Notes

1

Ce temps, fort long pour nos anales, est en réalité assez court, puisqu'il ne représente que trente générations, Si un temps relativement aussi restreint suffit à fixer certains caractères, cela tient à ce que dès qu'une cause agit pendant quelques temps dans le même sens elle produit rapidement des effets très grands, Les mathématiques montrent que quand une cause persiste en produisant le même effet, les causes croisent en progression arithmétique (1, 2, 3, 4, 5, etc.), et les effets en progression géométrique (2, 4, 8, 16, 32, etc.) les causes sont les logarithmes des effets. Dans le fameux problème du doublement des grains de blé sur les cases de l'échiquier, le numéro d'ordre des cases est le logarithme du nombre des grains de blé. De même pour la somme placée à intérêts composés, la loi de l'accroissement est telle que le nombre des années est le logarithme du capital accumulé. C'est pour des raisons de cet ordre que la plupart des phénomènes sociaux peuvent se traduire par des courbes géométriques à peu près semblables. Dans un autre travail j'étais arrivé à constater que ces courbes peuvent s'exprimer au point de vue analytique par l'équation de la parabole ou de l'hyperbole. Mon savant ami M. Cheysson pense qu'ils se traduisent mieux le plus souvent par une équation exponentielle.

2

«A son premier geste, écrit Taine, les Français se sont prosternés dans l'obéissance, et ils y persistent comme dans leur condition naturelle, les petits: paysans et soldats, avec une fidélité animale; les grands: dignitaires et fonctionnaires, avec une servilité byzantine. – De la part des républicains, nulle résistance; au contraire, c'est parmi eux qu'il a trouvé ses meilleurs instruments de règne, sénateurs, députés, conseillers d'Etat, juges, administrateurs de tout degré. Tout de suite, sous leurs prêches de liberté et d'égalité, il a démêlé leurs instincts autoritaires, leur besoin de commander, de primer, même en sous-ordre, et, par surcroît, chez la plupart d'entre eux, les appétits d'argent ou de jouissance. Entre le délégué du Comité de Salut Public et le ministre, le préfet ou sous-préfet de l'Empire, la différence est petite: c'est le même homme sous deux costumes, d'abord en carmagnole, puis en habit brodé.»

3

L'extrême faiblesse des œuvres des psychologues de profession et leur peu d'intérêt pratique tient surtout à ce qu'ils se sont confinés exclusivement dans l'étude de l'intelligence et ont laissé à peu près entièrement de côté celle du caractère. Je ne vois guère que M. Paulhan dans son interessant Essai sur les caractères et M. Ribot, dans quelques pages, malheureusement beaucoup trop brèves, qui aient marqué l'importance du caractère et constaté qu'il forme la véritable base de la constitution mentale. «L'intelligence, écrit avec raison le savant professeur du Collège de France, n'est qu'une forme accessoire de l'évolution mentale. Le type fondamental est le caractère. L'intelligence a plutôt pour effet de le détruire quand elle est trop développée».

C'est à l'étude du caractère qu'il faudra s'attacher, comme j'essaie de le montrer ici, quand on voudra décrire la psychologie comparée des peuples. Qu'une science aussi importante, puisque l'histoire et la politique en découlent, n'ait jamais été l'objet d'aucune étude, c'est là ce qu'on comprendrait difficilement si on ne savait qu'elle ne peut s'acquérir ni dans les laboratoires, ni dans les livres, mais seulement par de longs voyages. Rien ne fait présager d'ailleurs qu'elle soit bientôt abordée par les psychologues de profession. Ils abandonnent de plus en plus aujourd'hui ce qui fut jadis leur domaine, pour se confiner dans des recherches d'anatomie et de physiologie.

4

Je dis intelligentes, sans ajouter instruites. C'est une erreur spéciale aux peuples latins de croire qu'il y ait parallélisme entre l'instruction et l'intelligence. L'instruction implique uniquement la possession d'une certaine dose de mémoire, mais ne nécessite pour être acquise aucune qualité de jugement, de réflexion, d'initiative et d'esprit d'invention. On rencontre très fréquemment des individus abondamment pourvus de diplômes quoique très bornés, mais on rencontre, aussi fréquemment, des individus fort peu instruits et possédant pourtant une intelligence élevée. Les couches supérieures de notre pyramide seraient donc formées d'éléments empruntés à toutes les classes. Toutes les professions renferment un très petit nombre d'esprits distingués. Il paraît probable cependant, en raison des lois de l'hérédité, que ce sont les classes sociales dites supérieures qui en renferment le plus et c'est sans doute en cela surtout que réside leur supériorité.

5

Dr Gustave le Bon. Recherches anatomiques et mathématiques sur les variations de volume du cerveau et sur leurs relations avec l'intelligence. In-8°, 1879. Mémoire couronné par l'Académie des sciences et par la Société d'anthropologie.

6

Tous les pays qui présentent un trop grand nombre de métis sont, pour cette seule raison, voués à une perpétuelle anarchie, à moins qu'ils ne soient dominés par une main de fer. Tel sera fatalement le cas du Brésil. Il ne compte qu'un tiers de blancs. Le reste de la population se compose de nègres et de mulâtres. Le célèbre Agassiz dit avec raison «qu'il suffît d'avoir été au Brésil pour ne pas pouvoir nier la décadence résultant des croisements qui ont eu lieu dans ce pays plus largement qu'ailleurs. Ces croisements effacent, dit-il, les meilleures qualités, soit du blanc, soit du noir, soit de l'Indien, et produisent un type indescriptible dont l'énergie physique et mentale s'est affaiblie».

7

Je n'aborderai pas ici le cas du Japon que j'ai déjà traité ailleurs et sur lequel je reviendrai sûrement un jour. Il serait impossible d'étudier en quelques pages une question sur laquelle des hommes d'Etat éminents, malheureusement suivis par des philosophes peu éclairés, s'illusionnent si complètement. Le prestige des triomphes militaires, fussent-ils obtenus sur de simples barbares, reste encore pour bien des esprits le seul critérium du niveau d'une civilisation. Il est possible de dresser à l'européenne une armée de nègres, de leur apprendre à manier fusils et canons, on n'aura pas pour cela modifié leur infériorité mentale et tout ce qui découle de cette infériorité. Le vernis de civilisation européenne qui recouvre actuellement le Japon ne correspond nullement à l'état mental de la race. C'est un misérable habit d'emprunt que déchireront bientôt de violentes révolutions.

8

Parlant des nombreuses tentatives de traduction des Védas, un éminent indianiste, M. Barth, ajoute: «Un résultat se dégage de toutes ces études si diverses, et parfois si contradictoires, je veux dire notre impuissance à traduire ces documents au vrai sens du mot.»

9

Pour les détails techniques qui ne pourraient même pas être effleurés ici je renverrai à mon ouvrage: Les Monuments de l'Inde, un vol. in-folio illustré de 400 planches d'après mes photographies, plans et dessins (librairie Didot). Plusieurs de ces planches, réduites, ont paru dans mon ouvrage Les Civilisations dans l'Inde, in-4° de 800 pages.

10

«Tel est, écrit un fort judicieux observateur, Dupont White, le singulier génie de la France: elle n'est pas de caractère à réussir en certaines choses, essentielles ou désirables qui touchent à l'ornement ou au fond même de la civilisation sans y être soutenue et stimulée par son gouvernement.»

11

Cette prépondérance de l'initiative individuelle doit être surtout observée en Amérique. En Angleterre, elle a singulièrement baissé depuis vingt-cinq ans et l'Etat s'y montre de plus en plus envahissant.

12

L'illustre sociologiste anglais Herbert Spencer avait laissé de côté dans ses grands ouvrages l'influence du caractère des peuples sur leurs destinées, et ses belles synthèses théoriques l'avaient d'abord conduit à des conclusions fort optimistes. S'étant décidé en vieillissant à tenir compte du rôle fondamental du caractère, il a dû modifier entièrement ses conclusions premières et est arrivé finalement à leur en substituer de fort pessimistes. Nous en trouvons l'expression dans un discours récemment publié sur Tyndall et reproduit dans la Revue des Revues. En voici quelques extraits:

… «Ma foi dans les institutions libres, si forte à l'origine, s'est vue dans ces dernières années considérablement diminuée… Nous reculons vers le régime de la main de fer représenté par le despotisme bureaucratique d'une organisation socialiste, puis par le despotisme militaire qui lui succédera si toutefois ce dernier ne nous est pas brusquement apporté par quelque krach social.»

13

Chargé par la reine d'Angleterre de fixer les conditions d'un prix annuel décerné par elle au collège Wellington, le prince Albert décida qu'il serait accordé, non à l'élève le plus instruit, mais à celui dont le caractère serait jugé le plus élevé. Chez une nation latine le prix eût été certainement accordé à l'élève qui eût le mieux récité ce qu'il avait appris dans ses livres. Tout notre enseignement, y compris ce que nous qualifions d'enseignement supérieur, consiste à faire réciter à la jeunesse des leçons. Elle en conserve si bien ensuite l'habitude qu'elle continue à les réciter pendant le reste de son existence.

14

Le 53e congrès n'a ajourné l'exécution de la loi Geary (Chinese exclusion act) que parce qu'on a constaté que pour rapatrier 100,000 Chinois, il faudrait dépenser 30 millions de francs, alors que la somme inscrite au budget pour l'expulsion des ouvriers chinois n'était que de 100,000 francs.

15

L'Amérique que je viens de décrire est celle d'hier et d'aujourd'hui, mais ce ne sera sans doute pas celle de demain. Nous verrons dans un prochain chapitre que par suite de l'invasion récente d'un nombre immense d'éléments inférieurs non assimilables, elle est menacée d'une guerre civile gigantesque et d'une séparation en plusieurs Etats indépendants toujours en lutte comme ceux de l'Europe.

16

«Le gouvernement mérovingien, écrit M. Fustel de Coulanges, est pour plus des trois quarts la continuation de celui que l'Empire romain avait donné à la Gaule… Rien n'est féodal dans le gouvernement des Mérovingiens.»

17

Ces invasions étant la conséquence de certains phénomènes économiques sur lesquels nous ne pouvons rien, il est impossible de les empêcher. On pourrait cependant prendre certaines mesures qui permettraient au moins de les ralentir: service militaire obligatoire dans la légion étrangère pour tous les étrangers âgés de moins de vingt-cinq ans et ayant deux années de séjour; taxe militaire pour ceux plus âgés; suppression à peu près absolue de la naturalisation; impôt du quart des revenus ou des salaires pour tous les individus d'origine étrangère,naturalisés ou non, établis en France depuis moins de cinquante ans. On pourrait considérer comme digne d'une statue, élevée par la patrie reconnaissante, le député qui aurait fait voter une telle loi.

18

L'homme et les sociétés. Leurs origines et leur histoire, t. II Évolution des sociétés.

19

«Le mal dont souffrait alors la société romaine, écrit M. Fustel de Coulanges, n'était pas la corruption des mœurs, c'était l'amollissement de la volonté et pour ainsi dire l'énervement du caractère.»

20

Dans un discours prononcé à la Chambre des députés le 27 novembre 1890 par M. Etienne, sous-secrétaire d'Etat aux colonies, je relève le très caractéristique passage suivant que j'emprunte au journal le Siècle.

«La Cochinchine comprend 1,800,000 âmes; dans ce total, on compte 1,600 Français dont 1,200 fonctionnaires. Elle est administrée par un conseil colonial élu par ces 1,200 fonctionnaires; elle a un député. Et vous voulez que l'anarchie ne règne pas dans ce pays! (Exclamations et rires sur un grand nombre de bancs.)

… Eh bien, savez-vous ce que produit un pareil système. Il produit ce phénomène que votre budget réduit à 22 millions est absorbé pour 9 millions par les dépenses des fonctionnaires.

Oui, en 1877, j'ai essayé de réduire les fonctionnaires; je les ai réduits pour 3,500,000 francs sur 9; j'ai pris cette mesure au mois d'octobre. Or, au mois de décembre, le cabinet dont je faisais partie disparaissait, et, au mois de mars suivant, tous les fonctionnaires licenciés ont reparu.»

21

Cet abaissement de la moralité est grave quand il s'observe dans des professions telles que la magistrature et le notariat, chez lesquelles la probité était jadis aussi générale que le courage chez les militaires. En ce qui concerne le notariat, la moralité est descendue aujourd'hui à un niveau fort bas. Les statisticiens officiels ont constaté «qu'il y a dans le notariat une proportion de 43 accusés sur 10,000 individus, alors que la moyenne pour l'ensemble de la population de la France est de un accusé pour le même nombre d'individus». Dans un rapport du garde des sceaux au Président de la République, publié par l'Officiel le 31 janvier 1890, je trouve le passage suivant: «Les désastres qui, dès 1840, avaient commencé à jeter l'inquiétude dans le public, s'accrurent progressivement à ce point qu'en 1876 un de mes prédécesseurs dut appeler spécialement l'attention des magistrats du parquet sur la situation du notariat. Les destitutions et les catastrophes notariales se reproduisaient avec un caractère de gravité et de fréquence inaccoutumé. Le chiffre des sinistres s'élevait successivement de 31 en 1882; à 41 en 1883; à 54 en 1884; à 71 en 1886, et le total des détournements commis par les notaires représentait plus de 62 millions pour la période comprise en 1880 et 1886. En 1889, enfin, 103 notaires ont dû être destitués ou contraints de céder leur étude.» Si l'on rapproche de ces faits la chute successive de nos plus grandes entreprises financières (Comptoir d'escompte, Dépôts et comptes courants, Panama, etc.), il faut bien reconnaître que les invectives des socialistes contre la moralité des classes dirigeantes ne sont pas sans fondement. Les mêmes symptômes de démoralisation profonde s'observent malheureusement chez tous les peuples latins. Le scandale des banques d'Etat italiennes où le vol se pratiquait sur une immense échelle par les hommes politiques les plus haut placés, la faillite du Portugal, la misérable situation financière de l'Espagne et de l'Italie, la décadence profonde des républiques latines de l'Amérique, prouvent que le caractère et la moralité de certains peuples ont reçu d'incurables atteintes et que leur rôle dans le monde est bien près d'être terminé.

22

Les écrivains allemands les plus éminents sont parfaitement d'accord sur ce point. Dans son livre récent sur la Question sociale, M. T. Ziegler, professeur à l'université de Strasbourg, s'exprime de la façon suivante:

«Si le Self-help est la tendance dominante de l'Angleterre, le recours à l'Etat est la caractéristique de l'Allemagne. Nous sommes un peuple mis en tutelle depuis des siècles. De plus, pendant les vingt dernières années, la forte main de Bismarck, en nous assurant la sécurité, nous a fait perdre le sentiment de la responsabilité et de l'initiative. C'est pour cela que dans les cas difficiles et; même faciles, nous en appelons à l'aide et à la police de l'Etat et que nous abandonnons tout à son initiative.»

23

Ses plus subtils conseillers ne la comprirent pas d'ailleurs davantage. Talleyrand lui écrivait que «l'Espagne accueillerait en libérateurs ses soldats». Elle les accueillit comme des bêtes fauves. Un psychologue, au courant des instincts héréditaires de la race, aurait pu aisément prévoir cet accueil.

24

Les personnes qui ont assisté au siège de Paris ont vu de nombreux exemples de cette crédulité des foules aux choses les plus invraisemblables. Une bougie allumée à un étage supérieur était considérée aussitôt comme un signal fait aux assiégeants, bien qu'il fût évident, après deux secondes de réflexion, qu'il leur était absolument impossible d'apercevoir de plusieurs lieues de distance la lueur de cette bougie.

25

Éclair du 21 avril 1895.

26

Savons-nous, pour une seule bataille, comment elle s'est passée exactement? J'en doute fort. Nous savons quels furent les vainqueurs et les vaincus, mais probablement rien de plus. Ce que M. d'Harcourt, acteur et témoin, rapporte de la bataille de Solférino peut s'appliquer à toutes les batailles: «Les généraux (renseignés naturellement par des centaines de témoignages) transmettent leurs rapports officiels; les officiers chargés de porter les ordres modifient ces documents et rédigent le projet définitif; le chef d'état-major le conteste et le refait sur nouveaux frais. On le porte au maréchal, il s'écrie: «Vous vous trompez absolument!» et il substitue une nouvelle rédaction. Il ne reste presque rien du rapport primitif.» M. d'Harcourt relate ce fait comme une preuve de l'impossibilité où l'on est d'établir la vérité sur l'événement le plus saisissant, le mieux observé.

27

C'est ce qui permet de comprendre pourquoi il arrive parfois que des pièces refusées par tous les directeurs de théâtre obtiennent de prodigieux succès lorsque, par hasard, elles sont jouées. On sait le succès récent de la pièce de M. Coppée, Pour la couronne, refusée pendant dix ans par les directeurs des premiers théâtres, malgré le nom de son auteur. La marraine de Charley, refusée par tous les théâtres et finalement montée aux frais d'un agent de change, a eu deux cents représentations en France et plus de mille en Angleterre. Sans l'explication donnée plus haut sur l'impossibilité où se trouvent les directeurs de théâtre de pouvoir se substituer mentalement à la foule, de telles aberrations de jugement de la part d'individus compétents et très intéressés à ne pas commettre d'aussi lourdes erreurs seraient inexplicables. C'est un sujet que je ne puis développer ici et qui mériterait de tenter la plume d'un homme de théâtre doublé d'un psychologue subtil, tel par exemple que M. Sarcey.

28

Cette proposition étant bien nouvelle encore, et l'histoire étant tout à fait inintelligible sans elle, j'ai consacré dans mon dernier ouvrage (Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples) quatre chapitres à sa démonstration. Le lecteur y verra que, malgré de trompeuses apparences, ni la langue, ni la religion, ni les arts, ni, en un mot, aucun élément de civilisation, ne peut passer intact d'un peuple à un autre.

29

Le rapport de l'ancien conventionnel Fourcroy, cité par Taine, est à ce point de vue fort net:

«Ce qu'on voit partout sur la célébration du dimanche et sur la fréquentation des églises prouve que la masse des Français veut revenir aux anciens usages, et il n'est plus temps de résister à cette pente nationale… La grande masse des hommes a besoin de religion, de culte et de prêtres. C'est une erreur de quelques philosophes modernes, à laquelle j'ai été moi-même entraîné, que de croire à la possibilité d'une instruction assez répandue pour détruire les préjugés religieux; ils sont, pour le grand nombre des malheureux, une source de consolation… Il faut donc laisser à la masse du peuple, ses prêtres, ses autels et son culte.»

30

C'est ce que reconnaissent, même aux États-Unis, les républicains les plus avancés. Le journal américain Forum exprimait récemment cette opinion catégorique dans les termes que je reproduis ici, d'après la Review of Reviews de décembre 1894:

«On ne doit jamais oublier, même chez les plus fervents ennemis de l'aristocratie, que l'Angleterre est aujourd'hui le pays le plus démocratique de l'univers, celui où les droits de l'individu sont le plus respectés, et celui où les individus possèdent le plus de liberté.»

31

Si l'on rapproche les profondes dissensions religieuses et politiques qui séparent les diverses parties de la France, et sont surtout une question de races, des tendances séparatistes qui se sont manifestées à l'époque de la Révolution, et qui commençaient à se dessiner de nouveau vers la fin de la guerre franco-allemande, on voit que les races diverses qui subsistent sur notre sol sont bien loin d'être fusionnées encore. La centralisation énergique de la Révolution et la création de départements artificiels destinés à mêler les anciennes provinces fut certainement son œuvre la plus utile. Si la décentralisation, dont parlent tant aujourd'hui les esprits imprévoyants, pouvait être créée, elle aboutirait promptement aux plus sanglantes discordes. Il faut pour le méconnaître oublier entièrement notre histoire.

32

Ce n'est pas là d'ailleurs un phénomène spécial aux peuples latins; on l'observe aussi en Chine, pays conduit également par une solide hiérarchie de mandarins, et où le mandarinat est, comme chez nous, obtenu par des concours dont la seule épreuve est la récitation imperturbable d'épais manuels. L'armée des lettrés sans emploi est considérée aujourd'hui en Chine comme une véritable calamité nationale. Il en est de même dans l'Inde, où, depuis que les Anglais ont ouvert des écoles, non pour éduquer, comme cela se fait en Angleterre, mais simplement pour instruire les indigènes, il s'est formé une classe spéciale de lettrés, les Babous, qui, lorsqu'ils ne peuvent recevoir un emploi, deviennent d'irréconciliables ennemis de la puissance anglaise. Chez tous les Babous, munis ou non d'emplois, le premier effet de l'instruction a été d'abaisser immensément le niveau de leur moralité. C'est un fait sur lequel j'ai longuement insisté dans mon livre Les Civilisations de l'Inde, et qu'ont également constaté tous les auteurs qui ont visité la grande péninsule.

33

Taine. Le Régime moderne, t. II, 1894.-Ces pages sont à peu près les dernières qu'écrivit Taine. Elles résument admirablement les résultats de la longue expérience du grand philosophe. Je les crois malheureusement totalement incompréhensibles pour les professeurs de notre université n'ayant pas séjourne à l'étranger. L'éducation est le seul moyen que nous possédions pour agir un peu sur l'âme d'un peuple et il est profondément triste d'avoir à songer qu'il n'est à peu près personne en France qui puisse arriver à comprendre que notre enseignement actuel est un redoutable élément de rapide décadence et qu'au lieu d'élever la jeunesse il l'abaisse et la pervertit.

On rapprochera utilement des pages de Taine les observations sur l'éducation en Amérique récemment consignées par M. Paul Bourget dans son beau livre Outre-Mer. Après avoir constaté lui aussi que notre éducation ne fait que des bourgeois bornés sans initiative et sans volonté ou des anarchistes, «ces deux types également funestes du civilisé qui avorte dans la platitude impuissante ou dans l'insanité destructrice» l'auteur fait une comparaison qu'on ne saurait trop méditer entre nos lycées français, ces usines à dégénérescence et les écoles américaines qui préparent si admirablement l'homme à la vie. On y voit clairement l'abîme existant entre les peuples vraiment démocratiques et ceux qui n'ont de démocratie que dans leur discours et pas du tout dans leurs pensées.

34

Dans Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples, j'ai longuement insisté sur la différence qui sépare l'idéal démocratique latin de l'idéal démocratique anglo-saxon. D'une façon indépendante et à la suite de ses voyages, M. Paul Bourget est arrivé, dans son livre tout récent, Outre-Mer, à des conclusions à peu près identiques aux miennes.

35

Daniel Lesueur.

36

L'opinion des foules était formée, dans ce cas, par ces associations grossières de choses dissemblables dont j'ai précédemment exposé le mécanisme. Notre garde nationale d'alors, étant composée de pacifiques boutiquiers sans trace de discipline, et ne pouvant être prise au sérieux, tout ce qui portait un nom analogue éveillait les mêmes images, et était considéré par conséquent comme aussi inoffensif. L'erreur des foules était partagée alors, ainsi que cela arrive si souvent pour les opinions générales, par leurs meneurs. Dans un discours prononcé le 31 décembre 1867 à la Chambre des députés, et reproduit par M. E. Ollivier dans un livre récent, un homme d'État qui a bien souvent suivi l'opinion des foules, mais ne l'a jamais précédée, M. Thiers, répétait que la Prusse, en dehors d'une armée active à peu près égale en nombre à la nôtre, ne possédait qu'une garde nationale analogue à celle que nous possédions et par conséquent sans importance; assertions aussi exactes que les prévisions du même homme d'État sur le peu d'avenir des chemins de fer.

37

Mes premières observations sur l'art d'impressionner les foules et sur les faibles ressources qu'offrent sur ce point les règles de la logique remontent à l'époque du siège de Paris, le jour où je vis conduire au Louvre, où siégeait alors le gouvernement, le maréchal V… qu'une foule furieuse prétendait avoir surpris levant le plan des fortifications pour le vendre aux Prussiens. Un membre du gouvernement, G. P…, orateur fort célèbre, sortit pour haranguer la foule qui réclamait l'exécution immédiate du prisonnier. Je m'attendais à ce que l'orateur démontrât l'absurdité de l'accusation, en disant que le maréchal accusé était précisément un des constructeurs de ces fortifications dont le plan se vendait d'ailleurs chez tous les libraires. À ma grande stupéfaction-j'étais fort jeune alors-le discours fut tout autre. «Justice sera faite, cria l'orateur en s'avançant vers le prisonnier, et une justice impitoyable. Laissez le gouvernement de la défense nationale terminer votre enquête. Nous allons, en attendant, enfermer l'accusé.» Calmée aussitôt par cette satisfaction apparente, la foule s'écoula, et au bout d'un quart d'heure le maréchal put regagner son domicile. Il eût été infailliblement écharpé si l'orateur eût tenu à la foule en fureur les raisonnements logiques que ma grande jeunesse me faisaient trouver très convaincants.

38

Gustave le Bon. L'homme et les Sociétés, t. II, p. 116, 1881.

39

Cette influence des titres, des rubans, des uniformes sur les foules se rencontre dans tous les pays, même dans ceux où le sentiment de l'indépendance personnelle est le plus développé. Je reproduis à ce propos un passage curieux du livre récent d'un voyageur sur le prestige de certains personnages en Angleterre.

«En diverses rencontres, je ne m'étais aperçu de l'ivresse particulière à laquelle le contact ou la vue d'un pair d'Angleterre exposent les Anglais les plus raisonnables.

«Pourvu que son état soutienne son rang, ils l'aiment d'avance, et mis en présence supportent tout de lui avec enchantement. On les voit rougir de plaisir à son approche et, s'il leur parle, la joie qu'ils contiennent augmente cette rougeur et fait briller leurs yeux d'un éclat inaccoutumé. Ils ont le lord dans le sang, si l'on peut dire, comme l'Espagnol la danse, l'Allemand la musique et le Français la Révolution. Leur passion pour les chevaux et Shakspeare est moins violente, la satisfaction et l'orgueil qu'ils en tirent moins fondamentaux. Le Livre de la Pairie a un débit considérable, et si loin qu'on aille, on le trouve, comme la Bible, entre toutes les mains.»

40

Très conscient de son prestige, Napoléon savait qu'il l'accroissait encore en traitant un peu moins bien que des palefreniers les grands personnages qui l'entouraient, et parmi lesquels figuraient plusieurs de ces célèbres conventionnels qu'avait tant redoutés l'Europe. Les récits du temps sont pleins de faits significatifs sur ce point. Un jour, en plein conseil d'État, Napoléon rudoie grossièrement Beugnot qu'il traite comme un valet mal appris. L'effet produit, il s'approche et lui dit: «Eh bien, grand imbécile, avez-vous retrouvé votre tête?» Là-dessus, Beugnot, haut comme un tambour-major se courbe très bas, et le petit homme, levant la main, prend le grand par l'oreille, «signe de faveur enivrante, écrit Beugnot, geste familier du maître qui s'humanise». De tels exemples donnent une notion nette du degré de basse platitude que peut provoquer le prestige. Ils font comprendre l'immense mépris du grand despote pour les hommes qui l'entouraient et qu'il traitait simplement de «chair à canon».

41

Un journal étranger, la Neu Freie Presse, de Vienne, s'est livré au sujet de la destinée de Lesseps à des réflexions d'une très judicieuse psychologie, et que, pour cette raison, je reproduis ici:

«Après la condamnation de Ferdinand de Lesseps, on n'a plus le droit de s'étonner de la triste fin de Christophe Colomb. Si Ferdinand de Lesseps est un escroc, toute noble illusion est un crime. L'antiquité aurait couronné la mémoire de Lesseps d'une auréole de gloire, et lui aurait fait boire à la coupe du nectar au milieu de l'Olympe, car il a changé la face de la terre, et il a accompli des œuvres qui perfectionnent la création. En condamnant Ferdinand de Lesseps, le président de la Cour d'appel s'est fait immortel, car toujours les peuples demanderont le nom de l'homme qui ne craignit pas d'abaisser son siècle pour habiller de la casaque du forçat un vieillard dont la vie a été la gloire de ses contemporains.

«Qu'on ne nous parle plus désormais de justice inflexible, là où règne la haine bureaucratique contre les grandes œuvres hardies. Les nations ont besoin de ces hommes audacieux qui croient en eux-mêmes et franchissent tous les obstacles, sans égard pour leur propre personne. Le génie ne peut pas être prudent; avec la prudence il ne pourrait jamais élargir le cercle de l'activité humaine.

«… Ferdinand de Lesseps a connu l'ivresse du triomphe et l'amertume des déceptions: Suez et Panama. Ici le cœur se révolte contre la morale du succès. Lorsque de Lesseps eut réussi à relier deux mers, princes et nations lui rendirent leurs hommages; aujourd'hui qu'il échoue contre les rochers des Cordillères, il n'est plus qu'un vulgaire escroc… Il y a là une guerre des classes de la société, un mécontentement de bureaucrates et d'employés qui se vengent par le code criminel contre ceux qui voudraient s'élever au-dessus des autres… Les législateurs modernes se trouvent embarrassés devant ces grandes idées du génie humain; le public y comprend moins encore, et il est facile à un avocat général de prouver que Stanley est un assassin et Lesseps un trompeur.»

42

Barbares philosophiquement, j'entends. Pratiquement, elles ont créé une civilisation entièrement nouvelle et pendant quinze siècles laissé entrevoir à l'homme ces paradis enchantés du rêve et de l'espoir qu'il ne connaîtra plus.

43

Certaines pages des livres de nos professeurs officiels sont, à ce point de vue, bien curieuses, et montrent à quel point l'esprit critique est peu développé par notre éducation universitaire. Je citerai comme exemple les lignes suivantes extraites de la Révolution française de M. Rambaud, professeur d'histoire à la Sorbonne:

«La prise de la Bastille est un fait culminant dans l'histoire non seulement de la France, mais de l'Europe entière; elle inaugurait une époque nouvelle de l'histoire du monde!»

Quant à Robespierre, nous y apprenions avec stupeur, que «sa dictature fut surtout d'opinion, de persuasion, d'autorité morale; elle fut une sorte de pontificat entre les mains d'un homme vertueux»! (P. 91 et 220.)

44

Remarquons en passant que cette division, très bien faite d'instinct par les jurés, entre les crimes dangereux pour la société et les crimes non dangereux pour elle n'est pas du tout dénuée de justesse. Le but des lois criminelles doit être évidemment de protéger la société contre les criminels dangereux et non pas de la venger. Or nos codes, et surtout l'esprit de nos magistrats, sont tout imprégnés encore de l'esprit de vengeance du vieux droit primitif, et le terme de vindicte (vindicta, vengeance) est encore d'un usage journalier. Nous avons la preuve de cette tendance des magistrats dans le refus de beaucoup d'entre eux d'appliquer l'excellente loi Bérenger, qui permet au condamné de ne subir sa peine que s'il récidive. Or, il n'est pas un magistrat qui puisse ignorer, car la statistique le prouve, que l'application d'une première peine crée infailliblement la récidive. Quand les juges relâchent un condamné, il leur semble toujours que la société n'a pas été vengée. Plutôt que de ne la pas venger, ils préfèrent créer un récidiviste dangereux.

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La magistrature représente, en effet, la seule administration dont les actes ne soient soumis à aucun contrôle. Malgré toutes ses révolutions, la France démocratique ne possède pas ce droit d'habeas corpus dont l'Angleterre est si fière. Nous avons banni tous les tyrans; mais dans chaque cité nous avons établi un magistrat qui dispose à son gré de l'honneur et de la liberté des citoyens. Un petit juge d'instruction, à peine sorti de l'école de droit, possède le pouvoir révoltant d'envoyer à son gré en prison, sur une simple supposition de culpabilité de sa part, et dont il ne doit la justification à personne, les citoyens les plus considérables. Il peut les y garder six mois ou même un an sous prétexte d'instruction, et les relâcher ensuite sans leur devoir ni indemnité, ni excuses. Le mandat d'amener est absolument l'équivalent de la lettre de cachet, avec cette différence que cette dernière, si justement reprochée à l'ancienne monarchie, n'était à la portée que de très grands personnages, alors qu'elle est aujourd'hui entre les mains de toute une classe de citoyens, qui est loin de passer pour la plus éclairée et la plus indépendante.

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Les comités, quels que soient leurs noms: clubs, syndicats, etc., constituent peut-être le plus redoutable danger de la puissance des foules. Ils représentent, en effet, la forme la plus impersonnelle, et, par conséquent, la plus oppressive de la tyrannie. Les meneurs qui dirigent les comités étant censés parler et agir au nom d'une collectivité sont dégagés de toute responsabilité et peuvent tout se permettre. Le tyran le plus farouche n'eût jamais osé rêver les proscriptions ordonnées par les comités révolutionnaires. Ils avaient, dit Barras, décimé et mis en coupe réglée la Convention. Robespierre fut maître absolu tant qu'il put parler en leur nom. Le jour où l'effroyable dictateur se sépara d'eux pour des questions d'amour-propre, il fut perdu. Le règne des foules, c'est le règne des comités, c'est-à-dire des meneurs. On ne saurait rêver de despotisme plus dur.

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C'est à ces opinions antérieurement fixées et rendues irréductibles par des nécessités électorales, que s'applique sans doute cette réflexion d'un vieux parlementaire anglais: «Depuis cinquante ans que je siège à Westminster, j'ai entendu des milliers de discours; il en est peu qui aient changé mon opinion; mais pas un seul n'a changé mon vote.»

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Dans son numéro du 6 avril 1895, l'Économiste faisait une revue curieuse de ce que peuvent coûter en une année ces dépenses d'intérêt purement électoral, notamment celles des chemins de fer. Pour relier Langayes (ville de 3.000 habitants), juchée sur une montagne, au Puy, vote d'un chemin de fer qui coûtera 15 millions. Pour relier Beaumont (3.500 habitants) à Castel-Sarrazin, 7 millions. Pour relier le village de Oust (523 habitants) à celui de Seix (1.200 habitants), 7 millions. Pour relier Prades à la bourgade d'Olette (747 habitants), 6 millions, etc. Rien que pour 1895, 90 millions de voies ferrées dépourvues de tout intérêt général ont été votés. D'autres dépenses de nécessités également électorales ne sont pas moins importantes. La loi sur les retraites ouvrières coûtera bientôt un minimum annuel de 165 millions d'après le ministre des finances, et de 800 millions suivant l'académicien Leroy-Beaulieu. Évidemment la progression continue de telles dépenses a forcément pour issue la faillite. Beaucoup de pays en Europe: le Portugal, la Grèce, l'Espagne, la Turquie, y sont arrivés; d'autres, comme l'Italie, vont y être acculés bientôt; mais il ne faut pas trop s'en préoccuper, puisque le public a successivement accepté sans grandes protestations des réductions des quatre cinquièmes dans le paiement des coupons par ces divers pays. Ces ingénieuses faillites permettent alors de remettre instantanément les budgets avariés en équilibre. Les guerres, le socialisme, les luttes économiques nous préparent d'ailleurs de bien autres catastrophes, et à l'époque de désagrégation universelle où nous sommes entrés, il faut se résigner à vivre au jour le jour sans trop se soucier de lendemains qui nous échappent.

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