«- C’est les deux vieilles millionnaires du second. N’y a rien de plus dangereux pour les maisons que d’avoir des femmes seules qui passent pour cacher tout l’or du monde dans leur paillasse. J’avais prédit ça.»


«Je ne saurais dire comment la cour s’était remplie en un clin d’œil. À la portière ouverte de la voiture arrêtée maintenant devant la loge, je vis les lunettes de tante Adèle, qui avait ses cheveux gris frisés et son grand chapeau à plumes.


«Elle demanda d’un air inquiet:


«- Qu’y a-t-il donc, mes amis? Est-ce qu’il s’est passé quelque chose?»


«Par l’autre portière qui s’ouvrit aussi je fus lancée dans la voiture et le Manchot disparut.


«Dans la voiture, je me trouvai entre le bon Jaffret et la comtesse Marguerite qui demandaient également d’un air étonné:


«- Qu’est-ce que c’est que tout cela?


– L’assassin! l’assassin!» crièrent ensemble cinquante voix, car la cour regorgeait.


«Malgré M. Jaffret qui me tenait à bras le corps, je m’élançai à la portière. Je voyais déjà par la pensée la pâle figure d’Albert au milieu des hommes de police qui le tenaient garrotté comme un criminel, et je rassemblai mes forces pour crier: «Il est innocent!» au risque de tout ce qui pouvait advenir.


«Mais les voix de la foule ajoutèrent avant que j’eusse parlé:


«- C’est le Manchot! Clément-le-Manchot! Il n’en est pas à son coup d’essai, celui-là!»


«Je fus presque joyeuse.


«La police avait donc tombé juste cette fois.


«Je me retournai vers tante Adèle, pensant la trouver terrifiée, mais je me trompais: il y avait un méchant sourire derrière son inquiétude affectée, elle disait à pleine voix:


«- Il a la tête d’un redoutable coquin, ce malheureux! Mais qui donc a-t-on assassiné?»


«Sur ma conscience, en l’entendant parler ainsi, le doute me venait. Je ne pouvais plus croire à ce que j’avais vu de mes yeux tout à l’heure.


«Un grand mouvement se fit derrière la voiture, et un éblouissement passa devant mes yeux.


«C’était le meurtrier, conduit ou plutôt porté par une demi-douzaine d’agents qui le rudoyaient.


«Une véritable cohue suivait en le couvrant d’injures, et, dans cette foule, je reconnus la servante qui criait plus haut que les autres, en se frottant les yeux avec son mouchoir.


«En la fouillant, on eût trouvé le prix du sang dans sa poche.


«Je ne vous ai pas revu depuis lors, prince, m’expliquerez-vous cela? Ce n’était pas Albert, il est vrai, que les agents tenaient prisonnier, mais ce n’était pas non plus le hideux compagnon de ma fuite.


«Par quel mystère étiez-vous là, vous, à la place de l’un ou de l’autre, car c’était bien vous, n’est-ce pas?


«Vous, déguisé en ouvrier et n’ayant plus ce bras, miracle de l’art, qui dissimule si complètement votre malheur? Je vous en prie, répondez.


– C’était moi, dit Georges après un silence: je le nierais que vous ne me croiriez pas.


– Certes, je ne pourrais vous croire… mais les motifs de votre présence en ce lieu?…


Georges avait les yeux baissés; il ne répondit pas. Clotilde attendait. Son sein battait avec violence. Plusieurs fois, pendant que durait le silence, son charmant visage changea de couleur.


Il était bien manifeste que cette grande émotion ne se rapportait point aux tragiques souvenirs qu’elle venait d’évoquer. Il n’y avait qu’une pensée pour faire vibrer ainsi son cœur.


– Tu ne m’aimes pas! tu ne m’aimes pas! dit-elle, et sa voix avait des larmes, tandis que ses yeux secs interrogeaient ardemment le regard de son fiancé.


Georges lui prit la main et la porta a ses lèvres.


– Je te jure que je t’aime! dit-il.


Ils avaient oublié cette pauvre comédie qu’ils jouaient naguère de si bonne foi pour tromper la surveillance des espions invisibles. Clotilde surtout avait tout oublié. Elle s’écria en appuyant la main de Georges contre son cœur:


– Moi, je t’aime tant! Qu’ai-je besoin de ta réponse? Est-ce que je ne sais pas tout? Est-ce que je ne lis pas au-dedans de toi aussi bien et mieux que toi-même? Tu étais là-bas comme tu es ici pour obéir à cette volonté qui sera éternellement entre nous! Tu ne m’appartiens pas! Je ne viens qu’après ta mère!


Elle était si belle et tant d’amour s’exhalait de sa beauté que Georges ferma les yeux et pâlit. Son cœur lui faisait mal.


– Je te jure que je t’aime! répéta-t-il d’une voix que la passion faisait trembler maintenant, la vraie passion. Je n’ai jamais aimé que toi, jamais je n’aimerai que toi!


Elle bondit vers lui, et leurs lèvres se touchèrent, mais ce fut rapide comme l’éclair.


Quand elle retomba sur son siège, un voile de farouche tristesse était au-devant de son regard.


– Tu mens, dit-elle à voix basse, ou du moins tu te trompes, Clément, mon pauvre Clément, car tu es bien trop noble pour abuser volontairement ta petite sœur. Tu es esclave, on se sert de toi sans mesure ni pitié…


– Ne parle pas contre ma mère, murmura Georges d’un accent qui implorait, mais où se montrait déjà une nuance de sévérité.


– Oh! comme je l’adorerais! s’écria Clotilde ardemment, si je ne la sentais contre moi! y aurait-il au monde un amour comparable à celui dont j’entourerais notre mère!


– Mais c’est de la folie, dit Georges, qui détourna les yeux, si ma mère était contre toi, serais-je ici de son contentement?


– Tu es ici, répliqua la jeune fille, parce que Mme la duchesse de Clare te place au-devant de son fils chéri comme un vivant bouclier.


Georges était très pâle, il dit:


– Tais-toi, je t’en prie!


– Tu es ici, continua Clotilde, parce que ici est le danger. Elle a entamé une lutte redoutable, Mme la duchesse, mais elle est là-bas, dans son hôtel avec le duc Albert de Clare, pendant que tu restes nuit et jour, toi, sur le champ de bataille. Elle ne sait pas même comme je le sais, moi, que tu n’as rien à craindre ce soir.


Georges ne put retenir un mouvement de surprise. Clotilde continua:


– Ce matin, tu étais condamné, mais le vent a tourné, ils ont besoin de toi, ils se sont faits, ce soir, les complices de la fuite. Oserais-tu dire que Mme la duchesse de Clare savait cela quand elle t’a laissé partir?…


– Elle voulait me retenir, balbutia Georges: sur mon honneur, c’est la vérité! Elle voulait même venir avec moi…


Aux lèvres de Clotilde il y avait un sourire plein d’amertume.


– Écoute, dit-elle, tout à l’heure, tu m’as juré que tu m’aimais, veux-tu que je sois ta femme?


– Mais, répondit Georges, qui essaya de sourire, n’est-ce pas convenu?


– N’essaye pas d’éluder ma question! fit-elle presque durement. Tu sais bien ce que signifient mes paroles. Je suis seule au monde, toi aussi. Tu es jeune et fort, je suis brave. Loin d’ici, loin de ces luttes ténébreuses où nous n’avons toi ni moi aucun intérêt véritable, nous pouvons vivre heureux, tranquilles et fonder la famille qui ne manque pas plus aux pauvres gens qu’aux grands seigneurs. Tu es un faux prince de Souzay, comme je suis, moi, une fausse héritière de Clare. Ne nie pas, ce serait indigne de toi. Brisons ce double mensonge. Partons cette nuit même. Où tu voudras m’emmener, j’irai. Je m’offre à toi, veux-tu me prendre?

III Fin du tête-à-tête

Clotilde avait pris les deux mains de Georges et le regardait dans les yeux.


– Tu l’as dit tout à l’heure, murmura-t-il, je suis incapable de te tromper. Tu viens d’exprimer le vœu le plus cher de toute ma vie, tu as donné un corps à mon rêve. Vivre avec toi, tout à toi, ce serait le bonheur…


– Eh bien! fit Clotilde, qui frappa du pied.


– Je ne veux pas… Je ne peux pas abandonner ma mère… La jeune fille dégagea ses mains et dit avec dureté:


– Tu n’as pas de mère!


Georges recula comme si on l’eût frappé au visage, et Clotilde s’arrêta, effrayée.


– Je t’ai fâché, dit-elle, déjà repentante.


– Non, répliqua Georges; le tort vient de moi; j’ai manqué de confiance en toi, je ne t’ai pas dit la vérité, la voici: je suis bien réellement le fils de Mme la duchesse de Clare…


– Et Albert, alors?…


– De notre secret, murmura Georges, ne me demande que la portion qui est à moi.


Le regard de la jeune fille exprimait un étonnement profond.


– Et elle t’envoie ici? balbutia-t-elle, toi, son fils?


– Ce n’est pas Mme la duchesse de Clare qui m’a envoyé ici; j’y suis peut-être contre sa volonté.


Il y eut un silence, après lequel Clotilde reprit:


– Clément, je te crois, je te croirai toujours. Je respecte et j’aime désormais du plus profond de mon cœur celle qui est ta mère. J’espérais t’entraîner avec moi vers le bonheur; je n’ai pas pu, je reste avec toi dans le malheur. Ton combat est le mien. Mais il faut que tu saches où tu vas, Clément; il faut que tu saches où tu conduis celle à qui tu viens de dire: «Je t’aime.» Je le sais, moi, je vais te le dire.


Elle se recueillit un instant.


Ils étaient graves tous deux, et si quelqu’un les épiait maintenant du regard sans pouvoir écouter leurs paroles, c’était bien, selon les apparences, le froid entretien de deux fiancés qui se tâtent prudemment avant la lutte définitive du ménage.


– Tu connais, reprit la jeune fille, d’un ton de résignation glacée, les gens chez qui nous sommes. Avant même d’avoir entendu les révélations que je viens de te faire, tu les connaissais peut-être aussi bien que moi.


«Ce sont des malfaiteurs résolus, qui opèrent à l’abri d’un mécanisme dont l’efficacité est pour eux éprouvée, non pas une fois, mais cent fois.


«Ils méprisent les combinaisons subtiles et vont droit leur chemin dans une voie qui ne tourne pas.


«La naïveté des moyens est pour eux le comble de la science.


«Ils tuent tous uniment, sans précaution, presque sans mystère, sûrs qu’ils sont d’égarer la poursuite après le meurtre commis, et j’entendais encore hier, car ma vie n’est qu’un long espionnage, le Dr Samuel railler les malhabiles qui se servent du poison pour augmenter leurs chances d’impunité.


«Le poison laisse des traces un peu moins voyantes que le couteau, c’est vrai; mais qu’importe la trace laissée si elle égare certainement la vengeance de la loi sur une fausse piste? Les demoiselles Fitz-Roy ont été frappées à coup de hache, voilà des traces, j’espère!


«Et les assassins vivent en paix cependant; pourquoi?


«Parce que c’est toi qui as été condamné.


«Écoute maintenant le programme de notre mariage:


«On l’a dressé, ce programme, avec autant de soin que le contrat de maître Souëf, signé par M. Buin et d’autres gens hautement honnêtes que la diplomatie des coquins a su englober dans une complicité involontaire, la meilleure de leurs sécurités.


«C’est grossier, c’est enfantin, comme combinaison: c’est absolument certain comme résultat.


«Et quant à l’authenticité du plan, je puis la garantir, car l’exposé en est encore dans mes oreilles.


«Depuis la mort de mes tantes Fitz-Roy, nous sommes, toi et moi, les derniers de Clare…


– Avec mon frère Albert, à tout le moins, interrompit Georges, et Mme la duchesse!


Clotilde sourit avec pitié.


– Pour la réussite du plan, répliqua-t-elle, il suffit que la duchesse et Albert meurent avant nous: c’est la moindre des choses.


De la tête aux pieds, Georges fut secoué par un frisson.


– La peur que tu es incapable de ressentir pour toi-même, dit la jeune fille, tu l’éprouves pour eux. C’est bien, tu es un grand cœur… Mais si tu les aimes de toute ton âme, que peut-il rester pour moi?


– S’ils quittaient Paris, la France, pensa tout haut le prince Georges, au lieu de répondre; s’ils allaient loin, bien loin…


– Peut-on aller plus loin que l’Australie? repartit Clotilde. André Maynotte [5] et la veuve de J. -B. Schwartz avaient été en Australie, d’où leurs actes mortuaires sont revenus. Le mari de la princesse d’Eppstein [6], celui qui porta en dernier lieu le nom de duc de Clare, s’était caché au plus profond de Paris, dans l’atelier de cet obscur barbouilleur Cœur d’Acier, qui fabriquait les enseignes pour les baraques de la foire; quand il eut épousé sa noble et malheureuse cousine, ils partirent, car ils savaient leur sort, eux aussi. Ils allèrent tant que la terre et la mer purent les porter.


«Ces deux-là seraient encore tout jeunes.


«Et pourtant tu as vu leurs noms dans le contrat parmi ceux dont nous sommes appelés, toi et moi, à recueillir les héritages. Ils sont morts.


«Paris n’a pas de retraite assez noire, et le vaste univers est trop petit, Clément, mon pauvre Clément, tu auras beau les entraîner au bout du monde: quand ceux dont je te parle ont condamné, il faut mourir.


La tête de Georges découragé pendait sur sa poitrine.


– Mais je n’ai pas fini, poursuivit Mlle de Clare, de tirer l’horoscope de notre union. Ne crois pas que je parle au hasard, je suis malheureusement trop bon prophète.


«Je te disais tout à l’heure: «Le vent a tourné, ils ont besoin de nous.»


«C’est l’exacte vérité.


«Que nos droits soient authentiques, ou qu’il y ait eu, comme je le crois, manœuvres frauduleuses, nous réunissons sur nos têtes la totalité des biens de Clare. Nous sommes sacrés: l’héritier unique de cette immense fortune doit naître de nous et ne peut naître que de nous.


«Quand l’enfant sera né…


– J’entends bien, dit Georges, qui ne put s’empêcher de sourire; fille ou garçon, peu importe…


– Peu importe, répéta Clotilde, fille ou garçon.


Elle souriait aussi, mais non point à la manière incrédule du prince. Son sourire était celui des vaillants qui se résignent.


– On nous fera disparaître? continua Georges; est-ce cela que tu veux dire?


La charmante tête de Clotilde s’inclina en signe d’affirmation.


– Et ces grands inventeurs, demanda Georges, n’ont rien su trouver de plus adroit que cela?


– À quoi bon? répliqua Clotilde. Le mieux est l’ennemi du bien. L’adresse n’est pas la subtilité, mais bien la science d’atteindre le but à coup sûr. J’ai ouï traiter cette question une fois très sérieusement par le Dr Samuel qui réfutait Marguerite. Elle a de l’imagination, celle-là, et le docteur lui en faisait reproche. Il lui citait l’exemple du théâtre où les idées nouvelles ne réussissent jamais.


«Elle riait, mais il tenait bon.


«Il mettait en avant M. Scribe et sa sentence: «Faites toujours ce qui a été fait.»


«Quelque chose de plus ingénieux que cela, pour parler comme toi, ne le vaudrait pas, parce que cela est un moyen éprouvé qui a déjà servi; et qui a déjà réussi.


«Notre famille et les Habits Noirs ont leurs annales où l’on peut puiser comme dans l’Histoire universelle.


«Quand nous serons morts, l’honnête M. Jaffret sera nommé tuteur de l’enfant, absolument comme la comtesse Marguerite de Clare ou plutôt le comte du Bréhut, son mari, fut nommé tuteur de la princesse d’Eppstein, et, pendant vingt ans, l’association aura un demi-million de revenus. Commences-tu à croire et à comprendre?


– Je ne puis penser… voulut objecter Georges.


– Crois ou ne crois pas, interrompit la jeune fille, peu importe. C’est établi clairement, nettement, c’est réglé à l’unanimité du conseil. Personne au monde n’y peut rien désormais, cela doit être et cela sera.


– Mais alors, demanda Georges dont le scepticisme tomba tout d’un coup devant la rigueur de ces affirmations, que faire?


Elle se redressa. Une flamme héroïque brûla dans ses grands yeux. Jamais Georges ne l’avait vue si splendidement belle.


– Si j’étais aimée… dit-elle.


Mais elle s’interrompit aussitôt et reprit:


– C’est mal et je désavoue cette parole. Même sans être aimée, je suis prête à tout entreprendre pour sauver toi et ceux qui te sont chers…


– Mais tu es aimée, Clotilde, ma chérie! s’écria Georges, cette fois avec l’accent de la véritable passion. Pourquoi es-tu injuste envers moi? Ne vois-tu pas que je succombe sous le fardeau de mes responsabilités et de mes inquiétudes? Dis ce qui peut être tenté, et dis-le vite!


Elle lui tendit la main.


– C’est moi qui ai tort, peut-être, dit-elle doucement avec un sourire triste; d’ailleurs, pourquoi fuir? J’ai plaidé contre moi-même tout à l’heure en prouvant que, vis-à-vis de ces démons, la fuite est inutile. Veux-tu combattre, puisque fuir ne vaut rien?


– Oh! oui, s’écria Georges; combattre bravement et jusqu’à la mort!


– Elle n’est pas loin peut-être… Mais tu as raison! mieux vaut combattre.


– Ordonne, j’obéirai; quand je devrais me tuer tout seul contre cette cohue d’assassins…


– Non, interrompit Clotilde qui était redevenue pensive, nous ne serons pas seuls. Il est un homme au cœur courageux, à la volonté indomptable…


– Le Dr Abel Lenoir…


Elle mit un doigt sur sa bouche, d’un geste si impérieux que le regard effrayé de Georges fit malgré lui le tour de la chambre.


Tout était tranquille dans le vaste salon qui, à part le son de leurs voix contenues, ne parlait que de solitude et de silence.


– Approche-toi, murmura-t-elle.


Et si bas qu’il eut peine à l’entendre, elle ajouta:


– Demain, je sortirai pour aller à la messe. Sais-tu où il demeure?


– Oui.


– À huit heures du matin, rends-toi chez lui, tu m’y trouveras.


– Et le rendez-vous de la rue des Minimes?


– Nous parlions trop haut. D’autres que nous y seront exacts… Écoute encore, nous avons des hommes et des armes. Ce n’est pas Fontenoy, ici. Nous tirerons les premiers.


– Je suis prêt, interrompit Georges. À demain, huit heures.


Un bruit se fit dans la chambre voisine et ils s’éloignèrent aussitôt l’un de l’autre à distance convenable.


Au seuil de la porte ouverte, la beauté souriante de la comtesse Marguerite se montra.


– Eh bien! chers enfants, dit-elle, vous plaignez-vous qu’on vous ait laissés trop longtemps ensemble?


– Y a-t-il vraiment longtemps que nous sommes ensemble? demanda Georges au hasard.


Clotilde baissait les yeux et ne disait rien.


Marguerite, qui donnait le bras au bon Jaffret, murmura:


– C’est qu’ils sont en scène comme de vieux comédiens! Elle ajouta:


– Tout le monde vous désire et je n’ai pu tarder davantage. Il faut bien que vous assistiez à l’ouverture de la corbeille.


Derrière Mme la comtesse de Clare venaient M. Buin, M. de Comayrol et quelques dames. C’était bien la joyeuse expédition des «gens de la noce» qui arrivent émoustillés par je ne sais quel vent de gaillardise espiègle, pour troubler, en plaisantant, la première entrevue des amoureux.


La présence de ces nouveaux venus, si tranquilles et si gais, éclaira en quelque sorte le vieux salon et en chassa les souffles lugubres que nous y laissions pénétrer tout à l’heure.


Les vraisemblances de notre vie de tous les jours y reprenaient le dessus, et même après avoir entendu les confidences de Clotilde, peut-être que vous eussiez secoué le tourbillon des idées noires en faisant appel franchement à ce qu’on appelle «la raison» pour exorciser le démon de ces cauchemars absurdes et impossibles…

IV Transfiguration

La comtesse Marguerite, quand elle voulait, avait un sourire qui chassait si loin les sombres pensées! Elle demanda le bras de Georges; M. de Comayrol offrit le sien à Clotilde, et l’on se dirigea en procession vers le salon où attendait la corbeille, splendide dessert de la collation.


Resté seul et libre, le bon Jaffret s’était approché de la volière qui renfermait ses amours. La mort prématurée de sa petite autruche lui avait occasionné dans le temps une grave maladie. Il fit le tour de la cage et ne put s’empêcher de dire un mot d’amitié à ses enfants, qu’il supposait pourtant bien endormis.


Ainsi font les jeunes mères dont la folie charmante babille autour du sommeil qui sourit dans le berceau adoré. Jaffret dit:


– Huick, huick, rrrriki huick.


– Huick! fut-il répondu sous la couverture qui protégeait la volière. Jaffret eut un haut-le-corps et devint tout blême.


– Il y en a un d’éveillé, grommela-t-il, voilà qui est drôle, à cette heure-ci!


Dans sa sollicitude attendrie, il allait peut-être soulever un coin du voile; mais Marguerite, qui marchait la dernière et franchissait le seuil en ce moment, se retourna pour l’appeler.


– Allons, bon ami, dit-elle, votre place est là-bas; c’est vous qui êtes le vrai père des noces.


Jaffret, toujours obéissant, emboîta aussitôt le pas.


Et le salon aux quatre fenêtres resta désert.


Pendant un instant, la solitude la plus complète y régna au milieu du plus parfait silence.


Mais tout à coup un bruit s’éveilla sous la couverture de la cage, ce même bruit fait de petits battements d’ailes et de petits cris, que nous entendions au commencement de l’entrevue des deux fiancés.


On eût dit une émeute microscopique à l’intérieur de la volière.


La première fois, ce bruit avait en quelque sorte essayé de naître et s’était étouffé de lui-même au bout d’un instant.


Cette fois, au contraire, il persista et s’enfla jusqu’à prendre les proportions d’une guerre civile allumée à l’improviste parmi ce petit peuple ailé.


On voltigeait désespérément sous les couvertures, les huick, huick croisaient en tous sens les rrriki. Si le bon Jaffret avait entendu cela, l’angoisse serait entrée dans son cœur paternel.


L’explication, cependant, ne se fit pas attendre.


La couverture eut un brusque mouvement d’oscillation; un renflement s’y produisit pendant que les fils de fer de la cage grinçaient, puis le voile soulevé en grand montra le mot de l’énigme sous la forme d’Adèle Jaffret qui, l’œil renfrogné, le nez coiffé de travers par ses lunettes prêtes à tomber, sortit impétueusement de la volière même par l’ancienne porte de la jeune autruche décédée.


Elle était rouge comme une tomate, elle, si pâle d’ordinaire, et ses yeux enfoncés lui sortaient de la tête.


– Sacré tonnerre! dit-elle, voilà des bêtes qui sentent mauvais! J’ai cru que j’allais étouffer là-dessous. Idiot de Jaffret! On était bien là pour écouter, mais pour respirer, non!


Elle tira de sa poche une bouteille clissée de taille absolument respectable, et lui donna un long baiser qui répandait dans l’atmosphère du salon une bonne odeur d’eau-de-vie.


– Ces amoureux-là, grommela-t-elle, ne vivront pas si vieux que Mathusalem! Je n’ai pas tout entendu, mais j’ai attrapé par-ci par-là de bonnes choses. On sera trois au tête-à-tête de la rue des Minimes. Ce qui me manque, c’est la partie de la conversation relative au Dr Lenoir. J’ai eu beau tendre l’oreille, rien! C’est égal, celui-là prend des proportions inquiétantes. Il faudra le calmer.


Un écho des acclamations soulevées autour de la corbeille arriva jusqu’à elle.


– La petite en tient pour son Manchot, pensa-t-elle. Bien gentille, cette gamine-là! Et du chien! Si j’avais quinze ans de moins, ou même vingt-cinq… Tutu! malgré l’âge qu’on a, on chanterait encore rrriki huick tout comme un autre; et sans mon travail de tête… Mais le jeune monsieur est froid comme de la tisane frappée! On dirait qu’il est empaillé de partout, et qu’il n’a de vivant que son bras postiche. Beau garçon, du reste! ça m’amuse de voir comme Angèle le met en avant pour couvrir son Albert. Celle-là, son compte est bon avec moi: je veux la voir pleurer du sang… du sang!


Elle passa sur ses lèvres sa langue gourmande et ajouta:


– C’est drôle, le tempérament! Tu en tiens encore pour celle-là, sais-tu, marquis.


Quelque chose de triste vint sur son visage ridé. Elle se planta devant une des grandes glaces et se regarda de la tête aux pieds avec une expression à la fois grotesque et terrible en grommelant:


– Tu as sauté, marquis, sauté, sauté! Marquis Ange de Tupinier de Baugé, amoureux de trente-six mille coquines, et qui voulait encore, par-dessus le marché, ta belle nièce, ta belle filleule, Vénus sortant de l’onde, sacré tonnerre! Angèle, que tu as faite duchesse, et qui s’est moquée de toi! C’est pour elle que tu as tué la première fois, marquis! marquis, elle ne t’avait pas chargé de cela, mais tu avais déjà le diable au corps… tu aurais mieux fait d’étrangler l’autre… le satané Dr Lenoir! Tout le fil que tu as à retordre vient de celui-là, marquis; mais, patience! son tour arrivera… Angèle n’a jamais pu te souffrir. Tu étais trop vieux, marquis, et pas un brin de poil sur la figure! Elles n’aiment pas ça… Sacré tonnerre! ma barbe était en dedans! Elle s’envoya à elle-même un baiser dans la glace.


– Farceur! fit-elle d’un ton caressant, volage comme la mouche à miel, et le dard! Sans le couteau, tu aurais été un parfait chérubin comme le pieux Énée ou le Dr Lenoir, mais bah! les dames n’en veulent pas, de ces anges-là; ce qu’il faut, c’est le tempérament. Tu en as, et à part la chose d’adorer le sexe, pas une habitude: ni jeu ni boisson… Une goutte de temps en temps pour l’imagination, une pipe… tu vivrais avec douze cents francs d’appointements, marquis, ma pauvre vieille!


Son regard clignotant derrière ses lunettes peignait une complaisance heureuse et un amour de soi sans bornes. C’était avec un plaisir évident et profondément savouré qu’elle poursuivait son examen de conscience.


– Mon bijou, reprit-elle, si on écrit jamais ta biographie, ça intéressera les diverses classes de la société, princesses et couturières. En as-tu joué des rôles pour sauver ce cou qui manque un peu de rondeur, c’est vrai, mais qui tient solidement aux épaules! Tu as été la Maillotte, la reine des échappées de Saint-Lazare; tu as été bedeau, cocher, directeur de commandites, maçon, marbrier, limonadier et membre du bureau de bienfaisance; tu as fait de la banque à la bourse et à la foire, des mariages, des éducations, de la gymnastique… et pas trop de bêtises, non!… Quelques-unes pourtant: le mariage d’Angèle avec le duc, prince de Souzay (pauvre brave homme!), le bras cassé de Clément… je le croyais fils d’Abel Lenoir, figurez-vous, et je voulais jouer à Angèle ce tour d’espièglerie. Il y a des moments où j’ai idée qu’il m’en cuira. Angèle! Chaque fois que je m’occupe de celle-là pour la servir ou pour lui nuire, je suis mordue; mais c’est plus fort que moi, il faut que je m’occupe d’elle toujours: je crois qu’elle est ma destinée!


Tout en parlant, car Adèle Jaffret ne pensait pas seulement toutes ces choses, elle les disait bel et bien, riant aux côtés gaillards de ses souvenirs et maugréant au reste, elle avait quitté la glace pour se rapprocher de la porte du cabinet. Elle l’ouvrit, et, à peine entrée, elle dégrafa sa belle robe de soie un peu froissée par son séjour dans la volière.


– Pas besoin de femmes de chambre, moi! dit-elle.


Et, en effet, elle s’y prenait avec beaucoup d’adresse et de prestesse.


Sa robe tombée, elle apparut en jupon court sous lequel se montraient les deux jambes d’un pantalon d’homme, relevées jusqu’au genou. D’un seul tour de main, elle abattit sa coiffure de respectables cheveux gris ornés d’un bonnet à fleurs.


Nous accolions tout à l’heure l’un à l’autre ces deux adjectifs: grotesque et terrible. Il en faudrait ici deux autres du même genre, mais plus forts. La vue de ce crâne absolument chauve et montueux, surmontant un déshabillé de femme d’où sortaient par en bas deux jambes osseuses, maigres, énergiquement masculines, prêtait à la fois à rire et à trembler.


Adèle les caressa, ces longs jarrets, l’un après l’autre, et se campa en coq.


– Tenue du chevalier de Faublas! dit-elle; don Juan français! Richelieu moderne! qui prend le temps de séduire sa petite Lirette, tout en portant à bout de bras une montagne d’affaires… et directeur, avec ça, d’une entreprise d’intérêt général!


Il ou elle éclata de rire en s’approchant du bureau pour y prendre une pipe courte et noire, encore mieux réussie que celle de M. Noël, autrement dit Piquepuce. La pipe fut bourrée selon l’art, avec le coup de pouce par-dessus, et allumée.


Puis le jupon tomba à son tour, et nous ne pouvons plus parler d’Adèle Jaffret qu’au passé, comme de la chrysalide d’où venait de jaillir l’affreux papillon, Cadet-l’Amour, dans tout l’éclat de sa laideur épique.


Il chaussa ses bottes et revêtit une longue lévite, au côté gauche de laquelle, dans la doublure, était une gaine de cuir où il glissa un couteau tout ouvert. Son crâne dénudé disparut sous un chapeau mou coiffé de travers. Il saisit un gros rotin qu’il fit tournoyer autour de sa tête et revint vers la glace, devant laquelle il se campa le poing sur la hanche, déclamant comme un acteur qui parle en public:


– Cadet-l’Amour, rôle de Fra Diavolo! coqueluche de l’autre sexe, supérieur aux difficultés les plus compliquées, met les camarades dans sa poche et va-t-en ville! Enfoncé le colonel!


Il s’envoya un dernier baiser et sortit d’un pas vainqueur par la porte qui avait donné passage à M. Noël.

V Les intrigues d’Échalot

Eugène Sue fit un jour la plus hardie de toutes les excursions connues à travers les souterrains de Paris. Bien des gens purent croire qu’il avait mesuré, et même exagéré les profondeurs de l’abîme comme ce puissant trouveur, Jules Verne, quand il nous mène, à l’ombre des forêts de champignons, jusqu’au noyau de la terre, ou qu’il voyage, sans parapluie, à trois mille brasses au-dessous du niveau de la mer.


Ceux qui crurent cela se trompaient. Une imagination comme celle d’Eugène Sue lui-même aurait beau se tendre et s’allonger, jamais elle ne saurait atteindre le fond de notre civilisation ou de notre barbarie.


Un seul phénomène paraît démontré, un seul fait certain, et ici, c’est encore la fantaisie de Jules Verne qui a raison. Quand on creuse un puits sous Paris et qu’on y descend, la lanterne à la main, l’horreur espérée est tout aussitôt vaincue par le grotesque: plus de grands chênes aux ombrages menaçants, rien que des champignons pour faire le paysage.


En suivant cet ordre d’idées, par exemple, le voyageur n’est jamais à bout de découvertes et de surprises, surtout dans ces prodigieuses pénombres, où grouillent les gens et les choses de l’art déclassé. Ce n’est pas le peuple, entendons-nous bien, qui végète là-bas, ni même une partie du peuple; c’est un peuple à part composé d’homoncules semblables à celui qui jaillit un soir du fourneau du Dr Faust. Seulement, le Dr Faust n’est pas de chez nous, et les chimistes qui ont créé nos hommes cryptogames font leur cuisine dans les caves théâtrales.


Ils n’ont jamais été, ces créateurs, dans leurs mixtures, beaucoup au-delà du thé de Mme Gibou; leurs fils, qui caricaturent nos héroïsmes et nos bassesses au fond de l’égout, participent d’eux, et forment cette étrange catégorie des charlatans forains, troupeau plus ignorant, plus superstitieux, plus «gobeur» que la cohue même qui le contemple.


Nos faubourgs commencent à se moquer du mélodrame; la foire y croit encore, et au milieu du déniaisement universel, la famille de Bilboquet vit d’illusions mangées aux vers. Elle cherche «le secret», elle attend «le trésor»; pour elle, il semble qu’une lessive de comique effréné, mais plaintif, déteigne sur tout et ne laisse rien de vrai à la surface du globe.


S’il y avait un poète assez audacieux pour montrer au public dans sa réalité invraisemblable ce monde, ce pauvre monde des douleurs cocasses et des hallucinations hébétées, notre siècle aurait son épopée immortelle, au moins en ce qui concerne le ruisseau.


Et je vous l’affirme, tant nous connaissons peu et mal ce qui est tout près de nous, notre siècle croirait qu’on lui parle de la lune!


Échalot était un artiste au cœur plein de poésies chevaleresques; Similor, son ami, également artiste, mais moins loyal, joignait à tous les défauts d’un bon «traître» le goût de l’argent qu’on emprunte aux dames. Échalot lui-même s’était avoué depuis longtemps que son Pylade ne jouissait pas d’un noble caractère.


Échalot n’avait pas fait fortune depuis cette soirée où nous le vîmes, à la fois nourrice et sentinelle, guetter la porte cochère de l’hôtel Fitz-Roy et allaiter le jeune Saladin au corps de garde de la rue Culture-Sainte-Catherine.


Probe, laborieux, délicat, sentimental, adonné à l’intrigue sans savoir ce que c’est, fidèle à l’honneur qu’il définissait vaguement et dans des termes inconnus aux moralistes. Échalot ne vivait pas bien, mais il vivait d’art, jaloux de son indépendance et vendant du poil à gratter.


Similor, père naturel de Saladin, ne s’était pas bien conduit avec Échalot; il avait même essayé de l’étrangler, un soir («au mépris de l’amitié!» disait Échalot) pour quatre pièces de cent sous qui se trouvaient ensemble dans la caisse étonnée. Saladin lui-même avait mal tourné, malgré les excellents principes à lui inculqués dès le berceau. Comme famille, il ne restait à Échalot que cette petite coureuse de nuit, Lirette, connue du Dr Abel Lenoir, et qui apportait des bouquets de violettes au prince Georges de Souzay.


Il sera beaucoup parlé de Lirette dans la suite de ce récit.


Échalot était, après Dieu, maître du plus pauvre parmi les «établissements» composant l’humble foire qui se tenait alors sur la place Clichy, dont on achevait les aménagements. Onze heures venaient de sonner au restaurant du Père-Lathuile, le seul temple qui fût aux environs. La baraque plus que modeste d’Échalot était fermée, et la nuit empêchait de voir son «tableau» abondamment endommagé, et représentant une robuste déesse couchée sur le dos au moment précis où Hercule, fils de Jupiter et d’Alcmène brandissait sa massue pour lui casser un pavé sur le nombril.


Auprès de la barque se trouvait la maison chariot, de forme antédiluvienne, et presque complètement désemparée, qui avait dû faire bien des fois son tour de France. Elle était timbrée d’un large écusson ovale portant cette mention: «Spectacle Échalot de Paris, élévations, suspensions, physique, électricité, combats et mystères, offerts aux habitants de cette ville, avec permission spéciale des autorités.»


La place était déserte déjà depuis du temps. Un vent âpre secouait les arbres dépouillés des boulevards extérieurs. C’est à peine si quelques passants se voyaient à de longs intervalles, hâtant leur marche et rasant les maisons.


Les baraques de la foire dormaient: l’hiver, on n’essaye même pas d’attirer «le monde» après la nuit tombée. La seule lumière qui se montrât dans le campement forain brillait à l’intérieur de la voiture-Échalot par les fentes d’un volet peint en écarlate et lamentablement fendillé.


Dans une cabine ayant trois fois la contenance d’un cercueil, Échalot veillait, pensif et assis sur un tambour d’harmonie. Il était vêtu d’un lambeau qui restait du costume de magicien, porté jadis avec gloire par feu son maître, M. Samayoux, magnétiseur de toutes les diverses cours étrangères. Auprès de lui était une soucoupe, humide encore de gloria et dans laquelle trempait une spatule, réduite au métier de petite cuiller.


Au plafond, dans un filet tendu, se voyaient la tête embaumée d’un guillotiné, le parapluie de Mme Samayoux et sa guitare. Un caniche empaillé sommeillait sous la table.


Les cheveux d’Échalot grisonnaient, quoiqu’il ne portât pas plus de quarante ans. Il tenait à la main un graisseux portefeuille et réfléchissait laborieusement. L’expression de sa pauvre bonne figure reculait les bornes de la naïveté.


– Quant à ça, dit-il avec découragement, le travail de cabinet m’incommode, à la longue, de fatiguer mon cerveau délabré par les malheurs d’une carrière, que si j’en écrivais mes mémoires, l’univers ne voudrait pas y ajouter foi, c’est sûr.


Il s’arrêta après cette redoutable phrase et poussa un soupir de bœuf.


Mais il reprit aussitôt pendant que deux larmes venaient au coin de ses yeux:


– Affligé, rapport au sentiment que je nourrissais pour elle, dans Léocadie, veuve de M. Samayoux, dont je ne peux pas regarder encore son parapluie sans m’arracher des pleurs, trahi par l’amitié qu’est le premier bien de la vie par Similor qui m’a lâché, emportant mes économies, refroidi de mes illusions et chimères au sujet de Saladin, je ne vois plus à mon horizon couvert de sombres nuages que la banqueroute dont tout jusqu’à mes nippes sera vendu à la porte un de ces quatre matins par le gouvernement!


Il poussa un second soupir, mais plus gros et accompagné d’un maître coup de poing qu’il s’appliqua au milieu du front.


– Reste Lirette, dit-il, c’est vrai, et le secret impénétrable! Je connais le truc de profiter des circonstances d’un mystère qu’on peut avec elles s’introduire dans le sein d’une famille titrée et la faire chanter loyalement, le père d’un côté, la mère de l’autre et l’enfant pareillement à part, sans manquer à l’honneur, puisqu’on vend ce qu’on sait, pas vrai, à ceux qu’ont besoin de l’acheter pour en faire leur bonheur. Sans doute, mais je n’ai pas encore sondé le fond du mystère, et où prendre l’adresse de la famille?


Il serra sa tête dans ses mains, qui n’étaient pas propres, et de sa poitrine sortit un véritable mugissement.


– Bon, bon, bon! poursuivit-il comme s’il eût répondu à la suggestion d’un Méphistophélès invisible, on sait ça aussi bien que vous. Lirette arrive à l’âge des ris, des grâces, des amours, et la ceinture de Vénus, hein? y a de l’argent au fond de ça? Connu, M. Tupinier est un vieux criminel qu’en a glissé déjà deux mots sans avoir l’air, et le négociant de la rue d’Amsterdam… Je sais bien qu’au fond, ça n’attaque pas l’honneur, pourvu qu’on place à la caisse d’épargne, ils disent tous ça; mais les préjugés, ça tient dur. J’ai des préjugés, moi, sans que ça paraisse… et puis allez donc proposer des choses de même à mademoiselle Lirette! moi, d’abord, je ne me vois pas dans ce rôle-là.


Il ne se doutait guère, le pauvre diable, qu’en prononçant ces paroles, son humble physionomie s’était éclairée d’un rayon de belle fierté. Ils ne connaissent ni le bien ni le mal, ni rien!


Un instant, il resta silencieux et perdu dans l’incohérence de sa méditation, puis il ouvrit son portefeuille souillé pour en retirer un chiffon, couvert d’informes caractères.


– Le secret est là! murmura-t-il. Heureusement que je sais écrire pas mal, ayant été apprenti pharmacien. Seulement, ça me paraît que c’est du latin, et je n’ai pas poussé mon éducation jusque-là: j’essaye toujours de lire comme la petite le disait: «Orémusse, petrat sube ondessimat…»


Il s’interrompit brusquement et remit avec prestesse le chiffon dans le portefeuille. On venait de frapper à la porte de la baraque.


– Qui peut venir à cette heure! pensa Échalot stupéfait. Va-t’en voir si j’ouvrirai!


Au-dehors, on frappa de nouveau, et une voix mielleuse dit à la plus large fente du volet:


– Ne fais pas semblant de dormir, ma vieille; ouvre, tu verras qu’il fait jour.


– Cadet-l’Amour! balbutia Échalot qui devint pâle.

VI Heure indue

Échalot n’ouvrit pas encore; il vint jusqu’à la petite porte qui fermait sa cabine sur le dehors et parlementa.


– Ça va bien, M. Tupinier? demanda-t-il. Si vous logez avec votre sœur, Mme Jaffret, là-bas, rue Culture, au Marais, vous avez de la route, et il se fait tard.


– Tu ne m’as donc pas entendu? répondit-on du dehors; on te dit il fait jour!


– Pas de danger, à l’heure qu’il est! Vous plaisantez, monsieur Tupinier.


Puis, se reprenant, et avec un orgueil d’enfant:


– C’est vrai que, dans le temps, on comprenait votre jargon assez couramment comme ça. Je ne nie pas que j’aie été mélangé avec les Habits Noirs dans des intrigues que je n’y entendais goutte, sans jamais manquer à l’honneur! J’ai fréquenté les plus huppés de L’Épi-Scié dans l’intimité familière, et M. Piquepuce me tapait toujours dans le dos en disant: «Si ce n’était pas fait, c’est sûr que tu l’inventerais.» C’était la poudre qu’il entendait…


– Ah! çà! nigaud, est-ce que tu vas me laisser dehors! s’écria Tupinier. Il fait un froid de loup!


– Mais, poursuivit paisiblement Échalot, l’âge des passions n’y est plus, et ma fréquentation avec Mme Samayoux m’a fait savoir sur vous des choses incompatibles; alors, je m’en prive, ayant mis Similor lui-même à la porte pour improbité. Bien des choses chez vous, l’Amour!


Tupinier gronda un juron et n’insista pas. Échalot écouta et crut entendre son pas qui sonnait sur la terre gelée.


– On va conséquemment se mettre à la niche, pensa-t-il, avec l’espoir que l’Être suprême me récompensera une fois ou l’autre d’avoir repoussé un coquin pareil qui venait peut-être m’offrir mon aisance et la fin de tous mes malheurs, moyennant que je retombe dans l’inconduite. Ce serait bête de la part de la Providence de me laisser dans l’embarras, je ne peux pas croire ça d’elle.


Il y avait au fond de la cabine une manière d’armoire.


Échalot en fit jouer la coulisse qui glissa en grinçant et montra une couchette étroite, garnie d’un matelas sans draps, mais sur lequel se voyait une magnifique couverture grise à bordures rouges.


Il dit encore:


– Cadet-l’Amour doit être déjà vers la place Saint-Georges, à moins qu’il n’ait passé sa mauvaise humeur chez le liquoriste. Similor dit qu’il est Mme Jaffret et qu’il a le secret du Trésor caché sous son aisselle: des millions de milliasses qu’on en bâtirait avec une maison tout entière en argent… Mais Pistolet prétend bien que le colonel n’est pas mort et qu’il n’y a rien qu’un squelette de lévrier dans la belle tombe qui est au Père-Lachaise… Et que le Trésor est en Amérique au fond d’un lac… Et que le vieux Morand avait passé je ne sais plus combien de nuits avec le colonel à maçonner une cachette pour le Trésor (mais alors, il ne serait pas en Amérique) et pour les papiers de la famille de Clare… Et qu’il battait sa fille pour lui apprendre un bout de latin qu’il avait l’air d’une prière et qui était… Eh! là-bas!… Ah! nom de nom, quelle idée!


La voix d’Échalot tremblait.


Pendant qu’il parlait ainsi, tout son pauvre être s’était transfiguré.


Il y avait des rayons autour de son visage; ses yeux brûlaient.


Il se laissa tomber de son haut à genoux au pied de sa couchette, et, levant vers le ciel ses mains jointes ardemment, il s’écria, en baisant son portefeuille crasseux avec passion:


– C’est peut-être le latin qui est là-dedans! Ô souverain architecte de l’univers, faites ça pour moi! Si je trouve le trésor d’un millier de millions, je me plongerai bien un petit peu dans les délices de la Chaussée-d ’Antin et du Palais-Royal, rapport à ta vache enragée que j’en ai trop mangé, n’ayant jamais dîné chez Véfour ni à la Maison-d ’Or; mais aussi, j’élèverai des estropiés, je bâtirai des églises et je distribuerai des soupes à la halle que chaque pauvre de Paris aura en outre le sou de poche, et la poule au pot pour les ménages infortunés! Ô bon Dieu! cher bon Dieu! qu’est-ce que ça vous fait? S’il vous en faut de reste pour vos religieuses, béquillards et maisons d’éducation, je me contenterai de cent millions, et promesse de fonder un hôpital.


Il s’arrêta pour respirer, puis reprit avec une ferveur croissante:


– Sacré nom de nom, de nom! que j’en ai envie de coucher dans de la batiste et velours tout soie, entouré de dames qui attend son tour, et répandant, quoique ça, des bienfaits sans nombre sur toute la surface de l’hémisphère! Voilà du temps que je nourris mon quine à la loterie. J’ai placé sur Lirette…


– Et moi aussi, bonhomme! interrompit la voix de Tupinier qui venait encore du dehors.


Mais les paroles qui suivirent furent prononcées en dedans de la cabine, car un bruit sec s’était fait dans la serrure, et le pauvre Échalot stupéfait avait à peine eu le temps de se mettre sur ses jambes que le nez crochu de Cadet-l’Amour, coiffé de ses lunettes, se montrait sur le seuil.


– Le ciel a exaucé ta prière, ma vieille, dit-il en entrant. Attends voir que je retire mon clou de ta serrure… Voilà! je suis venu tout exprès pour te causer de Lirette.


C’était, quand il voulait, un gai compagnon que cet ancien marquis.


Il avait l’air tout content du bon tour qu’il venait de jouer et traversa d’un pas guilleret la distance qui le séparait de la table.


– Monsieur Tupinier, dit Échalot, je vous demande bien pardon de ne pas vous avoir ouvert, mais j’allais me mettre au lit, et si vous avez quelque chose à me dire, faites vite. J’ai sommeil.


Ces paroles furent prononcées avec une certaine fermeté. Cadet-l’Amour déboutonna sa grande redingote et prit sous les revers une bouteille pleine qu’il posa sur la table.


– Tu fourniras bien les verres, bonhomme, dit-il, au lieu de répondre.


Et, tirant hors de l’armoire le matelas maigre qu’il roula en boudin, il se fit un siège.


– Ta petite dort? demanda-t-il.


– Il y a longtemps, oui.


– Donne les verres.


– Je n’ai pas soif, dit Échalot.


– Alors, à ta santé!


Cadet-l’Amour déboucha la bouteille et but à même un large coup.


– Un froid de loup dehors, ce soir, reprit-il, je crois que je te l’ai déjà dit: ça fait du bien d’avaler une gorgée. Assieds-toi. Tu aimes mieux rester debout? à ta fantaisie. Où il y a de la gêne, pas d’agrément!


L’eau-de-vie débouchée répandait ses effluves dans l’étroite chambrette. Les narines d’Échalot se gonflèrent. Cadet-l’Amour poursuivit:


– Tu sais que la bande Cadet, c’est des histoires. Je ne dis pas que je n’ai pas fait quelques petites affaires par-ci par-là, du temps du colonel, qui m’avait mis la corde au cou comme à tant d’autres et à qui personne n’a jamais osé désobéir, mais depuis que le vieux démon a avalé sa langue, on a tiré une barre. Plus rien, sinon la liquidation qui se fait honnêtement entre Mme Jaffret, Samuel, Marguerite et moi.


– Vous ne devez pas avoir de disputes, monsieur Tupinier, dit Échalot, surtout avec Mme Jaffret?


Il alla prendre deux verres sur une planche et les déposa auprès de la bouteille.


– Farceur! grommela Cadet-l’Amour d’un air bon enfant; tu as de l’esprit comme quatre, sous ton air bonasse… Il faut te dire que je suis ici un peu par hasard. J’étais sorti pour un petit rendez-vous bien gentil là-bas, rue des Minimes. Les femmes, moi, d’abord, je ne connais que ça. L’âge n’y fait rien, je suis encore vert.


– C’est que c’est vrai, tout de même, fit Échalot, qui prit son verre plein et trinqua poliment.


– Un mari jaloux, continua Cadet-l’Amour, il n’évitera pas son sort, mais ce soir, il est cause que je suis resté dans la rue. Alors, j’ai donc voulu utiliser ma soirée. Ça t’irait-il de gagner un billet de mille?


– Quand payé? demanda Échalot.


L’Amour plongea la main dans la poche de sa houppelande et en retira un magnifique billet de banque, qu’il plaça tout ouvert sur la table. Échalot ferma les yeux.


– La destinée, murmura-t-il par-dessus un gémissement étouffé, a confié à mes soins désintéressés l’orpheline sans père ni mère. Si c’est pour acheter son innocence, zut!


L’Amour le regarda d’un air profondément étonné.


– J’ai été bête de ne pas apporter des pièces de cent sous, dit-il. Il y en a deux cents là-dedans, tu sais?


Nous ne voudrions pas affirmer que l’observation de l’ancien marquis fût tout à fait dépourvue de vérité, Échalot répondit avec noblesse:


– Monsieur Tupinier, vous mettriez de l’or sur de l’argent et des rubis encore par-dessus et par-dessus encore des diamants, que ça n’irait pas à la cheville de mes bonnes mœurs! Laissez-moi tranquille, je n’ai pas besoin de votre argent!


Cadet-l’Amour ne s’était peut-être pas attendu à cette belle défense.


– J’allais doubler, répliqua-t-il, mais puisque c’est comme ça, rien de fait! J’avais cru entendre pourtant, à travers la porte, que tu te plaignais amèrement de ton sort, et autrefois tu ne dédaignais pas l’intrigue…


– Je m’y plonge habituellement! s’écria le pauvre hère, à qui l’héroïsme de son sacrifice mettait des larmes plein les yeux; c’est mon élément, l’intrigue, monsieur Tupinier, quoique ça ne m’a pas encore réussi, depuis vingt ans que j’en essaye! L’intrigue, bon! présent pour l’intrigue! Mais avec honneur, ou plutôt mourir! Ôtez votre billet, je n’aime pas voir ces choses-là.


L’Amour, qui s’était levé, se rassit et se mit à rire.


– Voilà ce que c’est, dit-il en remplissant de nouveau les verres, que de ne pas s’expliquer bien comme il faut. Tu as cru, je parie, qu’il s’agissait de la bagatelle? J’en use, c’est vrai… À ta santé, ma poule.


– À la vôtre, monsieur Tupinier, vous êtes bien honnête.


– Mais, poursuivit l’Amour, j’en cueille tant que j’en veux de ces fleurs. Si l’on m’a surnommé l’Amour, ce n’est pas pour des prunes. Malgré ma maturité, je suis entouré d’occasions agréables en jeunes demoiselles, comtesses, marquises, actrices des premiers théâtres… et plus huppé encore! Tu ne m’as pas compris du tout, du tout. C’est une affaire montée que je te propose; de la haute comédie, de l’intrigue à triple nœud…


– J’en suis! s’écria Échalot.


Ses yeux brillaient, non seulement par l’effet de l’eau-de-vie, mais surtout parce que ce mot magique: l’intrigue remuait en lui toutes les fibres de son étrange vocation.


Il ajouta:


– Si vous voulez être gentil tout plein, vous m’exposerez l’opération en bref; Dieu merci, je saisis les choses à demi-mot, et si c’est une vraie intrigue astucieuse et scélérate, mais pas canaille, vous verrez comme on en joue dans mon département!


L’Amour versa encore et reprit, mettant son style naturellement coloré tout à fait au niveau de celui d’Échalot:


– C’est la chose de produire une illusion d’optique pour profiter adroitement de circonstances embrouillées par le mystère dans l’occasion de diverses successions opulentes qu’on veut recueillir au moyen d’une supercherie de longueur… Quand tu ne comprendras pas, tu le diras, mon fils.


– Allez toujours! s’écria Échalot, dont les yeux flambaient et qui se trémoussait d’aise, je ne saisis pas encore, mais tant plus c’est tortueux dans ses ténèbres, si je n’y perds pas mon honneur, tant plus ça me va à la nature de mon caractère! Ils trinquèrent.


L’Amour lui donna une tape sur l’oreille et reprit:


– Farceur! c’est bien parce que je connaissais ta capacité que je suis venu à toi. Attention! voilà l’affaire.

VII Victoire d’Échalot

La pièce se joue, dit Cadet-l’Amour, appuyant ses deux coudes sur la table, entre deux familles nobiliaires de l’ancienne cour de nos rois légitimes…


– Est-ce qu’il y a de la politique? demanda Échalot avec défiance.


– Non. C’est tout civil et tu n’es pas entièrement étranger à la chose, puisque c’est toi qui vins me prévenir là-bas à l’estaminet de L’Épi-Scié, le soir où le dernier duc de Clare se laissa mourir à l’hôtel de la rue Culture.


– J’avais mis Saladin au poste, dit Échalot. Similor voulait tout garder sur vos cinq francs que vous donnâtes pour la faction et la course, mais j’exigeai quarante sous pour le lait du mioche qui ne m’en a pas récompensé par sa conduite ultérieure. C’est vieux, cette histoire-là, monsieur Tupinier.


– Douze ans, ni plus ni moins. Le duc avait un fils qui est tout naturellement le duc de Clare, à présent. D’un autre côté, le vieux Morand… Te souviens-tu de celui-là?


– Ah! mais oui! fit Échalot, qui baissa les yeux parce qu’il songea au latin de la prière.


L’Amour le regardait en dessous.


– Ce Morand, continua-t-il, ne valait guère mieux qu’un mendiant quand il est mort, mais il se trouve que sa fillette est maintenant presque aussi riche que le petit duc. Tu comprends qu’on s’intéressait à ces enfants-là!…


– Je comprends… oui.


– À la santé de ta Lirette!


– Volontiers… Allez de l’avant, monsieur Tupinier.


– Voilà donc que nous étions comme ça une compagnie de gens sérieux pour exploiter l’affaire… Et ça me fait rire, quand je pense à tout ce qu’on a raconté de la bande Cadet…


– Dame! grommela Échalot, qui laissa son verre à demi vide, la catastrophe des deux vieilles demoiselles de la rue de la Victoire venait joliment bien pour votre société, dites donc?


– La loi a été payée! riposta l’Amour, et ce n’est pas notre faute si le directeur de la Force a laissé glisser le criminel.


– Clément-le-Manchot aurait pris de l’air! s’écria Échalot.


– Ce soir, oui, sur les neuf heures. Où en étais-je? À notre commandite, composée de M. Samuel, de Mme la comtesse de Clare, du comte de Comayrol…


– Connus, tous ceux-là! Et maman Jaffret présidait?…


Je ne sais pas si c’était l’eau-de-vie, mais cet Échalot vous avait un air vainqueur.


Cadet-l’Amour, au contraire, baissait le ton, et son regard peignait une vague inquiétude.


Il emplit les verres et but. Échalot repoussa le sien.


– Pour ma santé, expliqua-t-il. Allez toujours.


– Le reste va de soi, reprit l’Amour, cachant de son mieux sa mauvaise humeur; nous avions un jeune duc très bien fabriqué et une petite Clotilde de Clare premier choix: tout allait donc sur des roulettes…


– Eh bien?


– Eh bien! Ils étaient du monde où les plus belles choses…


– Les auriez-vous… perdus? demanda Échalot, qui fronça le sourcil.


– Pas encore, répondit Cadet-l’Amour, mais nous avons découvert en eux des qualités… des défauts… Enfin, bref, il en faut d’autres. Voilà! Échalot se gratta l’oreille.


– Et vous avez songé comme ça à ma petite Lirette? dit-il après un silence.


– Qu’en penses-tu?


– Pas bête, vous, monsieur Tupinier?


Il était un peu gris. Son œil clignotant avait des éclairs de finesse. Cadet-l’Amour fronça le sourcil à son tour et demanda durement:


– Veux-tu ou ne veux-tu pas, bonhomme? Je ne te touche pas même un mot de ta discrétion, car, avant d’entrer, je t’ai dit: Il fait jour, et si tu prononçais une parole…


– Bon, bon, fit Échalot, pas de danger! y a du temps qu’on est plus muet qu’un poisson…


– Veux-tu ou ne veux-tu pas? répéta l’Amour.


– Ça dépend des conditions, monsieur Tupinier. Si vous vous emportez, d’abord, je n’en suis plus. Qu’est-ce que vous offrez!


– Pour la petite, hôtel, diamants, voitures, livrée…


– J’entends pour moi, interrompit Échalot.


– Pour toi, la position de père adoptif d’une princesse…


– J’entends au comptant, dans le creux de la main. Cadet-l’Amour ne connaissait pas le bonhomme sous cet aspect. Il hésita.


– Tu sais si nous sommes justes, dit-il enfin: ça t’irait-il deux mille quatre cents francs de rentes?


– Bonté du ciel! deux cents francs par mois: plus de six francs par jour!


– Ça t’irait?


– Un peu, monsieur Tupinier… quoique j’aimerais mieux davantage. Et que me demandez-vous en échange?… Non, merci, je ne bois plus. Parlez net, s’il vous plaît.


La figure ravagée de Cadet-l’Amour était toute rouge. Ce nouvel Échalot qu’il ne connaissait pas l’irritait et lui donnait de l’inquiétude.


– Voilà, répondit-il pourtant: j’ai ma voiture au coin de la rue Fontaine. Tu réveilles l’enfant, je l’emmène, je la décrasse; elle est confiée à ma respectable sœur, Mme Jaffret, qui l’aimera comme la prunelle de ses yeux, et finalement nous la marions à son cousin, le jeune duc de Clare. Pas plus malin que ça, bonhomme, ça te va-t-il?


Échalot se leva et repoussa du pied le tambour qui lui servait de siège.


– Monsieur Tupinier, dit-il en riant bonnement, avez-vous un million sur vous?


– Sacré tonnerre! imbécile… commença l’Amour qui se leva aussi, violet de colère.


– Du calme! interrompit Échalot noblement, on ne fait pas les affaires avec des gros mots. Quand même vous auriez le million susmentionné, vous n’emmèneriez pas Lirette à cette heure de nuit qui n’est pas convenable pour une jeune personne de naissance, seule dans une voiture fermée avec un polisson âgé…


L’Amour ferma les poings.


Échalot prit la pose attribuée à Thémistocle dans sa discussion célèbre avec Eurybiade.


– Que ça vous plaise ou non, monsieur Tupinier, dit-il, c’est mon idée.


Et comme l’Amour fit un mouvement, Échalot ajouta:


– Au cas où vous taperiez, je vous préviens que je vous casserais comme une assiette!


Il y avait de la fureur dans le désappointement de Cadet-l’Amour. Échalot le regardait avec un calme rempli de bienveillance. Il ajouta:


– Vous saurez, pour votre gouverne, que j’ai été modèle d’atelier pour les biceps, et que je donne dans mon établissement des assauts de boxe française, dont la réputation a attiré M. Vigneron avec des sénateurs et députés en masse de toutes les opinions les plus opposées. La mention d’un million, plus ou moins, n’est pas inconséquente. Je demande le temps de la réflexion pour en fixer le taux exact, après quoi, si on s’entend nous deux, je conduirai moi-même la jeune personne à son nouveau domicile dont on m’en fournira un reçu sur timbre… Ah! mais! quoique pauvre et honnête, on possède aussi la teinture des affaires et leur triture. À l’avantage, monsieur Tupinier!


Ayant ainsi parlé distinctement et avec importance, Échalot s’inclina comme il avait vu plusieurs «seigneurs» le faire au théâtre Montmartre, puis il ouvrit la porte d’une façon toute significative.


Cadet-l’Amour avait plongé la main sous sa houppelande et saisi le manche de ce long couteau engainé dans la doublure.


Le sang lui bordait les yeux.


Mais prenant, comme on dit, sa colère à deux mains, il s’élança dehors en grondant un blasphème.


Échalot lui dit sur le seuil:


– On vous reverra demain, je n’ai pas d’inquiétude là-dessus. Vous savez bien que vous ne trouveriez pas dans d’autres boutiques la marchandise qui est dans ma maison.


Cadet-l’Amour, qui était déjà loin, se retourna pour montrer le poing, mais Échalot avait refermé la porte.


En marchant, Cadet-l’Amour chancelait. Il était bien plus ivre encore de fureur que d’eau-de-vie. De rauques jurons s’étranglaient dans sa gorge.


– Il y a des jours comme cela! grondait-il, et des nuits! Que le diable les grille, sacrr…! J’en larderai! j’en hacherai! Personne rue des Minimes, au rendez-vous! Et les idiots qui se mettent à me marcher sur la tête, maintenant! Et les autres de la bande qui me tiennent, qui me serrent, qui m’étouffent, disant: «Tant pis pour toi si tu ne réussis pas, on te coupe!» Mais, avant d’être mangé, je mangerai! Avant d’être coupé, je couperai, je trancherai, je piquerai! Il me faut quelqu’un à mordre, d’abord!


Il arrivait au coin de la rue Fontaine, où sa voiture, comme il l’avait dit, l’attendait.


Le cocher dormait sous son carrick. Il l’éveilla d’un violent coup de rotin, et comme l’autre se rebiffait:


– Marche droit, lui dit-il, les ordonnances de police te défendent de dormir sur ton siège. J’ai le bras long tu sais! Conduis-moi rue Vieille-du-Temple, n°…, et brûle le pavé ou gare à toi!… Et, si tu n’es pas content, descends, on va te payer une tripotée!


Le cocher n’était pas en appétit de bataille; il rassembla ses rênes, et Tupinier enjamba le marchepied. La portière fut refermée si brutalement que le carreau sauta en miettes.


– Et par le froid qu’il fait! gronda Tupinier, qui écumait. Jamais de chance! J’aurai le rhume. Aussi, ça ne tient pas, ces vieux meubles! Sacré tonnerre! le Manchot va me le payer!


Cette idée parut le consoler un peu. Il s’enfonça dans le coin du coupé et resta immobile, grondant sourdement par intervalles.


La voiture s’arrêta une demi-heure après devant une maison à six étages, de piètre apparence, située non loin de l’Imprimerie nationale. En mettant pied à terre, Tupinier dit au cocher:


– Mon camarade, j’étais de mauvaise humeur parce que ma blonde avait faussé la consigne. Votre pourboire s’en ressentira.


Quelques passants allaient et venaient encore dans ce populeux quartier. Il n’était pas minuit sonné.


Tupinier entra dans une étroite allée qui n’avait pas de concierge. Il monta cinq étages quatre à quatre avec une vigueur de jarret qu’on n’aurait pas attendue de son âge.


Au sixième, l’escalier grimpait à pic et il y avait encore au-dessus une manière d’échelle, que Tupinier gravit dans la plus complète obscurité.


L’échelle menait à un petit grenier dont la porte, figurant un trapèze, s’ouvrait sous les ardoises même du toit. Tupinier lança un coup de pied dans cette porte, qui s’ouvrit. Avant d’entrer, il frotta une allumette chimique, dont la lueur éclaira la malpropreté d’un galetas, au fond duquel un homme dormait dans un sac bourré de paille.


Auprès de lui étaient deux bouteilles, dont l’une portait dans son goulot une chandelle de suif. Tupinier l’alluma, et la hideuse misère du lieu apparut dans toute son horreur.


Il n’y avait rien là, sinon des souillures, ni chaises, ni table, pas même la planchette où le pauvre met son morceau de pain, pas même le clou servant à suspendre ses haillons.


Sur le carreau, qu’on ne voyait point, tant la couche de poussière était épaisse, les pas de l’homme qui habitait ce bouge avaient laissé leurs empreintes dans toutes les directions, comme le passage des bêtes fauves marque mille traces sur la terre humide en forêt.


Le malheureux était jusqu’au cou dans son sac, dont la coulisse n’était pourtant pas nouée, ce que le lecteur comprendra quand il saura que nous sommes en présence de cet autre «Clément-le-Manchot», mentionné dans le récit de mademoiselle Clotilde, et qui avait joué un rôle sinistre lors de l’assassinat du 5 janvier, rue de la Victoire.


On ne voyait point son visage, caché par les masses crépues de ses cheveux.


Il ronflait bruyamment.


Tupinier s’approcha de lui à pas de loup, et, prenant les deux bouts du cordon destinés à fermer le sac, il y fit un nœud solide.


Quand il se redressa, un rire féroce montrait toutes ses dents.

VIII Bêtes féroces en colère

Il y a presque toujours un côté enfantin dans la méchanceté humaine. Cadet-l’Amour, ce redoutable assassin qui, depuis quarante ans, vivait de sang, allait passer sa colère en faisant une niche au misérable garrotté dans son sac et qui ne pouvait plus se défendre: une niche de tigre.


Et cette pensée, évidemment, le délectait par avance.


La malice satisfaite mettait des rayons autour de son crâne, chenu comme la tête d’un vautour; Il s’était débarrassé de son chapeau mou et retroussait ses manches sans se presser en disant:


– La rage vient toute seule aux chiens, je veux voir si c’est comme ça pour les hommes.


– Eh! Manchot! ajouta-t-il tout haut, tu rêves de fricotage à la barrière, gourmand! Tu gagnes gros, pourtant, mais tu manges tout. On t’avait défendu de revenir ici, puisque la police connaît le trou.


L’autre continua de ronfler, mais il s’agita péniblement.


Il faisait si froid dans le grenier que toute la partie de lui-même qui n’était pas abritée par la paille et le sac ressemblait à une engelure.


– Eh! Manchot! répéta l’Amour, m’entends-tu?


Et comme le malheureux ne s’éveillait pas encore, il le frappa d’un coup de talon au sommet du crâne.


Cela sonna comme un choc de maillet battant un bloc de bois.


Le Manchot soubresauta comme s’il eût compté, d’un seul bond, se trouver sur ses pieds, mais son mouvement, contrarié en tous sens par le sac, le rejeta pesamment sur le carreau.


C’était une bête féroce aussi, et s’il avait eu la liberté de ses membres, Tupinier, en ce premier moment, aurait payé cher son espièglerie; mais le Manchot, impuissant et vaincu d’avance, ne put que pousser un cri de colère étonnée. Il prononça en grondant le nom de Tupinier et ajouta:


– Pourquoi m’avez-vous frappé, vous?


– Parce que tu fais des cancans sur moi à L’Épi-Scié, fanfan, répondit l’Amour qui riait toujours de sa gaieté de chacal. Tu dis à tout le monde que j’ai cassé ton bras par tigrerie, et ça nuit à ma considération dans Paris. Tu as reçu deux cents francs pour ton bras, qui ne les valait pas, et tu sais bien que l’opération a été faite dans un bon motif. Il fallait bien te rendre susceptible d’échapper à la loi après la chose de la rue de la Victoire. C ’est à cause de ton bras qu’on a pu mettre un autre manchot à ta place en prison, est-ce vrai, ça? Tu ne seras jamais qu’un ingrat! Et pourquoi es-tu encore ici? Tu sais bien que tu devais loger ailleurs, puisque ce démon de Pistolet a fait un rapport!


Clément ne répondit pas. Il avait fait d’abord un effort terrible pour retirer son bras du sac. N’ayant pas réussi, il restait immobile.


– Et encore, poursuivit l’Amour, qui s’animait en parlant et dont la voix aiguë arrivait à exprimer une sincère indignation, j’avais eu la délicatesse de te choisir gaucher à cette fin que tu puisses travailler tout de même après ta guérison, pour laquelle j’ai payé cinquante écus au chirurgien. Et tu clabaudes contre papa, sans-cœur que tu es! Et tu lui désobéis, méchant sujet!


Clément resta muet et ne bougea pas; mais son œil farouche eut un éclair.


– Demande pardon, reprit l’Amour, au lieu d’avoir de mauvaises pensées. Je vois au travers de toi: tu m’étranglerais si tu pouvais, coquin dénaturé!


Il atteignit son mouchoir, qu’il plia avec soin en cravate sur son genou.


Le Manchot, qui devinait, poussa coup sur coup deux grands cris, mais le troisième s’étouffa sous la pleine poignée de poussière que Cadet-l’Amour lui forçait dans la bouche en nouant le bâillon par-dessus.


Deux doigts de sa main droite saignaient. Dans l’opération, il avait été mordu.


Les yeux du Manchot s’injectèrent, et pendant un instant il s’efforça furieusement, comme la mouche que la toile d’araignée enveloppe de toute part. On voyait son corps tressaillir sous la toile et tous les muscles de sa face travaillaient.


– Ne te gêne pas, reprit l’Amour, je conçois que tu ne voies pas la vie en rose, pour le moment, mais nous n’avons pas fini, fin! C’est bête de parler à L’Épi-Scié, parce qu’on me rapporte tout. Tu as encore dit que tu irais au parquet nous dénoncer… imbécile! Tu sais pourtant bien qu’il y a un collier, pris tout juste à la mesure de ton cou… Et tu as dit encore que tu me planterais ton couteau dans le ventre la prochaine fois que je te commanderais pour «régler» quelqu’un ou quelqu’une… maladroit! Est-ce que tu n’as pas un petit bout de corde ici?


Son regard fit le tour du galetas.


– Tu bois trop, dit-il, tu bois tout! A-t-on idée d’un endroit où il n’y a pas même un bout de corde?


Il déboutonna sa houppelande pour prendre la bouteille clissée, dont il renversa le goulot dans sa bouche, après avoir toutefois déclaré:


– C’est idiot de trop boire!


Puis il dégaina brusquement le long couteau, domicilié dans la doublure de sa lévite.


Le Manchot, qui n’avait plus bougé depuis quelques instants, se retourna la joue contre terre pour ne point voir le coup qui allait le tuer.


Cadet-l’Amour lui piqua légèrement la nuque.


– On te dit que ce n’est pas fini, murmura-t-il, c’est une ficelle que je veux pour mon expérience de la rage. Bouge pas!


Le cordon du sac, noué de court, avait deux grands bouts qui pendaient. L’Amour les trancha tous les deux et les réunit en une sorte de fouet qu’il attacha à l’extrémité de son rotin, disant:


– Eh! Clément! tu n’as pas de patience pour un sou. Regarde-moi ça, on va s’amuser, maintenant, nous deux.


En même temps, il cingla un petit coup sec qui blessa l’œil droit du Manchot. Celui-ci grogna sous son bâillon; l’Amour redoubla. Il ne frappait pas fort et expliquait son plan bonnement.


– J’ai vu des chevaux, racontait-il, qu’une seule mouche rendait fous. Je n’ai pas eu bonne chance ce soir, comprends-tu, vieille, il fallait que j’aie un peu d’agrément: moi, j’aime ça, que veux-tu! Ah! tu clabaudes, bibi! Ah! tu ne veux plus faire ton état! Il y en a pourtant de la besogne en train! M. le prince de Souzay, cette belle petite chérie de Clotilde, ce bêta d’Échalot… fais signe si tu demandes grâce.


Tout en parlant, il avait continué de fouetter la figure du Manchot qui avait gardé d’abord une immobilité stoïque, mais qui commençait à se tordre dans son sac.


Le cou du malheureux gonflait ses vertèbres comme des cordes, et le sang lui montait dans les yeux.


– Tu es un entêté! reprit l’Amour, si je me fâche, gare à toi. On commence tranquillement, on finit par mousser, c’est dans la nature… Si tu demandes grâce, fais signe!


Le fouet claquait maintenant en labourant les joues excoriées, les deux yeux n’étaient plus qu’une plaie où un regard brûlait.


L’Amour frappait de plus fort en plus fort, une sorte de volupté ivre et féroce pâlissait la grimace de ses traits. Ses paupières rouges sous son front blême s’enflaient comme les pendeloques qui sont au cou des dindons.


Il suait à ruisseaux, il ôta sa houppelande.


Ce qu’on voyait du Manchot n’était plus qu’une masse violacée où les cheveux collaient à du sang mais le regard brûlait toujours là-dedans.


– Fais signe! fais signe! radotait l’Amour avec folie sans plus savoir ce qu’il disait. Tant que tu n’auras pas fait signe, j’irai!


Ils écumaient tous deux, l’un noir, par-dessus son bâillon, l’autre livide, et le regard du patient, ce terrible regard qui flambait dans le sang ne se baissait pas.


L’Amour saisit le rotin à deux mains; il dansait frénétiquement sur ses maigres jambes, il se mit à assommer, grondant:


– La rage! je vois ça dans ses yeux, il a la rage! Et moi aussi, la rage! La rage! Nous sommes enragés tous les deux!


Le gourdin se brisa. L’Amour sauta sur le sac, qu’il piétina. Le Manchot frétillait horriblement, et rien ne peut figurer les hurlements étranglés que le bâillon renfonçait dans sa gorge. Le bâillon se détacha enfin, mais Clément ne pouvait plus crier.


Et Cadet-l’Amour tomba épuisé, la face tout contre celle de sa victime, dont les mâchoires s’ouvrirent convulsivement pour le mordre. Les deux langues vibraient, gourmandes de rouge: l’Amour riait et Clément pleurait des larmes écarlates.


Ils restèrent ainsi du temps, comme deux hyènes à demi mortes qui voudraient se dévorer.


Puis l’Amour se souleva sur ses mains, fasciné par ce regard entêté qui lui faisait peur: le regard de la haine immortelle.


– Je t’en ai trop fait, grommela-t-il, un petit peu trop. On s’échauffe, quoi! Tu me tuerais… attends voir!


Lentement il parvint à monter sur le sac et s’y tint à califourchon. Le grand couteau brilla de nouveau dans sa main qui tremblait.


Le Manchot ne bougeait plus.


Rien ne vivait en lui que ce terrible regard…


L’Amour tâta la toile et palpa le corps au travers. Il choisit avec soin la place favorable, puis le couteau, violemment appuyé, disparut, manche et tout.


Le regard de Clément persista, mais sa tête se renversa dans la boue, faite de poussière et de sang.


L’Amour essuya minutieusement la lame de son outil à la toile du sac, et dit en remettant sa houppelande:


– Il tenait dur!


Ce fut tout. On entendit bientôt son pas pénible qui se perdait dans l’escalier.


Quand le dernier écho de ce pas s’éteignit, un autre bruit très faible se fit du côté de la porte. Quelqu’un montait à l’échelle doucement.


Une tête blonde et frisée se montra bientôt sur le seuil.


Le Manchot se redressa tout roide sur son séant, et la tête blonde recula, tant le spectacle était hideux.


C’était un jeune homme vêtu en ouvrier, à l’œil vif, à la figure intelligente et hardie.


Malgré sa taille frêle, il semblait fort et surtout agile.


Revenant sur son premier mouvement, il traversa le galetas en deux enjambées et demanda:


– Qui vous a mis en cet état, Manchot?


L’autre ne pouvait pas répondre. Il montra la bouteille à demi vide que la lutte avait roulée, mais sans la briser.


Le jeune homme, entrouvrant les lèvres convulsivement serrées du supplicié, y introduisit le goulot. Clément but avec avidité, puis il dit d’une voix rude, mais forte encore:


– Merci bien, monsieur Pistolet. Vous entendiez donc de chez vous?


– Je n’ai pas entendu assez vite, à ce qu’il paraît, mon pauvre garçon. Dans quel état vous voilà!


– Détachez-moi, si c’est un effet de votre bonté, pour voir ce qu’il m’a fait avec son couteau.


Le jeune homme dénoua les cordons. Clément sortit son bras gauche du sac et dit avec un râle de haine:


– Si j’avais eu ça dehors!…


En même temps, il fit effort pour repousser la toile et découvrir sa poitrine; mais son corps, endolori de partout, refusa de se mouvoir, il fallut trancher le sac.


Au côté gauche de la poitrine, il y avait une large plaie, ou plutôt une énorme écorchure qui glissait en dehors des côtes.


– Il avait visé au cœur! prononça tout bas Clément.


– Qui? demanda le jeune homme.


Clément se mit à rire, et c’était effrayant à voir le rire de cette figure pelée à vif qui ressemblait à un énorme ulcère.


– Je vous dirai tout, monsieur Pistolet, répondit cette fois le Manchot, quoiqu’ils disent que vous êtes un mouchard. C’est un quelqu’un qui a une botte de noms: Tupinier, le marbrier, la Maillotte, le marquis, Cadet-l’Amour, Mme Jaffret… et qui sait l’autre qu’il portera demain? Mais ce sera son dernier nom celui-là! Il a voulu me donner la rage et il n’a pas manqué son coup. Pour le moment, j’ai idée de lui manger le cœur, tout uniment, mais je n’ai pas encore eu le temps de chercher: on trouvera mieux que ça, et je m’en charge!

IX Robe de taffetas

Échalot, resté seul dans sa cabine, après le départ de Cadet-l’Amour, semblait avoir grandi de plusieurs pouces. Il plongea sa main gauche dans la poche percée de sa robe de chambre en guenilles et planta l’autre sur sa hanche.


– Tableau! dit-il. Je représente la fermentation de mes pensées diverses à l’intérieur de mon intelligence, au moment où je vois le mystère casser sa coque et grandir à la hauteur des arbres les plus beaux de la forêt vierge qu’ils abritent sous leur ombrage! J’aimerais mieux posséder le secret d’une famille tranquille et retirée dans son ancien manoir à la campagne, au lieu d’être mélangé tout à coup dans les suites d’une grande machine à décors, comme le vieux Francesco au troisième acte du Faux Ermite de l’Etna. C’est dangereux, quoique avantageux! Et ça devrait engager la jeunesse par mon exemple à la bonne conduite et tranquillité, puisque, à la longue, me voilà qui vas profiter d’un tas de canailleries sans avoir jamais manqué à l’honneur!


Il fit quelques pas dans sa cage étroite, le jarret tendu et la tête haute, puis le triomphant éclat de son front se couvrit d’un nuage.


– Quant à connaître bien au juste le secret, reprit-il, ça n’y est pas encore, mais la démarche de M. Tupinier, surajoutée à mes calculs, y jette un demi-jour qui fait que dame! c’est sûr que je n’y vois encore goutte… Et pourtant, ça saute aux yeux, qu’il y a une conjoncture particulière dans la circonstance… ah! nom d’un cœur! si j’avais reçu les premiers éléments d’une meilleure éducation première…


Il tapa violemment sur son portefeuille gras et déplia de nouveau le fameux papier qui entretenait, dans son imagination romanesque, et cela depuis tant d’années, tout un monde d’espérances.


Il lut:


Pétrat sube ondessimat… Pétrat, c’est bien sûr le nom de l’individu… Quel individu? Faudrait la subtilité de Similor pour s’en rendre compte… Est-ce de l’italien ou du chinois? Nantan-ket! comme disait le bas-breton dans Le Spectre de Concarneau où Laferrière jouait si mignonnement le noyé… sube? dame! vas-y voir! ondessimat… ou bien Onde et Simat, l’homme et la femme? cherche! Fili hitaire… on dirait presque du français, ça!… Siam… les jumeaux en venaient… Regomme domusse hantait Jeanne Huam… ça se comprend, que diable! ils s’aimaient, ces deux-là. Kuhéritez… La succession de Clare, parbleu! «héritez!» Moi, je ne demande pas mieux, d’abord! mais la manière… Ah! nom de nom.! c’est pas l’embarras, j’en ai mal à la tête! Savoir s’il faut se mettre au lit ou réveiller la petite pour tenir conseil ensemble nous deux. Ça la regarde encore plus que moi, puisqu’elle est l’enfant ravie par les bohémiens dans la montagne. Je vais toujours l’appeler.


Il mit la main au bouton d’une porte située en face de la sortie, et qui donnait sur un trou encore plus exigu que sa chambre à coucher.


La voiture d’Échalot n’était pas grande, il est vrai, mais ces maisons roulantes sont généralement aménagées avec une remarquable intelligence. Ce second trou était l’ancienne retraite de l’ingrat Saladin. Échalot, sensible par nature, ne put retenir un monologue.


– Enfant prodigue et fugitif, soupira-t-il, quand la porte fut ouverte, voilà donc l’air que tu respirais dedans à l’époque de ton innocence! La Providence se charge elle-même de te punir des crasses que tu m’as faites sans discontinuer, depuis le temps où je te donnais le sein avec ma cornue, plus commode même qu’un vrai biberon de chez le bandagiste. C’est à la veille de ma fortune faite, Saladin, avec laquelle je vais me retirer dans l’aisance, que tu as eu l’inconsistance de m’abandonner… comme c’est bête de ta part!


Il s’arrêta et poussa une exclamation d’étonnement.


Après le trou de Saladin, c’était la chambre de Lirette qui, dans la pensée d’Échalot, devait être endormie depuis longtemps, car elle était rentrée à dix heures (Dieu savait d’où), et minuit avait sonné déjà au restaurant du Père-Lathuile.


Pourtant, par les fentes de la porte, une vive lumière se montrait.


Il ne faut pas que le lecteur s’étonne si, après avoir utilisé les fentes du volet en faveur des curiosités de Cadet-l’Amour, nous nous servons maintenant des fentes de la porte de Lirette. Chez Échalot, les fentes abondaient partout, à ce point qu’on eût dit une maison à claire-voie.


Échalot, mécontent, pensa:


– Elle s’abîme la vue à lire des ouvrages d’imagination de Paul de Kock, Atala, Les Mousquetaires, et autres. Le spectacle, je comprends ça, mais les livres, n’en faut pas, ça occupe!


Et il colla son œil à la plus large des fissures, par laquelle on aurait aisément passé le doigt. Ici, autre et plus grand étonnement.


– C’est comme dans Peau-d’Âne! balbutia Échalot, qui resta bouche béante à regarder.


Lirette était assise auprès de sa petite table à ouvrage sur laquelle brûlait une lampe poussée à son maximum de lumière.


Le sommeil l’avait surprise pendant qu’elle ajustait le nœud élégant d’une ceinture de taffetas noir, selon le modèle d’une gravure de mode placée devant elle.


Ceci n’était rien encore.


Les fées du travail sont rares dans ces pauvres baraques où la paresse «artiste» règne d’ordinaire despotiquement, mais il s’en trouve, néanmoins, et je pourrais citer une des plus vénérables maisons de modes de Paris qui fait exécuter ses «délicatesses» par une danseuse de corde émérite.


Le surprenant, ici, c’était la toilette même qu’Échalot voyait pour la première fois sur le dos de sa pupille et pensionnaire.


Une robe de taffetas noir adorablement troussée, avec un corsage qui semblait en vérité sortir tout battant neuf des ateliers de Wortz-le-Conquérant.


C’était simple, mais charmant et cela paraissait d’une richesse folle dans le cadre d’un si misérable réduit.


Et si vous saviez comme Lirette était jolie là-dessous! Elle avait passé un peigne mouillé dans ses cheveux noirs, et cela lui faisait une coiffure enchantée. Sa tête pâle aux traits hardis mais exquis, se renversait dans ces boucles si belles et si douces qui brillaient comme si on les eût parsemées de jais. Le sommeil l’avait surprise au moment où elle piquait son aiguille, un sommeil souriant qui disait le rêve de l’enfant, étonnée de naître femme.


Peut-être Échalot n’était-il pas le meilleur juge possible des merveilleuses séductions offertes par ce tableau. Il se gratta pourtant le nez d’un air connaisseur et pensa tout haut:


– Où diable a-t-elle péché cette pelure-là? C’est mignon tout plein, quoique un tantinet de brimborions verts et rouges ne feraient pas mal là-dedans, histoire de régayer la nuance agréablement qu’est trop sombre.


Sa main se leva pour ouvrir, mais une réflexion le retint.


Ayant gratté suffisamment son nez, il passa à l’oreille, et se demanda franchement:


– Aurait-elle manqué à l’honneur!


Entendait-il ce grand mot comme don Diègue et Rodrigue?


Et encore, on ne sait pas bien comment ces deux rodomonts espagnols l’entendaient en espagnol. Notre grand Corneille a singulièrement nettoyé la poésie du vieux Guilhem de Castro, père du Cid.


Toujours est-il qu’en prononçant ces remarquables paroles, Échalot semblait bien scandalisé jusqu’à un certain point, mais son sourire était tout gaillard par-dessous.


Il était de son siècle.


Il appartenait, sans le savoir, à cette philosophie moderne qui voit toutes choses avec un miséricordieux sang-froid et grâce à laquelle les tuyaux de poêle des théâtres adultérophiles gagnent presque autant d’argent que les cheminées à vapeur.


Échalot aussi aurait pu éditer des systèmes de morale à la portée des belles habituées du Gymnase, mais il manquait d’orthographe.


Au bruit de la porte qu’il ouvrait, Lirette s’éveilla en sursaut.


Sa première impression à la vue d’Échalot fut un émoi confus. Elle se mit à rire comme on cherche une contenance, puis, son regard étant tombé sur sa robe de taffetas, elle rougit.


– Comme ça, dit Échalot, prenant, l’air froid et fin d’un juge d’instruction, tu as changé de peau, fillette?


Elle devint plus rose et ses sourcils eurent un léger froncement.


– Chérie, tu me planterais là à la régalade! C’est pas toi qui te gênerais pour ça!


«Liberté! libertas! reprit Échalot. Les femmes ce n’est pas des esclaves enchaînées par les anciennes mœurs et coutumes de la féodalité, mais n’empêche que de courir comme ça loin de mon regard, après la nuit tombée, ça devait avoir des conséquences analogues: je l’avais pronostiqué.


– Quelles conséquences? demanda Lirette, qui releva sa jolie tête hautaine.


– Robes de soie, pardié! repartit Échalot sans sévérité aucune, ceintures à bouts, corsages ruches, à la suite de quoi, peut-être, dentelles, pierres précieuses avec bijoux d’or et d’argent.


La fillette frappa du pied, et une larme de colère jaillit de ses yeux.


– M’avez-vous crue capable de cela, bon ami, dit-elle. C’est ici qu’était la sévérité.


Échalot baissa les yeux devant son regard et balbutia.


– Pour de l’offense, il n’y en a pas, petite, tu me remplaces momentanément toutes mes autres affections, et avec ton caractère, je sais bien que si je ne te surveille pas, tu me quitteras.


– Jamais je ne vous quitterai, dit Lirette, mais je ne veux pas être calomniée, même par vous.


Elle parlait un français net et droit, comme les ouvriers qui parlent français: chose moins rare qu’on ne le pense. Ce n’était pas la langue prétentieuse et maladroite des beaux diseurs du petit commerce: c’était encore moins l’idiome fantastique des lettrés de la foire dont Échalot faisait un si éloquent usage, c’était… Mon Dieu oui, c’était une voix juste qu’elle avait, ou un don, si vous voulez. Je le répète: elle parlait droit.


Cela vient tout seul à ceux, à celles surtout qui savent écouter et lire. En sa vie, Lirette avait eu occasion de causer avec d’autres gens que ceux de la foire. Nous en connaissons au moins deux, le prince Georges de Souzay et le Dr Abel Lenoir.


Il y avait une troisième personne sur qui Lirette avait pu prendre exemple: une amie, celle-là. Autrefois, la baraque d’Échalot était place de la Bastille. Échalot, en ce temps, allait voir parfois le bon Jaffret dont il avait soigné les oiseaux, et il amenait Lirette.


Mademoiselle Clotilde accourait alors, et c’étaient des parties de cache-cache à travers les grands corridors de l’hôtel Fitz-Roy, où Lirette semblait parfois se reconnaître mieux que mademoiselle Clotilde elle-même.


– La calomnie, reprit Échalot sentencieusement, est l’arme des traîtres et mauvais sujets de l’Ambigu joués par M. Chilly; ça ne me connaît pas. Je retire mes expressions puisqu’elles ont l’air de t’inconvenienter, mais n’empêche que l’heure des explications a sonné. En veux-tu?


– Je suis prête à répondre si vous m’interrogez.


– Bon! alors, en bref, où vas-tu le soir?


– À mes affaires.


– Bon. Est-ce les affaires du secret mystérieux de ta naissance, ou des rendez-vous romanesques, simplement d’amour?


– Les deux, interrompit Lirette, j’aime et je veux être riche, parce que celui que j’aime est un prince.

X Interrogatoire de Lirette

Échalot était précisément l’homme qu’il fallait pour trouver toute simple une pareille déclaration.


Il n’avait jamais vu de prince; mais les princes grouillaient dans les féeries de son imagination, et il répéta pour la troisième fois:


– Bon! Un prince, je conçois ça. Ce qui ne m’irait pas du tout à ma manière de voir, c’est si tu avais buté contre le premier venu du commerce ou même artiste pour faire connaissance avec. Quant à moi, privativement, je n’ai pas d’orgueilleuse fierté, étant jusqu’ici du peuple, quoique je pourrais aussi me découvrir une naissance. Il n’est jamais trop tard, et ma mère (sa voix trembla) décéderait plus contente, j’en suis sûr, si elle me pressait contre son cœur avant de mourir!


Il s’essuya les yeux et reprit:


– Ton prince t’aime-t-il?


– Non, pas encore, répondit Lirette tristement.


– Et il te flanque de la soie?


– Non, ce n’est pas lui.


– Qui donc, alors? Un bourgeois sérieux?


Ils étaient assis en face l’un de l’autre. Lirette avait repris sa chaise, Échalot s’était mis sur le pied du petit lit. Elle n’avait plus le moindre trouble, et son brave examinateur questionnait avec une débonnaire tranquillité.


– Je vous aime comme vous êtes, papa Échalot dit-elle; mais vous, vous ne savez pas qui je suis.


Il bondit, car il se méprit au sens de ces paroles, et il s’écria:


– Et toi, le saurais-tu, coquinette? As-tu découvert?…


– Je sais, répondit-elle, que je suis une honnête fille, voilà! La fièvre d’Échalot tomba à plat.


– Ça, dit-il, c’est bien mignon de ta part. Tu as raison… quoique d’entendre une jeunesse qui dit tout cru: «J’aime», ça n’annonce pas de la conduite.


– Ah! s’écria Lirette, je voudrais le dire à l’univers entier! Je l’aime! Je l’aime! Je l’aime!


– Excusez! ça coûterait en lettres de faire-part! Mais je suis fait pour comprendre l’amour, ayant éprouvé sa cuisson et ses délices, il n’y a pas encore bien longtemps. La passion est la principale fleur de notre existence… Veux-tu parler affaires, un petit peu, bobonne! Je te propose de prodiguer en ta faveur toute mon expérience et capacité. C’est bon de dire: «Je veux être riche», mais les voies et moyens… Voyons! Dévide ton petit chapelet.


– J’ai droit à une grande fortune, prononça tout bas Lirette.


– Mon idée y a toujours été conforme, approuva Échalot chaudement. Va, chacun de nous ici-bas est entouré de circonstances. Une voix intérieure me dit que je peux à chaque instant découvrir le secret de mes parents personnels avec des rentes et biens-fonds considérables, soit négociants, soit seigneurs de la cour dans le faubourg Saint-Germain. Seulement, y a les sarcasmes de la destinée: si tu attends aussi longtemps que moi… dame!


– Je n’attendrai pas, murmura Lirette, qui parlait comme malgré elle, et dont le sourire avait d’étranges gravités.


Échalot la regardait curieusement.


– Tu t’auras fait tirer les cartes? s’écria-t-il. Elle secoua la tête; il poursuivit:


– Tu auras parlé avec la somnambule lucide?…


– Non, interrompit la jeune fille, je ne crois pas à tout cela.


– À qui crois-tu donc?


– À Dieu… et à moi, fit Lirette.


– Alors, t’as rêvé, crottin d’âne!


Ceci fut une explosion. Les yeux d’Échalot étaient ouverts tout ronds et son nez lui-même avait pâli. Le rire de Lirette montra toutes ses belles dents perlées.


– C’est vrai que j’ai essayé bien souvent autrefois, dit-elle.


– N’y a pas meilleur signe, d’abord! déclara Échalot.


– Possible, mais ce n’est pas encore cela.


– Tant pis!


– J’ai tout uniment l’idée que je suis princesse…


– Comment! toi aussi! Mais les idées, ça ne suffit pas.


– Quand je dis princesse, j’entends fille de parents nobles et riches.


– Riches, surtout!


– Il y a en moi des souvenirs…


– Une dame, suggéra aussitôt Échalot, avec des tire-bouchons à l’anglaise, qui se penchait au-dessus de ton berceau…


– Non.


– Un grand salon triste et noir, tenture en étoffe rouge, tout soie, mais vieille, vieille, et des franges d’or…


– Peut-être… Et puis quelqu’un me l’a dit.


– Ah!… fit Échalot que l’émotion dramatique tenait décidément à la gorge: quelqu’un! comme c’est ça! Et ce n’est ni la batteuse de cartes ni la lucide? Nom de nom! il n’y a pourtant pas d’ermite de la montagne par ici! Ne me fais pas languir, gaminette! J’ai aussi à te dévoiler des particularités de la plus haute importance.


– Eh bien! dit Lirette, j’ai vu le jeune homme de la rue Vieille-du-Temple, le Furet, comme vous l’appelez… celui qui sait tout.


– Pistolet! s’écria Échalot: un joli mouchard! Il a du talent.


– Il a plus que du talent! c’est comme une sorcellerie!


– Et tu as été jusque chez lui, là-bas?


– Oui, la seconde fois… mais c’était lui qui était venu d’abord.


– S’il est venu, dit Échalot, c’est qu’il a senti qu’il y avait du tabac. Je t’avais pourtant défendu d’ouvrir la porte…


– Il est entré par la fenêtre.


– En plein jour?


– En pleine nuit, plutôt.


– Par exemple! Et tu l’as reçu!


– Je dormais. J’ai entendu qu’on me disait: «Bonjour, Tilde!»


– Tilde… il te prenait donc pour mademoiselle Clotilde, la nièce aux Jaffret?


– Je ne sais pas, je me suis crue folle! Il faisait tout noir. Ce nom-là me faisait l’effet comme si je n’avais jamais été appelée autrement. J’ai demandé: «Qui est là?», la voix m’a répondu: «C’est moi, ton papa Morand.» Alors, j’ai sauté hors de mon lit en criant, car je n’étais pas encore bien éveillée: «Oh! papa Morand! papa Morand, j’ai fait un rêve qui a duré si longtemps, et où vous étiez mort.»


Échalot ne respirait plus, tant sa curiosité était excitée violemment. Lirette reprit:


– Je cherchais mon papa Morand dans la nuit pour l’embrasser, car l’idée ne me revenait pas qu’il m’avait bien battue, le pauvre homme; quand la voix a changé tout à coup, disant: «Voilà tout ce que je voulais savoir. N’ayez pas peur, ma jolie fille, je ne suis ni un voleur, ni un amoureux, je viens vous apporter votre fortune et vous me payerez une commission raisonnable pour ma peine.» J’entendis en même temps qu’on frottait une allumette, et, tout de suite après, ma lampe éclaira un gentil garçon, qui portait sous son bras un paquet avec la marque des magasins du Louvre…


– C’est lui qui t’a donné la soie? s’écria Échalot émerveillé. Pistolet!


– C’est lui.


– Ah! nom de nom! Et il ne t’a pas commis d’inconvenance?


– Moi, répondit Lirette, je l’ai embrassé quand j’ai vu la robe… dame! je n’en avais jamais eu!


– C’est la nature, fit Échalot.


– Et c’est alors qu’il m’a dit: «Vous êtes un vrai petit amour et vous ferez une mignonne duchesse.»


Échalot tâta l’étoffe de la robe en connaisseur.


– Il s’en est mis sur l’œil pour plus de cinquante écus, dit-il, faut qu’il croie dur à l’affaire. Et après?


– Après, il m’a dit de couper la robe dare-dare sur une image de journal qu’il avait apportée.


– C’est qu’il pense à tout, ce pierrot-là… va toujours.


– Et il s’est mis à me raconter mon enfance… Quoi! J’aurais dit que c’était ma mémoire qui causait. Où il a déterré toutes ces choses, je n’en sais rien: ce qui est sûr, c’est que, moi, je les avais oubliées.


– Et on n’a pas voulu de lui à douze cents francs dans les bureaux, rue de Jérusalem! dit Échalot, ni de moi non plus. C’est des finauds, je n’avance pas le contraire; mais la jalousie! Ils ont privé le gouvernement de moi et de Pistolet, voilà… va toujours.


– Ce serait long, s’il fallait tout vous dire. Je choisis l’important. Il m’a rappelée qu’après l’enterrement de papa Morand… Mon Dieu! que j’eus froid, ce matin-là! J’étais toute petite… On m’emmena dans la grande maison du Marais, bien malgré moi, car je voulais rester avec le petit Clément de chez le marbrier qui m’avait donné son déjeuner à manger… et que je m’en sauvai de chez les Jaffret encore pour retourner avec Clément. Mais il n’y avait plus personne chez le marbrier… Et comme votre baraque était à la foire du Landit, entre La Chapelle et Saint-Denis, il se trouva que je vins pleurer à votre porte…


– Et tu étais déjà bien gentille, gaminette.


– Vous eûtes pitié de moi…


– Je te pris, et ce ne fut pas ma plus mauvaise affaire…


– Bon père Échalot, je suis avec vous depuis ce temps-là.


– C’est tout?


– Oh! que non! Vous parlez souvent de la main de la destinée. Voilà quelque chose de frappant; celui que j’aime, le prince…


– Je parie que c’est le petit de chez le marbrier! s’écria Échalot tout haletant d’intérêt. Dire que chacun trouve son mystère, et que le mien de ma naissance reste impénétrable!


– Juste, dit Lirette, c’était mon petit Clément, vous avez deviné. Et vous pensez bien que, pourtant, je ne l’avais pas reconnu. Je le vis une fois, l’an dernier, qui passait à cheval sur la place, je l’aimai, et puis voilà tout… Mais attendez, papa: vous savez bien, mademoiselle Clotilde, de la rue Culture, si bonne et si jolie?


– Presque aussi jolie que toi!


– Mais meilleure… Eh bien! elle est chez eux à ma place.


– Chez qui?


– Chez les Jaffret.


– À ta place?


– Oui, ils la prirent tout au fond de la campagne, et quand ils l’amenèrent au bout de deux ou trois ans à Paris, ils dirent: «Voyez comme notre Tilde a changé et grandi!» Je crois bien! Elle a deux ans de plus que moi!


– Mais quand le diable y serait, cette Tilde-là, grommela Échalot, ne pouvait pas leur dire la prière…


Lirette lui saisit les deux mains et le regarda dans les yeux.


– C’est donc bien vrai! s’écria-t-elle; vous m’avez entendue la réciter autrefois! Et vous avez le papier dont M. Pistolet m’a parlé! Le papier où est ma prière!

XI Un rapport de Pistolet

Échalot roulait de gros yeux stupéfaits.


– Ta prière! répéta-t-il: je jure ma parole sacrée que je n’en ai jamais soufflé mot à personne, excepté… Mais n’importe! comment cet oiseau-là a-t-il pu deviner la chose du papier?


– Je vous l’ai dit, prononça Tilde avec solennité: il sait tout… tout!


– Et ils l’ont refusé à la rue de Jérusalem! comme c’est ça!


– Laissez-moi finir, maintenant, reprit la jeune fille, car nous aurons à travailler cette nuit, nous deux… Le jour venait, M. Pistolet a été obligé de s’en aller, mais il m’a dit de venir chez lui et j’y ai été.


«Si vous saviez combien il a de petits papiers dans ses boîtes de carton où mon histoire est, et la vôtre aussi, et celle de tout le monde.


«Il dit qu’avec cela, un jour ou l’autre, il mettra la rue de Jérusalem tout entière dans sa poche: j’entends l’administration, et qu’alors il la nettoiera au couteau comme on gratte la crasse qui est autour des moules, et que la nuit de Paris sera éclairée autrement que par les réverbères dont la lueur ne peut pas pénétrer au fond des caves.


«Ah! il dit encore bien d’autres choses! Il tient les Habits Noirs, la bande Cadet, les Compagnons du Trésor et le reste… mais tout cela ne nous regarde pas… Excepté deux rapports pourtant qu’il m’a donnés parce qu’ils concernent le prince Georges, mon ami…


– Comment! fit Échalot: le prince Georges de Souzay! celui qui va se marier avec mademoiselle Clotilde! C’est ton prince, à toi aussi!


Lirette secoua la tête d’un air mutin et dit:


– Jamais il ne se fera, le mariage! M. Pistolet ne veut pas! Et moi donc! Je ne veux pas non plus! J’aime bien mademoiselle Clotilde, mais… Ah! j’en mourrais, papa Échalot. J’ai raconté à M. Pistolet tout ce qui s’est passé entre mon Georges et moi…


– Que s’est-il donc passé, fifille?


– Tous les soirs je lui portais un bouquet de violettes…


– Gratis?


– Hélas non! il me le payait; mais c’est égal, M. Pistolet, qui sait tout m’a dit: «C’est vous qu’il aime.» Et il m’a dit encore… Ah! est-ce que je sais tout ce qu’il m’a dit! Georges n’a plus qu’un bras; jamais je ne m’en étais aperçu.


– Et tu l’aimes tout de même, un manchot?


– Je l’aime davantage… et puis, il n’est peut-être pas prince…


– Qui ça? Pistolet?


– Eh! non! Georges.


– Alors, nom de nom! Un manchot, qui n’est pas même prince…


– Je l’aimerai mille fois plus! J’aurais consenti à lui tout devoir, mais ce serait un si grand bonheur que de lui donner tout!


– Attends! dit Échalot.


Il se recueillit un instant, puis il ajouta:


– Compris, le sentiment et sa délicatesse! C’est Mme Doche qui dit ça à Mélingue dans Les Orphelins de l’Abîme; même que Mélingue se rebiffe drôlement…


– Mais Georges ne se rebiffera pas! J’ai bien accepté son déjeuner au cimetière… et il m’aimera tant!


Tant en parlant, elle avait pris dans la poche de son tablier deux papiers qu’elle déplia.


– Voici les deux rapports de M. Pistolet, dit-elle. Je lis d’abord celui qui a été rédigé en dernier lieu parce qu’il relate des événements plus anciens. Écoutez cela.


Il était plus d’une heure après minuit, et le bon Échalot avait les yeux gros de sommeil; mais il rapprocha son siège bravement.


Lirette lut:


«- Rapport n° 22, adressé à Mlle Clotilde de Clare, (Lirette, de l’établissement Échalot, place Clichy) par J. Clampin, dit Pistolet, ancien auxiliaire de l’inspecteur Badoit.


«Je n’ai encore acquis aucune certitude au sujet des deux jeunes gens qui habitent l’hôtel de Souzay. Tous les deux sont fils de Mme la duchesse, mais lequel des deux est l’héritier de Clare? Il y en a un, en effet, qui est né avant le mariage. Tenez le fait pour certain: j’ai les preuves à l’appui.


«Mme la duchesse semble avoir pris à tâche de faire planer une incertitude sur l’état civil de ses deux enfants. Mariée en Écosse, devenue mère à l’étranger, elle se sépara de son mari plusieurs années avant la mort de ce dernier, qui lui refusa à l’heure suprême son acte de mariage, et l’acte de naissance de Georges, duc de Clare.


«Après 1830, lors de l’incendie de l’Archevêché, Mme la duchesse fit néanmoins courir le bruit que ses papiers de famille, déposés pour être régularisés, au point de vue des prescriptions ecclésiastiques, avaient été brûlés.


«Ce qui était mensonge.


«Dans la maison de Mme la duchesse, il y en a un double courant d’opinion.


«Georges passe pour être le jeune duc; mais Albert, qui passe pour n’être que son secrétaire, accepte les respects de Georges dans l’intimité. C’est Albert qui a eu de tout temps le monopole des caresses maternelles (ce qui ne prouverait pas du tout qu’il fût le fils légitime); son frère l’appelle M. le duc.


«Parmi les domestiques, Tardenois, Larsonneur et tous ceux qui sont dans le secret de famille appellent aussi Albert «M. le duc.» Ma croyance personnelle est que Mme la duchesse Angèle de Clare a joué un jeu très serré, auquel nul ne connaît rien, sinon elle-même. C’est donc elle-même que je compte interroger à l’heure voulue, qui ne tardera pas à sonner.


«Le but du présent rapport est d’apprendre à Mlle de Clare (Lirette), avec laquelle j’ai passé un contrat pour prestation de bons offices et fourniture de renseignements, comment le prince Georges fut privé de son bras droit par le chef de la bande Cadet…»


– Si je m’endors, interrompit ici Échalot, pince-moi jusqu’au sang, gaminette! De ne pas savoir tout ça, j’aimerais mieux qu’on me prendrait six francs dans mon sac!


Lirette poursuivit:


«- M. le marquis de Tupinier, dit Cadet-l’Amour, s’était emparé (vers 1842) de Georges, placé en apprentissage par sa mère chez un marbrier du cimetière Montmartre. Le fait de ce rapt prouverait encore en faveur de l’état civil du prince Georges, mais Cadet-l’Amour pouvait être mal ou insuffisamment renseigné: j’ai d’autres indices.


«Depuis la mort du colonel (est-il réellement mort?), les Habits Noirs sont presque aussi mal dirigés que la police elle-même…


– Ah! fit Échalot, pour rancunier, le petit, ça y est!


«- Si l’administration, continua Lirette, voulait tendre ou laisser tendre la moindre trappe, tous ces bandits dont elle nie l’existence iraient s’y prendre d’eux-mêmes à la queue leu leu. Ils n’ont gardé qu’une force, c’est le talent supérieur qu’ils déploient pour payer la loi. Il sera parlé plus amplement de cette force dans un autre rapport.


«Cadet-l’Amour se cachait en même temps lui-même sous l’espèce d’un pauvre marbrier, établi dans les terrains vagues qui entouraient le nouveau cimetière de Clignancourt. Traqué par la justice, il emmena le jeune Georges en province dans le château du Bréhut, qui est la propriété de la comtesse Marguerite de Clare. Ce doit être en Bretagne.


«Là, Georges, ou plutôt Clément, car on l’appelait ainsi, se trouva le compagnon d’étude et de jeux de la jeune fille (j’ignore son vrai nom) qu’on faisait passer, dès lors, pour Clotilde de Clare, en remplacement de la vraie Clotilde de Clare, qui s’était sauvée.


«C’était et c’est encore une charmante créature, aussi bonne que belle. Je penche à croire qu’elle avait toujours porté ce prénom de Clotilde, et qu’on l’avait choisie un peu pour cela.


«Les deux enfants s’aimaient bien, quoique Clément parlait souvent d’une autre Tilde qu’il n’avait vue qu’une fois, mais dont il se souvenait toujours.


«Cadet-l’Amour est un tigre à face humaine qui se délecte à faire le mal. Il a la vocation du tourmenteur.


«Une fois, pour je ne sais quelle peccadille, il avait enfermé le jeune Clément dans sa chambrette; et celui-ci, enfant agile et hardi, était parvenu à s’enfuir par sa fenêtre pour aller jouer avec sa petite amie Clotilde. Sans faire semblant de rien, Cadet-l’Amour avait observé la manière dont Clément s’y était pris pour descendre au jardin. Il le remit aux arrêts pour le lendemain et pendant la nuit qui suivit on aurait pu entendre quelqu’un travailler sous la fenêtre du jeune prisonnier. Nul ne remarqua cela.


«Vers le soir du lendemain, Clément, qui était resté en repos toute la journée, vit Clotilde dans le jardin et voulut descendre de nouveau près d’elle comme la veille.


«C’était facile: une grande vigne en espalier se collait à la muraille comme une échelle.


«À quelques pieds de terre se trouvait un crampon qui avait servi, la veille, à Clément, pour appuyer sa main. Quand il voulut le saisir de nouveau sous les feuilles qui le cachaient, il poussa un grand cri de détresse.


«Cadet-l’Amour avait établi là un mécanisme de piège à renard, dont les dents traversaient le poignet de Clément. C’était à cela qu’il avait travaillé le soir de la veille.


«Deux personnes vinrent à l’appel de Clément: mademoiselle Tilde d’abord; mais elle s’arrêta épouvantée à la vue de Cadet-l’Amour qui, au lieu de secourir le blessé, se mit à le battre, frappant de préférence sur son bras captif avec un échalas qu’il avait, en disant: «Cela t’apprendra!»


«Clément ne poussa pas un cri. Une rage folle l’avait pris; il appuyait son bras avec violence sur le rebord coupant du piège, essayant ainsi de se dégager à tout risque pour bondir sur son bourreau qui battait toujours.


«Clément réussit à se dégager.


«Mais sa main, arrachée, resta prise entre les dents d’acier, et quand il voulut s’élancer, il tomba évanoui.


«Cadet-l’Amour le poussa du pied avant de s’éloigner.


«Clotilde vint. Elle enveloppa de son mieux le pauvre bras déchiré, et tout enfant qu’elle était, elle parvint à porter Clément jusqu’à la porte du jardin où deux hommes attendaient.


«On verra pourquoi ces deux hommes étaient là dans les rapports marqués 7 et 11, concernant, savoir: le premier Tardenois, l’autre le Dr Abel Lenoir, le rapport marqué n° 5 et consacré à Angèle, duchesse de Clare, dira les efforts qu’elle avait faits pour retrouver son fils…»


– As-tu ces trois rapports-là? demanda Échalot: me voilà éveillé pour huit jours, tu sais?


– Je n’ai que le rapport n° 1, répondit Lirette qui était pâle comme une morte. Se peut-il que Dieu laisse vivre un tigre pareil!


– Et encore, ajouta Échalot en fermant les poings, que l’Éternel lui a communiqué la capacité de se dissimuler dans Paris sous des déguisements divers, et tous impénétrables, sans discontinuer ses crimes et délits que l’administration n’y voit que du feu. Il était encore ici n’y a pas une heure et je causais avec lui bien tranquillement.


– Ici! répéta la jeune fille, et vous, papa Échalot, qui êtes un honnête homme, brave et fort, vous ne vous êtes pas jeté sur lui! Vous n’avez pas appelé les voisins, la garde!…


– Ne te monte pas! interrompit le bonhomme, non sans quelque embarras. Tu vas comprendre. D’abord, de dénoncer comme ça le monde, c’est manquer à l’honneur! À moins qu’on en soit de la préfecture, attaché et rétribué fixement; or, j’y en ai été écarté, au contraire, comme ayant trop de moyens. En second lieu, un chacun a ses petites particularités intimes, qui l’empêchent de s’approcher de trop près du gouvernement. En troisième, quoique innocent, je le jure, j’ai été compliqué, malgré ma probité, dans des intrigues importantes de premier ordre; j’ai joué la poule à L’Épi-Scié… et si la bande Cadet, à sa prochaine histoire, me prenait pour payer la loi… Dame!


Lirette déplia le second papier vivement.


– Ces mots sont là-dedans, dit-elle: Épi-Scié, payer la loi…


– Est-ce vrai! s’écria Échalot. Alors, lis vite, gaminette! N’ayant jamais été à proximité de rien d’immoral dans ton innocence, tu es peut-être destinée par la Providence à jouer le rôle de celle qui est le doigt de Dieu tout à la fin du dernier acte. D’ailleurs, ça m’amuse… Lis vite.

XII Payer la loi

Lirette commença aussitôt sa seconde lecture.


«- Rapport n° 1, présenté à monsieur (le nom était biffé avec soin) par Joseph Clampin, dit Pistolet, ancien auxiliaire particulier de l’inspecteur Badoit, rue Vieille-du-Temple, n°… à Paris.


«(Note pour mademoiselle Clotilde (Lirette). Ceci est mon début et je ne maniais pas encore la plume avec facilité. J’ai rédigé ce rapport trois semaines environ avant le crime de la rue de la Victoire. Comme je suis sûr de vaincre un jour les mauvaises volontés et de parvenir à des postes avantageux dans l’administration, je ne nomme personne parmi ceux qui m’ont repoussé: devant être plus tard leur collègue ou leur supérieur.)


«Monsieur le (titre raturé), je prends la liberté de vous adresser les renseignements suivants comme spécimen de mon savoir-faire; avec l’expression respectueuse de mon envie d’obtenir une place d’inspecteur auxiliaire dans votre honoré service.


«Le 10 décembre 1852, au matin, j’appris par un moyen à moi particulier qu’une réunion de la bande Cadet devait avoir lieu le soir même à l’estaminet de L’Épi-Scié, sis rue des Fossés-du-Temple, avec entrée sur le boulevard, au lieu-dit La Galiote.


«Je n’ai pas à vous apprendre que depuis longtemps le bruit public désigne ce repaire comme un des principaux rendez-vous des malfaiteurs subalternes soudoyés par les Habits Noirs…


– Repaire! grommela Échalot: c’est un joli établissement! Cinq billards! Excusez!


Lirette continuait:


«- J’avais fait de longue main, et dans un but que je n’ai pas besoin de vous expliquer, la connaissance de la vieille dame de comptoir qui porte ce sobriquet: la reine Lampion.


«Elle passe pour avoir été dans sa jeunesse la concubine d’un homme que mon ancien patron, M. Badoit, inspecteur éclairé pendant bien des années, sur votre ordre exprès: M. Lecoq de la Périère, dit Toulonnais-l’Amitié. Grâce à elle, ma figure est connue autour des billards.


«Je peux entrer et sortir sans exciter le soupçon.


«C’est dans la première salle de billard à droite en entrant que les débris de l’association des Habits Noirs se rassemblent ordinairement: Je dis les débris, car, depuis la mort du Père-à-tous, l’armée du Fera-t-il jour demain? semble aller à la débandade, et c’est à peine si on parle encore argot de temps en temps à L’Épi-Scié.


«Ce soir-là, cependant, il y avait au billard une animation extraordinaire, et je reconnus bon nombre des anciens habitués parmi les joueurs de poule, entre autres le voleur Cocotte, son ami Piquepuce que j’avais complètement perdu de vue, Saladin, un coquin à peine sorti de l’enfance…


– Ah! la drogue! gémit Échalot; mon propre nourrisson! se faire signaler, dans un rapport!


«Similor, son père, la fille Nez-d’Argent, sa maîtresse…


– Si jeune! soupira Échalot, aller déjà avec des femmes de quarante-deux ans! et infirmes de leur principal trait du visage!


«-… Et enfin, Clément-le-Manchot, misérable brute qui semble avoir remplacé l’ancien tueur du colonel, le fameux Coyatier, dit le Marchef. La présence de ce Clément valait à elle seule tous les autres symptômes. Évidemment mes renseignements étaient exacts: il y avait une affaire sous jeu.


«Le difficile c’était de savoir quelle affaire.


«Selon ma coutume, je m’assis auprès du comptoir et je payai un panaché-cassis à la reine Lampion, toujours sensible a ces politesses, mais quand vient le soir, elle est lourde, maintenant, et n’ouvre plus la bouche que pour avaler.


«Je sus par elle pourtant qu’il y avait des personnes huppées au premier étage dans l’ancien «confessionnal» du colonel, ce réduit où vous fûtes si près de capturer le Père-à-tous le soir du pillage de la caisse J.-B. Schwartz. Cinq personnes étaient là.


«- Je ne suis pas bien sûre que tu «en manges», petit, me dit la reine Lampion dans un moment lucide. On ne sait plus à qui on parle maintenant, et d’ailleurs, si tu n’en manges pas c’est tant mieux pour toi, car c’est des vilains ragoûts qu’on fait dans cette cuisine-là.


«Et sa tête tomba sur sa poitrine. Elle ronflait.


«Je me mêlai aux groupes qui causaient gaiement. C’était une renaissance comme ils disent: de la hausse à leur bourse, mais personne ne semblait savoir au juste de quoi il s’agissait.


«Le but principal de ce rapport, Monsieur le (titre raturé), est, tout en vous mettant sur la trace d’un crime projeté, de vous bien éclairer sur l’importance d’un des trucs de la bande Cadet, qui lui a été légué par les Habits Noirs: la chose de payer la loi, c’est l’expression même dont ils se servent. Je ne puis malheureusement vous dire ni le nom des victimes menacées (elles sont deux et ce sont des femmes), ni le lieu où le crime doit être commis. Je sais seulement que c’est un ancien hôtel, occupé maintenant par plusieurs locataires et précédé par une grande cour plantée d’arbres.


«Il m’est permis de vous certifier cela parce que cette disposition des lieux a été signalée devant moi très clairement pour la mise en scène qui suivra le meurtre, mise en scène destinée à faire tomber en vos mains l’innocent qui devra payer pour le coupable…


«Permettez-moi ici d’insister sur ce genre de crime à deux tranchants, qui frappe à droite et à gauche, par l’assassinat d’abord, ensuite par la répression même.


«C’est, à proprement parler, la fabrication du moyen propre à créer l’erreur judiciaire.


«Non seulement il y a assassinat, non seulement les coupables échappent à la justice, mais encore un tiers, un homme qu’on a intérêt à supprimer tombe dans la trappe. Ai-je à faire ressortir le bénéfice double et triple de cette diabolique opération?


«Je ne prétends pas que le fait soit arrivé; on le dit, mais ayant le désir d’entrer le plus tôt possible dans l’administration, mon jugement est tout porté en sa faveur.


«Mon humble rôle est seulement d’appeler votre attention sur une possibilité dangereuse, et j’espère qu’on ne m’en voudra pas pour cela.


«C’est, du reste, de ce côté que se portent tous les soins de la bande Cadet. Elle sait qu’au moyen de son procédé, il existe pour elle une véritable assurance contre les suites du crime et elle déploie pour la fabrication du prétendu coupable une très grande habileté. Je donne un exemple: c’est la bande Cadet elle-même qui a coupé le bras droit du misérable appelé Clément-le-Manchot. Il y a dix-huit mois de cela. Son bras lui fut acheté de gré à gré.


«Pourquoi? parce que l’homme choisi d’avance pour payer la loi dans l’affaire dont j’ai l’honneur de vous entretenir n’a qu’un bras.


«Celui-là est jeune, un appât amoureux qu’ils ont peut-être tendu, l’attire dans la maison du meurtre. Entre eux ils l’appellent «le petit duc».


«Et j’ai cru comprendre qu’il est l’héritier des deux femmes condamnées à mourir; c’est encore un de leurs trucs, ils jouent tant qu’ils peuvent de la maxime romaine: «Celui-là est présumé coupable à qui le crime profite.»


«Le «petit duc» sera arrêté un quart d’heure après le meurtre commis, dans la cour plantée d’arbres, au moment où il sortira du logis de sa maîtresse.


«Je me résume: affaire montée à terme; l’indication du lieu manque, les noms des victimes ne me sont pas connus. Date du coup, 5 janvier, motif de la fixation inconnu encore, Mais voici du moins des jalons précis: nom de l’instrument, Clément-le-Manchot; adresse, rue Vieille-du-Temple, n°… (il couche dans un grenier de la maison que j’habite).


«Noms des chefs de la bande Cadet présents au «confessionnal» ce soir-là:


«Adèle Jaffret, Dr Samuel, Marguerite, Comayrol, Jaffret.


«C’est plus qu’il n’en faut pour couper l’affaire en herbe.»


Un second papier était attaché au premier par une épingle.


Il disait:


«- Annexe au rapport n° 1. Pas de réponse. Sur informations prises, aucune trace de l’envoi ne fut retrouvée. M. le (titre raturé) affirma qu’il n’avait rien reçu et je ne fus pas nommé auxiliaire.


«N’ayant pas renoncé le moins du monde à mon idée d’entrer dans l’administration, je tiens pour vrai que mon rapport n’a pas été lu.


«Et néanmoins, depuis lors, les chefs de la bande Cadet n’ont jamais reparu à l’estaminet de L’Épi-Scié, et Clément-le-Manchot ne couche plus que par hasard dans son grenier, quand il n’a pas de quoi dormir à la corde.


«Il y a eu pendant trois mois, à la prison de la Force un Clément-le-Manchot, qui n’était pas le mien, accusé du meurtre des demoiselles Fitz-Roy, lequel fut bien commis le 5 janvier, rue de la Victoire, dans un ancien hôtel avec cour plantée d’arbres, comme cela était spécifié dans mon travail.


«Si quelqu’un demande pourquoi je n’ai pas parlé depuis mon rapport, je répondrai que j’avais peut-être mes raisons pour cela. La bande Cadet est un gibier blessé qui va maintenant au hasard; moi, je la suis comme un chien, le nez par terre. On verra bien ce qu’il en adviendra.»


Lirette se tut.


Échalot demanda:


– Est-ce tout?


– C’est tout ce qu’il y a d’écrit, répondit la fillette. Échalot eut un bâillement à se démonter la mâchoire.


– Dans mon habitude que j’ai de l’intrigue, dit-il, je ne trouve pas ce rapport-là fort comme le Pérou. Pistolet n’est pas un assez gros poisson pour jouer le rôle de la Providence dans un ouvrage à spectacle en dix tableaux. Je lui raconterai, quand il voudra, l’histoire de M. Remy d’Arx, qui était riche et savant, et magistrat, fils de magistrat, et qui aurait dû compter sur l’administration, celui-là! Il voulut aussi, pour son malheur, lutter contre les Habits Noirs…


– M. Pistolet, interrompit Lirette, a fait un rapport sur M. Remy d’Arx. Je l’ai lu et j’ai bien pleuré.


– Adressé à qui, ce rapport? à la préfecture?


– Oh! non… à M. Abel Lenoir.


– Bigre! fit Échalot: il n’a donc pas renoncé, le docteur! Encore un qui a été mordu!


Lirette reprit avec une certaine emphase:


– M. Pistolet est un plus gros poisson que vous ne croyez, mon père. S’il n’a pu empêcher ni l’arrestation ni la condamnation d’un innocent, du moins lui a-t-il rendu la liberté. Hier au soir, pour l’évasion du prétendu Clément-le-Manchot, il avait plus de soixante agents autour de la Force.


Échalot enfla ses joues.


– J’avais pourtant bien promis de ne plus me mixturer dans tout ça! murmura-t-il. Est-ce que je vas m’y replonger! Je savais que le Manchot de la Force était aux champs; mais soixante agents! bigre, bigre!… Et le Dr Lenoir à leur tête!


– C’est pour aller chez lui, ma belle robe, expliqua Lirette, et M. Pistolet va venir voir si elle me va bien.


– À quelle heure?


– Il devrait être ici depuis minuit…


Une petite voix faible et cassée entra dans la cabine comme un souffle de vent. Ni Échalot, ni Lirette n’auraient su dire d’où elle partait.


– À minuit comme à midi, prononça-t-elle distinctement, il fait jour, si c’est la volonté du Père…

XIII Oremus

Une pâleur terreuse avait envahi le visage d’Échalot au son de cette petite voix. Tout était gris sur sa pauvre face, jusqu’aux rubis de son nez. Ses dents claquaient dans sa bouche.


Il essaye de se lever, mais ses jambes flageolantes plièrent sous le poids de son corps.


Lirette le regardait bouche béante, plus effrayée peut-être de l’effroi de son père que du fait bizarre qui venait d’avoir lieu.


– Qu’est-ce que c’est que cela? demanda-t-elle. Qui a parlé?


– On ne sait pas, balbutia Échalot. Les morts ne reviennent pourtant pas…


– Tu mens, bonhomme, interrompit la petite voix, qui était doucette et de bonne humeur. Il y a des morts qui reviennent et tu sais bien le nom de celui qui a parlé.


Échalot essaya un signe de croix. Trois coups légers furent frappés au panneau qui servait de croisée. Une toux sèche et creuse se fit entendre en même temps au-dehors.


– Faut-il ouvrir? demanda encore Lirette, qui était la vaillance même, et dont l’effroi comportait une bonne dose de curiosité.


Échalot dit, frissonnant de la tête aux pieds:


– Père, si c’est une couple de messes dont vous avez besoin qu’on vous paye à la sacristie des Batignolles, pour la tranquillité de votre âme aux enfers ou aux Champs-Élysées, je ne suis pas fortuné, mais c’est égal…


– Ouvre, imbécile! interrompit la petite voix avec un peu de colère. Je suis le dernier propriétaire de l’hôtel Fitz-Roy, rue Culture; c’est à moi que le cher duc confia la cassette en mourant, et c’est moi qui confiai, à mon tour, les papiers au vieux Morand qui était un peu mon domestique: je veux voir celle qui va être bientôt la duchesse de Clare.


Échalot s’appuya des deux mains aux épaules de Lirette, et tourna le taquet qui tenait le volet.


Il se rejeta en arrière dès que la croisée fut ouverte.


La jeune fille, au contraire, s’élança et mit tout son buste dehors pour mieux regarder.


Elle ne vit rien, sinon la place déserte, tour à tour sombre et vaguement éclairée par la lune au-devant de laquelle les nuages se hâtaient, poussés par le vent d’hiver.


– Qui est là? dit-elle étonnée; où êtes-vous, vous qui avez parlé? Il y eut un bruit comme si deux mains de bois eussent applaudi doucement.


– Bien, gentillette! murmura-t-on au-dehors.


L’heure sonnait au restaurant Lathuile. La voix de l’invisible ajouta:


– S’il devait venir à minuit, cela fait trois heures de retard… Échalot!


– Maître?


– Referme, bonhomme, et lis ton papier à la petite dix fois, vingt fois s’il le faut. Au lever du jour, qu’elle sache la prière par cœur. Si Pistolet ne vient pas, un autre viendra.


On toussa pour la seconde fois, petitement et tout sec.


– Ça ne se peut pas, pensa Échalot, qu’un mort soit enrhumé! Lirette se pencha davantage et regarda de tous ses yeux. Par hasard, la lune dégagée éclairait brillamment la place, depuis les baraques jusqu’au boulevard extérieur. Partout c’était la solitude et c’était le silence.


– Bonsoir, dit la petite voix au moment où se refermait la fenêtre; travaillez vite et bien: on s’intéresse à vous, mes enfants.


L’instant d’après, Échalot et Lirette, assis devant le papier déplié, étudiaient leur leçon en conscience. Échalot lisait son grimoire, Lirette essayait de répéter selon ses souvenirs qui allaient s’éveillant.


Petrat sube onde et Simat, ânonnait Échalot; fili hi taire… je n’ai vu le colonel que deux fois, et la seconde c’était à son enterrement, mais je jurerais bien que c’est lui… siam, regomme hantait…


– S’il était arrivé malheur à M. Pistolet! murmurait Lirette… Oremus. Petra sub undecima, filii tertiam… Croyez-vous donc que ce soit le colonel? Le voilà encore qui tousse, tenez!


– J’en suis sûr!… et que, s’il voulait, il m’apprendrait ma naissance! Tu verras dans toutes les pièces les plus intéressantes que l’homme peut faire des pactes avec Satan… Regomme hantait Jeanne Huam, qu’héritait…


Regum ante januam quaerite… C’est moi qui voudrais bien le voir celui qui tousse!… Et savoir qu’il n’est pas arrivé malheur à ce pauvre M. Pistolet.


Nous vous épargnerons le reste de l’oraison latine que Lirette retrouvait presque sans effort dans les calembours orthographiques d’Échalot. Marie Stuart, la belle et infortunée reine qui était un peu la grande tante de notre Lirette, parlait, dit-on, latin comme un Polonais, et quand elle vint à Paris toute petite, l’histoire rapporte que, montée sur un tabouret, elle soutint plusieurs thèses dans la langue de Cicéron devant la Cour et les docteurs.


Maintenant, ce n’est plus l’habitude parmi nos dames qui n’en sont pas moins charmantes pour cela.


Quand Lirette eut achevé de reconstruire sa prière, telle que papa Morand la lui avait apprise si laborieusement autrefois, elle battit des mains, mais elle avait les yeux pleins de larmes. Tous les pauvres souvenirs de son enfance lui emplissaient le cœur.


– Il me semble que je le vois encore, papa Morand, dans notre mansarde de la rue Marcadet, dit-elle, si maigre, si malade, tremblant de froid, exténué de besoin. Il m’aimait bien à sa manière, et c’est maintenant que je comprends comme je l’aimais bien, moi aussi. Quelques minutes avant de fermer les yeux pour toujours, il me disait encore: «Souviens-toi bien de ta leçon, fillette. Dans ce grand Paris je ne connais personne à qui je puisse te confier. Je te confie à toi-même. J’enfouis dans ta mémoire le secret qui te fera noble et riche. Attends tes quinze ans, à quinze ans on peut fuir et se défendre… Je ne veux pas qu’il en soit de toi comme de moi, Clotilde Stuart, moi, né dans un palais et qui finis dans un bouge, moi qui meurs de misère auprès d’un monceau d’or…


Échalot dessina un grand geste et murmura:


– C’est vrai que le papa Morand finit comme ça! C’est l’image de ma propre situation jusqu’à ce que mon mystère soit percé: j’entends celui de ma naissance!


Il ajouta:


– Mais à quoi qu’elle sert, ta patenôtre, gaminette, puisque nous n’en avons pas le mot français de sa charade en latin?


Les yeux mouillés de Lirette souriaient.


– Tout me revient, dit-elle. Ô Georges! Georges! j’ai peur de mourir avant d’agenouiller ma fortune à tes pieds, car me voilà riche! je connais la rue, je sais où est la porte, derrière l’église, j’irai trouver le prêtre… Mais il est encore là!


Cet article: il ne se rapportait point au prêtre que le papa Morand avait désigné à sa fille dans ses suprêmes recommandations.


Une quatrième quinte de la petite toux sèche que nous connaissons bien se faisait entendre sous le volet, au-dehors; elle se termina par un hem! hem! plus aigu que le rhume d’un enfant de chœur, et la voix doucette dit, comme si elle eût parlé dans la cabine même:


– L’idée de la prière n’appartenait pas au papa Morand, il était trop bête pour ça, le brave homme!… Me voilà bien, moi, si j’ai gagné une bronchite! au lieu de rester tranquillement au Père-Lachaise!


Lirette fit un pas vers le volet.


– Je meurs de peur, dit-elle, mais je veux voir! Échalot la saisit à bras-le-corps, murmurant:


– Ne faut pas jouer avec celui-là, jamais! Au-dehors, il y eut un rire essoufflé et la voix dit:


– Que verrais-tu, coquinette? un peu de brouillard, un peu de fumée… Tu as bien récité ta leçon et je suis content de toi; mais il y a beau temps que ton curé de Saint-Paul est mon voisin au cimetière. Ne te désole pas, j’ai fait mes humanités, moi aussi, j’ai eu le prix d’excellence au collège, sous le joli roi Louis XV, du temps de Mme de Pompadour. Écoute et prends des notes, si tu as un crayon: je vais te traduire la chose au pied levé.


Et, presque aussitôt après, la petite voix distincte, perça le panneau, récitant:


«Oremus, sous la onzième pierre devant la troisième porte de la maison du Fils-des-Rois (l’hôtel Fitz-Roy) cherchez et vous trouverez, selon la parole de Notre-Seigneur, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, amen.


Pendant que ces derniers mots étaient prononcés, un pas précipité sonna sur la terre durcie par la gelée.


– Voilà! fit la petite voix, vous me remercierez une autre fois… Puis, d’un peu plus loin, mais toujours distincte, elle ajouta:


– Il paraît que l’ami Pistolet a passé encore une fois à travers les mailles de leur nasse!


Échalot eut beau faire, il ne put empêcher Lirette de tourner le taquet et d’entrouvrir le volet pour regarder au-dehors.


– Il est tout seul! dit-elle.


– Qui? demanda Échalot, curieux, mais tremblant.


– M. Pistolet, répondit Lirette. Le bruit de pas avait cessé.


Échalot s’approcha aussi de la croisée et jeta au-dehors un regard rapide et effrayé.


– C’est vrai qu’on n’en voit qu’un, dit-il, mais tu sais bien qu’ils sont deux, puisqu’ils causent.


Pistolet se tenait debout, à douze ou quinze pas de la baraque.


Il avait le dos tourné.


Dans cette position, quoique Pistolet ne fût ni haut, ni large, on pouvait croire que son interlocuteur restait caché derrière lui.


Ils s’entretenaient vivement et à voix basse.


Quelques mots et même des lambeaux de phrase arrivaient jusqu’à Lirette, qui écoutait avidement.


Elle entendit les noms de Clément-le-Manchot et de Cadet-l’Amour. C’était Pistolet qui parlait. Il disait, sauf les paroles perdues:


– Rassemblés à l’hôtel… désarroi complet… ne veulent plus de Cadet-l’Amour… couper la branche…


Échalot entendit et frissonna. Pistolet continuait:


– Clément-le-Manchot assassiné, pis que cela: écorché vif…


Puis une sorte de récit, dont les paroles n’arrivaient pas jusqu’à la fenêtre, étranglées qu’elles semblaient être dans la gorge du narrateur.


La voix doucette dit:


– Pour le coup, ça devait être drôle! Je vois d’ici M. le marquis de Tupinier dans le grenier de la bête brute. C’est moi qui l’ai dégrossi, ce Cadet-l’Amour! Il va bien!


Et il y eut un petit rire aigre qui grinça comme un trait de scie.


En ce moment, un énorme nuage couleur d’encre passait sur la lune. La place était plongée dans une obscurité complète, car on vivait encore sous ce régime de sage économie qui éteignait le gaz à minuit entre le septième et le vingtième jour de la lune dans certains quartiers déshérités.


Dans la nuit profonde, le pas de Pistolet se remit à sonner sur le sol durci, et l’on frappa rondement à la porte de la maison roulante.


Au loin, ce pas jeune et viril semblait avoir un écho timide, et les yeux de Lirette, interrogeant les ténèbres, distinguèrent vaguement quelque chose de noir, de long, de fluet qui glissait la rue Fontaine avec une rapidité fantastique.

XIV La onzième dalle

Ce qui glissait ainsi vers la rue Fontaine était un homme, ou du moins une forme humaine de longueur virile, mais extraordinairement mince, enveloppée dans une douillette noire, boutonnée du haut en bas comme une soutane.


Cette forme marchait avec une vitesse singulière, quoique son pas fût inégal et tout chancelant.


C’est à peine si le choc de ses chaussures contre le pavé produisait un bruit appréciable.


Et tout en courant, car cela courait, cela se mit à chantonner en chevrotant et en toussotant la musique du Fra Diavolo de M. Auber:


Voyez sur cette roche

Ce brave à l’œil fier et hardi!

Son mousquet est auprès de lui,

C’est son meilleur ami…

Il y eut sur le mot «ami» une roulade pleine à la fois de crânerie et de décrépitude. La forme humaine passait sous un réverbère.


Elle se redressa.


La lumière glissa sur son visage en lame de couteau, pauvre ivoire jauni, coiffé sur l’oreille, à la crâne, d’un bonnet de soie noire.


Dirai-je que c’était un vieillard? La langue n’a pas d’autre mot, mais ici le mot reste absolument au-dessous de l’idée.


Entre le propriétaire de cet étrange visage et un vieillard, il y avait la même différence qu’entre le robuste jeune homme et l’enfant emmailloté dans ses langes.


Figurez-vous deux yeux creux brillant au milieu d’un paquet d’ossements qui remuaient et se choquaient sous l’enveloppe d’un parchemin racorni.


Et c’était tout guilleret, cette vieille chose.


Au coin de la première voie qui traverse la rue Fontaine, un coupé de maître stationnait avec ses deux lanternes d’argent poli.


Le cocher descendit précipitamment de son siège, dès qu’il aperçut notre fantôme, et ouvrit la portière. Le fantôme alla droit à lui, affectant de se carrer sous sa douillette.


– Ah! ah! Giovan-Battista, dit-il en grossissant le filet tremblotant de sa voix, tu as reconnu ton maître, hé? je n’ai pas changé. Moi, je te trouve un peu vieilli depuis le temps. Je vous enterrerai tous, mes pauvres enfants, tous, tous, ah! mais oui! tous!


Il mit le poing sur la hanche.


– Quel âge as-tu, Battista? reprit-il; moi, je cours sur cent trente, et je n’ai pas encore renoncé à plaire, quoiqu’on me fasse un enterrement de première classe de temps en temps. Dans cinquante ans d’ici, les vers t’auront mangé, Battista, et tu vois que je t’accorde une belle vieillesse. Regarde-moi! que veux-tu que les vers mangent? Ils mourraient de faim chez moi!…


Le vieux se mit à rire tout seul et reprit:


– Battista, je vais voir Marguerite, qui m’a fait poignarder à deux reprises, et je vais voir M. le médecin Samuel, qui m’a empoisonné trois fois. Brûle le pavé, caro mio, je suis pressé. Tu m’arrêteras rue Saint-Antoine, devant l’église Saint-Paul, Nous connaissons ce quartier-là, Battista?


Il monta le marchepied sans aide et se jeta au fond du coupé où ce qui remplissait sa douillette produisit le bruit d’un sac d’osselets.


Battista, superbe maraud d’Italie, reprit place sur son siège, et le coupé roula vers le boulevard.


Il était un peu plus de quatre heures de nuit quand le cheval fumant, s’arrêta devant la grille de Saint-Paul.


Giovan-Battista descendit et ouvrit la portière.


Padre d’ogni, dit-il, nous sommes arrivés. Fait-il jour?


Le fantôme s’était assoupi dans son coin; il s’éveilla et s’étira, produisant encore ce bruit de billes qu’on secoue dans un sac. Il dit à Battista qui attendait:


– Je n’ai plus besoin de toi, mon fils, retourne à la maison et dors tranquille.


Il s’assit sur les marches de l’église, jusqu’à ce que le coupé se fût éloigné, puis, au lieu de prendre la rue Culture, il s’engagea dans les démolitions qui encombraient les derrières de l’hôtel Fitz-Roy, dont le jardin se trouvait coupé en biais par le tracé de la rue Mahler.


Parvenu au pied de la clôture en planches qui remplaçait l’ancien mur, il regarda tout autour de lui avec attention. Rien de suspect ne se montrant, il recula d’une douzaine de pas, prit son élan comme Auriol quand il va sauter par-dessus les baïonnettes, et, d’un bond véritablement prodigieux, il atteignit le sommet du mur de planches, derrière lequel il disparut.


Au-delà du mur, c’était le jardin de l’hôtel, abandonné et négligé.


Le fantôme avait déjà pénétré sous les massifs où il causait de bonne amitié avec un énorme chien de garde, sur lequel, bien certainement, les Jaffret comptaient beaucoup plus, pour défendre leur propriété, que sur le mur de planches.


– Tu me reconnais, toi aussi, gros Bibi, disait le fantôme; je t’enterrerai comme les autres, mon ange. Laisse passer ce maître, il a de l’ouvrage!


Le chien remua la queue et s’écarta docilement.


Toutes les fenêtres de l’arrière-façade étaient noires, excepté deux; celles du salon qui faisaient face à la prison de la Force; le salon de la corbeille et de la collation.


C’était par l’une de ces fenêtres que, dans l’après-midi du jour précédent, mademoiselle Clotilde, guidée par les indications de M. Buin, avait braqué sa jumelle sur les fameux rideaux verts du faux Clément-le-Manchot.


Le fantôme s’arrêta pour regarder ces deux fenêtres.


Il était de bonne humeur.


– Marguerite a de l’esprit gros comme elle, pensa-t-il; Samuel aurait remué la science du haut en bas s’il avait voulu; Cadet-l’Amour est un des plus étonnants gredins que j’aie rencontrés en ma vie, ils ont Comayrol, Jaffret et d’autres… et une arme par là-dessous! Et ils ne font rien de bien parce qu’ils n’ont plus papa! le bon petit Père-à-tous qui a emporté dans l’autre monde le talent, la bonne chance et la caisse de la confrérie… Ah! la caisse surtout! Viens, si tu veux, Bibi.


Il riait tout doucement, marchant de nouveau vers la maison.


L’énorme chien le suivait, la queue entre les jambes.


On entendait un murmure de voix qui tombait du petit salon. À part cela, l’hôtel Fitz-Roy dormait des caves aux mansardes.


La grande porte donnant sur le jardin était fermée à clef; le fantôme toucha la serrure, et la porte s’ouvrit comme par magie.


Le chien remua la queue et poussa un gémissement de tendresse.


– Tu trouves le tour bien joué, Bibi, hé? reprit le fantôme. Et voilà pourtant des années qu’on est retiré du commerce, après fortune faite… J’ai idée que tu as percé à jour tes nouveaux maîtres, vieux démon? Tu as le droit de mépriser ces gens-là, toi, le chien du colonel!


Ce dernier mot fut prononcé avec une singulière emphase, et Bibi sembla se rengorger sous sa fourrure hérissée.


Le fantôme traversa les vestibules dont les lampes suspendues allaient s’éteignant; il ouvrit la porte donnant sur le perron sans plus d’efforts qu’il n’en avait dépensé pour la première.


Sa main adroite, munie d’un instrument qui était peut-être fée, ne produisait aucun bruit.


Le chien descendit avec lui les marches du perron, et ils tournèrent à gauche dans la cour. On dormait dans la loge du concierge; au-dehors, la rue Culture-Sainte-Catherine était plongée dans un silence profond. Le réverbère du portail restait allumé.


Le vieillard, toujours suivi par le chien qui rampait sur ses talons, longea la façade jusqu’à la dernière porte latérale, située juste vis-à-vis de la conciergerie et dont la plinthe portait le n° III, en chiffres romains.


C’était l’entrée particulière du logis occupé autrefois par le papa Morand Stuart, quand il était gardien de l’hôtel.


– Voilà déjà du temps que cela est passé, dit le fantôme en se retournant vers le chien. Ton grand-père était lévrier d’Écosse, Bibi, et tu es presque un terre-neuve: allez donc parler maintenant de race et de noblesse: Fini, fini, mon ami! Tu sais? Ils sont tous morts et moi aussi, mais les autres restent dans leurs boîtes. Comptons les pierres, au lieu de bavarder.


Il se plaça au seuil même de la porte, marquée n° III. De cet endroit à la loge du concierge, il y avait, dans le pavé de la cour, un passage en ligne directe, formé de petites dalles de granit. Le fantôme compta onze de ces dalles.


Il y eut en ce moment une fenêtre du second étage dont le rideau se souleva. La lune, sortant d’un nuage, éclaira vaguement une figure blanche collée aux carreaux. Le fantôme n’était plus seul.


À la onzième dalle il s’arrêta.


– C’est ici, Bibi, dit-il: Petra sub undecima. Peut-être que tu ne sais pas le latin… Attention! c’est toi qui me gardes; veille au grain, et si quelqu’un se montre avant que j’aie fini, étrangle!


Bibi ouvrit son énorme gueule et montra la double rangée de ses dents de loup. Le vieillard eut son rire sec qui ressemblait au bruit d’une crécelle d’ivoire.


– C’est drôle, grommela-t-il, les bons comédiens! il m’est aussi impossible de ne pas jouer mon rôle que de ne pas respirer!


Il se pencha au-dessus de la dalle, régulièrement plane et dont les jointures ne présentaient aucune prise apparente. Il la souleva néanmoins comme il eût ramassé un caillou.


Sous la dalle c’était un trou carré qui allait s’élargissant. Il n’était pas profond; on y pouvait voir un très petit coffret, renforcé de fer.


Le vieillard écarta Bibi qui venait voir et lui reprocha sa curiosité. Il ouvrit la cassette, qui contenait une poignée de papiers à l’aspect soyeux.


– C’est beaucoup trop volumineux! dit-il d’un air mécontent. Si la banque d’Angleterre avait voulu me faire tirer une seule bank-note de 80 millions (j’offrais de supporter les frais de la planche), tout tiendrait dans le boîtier de ma montre en cuivre.


Sous les chiffons, le coffret contenait encore trois papiers pliés en carré long, qui avaient tournure d’actes publics. Le vieillard les prit, les rejeta au fond du trou et fit disparaître le coffret sous les plis de sa douillette.


Après quoi, il replaça la dalle avec soin.


– Bibi, pensa-t-il tout haut, non sans une nuance de mélancolie, je ne donnerais pas vingt-cinq centimes de la bande Cadet, mon garçon. Nous pourrions la sauver, hé! vieille bête?… D’abord, nous pourrions tout ce que nous voudrions mais, à quoi bon? J’ai idée de m’amuser à autre chose désormais.


D’un coup de talon il s’assura que la dalle était bien d’aplomb et se dirigea vers le perron en disant:


– Viens avec moi, Bibi, tu vas voir quelque chose de drôle.


Au moment où il repassait le seuil, la porte marquée n° III s’ouvrit doucement, et Clotilde se glissa dans la cour.


Elle resta d’abord immobile, écoutant et regardant.


Puis elle marcha droit à la onzième dalle, et à son tour elle la souleva.


Le fantôme ne se doutait peut-être pas de cela, mais cependant, qui sait?…


La lampe du vestibule brûlait encore sur sa colonne, il la prit et monta lestement les marches du grand escalier.

XV Discorde au camp

Au premier étage de l’hôtel Fitz-Roy, dans le petit salon où la corbeille de noces était encore exposée sous son voile de mousseline brodée, tout ce qui restait du conseil suprême des Habits Noirs était réuni sous la présidence d’Adèle Jaffret, qui venait de rentrer après sa nocturne excursion (rôle de Cadet-l’Amour).


La discorde était au camp.


Adèle, ou, si mieux vous l’aimez, M. le marquis de Tupinier, comme tous les pouvoirs exécutifs, avait à subir les reproches de son parlement.


Il faut réussir quand on gouverne. Samuel et Marguerite ne parlaient de rien moins que de «couper la branche», mesure analogue à celle dont usaient les sultans, mécontents de leurs grands vizirs. C’est dans les tragédies.


– Marquis, disait cette belle Marguerite, vous nous avez fait accroire que vous aviez l’intime confiance du colonel! vous étiez sur la trace du grand secret, vous saviez où trouver la formule mystérieuse indiquant le lieu précis où il faut fouiller la terre pour découvrir le Trésor.


– Et vous nous avez trompés, poursuivait Samuel, vous n’étiez comme nous tous qu’un instrument aveugle entre les mains du Père; vous nous avez conduits au hasard, tantôt ordonnant des meurtres inutiles, tantôt combinant des plans extravagants qui ne devaient pas, qui ne pouvaient pas aboutir. Depuis cinq ans, nous perdons notre temps et nous usons nos forces à préparer cette mauvaise comédie d’un mariage entre les deux derniers héritiers de Clare… Et voilà que, dans cette union, la fiancée n’est pas une de Clare, et que le fiancé n’est qu’un fils naturel de votre nièce Angèle Tupinier!… Prenez garde à vous!


– Je tiens les ficelles, voulut objecter Adèle, car tous les «discours-ministre» se ressemblent; les choses vont admirablement bien. Rien ne m’étonne dans les événements, c’est moi qui les mène. Le Manchot nous trahissait, je l’ai réglé, ce soir. Je viens de voir la fillette du vieux Morand, la vraie Tilde, le secret est sous notre main. Quant à nos fiancés, le jeu était bien plus dangereux encore que vous ne croyez, car Georges de Clare (je persiste à penser qu’il est le duc) nous a percés à jour, et notre Clotilde, celle d’ici, lui appartient corps et âme. J’étais là, entre eux, hier au soir (dans la volière, est-ce adroit!) pendant qu’ils vidaient leur sac. Quel besoin avons-nous d’eux?… Place nette! voilà le véritable plan. Si nous avons les actes demain, nous choisirons celui et celle qui en doivent profiter, et quand les actes manquent, eh bien! sacré tonnerre, au pis-aller, on les fabrique!


Marguerite et Samuel échangèrent un regard.


– Est-ce là tout ce que vous avez à nous proposer, marquis? demanda le docteur. Autant dire que nous sommes perdus… perdus par vous!


Marguerite et lui se levèrent en même temps, armés tous les deux, et une arme n’était pas à dédaigner dans la main de Marguerite. Elle avait fait ses preuves. Mais Adèle était déjà debout, et ses doigts osseux serraient le manche de ce long couteau qui avait poignardé le Manchot dans son grenier.


En deux bonds, Adèle s’abrita derrière la table.


En passant, elle avait renversé la lampe qui se brisa contre le plancher et s’éteignit.


Il fait nuit, pas vrai? cria-t-elle, mais c’est moi qui l’ai faite. Je suis le maître! Vous voilà quatre contre moi, c’est bon! à qui le tour? On va couper quatre branches au lieu d’une!


Elle se rua sur le Dr Samuel qui recula; mais au moment où elle allait frapper, une lueur pâle éclaira tout à coup les ténèbres comme si la lampe se fût sourdement rallumée.


En même temps, la porte qui faisait face à l’entrée principale s’ouvrit lentement.


Le bras d’Adèle tomba, pendant que ses quatre adversaires laissaient échapper le même cri de stupeur:


– Le colonel Bozzo!


Cette étrange créature, que nous avons appelée le fantôme, était debout au-devant de la porte, refermée à demi, et tenait encore à la main la lampe du vestibule.


Le colonel Bozzo, puisqu’on lui donnait ce nom glorieux et terrible dans l’histoire du banditisme parisien, avait «soigné son entrée» comme on dit au théâtre. Sa pose était gaillardement comique; il avait relevé son bonnet de soie noire de travers.


Il se dressait maigre et long dans sa douillette, sous laquelle le coffret dessinait une petite bosse carrée.


– Bonjour, bonjour, bonjour, mes amis chéris, dit-il de sa voix doucette, plus flûtée encore qu’à l’ordinaire. Tu as gardé de beaux restes, Marguerite, ma perle! Samuel, mon fils, tu n’es pas plus joli qu’autrefois. Va bien, Comayrol? Jaffret, comment se portent tes oiseaux?… Tiens ça, marquis, et débarrasse-moi de ma lampe.


Adèle obéit.


– Petite parole mignonne! reprit le colonel comme nous disions du temps du Directoire exécutif, ça me fait plaisir de vous revoir, mes enfants… Avance un fauteuil, Marguerite. Ce n’est pas qu’il y ait bien loin d’ici le Père-Lachaise, mais on s’engourdit les jambes, là-bas, hé, hé, hé, hé! J’ai toujours de temps en temps le mot pour rire, vous voyez, c’est mon caractère.


Marguerite obéit à son tour, et, avant de s’asseoir, le colonel la baisa galamment sur les deux joues.


Aucun des cinq n’avait encore prononcé une parole. Ils semblaient positivement stupéfiés.


Le colonel s’étala commodément dans son fauteuil, et se mit à tourner ses pouces en regardant tour à tour avec une compassion un peu méprisante chacun des membres de la piteuse assemblée.


– Voilà donc ce qui reste des Habits Noirs! dit-il après un silence. Voilà mes élèves et mes successeurs! C’est ça la bande Cadet! Eh bien! eh bien! mes pauvres bijoux, vous aviez essayé plus d’une fois de m’envoyer, avant l’heure, là où je suis maintenant. Je vous avais bien dit que vous me regretteriez.


– Père, dit Marguerite, et son accent suppliait, êtes-vous venu pour nous sauver?


– Un petit peu, un petit peu, mon amour… pour cela et encore pour autre chose…


– Est-ce que vous allez vous remettre à notre tête?


– Ah! mais non! Je me trouve très bien comme je suis. On a des préjugés contre l’autre monde…


– Ne raillez pas, Maître, fit Samuel, à quoi bon?


– Toi, docteur, repartit le fantôme en le menaçant du doigt; tu es un sceptique, je sais bien cela. Tous les médecins sont des païens. Je ne raille pas du tout. Je suis mort, mort, mort, très mort!… Seulement, à cause de ma bonne conduite, le gardien du cimetière me donne une nuit de sortie de temps en temps… Mais parlons de vous, fanfans, mes minutes sont comptées et j’ai à vous dire des choses d’une certaine importance: vous supposez bien que je ne me serais pas dérangé sans cela… Vous êtes tordus, mes pauvres bébés, mais là, tordus! J’ai causé hier soir avec quelqu’un de la préfecture: on disserte là-bas sur votre méthode de payer la loi comme si c’était médaillé à l’exposition. Peut-être n’y croit-on pas encore tout à fait, car il n’y a pas d’yeux si bien crevés que ceux des clairvoyants, payés pour être microscopes; mais la rue de Jérusalem rajeunit son personnel tout doucement. Parole d’honneur! j’y ai vu un chef de bureau qui n’a pas de besicles! Vous êtes tordus, tordus, tordus! On vous lorgne: il faut jouer votre va-tout, non pas demain, mais aujourd’hui.


– Vous nous aurez dénoncés! gronda Adèle.


– Toi, marquis, riposta le colonel sans se fâcher, tu ne valais pas le Marchef, mais enfin, tu faisais encore un tueur assez propre. Pourquoi diable as-tu changé le vilain bonhomme que tu étais en horrible vieille femme? Marguerite, à la bonne heure, voilà un général d’armée! seulement elle a peur depuis qu’elle a gagné un vrai titre de comtesse au loto! Samuel encore, passe, quoiqu’il ait toujours été trop prudent; mais toi, Tupinier, hyène enragée, tu fais le mal pour le mal, ce qui est le comble de la bêtise, tu te mets en colère, tu te venges!… Ne réplique pas! je sais ton histoire de cette nuit avec le pauvre Manchot…


– Il trahissait… voulut dire Adèle.


– Tais-toi! tu as fait ripaille de sang, chacal! Chien ivre, cuve ta curée! Ta pendule est-elle juste? Cinq heures de nuit! Dépêchons! Nous n’avons que le temps.


Le vieux se campa commodément dans son fauteuil et reprit d’un ton tranchant:


– Vous avez gâté la comédie, pauvres hères que vous êtes; passez franchement au mélodrame: vous vous entre-mangerez au dénouement, si vous voulez. La fille de papa Morand vous échappe, quoique Tupinier n’ait pas menti tout à l’heure en disant qu’il l’a vue, cette nuit. Vous ne pouvez rien contre elle: peut-être que je la protège. Reste l’héritier de M. le duc de Clare qui vint mourir dans cette maison même il y a onze ans et qui me confia ses papiers de famille comme au seul honnête homme qu’il eût connu en ce monde, hé hé hé! Voilà un homme de goût et de bon sens! Cet héritier-là vaut un demi-million de revenus, c’est encore un assez joli denier, dites donc. Il faut qu’aujourd’hui même ce joli garçon-là soit réglé!


– Il y a deux jeunes gens à l’hôtel de Souzay, objecta Marguerite, duquel parlez-vous?


Adèle haussa les épaules.


– De peur de se tromper… commença-t-elle avec son hideux sourire. Mais le colonel l’interrompit et dit:


– Attention! il faut choisir, absolument! on ne vous en donne qu’un sur deux.


– Lequel? demanda encore Marguerite.


– Le légitime. L’autre est sous ma protection.


– Mais comment savoir lequel est le légitime?…


– Ah! povera! interrompit le fantôme, as-tu vieilli tant que cela? Ne sais-tu plus voir à travers les yeux d’une mère, placée entre ses deux fils, lequel est l’enfant de son amour?


Il jeta un coup d’œil à la pendule et, sans attendre la réponse, il ajouta:


– Ne m’interrompez plus. Le Manchot a parlé, et il a trouvé, cette fois, des oreilles pour l’entendre. La police est en éveil. Si vous m’en croyez, vous aurez quitté cet hôtel avant le jour, et demain soir vous serez de l’autre côté de la frontière. Premier point.


Seconde question: Je suppose que vous ne serez pas embarrassés pour trouver un jeune gars de vingt-cinq ans pour porter le nom de Clare. Aujourd’hui même, l’acte de naissance de ce garçon-là sera à l’hôtel de Souzay. Attendez le soir, si vous voulez (mais alors, cachez-vous bien d’ici-là!), mettez sur pied la bande, cernez l’hôtel de la rue Pigalle, vous n’avez plus rien à ménager, envoyez le petit duc auprès de son père défunt, et vous emporterez au bas mot quatre cent mille livres de rentes dans votre chaise de poste, voilà.


Il se leva.


Autour de lui tous les regards étaient sombres.


Marguerite dit:


– Nous n’emporterons qu’un procès. Père, vous gagneriez peut-être cette partie, vous à qui rien n’a jamais résisté; mais nous…


– Allons donc! fit le colonel qui semblait plus gaillard au milieu de l’abattement général, c’est simple comme bonjour. Quand le petit duc que vous allez fabriquer reviendra de l’étranger avec ses papiers, tout ira sur des roulettes… Est-ce que cette jolie duchesse Angèle est toujours appétissante? Eh! marquis! quel bouton de rose autrefois! Elle ne pouvait pas te souffrir, pauvre Amour!


Adèle fronça le sourcil.


Le fantôme se campa sur la hanche d’un air vainqueur et poursuivit avec un geste d’adorable fatuité.


– On a été jeune très longtemps, je parle de moi, et ce pauvre Dr Abel Lenoir n’y voyait que du feu. Marquis, toi, tu en étais pour tes frais. Ah! je me souviens toujours avec plaisir de cette chère Angèle, quels yeux! et j’ai des raisons absolument particulières pour m’intéresser à celui de ses fils qui… Enfin, c’est entendu; je vous défends de toucher à ce jeune homme-là. Vous n’avez droit qu’au vrai duc… La pendule va-t-elle bien?


L’aiguille marchait vers six heures.


Les membres de la bande Cadet n’avaient pas échangé entre eux une parole, mais leurs regards causaient terriblement.


– Vous nous quittez déjà, Père? demanda Marguerite.


– Chez nous, là-bas, dans ce quartier du Père-Lachaise, répondit le colonel en ricanant, on ne rentre jamais après l’aube.


Marguerite reprit:


– Vous nous quittez sans nous apporter d’autre secours que ce conseil dérisoire, vous qui êtes si riche!


– Si riche de notre argent à nous! ajouta le Dr Samuel dont les dents grinçaient.


Et Adèle Jaffret gronda:


– Nous pourrions nous retirer bien tranquilles, si nous avions seulement la dixième partie de ce que vous nous devez, colonel Bozzo!


Pendant que ces choses étaient dites, le bon Jaffret, d’un côté, Comayrol, de l’autre, sans remuer les pieds d’une façon appréciable, exécutaient fort adroitement une sorte de mouvement tournant.


Le cercle s’était déplacé ainsi peu à peu en sourdine, et le colonel était aux trois quarts enveloppé quand il répondit enfin:


– Le fait est que je suis assez à mon aise; mais là-bas, mes pauvres enfants, si vous saviez comme tout est cher!… hors de prix, ma parole!


Il y eut dans le cercle un frémissement de muette colère.


Le bon Jaffret gagna encore quelques pouces à droite, Comayrol autant à gauche.


Derrière le colonel, il ne restait plus bien juste que la largeur de la porte entrebâillée.

XVI Fifty thousand

Le colonel, grêle et frêle comme une latte sous sa douillette, gardait son sourire de spectre bon enfant au travers duquel passaient des éclairs de malice. Il avait déjà promené deux ou trois fois son regard moqueur sur le cercle de ses «amis chéris», qui allait se rétrécissant autour de lui.


Pas une ombre d’inquiétude ne rembrunissait sa physionomie, et pourtant les membres de la bande Cadet comprenaient, tous et chacun, que le colonel s’attendait à une attaque.


Marguerite et Samuel surtout, qui l’avaient vu si souvent dans le danger, passer en quelque sorte au travers de la mort comme un démon qu’il était, serraient leur jeu et prétendaient ne frapper qu’à coup sûr.


– Qu’est-ce qu’il vous en coûterait, murmura Marguerite, de nous rendre seulement notre pauvre part! La moitié… le quart!


– Comme tu y vas, toi, mignonne! s’écria gaiement le fantôme. J’étais venu précisément ici cette nuit pour chercher le Trésor…


Tous les visages pâlirent.


– Ici! balbutia Marguerite.


Et Adèle ajouta d’une voix étouffée:


– Chez nous!


– Oui, oui, oui, oui, mes bons enfants, répondit le colonel, ici, chez vous, et si le marquis, Adèle, qui n’a jamais fait que des âneries, n’avait pas laissé échapper la petite fille du papa Morand, la vraie Tilde, vous l’auriez découvert depuis longtemps, le Trésor, rien qu’en écoutant sa prière du soir.


Il frappa sur le coffret à travers sa houppelande.


Un cri, un seul, sortit à la fois de toutes les gorges oppressées.


– Il est là! Adèle ajouta:


– Sur vous!


Comme s’il eût voulu ajouter à la folle imprudence de sa provocation, le colonel déboutonna sa douillette et prit le coffret dans sa main.


Jaffret d’un côté, Comayrol de l’autre, passaient en ce moment et se rejoignaient derrière lui.


Il était cerné.


– Tiens, tiens! fit-il en parcourant curieusement de l’œil les regards enflammés et les faces livides qui l’entouraient, ça vous fait de l’effet!


La même pensée vint à tous en face de ce calme imperturbable.


– Vous mentez, dit Marguerite, cette cassette exiguë ne peut contenir la centième partie du Trésor!


– Tu crois ça, toi? riposta le colonel, eh bien! regarde! Il ouvrit en même temps le coffret.


– Il y a une soixantaine de mille francs, tout au plus, déclara aussitôt Adèle dont le premier regard avait supputé le nombre des chiffons.


Le fantôme en prit un, le déplia et le présenta tourné vers Marguerite en disant:


– Toi, fille, tu sais l’anglais.


Marguerite eut comme un éblouissement. Elle lut et balbutia:


Fifty thousand… pounds! Cinquante mille livres sterling! Un million! et il y en a plus de soixante comme cela!


– Vingt de plus, repartit le colonel, dont le petit rire sec grinça dans le silence. Oui, oui, oui, oui! Quatre-vingts, tout juste, quatre-vingts jolis petits millions!


L’énoncé de ce chiffre inouï fit en quelque sorte explosion.


Le reste fut rapide comme l’éclair.


Un rauquement sortit de chaque poitrine. Cinq couteaux brillèrent à la fois. Celui d’Adèle, lancé le premier avec une sauvage violence, et visant au cœur, ne rencontra que le vide, parce que le colonel avait sauté de côté.


Les autres sonnèrent contre le fer du coffret, manœuvré très habilement pour la parade.


– Bibi! appela tout bas le colonel, ici, vieux. Et il ajouta:


– Étrangle!


La porte s’ouvrit violemment. Jaffret et Comayrol tombèrent, et Adèle Jaffret roula sur le sol, renversée par le premier choc de l’énorme chien qui la prit à la gorge.


Le colonel n’était plus là.


Dans le noir de la pièce voisine, la voix doucette dit:


– On a toujours besoin des économies de papa, c’est dans la nature, je ne vous en veux pas, mes enfants. L’affaire de l’hôtel de Souzay tient, croyez-moi, faites-la, elle est bonne, mais souvenez-vous bien: qu’on ne touche pas un cheveu de mon ancienne Angèle, ni du cher enfant qui… N’insistons pas: j’ai été jeune, hé, marquis?… Lâche-le, Bibi, bon chien, il a de l’ouvrage aujourd’hui. Moi, je vais à dodo. Merci, Bibi, veux-tu venir avec moi?


Le chien, qui avait lâché Adèle à demi étranglée, bondit au-dehors.


– Eh! marquis, j’oubliais! dit encore la petite voix qui semblait lointaine, méfie-toi du Manchot!


On entendit un aboiement joyeux et le bruit d’une porte qui se refermait en bas, puis le silence se fit.


Dans le salon, les cinq Maîtres de la bande Cadet restaient vaincus et découragés.


Le jour n’était pas encore près de paraître; mais la ville éveillée envoyait déjà tous ses bruits, et les lourdes voitures ébranlaient le pavé de la rue Saint-Antoine.


Marguerite et Samuel étaient debout, Comayrol n’avait pu encore se relever, le bon Jaffret gémissait dans un fauteuil, et Adèle, assise sur le tapis, lotionnait son cou meurtri avec l’eau-de-vie de sa bouteille clissée.


Le sentiment qui semblait dominer parmi eux tous, c’était une superstitieuse terreur.


Non pas le moins du monde cette épouvante qui naît des choses surnaturelles.


À l’exception du bon Jaffret, qui était un cœur simple et susceptible de poésie, ils auraient tous sauté à pieds joints par-dessus cela.


Ce qui les terrassait, c’était cette autre superstition tout humaine, celle des joueurs, des bandits, des malades, qui est simplement la conscience d’une écrasante infériorité.


– Il est jeune, dit Marguerite, cela saute aux yeux!


– Il est fort! ajouta Samuel; son choc m’a repoussé jusqu’à l’autre bout de la chambre; ce n’est pas lui!


– C’est lui! répliqua Adèle, le chien lui a obéi. Le bon Jaffret fournit ici un détail:


– C’est dans ses poches, dit-il, que sont les osselets qui craquent. Et Comayrol appuya piteusement:


– Sous son bonnet de soie noire il y a des cheveux d’Absalon! Nouveau silence.


La maison s’éveillait. Le pas des domestiques allait et venait dans les corridors. Sur un signe de Marguerite, le bon Jaffret poussa les verrous aux portes.


– Qu’allons-nous faire, à présent? demanda-t-il. Personne ne répondit.


– Nous étions cinq contre un! reprit Marguerite avec colère.


– Nous aurions été vingt… commença le docteur. Marguerite l’interrompit.


– C’est un hasard diabolique, il est vrai, mais enfin, rien ne prouve que le Trésor fut précisément caché ici, et sans le chien maudit, nous aurions maintenant la cassette.


Samuel secoua la tête d’un air consterné.


– Irez-vous la chercher au Père-Lachaise, la cassette? demanda aigrement Comayrol.


– Si je savais l’y trouver!… répliqua Marguerite.


Elle avait redressé la belle hauteur de sa taille. Les autres semblaient retrouver courage en la regardant. Samuel dit:


– Comtesse, il y a longtemps que tu n’as mis la main à la pâte. Tu es si vraiment une grande dame que tu avais fait de nous des fainéants. Nous voilà bien bas, mais tu as bonne mine de bataille ce matin, Marguerite. Si tu nous disais: «En avant!» je crois que nous marcherions encore une fois derrière toi.


– Et demain, la frontière, dit Adèle, ça me va. Seulement, je ne veux plus mener votre coquine de barque. Taillez-moi de la besogne, je taperai. Mes ancêtres étaient des chevaliers et non pas des diplomates. J’ai raccourci leur épée pour en faire un couteau, voilà tout! Marguerite semblait rêver.


– Comédien admirable, fit-elle comme si elle eût pensé tout haut, enfant quinteux, exploitant l’absurde et l’impossible, comme l’épicier du coin vend ses pruneaux, régulièrement, sagement, ce démon, qui n’est qu’un petit-bourgeois sous sa montagne de crimes, a récolté des millions là où tous autres vivent et meurent de misère. Nous avons participé à sa prospérité; nous sommes tombés dès que sa main a cessé de nous soutenir. Cela prouve que le commerce n’est pas bon pour nous, puisque la banqueroute approche.


– Comtesse, renoncez-vous? demanda Samuel. Au lieu de répondre, elle poursuivit:


– Il a menti; il ment toujours. On ne connaît au monde que trois bank-notes de la Banque d’Angleterre portant ce chiffre: fifty thousand, qui forme un million en souverains d’or; la planche en a été brisée en présence du Conseil du royal exchange dès que la reine, le prince Albert et le directeur chef ont eu chacun le sien. Comment le colonel a pu s’en procurer un seul, je l’ignore, mais il est certain qu’il n’en a pas plein son coffret. Peu importe: à la mort de son petit-fils, il avait déjà cinquante millions.


– C’est-à-dire: «Nous avions» déjà cinquante millions! rectifia Samuel. Et quoi d’étonnant? On dit que le Rothschild d’Allemagne a sept milliards, et c’est le moins riche.


– Quel petit-fils? demanda Adèle.


– Celui de la légende italienne, répliqua Marguerite, celui qui est tué ou qui tue selon la loi mystérieuse de la maison de Bozzo, celui qui dit à son père en le frappant: Je venge ton père et à qui le père répond en mourant: Ton fils me vengera… Celui, enfin, l’éternel assassin, le parricide immortel qui, depuis deux siècles, s’est appelé le Maître du Silence, Beldemonio, Frère-Diable, le colonel Bozzo, que sais-je? vivant de sa propre mort, régénéré par elle, et dont nous disions à l’heure même: «Il est jeune, il est fort!»


Quand Marguerite se tut, nul ne parla. Au bout d’une minute seulement, le Dr Samuel reprit:


– Que ce soit fable ou vérité, nous connaissons tous cette histoire. Mais que nous importe à l’heure présente, qui est peut-être la dernière pour nous? Revenons à la question et tranchons-la!


– C’est la question! dit Adèle, dont les yeux ronds brillaient derrière ses lunettes. Marguerite a trouvé le joint: qu’elle commande, j’obéirai.


Et comme tous les regards l’interrogeaient, Marguerite répéta:


– C’est la question, il n’y en a pas deux. Sais-tu où prendre le cavalier Mora, toi, Cadet-l’Amour?


– Rue de Bondy, répondit Adèle, maison du docteur Abel, au rez-de-chaussée.


– Que tout le monde écoute, alors! Marguerite se recueillit un instant et reprit:


– Toutes les instructions du Père doivent être suivies à la lettre, toutes: qu’elles soient sincères ou perfidement calculées. Il faut cela pour lui inspirer confiance, et il faut qu’il ait confiance. Dans une demi-heure nous aurons quitté cette maison pour n’y plus rentrer…


– Causez toujours, interrompit Jaffret, je vais emballer mes oiseaux.


Et il se précipita dehors tête première.


– Tout ce que la bande a de gens valides, reprit Marguerite, doit être mis sur pied. L’Amour, consens-tu à tenir le couteau pour cette fois?


– C’est mon état, répondit Adèle, et vous serez contents de moi… Mais qui payera la loi?


Marguerite haussa les épaules.


– Faillite à la loi! dit-elle. Après ceci, la fin du monde! Nous sommes cinquante fois millionnaires ou morts!… Aujourd’hui, le quartier général sera chez moi, à mon pied-à-terre de la rive droite, rue de La Rochefoucauld; mon hôtel est abandonné comme toutes vos demeures. Dans la journée, visite à Mme la duchesse: je me charge de savoir par ses paroles ou de lire sur son visage lequel de ses fils est véritablement aimé. Celui-là nous l’épargnerons, c’est le bâtard; l’autre…


– Compris! dit Adèle; Et après?


– Nous quittons Paris en toute hâte, pour obéir au Père jusqu’au bout… et il en est instruit aussitôt, car il nous espionne de près: Pistolet travaille pour lui.


– Eh bien?


– Eh bien! il s’endort tranquille, ce soir, puisqu’il croit que nous roulons vers la frontière… et à minuit, son logis est cerné à son tour, sa porte forcée, nous entrons dans la chambre où il dort…


– Bravo! fit-on en explosion.


– Et quand l’Amour lui serrera la gorge, jeune ou vieux, si grand comédien qu’il soit, je vous jure bien qu’il dira où est notre argent!

XVII Un acte de mariage, deux actes de naissance

Nous savons que mademoiselle Clotilde, la pupille des Jaffret, était une brave fillette au cœur excellent, pleine d’esprit, de gentillesse et de dévouement; mais il ne vous a jamais été dit qu’elle fût une jeune demoiselle rompue aux exigences de l’étiquette mondaine.


L’hôtel Fitz-Roy, habité par ce prodigieux ménage, M. et Mme Jaffret, ne valait peut-être pas, au point de vue de l’éducation et des belles manières, le couvent des Oiseaux.


Clotilde avait un grand amour dans le cœur; cela aiguise les instincts et développe l’intelligence, mais cela ne porte pas à observer très strictement les petites conventions mondaines.


Clotilde avait deviné autour de l’homme qu’elle aimait des dangers de plus d’une sorte.


Ces dangers, elle essayait de les conjurer à sa manière.


Comme, dans sa croyance, Georges n’était pas plus le prince de Souzay qu’elle n’était elle-même Mlle de Clare, son rêve, c’eût été de fuir loin de ces intrigues, qu’elle jugeait dangereuses et coupables.


Pour elle, la caverne avait dénoncé les brigands.


Elle avait deux sortes d’ennemis; les Jaffret, Marguerite, Samuel, Comayrol, etc., d’un côté, qui la tenaient garrottée au beau milieu de cette intrigue; de l’autre, Mme la duchesse de Clare, cette mère qui, ayant deux fils, mettait l’un à l’abri de l’autre, donnant au premier l’amour, la richesse, le nom, tout ce qui est désirable en ce monde, et réservant au second tout ce qui est travail, péril ou misère.


Clotilde avait trouvé aide et conseil auprès du Dr Abel Lenoir; mais le docteur n’avait levé pour elle aucun voile.


Peut-être ne savait-il pas; plus probablement il ne pouvait pas révéler un secret qui n’était pas à lui.


Au milieu de cette nuit dont les douze heures contiennent notre drame presque tout entier, nous l’eussions trouvée seule dans sa chambre située au second étage de l’hôtel Fitz-Roy. Elle n’avait pas fermé l’œil, elle ne s’était pas même mise au lit.


Seulement elle avait changé de robe.


Elle portait, au lieu de sa toilette de fiancée, le costume qui servait à ses excursions nocturnes.


On eût dit un petit soldat prêt pour l’appel de la bataille.


Quand tous les invités s’étaient retirés, Clotilde avait vu à de certains signes bien connus d’elle que les membres du conseil de famille (lisez les membres de la bande Cadet) étaient restés pour délibérer.


Il était tard déjà. Georges n’avait rejoint la voiture où l’attendait fidèlement Tardenois qu’à plus de deux heures du matin.


Clotilde avait essayé d’abord de se glisser aux écoutes, et ce n’eût pas été la première fois; mais toutes les portes du salon de la corbeille, où se tenait le conciliabule, étaient fermées et un vent de découragement semblait peser sur la délibération.


Ils parlaient peu de l’autre côté des draperies et ils parlaient bas.


C’est à peine si la voix d’Adèle, aigre comme le cri d’un épervier, lançait de temps en temps quelques notes acariâtres à travers les clôtures.


De guerre lasse, Clotilde gagna sa chambre. Elle était gaie de nature et brave. Peut-être, au souvenir de son entretien avec Georges, eut-elle un rêve de souriant amour, mais la mélancolie la prit trop vite, et au moment où nous passons le seuil de son frais réduit, elle songeait tristement, assise sur le pied de son lit.


Le temps passait sans qu’elle se rendît compte de la durée de sa rêverie.


L’heure sonna à l’horloge de Saint-Paul; Clotilde n’avait pas compté les coups.


Elle consulta sa pendule qui venait de s’arrêter.


Voulant au moins savoir si le jour approchait, elle vint à la croisée dont elle souleva les rideaux.


Le ciel était encore tout sombre et n’avait d’autres lueurs que celles de la lune courant sous les nuages; mais dans la cour, que le réverbère éclairait, Clotilde aperçut quelqu’un d’éveillé.


Ce n’était pas un voleur, car le gros chien qui, toutes les nuits, faisant patrouille du côté des démolitions, rôdait sur le pavé bien tranquillement, mais ce n’était ni le concierge, ni aucun des domestiques de la maison; Clotilde vit cela d’un coup d’œil.


Qui était-ce?


Et à quelle besogne se livrait ce nocturne ouvrier qui travaillait sans lanterne si longtemps avant le lever du jour?


Au service de sa curiosité, Clotilde avait des yeux de dix-huit ans. Elle ne reconnut pas l’ouvrier puisqu’elle ne l’avait jamais vu, mais, à force de regarder, elle distingua la nature de sa besogne. On soulevait une dalle parmi celles qui composaient le «chemin» menant de la porte latérale à la conciergerie.


Clotilde vit le trou béant; elle vit aussi l’ouvrier se pencher au-dessus de l’ouverture et en retirer un objet, qu’il cacha sous ses vêtements.


Le chien accroupi ressemblait à un témoin juré.


Clotilde vit encore qu’on rejeta sous la dalle quelque chose qui lui parut être des papiers.


Sa curiosité était violemment excitée et pourtant elle ne prodigua pas beaucoup d’efforts pour résoudre mentalement le problème parce que, dès ce premier instant, elle était déterminée à en aller chercher elle-même la solution à tout risque.


Ce qu’elle craignait ou espérait, assurément elle n’aurait point su vous le dire.


Le danger l’entourait, la fièvre la tenait, elle était habituée à ne pas redouter la nuit.


Avant même que notre fantôme eût replacé la dalle, Clotilde descendait à bas bruit l’escalier de service communiquant avec là: porte n° III; elle s’était munie à tout hasard du crochet mignon qui lui servait à boutonner ses bottines: pauvre levier, mais qui devait lui suffire.


Il n’y avait plus personne dans la cour quand elle ouvrit la porte n° III. Elle suivit le chemin des dalles; mais comment reconnaître celle qu’on avait levée?


Elle n’avait pas le secret du nombre onze, et, dans la profondeur de la cour, on aurait pu compter au moins une centaine de ces petites pierres carrées.


Clotilde n’eut même pas le temps d’être embarrassée.


Une marque humide et ronde tachait le chemin à sept ou huit pas de la porte: c’était là que le gros chien de garde, tout mouillé, s’était accroupi au bord de l’excavation.


Clotilde s’agenouilla et tenta la dalle voisine de l’endroit mouillé. Nous ne voulons point dire qu’elle la souleva avec la même aisance que ce sorcier de colonel, mais enfin, elle la souleva, sans autre aide que son crochet mignon.


Elle prit au fond du trou les trois papiers.


L’instant d’après elle rentrait dans sa chambre, essoufflée et le cœur battant.


Auriez-vous eu des scrupules a sa place?


Clotilde n’en eut pas.


Elle déplia le premier papier dès qu’elle fut à portée de sa lampe et lut l’en-tête d’un acte de mariage, célébré à Briars (Selkirk), Écosse, entre William-Georges-Henry Fitz-Roy Stuart de Clare de Souzay et demoiselle Françoise-Jeanne-Angèle de Tupinier de Beaugé, le 4 août 1828.


Je ne sais comment vous dire cela, mais ce ne fut pas l’étonnement qui domina sur la physionomie si mobile et si expressive de la jeune fille.


Son front charmant s’assombrit pendant qu’elle lisait le nom de Mme la duchesse, et ces paroles tombèrent de ses lèvres:


– J’ai tort, je ne devrais pas détester sa mère!


Elle jeta l’acte sur son lit. La réflexion, ou peut-être la colère, creusait une ride entre ses deux sourcils.


Le second papier qu’elle ouvrit était l’acte de naissance d’Albert-William-Henry Stuart Fitz-Roy de Clare, fils du duc William et d’Angèle, né à Glasgow, le 30 mai 1829.


– Albert! murmura-t-elle. Ce n’est pas Georges qui est le duc! Tant mieux! Oh! tant mieux! Je l’avais bien deviné!


Autour de sa bouche le sourire était revenu. Il ne restait plus qu’un papier, Clotilde le déplia. Mais aussitôt qu’elle en eut commencé la lecture, une grande émotion la saisit.


– Clotilde! pensa-t-elle tout haut. Clotilde de Clare! Ce soir, c’était moi! J’ai signé ce nom au contrat. Elle essaya de rire, mais elle ne put et murmura:


– À l’heure où nous sommes, est-ce encore moi?


Ce troisième papier était aussi un acte de naissance, celui de Clotilde-Marie-Élisabeth Morand Stuart Fitz-Roy de Clare, fille de Etienne-Nicolas Morand Stuart Fitz-Roy et de Marie-Clotilde Gordon de Wanghan, née à Paris, le 20 juin 1837…


– Je dois avoir au moins un an de plus que cela, et peut-être deux, pensa encore Clotilde. Ce n’est pas moi… ce ne peut pas être moi!


À l’acte même un petit carré de papier à lettres était attaché avec une épingle: Clotilde eut de la peine à en déchiffrer l’écriture qui tremblait. Il disait:


«Ma fillette bien-aimée, nous avons été bien pauvres ensemble. J’ai eu faim souvent pour te garder le dernier morceau de pain: te souviens-tu de moi, ton pauvre vieux père?


«As-tu assez pleuré, pauvre chérie! Je te frappais, moi qui t’aimais tant! Tu vois bien maintenant que j’avais raison. Je sentais que j’allais m’en aller et te laisser toute seule. Je voulais te marquer en dedans d’un signe qui fût en toi mais non pas sur toi, car tu étais entourée d’ennemis… Si tu lis jamais cela, Tilde, ma petite fille, et Dieu sait que je l’espère, c’est que tu n’as pas oublié la prière qui t’indiquait où tu retrouverais ton nom. Pardonne-moi de t’avoir battue.»


Clotilde avait des larmes plein les yeux, quoique rien de cela ne se rapportât à elle.


Un instant, elle resta prise par une émotion invincible et souriant parmi ses larmes, puis elle se redressa brusquement:


– Ce n’est pas moi! dit-elle encore. Que m’importent ces choses? Moi, je n’ai ni passé ni souvenirs. Le vieux curé de Saint-Paul me l’a demandée une fois, cette prière; jamais je ne l’ai sue. Ce n’est pas moi… Mais, alors, qui est-ce?


Cette question n’eut point de réponse. Un nom vint jusqu’aux lèvres de mademoiselle Clotilde, mais elle ne le prononça pas, et ses belles épaules eurent un mouvement dédaigneux, peut-être même ennemi.


– Une fois, murmura-t-elle pourtant après un silence, elle vint ici avec son père Échalot et elle me dit: «Moi aussi, on m’appelait Tilde autrefois…»


Tout à coup elle se mit sur ses pieds. On commençait à entendre au loin les bruits confus de la grand-ville qui, bien avant le jour, se frotte les yeux en murmurant.


Clotilde avait l’air décidé, maintenant.


– Quoi qu’il arrive, dit-elle, ceci est un dépôt et je le garderai. Mon pauvre Clément n’y est pas plus intéressé que moi, puisqu’il est prince seulement par la grâce de cette femme qui le jette en proie à tous les dangers… sa mère, comme il l’appelle! Et il l’aime mieux que moi… Et quelque chose me dit qu’une autre est encore mieux aimée… Ah! je ne vivrai pas vieille!


Elle voulut opposer son vaillant sourire à ses larmes, mais les larmes noyèrent le sourire.


– Moi, reprit-elle, je suis l’amie d’enfance, celle qu’on craint de blesser. Il me trouve jolie avec cela, et il est bon… Mais, après tout, personne ne m’a dit que j’eusse une rivale, pourquoi en suis-je sûre? Et pourquoi y a-t-il en moi cette certitude d’être vaincue!… J’entends encore la voix de cette petite: «On m’appelait Tilde autrefois…»


Elle essuya ses yeux, son regard fit le tour de la chambre pendant qu’elle serrait les trois actes dans son sein.


– Allons! dit-elle, ma résolution était prise dès hier au soir; je ne devais pas rester un jour de plus dans cette maison… à plus forte raison maintenant que je porte sur moi la destinée de sa mère, de son frère… et de l’autre!


Elle couvrit son visage de ses mains, balbutiant parmi ses sanglots:


– Mon Dieu! je suis peut-être folle! Il est mon fiancé! Hier, lui qui n’a jamais su proférer un mensonge, hier au soir, il était à mes genoux et il me disait: «Je t’aime!» Mon Dieu, pourquoi suis-je désespérée?…

XVIII Où elle allait…

C’était un souvenir aussi vieux que celui de Clément lui-même, car pour mademoiselle Clotilde le prince Georges de Souzay était toujours Clément, le pauvre enfant esclave qu’elle avait protégé.


Dès la première fois que Clotilde l’avait vu, Clément lui avait parlé de cette autre petite Tilde du cimetière, si drôle et si gentille, pendant qu’elle récitait sa prière qui n’était ni le Pater noster, ni le Credo, ni le Confiteor.


Ce n’était pas tout d’un coup que mademoiselle Clotilde avait pris la détermination de quitter la maison Jaffret où s’étaient écoulés les jours de son enfance. On ne l’y avait point maltraitée.


Comme elle était instrument, ceux qui comptaient se servir d’elle la maniaient avec précaution.


Et, en définitive, les espérances de la bande Cadet étaient fort loin d’être extravagantes en ce qui concernait la découverte des titres de la maison de Clare, puisque, pendant plusieurs années, en allant et venant dans la cour de l’hôtel Fitz-Roy, ils avaient foulé la pierre qui recouvrait ces actes.


Étant donné l’espèce de possession d’état qui militait en faveur de mademoiselle Clotilde, l’acte de naissance écossais eût suffi assurément à la faire reconnaître devant les tribunaux.


Seulement, mademoiselle Clotilde, honnête et digne enfant, n’avait jamais été complice.


Il nous est arrivé de dire en riant qu’elle n’avait pas été élevée aux Oiseaux; sans rien préjuger contre l’excellente éducation qu’on doit recevoir dans ce couvent célèbre, il est certain que ses plus angéliques petites demoiselles ne peuvent avoir le cœur plus droit ni la conscience plus nette que la pupille de ces coquins de Jaffret, et je pense que vous ne lui en voudrez pas pour cela.


Elle était ce que Dieu l’avait faite: une noble fille, en dépit de tout.


Tant qu’elle avait promené un regard curieux et soupçonneux autour d’elle, ses répugnances avaient plié devant une vague pensée de devoir.


Ce qui l’entourait, en somme, c’était «sa famille».


Et d’ailleurs, où trouver ailleurs un refuge?


Mais la mesure était comble; elle avait vu, elle avait compris.


Sa volonté ne s’était pas exprimée nettement lors de son entrevue avec son fiancé, parce qu’un grand amour la tenait domptée; mais le conseil porté par sa nuit avait été: «Il faut partir.»


Et, à l’heure où nous sommes, la nouvelle responsabilité qui pesait sur elle rendait sa décision irrévocable.


Désormais, quand même celui qu’elle aimait de toutes les forces de son âme, quand même Georges lui eût dit de rester, elle n’aurait pas obéi.


Elle savait comment quitter l’hôtel sans être aperçue.


Elle sortit, ignorant que tous les autres habitants de la maison allaient faire comme elle et qu’avant le jour il ne resterait plus personne dans l’ancienne demeure des Fitz-Roy.


C’était à peu près l’heure où le colonel Bozzo prenait si rudement congé de la bande Cadet dans le petit salon. Clotilde gagna le dehors par les jardins. La première messe de Saint-Paul sonnait, elle s’y rendit tout droit, cherchant d’instinct asile et conseil auprès de Dieu.


Tant que dura l’office, elle resta absorbée dans sa méditation, qui était à la fois un travail et une ardente prière. Après la messe on aurait pu la voir encore longtemps agenouillée. Puis, tout d’un coup, elle traversa l’église et gagna la sortie à pas précipités.


Le jour venait. Les passants commençaient à être moins rares. Clotilde se mit à marcher d’un pas ferme vers la rue Pavée.


Le conseil imploré, Dieu le lui avait-il envoyé?


Elle avait deux amis, deux hommes d’honneur, en qui sa confiance était grande.


L’un deux était M. Buin, le directeur de la prison, qui lui avait toujours témoigné l’affection d’un père.


C’est chez lui qu’elle allait.


De loin, elle trouvait la chose si simple et si naturelle! De près, ce fut autre chose. Quand elle eut tourné l’angle de la rue Pavée, sa marche se ralentit à son insu.


Elle hésitait déjà. Que lui dire? M. Buin appartenait à l’administration; il était sous le coup d’un malheur administratif. Parmi le monceau de choses que Clotilde savait et qui l’étouffaient, plusieurs, beaucoup se rapportaient directement ou non à l’évasion de la veille, et le captif délivré était Clément: le prince Georges!


Comment toucher à ce sujet brûlant? Comment l’omettre? Et même en dehors de cela, que révéler et que dissimuler?


La sincérité est une.


Dès qu’il faut choisir entre les éléments qui composent la vérité, quel guide prendre?


En passant devant la grande porte de la prison, Clotilde regarda le marteau, mais elle n’osa pas le soulever.


Elle continua sa route.


Son autre ami, c’était le Dr Abel Lenoir.


Plus qu’un ami, déjà, celui-là, un confident.


Toute la bravoure de Clotilde revint pendant qu’elle montait à la place Royale pour gagner le boulevard.


Le docteur Abel était précisément le confesseur qu’il fallait; il aimait Georges, il témoignait à la mère de Georges un dévouement absolu; mieux que personne au monde peut-être, il pouvait se reconnaître dans ce dédale des affaires de la maison de Clare, et par-dessus tout il était l’ennemi-né, le grand ennemi des Habits Noirs.


Oh! pour cela, toute sa vie répondait de sa haine!


Clotilde avait donné rendez-vous à Georges chez le docteur Abel; donc elle n’avait pas attendu ce moment pour compter sur lui.


Dans tout Paris elle n’aurait pu trouver un asile meilleur ni un plus sûr asile, et cependant, elle n’abandonna pas le boulevard pour prendre la rue de Bondy où était le logis du docteur. Elle suivit son chemin tout droit, le long des théâtres, toujours pensive et de plus en plus combattue.


À la porte Saint-Martin, elle monta dans un fiacre en disant au cocher:


– Rue Pigalle.


– Quel numéro? demanda le cocher.


– Allez toujours, je vous arrêterai.


Le prince Georges de Souzay demeurait rue Pigalle.


Clotilde allait-elle le trouver lui ou sa mère?


Mais non, elle passa devant l’hôtel de Souzay comme devant les deux autres portes. Elle allait plus loin: où allait-elle?


Quelque chose l’attirait, voilà ce qui est certain. C’était une route, une seule, toujours la même, qu’elle suivait depuis l’église Saint-Paul.


Et si quelqu’un lui eût demandé de prononcer un nom qui désignât le but de cette route, jusqu’au dernier moment, peut-être aurait-elle pu répondre avec vérité: «Je ne sais pas.»


Elle arrêta et paya son fiacre au haut de la rue Pigalle et redescendit à pied le boulevard vers la place Clichy. Comme elle tournait l’angle qui fait face au cimetière, elle aperçut les baraques de la foire et resta immobile.


– Est-ce possible, se dit-elle; est-ce que vraiment je vais là?

XIX Là!

Là, c’était la maison roulante du pauvre Échalot, que nous avons quittée au moment où Pistolet arrivait en retard au rendez-vous de cette nuit. Mademoiselle Clotilde était de bonne foi quand elle se demandait, tout le long du chemin, si elle entrerait chez le directeur de la prison, d’abord, puis chez le docteur Abel et peut-être que l’idée lui était venue en effet de soulever le marteau de l’hôtel de Souzay; mais qui ne s’est ainsi trompé soi-même aux heures de grand trouble?


En sortant de Saint-Paul, et même avant d’y entrer, Clotilde était déjà en route pour chercher, pour trouver Lirette.


Lirette était le poids même qui lui oppressait le cœur.


Elle tremblait. Les premiers rayons du blanc soleil d’hiver éclairaient le campement forain encore endormi. On ne voyait personne à l’entour.


Par-derrière, c’était ce désordre souillé, cette confusion, ce tohu-bohu d’objets malpropres et impossibles qui accompagne partout les nomades de la foire.


L’artiste n’y regarde pas de si près! vous dira la femme-colosse démissionnaire ou l’hercule ramolli qui mange sa soupe dans une cuvette cassée.


Ces étables d’Augias forment la coulisse du chimérique théâtre dont chaque soir le parterre, à en croire le sarcasme de l’affiche, est bourré de souverains étrangers.


Parmi tous ces palais de sapin, ornés de magnificences à la colle, le plus minable était sans contredit «l’établissement» d’Échalot.


Clotilde l’avait reconnu du premier coup d’œil, et pourtant, elle restait immobile. Nous parlions de palais: au seuil de n’importe quel palais, Clotilde aurait été moins timide.


Ici, elle avait peur.


Peur de voir et de savoir.


Elle regardait de loin ces minces murailles au-delà desquelles était peut-être son destin.


Derrière ces pauvres planches, les choses étaient comme nous les avons laissées; seulement Échalot ronflait ivre de rêves et de grandeurs. Dans la petite cabine du bout, Pistolet était seul avec Lirette.


Il n’entre pas dans notre plan de peindre ici en pied ce personnage singulier et à coup sûr remarquable, qui prit un jour d’assaut le meilleur fauteuil de la rue de Jérusalem et mena la police après l’avoir battue. Sa place est marquée d’avance dans l’épisode qui racontera en grand la dernière et mortelle bataille livrée par le Dr Abel Lenoir au colonel Bozzo.


Nous dirons seulement qu’à l’époque où nous sommes, Clampin, dit Pistolet, futur maître de la sécurité publique, avait encore un peu le bec jaune du gamin de Paris, quoiqu’il eût déjà mené fort loin de sérieuses études. Il lisait par en bas le livre de nos civilisations. Bien des gens pensent que c’est là le vrai livre, peut-être le seul livre.


Et aussi que c’est le vrai sens à choisir pour en déchiffrer les lignes, si on veut apprendre à connaître les hommes, c’est-à-dire à les gouverner. Clampin, dit Pistolet, quoiqu’on lui refusât une place de douze cents francs, avait vaguement l’idée de s’éveiller un jour ministre.


Ne souriez pas: les paris restent ouverts.


C’était un beau petit homme aux cheveux frisés, au front rayonnant comme celui de saint Jean-Baptiste. On voyait bien qu’il porterait l’habit supérieurement quand il voudrait: l’habit qui gêne tant de riches et nobles entournures!


– Voilà donc ce qui est bien convenu, dit-il à mademoiselle Lirette, qui l’écoutait comme un oracle. Vous savez désormais tout ce que vous avez à savoir. Soyez chez le docteur Abel à huit heures, et reposez-vous sur moi pour le reste.


– Et la onzième pierre? demanda Lirette. Pistolet se leva et ses épaules remuèrent.


– Ces choses-là, dit-il, on n’en cause pas tout haut dans une maison à jour comme un panier. Vous avez causé, vous avez eu tort. Le trou doit être vide depuis beau temps! C’est égal, j’ai besoin à l’hôtel Fitz-Roy et je vais soulever la dalle pour l’acquit de ma conscience… Vous êtes à croquer, vous savez, avec ma robe? Quand vous serez princesse, vous me ferez cadeau d’une montre: ça manque à mon mobilier.


Il sauta sur la place sans toucher les degrés du perron de bois et détala comme un cerf.


Au haut des marches, les yeux de Lirette qui le suivaient exprimaient une respectueuse admiration, comme s’il se fût agi d’un protecteur mûr et plein d’expérience; mais le regard de la jolie fille changea tout à coup en s’arrêtant sur une femme immobile et pâle presque autant qu’une morte, qui s’appuyait à l’angle de la baraque voisine.


– Clotilde! murmura Lirette, qui ne voulait point croire d’abord au témoignage de ses yeux, est-ce possible! Mademoiselle Clotilde! Mlle de Clare ne bougea pas. Lirette hésitait, mais il lui sembla que Clotilde chancelait. Elle s’élança juste à temps pour l’empêcher de tomber à la renverse.


– Est-ce que vous veniez me voir, Clotilde? demanda-t-elle. Dans la prunelle assombrie de Mlle de Clare il y avait de l’égarement! Au lieu de répondre, elle dit:


– Pourquoi es-tu habillée en dame maintenant?


Lirette rougit mais ce fut de plaisir. Je ne sais quoi de victorieux était en elle. Mlle de Clare dit encore, et sa pauvre voix défaillait:


– Mène-moi chez toi.


Lirette obéit aussitôt. Elle était forte. Clotilde qui s’aidait à peine fut portée plutôt que conduite jusqu’au petit réduit où la robe de soie avait été cousue.


– Vous brûlez la fièvre! dit Lirette.


Mlle de Clare essaya de s’asseoir sur le lit, mais sa tête lourde emporta son corps, elle s’affaissa en balbutiant:


– Ah! comme elle est belle ainsi! J’ai eu tort de venir: je ne doute plus. C’est elle qu’il aime! Et c’est elle… Ah! oui! j’ai son sort dans ma main!


Ses yeux se fermèrent pendant qu’elle touchait involontairement les papiers qui étaient dans son sein.


Lirette l’arrangea sur son petit lit comme un enfant. Elle la baisa au front longuement. Ses yeux avaient des larmes de pitié, mais tout autour de son radieux visage la beauté éclatait comme une gloire.


Elle courut éveiller Échalot; en le secouant, elle disait:


– Il m’aime! c’est elle qui l’avoue! Georges! oh! Georges!


– Ah çà! ah çà! faisait le brave homme. Vas-tu me laisser tranquille, toi! à moins que ça ne soit pour ma naissance qu’on en aurait enfin découvert le secret!


– Père, dit Lirette, levez-vous et venez! Elle l’entraîna dans sa chambre et reprit:


– Je suis obligée de me rendre chez le docteur Abel, et voici la seule créature humaine (en dehors de vous) qui ait été bonne pour moi. Veillez sur elle, je vous la confie. Elle est ma rivale, mais je l’aime comme la prunelle de mes yeux!

XX La chambre d’Albert

Vers cette même heure, il ne faisait pas encore jour, rue Pigalle, dans le petit hôtel de Souzay qui dormait, silencieux, tout au fond de son étroite avenue.


C’est seulement une heure plus tard que Mme Meyer (de Prusse) avait coutume de se mettre en campagne, chaque matin, pour porter des nouvelles de ses maîtres aux fournisseurs.


Georges était seul dans sa chambre et dormait d’un sommeil agité. Je ne sais quoi l’éveilla, un rêve peut-être, et il se leva sur son séant pour regarder tout autour de lui.


Impossible de voir une plus franche, une plus charmante figure d’amoureux, et quand le regard, détaché de son visage, tombait jusqu’à son bras, on éprouvait un serrement de cœur.


– Ah! bon! fit-il en riant, je ne suis plus dans mon paradis de la Force! Pauvre M. Buin! Je ne sais pas encore bien pourquoi tant de cache-cache et tant de mystères, mais j’épouse ma belle petite Clotilde, à ce qu’il paraît, pour tout de bon, et ma foi, je trouve le pis-aller délicieux! Est-elle assez jolie! Et comme elle m’aime!


Il jeta le bras gauche en arrière, sans regarder, pour prendre quelque chose sur sa table de nuit, et ses doigts rencontrèrent des fleurs fanées.


Sa figure changea comme si on eût éteint brusquement le rayon qui éclairait son sourire.


Il retira sa main vivement: les violettes, pourtant, n’ont pas d’épines.


– Comme elle a embelli! murmura-t-il, pendant que le nuage descendait plus sombre sur son front.


Évidemment, ce n’était plus de Clotilde qu’il parlait. Il reprit tout pensif:


– Comme elle a grandi! C’est une jeune fille aussi! Et j’avais beau faire! Le regard de ses grands yeux sauvages et doux m’éblouissait, pendant que Clotilde me parlait d’amour. Clotilde! ma bonne, ma vaillante Clotilde! Je veux l’aimer! Sur ma foi, je le veux!


Ah! certes, il disait vrai; mais sa main retourna à la table de nuit et prit le bouquet de violettes.


– Et tout cela, gronda-t-il avec colère, parce que je lui ai envoyé un baiser, à cette petite, un soir qu’elle dansait sur la corde. Avait-elle quinze ans? J’eus tort, on n’envoie pas de baisers… Elle me le rendit, ah! devant tout le monde! Quelle honte, mais comme j’étais heureux!


Il respira les fleurs et ferma les yeux comme pour mieux en savourer le parfum.


– Pour un peu, moi, d’abord, reprit-il, je serais sentimental comme un demi-cent de troubadours… Mais ce baiser ne lui donne pas de droits sur moi, que diable!… Et depuis ce soir-là, pendant des mois, pendant plus d’une année, elle m’a suivi! C’était mon ombre! Je crois, Dieu me pardonne, qu’elle m’aurait porté son bouquet de violettes au bout du monde: c’est de la persécution! Entrez…


Il baisa encore une fois le bouquet avant de le glisser dans son sein. La porte s’ouvrit. Tardenois venait dire que Mme la duchesse désirait voir Georges sur-le-champ. Le vieux valet n’avait pas achevé que Georges était déjà hors du lit.


– Et Albert? demanda-t-il.


Tardenois secoua la tête tristement et répondit:


– Mme la duchesse n’a pas permis qu’on le vît ce matin. C’est toujours comme cela, quand M. le duc est plus malade.


Georges était déjà prêt. Tardenois marcha devant lui, traversa le corridor, ouvrit une porte et répéta:


– M. le duc.


La veille encore, on ne donnait à Georges que le titre de prince.


Y avait-il donc deux ducs, à présent?


C’était une grande pièce dont les deux croisées avaient leurs persiennes closes. Au fond, une large alcôve laissait retomber ses rideaux qui cachaient le lit.


On n’a pas besoin de savoir pour dire: il y a ici un malade; la souffrance a ses effluves comme le plaisir épand son parfum.


Mme la duchesse de Clare, pâle, triste, mais toujours belle, malgré la fatigue d’une nuit sans sommeil, était assise au coin de la haute cheminée, où couvait un feu doux. Auprès d’elle, sur un guéridon, restaient la lampe éteinte et le livre des prières qui avaient servi à sa veillée.


Georges s’approcha d’elle vivement et voulut lui baiser la main, mais elle lui jeta ses deux bras autour du cou et l’embrassa à deux ou trois reprises, penché qu’il était au-dessus d’elle, au front d’abord, puis avec une sorte d’emportement douloureux à la place où le bras droit aurait dû continuer l’épaule.


– Tout ce que tu as souffert en ta vie, dit-elle, vient de moi!


– Est-ce qu’Albert est plus mal, ma mère? demanda Georges.


– Non, répliqua-t-elle, Albert ne peut pas être plus mal sans mourir. Tu l’as vu hier au soir?


– Je l’ai vu.


– L’aurais-tu reconnu?


– Ma mère, dit Georges à voix basse, pendant que son regard allait vers le lit, on croit parfois les malades endormis et ils écoutent. Prenez garde.


Angèle secoua la tête lentement.


– Ce matin, il ne nous écoute pas, dit-elle. Ai-je su jamais résister à sa fantaisie? Il a voulu sortir…


– Dans l’état où il est! s’écria Georges. Mais puisque nous sommes seuls, je vous en prie, ma mère, dites-moi quelle est sa maladie.


– Tu l’aimes bien, n’est-ce pas? murmura Angèle au lieu de répondre.


– Après vous, je n’aime rien davantage au monde.


– Pas même ta fiancée?


Georges rougit. Mme de Clare reprit, tandis qu’un peu de sang revenait aussi à ses joues:


– Mais ce n’est pas pour te parler de notre cher malade que je t’ai appelé aujourd’hui. Nous causons bien rarement, nous deux, Georges. Quand une mère voit un de ses fils dépérir… mourir… Figure-toi que je l’ai cru empoisonné… Et je médisais: c’est le châtiment de Dieu… Te souviens-tu comme il était joyeux et fort, et fou, l’année dernière à époque pareille? Il me semble entendre encore le rire éclatant qui annonçait de loin sa présence…


Deux larmes roulaient sur sa joue. Elle s’interrompit dans un sanglot, et Georges murmura:


– Vous avez dit, empoisonné…


– Je suis une extravagante! Le docteur dit que je perds la tête. Si l’un de vous devait être en butte aux tentatives des assassins…


Elle s’arrêta, et Georges acheva dans l’élan de son cœur.


– Grâce à Dieu, ce serait moi!


La main froide d’Angèle s’appuya contre son front.


– Tu m’entends, dit-elle, avec une sorte d’impatience, je ne veux pas que nous parlions de lui aujourd’hui. Lui! toujours lui! jamais rien que lui! il y a des moments où je le prendrais en haine…


Elle frappait du pied, parce que Georges souriait en la regardant.


– Tu ne me crois pas! s’écria-t-elle. Eh bien! c’est pourtant la vérité vraie. Que de fois je me suis vue sur le point de le haïr!


Elle arrêta d’un geste dur la protestation qui pendait aux lèvres de Georges, et reprit avec une volubilité soudaine:


– Il me résistait! Tout enfant, il était mon maître. Dans cette maison y a-t-il jamais eu autre chose que sa volonté?


– Il avait droit… glissa Georges, qui voulait de bonne foi calmer ce grand courroux.


– Droit! répéta Mme de Clare avec une expression si étrange que Georges resta bouche béante à la regarder.


Elle baissa les yeux et poursuivit pendant qu’une rougeur fugitive passait sur ses joues:


– Tandis que toi, tu m’obéissais, Georges, mon fils, mon cher fils, toujours, quoi qu’il pût en coûter à tes caprices d’enfant! Tu devançais mes ordres, tu cherchais à deviner mes désirs, tu m’aimais…


– Oh! lui aussi, ma mère!


– Je ne sais! Les tyrans n’aiment personne. Je te dis que je ne veux pas parler de lui! Jamais il ne m’a quittée; toi, tu as été éloigné, exilé…


– C’était dans mon intérêt…


– C’était… oui, tu dis vrai, j’avais peur pour toi…


Elle s’arrêta encore une fois. Il y avait un trouble poignant au fond de sa conscience.


Autrefois, au lit de mort du duc William, elle avait pu lui dire: «Jamais je ne vous ai menti!»


Aurait-elle pu dire encore, à l’heure où nous sommes, qu’elle était pure de tout mensonge?


L’histoire de cette belle Angèle Tupinier de Beaugé sera courte.


Quelque temps après la mort de son mari, la duchesse Angèle, repoussée jusqu’alors par la maison de Clare qui contestait la validité de son union, avait été accueillie par la noble et malheureuse princesse d’Eppstein [7] (Nita de Clare), tante du dernier duc, grâce à l’entremise du Dr Abel Lenoir.


Puissamment riche et plus généreuse qu’une reine, la princesse d’Eppstein avait reconnu ou plutôt constitué le douaire qu’Angèle ne pouvait réclamer en l’absence de tout acte établissant son mariage.


Le Dr Abel Lenoir avait placé auprès d’elle alors les deux plus fidèles valets de son mari: Tardenois et Larsonneur.


En entrant dans la maison, ces valets et le docteur lui-même (car il était resté éloigné d’Angèle pendant un long espace de temps) avaient trouvé deux enfants dont l’un était assurément l’héritier de Clare.


Mais lequel?


Angèle n’avait pas encore menti. Le prince Georges, qu’on appelait alors Clément et qui venait de rentrer à la maison paternelle, privé d’un bras au château du Bréhut, en Bretagne, était pour le monde «le duc». L’autre, Albert, n’était rien, sinon pour le docteur Abel qui souvent l’embrassait à la dérobée.


Mais, pendant que le docteur combattait les suites de l’infernal supplice infligé au pauvre enfant par cette bête féroce de Tupinier, un travail se fit dans l’opinion de la maison.


On peut mentir autrement que par la parole.


Le docteur savait que, au jour de sa naissance, le premier né d’Angèle, son fils à lui, Abel, avait reçu le nom de Clément.


Par suite des circonstances, pendant la vie et après la mort du duc William, les deux enfants étaient toujours restés aux soins d’Angèle et d’Angèle seule.


Tardenois, de son côté, savait que le petit duc, né à Glasgow portait le nom d’Albert.


Il y avait donc eu échange de noms.


Était-ce Angèle qui avait opéré cet échange?


Quant à ce troisième nom: Georges, il n’y avait aucun mystère, au moins en ce qui concerne les gens de la maison.


Il avait été choisi par le docteur lui-même quand notre pauvre Clément, à peine guéri et muni de ce bras factice qui faisait illusion, entra de nouveau en campagne comme prétendant à la main de Clotilde de Clare.


Garder le nom de Clément chez Adèle Jaffret eût été par trop téméraire, et je crois bien que, même en laissant ce nom à l’hôtel de Souzay, Georges n’espérait point tromper Cadet-l’Amour déguisé en vieille femme.


Ils s’étaient vus tous les deux trop longtemps et de trop près pour cela.


Mais le propre de cet étrange carnaval auquel nous assistons était précisément la transparence de tous les travestissements.


Les deux partis se battaient entre eux cartes sur table, ne cachant leur jeu qu’au-dehors, savoir: les gens de la bande Cadet parce qu’ils fuyaient la justice et la police, les soldats du Dr Lenoir parce qu’ils ne voulaient ni de l’une ni de l’autre.


Nous racontons, nous ne jugeons pas.


Pour ce qui regarde le brouillard amoncelé à plaisir autour de l’état civil des deux jeunes gens, Georges et Albert, si quelqu’un se plaint, tant mieux, car, alors c’est que nous aurons rendu la situation avec une exactitude absolue.


Personne, en effet, ne savait, pas plus dans la maison qu’ailleurs: ni Tardenois, ni Larsonneur, ni le docteur Abel qui hésitait maintenant entre Albert et Georges dans son amour de père, ni Georges ni Albert eux-mêmes, personne, excepté la duchesse Angèle, ne savait la vérité.

XXI Georges

Au cas où le lecteur intelligent et sage regarderait le Dr Abel Lenoir comme un maniaque parce qu’il ne voulait ni de la police ni de la justice, nous n’y verrions, pour notre part aucune espèce d’inconvénient.


Le fait est que nous ne recommandons nullement sa manière de procéder qui est coûteuse, laborieuse et surtout dangereuse.


En principe, le moindre officier de paix vaut tous les docteurs Abel Lenoir du monde.


Quand on voudra et tant qu’on voudra, nous chanterons les louanges, méritées si glorieusement par l’administration française. L’Europe entière nous envie nos bureaux, c’est convenu, mais quand l’idée me vient que je pourrais avoir affaire à eux, j’ai un peu la chair de poule.


Le Dr Abel Lenoir avait eu affaire à eux, voilà tout.


Nous reprenons notre récit.


Le dernier mot de la duchesse Angèle, assise en face de Georges dans la chambre à coucher d’Albert absent, avait été celui-ci.


– Tu as raison, mon fils, j’avais peur pour toi.


Elle faisait allusion au premier exil de Georges, caché par elle chez le marbrier du cimetière Montmartre, et enlevé par Cadet-l’Amour la nuit même où décéda M. de Clare, en son hôtel de la rue Culture.


– Tu as raison, répéta-t-elle, certes, ce fut dans ton intérêt que je t’éloignai de moi; mais pourtant quelle différence! Albert resta près de sa mère, et, pendant que tu souffrais loin de moi, quelle débauche de caresses autour de cet enfant qui n’a jamais obéi qu’à la tyrannie de son propre caprice! Et te voilà fort, toi mon fils! Et il se meurt. C’est la punition!


– La punition de quoi? demanda Georges.


Une parole voulut jaillir hors des lèvres d’Angèle, mais elle la retint.


– Ouvre la fenêtre, dit-elle, ma tête brûle.


Les persiennes repoussées montrèrent un jardin assez vaste entouré par un rang de vieux arbres, au-delà desquels on voyait les derrières de la rue de La Rochefoucauld: de grands murs qui, pour la plupart n’avaient pas de fenêtres.


Un lieu plus retiré se fût difficilement trouvé dans Paris.


Aussitôt que la croisée fut ouverte, l’air du matin entra comme un flux vivifiant dans la chambre.


– Donne-moi des nouvelles de ta nuit, reprit la duchesse, as-tu réussi?


– Le contrat de mariage est signé, sauf réserve, pour les actes qui manquent, répondit Georges.


– Je ne te parle pas de cela… mais d’abord, as-tu été reconnu?


– Puisque j’ai reconnu Tupinier, il a dû faire de même pour moi, ma mère… De quoi donc me parliez-vous, je vous prie?


– S’il t’a reconnu, je ne veux plus que tu t’exposes. Tout cela est fini, bien fini… Je te parlais du véritable but de cette comédie où le docteur ne t’aurait pas embarqué s’il m’avait cru. Il s’agissait de cette étrange histoire: l’Oremus, au moyen duquel on doit retrouver les papiers du vieux Morand Stuart, dernier dépositaire de mon acte de mariage et de ton acte de naissance.


– Le mien? demanda Georges bonnement. Mon acte de naissance, à moi? Ne faites-vous point erreur, ma mère?


Mme de Clare ne répondit pas.


Elle était redevenue pâle, et plus troublée qu’au début de l’entrevue.


– Eh bien! ma mère, continua Georges, qui vit cela et se garda d’insister, notre belle petite Clotilde ne sait pas le premier mot de l’Oremus… Vous verrez comme vous l’aimerez, quand elle sera ici!


– Oui! prononça Mme de Clare entre ses dents serrées, il faudra bien que je l’aime… quand elle sera ici!


– Que dites-vous, ma mère?


– Rien! fit Angèle avec une inexplicable colère. Continue: elle n’a pas voulu te réciter la prière?


– Ce n’est pas cela. Elle veut tout ce que je veux, mais il y a erreur. Erreur et tromperie. En face de moi, les Jaffret ont mis une jeune fille qui n’est pas plus la fille de Morand Stuart que je ne suis, moi, le fils du prince de Souzay, duc de Clare.


Mme de Clare balbutia comme malgré elle.


– Qu’en sais-tu?


– Sur mon honneur, pas le premier mot! s’écria Georges en riant: du moins en ce qui me regarde, moi personnellement, mais vous me le direz peut-être à la fin. Voulez-vous que ce soit aujourd’hui? Voyons! qui suis-je, ma mère?


Mme la duchesse de Clare ne s’attendait pas a cette question. Il lui semblait que Georges ne devait jamais lui demander compte de rien.


Elle détourna les yeux, murmurant avec un visible embarras:


– Je ne parlais pas de toi, bon ami, en faisant cette question:


«Qu’en sais-tu?» je voulais dire: que sais-tu si cette jeune Clotilde n’est pas la fille de Morand Stuard?


– Ah! répondit Georges, qui rougit à son tour, cela, c’est différent, je le sais, ou au moins, je crois le savoir.


Il hésita, puis reprit:


– Je ne vous parle pas volontiers du temps où j’étais en Bretagne, ma mère; l’histoire serait longue et triste à vous raconter…!


Mme de Clare l’interrompit une seconde fois. Elle paraissait suivre une idée depuis le commencement de l’entretien: une idée qui l’occupait sans cesse et qu’elle n’exprimait jamais.


– Si la jeune fille n’est pas ce que nous pensions, dit-elle, raison de plus pour que cette comédie ait une fin: elle a trop duré.


– Ma mère, répliqua Georges, vous n’appeliez pas cela une comédie, il y a trois mois. Clotilde et moi, nous nous aimons.


Peut-être que Mme de Clare n’avait pas entendu. Ce fut du moins comme si Georges n’eût rien dit, car elle reprit d’un ton de parfaite indifférence:


– Mon cher enfant, vous n’irez plus à l’hôtel Fitz-Roy. Georges la regarda d’un air étonné et dit:


– Avez-vous bien réfléchi à ce que vous me demandez, madame? Au point où en sont les choses, pensez-vous qu’il soit honorable et même possible de se conduire ainsi? Je dois beaucoup à Clotilde: sans elle, je dormirais là-bas dans le petit cimetière de Bretagne. Elle m’aime…


– Et toi? prononça tout bas Angèle, dont les sourcils étaient froncés violemment, l’aimes-tu?


– Je viens de vous le dire, ma mère, mais vous ne m’avez pas écouté.


Elle voulut se lever, elle retomba brisée.


Il y avait sur son visage un profond désespoir.


– Ah! fit-elle, tu l’aimes! nous sommes donc condamnés! Puis, en un cri déchirant:


– C’est toi qui l’auras tué, toi, toi! Tu lui as pris son pauvre bonheur! Tout pour toi, rien pour lui! Qu’a-t-il fait à Dieu pour être ainsi misérable! Ah! il n’avait plus rien, rien qu’un peu de sang au fond de ses veines: te voilà revenu, il te la faut cette goutte de sang… il te la faut! Ne dis pas non! Tu l’as vu pourtant… Et tu le sais bien, ne va pas mentir! Tu sais bien qu’il meurt d’amour pour elle!


Georges n’eut que le temps de se précipiter pour la soutenir. Elle chancela, et s’affaissa foudroyée.


Dans son épouvante, il voulut appeler, mais brisée qu’elle était et livide plus qu’une morte, elle gardait sa connaissance…


– Non, non, fit-elle, reste avec moi, je ne veux que toi, ne vois-tu pas que j’ai parlé follement! Je suis si malheureuse! Écoute! Est-ce que tu as pu douter de mon cœur où tu tiens la première place… la place qui t’est due! Oh! Georges! mon Georges! tu es bon, tu nous aimes, tu vas avoir pitié de nous!


Elle mit ses lèvres froides sur le front de Georges agenouillé auprès d’elle, et poursuivit de sa voix noyée par les larmes:


– Tu es le maître, ici. Je ne sais pas si Dieu me pardonnera; mais toi, mon fils, ô mon fils, ne me repousse pas! Nous n’avons rien, Albert et moi. Tout est à toi, tout, puisque c’est toi qui est le duc de Clare!


– Ma mère! au nom du ciel! balbutiait Georges qui la tenait pressée contre sa poitrine, pourquoi me parlez-vous ainsi? Je ne vous crois pas… Est-ce qu’il m’est possible de vous croire!


– Tu doutes, Georges! merci, mon fils… mais je dis vrai, je te le jure! Et Albert n’est pas complice! Seigneur, mon Dieu! c’est moi qu’il fallait frapper! Pourquoi m’avez-vous mis dans le cœur cette folie? Je vivais par lui, il était mon âme… Écoutez-moi, monsieur de Clare, écoute-moi, mon enfant, mon cher enfant, sais-tu que j’étais bien à plaindre entre vos deux berceaux… Je ne voulais pas, non, sur mon espoir en la miséricorde de Dieu! monsieur le duc, je ne voulais pas vous voler votre nom, vos titres, votre fortune, non, non!… Mais, misérable que je suis, que voulais-je donc alors?…


Elle se rejeta si violemment en arrière qu’elle échappa à l’étreinte de Georges en criant avec angoisse:


– Je ne sais pas! Je ne sais pas! je suis une créature perdue! Albert va mourir, voilà tout ce que je sais! et je ne peux pas le sauver, même au prix de ma conscience!


Elle s’arrêta.


Georges se taisait.


Quand elle reprit, sa voix expirait entre ses lèvres.


– Georges, dit-elle, mon fils, que puis-je espérer de vous? Je vous aime, ah! le mal que je vous ai fait, je l’ai expié par des larmes de sang; mais lui, est-ce qu’il y a des mots pour dire la démence de mon adoration! Lui! Albert! mon orgueil, mon esclavage! déteste-moi, enfant, je le veux bien, méprise-moi, je l’ai mérité, mais sauve-le! Ah! je t’en prie, rends-moi mon fils! rends-moi mon cœur!


Elle se laissa glisser à genoux avant que Georges, toujours agenouillé, pût l’en empêcher, et il y avait quelque chose de poignant dans l’extravagance de ce groupe: la mère et le fils prosternés en face l’un de l’autre.


Georges pleurait comme un enfant.


Il souleva sa mère, et tout en la replaçant dans son fauteuil, il dévorait son visage de baisers, disant:


– Mais je savais bien tout cela! Et il y a longtemps! Et je l’aime presque autant que tu peux l’aimer; seulement, c’est à cause de toi, c’est à travers toi! parce que… Sais-tu, ma mère, je t’aime comme tu l’aimes!


Elle le regardait avec une admiration étonnée. Il se mit à rire en continuant:


– Mon nom, mes titres, ma fortune, tout cela peut être à moi; mais n’est-ce pas lui qui est beau, noble, fier?…


– Non, oh non! interrompit Angèle entrant dans cette discussion à la fois puérile et passionnée, c’est toi, c’est bien toi qui es bon, et beau, et généreux! digne de ton nom, de ta richesse…


Georges dit:


– Si c’est à moi, tout cela, je puis le donner…


– Non! Du moins, nous ne pouvons pas le recevoir, nous.


Il s’assit auprès d’elle, et sa voix s’imprégna de caresses pour dire:


– Mère, tout le monde croit que c’est lui; moi-même, ah! je mentais, tout à l’heure, je ne savais rien. Il y a cinq minutes, j’aurais juré que c’était lui… Et si j’osais te le dire, je ne suis pas encore bien sûr…


Angèle l’arrêta d’un geste.


– Je vous remercie encore, mon fils, dit-elle, mais il ne s’agit pas de cela. Vous êtes prodigue, c’est dans la bonne foi de votre grand cœur que vous nous offrez, comme si c’était une chose indifférente, le magnifique état qui vous appartient. Nous n’en avons plus besoin, hélas! ce qui est pour nous en question, c’est la vie… Et il y a des choses qui ne se peuvent céder.


– Je ne connais rien au monde que je ne puisse vous donner, ma mère.


Elle lui prit la main, et, par un mouvement rapide, elle l’appuya contre ses lèvres.


– Que faites-vous! s’écria-t-il, je suis donc tout à fait un étranger pour vous, puisque vous m’implorez! Elle l’entoura de ses bras qui frémissaient.


– Il y a des choses qu’on ne donne pas! répéta-t-elle: tu m’as dit qu’elle t’aimait…


Georges baissa la tête.


Mme de Clare, qui le dévorait du regard, murmura:


– Tu vois bien que c’est impossible! Un silence se fit.


Puis la voix tremblante de Georges murmura:


– Celles qui aiment bien, devinent. Elle avait peur de vous, ma mère, et cette nuit, je lui ai dit ces propres paroles: «Dieu veuille que je n’aie jamais à choisir entre ma mère et toi!»

XXII Sacrifice

Un peu de temps s’était écoulé. Mme la duchesse de Clare et son fils restaient assis à côté l’un de l’autre, et la tête d’Angèle s’appuyait contre l’épaule de Georges.


Elle écoutait battre ce pauvre brave cœur.


– Je ne la connais pas, disait-elle; je la haïssais parce que je savais qu’elle était l’appât, le même appât, tendu à chacun de vous deux. Tu m’apprends qu’elle était l’esclave, je lui pardonne, tu me dis qu’elle t’a sauvé la vie là-bas au château de Bretagne, je la bénis. Elle est belle, n’est-ce pas? Oui, puisque Albert l’a choisie… Mon Georges! pauvre cher enfant! jamais on n’a demandé pareil sacrifice à personne…


– Peut-être que vous vous trompez, ma mère, sur la nature du sacrifice, dit Georges qui était froid maintenant, et sur son étendue aussi. Je croyais aimer Clotilde, je le crois encore; mais il est certain que je n’ai jamais beaucoup interrogé le fond de mon cœur.


– N’essaye pas de diminuer ma reconnaissance! s’écria Angèle. Une pensée douloureuse plissait le beau front de Georges.


– J’ai peur de regarder au-dedans de moi! murmura-t-il. La duchesse poursuivit:


– Albert n’était pas comme toi; il avait émietté sa jeunesse en folies et je le croyais du moins à l’abri de ce mal qui s’attaque à ceux qui ont trop de cœur: la fièvre d’amour. Figure-toi, elle tomba sur lui comme la foudre. Le piège dont tu fus victime avait été dressé pour lui rue de la Victoire, chez les demoiselles Fitz-Roy, et sans toi, sans ton dévouement fraternel, c’est lui qui aurait été arrêté après le meurtre. Cette jeune fille, cette Clotilde le repoussa parce qu’elle t’aimait, et, en quelques semaines, nous vîmes Albert changer à ce point qu’on se demandait: «Est-ce lui?» Te souviens-tu comme il était brillant, bruyant, joyeux, fort, acharné à dépenser, à prodiguer plutôt le trop-plein de sa vie?… Ce terrible mal d’amour le terrassa et le brisa. Morne, silencieux, découragé, bientôt il ne fut plus que l’ombre de lui-même. Je te l’ai dit: je crus qu’on me l’avait empoisonné. Le docteur Abel, qui a fait des miracles auprès de toi, n’a rien pu quand il s’est agi de lui, et pourtant… Elle s’arrêta comme si elle eût craint d’en avoir trop dit.


– Et pourtant le docteur a pour Albert la tendresse d’un père, acheva Georges avec simplicité.


– Pour vous deux, oui! dit la duchesse vivement. C’était vrai. Georges demanda:


– Mais pourquoi avoir laissé les choses aller si longtemps et si loin, ma mère?


– C’est cette nuit seulement que j’ai eu le douloureux secret d’Albert, repartit Angèle. Auparavant, je m’en doutais, mais cette nuit, il m’a dit: «C’est aujourd’hui le contrat, n’est-ce pas? Je sens qu’ils sont là-bas à signer ma mort.» Et il a ajouté: «Quand je suis entré dans la chambre de Georges, ce soir, j’avais sur moi un couteau…»


– Oh! fit Georges avec horreur. Angèle se couvrit le visage à deux mains.


– J’ai eu tort de dire cela, balbutia-t-elle; c’était pour lui, le couteau… je le crois, j’en suis sûre!


– Pauvre, pauvre frère! s’écria Georges, dont les larmes jaillirent. Vous avez eu raison de parler, madame: cela me permet de sonder jusqu’au fond sa torture… et, au lieu de me frapper, il a été bon pour moi, affectueux, tendre comme toujours.


Il regarda tout à coup Mme de Clare en face.


– Je donnerais ma vie pour moins que cela, dit-il presque gaiement.


Puis, voyant l’effroi qui naissait dans les yeux de sa mère:


– Non, non, reprit-il, c’est mal parler. Je n’ai pas voulu vous causer un chagrin…


– Ce serait le premier! s’écria Angèle dans un élan de sincère tendresse. Jure-moi…


– Ah! de bon cœur! interrompit Georges. Seulement, mon embarras est cruel. Pendant que vous me prenez pour un héros, j’ai presque des remords. Il faut que vous sachiez cela: avant qu’il fût question du mariage…


La duchesse l’interrompit à son tour et ce fut une explosion:


– Est-ce que tu aimerais une autre femme? demanda-t-elle. Georges fronça le sourcil et répondit à voix basse:


– Si cela était, madame, je tâcherais d’arracher cet amour de mon cœur. Je ne sais pas si je suis un de Clare, mais sur ma foi, je suis certain d’être un galant homme, et je ne me servirais pas de mon dévouement, envers Albert et vous, comme d’un prétexte pour retirer ma parole à la chère, à la noble enfant qui avait eu confiance en moi. J’ai mal agi en parlant de vous donner ma vie: on ne dit pas ces choses-là; on ne les fait pas non plus à cause du deuil qu’elles laissent après elles; mais rien au monde ne peut m’empêcher, ma mère, de vous donner mon bonheur!


Cela fut dit simplement et il effleura d’un baiser les doigts d’Angèle, qui peut-être ne comprenait pas tout ce qu’il y avait d’exquise chevalerie dans ses paroles.


En ce moment on entendit le bruit discret d’une voiture roulant sur le sable de l’allée.


– Voici Albert! dit la duchesse, et j’ai encore tant de choses à te dire! Certes, si elle n’avait pas compris, le temps était passé de faire effort pour deviner la charade.


Albert était là! Il n’y avait plus qu’Albert!


– C’est bien convenu, reprit-elle avec précipitation, tu te retires, mon Georges bien-aimé, tu renonces à elle, tu fais un miracle en rappelant ton frère à la vie, mais… les paroles ne me viennent pas… Comment te dire cela? ta générosité ne peut pas faire que le pauvre enfant soit aimé…


Elle regarda Georges avec des yeux qui achevaient son inquiète prière.


Georges, lui, comprenait tout de suite, dès qu’on s’adressait à son cœur.


Il garda un instant le silence, puis il pensa tout haut:


– Peut-être. C’est un pauvre bon petit cœur que Clotilde. Je ferai ce que je pourrai.


– C’est que, dit encore Angèle, il ne faudrait pas qu’il se doutât…


– Bien entendu! dit Georges avec un triste sourire, je vous prie de vous en fier à moi, madame, je tâcherai d’y mettre quelque adresse… Et qui sait si mon frère ne va pas condamner mon infidélité?


Une petite porte située à gauche de l’alcôve s’ouvrit et Albert parut. Il était si pâle que Mme de Clare ne put retenir un cri de détresse.


Georges s’était levé.


À sa vue, Albert recula comme s’il eût reçu un choc.


– Tu ne seras pas jaloux de moi, je pense, dit-il amèrement quand je t’aurai avoué que je viens de l’hôtel Fitz-Roy: je voulais voir Clotilde une fois encore. Tu devines pourquoi? Je parie que notre mère t’aura confessé ma misérable manie. Fais bien attention à ceci: tout ce que je te demande c’est de ne pas m’insulter de ta pitié. Il se laissa choir sur un fauteuil auprès de la porte.


– N’est-il pas trop tard? se demandait la malheureuse mère. La mort le tient déjà.


Georges alla vers son frère, la main tendue.


– Reste où tu es, lui dit Albert durement ne t’approche pas de moi.


Puis il reprit:


– J’ai été bon, je ne le suis plus, je souffre trop. Pourquoi ferais-je encore semblant d’aimer ceux que je hais et par qui je meurs!


Après avoir cherché péniblement son haleine, Albert reprit:


– Pardon, ma mère, si je vous cause un chagrin, mais il faut que je vous parle!


Il se tourna vers Georges et fixa sur lui son regard farouche en disant:


– Toi, monsieur le duc, tu as le beau rôle, ici comme partout, ici comme toujours. J’ai cru un instant qu’on me donnait ce titre pour détourner sur moi certains dangers qui te menaçaient… je ne sais pas lesquels… Tout est louche et ambigu dans cette maison, où j’ai été si malheureux en rendant notre mère si misérable.


– Toi! mon enfant chéri! s’écria Angèle.


– Oui, vous m’avez aimé profondément, madame, ah! vous m’avez bien trop aimé, et vous allez me dire que j’étais votre bonheur… alors votre bonheur est mort… dites-lui adieu, croyez-moi.


Il chercha encore son souffle pendant qu’Angèle éclatait en sanglots, puis il reprit en s’adressant à Georges:


– Mon frère, je suis aussi faible d’esprit que de corps. J’ai menti: je ne peux pas vous haïr, ce serait trop horrible… Vous allez peut-être me donner le mot de l’énigme. Quelque chose de singulier se passe à l’hôtel Fitz-Roy, ce matin. Je ne suis pas comme vous, moi; il m’est défendu d’entrer, je fais mes visites de bien loin, dans la rue. Il y a derrière la prison un endroit d’où l’on aperçoit les croisées de Clotilde, et je regarde par la portière, pendant que le cocher ricane en se moquant de moi. Aujourd’hui pourtant il a gardé son sérieux: il voyait bien que c’était la dernière fois…


– Albert! supplia Angèle: ne parle pas ainsi!


– Je ne sais pas du tout ce qui se passe chez les Jaffret, dit Georges, j’ai quitté hier l’hôtel aux environs de minuit…


– Ce matin, reprit Albert, la maison est déserte. On a vu mademoiselle Clotilde sortir avant le jour.


– Je sais où est Mlle de Clare, interrompit Georges doucement.


– Ah! fit Albert.


– Et je vais la rejoindre de ce pas, ajouta Georges. Je dois vous faire savoir, mon frère, que, par suite d’événements… de difficultés de famille, mon mariage avec Mlle de Clare est rompu…


– Rompu! répéta Albert comme un écho. Angèle le dévorait des yeux. Georges acheva:


– Ce qui me rend ma liberté pour d’autres engagements, pris avant qu’il fût question de cette union. Je suis content d’avoir recouvré ma liberté… Au revoir, Albert.


Cette fois, ce dernier lui tendit la main. Une nuance rosée venait de monter à sa joue.


– Si vous aviez quelque différend avec la famille de Mlle de Clare, dit-il pourtant, vous me pardonneriez de n’être point de votre côté. Je vous en préviens, mon frère. Je suis content aussi; mais si vous avez mal agi en cette affaire, Mlle de Clare aura en moi un défenseur.


Il se ranimait à vue d’œil.


Georges lui secoua la main en souriant et vint prendre congé de sa mère, qui lui dit:


– Il semble que la vie revienne en lui. Que Dieu te récompense, mon fils et mon sauveur! Achève bien ce que tu as si bien commencé.


Elle lui donna un baiser, un bon baiser qui était encore pour Albert.


Georges sourit.


Il y a des gens (il n’y en a pas beaucoup) qui se dévouent si naturellement et d’un élan si spontané qu’il leur arrive d’englober parfois dans leurs largesses une part du bien d’autrui. Sans cet excès, le monde les regarderait volontiers comme des imbéciles; avec cet excès, ils sont dangereux.


Georges n’était pas encore arrivé au bout de l’avenue conduisant à la rue Pigalle que déjà la pensée de Clotilde rentrait de force dans son cœur.


Tant qu’il était resté sous le charme de sa mère, dont la volonté le pénétrait comme une fascination, il n’avait vu que sa propre souffrance à lui, et il était si bien habitué à se donner tout entier à sa mère!


Mais Clotilde!


Ce fut un cri dans sa conscience.


Ce franc sourire d’enfant, si gai, si tendre, le sourire de celle qui avait consolé autrefois ses jours de malheur, passa tout à coup devant ses yeux.


Il l’avait quittée quelques heures auparavant en lui disant: «Je t’aime», et toutes les paroles échangées dans cet entretien d’amour lui revenaient comme des reproches.


Elle les avait mendiés, ces mots, elle les avait conquis en quelque sorte à force d’amour charmant; ils étaient à elle, et voilà que lui, Georges, allait reprendre ce qu’il avait donné et baigner de larmes ce sourire!


Elle était au rendez-vous déjà peut-être, chez le docteur Abel, elle l’attendait, heureuse, car elle avait si grande confiance en lui!


Que lui dire?


Comment lui imposer un devoir qui n’était pas à elle? De quel droit exiger d’elle un sacrifice que rien ne lui commandait?


Quand Georges arriva rue de Bondy, devant le logis du Dr Abel Lenoir, tout était confusion dans sa pensée. Il ne savait plus, on pourrait presque dire qu’il ne voulait plus.


– Vous ne verrez pas monsieur ce matin, lui dit le vieux valet du docteur. Il y en a eu des allées et des venues depuis hier au soir! M. Pistolet sort d’ici, vous savez, ce gentil garçon qui a un museau de fouine et des yeux de furet: il avait un air… Je m’y connais! L’anguille est sous la roche.


– Et… demanda Georges, quelqu’un n’est pas venu… pour moi?


– Je suis bête! s’écria le bonhomme. Ce quelqu’un-là est une quelqu’une, dites donc! Elle vous attend au salon.

XXIII Chanson d’amour

Le vieux valet précéda Georges vers le salon.


– Quant à ça, dit-il, pour qu’on s’aperçoive de votre bras maintenant, faudrait y mettre une étiquette comme quoi il n’est pas de chair et d’os. Et dire qu’un homme comme M. Lenoir s’occupe de ci et de ça, au lieu de faire de la médecine! Il ne conspire pas contre le gouvernement, pour sûr, mais il en vient ici tous les jours, de ces figures, il en vient du matin jusqu’au soir! Savoir quel commerce il fait avec tous ces gens-là! Vos domestiques en sont, vous savez, du moins, M. Larsonneur et M. Tardenois, deux personnes comme il faut, quant à ça! M. Larsonneur est venu hier soir, devinez pourquoi, pour dire que Clément-le-Manchot s’était évadé de la prison de la Force. Qu ’est-ce que ça fait à monsieur?… Mais soyez tranquille, nous ne sommes pourtant pas de la bande Cadet!


Il eut un bon rire content et s’arrêta devant la porte du salon.


Georges n’écoutait guère, comme on peut le croire.


Il congédia le brave homme en le remerciant et mit la main sur le bouton de la porte.


«Je donnerais un an de ma vie, pensait-il, pour fuir cette entrevue! Je ne sais pas comment mon cœur est fait: j’avais peur de ne pas l’aimer, et maintenant, il n’y a qu’elle en moi… je vais me jeter à ses genoux, m’humilier, la supplier! Elle disait hier soir: «Combien je voudrais aimer Albert!…» je ne pourrai pourtant pas me fâcher s’il lui échappe quelque chose contre ma mère.»


Il poussa la porte et entra comme un baigneur qui prend son eau tout d’un coup.


Une jeune fille se leva en lançant un petit cri caressant.


Elle vint à lui les bras ouverts, souriante comme la jeunesse avec un rayon du soleil matinal qui jouait dans les belles boucles de ses cheveux.


Ce n’était pas Clotilde.


– Lirette! balbutia Georges que l’étonnement fit reculer.


Elle avait la fameuse robe de taffetas noir.


Vous dire comme elle était jolie ne se peut.


Il en est qui naissent princesses, et il semblait que cette petite abandonnée, dont l’enfance et la jeunesse avaient traversé tant de misère, se fût déguisée en fillette de la bourgeoisie avec cette soie qui la touchait pour la première fois, mais qui était au-dessous d’elle.


Georges resta tout interdit à la regarder.


Elle n’était pas grande dame, cette Lirette, oh! non, ni même grande pensionnaire; il n’y avait en elle rien d’appris ni de convenu; mais cette chose adorable dont le nom fait sourire maintenant parce que Mme Gibou la met dans son thé avec la cannelle, et la moutarde, cette chose noble entre toutes et lamentablement déshonorée: la distinction, rayonnait autour de son front comme une auréole.


Elle avait une douceur si fière et tant de bravoure dans sa timidité! Son regard ingénu brillait de tant de finesse, et tant d’esprit couvait sous ses candeurs!


Et dans les flexibilités de sa taille, épanouie à demi, la grâce abondait si prodigue!


C’était une brunette aux cheveux chatoyants, teintés de fauves reflets; ses yeux d’un bleu obscur nageaient dans le pur cristal de cette larme qui est la virginité, et la double fleur de ses lèvres, quand elles s’ouvraient pour sourire, montrait des perles d’ivoire plein la bouche, ce joyeux écrin du baiser.


Elle vint à lui, je l’ai dit, vaillante et toute préparée à oser, maintenant qu’elle était Mlle de Clare; mais elle s’arrêta, étonnée de trembler bien plus fort qu’au temps où elle apportait son petit bouquet de violettes.


Lui, Georges, notre pauvre paladin enfant, frappé de la voir si merveilleusement belle, défendait son cœur héroïquement. Il savait bien qu’il aimait, il ne se doutait pas qu’il aimait, à la folie. La passion entrait en lui comme un flux et le domptait.


Ils restèrent tous les deux immobiles et muets.


Et Georges dit, après un long silence, avec des larmes dans la voix.


– Je venais chercher Clotilde, ma fiancée.


Ne souriez pas! Ce mot était grand comme celui du chevalier d’Assas. Et encore, autour de la poitrine du chevalier d’Assas, il n’y avait que des pointes de baïonnettes!


Lirette répondit de sa voix qui pénétrait le cœur comme une harmonie:


– C’est moi qui suis Clotilde, la Clotilde de Clément. Vous m’avez donné de votre pain au bord de la fosse où dormait mon père. Nous sommes fiancés depuis ce jour-là.


Et ils pleurèrent tous deux.


Les scènes d’amour ne sont pas ainsi, je le sais bien. Je dis ce qui était. Il y avait là-dedans plus d’amour ardent, naïf, exquis, plus de flamme et plus de frissons que dans toutes les scènes du monde.


Ah! ce n’était pas une scène. Les scènes ne sont que de pâles traductions.


Mais Georges luttait, parce qu’il ne voulait pas être heureux. Il dit, comme si toutes ces choses ne devaient pas être de l’hébreu pour la jeune fille.


– J’ai promis de céder Clotilde à mon frère Albert qui se meurt, mais je lui avais promis à elle aussi de l’aimer et je ne profiterai pas de son malheur. Je vivrai, je mourrai seul, je le jure.


L’hébreu? Elles le comprennent. Les pleurs de Lirette souriaient.


– Si vous ne voulez pas de moi, répondit-elle, moi aussi, je vivrai, je mourrai seule, car pour moi, sur la terre, il n’y a que vous. Je vivrai en vous, je mourrai pour vous.


Il écoutait, vibrant dans tout son être. C’était l’amour enchanté des contes du premier âge. Quand il voulut fuir, il n’était plus temps. Elle avait dit:


– Moi aussi, je l’aime… Quand elle était au-dessus de moi, elle a été bonne pour moi, je veux bien être sa sœur. Si elle est condamnée à souffrir, pourquoi ne serions-nous pas deux à la consoler vous et moi?


Georges se laissa aller sur le divan. Sa tête tournait comme dans l’ivresse. Lirette se mit sur un tabouret à ses pieds.


Et leurs regards qui s’attiraient se plongèrent l’un en l’autre.


Georges n’osait parler. Lirette disait comme en rêve:


– Je suis née ce jour-là. Je m’en souviens, de ce jour, comme s’il était tout seul dans mon passé. Petite que j’étais, je vous aimais comme je vous aime à présent et comme je vous aimerai toujours. Quand on nous sépara, mon cœur s’en alla avec vous. Ce qui restait de moi vous cherchait. Pour moi; vivre, c’était cela: penser à vous…


– Moi, balbutia Georges, je ne peux pas t’aimer! Oh! non, ce serait lâche d’être si heureux, si heureux!… Pense donc! puisque je vais dire à Clotilde: «Tu es condamnée!» il faut au moins que j’ajoute: «Je serai condamné comme toi!»


– C’est moi qui suis Clotilde, dit pour la seconde fois Lirette.


Et elle ajouta:


– C’est moi qui vous aime!


Puis sans lui laisser le temps de répondre, elle reprit:


– Je vous voyais grand dans ces choses de l’enfance. Notre rencontre au cimetière était pour moi comme un poème énorme et qui durait longtemps, longtemps. Cette part de votre déjeuner, c’était un grand bienfait qui me sauvait la vie. Et je crois bien encore qu’il en fut ainsi. Je ne grelottai plus quand vous fûtes auprès de moi… Mais par exemple, c’est vous qui me fîtes oublier la prière…


– Ah! murmura Georges, c’est vrai! La prière… Mais que m’importe cela, maintenant!


– Ce n’était plus en latin, reprit encore Lirette, que je voulais parler à Dieu, il me fallait lui dire des choses que je pusse comprendre. Quand je m’enfuis de chez le marbrier, je croyais vous trouver encore au cimetière. Je cherchai bien longtemps, et comme je pleurais!… Le soir, dans la baraque du pauvre homme qui me recueillit, au lieu de mon Oremus je dis en joignant mes petites mains: «Clément, Clément, je veux Clément, mon Dieu! qu’il soit bien heureux et bien joyeux. Délivrez-le de tout mal. Faites que je le retrouve et que je lui donne aussi quelque jour de mon pain… avec toute mon âme!»


Il écoutait ces paroles qui l’enveloppaient comme une musique. Sa pensée flottait.


Il la contemplait, à chaque instant plus belle. Elle triomphait, mais tout bas, et il restait juste assez de ses larmes pour diamanter son sourire.


– Est-ce que Dieu, dit-elle, voilant les sonorités de sa voix sous des douceurs infinies, n’exauce pas toujours la prière des petits enfants? Vous m’aimerez, Georges, vous approcherez votre cœur de mes lèvres comme Clément fit autrefois de son pain. J’attendrai… j’attends… Ah! tu vois bien que tu m’aimes!


Ceci fut un cri d’extase.


La tête de Georges s’était penchée sur sa poitrine, attirée par l’appel mystérieux. Ce n’était pas Lirette qui avait été chercher son baiser. Leurs bouches s’étaient rencontrées en un long soupir de bonheur…


Elle était reine, et Georges, vaincu, écoutait sa loi en s’enivrant des parfums de son souffle, tout imprégné de la fraîcheur qui brûle.


– Il y a des gens, disait Lirette d’un beau petit air sage, qui pensent pour nous et qui ont rédigé nos actions. La journée d’aujourd’hui verra la fin d’une lutte étrange et peut-être sanglante. Celui chez qui nous sommes ici, le Dr Abel Lenoir, travaille pour nous. C’est par son ordre que je suis habillée en demoiselle, et c’est par sa volonté que nous avons été réunis. J’ai retrouvé les paroles de la prière: à l’heure qu’il est, on a dû fouiller jusqu’au fond de la cachette… Connais-tu M. Pistolet?


– Oui, répondit Georges en souriant: c’est un des hommes du docteur.


– As-tu confiance dans le docteur?


– Bien plus qu’en moi-même.


– Alors, viens avec moi, je vais te mener près de celle que tu appelles Clotilde…


– Clotilde! s’écria Georges: au fait, pourquoi n’est-elle pas venue? Où est-elle?


– Chez moi.


– Chez toi? Mlle de Clare!


– C’est moi qui suis Mlle de Clare, prononça Lirette en se redressant.


Puis elle ajouta:


– La pauvre maison d’Échalot n’est pas, en effet, une retraite convenable pour la fiancée de ton frère. Nous allons la conduire à l’hôtel de Souzay.


– Nous… répéta Georges.


– Ne faut-il pas bien, répliqua Lirette, que tu me mènes à ta mère?


Et, comme Georges hésitait, elle acheva:


– Quand nous arriverons à l’hôtel de Souzay, Mme la duchesse aura les papiers de sa maison avec l’acte qui me donne droit au nom que nous porterons tous les deux, mon beau cousin de Clare.

XXIV La route de la rivière

Les choses ne devaient point se passer tout à fait selon le programme ainsi réglé par mademoiselle Lirette.


Échalot avait coutume de trouver son déjeuner servi à son réveil: une soupe où vous auriez péché des oignons quand même le dernier oignon eût disparu de l’univers.


Mais aujourd’hui, en l’absence de Lirette, personne ne s’était occupé de la soupe.


Échalot, fidèle au poste confié, avait lutté longtemps contre son appétit, mais enfin, cédant à la fringale, il s’était éloigné, comme il le dit plus tard, «un tout petit moment» pour s’offrir une choucroute-saucisse de dix sous, à la Renaissance-de -Ramponneau dans l’avenue.


C’est la renommée. Échalot était un grand estomac, que les excès de bonne chère n’avaient pas blasé. Il aimait la choucroute. Il en demanda une seconde, puis une troisième et, malgré toute la diligence qu’il mit à engloutir cette triple provende, quand il revint à la baraque, la chambrette de sa fille d’adoption était vide.


En son absence, Clotilde avait ouvert les yeux.


La fièvre la tenait.


Stupéfaite à la vue des objets qui l’entouraient et qu’elle ne connaissait point, elle se regarda elle-même, couchée qu’elle était, tout habillée sur ce petit lit. Un vague souvenir lui revint, mais quand elle voulut le débrouiller, un chaos plus inextricable se fit en elle.


Rien ne s’éclaira dans sa pensée. Au contraire ce fut une nuit soudaine et complète, au fond de laquelle était le désespoir.


Elle se leva; elle sortit de la maison roulante sans même regarder autour d’elle. Il y avait du monde maintenant sur la place, et la population de la foire remarqua cette fille pâle qui marchait droit et posément comme si elle eût été sûre de son chemin.


Son chemin?


Avait-elle un chemin?


On dit qu’à ces heures funestes le choix du hasard est presque toujours une malédiction.


Elle prit le premier chemin venu.


C’est une longue route que celle qui mène à la Seine en suivant tout droit l’avenue de Clichy, puis le chemin de Saint-Ouen. Clotilde, dans des circonstances ordinaires, aurait eu de la peine peut-être à la parcourir à pied.


Aujourd’hui, elle alla, portant sa fièvre, elle alla, marchant avec peine et lenteur, mais ne s’arrêtant jamais.


Elle alla pendant des heures et des heures.


Elle ne voyait rien de ce qui était sur la route. Son découragement l’entourait comme un mur de ténèbres.


À une grande lieue de la place Clichy, devant la grille de ce château où le roi Louis XVIII philosophait l’amitié égrillarde avec Mme du Cayla, le chemin tourne à droite.


Clotilde ne savait pas qu’en prenant par les champs, elle arriverait plus vite à la rivière, mais elle prit par les champs, quoique nulle route n’y fût encore tracée.


Ceux qui la rencontraient ne devinaient point sa fatigue. Son pas était ferme quoique lent. Elle portait la tête haute. Sa figure morne ne disait rien. Elle était belle comme les statues.


Au bas du parc, la Seine coulait dans la campagne blanche de givre.


L’été, l’île de Saint-Ouen, long bouquet et verdure (la guerre n’avait pas encore coupé les magnifiques peupliers) est un des rendez-vous les plus chers à la joie populaire, on y danse abondamment, on y chante à tue-tête, on y aime, mais autrement qu’au château du Cayla; tous les plaisirs de la vie parisienne sont réunis dans ces jardins de l’Armide sans façon.


L’hiver, c’est une solitude.


Clotilde descendit jusqu’à la berge déserte et glacée. Elle ne sentait pas le froid. Elle s’assit par terre au bord de l’eau et appuya sa tête contre ses genoux relevés.


Il y avait un bateau, un seul, et dans le bateau, un pauvre homme qui pêchait pour apporter le pain du soir à ses enfants.


Les gens de la rivière connaissent bien cette posture des désespérées. L’homme du bateau cria:


– Ma pauvre belle, il fait trop froid, rentrez chez vous.


Clotilde ne l’entendit pas.


Et peut-être qu’elle ne pensait pas encore à mourir.


Cela lui vint tout d’un coup. Elle regarda l’eau et son front s’éclaira. L’idée de refuge naissait. Elle se leva. L’homme du bateau cria encore:


– Vous savez, l’enfant, je vas être obligé de démarrer pour vous repêcher et les petits pleurent après leur soupe.


Elle s’arrêta. Entendit-elle? Mon Dieu non.


Seulement, sa main qui étreignait son cœur avait rencontré les papiers de l’hôtel Fitz-Roy.


– Ce n’est pas à moi, dit-elle; avant de m’en aller, je dois rendre cela.


Et elle tourna le dos à la rivière, remontant le champ comme elle l’avait descendu, lentement, la tête droite, semblable à une statue qui marche.


Et la longue route fut reprise en sens contraire sans hâte ni fatigue. Des heures encore passèrent.


Le jour s’en allait baissant, quand Clotilde atteignit de nouveau la place Clichy, pleine de bruit et de foule. Les saltimbanques annonçaient leur dernière représentation.


Il n’y avait qu’une baraque abandonnée, c’était celle d’Échalot.


Clotilde ne vit rien de tout cela. Elle tourna vers le boulevard sans regarder ni à droite ni à gauche et monta du côté du cimetière.


Elle savait où elle allait.


Le boulevard fut suivi par elle jusqu’à l’angle de la rue Pigalle qu’elle tourna pour la descendre jusqu’à la hauteur de l’hôtel de Souzay.


Là, elle s’arrêta.


Contre l’habitude constante, la porte cochère du logis de Mme la duchesse de Clare était ouverte.


Clotilde n’entra point.


Elle s’assit sur la borne où nous vîmes Lirette pour la première fois, et quiconque l’eût regardée en ce moment aurait vu le terrible effort qu’elle tentait pour éclairer sa pensée.


– C’est ici, murmura-t-elle.


Sa main chercha son cœur et froissa les papiers qui étaient sous sa robe. Elle dit encore:


– Ce n’est pas à moi… Ce n’est pas à moi!


Puis, en se levant tout d’une pièce:


– Clément! mon ami chéri! C’est le nom, c’est la fortune de Clément! Le bonheur lui viendra par moi…


En prononçant ce nom, sa voix était douce comme un chant.


Elle franchit le seuil et suivit la longue avenue bordée d’arbres. Sur son passage quelqu’un se cacha entre l’un des troncs et le mur. C’était peine perdue; ne se fût-on point caché, Clotilde n’aurait rien vu.


Un instant, elle fit halte au-devant de la maison qui semblait déserte.


Mais le jardin ne l’était pas.


L’arrivée de Clotilde y produisit un mouvement, et plusieurs ombres glissèrent derrière les massifs de lilas défeuillés.


– Ils sont là tous les deux, dit-elle, en regardant la maison; celui que j’aime, celle que je hais.


Quoique l’obscurité fût à peu près complète (il pouvait être six heures du soir), aucune lumière ne brillait à la façade de l’hôtel qui regardait la rue.


Rien n’était éclairé non plus au rez-de-chaussée, soit dans les cuisines, soit à l’office.


Une autre que Clotilde aurait remarqué sans doute la physionomie singulière que ces ténèbres et cette solitude prêtaient à la maison.


Elle n’avait garde de remarquer quoi que ce fût, et des symptômes beaucoup plus apparents lui auraient échappé de même.


Elle entra par la grande porte du milieu, et traversant le vestibule où il n’y avait personne, elle monta l’escalier principal.


Au premier étage, elle trouva une porte entrebâillée qu’elle poussa.


C’était une chambre assez vaste, meublée avec un luxe délicat: une chambre de femme.


La premier mouvement de Clotilde fut de reculer, car une lueur instinctive se faisait dans la nuit de son intelligence: elle sentait là son ennemie, la mère de celui qu’elle aimait tant, celle qui par trois fois en Bretagne, rue de la Victoire et à l’hôtel Fitz-Roy avait joué la vie du prince Georges pour sauvegarder un autre fils, un fils adoré, celui-là.


– Mauvaise mère! dit-elle.


Mais aux derniers rayons du soir, elle aperçut un prie-Dieu auprès de la fenêtre, à la tête du lit. Elle s’en approcha et s’y agenouilla.


Puis, à peine prosternée, comme si un ressort se fût détendu au-dedans d’elle, tout à coup, elle s’affaissa sans même pousser un cri.


Elle ne souffrait plus.


Si la crise qui terrassait ainsi la pauvre Clotilde au moment où elle venait accomplir son dernier devoir eût tardé une minute encore, elle aurait entendu son nom prononcé dans la chambre voisine au milieu d’une discussion soudainement élevée.


Son nom et le nom de celui qu’elle aimait.


Mais, avant d’entamer le récit des événements étranges qui eurent lieu cette nuit à l’hôtel de Souzay, si calme, d’ordinaire, dans sa tristesse, nous reviendrons un instant sur nos pas, résumant en peu de mots l’histoire de la journée, nécessaire à l’intelligence du dernier acte de notre drame.


Le Dr Abel Lenoir, lors de sa visite quotidienne, avait trouvé Albert sensiblement mieux et la duchesse à demi folle de joie.


Nous savons que le docteur était autre chose qu’un médecin dans la maison de Mme de Clare. On lui eût laissé croire volontiers, néanmoins que ce miraculeux résultat était dû à ses bons soins, s’il n’avait exigé une explication.


En la lui donnant, Angèle appuya surtout sur ce fait que Georges était un heureux martyr. Son sacrifice ressemblait à une délivrance.


Ce fut chez Mme de Clare que Pistolet vint trouver le docteur après son expédition à l’hôtel Fitz-Roy.


Pistolet s’était mis en campagne en quittant Lirette, ce matin. Toute la nuit précédente, le docteur avait eu ses gens à lui autour de la maison Jaffret, non seulement pour éclairer autant que possible les faits et gestes de la bande, mais surtout pour veiller à la sûreté du prince Georges en cas de besoin.


Pistolet était le chef de cette police particulière.


Il venait au rapport.


Son résumé clair et court donna d’abord la physionomie à peu près exacte de ce qui s’était passé après la soirée des fiançailles.


Les maîtres ne s’étaient pas couchés, on avait vu le «fantôme» pénétrer dans le jardin par le mur de planches, on avait surpris la sortie de mademoiselle Clotilde avant le jour.


Mais l’important se trouvait dans la récolte personnelle de Pistolet, qui était arrivé, rue Culture, au moment même où le déménagement de l’hôtel s’opérait. Les agents avaient vu commencer ce déménagement.


Les Jaffret semblaient, en vérité, quitter leur demeure sans espoir de retour.


Et certes, c’était là une idée bizarre, le lendemain de la signature d’un contrat, à la veille d’une noce.


Le mot de l’énigme semblait être dans le fait de la visite du fantôme dont le récit ne sembla causer aucune surprise au Dr Abel Lenoir, lequel dit seulement:


– Je savais que mon voisin Mora n’avait pas couché cette nuit chez lui, rue de Bondy.


Cependant, le mot de l’énigme pouvait être aussi dans l’histoire de la onzième dalle deux fois soulevée.


Le docteur était au fait par avance de tout ce qui concernait le vieux Morand Stuart et son Oremus.


Il écouta cette partie du rapport de Pistolet avec une extrême attention.


– Du moment que Mora avait entendu la conversation d’Échalot et de Lirette, acheva Pistolet, vous devinez que je n’espérais plus beaucoup trouver les papiers sous la dalle. Néanmoins, pour ne rien négliger, j’ai pénétré dans la cour de l’hôtel, j’ai compté les pierres, j’ai soulevé la onzième…


– Eh bien? fit le docteur.


– Il y avait une cachette, une très belle cachette; mais elle était vide.


– As-tu interrogé le concierge?


– Naturellement. Il n’a rien vu, pas même nos agents, et de ce que peuvent être devenus les maîtres de l’hôtel il ne sait rien.


Le docteur réfléchit un instant, puis il dit:


– Mora les a prévenus. Ils sont cachés quelque part dans Paris. C’est la crise. Ils ont leur proie, ils doivent chercher déjà les moyens d’escompter leur victoire. Mets sur pied tout ce que nous avons d’hommes. Tu entends bien, tout! Prends Tardenois, Larsonneur, prends jusqu’à mon vieux valet Guillaume, et fais une battue à fond. Il nous faut ces actes, je les veux!

XXV Ville gagnée

Pistolet s’était dirigé vers la porte, mais il revint. Il avait oublié de mentionner la scène sauvage de la rue Vieille-du-Temple: l’assassinat de Clément-le-Manchot par Cadet-l’Amour.


– Ce malheureux peut-il nous servir? demanda le docteur.


– Je ne l’ai pas revu depuis cette nuit, répondit Pistolet; mais s’il doit s’en relever jamais, il ne bougera de plus d’un mois, j’en réponds!


– Va donc et mène rondement la chasse! tu cours après ta fortune. Pistolet sortit.


Il emmena Tardenois, Larsonneur et les autres valets.


Voilà pourquoi nous avons vu Clotilde entrer dans la maison sans trouver à qui parler.


L’office était vide et la cuisine aussi, parce que Mme Meyer (de Prusse) avait pris campos après avoir donné vacances aux servantes.


Pourquoi? Comment? Il faut bien enfin le dire: parce que l’ennemi était dans la maison même.


Non pas les compatriotes de Mme Meyer, mais la bande Cadet.


En plein jour, dans Paris tranquille, au milieu d’un quartier populeux, à l’insu des passants de la rue et des voisins habitant les demeures d’alentour, une maison avait été prise d’assaut et restait au pouvoir de l’envahisseur.


Il faut raconter en détail cet événement qui semble au premier aspect invraisemblable comme une féerie et qui s’accomplit le plus simplement du monde, prélude d’événements plus extraordinaires encore.


Il pouvait être dix heures du matin quand Pistolet, sur l’ordre du Dr Lenoir, emmena Tardenois, Larsonneur et les autres pour les lancer sur la piste des Habits Noirs.


Une heure après, arrivèrent Georges et Lirette, qui n’avaient plus trouvé Clotilde dans la baraque d’Échalot.


Pour la première fois depuis bien des années, il y eut dans la maison d’Angèle une scène de bonheur, une scène de famille.


On n’avait encore, en somme, aucune raison de s’inquiéter pour Clotilde, et Lirette apportait en entrant ici de tels motifs d’espoir qu’on la reçut comme une providence.


Elle était le salut d’Albert puisqu’elle brisait le lien qui attachait Georges à Clotilde; elle était aussi la promesse d’une ère nouvelle au point de vue de la fortune et de la sécurité légale, puisque, vivant témoignage, elle pouvait certifier l’existence des actes qui constataient l’état civil de la duchesse et de son fils.


C’était une autre existence qui commençait. Angèle, ramenée au bien par l’espoir, ne voulait plus ni subterfuges ni ambages; elle aimait ses deux fils, elle chérissait déjà cette ravissante créature qui allait être sa fille, elle attendait l’autre… Ah! celle-là, comme elle allait l’adorer! La femme d’Albert!


Celui-ci dormait, visité par de beaux rêves.


Le docteur venait de sortir, en annonçant qu’il reviendrait.


Vers deux heures après midi, Rose Lequiel, la femme de chambre, faisant le service de Tardenois absent, ouvrit la porte d’une pièce, voisine de la chambre à coucher d’Angèle, et où celle-ci se tenait avec Lirette et Georges.


Rose Lequiel annonça Mme la comtesse Marguerite de Clare et M. le comte de Comayrol.


Il y avait des années que Marguerite et Angèle ne s’étaient vues. Rivales de beauté autrefois, elles n’avaient jamais éprouvé l’une pour l’autre une bien vive sympathie. Angèle fut étonnée. Elle ne connaissait pas M. de Comayrol.


– Faites entrer au salon, dit-elle. Mais Marguerite était déjà sur le seuil.


– Sans cérémonie, n’est-ce pas, dit-elle, tout à fait? Entrez, comte. Ma bonne et chère cousine nous excusera.


Angèle s’était levée.


Mme la comtesse vint à elle d’un pas délibéré en ajoutant:


– Vous voyez, nous sommes en costume de voyage… Bonjour, prince… Chère duchesse, Georges nous a fait connaître hier l’aimable intention que vous aviez eue de venir à l’hôtel Fitz-Roy pour signer au contrat.


– En effet, je le voulais, dit Angèle, qui pensa tout d’un coup à Albert.


Pour maintenir le projet de mariage en changeant d’épouseur, il fallait gagner les bonnes grâces de Marguerite.


Elle tendit sa main la première.


Marguerite la secoua cordialement. Vous eussiez dit en vérité les deux meilleures amies du monde.


Marguerite reprit:


– C’est vous qui nous teniez rigueur, cousine. Nous avons considéré cette bonne parole comme un premier pas, et vous voyez notre empressement à risquer le second. Malgré les très grosses affaires qui sont tombées sur nous aujourd’hui, j’ai dit à la famille: «Je ne partirai pas sans voir Angèle…» Permettez-moi de vous présenter M. le comte de Comayrol, un des témoins de notre Clotilde.


M. le comte de Comayrol salua. Il était botté et harnaché comme pour faire le tour d’Europe. On s’assit. Lirette se tenait à l’écart, effrayée sans savoir pourquoi. Georges n’essayait même pas de dissimuler son malaise. Était-ce l’heure de l’explication?


Mais toute cette glace fut brisée du premier coup. Marguerite rapprocha son fauteuil de celui d’Angèle.


– Il y a quelque petite chose, lui dit-elle à voix basse, et vous vous en doutez bien. Vous aviez donné pouvoir à maître Souëf, et certes, nous n’en demandions pas davantage; mais ce contrat est provisoire dans l’idée de maître Souëf lui-même, et le mariage n’ira pas tout seul. Est-ce que vous ne causeriez pas volontiers un instant en tête à tête avec moi, ma belle cousine?


– Très volontiers, au contraire, répondit Angèle vivement, j’ai moi-même à vous parler d’une certaine circonstance…


– J’en étais sûre! s’écria Marguerite en riant bonnement. Comme on a tort de ne pas se voir et s’entendre!… Georges, mon cher enfant, pardonnez-moi si je dispose de vous, il faut que vous emmeniez M. de Comayrol pendant dix minutes, ainsi que cette charmante demoiselle… Elle est de la famille?


Lirette s’était levée. Ce fut elle qui répondit:


– Oui, madame, je suis de la famille.


Son regard heurta celui de Marguerite, qui sourit, puis tourna la tête.


– Georges, dit Angèle, vous mènerez M. le comte au salon.


– Non, oh! non, fit Marguerite dont le sourire prit une singulière expression; au salon, il y a déjà quelqu’un.


– Quelqu’un! répéta la duchesse étonnée; qui donc? Au lieu de répondre! Marguerite demanda:


– Est-ce que le petit salon ne donne pas sur le jardin?


– Si fait, mais…


– Vous ne comprenez rien à tout cela, n’est-ce pas? interrompit la comtesse en lui adressant un signe d’intelligence. Faites comme si vous compreniez, vous allez avoir le mot de l’énigme… Allez, Georges, au petit salon… Vous saurez tout et vous me remercierez.


M. de Comayrol offrit galamment son bras à Lirette.


Sur un coup d’œil d’Angèle, Georges les accompagna.


Tout le monde souriait encore, mais autour de la situation, il y avait déjà une mortelle inquiétude.


Aussitôt que la porte fut refermée, la physionomie de Marguerite changea.


– Maintenant, dit-elle, mademoiselle Tupinier, à bas les masques, s’il vous plaît! Nous ne pouvons pas nous souffrir, vous et moi, parce que nous sommes du même métier et que nous nous faisons concurrence…


– Madame!… voulut interrompre la duchesse, plus stupéfaite encore qu’indignée.


– Mais, en définitive, poursuivit Marguerite, il n’y a pas entre nous une de ces haines implacables qui font courir comme un fourmillement l’envie d’étrangler jusqu’au bout des doigts. Moi, je suis assez bonne fille, au fond, jouons donc cartes sur table. Je suis une voleuse, ma cousine, commandant à des voleurs.


– Oh!… fit Angèle, qui essaya de se lever.


– Et vous le saviez très bien, continua Marguerite, ce qui ne vous a pas empêchée d’envoyer votre fils à l’hôtel de Fitz-Roy avec de beaux bouquets, ma foi, pour demander la main de notre pupille. Je suis de la bande Cadet ou plutôt: Je suis la bande Cadet! Vous le saviez si parfaitement que vous aviez fondé la bande Abel Lenoir pour nous combattre. C’est un homme de talent que ce docteur, mais son idée n’a pas le sens commun. Au XIXe siècle, ma chère, le plus naïf des commissaires de police vaut tous les francs-juges de l’univers. Ce n’est pas à cause de vous que nous jouons notre va-tout aujourd’hui, avant de quitter Paris et peut-être la France, c’est parce qu’on nous a avertis, cette nuit, que le commissaire de police allait se mêler de nos affaires. Rien que pour cela.


Elle s’arrêta. Son regard couvrait Angèle, qui s’était remise et qui réfléchissait.


Il y avait autour de cette scène, entamée si bizarrement, un silence plein de repos. Le soleil d’hiver, qui allait baissant, dessinait sur le tapis en deux larges raies lumineuses les broderies de la mousseline qui recouvrait les glaces des croisées. On n’entendait rien, sinon ce murmure lointain de Paris, si rassurant et si doux à l’oreille, quoi qu’on dise.


Comment craindre les choses de la forêt de Bondy quand on entend ce beau Paris causer, rouler carrosse et rire?…


– Je sais à quoi vous pensez, madame la duchesse, reprit Marguerite, car ce nom de Tupinier ne doit pas vous plaire, et je veux revenir à mes habitudes de bonne compagnie qui sont chez moi une seconde… ou une troisième nature. Ce mot de commissaire de police vous a émoustillée. Celui du quartier demeure à trois portes de chez vous, vous croyez cela… Eh bien, non! il est à l’autre bout du monde. Entre lui et vous, il y a moi: la bande Cadet!


Angèle garda le silence. Marguerite reprit encore.


– Et je vous prie de remarquer combien nos bandits sont sages. Ils emplissent votre maison, et vous n’entendez aucun bruit…


– Ils emplissent ma maison! répéta la duchesse sans savoir qu’elle parlait.


– Toute la partie de votre maison qui regarde l’avenue, oui, expliqua complaisamment Marguerite, et cela s’est fait tout seul, aussitôt après le départ du Dr Lenoir. Vous aviez pris soin vous-même d’éloigner vos valets. Restaient bien vos servantes, mais Mlle Rose Lequiel est venue lui dire «de votre part» qu’elles pouvaient prendre la permission de dix heures aujourd’hui.


– Rose! fit Angèle. De ma part!


– Hélas! ma chère, elle vous est dévouée comme les nourrices de la comédie, mais elle a quarante-cinq ans, l’âge des passions conservées en boîtes, et nous avons un don Juan du nom de Similor qui ravage ces vieux cœurs dans la perfection… Nous sommes entrés bien tranquillement. Notre quartier général est au salon, et vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai priée de n’y point envoyer votre cher fils, ce qui eût été dangereux pour lui. Entre vous et la ville les communications sont coupées, quoique votre porte cochère là-bas reste ouverte, car je veux bien vous dire que cette belle petite Clotilde, la fiancée de votre fils, ne fait pas partie de notre association. Elle nous a faussé compagnie ce matin, et j’ai quelques raisons de croire que cette porte ouverte sera pour elle comme le collet qui prend les alouettes. Nous avons besoin d’elle et nous l’aurons. Du côté du jardin, au contraire, ah! vous êtes libre comme l’air!…


Elle se leva et vint ouvrir une des croisées.


– Seulement, ajouta-t-elle, c’est un jardin de prison que vous avez là. Il n’y a qu’une seule fenêtre là-bas, derrière les arbres… Et en vérité, j’y vois quelqu’un!


La duchesse se leva vivement et ouvrit la bouche pour appeler à l’aide. Marguerite riait.


– Regardez bien auparavant, dit-elle.


– Jaffret! murmura Angèle en reculant.


– Le bon Jaffret! appuya Marguerite avec onction. Et il a apporté ses bouvreuils!


Jaffret donnait, en effet, la becquée à ses favoris, et, à travers l’espace, sa voix exercée se fit entendre, chantant:


– Huick! huick!… rrriki! huick!


– Bonjour, filleule! dit une autre voix sous la croisée même. Menons les choses rondement, ma mignonne, le chemin de fer n’attend pas, et dehors il fait un froid de loup!


Dans l’allée, Angèle avait reconnu Cadet-l’Amour qui se promenait en fumant sa pipe. Elle retomba brisée sur son fauteuil et murmura:


– Madame, que voulez-vous de moi?

XXVI Choisir!

Quand la fenêtre fut refermée, le jour avait baissé considérablement dans le boudoir, où Marguerite et Angèle étaient réunies.


Le soleil n’entrait plus, caché qu’il était par les tentures. Le silence continuait de régner au-dedans comme au-dehors.


– Ce que nous voulons de vous? répéta Marguerite, en reprenant son siège, c’est difficile à dire, ma cousine, et délicat. On m’a choisie pour porter la parole, parce que les femmes, entre elles, ne reculent devant aucune vérité, si dure qu’elle soit; mais voilà pourtant que j’hésite.


Elle s’arrêta, en effet, et sembla se recueillir.


La duchesse attendait, le cœur serré par une indicible terreur.


– Madame, reprit Marguerite, qui devenait grave malgré elle, vous nous avez trompés, ou du moins, nous soupçonnons que vous avez voulu nous tromper. Vous avez deux fils. Lequel est le préféré, nous l’ignorons. Soit que vous ayez lancé le bâtard pour servir d’égide à son frère légitime… on dit cela parmi vos propres serviteurs… Soit que vous ayez voulu, au contraire, profitant de la nuit qui entoure le passé des deux jeunes gens, donner au fils naturel les droits du jeune duc…


– Je vous jure, madame… interrompit Angèle.


Mais Marguerite l’interrompit à son tour et dit avec une sorte de solennité:


– J’ai pitié de vous, ne vous engagez pas, vous pourriez amèrement regretter vos paroles. Je vous préviens, et c’est un service cela, que vous allez avoir à faire un choix entre vos deux enfants: un choix… mortel!


La poitrine de la duchesse rendit un grand gémissement.


– Nous ne sommes pas seulement des voleurs comme je vous l’ai dit, reprit Marguerite, nous sommes des assassins. La maison de Clare, dont nous portons toutes les deux le nom, est cruellement payée pour le savoir. L’homme qui vient de vous nommer sa filleule, et qui en a le droit, est ici pour tuer un de vos fils.


Angèle, les yeux horriblement ouverts, les mains crispées sur les bras de son fauteuil, écoutait comme on fait un épouvantable rêve.


Elle ne croyait pas.


Et pourtant, il fallait croire, car le visage de Marguerite se contractait, tiraillé par un tic douloureux.


Marguerite avait trop présumé de la dureté de son cœur, Marguerite elle-même!


L’horrible et cynique franchise qu’elle s’était imposée l’épouvantait.


Elle était à la torture, et sans l’énormité de l’enjeu, qui était au bout de la partie engagée, peut-être eût-elle reculé…


Rendons-nous bien compte de la situation: l’enjeu, ce n’était pas la fortune de Clare.


En suivant la route que tenait Marguerite il y avait loin et beaucoup de détours pour arriver jusqu’à la fortune de Clare qui pouvait, de mille manières, s’échapper en chemin.


L’enjeu, le véritable enjeu, celui qui valait toute l’angoisse de tous les crimes et encore plus, au gré de Marguerite, c’était le coffre du colonel: cette poignée de chiffons dont l’un criait: «Je représente cinquante mille guinées!»


Elle savait où il était ce coffret renfermant soixante ou quatre-vingts millions.


Elle savait qu’au rez-de-chaussée de la maison habitée par le Dr Lenoir, rue de Bondy, un homme, jeune ou vieux, qu’importait cela! veillait tout seul sur ce trésor.


Cet homme en valait cent, c’est vrai, il était la quintessence de l’habileté dans le mal, tous ceux qui s’étaient attaqués à lui étaient morts; mais un coup de couteau bien planté dans le cœur tue les sorciers comme les naïfs… Et pour récompenser l’audace de ce coup, il y avait la montagne d’or!


Ici, à l’hôtel de Souzay, ce n’était que la comédie, destinée à endormir la vigilance de cet homme. Lui-même en avait fourni le plan railleur et impossible, et lui-même, c’était chose certaine, étant donné son caractère, en surveillait l’exécution, ici ou là, de loin ou de près, ricanant d’aise en quelque coin comme un dilettante dans sa loge.


Il fallait que la pièce fût jouée sérieusement et furieusement, jusqu’à la lie de son absurde férocité; il fallait que la bande Cadet prît sa volée vers la frontière, les griffes pleines de sang, pour revenir à bas bruit… et encore!


Savez-vous ce qu’il faisait, le fantôme, à l’heure où ses «bons chéris» essayaient de lui donner le change à l’hôtel de Souzay?


Un homme de quarante ans environ, bien nourri comme doit l’être un philanthrope, montait le raide escalier du logis de Pistolet, rue Vieille-du-Temple. C’était là, nous nous en souvenons, que Clément-le-Manchot avait trouvé un asile, la nuit précédente, en sortant des mains de Cadet-l’Amour.


Clément-le-Manchot dormait sur un matelas.


Le docteur Abel était venu le voir dans la journée. L’influence de son traitement se faisait déjà sentir.


Le philanthrope entra sans éveiller le blessé et resta bien cinq minutes à regarder curieusement l’effroyable état où Cadet-l’Amour l’avait mis.


Puis il lui secoua le bras doucement.


– Manchot, dit-il, éveille-toi, mon garçon… Comme te voilà fait!


– Qui m’appelle? gronda le malheureux.


– Tu ne me reconnais seulement pas! J’étais venu te dire une chose: si tu avais pu te soutenir sur tes jambes, l’occasion était belle. Ce soir Cadet travaille rue Pigalle, à l’hôtel de Souzay… mais tu ne vaux plus rien.


– Est-ce vous, monsieur Mora? demanda Clément, je ne vous vois pas.


– Tu n’es pas capable, mon pauvre gars, dit l’autre, il t’a trop malmené! je te laisse la goutte, tâche de te rendormir… C’est à la nuit, vers huit heures, que Cadet-l’Amour travaillera rue Pigalle… Bonsoir.


Et il partit.


En tâtant auprès de lui, Clément trouva une bouteille d’eau-de-vie.


Le philanthrope était déjà au bas de l’escalier.


Revenons à l’hôtel de Souzay.


Nous n’avons pas oublié que le colonel avait défendu qu’on touchât un cheveu de la tête du bâtard, et nous savons que Marguerite avait combiné d’avance le piège qui devait être tendu à la misérable mère.


Elle était femme, sinon mère, elle-même; elle devinait que tout l’amour de la mère se concentrait sur le fils déshérité, sur le vaincu.


Dans cette épreuve, qui ressemblait de loin au jugement de Salomon, elle était déterminée à frapper celui qu’Angèle désignerait comme étant le fils légitime, bien certaine ainsi de ne se point tromper, puisqu’elle comptait sur le mensonge de l’amour.


– Madame, dit-elle, cherchant à ressaisir, sinon le calme, du moins la clarté de sa pensée, si vous avez sujet de nous mépriser et de nous craindre comme des criminels que nous sommes, il nous est permis à nous d’avoir défiance de vous. Votre vie n’est pas irréprochable.


– C’est vrai, balbutia Angèle qui éclata en sanglots, c’est vrai, j’ai péché; mais se peut-il qu’un châtiment si atroce me soit réservé!


– Nous ne prétendons en aucune façon punir, répliqua Marguerite, mais bien prendre nos sûretés. Nous savons que les papiers de Clare sont en votre pouvoir…


– Quels papiers?


– Votre acte de mariage, l’acte de naissance de la fille de Morand Stuart.


– C’est une erreur! s’écria la duchesse. Vous allez commettre un crime inutile; je vous jure qu’on vous a trompés!


– Je ne vous en veux pas pour ce mensonge, répliqua Marguerite; à votre place j’agirais comme vous.


Ce n’était pas un mensonge; mais le renseignement fourni par le fantôme quand il avait désigné l’hôtel de Souzay comme le lieu où les papiers contenus dans la cachette devaient être retrouvés, n’était pas non plus contraire à la vérité.


Il n’y avait ici qu’une erreur de temps. La pauvre Clotilde marchait en ce moment sur la route de Saint-Ouen pour apporter précisément les trois pièces désignées à l’hôtel de Souzay, où elle allait arriver dans quelques minutes.


Marguerite avait repris toute sa froideur. Elle continua:


– Raisonnons comme si vous aviez ces actes, nous ne pouvons mutuellement nous tromper. Il y a un héritier de Clare-Souzay, qui épouse l’unique héritière de l’autre branche de Clare. Ce couple est notre bien à vous et à nous. On ne refuse pas de vous admettre au partage. Voulez-vous être de la bande Cadet, madame la duchesse? Angèle ne répondit que par un geste d’horreur.


– Vous ne voulez pas? poursuivit Marguerite, vous avez raison, cela ne détournerait pas de vous le calice d’amertume. Nous sommes à l’extrémité d’une pente fatale. Si je pouvais vous dire ce que vaut pour nous la partie qui se joue ici et qui vous paraît encore plus extravagante que barbare…


Son œil lança ce grand éclair des fiévreux de l’or, car elle voyait en un mirage le coffret, toutes ses bank-notes, et l’ivresse jaune lui montait au cerveau violemment.


– Cela vaut… reprit-elle d’une voix subitement altérée; mais, vous ne me croiriez pas! ce sont des richesses auxquelles on ne peut croire! Et, d’ailleurs, qu’importe? L’arrêt est prononcé, prononcé par vous qui avez été trop habile. Un de ces deux jeunes gens est de trop, parce que, tant qu’il y en aura deux, nous aurons peur de vous qui avez fait vos preuves d’astuce et de tricherie, mentant partout, mentant toujours, mentant jusqu’au lit de mort de votre mari. C’est le nom d’Albert que porte l’acte de naissance du fils de William de Clare, et l’enfant dont vous aviez fait un marbrier, pour le mieux cacher, s’appelait Clément! et celui que vous nous avez envoyé à l’hôtel Fitz-Roy a nom Georges! et dans sa prison… Ah! nous n’aurions pas besoin du poignard si nous savions où frapper! Il nous suffirait de nous effacer pour laisser agir la justice… Et, dans sa prison, disais-je, il avait des papiers au nom de Pierre Tardenois!… D’un autre côté, celui qui passe ici pour le secrétaire du jeune duc s’appelle Albert! C’est le chaos. Vous avez trop bien brouillé les cartes, madame, on n’y voit plus dans la nuit que vous avez faite… Nous vous condamnons à faire la lumière, à dire vous-même et tout haut: «Voici le duc de Clare, et voilà le bâtard!»


Angèle se laissa tomber à genoux.


Elle essayait de parler et ne pouvait. Toute l’angoisse que peut endurer une créature humaine sans mourir était sur son visage.


– Madame, madame! balbutia-t-elle enfin, ayez pitié de moi, je les aime tous les deux!


Elle disait cela comme les pauvres petits qui demandent grâce. Marguerite détourna les yeux.


– Madame… répétait Angèle qui se traînait sur ses genoux, je suis en votre pouvoir. Je ne veux plus de la fortune! Les titres, j’y renonce! Nous irons hors de France, loin, bien loin… si loin que nous ne nous gênerons plus. Madame! oh! madame, vous n’avez pas mesuré ma torture. Je vous en supplie…


– Il faut choisir, prononça tout bas Marguerite.


– Écoutez-moi! reprit la duchesse dont la voix changea, et nous devons l’avouer, une lueur cauteleuse s’alluma dans sa prunelle, car, même à cette heure navrée, sa partialité maternelle n’était pas morte, écoutez-moi, je ne vous tromperai plus. Je vous donnerai le vrai de Clare, celui dont le nom est dans l’acte de naissance, le duc Albert, cette fois, pour épouser votre Clotilde… Mais laissez vivre mon autre enfant.


– Non! dit Marguerite.


Angèle bondit sur ses pieds. Tout son sang rougit son visage. Elle se rua sur Marguerite qui la reçut de pied ferme. Un instant leurs deux visages terribles et superbes se touchèrent presque. Leurs yeux se brûlaient. Vous eussiez dit deux tigresses qui vont s’entre-dévorer.


– C’est moi qui vais te tuer! râla Angèle, j’ai la force, je le sais; j’en suis sûre, j’ai la rage… Ah! prends garde!


Au lieu de reculer, Marguerite avança la tête.


Leurs bouches se touchaient presque, comme pour un baiser. Et Marguerite dit avec un rire convulsif:


– Folle! tu parles de tes enfants! oh! folle! folle! moi, je me bats pour quatre-vingts millions!


Elle se dégagea d’un seul effort, irrésistible et froid comme l’or lui-même, et gagna la porte. Sur le seuil elle se retourna pour ajouter:


– Ici, dans un quart d’heure, celui qui doit mourir! Je le veux, il le faut! Sinon, ils mourront tous les deux!


Angèle se laissa tomber comme une morte.

XXVII Ombres chinoises

Il n’y avait aucune exagération dans ce que Marguerite avait dit tout à l’heure à Angèle.


Le conseil donné par le colonel, la nuit dernière, lors de son invasion à l’hôtel Fitz-Roy, avait été suivi à la lettre, et ce soir, toute la bande Cadet était sur pied.


Si bien déchue que fût la frérie des Habits Noirs, quelque chose restait de sa redoutable organisation. L’espace de temps compris entre six heures du matin et midi avait suffi pour lever le ban et l’arrière-ban des joueurs de poule de L’Épi-Scié, et pendant qu’une garnison suffisante occupait à bas bruit l’hôtel de Souzay qui, du dehors, avait l’air de la maison la plus tranquille du monde, Pique puce (M. Noël), Cocotte et d’autres habiles contre-chassaient les valets de Mme de Clare pour les retenir loin de l’hôtel.


Tant que les gens de service ne revenaient pas, il n’y avait absolument rien à craindre pour les envahisseurs de l’hôtel.


La duchesse, en effet, ne voyait personne, sauf le Dr Abel Lenoir, et l’ordre était donné, aux sentinelles de la bande Cadet, de laisser entrer le Dr Lenoir, s’il se présentait.


Pareille consigne existait pour Pistolet.


Pareille pour mademoiselle Clotilde.


Quant aux autres visites qui auraient pu venir par hasard, Amédée Similor, traître à l’amitié d’Échalot et séducteur de la vieille Rose Lequiel, avait revêtu la grande livrée de Clare.


Il se tenait quelque part au rez-de-chaussée, jouant à merveille son rôle de valet, et tout prêt à répondre que les maîtres de la maison étaient absents.


Au grand salon donnant sur l’avenue, se trouvaient une demi-douzaine de braves, sous la présidence du Dr Samuel; nous avons vu Cadet-l’Amour au jardin fumant sa pipe, et la seule fenêtre du voisinage donnant sur les derrières de l’hôtel était occupée par le bon Jaffret, qui avait pris, avec ses bouvreuils, possession du pied-à-terre de Marguerite, rue de La Rochefoucauld.


C’était le quartier général. Tous les Maîtres de la bande Cadet ayant abandonné leurs logis aujourd’hui même (et ce n’était pas trop tôt), on avait choisi ce lieu pour se réunir en cas de besoin et délibérer.


D’après ces dispositions, toute la partie de l’hôtel de Souzay qui regardait les jardins était libre; l’autre moitié, celle qui avait ses croisées sur l’avenue menant à la rue Pigalle, était en rigoureux état de siège.


Quant aux habitants mêmes de l’hôtel, nous savons où était Mme la duchesse; Albert, couché tout habillé sur son lit, dormait d’un bon sommeil, suite d’une crise favorable, provoquée par l’explication de ce matin, et ne se doutait de rien. Depuis que les Habits Noirs étaient entrés dans la maison, il ne s’était produit aucun bruit qui pût l’éveiller.


Le prince Georges, Lirette et M. le comte de Comayrol étaient réunis au petit salon où l’entretien allait comme il pouvait.


Il n’y avait personne dans la chambre de Georges, ni dans celle d’Angèle, où Clotilde, guidée par le hasard, ne devait pas tarder à entrer.


Il faisait nuit déjà quand elle arriva. Personne ne mit obstacle à son passage, et ce fut à l’aventure qu’elle poussa la première porte qui se présenta entrouverte devant elle.


Quelques instants après Clotilde, le Dr Abel Lenoir franchit le seuil de la porte cochère.


Il était inquiet, on n’avait retrouvé la trace d’aucun des membres de la bande Cadet, et Pistolet venait de lui apprendre que, dans la journée, des descentes de police avaient eu lieu simultanément à l’hôtel Fitz-Roy, chez la comtesse Marguerite de Clare et chez le Dr Samuel.


On le laissa pénétrer comme Clotilde jusque dans la maison; mais plus clairvoyant que la pauvre jeune fille, il ne put manquer de «sentir», dès les premiers pas, qu’il y avait là quelque chose d’anormal et d’extraordinaire.


Il entra néanmoins, monta l’escalier du premier étage et se dirigea, selon son habitude, vers la chambre de la duchesse. Au moment d’y pénétrer, il entendit que l’on causait dans le boudoir. C’était la fin de l’entretien d’Angèle et de Marguerite.


Quelques instants après encore, une troisième personne arriva par la rue Pigalle.


C’était un homme qui marchait avec beaucoup de peine, et dont on ne pouvait voir le visage, caché sous deux bandes de toiles croisées.


Celui-ci n’étant pas signalé à la consigne, deux sentinelles dissimulées derrière les arbres, sortirent de leur abri et l’abordèrent.


– Ce n’est pas la rue ici, l’ami, dit l’une d’elles, reprenez la porte.


Mais l’autre, l’interrompit, disant:


– Tu ne reconnais donc pas, le Manchot! Et dans quel état!


Les deux hommes reculèrent d’un même mouvement.


L’un deux, qui était presque un enfant, mit pourtant de la gloriole à vaincre cette répugnance instinctive et se rapprocha.


– On va donc rire cette nuit, Clément? demanda-t-il, faisant allusion au sinistre métier du malheureux; j’ai idée qu’ils t’attendent… Ne fais pas le fier: c’est moi, Saladin, le petit de Similor.


Il se rengorgea en prononçant ce nom illustre. Le Manchot l’écarta et passa sans répondre.


– C’est bon! fit Saladin en regagnant son arbre; paraît que ce qu’on dit est vrai. L’Amour t’a arrangé, et tu n’es pas de bonne humeur. Si tu ne veux pas attraper une autre danse, ne te promène pas dans le jardin!


Parvenu au bout de l’avenue, le Manchot, au lieu de s’introduire dans la maison, tourna sur la gauche pour gagner le passage qui menait au jardin. Il se glissa derrière les massifs et guetta, collé au tronc d’un tilleul.


Rien ne bougeait autour de lui, mais bientôt le vent du soir apporta jusqu’à lui une odeur de pipe.


Il gonfla ses narines et flaira cette odeur, comme les gens qui s’y connaissent goûtent une gorgée de vin chez le marchand.


– C’est ça, dit-il, je reconnaîtrais sa pipe entre mille!


Et il se tint coi, blotti par terre, malgré la gelée.


Ceux-là même qui auraient passé tout près de lui n’auraient pas soupçonné sa présence.


Marguerite, cependant, avait rejoint Comayrol, Georges et Lirette au petit salon.


– Nous nous sommes entendues, Mme la duchesse et moi, dit-elle, c’est une bonne et belle réconciliation. Pardon, si je vous laisse encore. Je vais bientôt revenir et ne vous quitterai plus.


Elle descendit le grand escalier et sortit par la grande porte.


Prenant alors le chemin suivi par Clément-le-Manchot tout à l’heure, elle se rendit au jardin.


– L’Amour, appela-t-elle avec précaution.


– Sacré tonnerre! gronda une voix enrouée tout auprès d’elle, voilà un bête de froid! je me suis enrhumé comme un bœuf.


– Avez-vous l’échelle?


– Il n’en manque pas d’échelles, on répare l’entrée, ici à droite… Est-ce que ça va finir aujourd’hui ou demain, cette affaire-là?


– Encore dix minutes.


Elle examina la façade et s’orienta. Les fenêtres du boudoir où avait eu lieu sa conversation avec Angèle restaient éclairées. Marguerite les désigna du doigt et dit:


– Dressez l’échelle-là.


– Et après?


– La fenêtre de gauche est restée entrouverte; celle où vous avez vu Angèle tout à l’heure…


– Est-ce que c’est Angèle qu’on va régler?


– Non!… ce sera un malade ou celui qui n’a qu’un bras. Vous savez bien, l’un ou l’autre: il ne faut qu’un coup.


– Un bon!… Et après?


– La clef des champs, et à minuit, rue de Bondy, au rez-de-chaussée: le coffret!


Cadet-l’Amour eut un grognement joyeux.


Derrière son arbre, le Manchot tendait l’oreille.


Dans le boudoir où elle était restée seule, Angèle, en rouvrant les yeux, vit quelqu’un agenouillé auprès d’elle.


– Abel! c’est Dieu qui vous envoie! fit-elle, en joignant les mains. Puisque vous voilà, nous sommes peut-être sauvés! Il se passe ici quelque chose de si terrible…


– Je sais ce qui se passe, interrompit le docteur d’une voix grave et triste. Nous ne sommes pas sauvés. J’ai pu entrer, mais je ne sais pas si je pourrai sortir…


– C’est donc bien vrai que nous sommes prisonniers!


– Exactement vrai… Madame, je vais faire de mon mieux pour trouver une issue, mais le temps presse, et en mon absence, qui sait?…


– Vous avez donc entendu! gémit-elle, je n’ai pas rêvé!


– Tout, oui, j’ai tout entendu, et tout est réel parce que vos sauvages ennemis sont capables de tout!


– Que faire, mon Dieu! Marguerite va revenir… Combien de temps ai-je été évanouie?


– Cinq minutes.


Elle répétait en se tordant les bras:


– Elle ne m’avait donné qu’un quart d’heure! Que faire! que faire!


– Quoi qu’il arrive, prononça le docteur avec autorité, il faut que le fils de votre mari soit sauvé, madame.


Sa voix, en disant cela, ordonnait, mais tremblait.


– Faut-il donc, s’écria Angèle révoltée, que votre fils à vous, meure?


Le docteur se redressa.


Sur son visage on pouvait lire l’angoisse poignante qui lui torturait le cœur.


– Madame, répéta-t-il pourtant, et sa voix ne tremblait plus, ceci est ma volonté. Quoi qu’il arrive, je vous le demande, et au besoin, je vous l’ordonne, il faut que le fils de votre mari soit sauvé! C’est le devoir.


Angèle saisit sa main étendue et la baisa.


– Si vous aviez ordonné autrefois… dit-elle. Mais je vous obéirai: vous êtes mon maître et je vous aime! Je jure que le fils du duc de Clare vivra!


Abel la releva serrée contre sa poitrine; il y eut entre eux une rapide étreinte, puis le docteur sortit.


Derrière lui, Angèle sortit aussi. Le corridor était désert: elle courut, laissant tomber des paroles entrecoupées jusqu’à la chambre d’Albert.


Avant d’ouvrir la porte, elle prêta l’oreille.


Le docteur avait pu fuir peut-être, car, du côté du vestibule on n’entendait aucun bruit.


Au contraire, dans le corridor, qu’Angèle venait de suivre en quittant le boudoir et sur lequel donnait aussi sa propre chambre, à elle, un pas léger sonnait, du moins Angèle se figura cela: un pas de femme. Angèle regarda, essayant de percer l’obscurité, mais elle ne vit rien.


Elle poussa la porte et entra chez le mieux aimé de ses fils.


Albert dormait et il rêvait. Le nom de Clotilde expira entre ses lèvres.


Un sanglot déchira la poitrine d’Angèle qui pensa:


– Ce n’est pas à moi qu’il songe et c’est pour un autre que je meurs! Elle s’arracha de ce chevet adoré, disant encore:


– Si je l’éveillais, tout serait perdu! Il ne voudrait pas…


Elle écouta de nouveau parce que ce léger bruit, entendu dans le corridor, restait autour de son oreille.


Mais les minutes étaient comptées.


Angèle prit la veilleuse qui était sur la table de nuit et traversa la chambre pour gagner une baie ouverte, au-devant de laquelle tombait seulement une draperie.


C’était la garde-robe où étaient les vêtements d’Albert.


Angèle souleva la draperie, et, aussitôt entrée, elle déposa la lampe pour faire choix d’un costume d’homme complet dont elle rangea les pièces méthodiquement, comme on fait avant de s’habiller; elle se hâtait tant qu’elle pouvait, mais ses mains frissonnantes trahissaient son empressement.


Au moment où elle dégrafait sa robe, ce bruit qui la poursuivait, ce bruit de pas, vint encore à son oreille, et, cette fois, il partait de la chambre même d’Albert.


Au seuil de la garde-robe il y avait une femme debout, entre les draperies: une jeune fille admirablement belle, mais plus pâle encore qu’Albert lui-même, échevelée et portant dans son regard le morne symptôme de la folie.


D’une main, cette jeune fille tenait à poignée les masses prodigieuses de sa chevelure, de l’autre, elle maniait une paire de ciseaux, qui, courant et grinçant à travers la splendeur des boucles blondes, couvraient le plancher d’une moisson de soie et d’or.


Mme la duchesse de Clare n’avait jamais vu Clotilde, mais elle la devina du premier coup d’œil, car, dans sa stupeur, ce fut le nom de Clotilde qui lui vint aux lèvres.

XXVIII Le droit de mourir

La jeune fille fit un pas vers Mme de Clare. La dernière boucle de ses cheveux était tombée, elle jeta les ciseaux et dit:


– Oui, c’est moi qu’on appelait Clotilde. J’aime un de vos fils et l’autre m’aime; mais, vous, je vous hais.


– Silence, au nom de Dieu! balbutia la duchesse; vous allez l’éveiller.


Clotilde continua de marcher. Son pas silencieux et léger effleurait à peine le parquet, et pourtant il y avait dans ses mouvements cette raideur, cette grandeur tragique qui accompagne si souvent la perte de la raison.


Elle mit ses mains sur les épaules de Mme de Clare, qui subissait en sa présence une étrange impression d’effroi, et la regarda longuement avec une attention intense.


La petite lampe de cristal, posée sur un meuble, les éclairait d’en bas comme ferait, au théâtre, le feu diminué de la rampe.


Elles étaient belles toutes les deux diversement, mais je ne sais quelle condamnation implacable pesait sur leurs fronts.


Clotilde, avec ses cheveux coupés dont l’absence découvrait ses tempes et accusait plus rudement le désordre de sa pensée, avait l’air hardi des adolescentes et nulle trace de ses chères gaietés d’autrefois ne survivait dans les lignes de marbre qui sculptaient la fière correction de sa beauté.


Angèle faisait compassion; elle semblait, en vérité, plus belle à mesure que l’épouvante et la douleur l’écrasaient davantage.


Mais ce charme exquis de la délicieuse duchesse, qui eût conjuré peut-être le courroux d’un homme, ici, ne servait à rien.


Entre femmes, on ne se tient pas compte de cela, au contraire, et le regard de cette farouche enfant de dix-huit ans ne trahissait assurément aucune pitié.


– Ce n’est pas ma faute si j’ai entendu, dit-elle, je suis entrée au hasard dans la chambre où vous couchez, là-bas, à l’autre bout de la galerie. J’ai perdu le souvenir de beaucoup de choses, et la tête me fait mal quand j’y veux penser; mais il y a d’autres choses où je vois très clair…


– Et pourquoi me haïssez-vous, pauvre enfant? demanda Angèle.


– Je ne veux pas être interrogée, répliqua Clotilde durement; laissez-moi dire. J’étais bien lasse, j’avais fait beaucoup de chemin… Ah! la triste route! et je me laissais aller à dormir. Était-ce un sommeil? tout se mourait en moi. Vous étiez dans la chambre voisine avec la comtesse Marguerite de Clare, que je connais bien et qui est une méchante femme comme vous. Et je suis devenue méchante, moi aussi, peut-être, car il me plaisait d’écouter vos sanglots. Marguerite vous torturait, je trouvais cela juste…


– Mais que vous ai-je fait? s’écria Angèle. Le regard de Clotilde brûla.


– Trois fois, répliqua-t-elle, trois fois, vous, sa mère qu’il aime tant, vous l’avez exposé à mourir! Voilà ce que vous m’avez fait!


La tête de Mme la duchesse de Clare se courba.


– Je vais lui payer ma dette, dit-elle, je suis ici pour cela.


– Vous vous trompez, repartit Clotilde, vous ne lui payerez pas votre dette: je ne veux pas que vous mouriez pour lui.


Angèle se redressa:


– Vous ne voulez pas! répéta-t-elle.


– Non, prononça tout bas Clotilde, je ne veux pas, mauvaise mère, mauvaise femme! J’ai demeuré dans la maison où vous vîntes au lit de mort de votre mari pour tromper son agonie et le tuer dans un baiser.


– Sur mon salut!… commença Angèle.


– Ah! interrompit Clotilde sans émotion apparente et de sa voix qui restait glacée, vous jurâtes aussi cette nuit-là. N’essayez pas de mentir avec moi. Je vous connais, et j’étais là tout à l’heure séparée de vous par une mince cloison, quand la comtesse Marguerite vous a quittée. Votre première pensée (votre vraie pensée, celle qui est à vous) a été de livrer Georges, le duc de Clare, à la place de cet Albert, le fils de votre faute. Osez me regarder en face et me dire: «Vous mentez!»


Angèle baissa les yeux, tandis que sa poitrine rendait un gémissement.


– C’est un autre que vous, poursuivit Clotilde, un autre qui vous a dit: «Il faut que le fils de votre mari soit sauvé, je le veux!»


Angèle garda le silence.


– Alors, continua encore Clotilde, cœur d’esclave, âme vile, tyran de ceux qui sont agenouillés, mais prosternée devant tout maître qui ordonne, vous avez répondu: «Le fils du duc de Clare vivra.»


«Et cette idée du sacrifice vous est venue sur le tard, à la dernière heure. Vous n’êtes pas digne de ce rôle, madame; ce rôle est à moi, je le prends, je le garde!


Elle écarta Angèle d’un geste puissant, mais tranquille, et dépouillant sa robe, elle mit la main sur les vêtements d’homme.


Il y avait de l’admiration dans le regard désolé de la duchesse.


– Je ne veux pas, murmura-t-elle. Vous savez qu’Albert vous aime! Je ne peux pas vous laisser mourir. C’est moi qui suis condamnée!


Clotilde, qui s’habillait, eut un sourire d’amer dédain:


– Vous appelez cela «être condamnée», dit-elle. Moi je me sens choisie, désignée par la bonté de Dieu!


– Cela ne sera pas!… s’écria la duchesse, secouée par un emportement soudain; à la fin, de quel droit m’outragez-vous? Moi aussi, je veux! et moi seule ai le droit de vouloir…


Elle se tut.


Clotilde avait mis un doigt sur ses lèvres et disait à son tour:


– Silence! vous allez l’éveiller!


Elle avait ce sourire triomphant des simples qui ont trouvé l’argument sans réplique.


Et, abandonnant sa toilette commencée, elle se rapprocha d’Angèle dont elle prit les deux poignets qu’elle serra froidement, mais avec tant de force que l’autre fléchit les genoux.


À l’aide du propre mouchoir d’Angèle qui résistait, mais en vain, elle lui lia les bras solidement.


Et, tout en travaillant, sans élever la voix, elle disait:


– Vous avez deux enfants dont l’un, mon Georges bien-aimé, mon Clément d’autrefois, est M. le duc de Clare. Je sais cela, maintenant que vous me l’avez appris à travers la cloison. Hier, je croyais encore le contraire, parce que vos mensonges m’avaient abusée. Celui-là est un cœur héroïque, ah! n’est-ce pas, madame? Vous connaissez aussi bien que moi sa chère et belle âme… Votre Albert est-il un lâche? Non. Eh bien! tous les deux, l’un comme l’autre, s’ils pouvaient se douter de ce qui se passe, réclameraient le danger qui leur appartient, qui appartient surtout à celui que le docteur Abel ne vous a pas ordonné de sauver. Croyez-moi donc, ne faites pas de bruit, si vous voulez garder votre Albert!


Cela était si vrai qu’Angèle implora, au lieu de combattre désormais.


– Je vous en prie, dit-elle, je vous en prie, ayez pitié de moi! C’est un supplice sans nom que je souffre!…


Ses jambes étaient liées maintenant comme ses bras.


Clotilde acheva de passer les habits d’homme.


Avec ses cheveux courts et une fois sa haute taille redressée, elle faisait illusion.


– Madame, dit-elle à Angèle, qui râlait à l’endroit même où elle était tombée, j’ai espoir que le docteur Abel a pu quitter la maison, car nul bruit de lutte n’est venu jusqu’à moi. À présent que j’ai conquis ce grand bonheur de mourir pour celui que j’aime, je ne vous en veux plus: soyez pardonnée…


– Mais vous n’êtes pas folle, malheureuse, admirable enfant! s’écria Angèle.


– Je suis heureuse! répondit Clotilde avec un splendide sourire.


Tout le cœur d’Angèle s’élançait hors de sa poitrine.


Clotilde lui souriait doucement. Puis, se penchant au-dessus de la duchesse, qui essayait de tendre ses bras:


– Vous qui restez, dit-elle, faites ce que je ne pourrai plus faire. Il me restait une tâche à accomplir, je vous la confie. Voici d’abord qui est à vous: votre acte de mariage…


– Quoi! s’écria Angèle, c’est par vous! C’est vous!…


– Voici, continua Clotilde, l’acte de naissance de Clément, le prince Georges, l’héritier légitime et unique. Promettez-moi…


– Oh! s’écria Angèle, sur tout ce que j’ai au monde de plus cher et de plus sacré, je jure…


– Cette fois, je vous crois… Et voici enfin de quoi rendre un nom et une fortune à celle qui fut ma pauvre petite amie, Lirette, qui est maintenant ma rivale victorieuse, à Clotilde de Clare dont j’ai usurpé la place à mon insu et par qui je meurs. Prenez tout et gagnez votre pardon, madame.


– Chère fille! balbutia Angèle étouffée par ses sanglots , grand cœur! Oh! si tu pouvais voir en moi comme je t’aime! Reste… Écoute! je t’en prie! ne meurs pas! c’est me tuer cent fois et dans une horrible torture!


Elle sentit les lèvres de Clotilde effleurer son front; elle entendit en un murmure:


– Vous avez dit: ma fille… J’avais fait ce rêve, en effet. Oubliez mes dures paroles… Adieu, ma mère!


La tête d’Angèle, privée de sentiment, heurta contre le bois du parquet.


Mais le temps pressait.


Clotilde légère, le front haut, drapée dans le manteau d’Albert qui cachait à demi son visage, traversait, déjà sur la pointe du pied la chambre du jeune malade, endormi toujours.


Cette scène avait duré quelques minutes à peine, et l’instant du mortel rendez-vous, assigné par Marguerite, n’était dépassé que de bien peu.


Le corridor restait désert et silencieux comme nous l’avons laissé.


Clotilde retrouva son chemin, guidée par la lumière de la lampe qui continuait de brûler dans le boudoir où avait eu lieu l’entretien d’Angèle et de Marguerite.


La porte était ouverte à demi…


Clotilde entra vivement, jouant jusqu’au bout le rôle de celui qu’on aurait attiré dans un piège.


Cadet-l’Amour était caché dans l’ombre de la porte, en dedans. Il attendait là, depuis longtemps, et commençait à s’impatienter.


On lui avait dit de frapper sans laisser au jeune homme qui allait entrer le temps de se retourner.


Il frappa au cœur par-derrière, et frappa un de ces coups savants qui avaient fondé sa renommée. Le prétendu jeune homme tomba en avant, la face contre terre, sans même pousser un cri.


À cet instant, des bruits se firent dans la maison et aussi au-dehors.


On entendit des pas courir de tous côtés tumultueusement; des voix dirent:


– Sauve qui peut!


– La police arrive!


Aussi la bande Cadet, capitaines et soldats, se lança dans les jardins comme une volée d’étourneaux: tous étaient là, Marguerite, Samuel, Comayrol, et Piquepuce, et Cocotte, et le flamboyant Similor, tous, tous, jusqu’au jeune Saladin qui avait poussé le premier cri d’alarme dans l’avenue.


Il n’y avait pas moyen de songer à prendre la fuite par l’avenue où couraient déjà les agents, conduits par le Dr Lenoir, et que suivaient Tardenois, Larsonneur et Pistolet.


Mais ce n’était pas pour rien que le bon Jaffret faisait faction rue de La Rochefoucauld.


On avait prévu le cas d’une défaite.


Les communications étaient ouvertes entre le pied-à-terre de Marguerite et les jardins de l’hôtel de Souzay.


Une échelle se dressait contre le grand mur à tout événement.


L’état-major passa d’abord, puis l’armée suivit, et l’échelle fut retirée de l’autre côté du mur.


Tout le monde était parti, sauf le général en chef.


Cadet-l’Amour, en effet, au premier bruit annonçant le danger, et sans plus s’occuper de sa victime, s’était précipité vers la fenêtre du boudoir, dont il avait enjambé l’appui lestement. Ce genre d’exercice le connaissait, et il était bien sûr, en se laissant glisser le long des montants, d’arriver un des premiers au grand mur.


Seulement, dès qu’il eut lâché l’appui de la fenêtre, un juron s’étrangla dans sa gorge, et il essaya, mais en vain, de remonter.


Il sentait l’échelle se balancer sous le poids de son corps.


– Pas de farce! cria-t-il, déjà inquiet et tout mouillé de sueur froide. Les agents arrivent… Qui est là, en bas?


– C’est moi, marquis, répondit une voix moqueuse. Le bandit frissonna jusque dans la moelle de ses os.


– Qui, toi? balbutia-t-il entre ses dents qui craquaient.


La voix moqueuse répondit:


– Moi, Clément-le-Manchot, et j’ai apporté le sac où j’étais lié quand tu m’as «arrangé» cette nuit.

XXIX Le sac

Cadet-l’Amour n’avait pas menti, on entendait les hommes de police dans l’escalier et dans les corridors.


La maison était en leur pouvoir.


Pourtant, à ce nom de Clément-le-Manchot, Cadet-l’Amour n’hésita pas. Les agents, les sergents de ville, la prison, le bagne, la guillotine, tout cela lui faisait moins peur que Clément-le-Manchot.


– Sacré tonnerre! gronda-t-il, je me suis trop égayé avec lui, l’autre nuit! Et encore, je l’ai piqué de travers, nom de nom, de nom d’imbécile!


La figure horriblement lacérée de Clément lui sauta aux yeux comme un vertige, et le sang de ses veines se figea. Sa gorge avait déjà le rauquement de la bête aux abois.


Il fit effort de nouveau pour remonter à tout risque, malgré le bruit de pas et de voix qu’il entendait dans le boudoir même, malgré le cadavre accusateur qui l’attendait en haut, criant le flagrant délit.


Mais il n’eut pas le temps, la voix d’en bas, qui s’étranglait aussi, mais dans un spasme joyeux, dit:


– Ah! mais non, maman, non, non, non! c’est moi qui veux te manger, je ne te laisse pas aux autres!


Et l’échelle, violemment tirée de côté, glissa contre le mur, pendant que la voix ajoutait:


– Saute, marquis!


On se ruait du corridor dans le boudoir où le premier cri fut poussé à la vue du corps de Clotilde étendu la face contre terre, et qui fut pris, comme de raison, pour celui d’un jeune homme assassiné.


Cadet-l’Amour avait eu le soin d’attirer la fenêtre en franchissant le balcon; sans cela, tout le monde s’y fût précipité et l’on aurait vu ce qui se passait en bas. Cette précaution donna une demi-minute au Manchot pour accomplir sa besogne, et il en profita.


Cadet-l’Amour était tombé comme une masse, sur le côté droit, sans autre bruit qu’un gémissement sourd, couvert par le choc de son corps contre la terre dure et glacée.


Il faisait un froid rigoureux.


La jambe du bandit fut broyée, et l’échelle, en versant sur lui, cassa son bras droit au ras de l’épaule…


Le supplice du talion commençait.


Sur le coup, Cadet-l’Amour perdit connaissance. Le Manchot se jeta sur lui avec un voluptueux grognement: c’était sa proie.


Sans s’inquiéter de ce qui se passait au premier étage, où les bruits de toute sorte grandissaient, il dégagea son ancien patron de l’échelle et le traîna d’un temps jusqu’au massif le plus voisin derrière lequel il disparut avec lui.


Là, il s’arrêta pour regarder à travers les branches.


La fenêtre du boudoir s’ouvrait, donnant passage à ceux d’en haut qui se penchaient au balcon. En même temps, d’autres agents arrivaient tout courant dans le jardin en tournant le coin de la maison.


D’en haut et d’en bas à la fois, on signala l’échelle renversée.


– Viens-t’en nous deux, Adèle, dit tout bas le Manchot, on ne pourrait pas s’amuser ici à son aise, v’là les gêneurs!


Et il recommença à traîner son fardeau vivant, mais inerte, bien doucement. Il connaissait les êtres. Cadet-l’Amour, ce soir, en montant à l’échelle, l’avait débarrassé de la seule surveillance qui l’inquiétât. Il avait eu plus d’une demi-heure pour explorer le jardin en tous sens.


Il ne se pressait pas, évitant surtout de faire du bruit, et d’ailleurs le grand mouvement qui avait lieu sous la fenêtre le servait.


On réparait le perron donnant sur le parterre. L’hôtel avait là une brèche entourée de matériaux qui égara les premières recherches.


Au contraire, le Manchot, lui, ne s’égarait pas; il savait parfaitement où il allait.


L’hôtel de Souzay était une vieille maison, qui avait dû exister longtemps avant les bâtiments de rapport qui l’entouraient maintenant de toute part. Il y avait à l’autre bout du jardin, non loin de l’endroit par où la bande Cadet avait pris sa volée, une porte percée dans le grand mur. Sans doute, elle avait servi autrefois d’issue pour gagner la campagne: personne n’ignore qu’au commencement de ce siècle, le quartier de La Rochefoucauld n’était qu’un groupe de villas.


Depuis bien des années, la porte ne servait plus. Elle restait seulement comme le signe d’une «servitude» établie en faveur de l’hôtel de Souzay, qui avait droit de passage sur la rue de La Rochefoucauld.


Le Manchot était de ceux qui n’entrent jamais nulle part, et pour cause, sans s’inquiéter du moyen d’en sortir. Non seulement il avait découvert la porte, mais encore, il l’avait ouverte: muni qu’il était, comme toujours, de son «indispensable», ce bienfaisant crochet que les voleurs, dans leur respectueuse gratitude, appellent un monseigneur comme s’ils parlaient d’un évêque.


Au-delà, il avait trouvé une petite cour isolée où il n’y avait rien, sinon une pompe-fontaine, emmaillotée de paille pour en préserver l’eau contre la rigueur de la saison.


C’était précisément là que le Manchot se rendait.


La fatigue et le froid avaient exaspéré sa fièvre; la bise cuisait comme un feu les chairs dénudées de sa misérable figure; la plaie, de son côté, le mordait cruellement, et ses yeux sanglants le poignaient comme si on y eût retourné deux couteaux. Il était faible, son souffle haletait.


Il avait grand-peine à se tenir sur ses jambes chancelantes.


Mais il allait.


Mais il traînait son haquet animé bravement et joyeusement. Il lui parlait, il avait envie de le caresser.


– Fais pas semblant d’être morte, Adèle, lui disait-il d’un ton sincèrement amical. C’est des bêtises. Tu sais bien qu’on n’a pas fini de rire ensemble. Après ça, j’aime autant que tu n’aies pas momentanément la jouissance de tes facultés, parce que tu crierais comme un geai, et ceux de la préfecture ont beau être innocents, nous serions ramassés… Vieux bijou, tu pèses lourd!


Quand ils entrèrent dans la petite cour, le jardin s’emplissait déjà de pas et d’appels. On y était en pleine chasse.


Le premier soin du Manchot, avant même de souffler, fut de fermer la porte en conscience, après quoi, il força des petits cailloux dans la serrure.


– Ça y est, Adèle, dit-il ensuite, ancienne drogue, on ne t’en veut pas, tu sais… Écoute! les voilà! ils brûlent… J’ai de la chance que tu ne peux pas hurler!


On entendit, en effet, de l’autre côté du mur, des voix qui disaient!


– Une porte!


– Oui, mais condamnée.


– Si c’est Cadet-l’Amour, je vous dis que nous ne l’aurons pas, il est bien trop malin!


Et les voix s’éloignèrent. Le Manchot riait de tout son cœur.


– Quant à ça, reprit-il, l’ouvrage était proprement fait; ils n’ont pas vu seulement que la serrure a été touchée, et, comme il gèle à pierre fendre, tu n’as pas laissé de trace, Adèle, vieux coucou! Ah! oui, tu étais une maligne bête, mais c’est fini, biribi!


Il eut un soupir de bien-être en ajoutant:


– À présent, nous voilà tranquilles. On va y aller posément, comme des petits agneaux. As-tu ta bouteille?


Sa main plongea dans la poche du bandit, et il en retira le flacon clisse qu’il baisa longuement, après l’avoir débouché.


– Brrr! fit-il, on avait besoin de réchauffer son intérieur. Quelle Berezina, papa! as-tu ton canif?


Le canif, c’était l’énorme couteau que l’Amour portait dans la doublure de cuir de sa houppelande.


Il l’avait, encore tout humide du sang de son dernier meurtre.


Le Manchot en éprouva la pointe et détacha une manière de ceinture qui tenait à son flanc par une corde. Il l’avait dit tout à l’heure au bas de l’échelle: «Et j’ai apporté mon sac.» C’était le sac.


Le talion se dessinait. Mais ce diable de Manchot n’était pas un plagiaire. Il avait trouvé autre chose que le fouet pour payer la dette de son supplice.


Au préalable, Cadet-l’Amour, privé de sentiment, fut mis dans le sac.


Cela l’éveilla à moitié et il se prit à gémir tout bas, aux élancements de ses membres brisés.


– Attends voir, madame Jaffret, lui disait Clément, j’essaye pourtant bien de ne pas te faire mal… Failli chien! le froid qu’il fait! Ah! ça va marcher, j’en réponds!


Il noua les cordons du sac autour du cou de Cadet qui gronda plus fort, puis il le traîna sous la pompe.


– Eh! l’enflé! demanda-t-il, rêves-tu de noce à la barrière? Ça a l’air que tu me boudes!


Le malheureux ne répondit pas.


– Faut pourtant que tu t’éveilles, ma poule. Voyons voir d’où tu es chatouilleux de ton corps?


À travers la toile du sac, il promena la pointe du grand couteau le long des côtes de Cadet, qui tressaillait faiblement à chaque piqûre, mais comme cela n’allait pas assez vite à son gré, Clément ouvrit la bouche du patient avec le manche du couteau et lui entonna un tiers de la bouteille clissée.


Cadet, pour le coup, essaya de se lever, et tout son corps s’agita dans le sac avec violence.


– Comme moi! s’écria le Manchot en se tordant de rire, j’étais tout pareil! je me reconnais! Ah! satané farceur! l’autre nuit, c’était toi qui t’amusais!… Attention! voyons voir si la paille a empêché l’eau de geler.


Il saisit le levier de la pompe et le mania à tour de bras. Une gerbe jaillit et inonda le sac.


– Est-ce que tu m’entends, bonhomme? demanda Clément. Ça va prendre, tu sais? à la minute, comme un fromage de chez le glacier!


Cela prit, et avec une effrayante rapidité. Le sac devint dur comme un cercueil. Là-dedans, Cadet se plaignait tout bas.


– Ça va trop vite maintenant, dit le Manchot; une goutte, ma tante, sans façon?


Le manche du couteau joua et le reste de la bouteille clissée coula dans la gorge du misérable, qui piteusement geignait et pleurait.


– Et un bain, à présent, maman, pour épaissir ta couche! La pompe travailla.


– C’est pour mon bras, disait le Manchot qui s’exaltait petit à petit, tu vas mourir en bouteille, marquis! Es-tu repris? À la pompe, alors! C’est pour mes joues, mon front, mes yeux! Eh! patron! ne vous en allez pas encore, j’ai duré plus longtemps que cela, moi, cette nuit! Coquin de sort! j’ai gaspillé l’eau-de-vie… Encore une douche pour le coup de couteau de la fin!


Cadet-l’Amour ne râlait plus.


Le froid était si intense que le sac était devenu bloc de glace.


Le Manchot, ivre de bestiale fureur, le dressa contre la muraille et essaya de le briser à coups de pied. N’y pouvant réussir, il le recoucha, et, prenant son élan, il fit un saut en hauteur, pour retomber de tout son poids, les deux talons réunis, sur la bière de glace qui creva avec un épouvantable bruit.


La poitrine écrasée de l’autre bête féroce rendit un horrible soupir.


Par le trou, d’où il retira ses deux jambes, le Manchot lança vingt coups de coutelas inutiles, puis il se vautra par terre et s’endormit, ivre mort de vengeance.

XXX Le dénouement

Telle fut la fin du sanguinaire scélérat qui avait donné son nom à la bande Cadet.


On retrouva le lendemain, dans l’arrière-cour de la rue de La Rochefoucauld, cette chose hideuse que le Manchot y avait laissée: le corps d’un vieillard chauve, noué dans un sac qui était un bloc de glace.


Le concierge déclara que, dans la soirée, un homme dont le visage était enveloppé de linges et qui semblait marcher avec peine avait demandé le cordon bien avant minuit.


C’était Clément-le-Manchot qui avait cuvé sa débauche de tigre et qui allait se coucher.


Il nous resterait à dire ici ce que les autres chefs de la bande, la comtesse Marguerite, Samuel, Comayrol et le bon Jaffret firent cette nuit au rez-de-chaussée de la, maison du Dr Lenoir, rue de Bondy, chez ce mystérieux personnage, M. Mora, que nous avons laissé dans l’ombre de parti pris et que Cadet-l’Amour disait être le colonel Bozzo, ancien Père-à-tous des Habits Noirs, enterré au Père-Lachaise depuis des années, mais cela ne regarde pas la bande Cadet.


La bande Cadet mourut avec son parrain, ce soir-là même.


C’est le prologue d’un autre drame, absolument distinct de celui-ci.


Le dénouement de notre présente histoire eut lieu à l’hôtel de Souzay même, dans le boudoir où les deux dames de Clare, Marguerite et Angèle, avaient eu leur entrevue.


C’était au moment où les agents fouillaient les massifs, à la recherche de l’assassin, et alors que le Manchot traînait encore son sinistre haquet sur la terre gelée avant de crocheter la porte du bout. Les événements, qui vous ont semblé peut-être lents sous notre plume, avaient marché vite, au contraire; neuf heures n’étaient pas sonnées.


Dans le boudoir, le docteur Abel se penchait au-dessus du prétendu jeune homme assassiné dont il venait de reconnaître le sexe.


On avait retourné Clotilde, qui était maintenant étendue sur le tapis, la face en l’air.


Le docteur avait défendu, tant il la trouvait mal, qu’on la soulevât pour la porter sur un lit.


Auprès d’elle, Lirette et le prince Georges étaient agenouillés.


Le commissaire verbalisait dans la chambre de Mme la duchesse, dont la porte restait ouverte. Par l’autre porte, celle qui donnait sur le corridor, Albert entra, soutenu d’un côté par sa mère, de l’autre par Tardenois.


C’était le bruit de l’invasion qui l’avait éveillé. Il s’était levé tout seul et avait détaché lui-même les liens d’Angèle, revenue à la vie.


De ce qui s’était passé, il savait seulement ce qu’avaient pu lui apprendre les paroles entrecoupées de sanglots qui échappaient à la détresse de sa mère; il ne se doutait de rien, à vrai dire, car la maison était tranquille quand il s’était endormi et des choses semblables ne se devinent pas.


Et pourtant, un pressentiment mortel lui opprimait le cœur.


Il ne pouvait ignorer, du moins, la ténébreuse bataille où sa famille était engagée; il savait, et nous l’avons vu s’en indigner, que la poitrine de son frère avait été mise plusieurs fois entre lui et le danger.


Désormais, d’un mot il allait tout comprendre.


Et d’avance Angèle subissait les tourments de l’enfer.


À l’instant où la mère et le fils franchissaient le seuil, le docteur disait:


– Le cœur bat encore, il reste un souffle, mais il n’y a plus d’espoir.


– Qui donc a été frappé? demanda Albert. Mon frère? Est-ce mon frère qu’on a tué pour moi?


Le silence lui répondit.


Il sentait sa mère chanceler au lieu de le soutenir.


La lumière de la lampe, démasquée par le mouvement du docteur qui se relevait, tomba sur le visage de Clotilde.


Albert ne la reconnut pas tout d’abord, car elle avait l’air d’un enfant avec ses cheveux coupés et ses habits d’homme.


Elle était merveilleusement belle sous sa pâleur de marbre.


Le pauvre vaillant sourire de défi qui restait autour de ses lèvres faisait admiration et pitié.


Albert se pencha en avant, la bouche et les yeux grands ouverts.


– Est-ce que ma raison est perdue? dit-il.


Puis il prononça le nom de Clotilde et son corps fut pris d’un tremblement qui secoua le vieux Tardenois de la tête aux pieds.


– Abel! appela Mme de Clare, au secours!


Et comme le docteur restait incliné au-dessus de la mourante, elle ajouta:


– Abel! Abel! ton fils se meurt!


– Elle va parler, dit le docteur, qui guettait le réveil de Clotilde.


Il se leva et vint vers Albert, qu’il prit aux mains de Tardenois pour l’entourer de ses bras. La duchesse s’était affaissée, mourante, sur un siège.


– C’est elle qui l’a tuée, n’est-ce pas? demanda Albert en montrant du doigt la duchesse, qu’elle soit maudite!


Le docteur le baisa sur le front.


– Dieu te pardonnera cette parole et ta cruauté, dit-il, car tu t’en vas bien jeune, et tu as beaucoup souffert, mais n’accuse pas ta mère: son crime fut de n’aimer que toi!


Une voix faible fut entendue dans le profond silence. Elle disait aussi:


– N’accusez pas votre mère qui voulait mourir pour vous! C’était la blessée qui parlait.


Elle rouvrit les yeux, et son premier regard se baissa parce qu’il avait rencontré les larmes de Lirette, mais elle dit, comme si elle eût voulu excuser ce mouvement.


– Petite amie, vous êtes maintenant une riche et noble demoiselle. C’est moi qui vous apporte votre héritage et j’en ai bien de la joie.


– Oh! Clotilde chérie! balbutia Lirette, vivez seulement pour que nous vous aimions tous à genoux!…


– Mon pauvre Clément, interrompit la mourante en prenant la main de Georges, c’est moi aussi qui t’apporte ta fortune et ton nom. J’ai été dure avec ta mère, mais je lui ai demandé pardon… Pourquoi pleures-tu? Dieu est bon: qu’aurais-je fait sur la terre puisque vous vous aimez?…


Elle souriait, le sourire des enfants et des anges. Sa tête s’était légèrement soulevée. Elle attira les mains réunies de Georges et de Lirette jusque sur son cœur et dit encore:


– Soyez bien heureux!


Sa tête retomba sur le tapis d’un mouvement doux et lent.


Elle était morte.


– Adieu, ma mère, dit Albert, je vais à elle.


Et il n’y eut plus rien que le cri déchirant d’Angèle, qui tomba foudroyée sur le corps de son fils adoré. Ce fut près d’elle que le docteur Abel s’agenouilla.


– Enfants, dit-il à Georges et à Lirette, celle-ci est la vraie condamnée, car elle vivra…

Загрузка...