Mister Laurence m'avait fourni les réponses : « dans le studio de son cousin place de Clichy » et « pas avant quarante ans si toutefois on arrive à faire quelque chose de nos existences ». Tout ça s'est effectivement fini sur le lino d'une kitchenette où nous avons bu une bouteille de Veuve Cliquot rosé qu'il avait glissé dans son imper en sortant du Crazy. Et, sans réveiller le cousin qui s'accordait une dernière demi-heure avant d'aller bosser, nous avons trinqué à ces quinze années qu'il nous restait à vivre avant de devenir des gens auprès de qui on a envie de s'asseoir.

* * *

Jean-Louis s'est enfermé depuis bientôt une demi-heure, tout ça pour allumer trois ampoules et suspendre son chromo à une épingle à linge. Si je n'avais pas peur d'abuser, j'irais cogner à son labo pour presser le mouvement.

— Fallu que je la retrouve dans mon tas de péloches, j'ai essayé de rectifier un peu le flou.

— Montre.

Il allume une espèce de spot qui me fait cligner des yeux. Je lui arrache des mains la photo qui dégouline encore.

Le couple maudit, hargneux, prêt à bondir, ce n'est pas vraiment eux que je cherche mais l'inconnu. Un vague espoir m'avait traversé la tête, celui de reconnaître quelqu'un à qui me raccrocher. Je ne vois qu'un type brun, chafouin, cadré à la taille, avec un fly-jacket. La trentaine. Et pas même un gros badge au revers avec son nom écrit dessus.

— T'es content ?

— Je vais la montrer à un maximum de gens, on verra. En tout cas, je pense à toi s'il y a de quoi faire un reportage.

— T'emmerde pas pour ça, va. Si j'ai dit ça, c'est à cause de mon côté fouineur, je suis toujours à l'affût, t'emmerde pas...

Ça m'a surpris mais je n'ai pas insisté. J'ai eu ce que je voulais. Il m'a proposé de boire un verre, j'ai refusé sans partir pour autant. Nous nous sommes bien marrés en imaginant une série de photos des cicatrices que laissait Jordan, des noir et blanc en très gros plan, sous verre, dans une expo d'avant-garde. Je suis sûr qu'on aurait du monde au vernissage.

Il ne m'a pas raccompagné à la porte, je l'ai claquée derrière moi. J'ai évité l'ascenseur, pour me remettre en jambes, je me suis dit qu'il fallait que je mange quelque chose, en cherchant ce qui ne me révulserait pas. Une salade ? Oui ! tiens, une salade. Non ! rien que d'y penser, envie de vomir. Des spaghettis ? Vomir. Du lait ? Gerbe immédiate. Des calamars ? Vomir. Un chocolat avec une tartine ? Beuark. De la brandade de morue... Ah ! la brandade de morue ça se discute. Un peu tiède, deux ou trois bouchées. Mais quand j'imagine la cuillerée fumante, j'ai un haut-le-cceur. Un bouillon de légumes ? Vomir, trois fois vomir. Du filet de lieu ? La gerbe. Je devrais peut-être consulter. Le toubib arriverait sans doute à décoincer quelque chose. Mais comment lui expliquer les symptômes.

En sortant dans cette ruelle pas nette et perdue dans le XIIIe arrondissement, j'ai vu, au loin, l'étrange bâtiment de l'Armée du Salut. Jamais nous n'avons eu le courage de l'approcher, Bertrand et moi, malgré une certaine affection pour Le Corbusier. Persuadés qu'on nous laisserait volontiers entrer. Certains matins, on nous aurait même ramassés dans le camion si on nous avait repérés. Et on aurait dit : « Vous vous trompez, y a erreur, nous c'est le Champagne, pas la vinasse. » Après tout, puisqu'il y a des hiérarchies partout, pourquoi pas là. On serait un peu la tendance luxe de la cloche, les aristos, les snobs. En fait, je suis à peu près certain que, même là-bas, rien qu'à voir nos dégaines « faux chic » et nos moues précieuses, on nous traiterait de parasites.

A quelques mètres, j'ai vu un barbu assis, seul, sur sa moto a l'arrêt. J'ai continué sur ma lancée, sans même un mouvement de recul, malgré une petite pointe d'angoisse quand je suis passé à son niveau. Une seconde j'ai pensé à jeter un œil sur son réservoir pour y traquer le serpent à lunettes, mais un taxi blanc, libre, énorme, a déboulé à ce moment-là dans la rue, comme une espèce de Pégase. A mon signe, il s'est arrêté, je n'y ai pas cru. Il a baissé sa vitre pour me demander où j'allais. En général ce genre de chantage me met l'insulte à la bouche, mais là...

— Rue de Rome.

— C'est bon, montez.

Il a débloqué le loquet de la portière, c'est là où j'ai entendu cette espèce de petit bruit bizarre qui m'a fait penser, Dieu sait pourquoi, au claquement de langue d'un animal. C'était le motard, stoïque, qui émettait ce son étrange en secouant bien haut l'index à l'attention du chauffeur. A qui j'ai répondu « non », quand il m'a demandé si je connaissais le zigoto.

— Hé ! le motard, tu va nous lâcher la grappe ? il a dit en se penchant sur son volant pour attraper un truc sous son siège.

Impulsif, le chauffeur. Un vrai tacot parisien, paré à toutes les situations, et dans ce cas précis j'avoue n'avoir rien à y redire. L'homme à la moto n'a pas arrêté son bruit débile, il a même secoué la tête, toujours sans bouger ni regarder vers moi.

La horde est arrivée au moment où le chauffeur allait sortir.

Quinze ou vingt bécanes, monstrueuses, lentes.

Ils étaient tellement forts, tellement irréels dans leur brouillard d'essence.

Quand je me suis retourné, le taxi était déjà loin. L'homme à la moto a cessé son truc insupportable avec la langue.

Je me suis mis à courir comme un fou.

* * *

Ils n'ont pas eu besoin de me ficeler, ni de me bâillonner. Dès lors, à quoi bon hurler ou gigoter. Le hangar est tellement grand que même leur couronne de bécanes ne le remplit pas au tiers, ça ressemble tout juste à un cercle de feu autour d'un scorpion qui n'a besoin de personne pour s'administrer le coup de grâce. Malgré tout, je n'ai pas pu m'empêcher de les trouver beaux et inexorables, comme le feu. Parce qu'ils m'ont laissé le temps de les regarder, les salauds. J'en aurais presque réclamé la raclée pour qu'on en finisse. Avec pour dernière force, celle de la résignation, épuisé par ma course folle et vouée à l'échec dès le départ. Fred est arrivé quelques minutes plus tard, je l'ai reconnu au bandage qu'il arbore comme des lauriers de guerre autour de la tête. Tout à coup je ne les ai plus trouvés ni beaux ni inexorables, on ne pense à rien quand on serre les dents et quand la sentence tombe avant le verdict. Je me suis roulé en boule en protégeant les zones que seul l'instinct choisit. C'est sans doute ça qui leur a suggéré l'idée du football. J'ai serré mon poignet droit, mordu dans la manche en crispant les paupières pour chercher le noir profond. Les genoux repliés. Implorer ne m'aurait servi qu'à me déconcentrer, ouvrir des failles dans cette carapace ridicule. Les premiers coups ont été plus humiliants que vraiment douloureux, il leur fallait juste voir comment la boule réagissait. J'ai compris à ce moment-là que le scorpion préfère la solution finale rien que pour éviter ça. Des bottes m'ont toisé de haut, par peur de se salir, elle m'ont retourné, comme un papier gras, du bout de la pointe, pour voir ce qu'il y avait en dessous.

Pas de rires, pas de grognements, pas de bruit.

Penser à autre chose en attendant que ça tombe. Ne pas ouvrir les yeux. Penser que quoi qu'il arrive je serai dehors.

Après.

Penser qu'on se remet toujours des meurtrissures, tôt ou tard, même de la morsure d'une belle fille. Mais qu'est-ce qu'ils foutent, là, à attendre ?... Penser. Ne pas se laisser distraire. Les nier. Penser à ce hangar. Je le connais. J'avais juré de ne plus mettre les pieds là-dedans, je m'en souviens encore, il faut que je m'en souvienne, j'en étais sorti énervé d'avoir fait le mauvais choix, ils y donnaient une rave, une fête géante avec des tigres en cage et des cinglés de House Music qui voient la vie en jaune à force de bouffer de l'ectasy. Bertrand s'était foutu de moi parce qu'à l'autre bout de Paris, on ratait une soirée au Pré Catelan sponsorisée par Pommery et Hédiard. Pré Catelan, Bois de Boulogne, loin, dans les arbres.

Qu'est-ce qu'ils foutent...

Peux pas m'empêcher d'attendre. Allez-y, et que je m'en aille. Ils veulent peut-être que je les supplie, que je leur lèche une botte. Je l'ai déjà fait, une fois, avec Bertrand, alors pourquoi pas avec des inconnus.

Tout à coup, j'ai cru que mille mains chaudes me caressaient partout, ça n'a duré qu'un instant, j'ai compris quand les flots d'urine m'ont inondé les cheveux et le visage. Les jets se sont croisés dans mon dos, perçant les vêtements et baignant ma peau.

Le plus insupportable, les oreilles, sifflantes, brûlantes, qui m'ont privé du dernier sens. Isolement presque total. Quelques secondes.

Penser que je suis un mort vivant. Un mort vivant. Qui n'éprouve plus rien. Qui attend la fin du jour. Pour se venger. Je sais, enfin, pourquoi ils veulent se venger des vivants.

Penser que je suis un mort vivant.


Impossible, pourtant. La sensation de cette pisse chaude dans l'oreille m'est vite devenue insupportable, j'ai été forcé de desserrer les bras pour m'ébrouer un peu et me déboucher le conduit auditif. Ça m'a permis d'entendre en bloc le tonnerre des motos qui ont toutes démarré en même temps. J'ai bien été forcé d'ouvrir les yeux quand une roue est venue me frôler le tibia. Au travers des fines rigoles qui coulaient de mes mèches de cheveux, j'ai vu la farandole qui s'organisait autour de moi. Un essaim vrombissant qui s'ouvre doucement pour me happer, décrire des arabesques ponctuées de coups de botte que je n'évite pas toujours. Une partie de polo dont ils semblent connaître les règles. Ne pas poser le pied à terre, hurler comme des Indiens pour invectiver la monture, foncer sur le ballon comme pour l'écraser, et le frapper de la main ou du pied, pour faire des passes à ses coéquipiers. Il est humide, le ballon, mais il est bien forcé de jouer son rôle s'il ne veut pas se retrouver éclaté entre deux dribbles.


Ils se sont bien amusés.

Seul un mort vivant pouvait supporter ça.

J'ai eu l'impression que les motos se vengeaient, pas les hommes. Elles se sont souvenues de la torture suprême que j'ai fait subir à l'une d'elles. S'attaquer à une, c'est insulter toutes les autres. Les images de son agonie me sont revenues en mémoire, le métal éventré, défiguré, puis transformé en brasier. Elles m'ont fait danser, elles m'ont propulsé dans les murs en dialoguant entre elles, elles m'ont fait rebondir les unes dans les autres, l'équipe gagnante a poussé un hourra. Les moteurs se sont tus.

J'ai repris mon souffle, en larmes. Haletant, j'ai senti mon odeur, ça m'a fait craquer, enfin, et j'ai chialé, chialé, prostré à terre.

Fred s'est approché. A pied.

— Naja contre écureuil. Regardez-moi ce travail...

Je me suis essuyé le nez du revers de la manche.

— Je suis mort. Je reviens du territoire des morts pour hanter les vivants. Et bientôt vous ferez partie des nôtres, j'ai dit, entre deux plaintes de sale mioche.

Après une seconde d'expectative, ils ont tous éclaté de rire. J'ai eu le temps d'essuyer mes larmes et quelques coulées de pisse.

— Qu'est-ce qu'il voulait, Jean-Louis, en échange de ma peau ?

— Tu y tiens vraiment ? A quoi ça va te servir ?

— A savoir ce que je vaux.

— Si ça peut te faire plaisir. Ton photographe de merde, il savait que Didier et Jojo, les deux que tu vois, à droite, ils font les roadies et le S.O. de tous les concerts du Parc des Princes. Tu sais ce que c'est un roadie ?

— Un roadie ? Attends voir... c'est pas ces mecs qui déménagent les amplis et qui dorment sur une enceinte pendant le concert en buvant des Kro qu'ils décapsulent avec les mâchoires ?

— Tu dis ça parce que t'es sincère ou tu veux juste recevoir ma main sur la gueule ?

— Je dis ça parce que j'en suis incapable. On me l'a proposé, une fois, avec mon pote, on a essayé de soulever une guitare, on s'est chopé un tour de reins et on n'a pas été payés.

Ils ont beau se marrer comme des tordus, ils ne se doutent pas une seconde que c'est l'exacte vérité.

— Il nous a demandé une photo de Madonna, dans sa loge, toute seule, avant et après le concert. On est les seuls sur Paris à pouvoir le faire entrer backstage. Je lui ai promis de me débrouiller. Et je vais tout faire pour tenir parole. Un pacte, c'est un pacte. Voilà ce que tu vaux.

C'est déjà ça. Il aurait pu me vendre pour le singe de Michael Jackson.

— Je m'en foutais, moi, de ta gueule, je suis un gars tranquille, j'ai même rien contre les parasites, si tu te mets à écraser les blattes dans un évier, t'as pas fini. Pourquoi t'es venu me narguer, dans mon bar, et pour me péter la tronche, en plus ?

— Je sais pas quoi dire...

— Cherche pas, va... maintenant c'est fini, on te touche plus. On s'est bien marrés. On n'a plus qu'à attendre Gérard.

J'ai cru qu'il allait me serrer la main, sans rancune.

On n'a plus qu'à attendre Gérard.

J'ai lentement réalisé que le scorpion était un animal noble. Ce pourquoi il se suicide. Pas le cafard. Le cafard a la fâcheuse habitude de survivre. Quatre ans s'il ne rencontre pas de talon haineux. J'ai cherché, sans le trouver, le nom de cet insecte ailé qui ne vit pas plus d'une nuit.

* * *

En attendant qu'il arrive, j'ai dit aux autres que Gérard ne me buterait pas là, dans ce trou béant, et que s'il en avait encore l'intention, ce serait en public, à mains nues, avec, je ne sais pas, des circonstances atténuantes, des témoins, et pas les copains du moto-club, et que Gérard n'était pas bête à ce point-là, et qu'il en fallait, de la préméditation, pour jouer l'homicide de sang-chaud et sans préméditation. J'ai dit tout ça en bafouillant, en cherchant mes mots, et toujours persuadé que c'était de la blague pour frimer devant les copains. J'ai dit ça pour jouer le jeu, pour suivre une logique de dément. Ils ont écouté mon argumentation. Calmes. Fred a dit que tout ça était encore vrai, il n'y a guère que deux jours. Mais depuis le destroy de la 1340, Gérard ne pense plus à son plan de carrière, il remet ça à plus tard, le premier venu fera l'affaire. Non, Gérard a très mal vécu la perte de son engin. Il ne veut plus rien préméditer. D'ailleurs il ne pense plus, Gérard. Il n'a plus goût à rien. D'abord l'humiliation, puis la honte, puis le mépris, puis un idéal de vie brisé sur un coin de trottoir...

— Il va faire ça vite, au P.38, t'auras le temps de t'apercevoir de rien.

Tant qu'il ne sera pas là, tant que je ne lirai pas dans ses yeux et que je n'entendrai pas le son de sa voix, je ne pourrai pas croire à toutes ces histoires.

— Gérard, c'est un mec protégé, tu comprends... Et pas uniquement par nous. On touche pas à Gérard...

Un des leurs passe devant moi et effleure sa gorge de part en part du bout de l'ongle.

* * *

Nous avons attendu, longtemps. Silencieux.

— Y a trois heures, il a dit qu'il serait là dans dix minutes.

— C'est vrai, c'est pas normal. C'est moi qui l'ai eu au téléphone, il était excité à mort quand je lui ai dit qu'on l'avait. Il a dit qu'il préférerait rouler en japonaise plutôt que le laisser en vie un quart d'heure de plus.

Fred lui demande d'aller se renseigner puis se retourne vers moi :

— C'est rien qu'un sursis, t'énerve pas. Respire, rigole, pense à des souvenirs agréables, chante.

Tant que je ne lirai pas dans ses yeux, je ne pourrai pas y croire.

La porte du hangar s'entrouvre, une tranche de nuit s'engouffre, une bécane démarre, prête à sortir. Quelques coups furieux d'accélérateur.

Et puis, plus rien. Moteur coupé.

— Mais qu'est-ce tu fous, Eric ! hurle Fred.

Le copain Eric ne répond pas. Au loin, je le vois descendre au ralenti de sa moto et se baisser au seuil du hangar. Fred s'énerve, les autres aussi, Eric s'assoit à terre et se prend la tête dans les mains. La bande avance, bien compacte, comme pour se protéger en cas de grabuge. Je la suis à pas timides, à dix mètres. Ils forment un cercle, j'en entends deux gueuler de surprise, un autre porter une main à sa bouche pour retenir un hoquet. Je n'ai pas pu voir tout de suite, il a fallu que je tourne autour du cercle pour m'y insérer, intrigué, comme les autres, et sûrement beaucoup plus que les autres. J'ai tapé sur l'épaule de l'un d'eux pour qu'il se pousse, il m'a regardé comme si j'étais l'Antéchrist, il a ouvert les bras et s'est éloigné de moi à reculons, éberlué.

A terre, j'ai vu quelque chose d'humain. Une carcasse dont on ne discerne presque plus une zone d'épiderme. Rien que des trous. Des os apparents. Les impacts se confondent. Une robe de sang qui va de la mâchoire aux genoux. Une posture grotesque, sur le ventre, les bras sur la tête comme un élève puni. Il n'y a pas erreur sur la personne, ceux qui ont fait ça ont laissé le visage intact. Les joues sont gonflées à craquer, de la bouche émerge le canon d'un revolver. Sans doute celui qu'il me réservait. On le lui a presque fait avaler.

Un des gars de la bande a vomi, un autre l'a suivi. J'ai su à cet instant-là que j'avais le cœur mieux accroché que je ne le pensais. Je me suis penché pour lire, enfin, quelque chose dans les yeux de Gérard, sans rien y trouver. J'ai cherché aussi le dégoût, la peur et l'horreur de la mort dans le fond de mes tripes, sans rien trouver de tout cela, rien qu'une espèce d'euphorie morbide qui m'a permis de supporter cette mascarade. Dans sa posture, avec ce truc dans la bouche, le cadavre m'a fait penser à un civet au sang avec une pomme dans la bouche.

Une bécane a démarré, ça a marqué le point de départ de la débâcle. Après avoir inspecté le corps de Gérard, tous ces yeux horrifiés se sont posés sur moi. Ils ont reculé lentement. En levant presque les mains en l'air.

— Je sais pas qui a fait ça ! j'ai gueulé pour couvrir le bruit du moteur.

J'ai vu d'autres flammes dans leurs yeux, j'ai vu la terreur, ils m'ont toisé comme une espèce de monstre. Fred a été pris de panique, il s'est rué sur sa moto pour fuir, fuir cet endroit maudit, fuir la dépouille gluante qui traîne au seuil et qui jadis fut son ami, fuir le Diable en personne, un diable qui n'apprécie pas qu'on lui pisse dessus. Je me suis remémoré ses dernières paroles : On ne touche pas à Gérard... Il est protégé.

Phrase malheureuse, prononcée à peine trop tôt. Et voilà ce que j'ai envie de lui répondre pendant qu'il se casse la cheville sur le kick de sa bécane : « Oh que si, on y touche, à ton Gérard, on le transforme en passoire, on lui fait avaler son calibre, et c'est surtout pas lui qui est protégé, c'est moi, celui avec qui vous avez joué au foot... » Je lève les bras en l'air, je tire la langue, j'exulte toute cette peur qu'ils avaient réussi à faire germer en moi, les salauds, regardez-le, votre Gérard, et regardez-moi, et fuyez, je suis un mort-vivant, un mort vivant !

Le torrent des motos a roulé sur les quais, j'ai couru pour fuir, moi aussi, à m'en faire éclater les poumons, j'ai traversé le premier pont venu, les larmes aux yeux, en courant toujours, paniqué à l'idée qu'on me suivait. Je me suis retrouvé près de l'entrée des caves de Bercy. Une cabine de téléphone.

— Passez-moi Etienne... Mais si, vous le connaissez ! C'est le plus vieux de tous... Il doit être au bar...

Tout de suite après j'ai éclaté en sanglots, je ne sais pas comment il a fait pour reconnaître ma voix, j'ai voulu me calmer, reprendre mon souffle hors de la cabine, mais j'ai continué à sangloter sans pouvoir prononcer un mot.

— T'es où?...

— Je sais pas... Viens...

— Arrête de chialer, qu'est-ce qui s'est passé ?

— Je sais pas... Gérard est crevé... Et je suis plein de pisse...


Une vague de sanglots m'a submergé à nouveau.

Un peu plus tard, une Datsun Sherry, grise, aux ailes rouillées. J'ai demandé à Etienne de m'emmener loin. Il a répondu que personne n'a envie d'aller loin avec une espèce de souillure qui braille à ses côtés.

* * *

En sortant de la douche, je l'ai vu affalé dans un fauteuil, un verre plein dans une main, une boîte de Tranxène dans l'autre. A son geste, j'ai compris qu'il me demandait de choisir. Je me suis descendu le bourbon d'un trait et lui en ai demandé un autre. Des fringues propres m'attendaient. Un tee-shirt à l'effigie de Jim Morrison, un sweat aux rayures horizontales oranges et noires, un caleçon avec des conneries écrites dessus, un jean hyper blanchi avec un accroc au genou, et ces insupportables baskets rouges qu'on ne peut lacer qu'après un stage dans la marine marchande. Mon beau costume tout neuf est roulé dans un coin comme une boule de fiente avec la chemise.

— Les flics vont faire une enquête, dis-je, prêt à rechialer.

— Bien sûr. Et alors ?

Silence. Pas un iota d'inquiétude dans ses yeux. Rien.

— T'as peur qu'ils remontent jusqu'à toi ? Si ça peut te rassurer, je peux te jurer sur ma propre tête qu'ils ne remonteront jamais jusqu'à toi. Ton Gérard il pue déjà l'affaire classée. Un mec avec un pedigree gros comme ça, retrouvé dans un hangar près des quais, la nuit, tu crois que ça va faire pleurer un commissaire de quartier ?

— Qu'est-ce que t'y connais aux flics, toi ?

Après un temps et un haussement d'épaules, il a dit:

— Va savoir...

Il est là, le secret.

C'est la première fois qu'Etienne m'invite chez lui. Il a dû sentir l'urgence, sans doute. Malgré mon état, dès qu'il a ouvert la porte, j'ai cherché des indices qui me mettraient sur la piste de son mystère. Je n'y ai trouvé qu'un petit studio miteux, un vieux canapé et des posters de hard rockers scotchés, un gant de baseball, l'album Rock Dreams de Guy Peellaert, un walkman, un ghetto blaster. C'est tout.

— Il voulait ta peau et tu t'en sors plutôt bien, non ?

— Et les bikers ?

— Ils vont porter plainte ? Ils vont toucher à un cheveux de ta tête, après avoir vu Gérard dans cet état-là ?

— T'en parles comme si t'y étais.

En disant ça, un vague doute m'a traversé l'esprit. J'ai essayé de comprendre quel jeu il jouait, de quel bord il était.

— Non, je n'y étais pas. Je veux bien te donner un coup de main, mais je suis plutôt du genre à pas me créer d'embrouilles. Ma spécialité, c'est plutôt les embrouilles des autres.

— T'es flic ou t'es voyou ?

Il a ricané et s'est versé un verre.

— Sans doute un peu des deux.

— C'est pas une réponse.

— Si. Et si tu veux de la précision, j'irai jusqu'à dire que je me partage fifty fifty.

Ça m'a énervé sans que je le montre. Jusqu'à maintenant, je pensais que le jour il récupérait de ses folies de la veille, qu'il émergeait pile à l'heure des happy hours, qu'il était rentier, qu'il nous a pris sous son aile, Bertrand et moi, pour notre innocence mal cachée. Je pensais que nous nous étions croisés au milieu du parcours, celui qui nous restait à faire, celui qu'il faisait à rebours. Brutalement il m'est apparu comme un monsieur de cinquante ans. Pas un oiseau de nuit qui se déplume, pas un alcoolique dans sa fuite en arrière, pas un teenager qui a l'âge de ses mythes. Rien, juste un monsieur. Un monsieur qui jadis a su faire les nœuds de cravate et commander un vin, qui avait l'oisiveté coupable, qui avait un parler clair et confortable, qui réservait sa part de fantaisie pour des moments trop bien choisis pour arriver un jour. Et je lui en veux pour la confiance qu'il ne me fait pas, parce que dès qu'il devient adulte, je redeviens un gosse, en jean troué, tout juste capable de se fourrer dans un merdier dont il faut le sortir. Toutes ces grandes personnes commencent à m'emmer-der sérieusement. Même Bertrand est passé de leur côté. Je sens qu'elle est déjà loin, l'époque où il s'appelait encore Mister Laurence.

— Le gars de la photo, tu le connais ?

— Non.

— Tu fais la gueule, Antoine ?

— Non.

Il a ricané. Un jour viendra où je saurai dire des non qui tomberont comme des couperets.

— Il est pas encore deux heures, on peut se faire la tournée des boîtes avec la photo. Et si on continue à avoir de la chance, qui sait, on peut même tomber sur les vrais. Après ce qui s'est passé tout à l'heure, t'as tout intérêt à retrouver tes vampires. Parce que depuis ce soir, on vient d'apprendre quelque chose.

— Quoi ?

— T'es protégé.

— Hein ?

— Quelqu'un te protège. Gérard était un obstacle, on balaye Gérard, mieux : on en fait une mise en scène grotesque pour décourager les fâcheux. On te protège parce qu'on veut que tu retrouves Jordan.

— C'est le vieux.

— Peut-être. Il en a les moyens et il sait ce qu'il veut. C'est pas le genre de gars à s'encombrer d'une mort d'homme. Alors, on se la fait, cette tournée ?

— Je viens de te raconter toutes ces saloperies et tu crois que c'est le moment d'aller en boîte ?

— Ouais... t'as peut-être raison, j'aime pas sortir le vendredi...

En temps normal, avec Bertrand, on essaie d'éviter les nuits de week-end, elles ne nous appartiennent pas, on les laisse aux banlieusards en bordée et aux midinettes qui se sont pomponnées toute la journée pour la fièvre du samedi soir. La seule chose à faire est de trouver une fête privée, et le vendredi et samedi, c'est l'idéal. Faute de quoi, on se fait héberger, de préférence chez quelqu'un qui a un magnétoscope.

— Mais ça serait bien qu'on tourne un peu. On va sûrement crawler pour rentrer aux Bains-Douches, mais c'est aussi bien, on trouvera des têtes qu'on voit jamais d'habitude.

— Ce qui m'ennuie c'est plutôt les fringues. Tu me vois rentrer sapé comme ça dans un bar ? On va me demander si j'ai l'âge.

— On dira que t'as la permission de minuit.

William, le videur des Bains-Douches, était à 2 heures du matin au sommet de son art. Dans l'attitude caractéristique de sa fonction : dos contre la porte, bras croisés, regard impassible face à une meute de gens qui essayaient de comprendre pourquoi ils ne faisaient pas partie de l'élite. La semaine dernière, déjà, ils n'avaient pas pu entrer. La semaine prochaine, ils n'entreront pas. Mais ils essaieront à nouveau. Je ne me doutais pas encore que je faisais partie de ceux-là. William, muet comme une carpe, a pointé le doigt vers Etienne pour l'inviter à grimper les marches. Quand je lui ai emboîté le pas, William nous a fait comprendre qu'il n'était pas question que je suive. J'ai rougi d'humiliation.

— Cet imbécile ne sait pas ce qui est arrivé au dernier videur qui m'a interdit une entrée.

— T'es blacklisté à vie, faut t'y faire. William est solidaire de la profession, Gérard voulait que tu sois interdit de séjour partout, c'était pas une menace en l'air. Prends ça comme une volonté posthume...

Il a haussé les épaules.

— Les boîtes, pour toi, c'est fini. Maintenant t'es juste bon pour les kermesses, les bals popu, et le patronage.

— Pourquoi il te laisse entrer, toi ?

Il a ricané.

— Parce que j'ai connu cet endroit bien avant sa naissance, c'est ici que je venais me laver.

Il y a eu quelques sifflements dans la meute quand il est entré sans faire la queue.


Rien. Jordan n'a pas mis les pieds aux Bains-Douches depuis le soir où il a mordu Jean-Louis, et pour cause, William a pour consigne formelle de lui faire embrasser le trottoir s'il ose réapparaître après un coup comme ça. Personne n'avait vu le gars de la photo avant ce soir-là, personne ne l'a revu depuis. Tout Jordan qu'il est, à force de planter ses crocs un peu partout, il finit par se griller dans ses propres repaires. Ça prouve qu'il ne choisit ni le lieu ni le moment, mais qu'il peut péter les plombs d'une seconde à l'autre, et mordre, toujours pour la même raison. Jordan n'est pas un vampire. C'est juste une bête caractérielle qui répond à l'agression. Et encore, ce n'est même pas sa propre peau qu'il protège. Le saxo et ce salopard de Jean-Louis n'auraient jamais eu l'empreinte de ses mâchoires dans le cou s'ils n'avaient pas fouiné du côté de Violaine. Une sorte d'alter ego fragile aux allures de pute, il l'aime jusqu'à mordre pour elle, et si j'ai cette plaie violette sur la poitrine, c'est parce qu'elle l'aime jusqu'à mordre pour lui. Un amour malsain, névrotique. Jordan et Violaine, une dépendance, l'incube et la succube, deux malades qui veillent l'un sur l'autre. Deux fous qui s'aiment à en mordre la terre entière. Un jour, il faudra que je sache pourquoi.

Etienne est ressorti du Harry's bar avec un hot dog. Là non plus on n'a pas revu Jordan, et personne ne connaît le troisième larron. Mon pote ne se décourage pas, au contraire, il fonce droit vers Pigalle.

— Mange au moins une saucisse.

Voyant que je ne me décide pas, il se descend le hot dog entre deux changements de vitesse. Je ne sais plus ce que je fais dans cette voiture, dans mes baskets rouges, avec un monsieur qui en a des blanches et qui se goinfre comme l'ado qu'il est redevenu. C'est comme s'il voulait que la fête continue. Je ne sais plus vraiment à quoi ça sert, Bertrand est là où il veut être, et Jordan et Violaine, les maudits, n'ont pas besoin d'être dérangés.


5 h 00. Fatigue. Nous avons tourné dans des quartiers où je ne vais jamais, des coins sans boîtes ni bars, il a parlé avec un tas de mecs que je n'avais jamais vus. Je ne suis pratiquement pas sorti de la voiture. Il a fait ses allers-retours un peu partout, frais comme une rose, et pas une fois il n'a manifesté un signe de découragement.

— Qui c'est, ces gens ?

— Des contacts.

Encore une réponse énervante, il le fait exprès, mais je suis trop fatigué pour jouer à ça.

— J'en ai marre, Etienne. Arrête de t'acharner, tu vois bien que ça donne rien.

— On passe au 7007, Jean-Marc a peut-être quelque chose.

Bonne idée. Un verre au 7007, tranquille.

Le chinois est assis sur la voiture garée devant l'entrée, cinq ou six mecs discutent le coup autour de lui en attendant que les derniers danseurs ne se résignent. D'ici une demi-heure, le dise-jockey enverra une valse viennoise sur la piste afin de la vider pour de bon. Ça nous laisse le temps de siroter un mescal. Jean-Marc me met une petite claque sur la joue.

— Tu sais que normalement je devrais pas te laisser rentrer. C'est le mot d'ordre dans tout Paris.

— Tu vas pas me faire ce coup-là toi aussi, merde !

Des filles dansent, seules, avec un bon temps de retard sur la musique, mais elles dansent quand même, jusqu'au bout. On s'installe au bar, le parfum fumé du mescal me revient en mémoire, Etienne commande une margarita. Je sens l'heure bleue arriver. Des Américains, au bar, s'amusent gentiment entre eux, parlent fort, ils cherchent la conversation, et c'est bien la dernière chose dont j'ai envie. Jean-Marc nous rejoint. Je lui montre la photo.

— Vous m'auriez demandé directement, au lieu de traîner dans la rue... Ce mec-là, c'est un naze, il zone dans la figuration, sur les plateaux de tournage, il vend un peu d'herbe, on lui laisse faire des panouilles rien que pour ça. C'est le genre à vendre des trucs tombés du camion, c'est un pousse-mégot, le roi de la petite gratte. Je vois pas comment il peut être pote avec quelqu'un comme Jordan. Je le connais pas mais je l'ai vu sur le tournage de mon film.

Il dit mon film pour parler d'un truc pour la télé où il jouait le rôle d'un méchant dealer d'héroïne dans le Chinatown du XIIIe. Il l'avaient arrangé, le Jean-Marc, tout en cuir, bandeau rouge sur la tête, cran d'arrêt pour goûter la poudre, trop beau pour être vrai. Ensuite il a fait deux pubs en lutteur de sumo et une en pistolero mexicain juché sur un âne. A la suite de quoi, il a renoncé à l'idée de jouer Hamlet un jour.

— Où est-ce qu'on peut le trouver ?

— J'en sais rien, je oonnais même pas son nom. Mais rien qu'avec ça tu peux te débrouiller, non ?

— Si.

Les deux Américains rigolards se retournent vers Jean-Marc en poussant des petits cris, ils lui tapent sur le ventre et sur les épaules, une saine camaraderie de vestiaire, tout ce qu'il déteste en temps normal.

— Comment il va le big man !

— Hey big chief !

Jean-Marc se prête au jeu avec une bienveillance que je ne m'explique pas. Il se retourne vers moi et me dit à voix basse :

— Je les claquerais bien, ces deux crétins, mais ils viennent tous les jours, et je vais à New York en juillet.

— Et t'aimerais éviter de payer l'hôtel.

— On sait jamais. Ils sont hospitaliers, les Ricains. Et tu sais ce que ça coûte, une piaule là-bas ?

Jean-Marc nous présente les deux zigotos. Bonjour Stuart, hello Ricky. Dès qu'on leur dit nos prénoms, ils nous appellent immédiatement Steven et Tony. Ils sont complètement bourrés, l'un d'eux me demande :

— Vous êtes dans quelle branche ?

Et pourquoi pas mon poids en dollars, hein ? Encore un qui n'est pas habitué à la nuit et aux gens qu'on y croise.

Les noctambules sont discrets sur ce qu'ils font le jour, sans doute parce que la plupart d'entre eux ne font pas grand-chose. Mr. Laurence répond systématiquement « rien », comme s'il en était fier. Parfois il s'amuse à jouer les consuls ou les attachés culturels, et pas pour frimer, juste pour voir combien de temps il peut tenir le rôle avant que son interlocuteur ne se mette à douter.

— So what, t'es dans quel business, my friend ?

Le couplet de Bertrand me revient en mémoire, tout une démonstration pour dire que les diplomates sont au zénith du parasitage mondain et qu'ils vivent à plein temps le rêve absolu : représenter la France, un verre à la main, dans les réceptions officielles sous les tropiques... N'ayant pas autant d'imagination, je donne toujours la même réponse. En général ça ne soulève aucune curiosité.

— Je suis chômeur, je ne sais pas comment ça se dit, dans votre pays...

Ceux qui travaillent n'ont pas forcément envie qu'on le sache non plus. Je me souviens d'une espèce d'esthète qui s'appelait Rodrigo, grand, brun, fines moustaches, toujours avec des chapeaux excentriques et des habits de lumière, un accent hispanisant qui intriguait les filles. Le roi du Palace, Rodrigo. On l'a croisé à la Salpêtrière, le matin où Mister Laurence s'est foulé la cheville. Il portait une blouse blanche, poussait des chariots de bouffe et se faisait engueuler par l'infirmière en chef. Autre cas célèbre : Arnaud qui organise des fêtes grandioses tous les mercredis soirs, sur une péniche amarrée vers le Pont d'Austerlitz. Il porte des chaînettes enroulées autour de l'épaule droite, il danse et boit plus que ses clients, et le lendemain matin, personne ne se doute qu'il a à peine le temps de se changer pour réintégrer son bureau du ministère des finances où de très hautes fonctions l'attendent.

Pour nous, la face cachée des gens, leur double vie, c'est le jour.

L'Américain ne cherche pas vraiment à discuter, il chahute, la cravate de travers, et continue de picoler. Jean-Marc leur tient le crachoir avec une rare complaisance. En tant que parasite, je ne peux pas lui jeter la pierre.

— Tu connais quelqu'un dans le cinoche ? me demande Etienne.

— Oui, un critique, pas une grande pointure, c'est plutôt le genre fanzine destroy, mais il est gentil.

Les deux Ricains nous demandent ce qu'on boit pour nous commander la même chose, comme si on avait encore envie de boire, comme si on avait envie de boire la même chose. On ne refuse pas. L'alcool passe plutôt bien et me brûle doucement l'intérieur.

— You know what ? tu sais à qui tu me fais penser, big man ? Au chef indien dans...

Vol au-dessus d'un nid de coucou, je sais. T'es jamais que le deux millième à me le dire.

Celui qui s'appelle Stuart a une vraie gueule d'Américain, des dents saines, un buffet gonflé aux vitamines, le genre qui aime la piscine et la défonce. Son pote parle fort. J'ai bâillé et demandé à Etienne ce qu'il avait envie de faire. La tête posée sur ses bras croisés sur le comptoir, il n'a pas répondu.


La salle est complètement vide et, toutes les lumières éteintes, le club des irréductibles vient d'ouvrir dans la petite salle du bas. Jean-Marc a été récompensé de sa patience quand le prénommé Ricky lui a donné son adresse dans L'East Side. Beau travail. Tout de suite après, il a dit : « On peut se tirer, je croquerais bien un truc. » J'ai réveillé Etienne d'un coup de coude dans les côtes. Surpris, hagard, il m'a demandé ce qui s'était passé durant son sommeil.

— Oh ! pas grand-chose. Celui qui s'appelle Stuart a dit cinq ou six fois qu'il aimait les gens sains, il a brûlé un billet de dix dollars pour nous prouver à l'esbroufe que l'argent n'a pas de valeur, puis il a instauré une certaine paranoïa dans la conversation, il a dit que les barmen sont de formidables indicateurs, que c'est chose courante chez lui. Il a dit qu'il aurait aimé être flic, un bon flic de base, un peu pourri, comme dans les films, mais qu'il a le sentiment d'avoir raté quelque chose en bossant dans l'import export. Ricky a dit qu'il n'aimait pas les mots qu'il ne comprenait pas car il a peur d'être pris pour un con, et à un moment, il a proclamé que les Etats-Unis n'avaient rien à envier à la France et que les Parisiens se prenaient pour les intellectuels de l'Occident. Ensuite... Attends voir... Ah ! oui, ils sont tombés d'accord sur le fait que leur vin était devenu meilleur que le vin français, que les plans originaux de Cabernet sont américains, et que bientôt ils auront les années, que nos hamburgers sont toujours aussi dégueulasses, que le seul souci des français est de passer pour des Américains, et plein d'autres choses comme ça. Ce en quoi il n'avait pas tout à fait tort, compte tenu de cet accoutrement que je porte depuis cette nuit. Après... Je crois que c'est tout, depuis tout à l'heure ils se refont des scènes de films avec des flics et des gangsters, et je ne comprends rien. Tu veux savoir autre chose ?

— Non.

Stuart, bourré à mort, vise la tête de son pote, le pouce et l'index tendus pour évoquer un revolver. Et en ne remuant que la lèvre supérieure, il dit :

— This is the forty four magnum, the most powerful handgun of the world, so go ahead, punk ! Be my guest. Take your chance and make my day.

L'autre répond :

— O.K. ! you got a pièce ? You carry a pièce ? This is a secret signal for a secret service ?

Ça se tape sur les cuisses. Stuart lève le doigt en l'air et fait :

— I want you to sweat, I want you to give some sweat, I want you to sweat.

J'en ai marre. Je fais signe à Jean-Marc et Etienne que je pars.

— Are you talking to me ? Are you talking to me ? me dit Ricky en se frappant la poitrine avec la main.

— Comprends pas, don't understand, moi pas comprendre la langue de Shakespeare, et moi pas persuadé que ce soit la langue de Shakespeare, moi juste savoir dire fuck ! fuck you man ! yeah man ! Après, je bloque.

— J'ai faim, a dit Stuart.

— Nous, on va se coucher, j'ai dit, radical.

Une demi-heure plus tard on s'est retrouvés tous les trois devant des frites, près de la station de métro Chevaleret, dans le petit restau des livreurs de la SERNAM. C'est le moment que j'ai choisi pour décrire à Jean-Marc le corps de son ex-collègue du Moderne. Ça a produit l'effet escompté, j'ai récupéré sa part de frites et l'ai engloutie avec bonheur.

* * *

Chez Etienne, je n'ai pas tergiversé longtemps sur la question du sommeil, son bien-fondé, son urgence, j'ai juste perdu connaissance pendant que je réglais le réveil pour 9 h 30. Quarante-cinq minutes de voyage intérieur où j'ai intensément rêvé de mon propre corps, j'ai vu mes os reprendre leur taille réelle, mes neurones passés au peigne fin et mon cœur émerger des entrailles pour retrouver sa place originelle. Sans réveiller Etienne, j'ai fait un café serré qui a fait le reste du boulot et j'ai téléphoné chez Sébastien, le critique de ciné.

Je l'avais connu à la fac, à l'époque où il avait la ferme intention de devenir producteur et racheter Hollywood. En attendant, il a survécu, comme nous tous, grâce aux tickets de restau-U. Ensuite il a fait deux courts métrages underground qu'il se démenait pour imposer dans les festivals, puis il a trouvé ce job de journaliste. Sa fiancée m'a dit qu'il était en projection, dans une salle des Champs-Elysées, sans savoir où il allait ensuite.


Une avant-première de film. La projection de presse en présence de toute l'équipe, suivie d'une espèce de buffet dînatoire, vers midi, avec tout ce qu'il faut de Champagne pour s'attirer les bonnes grâces des critiques. Ça m'a rappelé des souvenirs agréables. On a toujours aimé ça, Bertrand et moi, c'était une des rares occasions de commencer la soirée à midi. On arrivait vers dix heures du matin, on s'affalait dans des fauteuils en s'amusant du spectacle de la profession qui se retrouve et s'embrasse, et puis, c'était au choix : on en profitait pour s'abandonner à une rare qualité de sommeil pour écluser un reste de ténèbres. Ou bien on regardait le film, juste pour en parler en société des mois avant tout le monde. Ensuite on bâfrait. On congratulait. L'après-midi passait en un clin d'œil et nous étions déjà bien chauds et fin prêts pour attaquer la soirée. Je me souviens de l'époque où une chaîne de télé laissait ses studios ouverts au public pendant l'enregistrement des jeux à la con où des gens répondent à des questions pour gagner des objets. Trois jours par semaine de 10 heures à 18 heures. On y passait pour une petite sieste, pour une tournée de rigolade, pour rien du tout. Mais, pas chiens, on leur faisait une claque enthousiaste. A cette époque, notre seule occasion de regarder la télé, c'était en salle.

Pathé Marignan, 10 h 05. Le film a commencé pile à l'heure. Je dis à l'attachée de presse que je suis le pigiste de l'info cinéma pour une chaîne câblée, lui donne mon nom, le vrai. Elle me laisse entrer en me donnant un tee-shirt de promotion avec le titre du film imprimé sur la poitrine et dans le dos. Je me serais bien passé de la séance mais comment jouer le critique crédible en arrivant pour le générique de fin. Mes yeux s'habituent à l'obscurité, j'inspecte les derniers rangs au cas où Sébastien aurait eu la bonne idée de s'y coller mais j'abandonne très vite. Deux heures à perdre, coincé. En m'installant sur un strapontin, j'ai pris la grave décision de me laisser aller à une fiction clinquante en espérant qu'elle m'entraîne le plus loin possible.


Les applaudissements m'ont réveillé, suivis des claquements feutrés des sièges qui se rabattent. Le flux des spectateurs hagards m'emporte avec lui, un cortège silencieux, encore habité par des images qu'on chasse en se frottant les yeux. J'ai dû rater un bon film. Sébastien m'attrape par le bras et allume sa clope.

— Comment t'as trouvé, Antoine ?

— Je suis encore dedans, je peux pas dire. En fait, c'est plutôt toi que je venais voir.

— T'as le temps de boire un coup ?

— Non.

— Me dis pas que t'as des horaires et que t'as laissé tomber les petits fours.

Il serre la main à des collègues, échange quelques bons mots à usage interne.

— Alors juste un... dis-je.

Formule stupide qui m'a échappé. Je me suis fait l'effet d'un pauvre bougre qui se sent glisser sur la pente coupable des soirs de paie. Alors juste un...

Deux coupes qu'il confisque à d'autres mains, moins rapides. Encore quelques embrassades obligatoires. Je ne peux pas l'accaparer pendant qu'il fait son boulot. Je me laisse tenter par une seconde coupe qui m'est apparue sans que je la cherche, et la descends en deux traits. Est-ce que cela voudrait dire que je suis définitivement guéri. Ou définitivement foutu. J'essaie de l'emmener dans un endroit discret pour lui montrer la photo, mais il se laisse happer par ses collègues, prend des notes et s'assure toutes les cinq minutes que j'ai bien de quoi boire et manger pour me faire patienter. Et ça m'énerve. Le fait d'être systématiquement réductible à un gentil parasite qui a le gosier en pente commence à me peser. Surtout depuis que le cloporte s'est mis à fréquenter les sangsues. Je l'attrape par le bras, à bout de patience.

— Je t'envie, Antoine... rien à penser qu'à faire la fête. C'est bien toi le plus heureux, tiens... Tu m'excuses mais moi j'ai du travail.

Il a sournoisement appuyé sur le dernier mot.

Travail.

Je l'ai laissé repartir vers ses collègues.

Travail.

J'ai accusé le coup et me suis assis sur les marches du cinéma, comme sonné, une coupe vide en main.

Travail?...

C'est bien ce qu'on dit des parturientes prêtes à expulser la vie ? C'est ce truc qui passe avant même la famille et la patrie ? C'est bien ce machin qui rend libre, d'après les nazis ? C'est bien ça, le travail ? Et c'est toi, petit homme, qui vas me faire tout un catéchisme sur le principe de réalité ? Rien qu'en deux syllabes ?

Le travail ? Quand, dès l'enfance, les cours de lettres contredisent ceux de mathématiques. Quand le rêve n'est pas une science exacte. Quand on ne sait plus comment aimer la vie quand on va au cinéma. Quand il ne reste plus qu'à attendre les petits matins plutôt que les grands soirs.

Travail.

Ça durera le temps que ça durera, mais je continuerai à m'immiscer dans les sécrétions huileuses de la machine, les parois graisseuses du système, en pensant que le Champagne est la réponse à toutes les questions et que la fête est le dernier rempart contre le travail.

Ce que tu ne soupçonnes pas, petit homme qui se fout de ma gueule, c'est qu'à l'instar du labeur, la fête ne s'arrête jamais non plus. Que si l'on a du mal à cerner l'essentiel, il nous reste une chance d'essayer avec le futile. Comment te raconter qu'un soir plein de flonflons et de folie ébrieuse, j'ai vraiment cru, juste quelques secondes, posséder l'être du monde. Ces rares moments de grâce où tout s'imbrique sans qu'on sache vraiment quoi, peut-être un riff de guitare, un sourire inconnu, le regard d'une belle, deux coupes qui s'entrechoquent, une petite phrase impeccable, la brutale évidence d'avoir un ami. Ça arrive sans prévenir, ça dure le temps d'une étincelle, et ça s'oublie au réveil. C'est pour la retrouver, chaque soir, que je furète. En sachant mieux que personne que le piège du lendemain m'attend déjà, béant, les mâchoires grandes ouvertes.

Les gens s'en vont, on remballe. Sébastien me dit qu'il a une autre projo, qu'il est pressé. Je lui montre la photo. Il ricane :

— C'est pas en te faisant copain avec des zozos comme ça que tu vas grimper au box-office.

Il m'a proposé de rappeler chez lui en fin d'après-midi.


En entrant dans le Hard Rock Café, sur les coups de 21 heures, je n'ai toujours pas trouvé de réponse à la question : comment déjouer la vigilance d'un sumotori sans bousculer son centre de gravité ? Il est là, tout seul, sans les habituels compagnons de route dont il aime s'entourer, devant un capuccino et un bouquin. Point de mire des curieux qui chuchotent aux tables voisines. Ses cheveux fins et noirs, dénoués, lui tombent sur les épaules et lui donnent l'air d'un Sitting Bull fatigué de la folie des visages pâles qui le verraient bien dans une réserve.

Mezzo voce, Jean-Marc a remis Gérard sur le tapis. D'après lui, personne n'est encore au courant de sa disparition.

— Encore heureux que t'as quinze témoins barbus pour dire que t'as pas fait le coup, au cas où on saurait qu'il t'avait menacé de mort et que tu lui as pété sa meule.

Il a envie d'en parler, moi pas. Durant toute la conversation j'ai cherché une monnaie d'échange contre le service que j'allais oser lui demander. Nous ne sommes pas assez copains pour que je joue l'affect, pas assez étrangers pour lui proposer le fric qu'il n'accepterait pas.

Depuis bientôt cinq jours que je m'abîme dans cette embrouille, il me regarde tomber, presque en voyeur, et ce soir je dois lui demander de faire un petit bout de chute avec moi.

— J'ai l'adresse perso du type sur la photo, j'ai essayé d'appeler à son boulot mais ça n'a rien donné.

— Et alors ?

— J'ai plus le temps, demain j'ai rendez-vous à midi avec un vieux qui va me demander des comptes sur Jordan, et moi sur Bertrand. Le vampire a disparu et son hystérique aussi, il sait que je le cherche, il se planque, plus question d'écumer les rades en espérant le cueillir pendant qu'il descend son Bloody Mary, j'ai plus que ce gars-là.

— Et alors ?

— Et alors... Tu prendrais pas un cheesecake, ou un brownie ?

— Pas faim, et faut que j'ouvre la boîte dans trois quarts d'heure.

— Et si le brownie t'allais te le taper là-bas, 42e Rue ? Le vieux me donnera du fric, et demain, je file à la Panam pour réserver un vol, et je te prends une chambre au Chelsea juste pour un week-end.

Il s'est laissé le temps de la réflexion, avec, dans ses yeux bridés, quelque chose comme une insulte. Je ne sais pas manier la carotte, mais lui sait manier le bâton.

— Tu t'y prends mal, Antoine. J'aime pas ça. T'es demandeur, alors accouche, et fais-la courte.

— Je dois rendre visite à ce mec et j'ai besoin de toi comme...

— Comme argument de persuasion.

— De dissuasion, plutôt.

— Merci. T'es pas le premier qui me demande, mais d'habitude ça serait plutôt une bagnole à récupérer ou un magnétoscope.

Silence.

— Tu connais ma réputation, Antoine. C'est quoi ma réputation, Antoine ?

— « L'homme qui n'a jamais eu besoin de coller une seule baffe de sa vie. »

— Exact. Et compte pas sur moi pour foutre dix ans d'image de marque en l'air.

— T'auras rien à faire. Juste être là.

— New York, j'y vais pas avant juillet, et j'ai déjà mon bifton, et j'irai squatter chez les deux Ricains bourrés de ce matin. T'es mal barré.

— Déconne pas, Jean-Marc. Tu me vois faire peur à qui que ce soit, avec mes petits poings nerveux ?

— La violence, tout de suite... Propose-lui du pognon, avec un peu de bol c'est peut-être un vénal. Remarque, t'as de la chance dans ton malheur, c'est pas le genre à appeler les flics, avec les trafics qu'il fait. Et peut-être qu'il est pas vraiment pote avec Jordan. Propose-lui un billet pour New York.

— T'es con.

— Vas-y avec Etienne, il t'aime plus que moi. Lui aussi, il a des arguments. On sait pas trop lesquels, mais ça marche toujours.

— J'ai évité de lui en parler, il aime pas ça.

— Quand est-ce que tu te démerderas tout seul, Antoine ?

Il se lève en grognant puis se met un élastique dans la bouche et rassemble ses cheveux.

— Tu me lâches ?

— Non, je vais passer un coup de fil à un pote qu'a les clés du 7007.

* * *

Un septième étage près de la mairie du XIXe, pas loin des Buttes-Chaumont. Le gars n'est pas là et ça fait presque une heure qu'on l'attend dans la cage d'escalier en gardant une main sur la minuterie qui découpe le temps en tranches de lumière de trois minutes. Jean-Marc a eu tout le loisir de me raconter ce qu'il allait faire pendant ce week-end bonus à New York City. Il m'a extorqué un jour de plus, un vol en classe affaire, et un petit peu d'argent de poche pour faire la tournée des boîtes, parce que là-bas, il paye son écot, comme tout le monde, et ça le dépayse. Malgré tout, je me plais à penser qu'il n'aurait pas rendu ce service au premier venu. Et qu'il le fait, aussi, parce que je suis un peu moi, une espèce d'Antoine qui joue les méchants par procuration et les détectives aux petits pieds.

A force d'attendre dans le silence de cet escalier en béton, tout près du vide-ordures, on finit par oublier l'heure et le dehors, on chuchote des trucs en essayant de se calmer, de penser à autre chose. Jean-Marc est là, vautré sur les marches qui lui cassent les reins.

— Tu sais, Antoine... New York, c'est un truc spécial, pour moi. C'est la seule ville qui fasse des pantalons à ma taille. Quand je rentre dans un magasin on me regarde comme un client, quand je me balade dans la rue on me regarde plus du tout, et ça repose. Ils laissent une place aux bizarres, à tous les hors gabarit. C'est leur côté king size. Des comme moi, ils en ont.

— Tu dis ça mais t'aimes bien le petit air inquiet du quidam qui traverse la rue pour te laisser le trottoir entier.

— Tu crois ?...


On a parlé, longtemps. Puis on s'est murés dans le silence, par ennui, j'ai même cessé d'appuyer sur la minuterie. J'ai gardé une oreille vers l'ascenseur.

Pour m'évader de cette cage d'escalier froide et nue, je repense à tout ce confort qui m'attend, cet été. Qui nous attend, Bertrand et moi. Notre combine pour partir en vacances sans quitter Paris. Durant l'exode estival, des gens nous laissent les clés de leur appartement. Et pas par grandeur d'âme, non, ils se sentent sécurisés à l'idée qu'on relèvera le courrier, qu'on le réexpédira, qu'on nourrira les chats, qu'on sortira les chiens, qu'on aérera, qu'on s'occupera des plantes avec amour, et qu'on répondra au téléphone, soit pour transmettre les messages urgents, soit pour éloigner d'éventuels cambrioleurs qui bossent dur pendant la période. Tout le monde est content, l'été dernier nous avons même eu du mal à satisfaire la demande, on s'est partagé le boulot. Le parasitage utile. On assure nos prestations avec un zélé inouï, et on se vautre dans les lits, on se repose, on tape dans les congélateurs qu'on nous laisse pleins, on fait des économies, et avec nos points de chute disséminés un peu partout, on ne prend plus un seul taxi. En attendant le second mois chaud de l'année, septembre et ses inaugurations, ses réouvertures. De quoi faire le plein de Champagne en attendant les heures noires et la bise automnale.


Brusquement, vers les 2 heures du matin, il s'est massé les côtes, furieux, en disant que sa nuit de boulot était foutue. J'ai cru à nouveau qu'il me lâchait.

— Y en a marre ! Mais qu'est-ce qu'il fout ce con !

Sans comprendre, je l'ai suivi sur le palier, il a toqué de nouveau à la porte avec une rare violence. J'ai eu peur que le bruit ne réveille le locataire d'en face. Jean-Marc a tâté vers les gonds de la porte en bois puis vers la serrure.

— Arrête tes conneries, Jean-Marc, on a qu'à repasser.

— Ta gueule.

C'est ce que j'ai fait, tout de suite. Dans l'état où il s'est mis, je pourrais bien recevoir la première baffe de toute sa vie, ruiner sa légende, et il s'en fout totalement. De taureau assis il s'est métamorphosé en taureau furieux, comme ça, sans prévenir. La porte fléchit en haut et en bas quand il y appuie le poing. Il prend son élan et fait craquer la serrure dans un bruit sinistre, puis m'attrape par le col et me pousse à l'intérieur. Pas eu le temps de le dissuader. Il a allumé la lumière et bloqué la porte avec une chaise. Puis il s'est mis à soupirer d'aise.

— C'est ce qu'on aurait dû faire tout de suite, bordel.

Il a soupiré encore, soulagé, quelque chose comme un sourire lui est revenu aux lèvres.

— C'était sa porte ou sa gueule. J'ai fait le bon choix, non ? On n'est pas mieux, ici, hein, mon p'tit Toinan ?

Le ici est un ramassis de bordel qui traîne par terre, sur deux pièces. Des cartons pleins, un canapé en cuir, un répondeur, des disques en pagaille, une bibliothèque encastrée dans le mur, un coin kitchenette. Jean-Marc passe un coup de fil à son collègue pour lui dire qu'il ne viendra pas cette nuit. Puis va faire un tour dans la chambre, d'un pas léger qui slalome entre les cartons, sans se douter une seconde que la violation de domicile est un truc que le sens commun réprouve. C'est bien fait pour ma gueule. Moi, le parasite, qui aime s'insinuer chez les gens par le biais, sous leur nez, je me retrouve devant le fait accompli, avec une serrure fracassée sur la conscience. Qu'est-ce que j'avais imaginé ? Qu'en faisant appel à Jean-Marc j'aurais la garantie que ça se passerait façon gentleman agreement ?

Sans savoir quoi faire, je m'assois un instant sur le canapé. Jean-Marc ne revient pas et ça finit par m'inquiéter. Je me relève, tourne en rond, fais des gestes en l'air, comme si je parlais avec mon avocat. Tout à coup, j'entends des cliquetis bizarres et une espèce de musique à faible volume venant de la chambre. Je m'y précipite en imaginant le pire. Plus besoin de l'imaginer, il est là, sous mes yeux.

Le gros cheyenne, affalé sur un matelas recouvert de draps noirs. Les bras croisés sous la nuque. Les yeux rivés sur une télé géante où défile le générique d'un western.


— Ce mec a une de ces vidéothèques... il dit.

Je reste là, consterné.

— Hé ! Toinan, tu peux regarder dans le frigo ? Je me ferais bien un Schweppes. N'importe quoi, un jus de fruit. Fait une chaleur d'enfer, ici.

Henry Fonda, sur l'écran.

Je ne sais pas si c'est la chaleur, mais je me mets à transpirer, à trembler. C'est bien fait pour ma gueule. On pense connaître les gens, on leur demande un service, et on ne se doute pas une seconde qu'on va déclencher des phénomènes imprévisibles et terrifiants. Jean-Marc, je ne l'ai jamais connu que dans l'encadrement d'une porte de boîte de nuit, peinard, en plein boulot, inspirant le respect au tout-venant. Et je le vois là, tout aussi peinard, après une intrusion en règle.

— Tu veux pas ouvrir la fenêtre ?

— ... Excuse-moi de te dire ça mais... tu... tu crois pas qu'on charrie un peu...

— Qu'est-ce que t'as, encore ? C'est pas le roi de l'incruste qui va se mettre à freiner maintenant. Il est trois heures du mat', s'il arrive ton zozo, c'est pas parce que je mate une cassette qu'il va choper les plombs. Putain ce qu'il fait chaud, ici...

Terence Hill sur l'écran.

— J'suis sûr que si tu fouilles bien tu vas trouver une enveloppe d'herbe planquée quelque part. Roule- toi un joint, ça va te détendre.

Je retourne vers le canapé sans prendre la liberté de m'y asseoir.

— Et tu penses à mon Schweppes, t'es gentil.


4 h 20. Une bouteille de vodka, un verre. Je n'ai pas osé bouger du canapé, en sursautant les deux ou trois fois où l'ascenseur s'est mis en marche. Mais quelque chose s'est calmé, à l'intérieur. La vodka m'y a aidé. Jean-Marc continue de se goinfrer d'images et de lait frais. Avant de changer de film, il s'est même tartiné un sandwich au peanut butter. Pour tromper mon angoisse j'ai fouillé dans les cartons et je n'ai rien trouvé que des bibelots, des gadgets dans leurs boîtes d'emballage, des vêtements en cuir, neufs, avec leurs étiquettes et tout un bocal de barrettes magnétiques blanches qui font bip-bip en sortant des magasins. Pas de trace de dope. Pas d'agenda ni de carnet d'adresses. Dans la bibliothèque, j'ai feuilleté des livres d'art reliés cuir, que personne n'avait jamais ouverts avant moi. Au-dessus, trente exemplaires immaculés du Larousse du cinéma. Et puis, au milieu de tous ces rutilants volumes, une vieille chose à la tranche jaunie.

Une sorte de vieux manuscrit tapé à la machine, avec une couverture en carton couleur pisseuse, relié par des pinces. Une odeur de papier presque moisi. Celui-là avait été lu, relu, corné et épluché à travers les âges. En page de garde, j'ai lu :

FIGURES DU VAMPIRISME DANS LE SCHEMA DES NEVROSES.

Ça m'a vrillé les entrailles, d'un coup.

Sous le titre, le nom de l'auteur de la thèse : Robert Beaumont. Une date : 1958. Sur la page suivante, des remerciements à plein de gens, des professeurs, des universitaires, et le directeur de l'école freudienne. Juste en dessous, une citation en italiques tirée de Dracula de Bram Stocker.

J'en ai oublié tout le reste.

Je me suis passé la main sur ma cicatrice.

Et j'ai lu.

* * *

J'ai lu sans comprendre, je n'ai pu que percevoir ça et là le sens de certaines phrases qui s'échappaient de l'imbrication du raisonnement psychiatrique. Un langage de spécialiste, méticuleux, sentencieux souvent, un langage qui vous regarde de haut et qui se donne avec peine. J'ai lu avec la sensation d'avoir raté les épisodes précédents, que ça n'avait pas été écrit pour moi. Une autre violation de domicile où je me suis retrouvé coincé à l'intérieur, pris au piège, sans pouvoir en sortir. J'ai lu avec rage.

Globalement j'ai compris que l'auteur prenait des phénomènes tirés de l'imagerie classique du vampire pour établir des analogies avec une variété choisie de maladies nerveuses. Nosferatu version Freud. Loin de cerner le détail, je me suis raccroché à quelques points précis qui m'ont plus parlé, à commencer par le non-regard dans le miroir.

Le refus de sa propre image. Ça semble être un symptôme presque banal chez des sujets traumatisés par l'abandon. N'ayant pas été reconnu, il ne se reconnaît pas non plus, et il a besoin du regard de l'autre pour comprendre qu'il existe. Violaine et ses yeux fixes.

Puis, tout un chapitre sur la symbolique de la morsure, sur le désir de l'autre dont on se nourrit. Le toubib a brodé sur le thème, en s'amusant parfois, avec des envolées lyriques et des métaphores sanguinolentes. Ça m'a fait l'effet d'un onguent sur la plaie de ma morsure, Jordan et Violaine sont redevenus humains, tarés mais humains, et ça fait du bien de les voir sortir du fantastique pour tomber dans le médical, même violent. Parce qu'on a beau aimer le mystère des gens et les personnages à clés, on se sent pourtant soulagé de ne trouver qu'un peu de poussière dans leurs tiroirs, comme dans tous les tiroirs. Des vieilleries dans leurs armoires. Et, dans leurs placards, des vieux trucs enfouis qu'ils n'ont jamais réussi à fourguer. Jordan et Violaine, le vampire et la vamp, des perturbés parmi tant d'autres, mais qui en jouent, qui ont pris le parti de s'en amuser, des poètes désaxés ou des chiens qui ont peur et qui s'évanouissent dans la nuit après avoir mordu.

Le toubib avait gardé le meilleur pour la fin, tout un laïus habile sur le refus névrotique du jour. Là, j'ai vécu un petit moment de bonheur, j'ai fêté ça à la vodka. Elle était là, la maladie, celle que j'avais moi-même perçue chez Grégoire et les autres, mais avec mes mots à moi, tout seul, comme un grand. Il m'avait suffi de l'approcher, de la voir naître et éclore chez les paumés du point du jour.

C'est là où j'ai eu la trouille et que le manuscrit m'a brûlé les doigts. Brusquement il m'a fait horreur. D'élixir il est devenu fiel, parce que j'ai réalisé, presque trop tard, que tout ça parlait aussi de moi.

— Espèce d'enfoiré, je te dérange ?... Ordure de merde...

La chaise près de la porte fracassée est tombée à terre, et tout de suite après : les yeux du type ivre de rage. Pas eu le temps de réagir, il a gueulé fort. Moi aussi, pour appeler Jean-Marc, mais le type a vite saisi le premier truc qui lui tombait sous la main et l'a brandi en visant ma tête. Jean-Marc n'arrive pas, on m'empoigne par le col et me plaque contre le mur.

— Je vais t'éclater la gueule !

Je me suis protégé le front, et j'ai gueulé le nom de Jean-Marc.

Et puis, plus rien.

Rien.

Le blanc.

Je n'ai plus senti la pression de son poing sur ma gorge. J'ai pu voir ses bras ballants. Et ses yeux épouvantés, ailleurs, très loin, vers la chambre.


La vision.

Vision d'une créature dorée et lisse. Magnifiquement ronde. Aurifiée. Scintillante. Le halo de lumière qui en émane est du même or et irradie la pièce.

BOUDDHA.

Les yeux bridés et mi-clos, ceux d'un roi Mongol prêt à toutes les cruautés. Sa natte lui caresse le cou. Juste après l'apparition, il s'est assis sur le tapis, léger comme une feuille morte, et a déroulé ses jambes avec une lenteur éléphantesque. Pour se statufier, enfin, en bonze nu.

Majestueux.

J'ai entendu le bruit métallique de la matraque en métal de notre hôte tomber sur le carrelage.

L'apparition m'a terrassé autant que lui.

Jean-Marc, en slip. A peine sorti du sommeil. Engourdi de chaleur. Immobile. Il se redresse un peu pour bâiller et s'étirer. Le slip a disparu dans les chairs. Bouddha est nu.

J'étais pourtant habitué à sa silhouette...

Juste après la stupeur, l'angoisse. Le type s'est mis à trembler, cloué au sol, il a voulu geindre quelques mots absurdes. J'ai mis un bon moment à comprendre qu'en fait il ne faisait que me supplier afin qu'il ne le touche pas.

Jean-Marc, toujours muet et immobile, émerge mollement d'un bon petit roupillon.

— Je vais rien piquer ici. Je vais même pas tarder à me tirer, j'ai fait.

— Et... Et Lui... vous... l'emmenez avec vous ?

— Je sais pas. C'est un peu comme Il veut.

— ... Bien sûr... Comme II veut...

— Il aimerait bien savoir comment tu connais Jordan, qu'est-ce qu'il fout dans la vie, et où on peut le trouver.

— Jordan oui Jordan Régnault bien sûr oui l'internat de la Pierre Levée dans la Somme en 1969 sortie en 78 il vit dans des hôtels je lui garde ses affaires il passe ici des fois.

C'est la première fois que je vois un mec en train de frire de peur. Il va nous péter dans les doigts si on ne le calme pas un peu.

— On va y aller doucement. Tu recommences tout, en clair, avec plein de détails.

— Peux... pas... Aidez-moi...

— Qu'est-ce que tu veux ?

— Qu'il se... qu'il se rhabille.

Compréhensible. J'essaie d'imaginer le gars qui rentre dans son sweet home à 5 heures du matin et qui tombe sur un lutteur de sumo à poil sortant de son lit pour se vautrer sur son tapis.

— C'est délicat. Personne ne lui a jamais dit d'aller se rhabiller.

— S'il vous plaît !

Je fais un signe de tête à Jean-Marc, doucement sorti du coaltar. Il enfile mollement son tee-shirt 4XL et son Levi's géant. On attend un moment que l'agité se calme.

— Alors, Jordan ?

— On s'est connus au pensionnat, Violaine et lui étaient orphelins.

— Violaine ?

— Sa sœur.

— Hein ?

— Sa sœur jumelle.

— Tu te fous de ma gueule ? Tu trouves qu'ils se ressemblent ?

— Vous énervez pas, pitié ! Ça va l'énerver, Lui aussi. Je vous jure de me croire ! C'est des faux jumeaux, c'est pas des monozygotes comme ils disent, mais c'est quand même vrai.

Bien sûr que c'est vrai. C'est même lumineux. Comment un truc aussi évident a-t-il pu m'échapper !

— Ils viennent d'une famille bourge, leurs parents sont morts quand ils avaient six ans, on les a collés dans une pension chicos.

— Parce que toi, t'as vraiment l'air de sortir d'une pension chicos.

— Mais je vous jure que c'est vrai !

— Continue.

— Les garçons et les filles étaient séparés. Violaine était déjà bien déjantée à l'époque, on la montrait à des spécialistes, elle voulait voir que son frère, et lui, il la protégeait comme un furieux, déjà tout môme il piquait des crises quand on lui laissait pas la voir. Toutes les nuits il faisait le mur pour aller la retrouver, ça m'avait frappé, et moi je l'enviais d'être assez gonflé pour faire des trucs comme ça. Toutes les nuits, entières. Il récupérait pendant les récrés, il dormait en classe. Il avait pas vraiment besoin d'écouter, c'était une tronche, Jordan, on était des débiles mentaux à côté de lui. Avec moi, il parlait, mais pas beaucoup, sorti de sa sœur il cherchait pas vraiment à communiquer, paraît que ça arrive, avec les jumeaux. A la majorité, les tauliers ont pas été fâchés de les voir partir.

— Et depuis ?

— Ils zonent la nuit, je les ai plus jamais revus en plein jour. Pas d'emmerdes de fric, ça doit être la rente familiale, ils ont des thunes, les Régnault, mais ils sont discrets dès qu'on touche à ces trucs-là. On se voit de temps en temps. Ils changent d'hôtel souvent, toujours sans bagages. Il m'a demandé de lui garder des affaires.

— Ce manuscrit, c'est à lui ?

— Ouais. Il y tient. C'est ça qu'a dû lui monter à la tête, ces histoires de Nosferatu j'y pige rien, des fois je les entends dire des trucs sur les morts vivants. Je savais bien qu'à force de mordre des gens, ils finiraient par s'attirer des histoires. Déjà que la frangine est du genre à coucher facile, ça en fait des mecs à mordre dans Paris. Dès qu'il la laisse toute seule elle fait une connerie. Elle m'a toujours foutu la trouille, Violaine. Et lui il fait tout pour pas qu'on l'interne pour de bon. Il y a cinq ou six ans, il l'a sortie de l'hosto psy par tous les moyens, depuis il fait gaffe, ils sont toujours un peu clando. Seulement des fois, la provo va un peu loin, et ça dérape. Je peux rien dire de plus... Il va me croire ?

— Cette pension, elle est où ?

— Elle est rasée depuis dix piges, ils ont même plus d'archives si c'est ce que vous pensez. Je sais même pas où sont les grands-parents, s'ils vivent encore.

Jean-Marc se passe le visage sous le robinet. Après ce que je viens d'entendre, je devrais en faire autant.

— T'oublies le principal. Ton pote Jordan, tu vas nous le livrer comme un paquet cadeau. Et quand je dis nous c'est surtout Lui qui veut.

— Leur dernière adresse, c'était l'hôtel de France, vers République. Ils ont peut-être changé, j'y suis pour rien... Je sais plus quoi vous dire...

Sans qu'on lui demande rien, il a ouvert des cartons avec des objets, des bouquins, des affaires de gosses, rien d'écrit, aucun renseignement précis.

— Tu connais les fêtes de la rue de la Croix-Nivert ?

— Non.

Il fait jour. J'ai le sentiment qu'il a balancé tout ce qu'il savait et qu'on ne pourrait plus rien en tirer.

— Qu'est-ce que vous... comptez faire ?

— A propos de quoi ?

— De moi...

— J'hésite entre donner ton adresse aux flics et Lui demander de rester ici avec toi des fois que Jordan ferait signe, ou des fois que t'aies dans l'idée de le prévenir. T'as une préférence ?

— Oui.

Pas besoin de demander laquelle. Jean-Marc a éclaté de rire, l'autre a sursauté.

* * *

L'heure bleue s'étire. C'est dimanche. La voiture balaie en douceur des bordées de trottoirs vides avec çà et là quelques percées ocres. Un jogger tenace nous rattrape de feu en feu, l'odeur chaude des croissants de Jean-Marc nous maintient éveillés, elle appelle le café qui nous attend au 1001. Aucun de nous ne se risque à la moindre parole, j'allume une cigarette en essayant d'imaginer Bertrand, et je le vois, bondissant du lit, sous une douche bien chaude, ravi à l'idée de me revoir d'ici quelques heures et reprendre la vie d'avant. Juste un rêve dans mes yeux gonflés de fatigue. J'en saurai plus sur les coups de midi. Pour l'instant, j'ai besoin d'une petite heure. Rien qu'une petite heure d'oubli au 7007, sur un tabouret, avec mes potes, le temps de me retrouver et de faire le tri.

L'heure bleue. C'est l'heure où les vampires rentrent dans la tombe, l'heure idéale pour les cueillir, à peine endormis. Il me suffirait d'entrer avec un crucifix brandi haut, paré d'un collier d'ail, d'ouvrir grand les rideaux et les faire griller au soleil, les asperger d'eau bénite, les achever avec un pieu dans le cœur.

On se réfugie dans le club des irréductibles, Jean-Marc se renseigne sur les affaires courantes, sa nuit d'absence. Etienne m'attend avec un cintre posé sur le bar. Mon costume neuf, propre, ma chemise. D'un geste éloquent, il me fait comprendre qu'il subit la conversation de Stuart et Ricky, hilares. J'aurais pu me passer de l'accueil de ces deux loustics increvables qui ont décidé de prendre pension ici. Ils me tapent dans le dos, familiers, intempestifs, prêts à faire les cons jusqu'à midi. Mon seul désir étant de les expédier d'un coup de pied au cul par dessus l'Atlantique, genre Concorde, afin qu'ils aillent perturber la journée des fêtards Yankees. Ces mecs sont encore réglés sur leur fuseau horaire.

— D'où tu viens, imbécile, ça fait trois heures que je vous attends.

— Je sais où est Jordan.

— Quoi ?

Stuart gueule : « Mescal ! Mescal for Tony ! » Il ajoute, avec l'accent chicano : « Check it out ! Check it out ! » Je grimace un sourire, ils ne comprennent pas que j'ai envie de les mordre, je prends le cintre et pars me changer dans les toilettes. Au passage, je m'asperge le visage et le torse avec de l'eau glacée. Je balance ma paire de baskets et passe la chemise qui sent le frais.

Mais les Ricains m'attendent, un verre à la main, ils sifflent en me voyant apparaître, tout neuf, en noir et blanc : « Hey Docteur Jekyll ! » ils gueulent. Le patron du 7007 les regarde, énervé, et j'ai bien l'impression qu'il va les virer lui-même.

— Je dois parler à mon copain, mon copain Etienne, I've got to talk to him, you understand ?

Ça les dégèle d'un coup, fini la rigolade. Je commence à réaliser que dans ma vie d'avant, ma vie de mortel, il m'est arrivé d'être aussi chiant qu'eux, insouciant, cherchant à tout prix que ça continue, et que ça continue, pour ne plus en voir le bout. Que j'ai usé les gens qui avaient une vie et des choses à faire. Comme vexés, ils s'éloignent et commandent d'autres verres au comptoir. C'était ça ou les explications en règle, à coups de baffe, et au point où j'en suis, je n'aurais pas vu d'inconvénient à me farcir deux petits golden boys en goguette dans la vieille Europe. Etienne m'agrippe par la manche et me tend une tasse de café.

— Dans un hôtel, à République, je dis.

J'empoigne le manuscrit qui traîne sur un tabouret.

— Tout gosses ils étaient déjà noctambules, des mômes traumatisés par la mort des parents, Jordan a lu ce truc, c'est à ce moment-là qu'il s'est mis à jouer les vampires. C'est tordu mais ça colle.

— Et qu'est-ce que le vieux vient faire là-dedans ?

— A mon avis, il m'a embobiné dès le départ en disant que Jordan voulait le buter. Et je me demande si ça ne serait pas plutôt l'inverse. J'ai rencard avec lui à midi.

Quelqu'un vient de mettre un petit solo de trompette triste à mourir, un truc qui sent la dernière cigarette et le manque de perspectives. Je demande à Jean-Marc s'il n'a rien d'autre en stock.

— Mais, entre-temps, je vais faire un tour à l'hôtel de France.

Jean-Marc s'assoit devant un grand bol de café, les deux Américains viennent lui tapoter le ventre. Pour se tirer de leurs pattes, il va mettre une cassette de blues dans le magnéto. Une mélopée de l'aurore qui dit : « Woke up this morning... » J'ai l'impression que tous les blues commencent par ça : « Me suis levé, c'matin... »

Et moi qui demandais un truc moins morbide...

Me suis levé ce matin, et un tas de merdier m'est tombé dessus...

Comme si tous les ennuis du monde venaient de là, rien que parce qu'on commet l'erreur quotidienne de sortir du lit. Les deux Ricains semblent connaître, ils déchiffrent les paroles qui nous étaient inconnues à ce jour.

Woke up this morning...

Ne jamais se lever. Ou ne jamais se coucher. Au choix.

Bizarrement ça me rappelle des souvenirs de lycée. Pas le blues, plutôt les lettres classiques. Il me semble bien qu'Hamlet en personne évoquait la question, déjà. Le doute le plus célèbre du monde. Est-il noble de se lever le matin en sachant déjà tous les emmerdements qui vont suivre. Est-il lâche d'aller se coucher, de dormir jusqu'à en crever, et dire au revoir à tout ce qui nous bouffe l'existence ? C'est là la question.

Woke up this morning...

— Remarque, on peut juste passer faire un tour. Histoire de voir s'ils y sont vraiment, tes vampires. Sinon t'auras l'air fin avec ton pétard mouillé, fait Etienne.

— Ça veut dire que tu m'accompagnes ?

— J'attendrai en bas avec la tire.

— Je sais que tu ne me répondras pas aujourd'hui, mais promets-moi qu'un jour tu m'expliqueras.

— Quoi ?

— Pourquoi tu me suis. Pourquoi tu me précèdes, même.

Post-mortem. Mais d'ici là, va pas t'imaginer des trucs abracadabrants, la réalité est toujours plus simple qu'on ne pense, et toujours plus décevante que ce qu'on avait en tête.

On se tape la paume des mains, on se lève synchrones, en riant presque. Ricky interrompt d'un coup la longue liste rauque des malheurs du bluesman. Stuart nous demande si l'on a trouvé du fun, ailleurs qu'ici. J'ai répondu oui, mais qu'on se le gardait.

* * *

Etienne coupe le contact, je prends le manuscrit et descends.

— Tu vérifies qu'ils sont là, c'est tout.

— J'ai pigé.

— C'est pas de la violation de domicile mais tu fais gaffe quand même.

— O.K. !

— Et si tu restes plus d'un quart d'heure, je monte.

J'arrive devant le veilleur, à moitié endormi, il trie des caisses de croissants. Je demande une chambre en bâillant, la plus calme possible dans ce qui lui reste, il cherche.

— Et si vous aviez des rasoirs...

Il me sort un sachet avec brosse à dents et rasoir jetable, quarante balles.

— J'ai pas eu le temps de me raser dans l'avion.

— Vous arrivez de loin ?

— New York.

Je regarde ma montre, saisis le remontoir.

— J'ai 1 heure du matin, c'est une bonne heure pour aller se coucher. Il est quelle heure, ici ?

— Sept heures vingt.

Je trifouille les aiguilles et lui demande un réveil à 16 heures. Il note, me dit qu'il faut payer d'avance quand on n'a pas de bagages, je sors mes billets.

— J'ai eu l'adresse de l'hôtel par Mr. Jordan Régnault, il a pris une chambre ici, on a rendez-vous à 17 heures dans le hall.

— Je ne suis que le gardien de nuit.

Il vérifie dans son bouquin.

— Ah ! oui, le couple... Je les ai vus passer tout à l'heure.

— On peut appeler, de chambre à chambre, ou je dois passer par le standard ?

— Non, directement par le 2, et vous composez le 43. Je vous conduis ou...

— Je vais me débrouiller.

— Hep... vous oubliez votre clé...

L'ascenseur me laisse au quatrième. Etienne sait que je n'ai pas pu m'empêcher d'aller fourrer mon nez là-haut. Il n'a pas cherché à m'en dissuader. Je me demande même s'il ne m'y a pas un peu poussé. J'avale ma salive avant de cogner à la 43, mon cœur s'emballe. Tout un spectacle refoule brutalement dans mes yeux, des cercueils, des canines gluantes, j'essaie de chasser les images, des portes qui grincent et me vrillent les oreilles, des corps qui fument, chasser toutes ces conneries, le vampire c'est moi, c'est le vieux, c'est tous les autres, pas lui, il s'appelle Jordan, sa sœur s'appelle Violaine, ce ne sont pas des monstres, juste des écorchés, des malades. Ne toucher à aucun des deux, ça rendra fou l'autre, ne pas les brusquer, leur dire que j'ai compris, que rien n'est de ma faute. Calmer le jeu. Etre rationnel. Le dialogue. Le bon sens. Montrer le manuscrit. Tout expliquer. Leur dire que tout ça m'a fatigué, que leur histoire n'est pas la mienne. Parler.

De la main gauche, j'ai tapé trois coups discrets. De l'autre je n'ai pas pu m'empêcher de rabattre les maigres revers de ma veste vers le cou en serrant bien. Avant qu'il n'ouvre, j'ai eu le temps de répéter une énième fois mon entrée en matière, une phrase courte, douce, sincère.

Et j'ai foncé tête baissée dans cette faille noire qu'on m'offrait, comme happé, tout mon corps s'est choqué contre la silhouette endormie qui a roulé à terre, j'ai fait claquer la porte d'une talonnade. Noir absolu. Je ne sais même pas lequel des deux j'ai fait tomber, une voix a hoqueté à terre, j'ai tâtonné vers l'interrupteur sans le trouver. Nom de Dieu, c'était quoi, cette putain de phrase courte et sincère ? Une voix venue d'ailleurs a émis un « Jordan ?» à peine audible, suraigu, dans une pièce voisine.

Silence.

— Ils ne nous laisseront jamais en paix, petite sœur...

Une voix trop faible pour parvenir jusqu'à elle. Une légère lueur rosée nous vient de la chambre d'à côté. J'ai pu discerner le corps de Jordan, à terre, en caleçon, avec une chemise à col cassé ouverte sur un torse glabre et rachitique. Malgré sa tenue et sa posture, j'ai retrouvé ses yeux de poisson mort, sa peau blanche, et ce petit regard en coin qui se veut plus intelligent que les autres. Violaine est apparue, s'accrochant à la porte de sa chambre. Sans nous voir vraiment, elle a porté une main à son front pour retomber, étourdie, à terre. Il s'est relevé pour la prendre dans ses bras et lui caresser la tête. J'ai eu l'étrange impression de n'être plus dans la pièce. Invisible. Inutile. Oublié, déjà.

Il a sorti une boîte de pilules d'une table de chevet.

— Rendors-toi, petite sœur.

Elle avale le comprimé avec une gorgée d'eau. Je reste là sans savoir quoi faire de ma peau.

— Où on va ? elle a dit.

Sa tête tombe par à-coups, elle s'efforce de la redresser, les yeux mi-clos. En ramassant le manuscrit j'ai dit :

— Je suis venu pour vous ramener ça.

Il revient vers moi, tout près, et me dit à voix basse :

— Surtout ne parlez pas de lui.

— C'est dimanche... Hein ? C'est dimanche... On va venir nous chercher, hein ?

— Oui, Violaine. Il est trop tôt, encore.

Il chuchote :

— Dans deux minutes elle dormira. Deux minutes. Vous me les accordez ?

— T'oublieras pas de me réveiller, hein ?

Il la relève, la couche dans le lit de la chambre voisine. J'entends qu'il la berce. Deux minutes. Je regrette. Je regrette tout.

Il réapparaît en robe de chambre de satin bleu, ça fait drôle de le voir enveloppé là-dedans.

— Violaine aurait dû vous déchiqueter comme un morceau de barbaque.

— Elle... elle fait une dépression ?

Il rit, comme forcé.

— Une dépression ? Elle est complètement frappée, vous voulez dire. Avant qu'il ne revienne, je réussissais encore à négocier, avec des hauts et des bas, on maintenait un semblant d'équilibre, mais depuis qu'il nous fait rechercher, elle rechute. Elle l'a senti, elle est folle mais pas conne.

— Qui « il » ?

— Celui qui vous paie.

— Il est quoi, pour vous ?

— Il ne vous l'a pas dit ? C'est notre père. Géniteur serait le terme adéquat.

— On m'a dit qu'il était mort.

— Hé non ! Remarquez, j'ai songé à réparer l'erreur mais cette vieille ordure est difficile à approcher. Et j'ai un handicap : je ne l'ai jamais vu, je ne sais pas à quoi il ressemble. Tiens, pourquoi pas, ça serait drôle... vous pourriez me le dessiner ?

J'ai tout fait pour garder mon masque d'indifférence. Je sens qu'il veut négocier avec l'ennemi, ou son médiateur. Si sa sœur avait été transportable, il aurait peut-être joué différemment. Depuis mercredi, je n'ai eu qu'un seul mérite, celui de ne pas me perdre en suppositions et en hypothèses, ça m'aurait empêché de foncer tête baissée et me retrouver ici, ce dimanche matin, avec l'intime conviction que plus rien ne me concernera dimanche soir. Tenir jusque-là, quoi qu'il arrive.

— Je dois le voir tout à l'heure. Il ne vous veut aucun mal, j'en suis sûr. Pourquoi le fuyez-vous ?

— Qu'est-ce que ça peut vous faire ?

— Votre histoire de famille ? Rien. Seulement voilà, votre papa garde en otage un de mes amis, qui compte sur moi.

Silence. Il a longuement regardé le plafond.

— Je savais bien que vous n'étiez pas un pro, comme tous ces crétins qu'il nous a collés aux fesses. Ah ! ceux-là... Un vrai plaisir... Ils brillaient comme du phosphore. Des lucioles pas discrètes, pas dangereuses, mais terriblement agaçantes. Avec vous, en revanche, ça n'a pas traîné. Il a senti en vous le parasite qui connaît mieux que personne la ligne directe entre l'évier et l'égout. Il est fin psychologue, mon papa. Et il n'a pas de mérite, c'est son métier.

Contre toute attente, il éclate de rire, s'interrompt en regardant du côté de chez Violaine. Baisse d'un ton.

— Tout ce qu'on sait de lui, c'est ce que la famille nous a raconté. Surtout la nourrice qui s'est occupée de nous avant qu'on nous mette en pension. J'ai très peu de souvenirs de ma mère, on ne nous laissait pas la voir beaucoup. Elle ne nous recherchait pas vraiment non plus.

— Si vous commenciez par le début... Parce qu'avec tout ce que je viens de me farcir depuis quelques nuits, j'ai peur de m'emmêler. Les parasites sont plus connus pour leur ténacité que pour leurs facultés mentales.

Il marque un temps, soupire.

— Vous voulez quoi, la version gore, le retour du médecin fou contre les vampires ? Ou bien le genre psychodrame familial, trauma originel et tout le toutim ?

— Par le début, j'ai dit.

— C'est toujours le plus difficile. Allez savoir quand les choses commencent.

Brusquement, une idée lui traverse l'esprit, il replace les oreillers de son lit, s'étend de tout son long, regarde dans le vague.

— Bien, docteur... Installez-vous dans le fauteuil, histoire de respecter la procédure. Vous voulez de la psychanalyse de conte de fée, vous allez en avoir.

Comme pour jouer le jeu, je m'installe près de lui, hors de son champ de vision, et croise les doigts.

— Il était une fois, il y a trente ans, une grande famille bourgeoise qui vivait dans un bel hôtel particulier à Bougival. Les Régnault. Tout irait pour le mieux si, dans cette belle bâtisse, une jeune fille, leur fille unique, ne s'y étiolait. Elle a vingt-deux ans, on lui promet un bel avenir, un mariage confortable avec un jeune homme de son rang. Mais la fille se rebelle, elle a d'autres projets, elle fait des fugues, mais aussi des études, elle va même jusqu'à militer pour scandaliser la famille. En gros, tout ce qu'une jeune fille rangée doit faire dans un cas pareil. Les parents ont tôt fait de lui dire qu'elle est perturbée, de le lui répéter. Ils veulent la soigner. C'était en 1960.

Je sens qu'il improvise, mais que tout est vrai. Discrètement je regarde l'heure, il s'en aperçoit, Dieu sait comment.

— Si je ne sens pas une meilleure qualité d'écoute, je ne me laisserai jamais aller, docteur... Surtout qu'on en arrive à un point important : l'arrivée du Prince Charmant. Parce qu'il en a, du charme, il s'appelle Robert Beaumont, il est plutôt pas mal, il a un peu moins de quarante ans, il sort de l'école Freudienne, il a une consultation en médecine psychiatrique dans un hôpital et un cabinet d'analyse où se croisent une poignée de patients. Le jeune Beaumont vient même de terminer une thèse brillante, saluée par ses pairs, et qu'il est sur le point de faire publier. Celle qui traîne vers votre chaussure gauche.

Cette fois, je me trahis.

— Vous voulez dire que c'est votre père qui a écrit ce truc-là ?

— Lui-même. Regardez le nom de l'auteur.

— Attendez une seconde... Le vieux qui me crée des emmerdes depuis le début, qui fait des fêtes démentes, qui s'entoure de gardes du corps, qui séquestre mon pote, ce mec-là est un psychiatre ?

— Bouclez-la, docteur, ça me fait tellement de bien d'en parler. On lui demande s'il ne voudrait pas s'occuper d'une petite princesse de vingt-deux ans un peu trop turbulente. Elle fréquente son cabinet pendant plusieurs mois. Et c'est là que...

Temps mort. Rien ne sort, et plus ça bloque plus c'est clair. J'essaie de l'aider :

— Et c'est là qu'ils ont... une histoire ? Comme dans tous les contes ?

— Pas une histoire d'amour. Je ne peux pas le croire. Et même, même s'il l'avait aimée, il n'avait pas le droit... Tout le monde sait ça, hein docteur ?

Il veut continuer à jouer, mais sa voix devient hésitante, il cherche comment faire l'impasse sur ce point précis.

— Bref, elle tombe enceinte. Et en dépression. Les Régnault l'apprennent, ils paniquent, ne font rien pour étouffer le scandale, au contraire, ils ont des relations, un parent député qui a des connexions avec le ministère de la Santé. Le père Régnault n'a plus qu'un seul but : ruiner la carrière du fringant toubib, et ça ne traîne pas, on le chasse de l'hôpital. Plus personne ne veut de sa thèse. Discrédit total, réputation ruinée. Ma mère se met à le haïr. Robert Beaumont n'a plus aucune perspective en France, il fuit aux Etats-Unis. Personne n'a su ce qu'il est devenu durant toutes ces années. A mon avis, il a continué à semer des gosses à moitié tarés, je ne sais pas, j'imagine... Ça me plairait bien, d'ailleurs. En tout cas, il n'a jamais cherché à reprendre contact avec nous. Jusque très récemment.

J'ai regardé ma montre, à nouveau. Etienne risque de monter et tout foutre en l'air, je n'ose pas l'interrompre, il y met du cœur, dans sa litanie, et je pense être le premier individu au monde à y avoir droit.

— Ma mère a essayé de se débarrasser de ce qu'elle avait dans le ventre, toute seule. Et ça s'est mal terminé.

— C'est-à-dire ?

— On est nés. Coup double. Des jumeaux. C'était sans doute la dernière fois qu'elle nous voyait d'aussi près. Les Regnault s'occupent de tout. Ils embauchent une nourrice à demeure. La seule image qui me reste de ma mère, c'est cette femme sèche, toujours à cran, toujours la cigarette à la main, pleurant et riant à la fois, recluse dans la propriété parentale. Tout ce qu'elle voulait fuir. Un jour, elle se suicide. On avait six ans.

Il essaie d'y mettre toute la distance du cynique qui regarde ça de haut. Et ça ne ressemble pas le moins du monde à la saynète classique du poivrot qui dégueule le drame de sa vie.

— C'est grave, docteur ?

— C'est là qu'on vous envoie en pension.

— Plus personne n'arrive à nous tenir, on reste des vilains petits canards qui inspirent la compassion, on atterrit dans une pension huppée pour gosses de riches un peu dérangés. Les Regnault ont assez vite espacé les visites. Violaine n'avait plus que moi.

— Je connais la suite.

— Sûrement pas. Quelques détails, peut-être, mais personne à l'époque ne pouvait se douter de ce qu'on vivait. Violaine avait des syncopes si je n'étais pas à ses côtés. On a dit que cela faisait partie des liens étranges qui existent entre les jumeaux, mais c'était faux, ça arrangeait tout le monde. En fait, c'était plutôt une espèce de symbiose qui nous unissait, le retranchement de ceux dont on a nié l'existence dès le départ. Mais nous n'avions pas la même stature, elle et moi. Fragile, Violaine. Elle faisait des cauchemars toutes les nuits. Je la veillais. J'étais le gardien de ses songes. Nos nuits clandestines. Et vous savez, malgré tout, malgré nos échecs, malgré les crises et les dérives, je crois que je l'ai empêchée de sombrer totalement dans la folie. Avec mon amour. Peut-être.

Sans doute.

Ça valait bien quelques morsures, çà et là, sur des poitrines pas vraiment innocentes. Ils auraient pu faire bien pire.

— Et vous ?

— Moi ? Il a fallu que je me débrouille tout seul, comprendre seul, sans pouvoir partager le travail avec ma sœur. Il fallait que je sache d'où je venais, ne rien oublier, pour subsister, pour prendre une revanche, un jour, sans savoir encore laquelle. A seize ans, pendant une visite que nous faisions aux Regnault, j'ai trouvé ce manuscrit dans les affaires du grenier.

— Le seul héritage de votre père.

— Bravo, docteur. Je m'y suis accroché, j'ai essayé de tout comprendre, et de lire tous les bouquins qui me permettraient de comprendre. Je n'ai plus pensé qu'à ça, décrypter cette thèse improbable, m'en imprégner à fond, pour savoir enfin d'où on venait. J'ai vite abandonné les théories psychiatriques pour ne garder que l'image du vampire et ne plus la lâcher. J'ai voulu pousser à fond ce que mon père prenait comme simple postulat de départ, une grille de lecture née du fantastique, des symboles bon marché, presque ludiques. Mais moi, je suis allé jusqu'au bout, j'y ai senti quelque chose de fort, comme une manière de survie. J'ai compris que nous n'étions pas nés, Violaine et moi, et que finalement, il était plus doux de prendre la vie comme ces créatures de légende, qui errent, la nuit, au milieu des vivants. Vous saviez que les Bantous coupaient les pieds de leurs morts afin qu'ils ne reviennent pas ? On leur ressemblait tellement, déjà. Ça s'est fait naturellement, on ne nous avait pas laissé le choix.

— C'est là où vous avez commencé à jouer les Nosferatu.

— A dix-huit ans, on nous a mis à la porte. Les Régnault nous versaient une espèce de rente, bien grasse, ça tombe tous les 12 du mois, ça met d'accord tout le monde. On ne les a pratiquement jamais revus. Et on a commencé à vivre. La nuit. C'est là où, malgré que vous soyez le docteur et moi le malade, malgré que vous soyez vivant et moi mort, malgré toutes nos différences, c'est là où j'ai une chance que vous me compreniez vraiment. La nuit...

Un mot, juste. Le seul no man's land où nous pouvions nous croiser.

— La moitié de la vie, son envers, là où nous avions droit de cité. La nuit est un monde sans enfants. Sans vieillards. La nuit est un monde sans amour. Sans les douleurs de l'amour. Elle m'a permis de m'oublier et d'entraîner Violaine avec moi, jusqu'à ce que ça dure, jusqu'à aujourd'hui. Dix ans. Dix années sans passé, sans aucune prise sur la mémoire, on ne fait que traverser, on vit avec ses fantômes puisqu'on en est un soi-même, on passe de l'autre côté, et tout le reste s'évapore au petit jour. Les vampires ont tout compris.

Peut-être. Mais je n'en suis pas là, et je me jure de ne jamais aller aussi loin. Je n'ai pas passé le même contrat. Mes démons ne sont pas aussi méchants.

— Notre vie a changé quand on a su qu'il était revenu. On a appris du même coup qu'il était toujours vivant. La nourrice nous a prévenus qu'elle avait reçu sa visite, qu'il nous cherchait. Et pour quoi faire ? Pour réparer ?

Temps mort.

— J'ai eu peur. Dès ce jour-là j'ai compris que si Violaine le voyait maintenant, après toutes ces années... J'ai eu peur que tout ce que j'avais réussi à préserver jusqu'à maintenant ne tombe en ruine si elle rencontrait le Diable en personne. Depuis sa dernière sortie d'hôpital, elle allait mieux.

Elle allait mieux... Va comprendre ce qu'il entend par là...

— On a déjoué les plans des abrutis qu'il avait mis à nos trousses. C'était notre territoire, après tout. Lui, il débarquait d'on ne sait où, sans connaître les règles. Quand Violaine m'a appris qu'on me cherchait dans le Café Moderne, j'ai compris qu'il avait fait appel à un vrai rat de la nuit.

Au moment où il m'a traité de rat, j'ai regardé l'heure et lui ai coupé la parole.

— Ecoutez, on va passer un marché, tous les deux. Je vois votre père dans moins de trois heures. Vous mettez Violaine à l'abri, je trouve un terrain neutre, et j'organise la rencontre. Vous n'allez pas courir comme ça tant qu'il sera en vie. Il relâchera mon pote, et vous saurez à quoi vous en tenir.

— Jamais. Jamais, vous m'entendez ?

J'ai entendu, oui. Et tout de suite après, le silence. Le temps. Le temps d'un soupir, d'une idée furtive. Une image, celle d'un ami. D'un vieil homme. De deux gosses malades qui ne veulent plus qu'on les persécute.

Et j'ai perçu un autre bruit, bien réel, cette fois. La poignée de la porte d'entrée que j'ai vu tourner, toute seule. Malgré la poussée d'adrénaline, j'ai dit :

— C'est Etienne, un ami, il m'attendait dehors et...

Jordan s'est précipité vers le couloir. Je l'ai vu lâcher la poignée pour lever les bras en l'air, par réflexe.

Figé.

Un pas en arrière.

— ... Jordan ?

Le canon du revolver est venu doucement se coller sur son front.

Une main, un bras.

Et d'un coup, deux silhouettes vives, l'une prête à faire exploser la tête de Jordan, nous donnant l'ordre de nous taire d'un geste. L'autre fermant la porte, inspectant, revolver au coin de l'œil, ça dure à peine trois secondes. Jordan panique quand il le voit ouvrir la porte de Violaine, mais reçoit une baffe du revers de la main et s'étale à terre. Mais ce fou veut se relever, il reçoit un coup de pied dans la poitrine qui le fait rebondir contre le mur, il n'a pas pu crier pour se libérer de la douleur, l'autre s'est jeté sur son visage pour écraser ses deux mains sur sa bouche, ils sont restés comme ça jusqu'à ce que les jambes de Jordan aient cessé de battre l'air.

Et moi, cloué, assistant à tout.

Deux silhouettes.

Stuart et Ricky...

J'ai d'abord ressenti comme une collision de réel, une erreur de réglage.

Besoin de tout recaler. Le temps de fermer les yeux.

Ça arrive, parfois, quand on a trop veillé. La nuit dissout tout. Perte du passé immédiat, confusion dans l'horloge interne, on répond brutalement à une question posée la veille, il n'y a plus qu'un seul hier et tout plein d'aujourd'hui. On rêve l'instant présent et on se réveille dans le déjà vu.

Ricky. Stuart. Ils ont craché quelques mots que je n'ai pas su comprendre.

— Hey, Tony, où est la sœur ?

— Elle... elle est là... dit Jordan dans un hoquet. Je vous en supplie...

Il s'est mis à implorer, agrippé au pantalon de Stuart qui l'a envoyé valdinguer d'un coup de genou. Puis il range son arme et passe la tête dans la chambre pour s'assurer que Violaine est bien là, referme la porte doucement pendant que Stuart nous tient en joue. Jordan me regarde, les yeux gonflés, un rictus de haine à la bouche.

— ... Et j'ai failli vous faire confiance.

— Ferme ta gueule... you monster, shut up !

Ricky hurle, on sent que ça lui fait du bien, il gueule pour se délivrer et se fout bien du bruit que ça peut faire.

Monster ! Monster !

— So, you're the fucking son ?

— Tu es le fils, hein ? traduit Ricky.

Jordan acquiesce, terrorisé. Les deux Américains se rapprochent l'un de l'autre, tout près, se dévorent des yeux, se sourient comme des déments, ils poussent le même sifflement étrange comme pour évoquer un vent lointain et, au ralenti, se collent la paume des mains l'une contre l'autre.

Un rite. Une danse. Je ne comprends rien et j'ai peur.

— Where's the book ?

— ... Quel livre ? je demande.

— On veut le livre, Tony.

Il s'est approché de moi, je me suis protégé la tête. Qu'il a tapoté comme pour récompenser un brave chien.

— We love you, Tony. T'es le meilleur. Good job.

Pendant ce laps de temps, Stuart a attrapé Jordan par les cheveux et posé le silencieux du flingue le long de son oreille. Il a tiré, sans hésiter. En hurlant, Jordan a plaqué ses deux mains contre son tympan éclaté et s'est écroulé à terre. La balle s'est fichée dans le matelas.

De là où je me trouve, je n'ai entendu qu'un claquement de fouet.

Ricky m'a mis quelques petites gifles sur les joues.

— T'as bien travaillé, Tony. Good guy. Maintenant, on veut le livre.

Sans comprendre, je leur montre le manuscrit qui traîne à terre. Il se jette dessus, le feuillette. Et en déchire une bonne moitié, de rage, et me l'envoie à travers la gueule.

— Piece of shit ! Qu'est-ce que c'est que cette merde !

D'un coup de talon, il écrase une table basse en bois qui craque à mes pieds. Il se jette sur moi, je ne peux plus me débattre, il plonge ses doigts dans ma bouche, je n'ai pas eu le temps de le mordre, le canon du revolver s'enfonce dans ma gorge, Stuart lui gueule d'arrêter, il ressort son arme dans la seconde. Je tousse à m'en faire péter la poitrine, les larmes aux yeux.

— Excuse me, Tony, we love you. On a encore besoin de toi, Tony...

En disant ça, il refait exactement la même manœuvre dans la gorge de Jordan.

J'ai cru qu'il tirait, il a juste laissé fuser entre ses lèvres le bruit du silencieux. Puis il a éclaté de rire. Un rire de soulagement. De délivrance.

— You got some job, Tony... Encore du travail, pour toi, Tony...

Le canon de son revolver vient se pointer sur moi, à nouveau. Sur moi.

* * *

J'ai descendu l'escalier en tremblant, dans le hall, je n'ai vu que le va-et-vient des clients autour des tables du petit déjeuner. Et le gardien de jour qui avait du mal à servir, énervé, au milieu des touristes mal réveillés et surpris de tant de mauvaise humeur. 8 h 30, à ma montre.

Le desk vide. Les larmes me viennent aux yeux quand mes bras ne sont plus assez forts pour pousser la porte vitrée du hall. J'y mets l'épaule, tout mon poids, rien à faire, elle ne cède pas d'un millimètre. Mes coups d'épaule ne valent rien. Je sens venir une nouvelle bouffée de larmes et réussis à la contenir. Je sors, par miracle, en effleurant à peine la vitre.

La rue. Le soleil...

Etienne a dû partir.

Ou bien on l'a chassé. Ils l'ont éloigné quand il a voulu me prévenir.

Non, la Datsun est là, sous mon nez, trop près, en fait elle n'a pas bougé d'un pouce. Il tourne lentement la tête vers moi quand je fais claquer la portière. Une envie de rentrer dans la boîte, et exploser en pleurs, les nerfs. J'ai plaqué les mains sur mes yeux pour avoir le noir total, pour ne pas montrer ma rage. Ma peur. Besoin de porter un masque. Il a attendu, silencieux, que je me reprenne.

— Tu les as vus monter ?

Pas de réponse, la gêne. J'attends.

— Réponds Etienne. Tu les as vus monter ?

— Oui.

J'ai préféré garder mes mains jointes sur mon visage, pour éviter de le mordre. Il en faut bien un pour cristalliser tout le dégoût et la rage que j'ai dans le cœur.

— Et... t'as pas bougé. T'as eu la trouille... T'as pas compris, et t'as pas bougé. Rien...

Un sanglot s'est étouffé dans mes paumes.

— Tu pourrais pas me croire, Etienne... J'arrête tout, tu m'entends... Bertrand peut bien crever...

Qu'ils crèvent tous...

Une constellation d'étoiles m'est apparue à force de me presser les yeux, et j'ai eu peur du collapse si je me risquais à regarder le jour et le dehors.

— Quand je les ai vus entrer dans la chambre, j'ai cru... J'ai cru que le vieux m'avait doublé... qu'il avait mis deux dingues sur mon dos, jusqu'à ce que je retrouve ses gosses... et que... qu'ils prenaient les choses en main, désormais, comme des vrais pros... qu'ils assuraient eux-mêmes la livraison... Et je me suis gouré, encore une fois... je me goure depuis le début, tu m'entends Etienne ?

— Oui.

Brutalement je me rends compte que l'autoradio hurle tout ce qu'il peut. Il hurle depuis toujours et je ne l'entends que maintenant. Du rock, qui s'échappe par les fenêtres ouvertes.

— Baisse ça, bordel... T'entends ce que je dis ? C'est les deux Ricains qui ont descendu Gérard, ils se contrefoutent de Jordan et de moi, ils veulent le vieux, ils le suivent depuis les Etats-Unis, t'entends ? Ils viennent de là-bas, c'est trop loin pour nous...

— Ils ont dû lui en faire baver, au Chinois...

J'ai redressé la tête, ouvert les yeux, et attendu que le brouillard se dissipe.

— ... Jean-Marc ?

Etienne a le regard fixe, devant lui, les bras crispés sur son blouson.

— Ils ont dû le cuisiner sérieux, le gros, pour qu'il leur crache où on était...

Un petit rire fuse entre ses lèvres.

— Essaie d'imaginer... L'homme qui n'a jamais mis une baffe de sa vie... en train de chialer tout ce qu'il sait... le nez dans les chiottes du 1001...

Quelque chose m'a glacé quand il a dit ça. La fixité de son regard, sa voix qui s'éclaircit peu à peu. Son ton presque désuet.

Il a poussé un petit soupir, ses bras se sont décroisés d'eux-mêmes, tout doux.

J'ai vu la nappe de sang gagner lentement ses cuisses.

— Les seules détonations que tu connaisses c'est celles des bouchons de Champagne, hein Antoine...

J'ai mis la main sur son épaule. Je n'ai pas eu le temps de me laisser aller, je n'ai senti que l'urgence. Et le calme étrange qui l'accompagne.

— Reste-là, bouge plus, je vais demander de l'aide à l'hôtel, dans deux minutes ils viennent te chercher en ambulance...

— J'aime autant pas. Reste...

Il a toussé, râlé, j'ai détourné les yeux pour ne pas voir comment le ventre réagissait.

— Coupe pas la musique surtout, hein... Mets plus fort... C'est l'anesthésie.

J'ai retrouvé le masque de mes mains.

— En partant tu prendras les clés de chez moi. Tu gardes ce qui te plaît.

— Arrête de parler. Dans trois minutes le SAMU est là, je peux pas rester à te regarder, tu piges ?

— Fouille dans les placards... y a des papiers... des lettres... tu trouveras peut-être là-dedans...

Sans savoir pourquoi, j'ai compris qu'il me faisait un cadeau.

Il a essayé de ricaner. Moi aussi. Le rock me casse la tête.

J'ai voulu improviser, inventer quelque chose pour qu'il s'accroche. Mais je n'ai pu me résoudre à le laisser seul pour foncer vers l'hôtel. Peur de ne pas faire assez vite. Qu'il s'ennuie trop en attendant mon retour.

J'ai ri, à moitié ivre, sans rien comprendre. Le rire hystérique qui se transforme en sanglots. Ma gorge s'est bloquée. Nausée. J'ai entrouvert la portière pour vomir.

— Ecoute, Antoine... Fais-moi plaisir...

En m'essuyant la bouche, les yeux, j'ai trouvé la force d'écouter. Quoi faire d'autre.

— Prends le volant... Conduis... On se casse d'ici... Fais-moi voir des trucs...

Oui. C'est ça. Le conduire moi-même à l'hôpital, si j'en ai la force. Je vais la trouver.

— Où tu veux aller ?

— Sais pas... Cherche une idée... Un bel endroit... Un endroit qui bouge...

— On est dimanche.

— Un endroit qui bouge...

— T'es marrant, toi... un dimanche... Une sortie d'église ? Un supermarché ? La pyramide du Louvre?... Un P.M.U... avec des pastis en terrasse et des coupons de tiercé par terre... Aide-moi, Etienne.

Je me suis tenu le ventre, comme lui. J'ai souffert, j'ai serré fort.

— Tu te fous de ma gueule ? Fais un effort, je sais pas, moi... Un endroit qui bouge.

Après tout, ça bouge tout le temps, un hôpital.

Je l'ai aidé à passer de mon côté et j'ai pris le volant, sans savoir où aller. Sans savoir lequel de nous deux écouter.

* * *

Etienne m'a lâché, trois rues plus loin, des rues moyennement laides, quelconques, tout juste parisiennes. Par hasard, on a longé quelques secondes le marché de Richard Lenoir, j'espère qu'il a vu les cabas débordants, les gens en survêtement, les maraîchers qui hurlent leurs tomates. Ça a dû suffire. J'avais dans l'idée de prendre les grands boulevards, faire simple, sans effort d'imagination, j'en manque. Quand il s'est affaissé, ça a tout de suite empesté la mort, dans l'habitacle, une putain d'odeur qui est arrivée sans prévenir, il a fallu que je m'extirpe de là dans l'instant. Le pantalon poissé par le siège humide. Devant le rideau de fer d'une papeterie, j'ai claqué la portière au nez du cadavre affalé. J'ai dû penser que ce n'était plus Etienne, que je n'avais pas besoin d'avoir de respect pour ça. Ni lui fermer les yeux, ni lui dire au revoir. J'ai laissé la musique. Fallait pas m'en demander plus.

Après tout, c'est lui qui a insisté. Il s'est bien marré toute la semaine. Ça avait même l'air passionnant, la chasse aux vampires. Un bain de jouvence. Je ne l'ai pas forcé.

Plus rien à vomir. Plus rien à pleurer, j'ai traîné un moment. Un long moment.


De 9 heures à midi.

Le dimanche est une mauvaise journée pour les parasites. Qu'est-ce que je faisais, dimanche dernier ? On avait les clés de l'appartement d'un copain parti en week-end, on s'est occupé du chat, on a vu toute la série des Rocky en vidéo, presque huit heures de télé en continu, Bertrand nous a fait des tortellinis, ensuite on a joué au Frisbee dans le square d'en face. Le soir, on savait où aller, aux Bouchons, vers les Halles, Grosjacot nous avait donné des cartons pour un petit concert de piano, et de la sangria, mais on est resté, douillettement, devant le petit écran.

Etienne est mort.

* * *

Le vieux m'attendait, impatient, excité. J'ai fait signe à ses deux sbires de dégager de la voiture, ils m'ont obéi à la seconde sans attendre l'aval du patron. J'ai demandé où était Bertrand, par principe. Et uniquement par principe. Parce qu'à cette seconde-là, Bertrand était bien le sujet de conversation le plus inintéressant du monde. Comme une espèce de concept un peu brumeux. Un prénom, ni plus ni moins. Une vague idée.

— Il n'a pas voulu venir.

J'ai haussé les épaules et lui ai demandé de démarrer sans s'occuper des deux crétins qui nous épiaient du coin de l'œil, assis au bord de la fontaine de la place du Châtelet. Ils se sont précipités, le vieux les a rassurés d'un geste et la voiture s'est embourbée dans le trafic du boulevard Sébastopol.

— Deux fois quarante-huit heures, pour vos deux gosses, je suis dans les temps. Ce matin ils allaient encore bien, ils dormaient. Ils vous haïssent, j'ai essayé de dire à votre fils que vous n'aviez pas l'air si méchant, mais il pense que la Violaine morflerait sérieux si elle revoyait son papa après tant d'années, et ça, après tout, je préfère ne pas me prononcer, non seulement c'est du linge sale de famille, mais en plus ça se complique avec des œdipes et des traumas, des images du père, du sexe et tout et tout, ça c'est votre boulot, pas le mien.

J'ai reçu la baffe pendant que je jetais un œil curieux dans la boîte à gants, ma tête a cogné contre la vitre. Une baffe de vieux, mais bien placée. J'ai attendu qu'il freine, j'ai respiré profondément, et lui ai éclaté sa petite gueule d'une douzaine de coups de poing, et c'est seulement vers la fin que le plaisir de cogner m'a calmé le cœur. On a klaxonné, derrière, puis déboîté, ils ont retenu leurs insultes en voyant le visage du conducteur qui pissait le sang par le nez et les arcades.

— C'est pas sérieux, Robert, avec la gueule que t'as, tu crois que tes gosses vont te reconnaître ? T'as intérêt à te faire beau pour ce soir.

— Je ne les ai pas abandonnés, dit-il en s'épongeant avec sa manche.

Du sang coule sur son collier de barbe, il ne sait plus comment s'essuyer le visage. Je suis prêt à remettre ça quand il veut.

— Prenez la rue de Rivoli et arrêtez-vous au Mac Donald.

Il repère l'enseigne et stoppe la voiture.

— Donnez-moi du fric.

— ... Combien ?

— Tout ce que vous avez.

Et ça faisait une belle somme, au bout du compte. Je suis ressorti du fast food avec un café dans une tasse en carton. Dégueulasse, mais j'avais envie de quelque chose de chaud, et tout de suite. Il a repris le volant en direction de la Concorde.

— Vous n'êtes pas sans savoir qu'on vous recherche depuis les Etats-Unis, c'est quand même extraordinaire... A chaque fois que vous changez de continent ça crée des drames. On dit que les psys sont tous un peu... mais vous, vous faites grimper la moyenne.

— Qu'est-ce que vous voulez dire ?

— On va y aller doucement, on a jusqu'à 22 heures. Des Américains vous recherchent, mais vous le savez déjà. Ils sont rusés, extraordinairement bien renseignés, armés, patients, et même rigolos, ils nous ont bien baisés, mes potes et moi. Des artistes, ces mecs.

— Comment vous ont-ils trouvé ?

— Ça fait plusieurs semaines qu'ils cherchent une occasion de vous coincer. Ils savaient que vous faisiez une fête, rue de la Croix-Nivert. Ils ont vu vos hommes de main nous escamoter, Bertrand et moi. Ils ont attendu qu'on sorte, ils n'ont vu que moi et m'ont suivi jusqu'à mon Q.G., une boîte vers Pigalle. Et ensuite, la grande classe, ils deviennent des habitués, ils se branchent, occupent le terrain, ils me laissent faire, ils me protègent, un soir ils vont même jusqu'à flinguer un videur qu'avait pas la carrure de ses ambitions. Ce matin, ils embrayent à la bonne vitesse, au bon moment, ils tabassent mon copain sumo pour qu'il balance tout ce qu'il sait, et prennent en otage vos deux petits. Ces mecs sont forts, je ne sais pas ce que vous leur avez fait, je ne sais pas si ce sont des flics ou des gangsters, mais ils sont vraiment bons. On a rendez-vous ce soir, échange standard, checkpoint charlie, les gosses contre le père. Ça sentait la résolution et l'élimination physique. Si j'étais vous, je n'irais pas. Les retrouvailles risquent d'être courtes.

Silence. Il encaisse tout. Tout ce que je dis est vrai, mais moi, je dis tout. Comme ça me vient. A l'heure qu'il est, Etienne n'a plus son rock, on lui a supprimé, c'est sûrement ça qui l'a tué, l'autopsie ne va pas donner grand-chose, ils vont conclure à une mort par balle, les cons.

— Je sais qui les envoie. J'étais trop bien protégé pour qu'ils m'atteignent directement. Pour m'avoir, il leur fallait Jordan et Violaine.

— Ah ! oui, j'oubliais, ils veulent aussi ce qu'ils appellent « The book ». Mais vous pouvez ne pas me dire ce que c'est, je me ferai une raison.

— Mes mémoires.

Mémoires... Mémoires... J'ai laissé le mot flotter dans ma tête, un instant.

— Ils les auront aussi... Je m'y préparais, de toute façon. Ils m'avaient prévenu, là-bas.

— Ça, je m'en fous, voyez, vous faites comme vous le sentez. Je faisais juste la commission.

J'ai senti qu'il allait se mettre à chialer, encore chialer, j'ai eu envie de le battre pour qu'il arrête de penser à ses petits soucis, sa vie, ses gosses, sa condamnation à mort, et pour lui faire entrer dans la tête que ce vieux con d'Etienne est en panne de musique. Et que j'avais encore besoin de plein de fric pour le billet de Jean-Marc. J'attends qu'il renifle, qu'il respire normalement.

J'ai eu beau prendre un air détaché, je n'ai pas pu m'empêcher de lui demander, à la dérobée :

— Qu'est-ce qu'ils ont de si formidable, vos mémoires ?

Je n'ai réalisé qu'un moment plus tard pourquoi je lui demandais ça.

Rien que cette seule petite question lui a éclairé le visage, il m'a attrapé la main pour la secouer avec un bonheur insensé.

— Vous lisez vite ? Je n'osais pas vous le proposer...

— Calmez-vous. Faites-moi un petit résumé de vive voix.

— Impossible. On ne peut pas résumer, on ne peut pas faire le tri, surtout pas moi. J'ai trop besoin que vous les lisiez. Il le faut, vous comprenez ?...

— Non.

— Si je les ai écrits, c'est pour mes enfants. Sans savoir s'ils vivaient encore. Sans connaître leur visage, leur vie. Sans même savoir qu'ils étaient deux. Il faut qu'ils sachent, quoi qu'il arrive. Vous allez me refuser ça ?

— Passez-leur une copie en douce, ce soir, entre deux revolvers.

— Il faut que vous les lisiez, on ne sait pas ce qui peut se passer, Antoine... Vous n'allez pas me refuser ça...

Non. J'ai dit « non ». Il m'a souri, heureux. Il a pris le chemin qui menait jusqu'à son bouquin, j'ai laissé faire.

S'il savait à quel point je me fous de ce qui peut arriver à ses gosses et à lui. Si j'ai accepté, c'est parce que j'ai l'intime conviction que tout est dans ce manuscrit. Tout. Le début et la fin. Il y a la souffrance et la douleur, il y a Paris et New York, il y a la folie et le cynisme, des coups de revolver, il y a même mes morsures, le cachot de Bertrand et la mort d'Etienne. Tout.

* * *

J'y ai trouvé plus encore. Page 6 :


... et ces trente-six années-là n'ont plus aucune importance, quand je les regarde aujourd'hui, je ne suis même plus très sûr qu'elles aient compté dans mon devenir, elles n'ont servi qu'à me mettre sur le bon chemin, le sien, et je ne suis pas certain qu'il y en ait eu un autre, et je ne veux même plus croire que nous nous serions rencontrés autrement, elle et moi. Dès le premier rendez-vous, je le sais, je me souviens, j'ai voulu qu'elle me parle d'elle, et pas là, mais n'importe où ailleurs, dans un café, en bas, dans une fête foraine, un square, mais pas là, dans ce fauteuil encore chaud qu 'un autre venait de quitter. Le cabinet de la rue Réaumur m'est apparu tel qu'il était, vieux, hiératique, d'une tristesse infinie, tel que je l'avais toujours voulu. Mais il était trop tard, je l'ai accueillie, et n'ai pu que l'installer dans notre silence. Et dans ce fauteuil. Ce fut ma première erreur.


Plus rien à voir avec la thèse ampoulée du brillant praticien. Le contraire, rien que de l'émotion, de l'instantané. Pas une seule ligne où il parle de théorie, une envie de nier son métier, de l'accuser. Un homme qui se raconte, qui regrette parfois, mais qui cherche. Il l'évoque un peu plus loin, cette thèse, et l'expédie en quelques lignes.


... J'avoue que l'idée m'avait paru amusante, plus provocatrice que réellement porteuse, mais je me suis amusé comme un fou. Je ne connaissais absolument rien, ou presque, à l'histoire du vampirisme, mais la seule imagerie traditionnelle, celle des séries B, me suffisait. Le copain chirurgien avec qui je partageais la chambre de garde — Michel ? Mathieu ?... — m'avait prêté sa machine à écrire et passait son temps à relire mes pages en hurlant de rire. Pour me mettre en condition, il déployait des trésors d'imagination : dentiers sous l'oreiller, bouteilles de plasma dans le frigidaire, crucifix cloué sur ma porte, cadavres au cou percé empruntés à la morgue et gisant dans mon lit, sans parler de ses apparitions nocturnes, le visage tartiné de blanc d'Espagne, les yeux rouges et la lèvre gluante. Saine ambiance de salle de garde que je n'ai jamais regrettée depuis.


Les mémoires se partagent en deux parties, la première se déroule sur moins de cent pages et se termine avec sa fuite aux Etats-Unis. Elle est presque entièrement consacrée à sa rencontre avec Mademoiselle R. Ça ne parle que d'elle, de son amour pour elle. De longues pages d'aveux, de doute. Puis de trahison et de violence. La haine qu'elle a pour lui. Il la décrit brisée. On la cloître. Il souffre, mais l'étau se resserre déjà autour de lui. Le paria, la honte. Il fuit. Dernières lignes :


... Si c'était à refaire ?... Comment ne pas se poser la question. Les mémoires sont faits pour ça, après tout. Je sais que je ne referais rien, car ça n'en valait pas la peine, j'ai brisé une vie, peut-être une autre, et la mienne ne sera pas suffisante pour expier. Tout ce que je sais, c'est que j'ai aimé cette femme. Je l'ai vraiment aimée.


Justification un peu lapidaire et tardive. Un remugle de bonne conscience, pour pas cher. Je ne sais pas si ces lignes suffiront à atténuer la rancœur de Jordan. S'il va enfin réaliser qu'il est l'enfant de l'amour. Mais là encore, j'ai laissé à l'auteur le bénéfice du doute. J'avais surtout envie de me jeter dans la seconde partie.

Une page blanche pour passer l'Atlantique. D'emblée on sent une rupture de ton, une sorte d'ironie qui s'insinue dans les méandres de son parcours, on ne retrouve plus cette distance bon enfant de ses années estudiantines. Plus étonnant encore, on ne trouve plus une once de ce lyrisme qui faisait les rares bons moments de la première partie.


Je pensais rester à New York, avec l'espoir d'y faire mon trou, je l'avais choisi par manque d'imagination, j'en gardais un souvenir agréable depuis le Congrès de Psychanalyse de 61. Un délicieux séjour, au Waldorf Astoria, avec un badge de congressiste au revers, j'y avais relu les pages où Freud racontait son douloureux passage dans la Grande Pomme. J'y avais noué des relations qui auraient pu m'être utiles, un an plus tard, si je n'étais pas devenu ce type infréquentable. L'argent m'a vite manqué, j'y ai appris le calcul et la sueur. J'ai tenu moins d'une année, juste le temps de me procurer cette Green Card qui me ferait sortir des cuisines à hamburgers et des vaisselles clandestines. Je suis parti à San Francisco, comme un exil dans l'exil. Tout ce qu'on me disait sur la Californie m'attirait, une nouvelle culture, la naissance de divers mouvements idéologiques, le foisonnement intellectuel, les universités. Et j'avoue qu'aujourd'hui, presque vingt ans plus tard, pendant que j'écris ces lignes... J'avoue que j'avais eu là une brillante idée. Si j'étais resté à New York... Qui sait ? Je ne me serais sans doute pas autant amusé. En tout cas, jusqu'en 1981.


Il décrit un endroit irréel, d'abord le désert, puis une Californie de légende qu'il découvre, à la bonne époque, avec tout ce que ça comporte de soleil, de surf, de campus et d'universités. C'est dans l'une d'elles qu'il va trouver un job de lecteur. Il fait la connaissance de « T.L. », le pape du L.S.D., et s'attarde avec une rare complaisance sur les soirées et les expériences qu'il vit au sein d'une bande d'allumés. C'est en lisant ce passage précis que j'ai senti que les prétendus mémoires basculaient vers autre chose. Il abandonnait la confession pour se lancer dans le témoignage racoleur, la peinture sensationnaliste d'une période chaude, par le biais de l'anecdote et du voyeurisme. Un petit côté « j'y étais ». En 66, il obtient la nationalité américaine grâce à un mariage blanc qu'il boucle en deux lignes. Simple étape, vague relation de cause à effet, car il rencontre un « J.D. », dont il parle comme d'un gourou, et qui lui offre la possibilité de partager un cabinet de psychanalyse. Là encore, il ne se fait aucune illusion sur sa vocation retrouvée.


J'avais le sentiment de ne savoir faire que ça. Et ça, on pouvait le faire partout dans le monde, et surtout là, en Californie. En fuyant la France, les mains vides, j'emmenais avec moi mes instruments de travail. Comme un pickpocket. Si je ne m'étais pas installé là, à Beverly Hills, je l'aurais fait ailleurs, dans le Nevada, au Canada, n'importe où. J'ai retrouvé des réflexes. En 68 je m'étais refait une clientèle choisie, pleine aux as, comme un authentique charlatan, celui que je devenais ou celui que j'avais toujours été. Je n'ai jamais réussi à savoir. Money. Money. Dollars. Etait-ce le seul but recherché quand je voyais ces grandes dames de Beverly Hills, engourdies d'ennui, sortir de mon cabinet pour grimper dans des Pontiac ? Sans doute, ça n'était plus important, le pire était fait, et il était loin, là-bas, sur un autre continent, l'Europe, la France, dans une petite banlieue paisible de la région parisienne. Le reste...


Il revient sur sa faute, sa très grande faute. Mon crime, comme il l'écrit lui-même. Sans doute sa volonté de tout mettre sur la table, mais à un point tel qu'on ne sait plus si c'est un mea culpa ou une justification.


Dans ce pays, le problème du rapport sexuel entre thérapeutes et patients atteint des sommets. D'augustes prédécesseurs comme Jung et Rank ont connu ça bien avant moi. Je me suis penché sur les chiffres de i'American Psychiatrie Association, ils disent que 7% des psychiatres hommes ont avoué une « affair » avec une patiente, idem pour 3% des psychiatres femmes. Dans le même ordre d'idée, 65% des praticiens disent qu'ils ont soigné au moins un patient qui avait eu ce genre de problème avec un précédent analyste. Plus d'une centaine de ceux-là ont été traduits en justice. Ici, mon histoire d'amour devient mon crime. Passible de prison. A partir de ce moment-là, j'ai eu peur des connexions possibles avec mon passé.


S'ensuit tout un laïus sur son arrivisme forcené, il insiste beaucoup sur ce point, on sent qu'il veut noircir son amour du fric, il s'amuse même à l'interpréter. Comme s'il ne pouvait plus exercer que par cynisme, pour se punir, pour se venger de son boulot. Il se plaît à décrire la façon de négocier son nouvel univers relationnel, il parle du choix de ses patients avec une ironie rare, il en cite quelques-uns sous leurs initiales, ne perd pas une occasion de suggérer des noms connus pour les clouer net avec un adjectif qui tue. Le récit devient vite putassier, et je me suis rendu compte, enfin, que j'avais entre les mains, un gros best-seller à scandale, avec tout l'étalage de mondanités sordides que ça comprend. Le cabinet marche fort, celle qu'il appelle « F.D. », actrice célèbre, vient s'allonger sur son divan. Elle en parle à son entourage, la clientèle se raffine de plus en plus, il aime dire que l'on vient chez lui comme on passe au garage. En deux ans il devient le psychanalyste du tout Beverly Hills. On l'invite, souvent, il fréquente le gratin, son charme naturel, son adorable accent français (sic), et surtout le fait qu'il soit au courant de tant de secrets, tout ça contribue à en faire une espèce de V.I.P. qu'on aime avoir à sa table.


Un soir je reçois un carton d'invitation pour une fête, ce n'est rien moins que le fameux H.H. qui me propose une soirée dans son Wonderland, avec toutes ces filles splendides, ces rock stars et tout ce qui peut être à la mode sur la côte Ouest. Fidèle à sa légende, il me reçoit en pyjama, me fait visiter, me présente à des playmates, et m'isole dans son bureau pour me poser cette étrange question : Dites-moi, docteur, est-il normal d'être obsédé par l'idée qu'en chaque femme il y a un lapin qui sommeille ?


On survole la décennie 70 au travers de quelques anecdotes sans intérêt, il multiplie les activités pour devenir un businessman émérite. Il faut attendre 81 pour que le brûlot se remette à crépiter. Il est contacté par celui qu'il appelle « le secrétaire », un individu qui s'entoure de la plus grande discrétion et qui le sollicite pour une première entrevue avec son « boss ». Pendant tout le reste du récit, il ne l'appellera jamais par son vrai nom. Beaumont est intrigué, après une longue série d'entretiens téléphoniques, un rendez-vous est pris et on vient le chercher en jet privé pour le conduire à Seattle. Le « boss » est un homme d'affaires extrêmement puissant, retiré dans une tour d'ivoire d'où il dirige un empire industriel. Beaumont s'en amuse presque.


Pourquoi moi ? Ma réputation, sans doute. On m'a accueilli en disant : Nous voulons le meilleur pour le Meilleur. Le « boss » m'attend dans sa villa, un palais extraordinaire, une espèce de Xanadu dans lequel on imagine les grands de ce monde. Je ne savais pas encore que le « boss » ETAIT un grand de ce monde. Après une fouille en règle, on me présente un homme encore jeune, presque timide, effacé, surprotégé par un service d'ordre incroyable, des gardes du corps le suivant pas à pas où qu'il aille. Je me souviens même avoir vu l'un d'eux vouloir absolument nous suivre dans le bureau pour assister au premier entretien...


Le « boss » en question vit un vrai calvaire, le climat dans lequel il baigne, ses « affaires » et sa retraite forcée le plongent dans un état d'anxiété incroyable, il a besoin d'aide. Dès les premiers contacts, Beaumont est tout de suite intrigué par cette espèce de prince obscur et reclus. Qui ne tarde pas à se dévoiler.

Le toubib se débrouille plutôt bien pour entretenir un léger suspens à propos de ce nouveau client. Un vocabulaire aseptisé, des phrases ambiguës où l'on sent les points de suspension. D'abord il en parle comme d'un patient comme les autres, écrasé sous le poids de sa tâche, on imagine un haut décisionnaire stressé, mal dans sa peau. Mais bien vite on commence à se douter que le client, plus que n'importe qui au monde, a enseveli un monstrueux pathos sous une chape de béton.

Car son empire industriel est une façade qui en cache un autre, bien plus redoutable. Le « boss » est un héritier. L'héritier d'un empire tentaculaire qui contrôle tous les secteurs du crime organisé en Californie. Drogue, prostitution, jeux et racket.

J'ai marqué un temps dans la lecture. Les mémoires basculent à nouveau et deviennent ceux d'un autre, trahis, bafoués. J'en ai regretté les cancans et les coucheries d'Hollywood. Beaumont n'ironise et ne joue plus. Il sait qu'un engagement de sa part sera un point de non-retour.

Le Prince n'est pas né dans la rue, il n'a pas gravi les échelons, il n'a jamais eu à prouver sa détermination à coups de flingue. Tout lui est tombé dessus, en bloc, à peine préparé par ses aînés à devenir le N°l de son territoire. Beaumont et lui ont le même âge.


On le sentait écartelé entre la loi du silence et le désir de parole, son extraordinaire pouvoir et sa vulnérabilité. Une torture qui peu à peu l'asphyxiait, qu'il cachait de moins en moins bien aux yeux des trois ou quatre autres pontes de l'Organisation. Il m'a laissé le choix, je n'avais qu'à passer la porte, j'étais libre de partir. J'ai pris peur, j'en savais déjà trop, mais il m'a juré sur son honneur que jamais je ne serais inquiété.

J'ai mis un bon mois avant de prendre une décision. Perdu dans un paradoxe inextricable, hésitant entre l'homme qui tend la main et le gangster tout-puissant. D'autres paramètres rentraient en ligne de compte et rendaient mon choix plus complexe encore. Une réelle fascination pour l'individu et pour l'aventure dans laquelle nous nous lancions, lui et moi. La possibilité d'être l'unique témoin de toute une infrastructure invraisemblable, d'être au cœur d'une des inventions les plus monstrueuses de l'âme humaine. Pour, peut-être, en cerner quelques rouages.

Un mois de vertige.


Il accepte. Pendant quatre ans, il se rendra plusieurs fois par semaine chez le « boss », et cette relation prend le pas sur toutes ses autres activités. Une forte dépendance se crée entre les deux hommes, un travail pénible, pour tous les deux, mais en même temps fascinant, le patient veut aller jusqu'au bout, il déballe tout, de la prime enfance à l'âge adulte, pour franchir toutes les étapes de l'horreur. Durant ces quatre années, Beaumont consigne par écrit tout ce qu'il entend, il veut garder intact tout ce matériau, par réflexe, et voit déjà se dessiner l'idée d'en faire quelque chose un jour.

Mais, brusquement, en janvier 1985, tout s'arrête. Le choc. Beaumont rentre d'un congrès à Washington et trouve son appartement mis à sac. Il panique, cherche en vain à joindre le « boss », il est impossible de lui parler. Il se terre dans un hôtel de Los Angeles et apprend trois jours plus tard la mort de son client dans la presse. Beaumont sait qu'il s'agit d'un renversement de pouvoir au sein de l'Organisation. Il comprend tout aussi vite que la fin de son client sera la sienne.


Une nuit. Dix ans, en une seule nuit. J'en avais presque l'habitude... Mon cabinet de Los Angeles avait été saccagé aussi, on y avait retrouvé toutes les notes ultra-confidentielles concernant l'ex-patron, mais aussi ses homologues, ceux qui avaient décidé sa chute. J'ai réuni le maximum d'argent possible et j'ai rejoint Mexico City en moins de vingt-quatre heures. Le point 0. Nul. Je venais de passer la cinquantaine. Mais j'étais encore vivant.


Il s'envole pour l'Asie et se fait tout petit pendant plusieurs mois dans un hôtel de Kuala-Lumpur, se présente comme écrivain et ne sort pratiquement jamais de sa chambre. La peur au ventre, il ne reste jamais longtemps au même endroit et se déplace en Asie du Sud-Est. Il décrit son oisiveté forcée, finit par s'y habituer et devient une espèce de contemplatif aigri mais toujours terrorisé à l'idée de rejoindre l'Occident. Il se sait condamné à l'exil, jusqu'à sa mort, l'Organisation ne le lâchera plus. Il reste trois ans dans un bungalow à Kho-samui, sur une plage du sud de la Thaïlande. Son seul interlocuteur est un attaché de l'ambassade de France qui vient passer des vacances là-bas. Il s'attarde sur cette amitié naissante, elle semble sincère, mais Beaumont ne cache pas son espoir d'en tirer un profit, il a toujours dans l'idée de regagner la France un jour. En reculant sans cesse l'échéance. Jusqu'en 88, année où il décide d'écrire ses mémoires.


Au début, j'ai juste cherché à me souvenir. Eprouver ma mémoire, décrire les visages oubliés, et affronter les spectres qui m'ont hanté jusqu'à aujourd'hui. Désormais, au fil des pages, je comprends que si j'écris ces lignes, c'est pour ceux que j'ai laissés là-bas, leur transmettre ma vérité. Et s'ils doivent me haïr, qu'ils sachent vraiment pourquoi.

* * *

— Il est quelle heure ?

— Bientôt 18 heures.

Durant tout l'après-midi, il est resté à la terrasse ombragée d'un café des Champs-Elysées, à attendre que j'aie fini de lire, affalé à l'arrière de la voiture. A deux reprises, le serveur est venu me porter une boisson fraîche, j'ai vu Beaumont se coller des sparadraps sur le visage sans cesser d'épier ma lecture, comme s'il attendait des réactions violentes. Je ne lui ai pas fait ce plaisir. Il m'a demandé de l'argent pour régler les consommations.

J'ai cherché mes mots, après tous ceux que je venais d'absorber. Mais tout ce que j'aurais pu dire était bien en-deçà. Il démarre, contourne l'Arc de Triomphe. Je reste à l'arrière, il attend une réaction.

— Ça porte un titre, votre truc ?

— Non, pas encore, j'avais envie d'appeler ça « Le miroir sans tain ».

— Appelez ça plutôt « Le stade du mouroir ». Il me manque une dernière pièce, le retour.

Il aurait préféré qu'on en reste là.

— Je me suis enfin décidé à rentrer en France, pour savoir ce que j'y avais laissé. C'était irrésistible. Et je n'abandonnais toujours pas l'idée de publier mes mémoires.

— Les publier ? C'est une plaisanterie ?

— Qu'est-ce que j'avais à perdre ? Ce bouquin, c'était ma voix, celle que mon enfant entendrait peut-être un jour, c'est pour lui que je l'avais écrit. Et du même coup, j'aimais l'idée de me venger des truands qui m'avaient condamné à la paranoïa pour le reste de mon existence. Je pensais que le bouquin me mettrait à l'abri.

— Jurez-moi que vous n'avez pas pensé au fric.

— J'y ai pensé aussi. Ça pouvait se compter en millions de dollars. Mais ça aussi, c'était pour ceux que j'avais laissés en France. C'était la dernière chose que je pouvais leur léguer. De toute façon, il était hors de question de publier ça, aucun éditeur n'en aurait jamais eu le courage.

Il hausse les épaules en disant ça.

— Bref, je suis rentré en France, grâce à mon ami de l'ambassade de Thaïlande qui s'est occupé de tout, il m'a prêté la maison où je vis, il m'a même proposé de m'aider à retrouver les miens et j'ai refusé. C'était à moi de le faire. Dès mon retour, je suis allé chez les Regnault, c'est là que j'ai appris que j'avais deux enfants, et j'ai eu peur pour eux.

— Peur ?

— En six ans, les Américains avaient eu le temps de se renseigner, de remonter jusqu'à la France. Et si par malheur ils retrouvaient Jordan avant moi...

Silence.

— La suite, vous la connaissez, et elle m'a donné raison.

— Vous avez engagé des privés, et voyant que ça n'aboutissait pas, vous avez eu l'idée d'organiser des fêtes, rien que pour eux. C'était votre dernier espoir de piéger les gosses.

— Et je n'ai pas eu tort, hein Antoine ? Sans cette fête, je ne vous aurais pas rencontré...

J'ai eu envie d'éclater de rire, à cause d'une image : une toile d'araignée, un petit parasite qui s'y laisse prendre. Des gangsters en pagaille, des secrets de la pègre, des milliers de kilomètres parcourus, des décennies aussi, des morts. Et au bout de tout ça, un petit voleur de Champagne.

— Je l'ai payée chère, cette soirée. Beaucoup de boulot pour un pauvre parasite comme moi. J'aurais tout lâché si Bertrand n'avait pas insisté. Ce con.

— Je sais.

En un seul jour, je viens de rattraper les années perdues. Ce matin encore, sur les coups de 7 heures, j'étais encore un jeune homme.

* * *

Quand les Américains m'ont donné leurs instructions, je n'étais pas en état de faire des commentaires. Ils ont choisi un coin de boulevard entre Bastille et République, pour 10 heures du soir. Leur voiture nous attend, la nôtre arrive à leur portée, en sens inverse. Beaumont s'énerve, transpire, c'était prévu, c'est pour ça que j'ai préféré prendre le volant. Depuis tout à l'heure j'essaie de le faire parler, de le calmer, sans doute pour me calmer moi-même et atténuer cette espèce de dégoût qui ne me lâche plus.

— J'ai vu quelqu'un crever, aujourd'hui.

Il n'a rien entendu. Les yeux lui sortent du visage, il cherche ses mômes sur la banquette arrière. Pour la première fois. Il devient fou. J'essaie de trouver les mots à sa place, quelques phrases, pas plus, on ne lui laissera pas le temps d'étoffer. « Chair de ma chair, mon fils, ma fille, je ne suis pas celui que vous croyez, je suis pire que ça, mais je vous aime, faut pas croire, la vie a fait de vous des moribonds et de moi une belle ordure. »

— Hé ! Beaumont, vous voyez le gars un peu frisé, derrière, avec sa tête de clown blanc ? Et à côté, cette fille qui a le visage bouffi par les pleurs, à tel point qu'on ne se doute pas qu'elle est jolie ? C'est le petit et la petite.

Il n'entend rien et fait des gestes incohérents, un tic lui mange le visage, un rictus lui déforme la joue. Je devais sans doute ressembler à ça le matin où j'ai supplié Bertrand de me laisser sortir.

Stuart me fait signe de garer la voiture tout de suite, en face.

— A vous de jouer, Beaumont. Ils tiennent en respect les petits, il est prévu que vous alliez les rejoindre, vous montez à l'arrière, ils font sortir les mômes. Et c'est fini. Improvisez, tentez une petite embrassade, placez une phrase ou deux, vous ne les reverrez plus.

Il tremble, il ne voit rien et ne m'entend pas, il est hypnotisé, je le retiens pas la manche. Il veut se donner, se rendre, se livrer une bonne fois pour toutes. Avec l'espoir d'une étreinte avec ceux qu'il va enfin découvrir.

C'est là, au moment où il a quitté la voiture, que j'ai réalisé qu'il y avait un léger détail, un tout petit, qu'on avait laissé de côté.

— Vous vous foutez de ma gueule ? Vous n'allez pas vous en tirer comme ça, dites-moi où est Bertrand. L'adresse exacte...

Il est fou, ivre, il tire sur sa manche, je ne lâche pas, il a envie de me tuer, je retarde sa confrontation avec le passé qui l'attend et l'avenir qu'on lui réserve, et ça ne durera pas une minute. Juste quelques secondes. Je ne suis plus rien, rien qu'une espèce de parasite qui interfère.

Mais je ne le lâcherai pas, je m'agrippe et deviens fou, moi aussi.

— Dites-moi où il est est, merde ! Ça faisait partie du deal ! Etienne a crevé pour ça, espèce d'ordure, vous...

Il s'est débattu, j'ai gueulé, il a repris son bras pour se jeter dans la rue, des voitures ont pilé à ses genoux, les klaxons hurlent plus fort que moi.

Nom de dieu...

Je sors, ça ne va pas se passer comme ça, j'ai payé trop cher, il va cracher, ce salaud. Le trafic me barre la route, bande d'enfoirés, tous, laissez-moi passer, plus rien ne me fait peur, surtout pas vous, j'ai payé, j'ai vieilli, et vous voulez m'écraser comme un parasite, je ne suis plus un parasite. Par-delà le flot des bagnoles je les vois parlementer, personne ne sort de la voiture, Beaumont se penche, tend son manuscrit, je distingue la tête de Stuart, j'en ai marre, toute cette mascarade, le sang me monte aux yeux, je hurle le nom de Bertrand, une voiture s'arrête, le chauffeur m'insulte. Je traverse, Stuart met le contact, le vieux est à l'arrière, je m'acharne sur sa portière fermée, toute cette bande de salopards va filer droit devant et me planter là, et bien non, pas question, c'est moi qui me plante là, devant le capot, j'envoie des coups de pied dans la calandre en gueulant. Ricky sort la tête.

— Get out you fucker ! I'm gonna kill you !

— L'adresse ! Nom de dieu l'adresse !

Je gueule, je vais faire exploser la bagnole, il n'y a plus que moi sur le boulevard, ma rage, Stuart avance par à-coups, au prochain je serai sous les roues, il fait hurler le moteur, je grimpe sur le capot, colle le front et les mains contre le pare-brise, je vois tout ce qui se passe à l'intérieur, la consternation, tous ces yeux exorbités, tournés vers moi, sauf ceux de Beaumont, à l'arrière, vautré sur ses gosses.

— L'adresse, enfoiré ! Où il est ?

J'ai cessé de crier quand j'ai vu Ricky sortir le revolver. Violaine s'est débattue, Stuart l'a maîtrisée d'un coup de poing. Je me suis figé net, une seconde, incapable de décrocher mes paumes.

Il a hésité à tirer à travers le pare-brise, puis il a descendu sa vitre pour sortir le revolver et le pointer sur moi.

— As you like, Tony...

J'ai voulu me laisser rouler à terre, mais j'ai vu. La main de Jordan.

Agripper les cheveux de Ricky et tirer un coup sec en arrière. Stuart a sorti son flingue, trop tard, en une fraction de seconde Jordan a ouvert ses mâchoires comme un fauve et a planté ses dents dans la gorge de Ricky qui a lâché le revolver sur le trottoir.

J'ai gueulé, le front contre le pare-brise, les yeux écarquillés.

Violaine, juste derrière Stuart, ne lui a pas laissé le temps de viser Jordan, elle lui a griffé les yeux et Stuart, aveuglé, a vidé au jugé son chargeur vers l'arrière de la voiture. J'ai vu des giclées de sang jaillir de la gorge de Violaine, Jordan relever la tête, les lèvres gluantes et les dents mâchant encore un lambeau de peau.

Beaumont, terrorisé, a pris le visage de sa fille dans ses mains, Jordan n'a pas eu le temps de voir le regard criblé de sa sœur, Stuart s'est servi de la crosse de son arme pour lui marteler le crâne, de plus en plus fort, jusqu'à le fêler de part en part et voir apparaître des taches de sang inonder la chevelure. Jordan s'est affaissé entre les deux sièges avant.

Lentement, la tête de Ricky est venue cogner le tableau de bord.

Stuart est sorti de la voiture et m'a contourné pour retrouver le revolver de Ricky, à terre. Beaumont, geignant, prostré sur le corps de ses deux enfants, n'a pas entendu sa portière s'ouvrir. Stuart a tiré trois balles à bout portant, le corps de Beaumont a réagi sous les impacts pour se figer, un instant, assis, droit, les yeux ouverts. Stuart a collé son canon contre la tempe du vieux et lui a fait exploser la tête. Une fois. Puis deux.

Une seconde de latence.

Ne restait plus que moi.

Collé au pare-brise.

J'ai vu l'arme pivoter de mon côté au moment où je glissais à terre, la balle m'a brûlé la jambe gauche, Stuart a crié mon nom. En rampant à terre, je l'ai vu tirer à nouveau dans ma direction, des coups muets, vides, puis il a jeté le revolver dans l'habitacle en gueulant et a fait démarrer la voiture, j'ai rampé de toutes mes forces dans le caniveau, puis sous un banc pour m'y rouler en boule. J'ai pu le voir pousser les trois corps inertes au-dehors, claquer les portières et diriger la voiture lentement vers moi.

J'ai vu ma jambe morte, oubliée, à portée de sa roue. En hurlant de douleur, je l'ai saisie des deux bras pour la ramener in extremis sous le banc que l'aile de la voiture a heurté.

Ma vue s'est brouillée, mais j'ai cru discerner, derrière le volant, une main bien ouverte balayant l'air pour me dire au revoir.

Le silence est revenu, j'ai serré les dents pour ne pas m'évanouir.

J'ai vu des silhouettes, debout, autour de moi.

J'ai rampé, et rampé encore jusqu'aux trois cadavres, en oubliant la douleur, en oubliant tout, tout sauf Beaumont, là, à quelques mètres.

J'ai traîné en m'agrippant au macadam, poussé par mon idée fixe, mon obsession.

Des voitures s'arrêtent, des gens me suivent sans oser me toucher, je les vois à peine. Je m'en fous. J'ai poussé un ricanement grotesque quand je me suis retrouvé nez à nez avec Beaumont, mes mains ont glissé sur la nappe de sang qui s'échappait de tout son corps. Mais ça ne m'a pas découragé, j'ai sincèrement pensé à cette seconde-là que des gens avaient survécu à cinq trous dans la peau. J'ai réussi à m'asseoir et à l'attraper par les revers de sa veste pour le secouer.

— Hé ! Beaumont...

Son bras s'est déroulé pour cogner à terre, j'ai cru qu'il lui restait encore un petit souffle. Le visage en bouillie. La boîte crânienne en miettes.

— Hé ! Beaumont... Tu vas me la donner cette adresse, enfoiré. Tu vas me la cracher, dis ? Où t'as foutu mon pote ?

J'ai même élevé la voix, persuadé que ça allait le réveiller.

— Juste un mot, merde ! Un seul...

J'ai levé les yeux vers l'attroupement. Au loin j'ai entendu une sirène.

— Tu vas me la donner, bordel...


Il manque deux sièges de ce côté-ci de la carlingue. Un fille en sari nous a donné des bonbons, j'ai cru qu'il s'agissait d'une coutume de bienvenue, en fait ça servait surtout à lutter contre la décompression. Par le hublot, la mer. Ou l'océan, qui sait ?

L'avion est bourré à craquer. J'ai hérité, à ma gauche, d'un type qui grommelle à propos de tout et de rien, un habitué de la ligne qui se plaît à dispenser son savoir au néophyte que je suis, un fuseau horaire par-ci, un bulletin météo par-là, un point géographique toutes les dix minutes, un souvenir d'escale, ça n'en finit plus, il dit même, pour gentiment m'inquiéter, que nous avons tous pris un sérieux risque en grimpant dans un coucou de la Bengladesh Airline.

J'avoue que ça m'avait paru curieux quand la fille m'a cité ladite compagnie, à l'agence. Je pensais que le pays n'existait plus. C'est dire si j'ai l'étoffe du baroudeur. Avec un peu plus de fric j'aurais choisi autre chose.

Je suis redevenu pauvre depuis le soir où le vieux Beaumont est mort. Durant les cinq nuits qui ont précédé, je n'ai pas eu le temps de m'habituer aux facilités pécuniaires, j'ai vite retrouvé les réflexes du sans-le-sou, les choix cornéliens, les conversions mescal/sandwich. Et puis, quand les assedic m'ont coupé les fins de droits, adieu les choix cornéliens, adieu le mescal, à moi les sandwichs. Depuis presqu'un an déjà. Ça m'est tombé dessus sans prévenir. J'ai même été obligé de travailler. Deux mois. Entiers. Comme animateur dans un service de Minitel rose. Pour me payer le billet aller-retour.

Il paraît que je vais tomber dans la saison des moussons. Paris était gris, ce matin, et c'est le comble, pour un 12 juillet.

— Qu'est-ce qui se passe, là ?

— On arrive à Athènes.

— Ça va durer longtemps ?

— Une demi-heure, ça dépend du nombre d'atterrissages. Il vient déjà d'en rater un.

Je porte le jean et les baskets d'Etienne. Tenue de voyage, j'ai pensé. Le touriste moyen, à l'aise, prêt à découvrir un continent à la force du mollet. Comme si j'avais envie de traîner mes semelles ailleurs que sur la rive droite de la Seine. Paris me manque déjà. Au décollage, j'ai essayé de m'y repérer, je n'ai pas vu grand-chose. Je n'étais même pas sûr que c'était Paris.

Contre toute attente, Etienne avait bel et bien tenu sa promesse : il a répondu, post-mortem, à toutes mes questions. Pendant nos deux années de dérive, j'avais passé en revue tous les chocs affectifs qui pouvaient pousser un bonhomme de cinquante ans à retomber en adolescence. Pour réaliser, en moins d'une heure, en fouillant dans une malle aux souvenirs cachée dans son studio miteux, que jamais Etienne n'avait été le monsieur respectable que j'avais imaginé. Toute une vie en vrac, au hasard des documents amassés, sans aucune chronologie. Des pièces de puzzle qui se sont vite imbriquées les unes dans les autres.

Une photo prise au Golf Drouot, avec banane et gomina, la première fois qu'il a eu ses seize ans. Une autre en petit costard rigolo, il conduit un Vespa avec une fille coiffée d'une choucroute. Un vieux casier judiciaire qui mentionne un coup minable pour lequel il a écopé de deux ans avec sursis. Dans son armoire, une collection de fringues formidable, tout y passe, le perfecto, les boots à plate-forme, les pattes d'éléphants, jusqu'aux tee-shirts à fermeture Eclair des punks. Une lettre de son frère aîné qui lui reproche de fréquenter d'un peu trop près les flics après leur casse raté. Une photo où il a les cheveux longs, une barbe et une écharpe indienne autour du cou. Un gros livre de comptes qui couvre les vingt dernières années, avec des colonnes impeccablement remplies. Une page par mois, les noms de tous les inspecteurs qui le contactent, les heures de rendez-vous, les endroits, les sommes qu'on lui verse. Une énième et dernière lettre de son aîné, datée de 77, qui ne supporte plus l'idée d'avoir une saloperie de petite balance pour frère. Une photo où nous dînons tous les trois, avec Bertrand, lors d'une fête au bois de Boulogne.

Etienne n'a jamais quitté ses 16 ans. Il n'a jamais été rentier, ni grand voyageur, ni aventurier, ni flic, ni tueur ni gangster. Juste un indic'. Un indic' professionnel. Son seul boulot consistait à passer sa vie en boîte et à rencarder les flics sur tout ce qui concerne les mœurs et la dope. Il avait appris le métier à la longue, et presque sans le vouloir. Il avait suffi de quelques ratés dans le démarrage, une envie furieuse d'aller jusqu'au bout de la fête, un orgueil à vitesse variable, et une rare propension à la cosse. Il vivait, chichement, de sa science de la nuit et des fous qu'on y croise.

Etienne avait attrapé la maladie bien avant tout le monde.

— C'est plutôt bon, cette petite barquette de poulet au safran.

— C'est pas du poulet. C'est pas du safran non plus.

Je lui offre ma salade de fruits et allume une Lucky Strike achetée en duty free. La vétusté de la carlingue m'amuse. J'ai cru que ce revêtement bizarre autour des hublots était du papier peint. Sans le vouloir, j'en ai arraché un petit bout, un coin de rosace orangée. C'est effectivement du papier peint.

J'ai mieux compris d'où Etienne sortait son carnet d'adresses, son talent à faire valser le bakchich et son excitation à l'idée de traquer le vampire dans Paris. Ça m'a rappelé le passage où Beaumont explique dans ses mémoires son envie de replonger dans le business, bien des années plus tard, malgré les cadavres qu'on laisse derrière soi, malgré le fait que tout ait changé. Je me suis demandé ce qui se passerait si, dans vingt ans, je m'arrêtais par hasard devant un vernissage. Aurai-je à lutter contre un vieux truc qui refoule, trop fort pour y résister ?


Moi qui d'habitude attends la nuit avec une certaine impatience, pour la première fois, je ne l'ai pas vue tomber. Le zinc s'y est enfoncé d'un bloc, j'ai aimé cette étrange sensation de la traverser physiquement, entre deux songes, persuadé que le soleil allait réapparaître dans la minute.

— C'est l'escale à Dubai, vous n'allez pas voir grand-chose.

— On va sortir ?

— Une petite heure, laissez votre blouson, gardez juste un tee-shirt.

En descendant la passerelle j'ai reçu une baffe de chaleur inouïe, le truc imprévisible, j'ai cru qu'elle émanait d'un réacteur brûlant. Comme les autres je me suis précipité dans la navette réfrigérée où des gouttes glacées venaient couler sur les parois intérieures. Un chaud et froid comme je n'en connaîtrai jamais plus. La salle de transit était plus supportable, je me suis assis près d'une vitrine d'artisanat local, en imaginant la vie des autochtones condamnés à lutter contre le climat. Des images encore récentes me sont revenues en mémoire, des fins de soirées frileuses où l'on se réfugiait dans une boîte, avec le réflexe de tendre les mains vers la piste de danse pour se les réchauffer, et l'instant d'après, le verre de vodka glacé qu'on se passe sur le front en sueur, le manteau éternellement sous le bras pour ne pas payer le vestiaire, puis la pluie, dehors, à la fermeture, le métro déjà bondé, et la dernière cigarette avant le sauna de la place d'Italie, ou encore les trois coussins d'un canapé dépliable qu'une bonne âme va nous offrir, en nous priant de ne pas abuser du radiateur. Tout ça paraît tellement étrange quand on cherche son souffle au beau milieu d'un désert.


Deux heures plus tard, je réintègre ma place et attache ma ceinture.

— Prochaine escale ?

— Dacca. Il fera jour.

— On pourra au moins profiter du paysage.

— Oh ! ça, j'ai essayé souvent, sans jamais le trouver.


Il n'y a pas eu d'enquête. D'enquête officielle. Il n'y a pas eu de morts, pas d'instruction, pas de procès, pas de remous. Absolument rien. Juste quelques milliers de questions auxquelles j'ai répondu, docile. D'abord aux flics, qui m'ont visité dès le lendemain matin, à l'hôpital. Je les ai sentis un peu dépassés par le témoignage que je leur servais. Quand j'en suis sorti, deux semaines plus tard, des gens sont venus me confisquer, des gens sérieux, d'une autre trempe que ces petits inspecteurs de quartier. Les types d'Interpol m'ont fait subir une espèce de debriefing qui a duré des jours et des jours. J'ai cru qu'on remettait ça, l'angoisse de la séquestration et tout. Ils m'ont passé au scanner, ils voulaient de la transparence, et je n'avais rien à leur cacher, ou presque, j'ai rejoué ces cinq jours-là en frôlant le cabotinage, je n'ai rien oublié, même les détails qui n'offraient aucun intérêt, les baskets rouges, la gousse d'ail de chez Dior, le gâteau d'anniversaire de Fred, si bien qu'à la fin ils m'ont demandé de faire l'impasse sur les garnitures de petits fours et le nombre exact de verres de mescal écluses. Ils ont recoupé mes dires avec ceux de Jean-Marc, en attendant ceux de Jordan.

Le mort vivant avait survécu. Il a fallu plusieurs jours avant qu'il ne sorte du coma et plusieurs mois avant qu'il ne daigne desserrer les lèvres. On ne m'a pas laissé le loisir de le visiter. Je n'en aurais pas eu le courage, de toute façon. Un jour, peut-être, si nos routes se croisent à nouveau, je lui raconterai tant bien que mal les mémoires de son père.

Le plus curieux, durant les interrogatoires, ça a été la manière dont j'ai dû me raconter, moi, dire qui j'étais et comment je vivais. J'ai dû justifier mon parasitage, mes moyens de subsistance. Ils ont essayé de me ranger dans diverses catégories, de m'estampiller, j'ai eu un mal de chien à leur expliquer que je n'étais ni un truand ni un dealer, ni un clochard, ni rien, juste un petit profiteur au jour le jour, et rarement le jour. Les gars se regardaient, incrédules. Je leur ai dit qu'en province je ne tiendrais pas deux nuits, c'est la seule fois où je leur ai soutiré un ricanement. Ensuite ils m'ont demandé si j'avais lu les mémoires du vieux, et je leur ai menti, pour la seule et unique fois. J'avais beau être terrorisé, j'ai cru qu'ils ne me lâcheraient plus. Je ne saurai sans doute jamais s'ils ont intercepté Stuart ni comment ils se sont débrouillés avec les autorités américaines. Mais à voir la mollesse des moyens mis en œuvre, j'ai cru comprendre que personne n'avait intérêt à fouiller dans tout ce merdier vieux de vingt ans. A la fin du séjour, j'ai bien senti qu'ils se demandaient ce qu'ils allaient faire de moi. Je n'ai pas cherché à les contrarier quand ils m'ont suggéré de me faire oublier. La triste fin de Beaumont à la suite de tant d'indiscrétions était plus explicite encore que leurs vagues injonctions au silence. Message reçu. Affaire classée.


On me pose sur la tablette une barquette verdâtre avec des boulettes de riz gluant, ça dégage une odeur plutôt bonne.

— Encore de la bouffe, à cette heure-ci ?

— Toutes les quatre heures, c'est tout ce qu'ils ont trouvé pour nous empêcher de gamberger.


La chaleur m'endort. Je ne suis réveillé que par les allers-retours réguliers de mon voisin aux toilettes.

Ma sœur m'a hébergé quelques semaines, en attendant de me voir remarcher normalement. Je me suis occupé de ses gosses et des pique-niques en forêt. J'ai freiné sur les clopes et n'ai pas bu une goutte d'alcool. Ensuite, j'ai fait ce qui était prévu pour le reste de l'été, on m'a confié les clés de sept appartements où j'ai assuré les prestations habituelles, jusqu'en septembre. Deux mois de cocooning, avec pour seule compagnie celle des chats lascifs, devant la télé. J'ai lu plein de bouquins, sans penser à mettre le nez dehors après huit heures du soir. J'ai cru que la maladie avait disparu et qu'il était encore temps de penser à mon avenir, avant la grande rentrée.

Une dernière affaire à régler, d'abord.

* * *

L'aéroport de Dacca ressemblerait à un vieux squatt derrière la gare Montparnasse. Autour, deux ou trois carlingues où des types en short charrient des cargaisons de bagages, de la terre aride, des buissons secs à perte de vue. Et un soleil qui ne donne pas l'impression de vous faire un cadeau. Au contraire. J'ai passé huit heures sous un ventilateur, assis sur une banquette en bois, au milieu des voyageurs engourdis. De retour dans l'avion, j'ai vu une hôtesse s'évanouir avant le décollage. Pas démontée, sa collègue nous a servi la bouffe.

Jean-Marc est à New York avec de quoi tenir au moins six mois ; les appointements royaux pour une pub où il joue un touriste japonais. Il a dit qu'il s'offrirait un crochet par le Vietnam, histoire de faire connaissance avec la branche paternelle de sa famille. Jamais il n'a reparlé de la manière dont Stuart et Ricky l'avaient contraint à la confidence, un revolver sur la tempe. Tout ce que j'ai pu lui extorquer, c'est une phrase laconique qui m'a rassuré sur sa réputation : « Je ne leur ai pas collé la moindre baffe. »


Quelques heures de somnolence et de paysages miniatures pour arriver à Rangoon. Ça avait l'air joli, la Birmanie, du haut de la passerelle. Une jungle colorée, des arbres géants, des frondaisons humides.

— On n'a pas le droit de descendre de l'avion.

— Dommage.

— Moi je pourrais, voyez. J'ai le visa pour sept jours, mais en ce moment j'ai pas trop le temps. Je peux vous raconter, si vous voulez.

— Non, merci.


Durant les interrogatoires, je n'ai pas cessé de parler de mon copain, un certain Bertrand Laurence. Disparu corps et âme. Personne à part Beaumont ne savait où il était. Ou bien, on n'a rien voulu me dire, et j'avais bien l'impression que tout le monde s'en foutait.

Il avait bien de la famille, ce salaud-là. De temps en temps, il évoquait ses origines vendéennes. Ça ne m'amusait qu'à moitié de rejouer au privé et compulser des annuaires à n'en plus finir pour retrouver des tonnes de Laurence. Pourtant je m'y suis attelé, au risque de tomber sur les bons, pour peut-être, m'enten-dre dire au bout du fil qu'on avait retrouvé son corps dans un trou, quelque part. Mort de faim. Et que tout ça c'était de ma faute. J'ai vite abandonné.


Les gens commencent à s'agiter, dans la carlingue.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— On arrive.

— Vous voyez bien qu'il n'y avait pas de quoi s'inquiéter.

— On n'est pas encore au sol.

Il est 17 heures. Il paraît qu'il va faire nuit dans peu de temps. Dans le hall de l'aéroport, je vois une meute de types agglutinés derrière la vitre en attendant qu'on sorte. Des taxis. Après les contrôles d'usage, on m'a tamponné un visa valable un mois. Un mois...

Il fait déjà presque noir. J'ai chaud. J'entre dans un taxi pour rejoindre la capitale, malgré les conseils de Biaise : « Dès que vous êtes là-bas, prenez plutôt un car, on ne sait jamais où ils vous embarquent, ces gars-là. »

Biaise est un drôle de gars. Un parasite, comme moi, mais toujours très jaloux de ses plans, et pas une fois il ne m'en a lâché un. Il avait ses rabatteurs, nous les nôtres, et jamais il n'a voulu fusionner et partager les adresses. Je me souviens même qu'un soir, lors d'un cocktail, nous nous étions réciproquement demandés si nous avions une fête prévue pour la suite. J'ai répondu « non », et je mentais. Il a répondu « non », et je savais qu'il mentait. Dix minutes plus tard, nous nous sommes retrouvés en train de faire la queue pour une fête de publicitaires vers la rue du Louvre. J'ai toujours cru qu'il me détestait.

Il a pourtant cherché à me contacter, vers le mois de février. A tout prix. Ça m'a paru bizarre. Il a battu le rappel partout et m'a retrouvé en deux heures. J'étais au 1001.

— Vous allez avoir du mal à me croire.

— Essayez toujours.

— Je viens de passer une semaine à Bangkok. Le dernier soir j'avais une invitation pour une soirée à l'Alliance Française. Au moment où j'y entrais, j'ai vu votre ami en sortir, dans une voiture officielle.

— Quoi ?

— Cette tête de bellâtre, avec son nez en lame de couteau, l'air toujours très affecté.

— Ça pourrait lui correspondre mais... C'est impossible.

— Je ne pense pas me tromper. A moins qu'il ait un sosie parfait, en Thaïlande. C'est tout ce que j'avais à vous dire.


— Ploenjit jitlom ?

Le chauffeur ne comprend pas une traître syllabe. J'avais répété, pourtant, dans l'avion. J'essaie de varier les intonations. A bout de patience, je fais ce que j'aurais dû faire tout de suite, je lui ai mis sous les yeux l'adresse du guest-house écrite en thaïlandais de la main délicate de Biaise. Il y a ses habitudes et passe l'hiver à Bangkok dès qu'il a un peu d'oseille. Ou pour en faire. Parasite migrateur.

Vingt kilomètres pour rejoindre le centre ville. Je suis calme, je profite même du paysage de banlieue qui se découpe dans le noir. Des groupes d'hommes qui discutent autour des réverbères, en chemises à manches courtes, des terre-pleins éclairés et vides, des immeubles de trois étages, des vendeurs de soupe ambulants, une affiche géante de cinéma, des petits canaux chargés d'herbe grasse qui s'échappent des artères. Je m'attendais à autre chose. Mais il est sans doute là, l'exotisme.

Je lui laisse un bon pourboire. Le double de la course. Je n'ai pas le sentiment que c'est de l'argent. Le trafic est dense, incroyablement dense, bien pire qu'à Paris, les voitures foncent. Une odeur de gasoil me cueille dès que je sors du taxi. La touffeur m'enveloppe. Je passe devant un petit restaurant qui propose une carte en anglais, je ne vois que des occidentaux à l'intérieur. Je repère le guest-house. A l'entrée, deux solides gardes en uniforme vert avec des machettes accrochées à la ceinture. J'ai connu des gardiens de nuit plus avenants, même quand on les réveille. Ils parlent quelques mots d'anglais, me laissent passer, une jeune fille prend le relais, me propose une chambre, je la suis. Au troisième étage, j'entends le son des télés, toutes les portes sont ouvertes, il y a un vendeur de bière. Elle me montre la mienne, je comprends mieux ses gestes que son accent. Elle passe en revue tout ce dont je pourrais avoir besoin, le ramassage du linge sale tous les deux jours, un coiffeur au cinquième, un tailleur au second, et tout le reste. Chaque chambre est fermée par deux portes. Pour dormir, elle me conseille de laisser ouverte celle en bois mais de fermer la porte andalouse en fer forgé. C'est ce que tout le monde a l'air de faire, ici. Je paie ce qu'elle me demande.

J'allume le ventilateur du plafonnier et retrouve un peu mon souffle sous cette chape d'air frais. J'ai lu dans le guide qu'il ne fallait pas le laisser pour dormir, on risque d'attraper vite fait une grippe terrible qu'on ne peut soigner qu'en clinique. J'ai lu aussi qu'il ne fallait pas chercher à écraser les blattes, même quand on aime le sport. J'ai vu un truc énorme courir dans la salle de bains. J'ai salué le cothurne.

Ma fenêtre donne sur un de ces petits ruisseaux parcourus d'herbes vertes. Des gens mangent de la soupe sans dire un mot. Il y a peut-être une ville, là, tout autour, mais elle est bien trop opaque. J'y jetterai un œil demain.

J'ai réussi à m'asperger d'un peu d'eau froide au petit filet de la douche, je n'en demandais pas plus. J'ai hésité à en boire. Ensuite je me suis fait beau. Mon costume noir. Ma cravate rouge brodée.

La fille d'en bas, gentille, m'a emmené jusqu'au bord de la route pour héler elle-même un triporteur à moteur qui sert de taxi, et lui donner l'adresse où j'allais. Elle m'a aussi indiqué le tarif à payer, et pas un baht de plus.

C'est quand il m'a lâché devant la bâtisse que mon cœur s'est mis à battre, et pas avant. L'ambassade de France. Toutes bannières dehors. En bouquet de feu d'artifice.

Le plan de Biaise était de loin le meilleur : le 14 juillet. Il m'avait conseillé d'arriver pour ce soir-là, et pas un autre. A tout hasard, je lui ai demandé comment je pouvais le remercier. A tout hasard, il m'a donné une adresse où je pouvais lui trouver une fausse Rolex qu'il savait à qui revendre, à Paris. Je n'en ai pas douté.

On ne me demande pas d'où je viens, ça se lit sur ma gueule, le planton n'est pas un physionomiste, juste un aboyeur chic en queue de pie qui compte les invités avec un petit appareil discret qu'il fait cliquer dans sa main. Je ne lui donne pas mon nom et traverse la passerelle qui mène au corps de la fête. J'ai senti l'Asie à ce moment-là, contre toute attente.

D'emblée je ne reconnais rien des fêtes qui ont fait mon ordinaire, et surtout pas les 14 juillet qui guinchent vers Bastille.

Une impression d'avoir fait un saut dans le temps. Je ne lis aucun malaise, aucune attente sur les visages, même pas une envie frénétique de s'amuser. Mais plutôt des sourires un peu las, des gestes doux, une élégance naturelle, et l'ensemble serait une sorte de grammaire nostalgique pour tous ceux qui se retrouvent entre semblables, perdus sur un îlot d'outre-mer, à mille milles de toute fête nationale. Des boys se faufilent. Je reste en retrait, le dos contre la rambarde en osier d'une coursive qui surplombe un bassin autour duquel le gros des convives s'est massé. Je préfère avoir un peu de hauteur pour voir sans être vu. Des gens dansent sur une musique bien comme il faut, je n'ai jamais entendu ça, un rythme qui rassemble les générations et les continents. Rien à voir avec la course à la tachycardie des pistes parisiennes. Le Champagne, en revanche, a le goût de là-bas. J'essaie d'entendre les bribes de conversations d'un groupe de femmes, toutes plutôt jolies. On sent que c'est le raout de l'année pour tous les français en poste ici. De magnifiques rideaux jaunes et peints claquent dans mon dos, je risque un œil dans la pièce, un couple chic, excité à mort, s'acharne sur un jeu vidéo qui pousse des bzi bzi bzi comme dans les cafés. Un boy me tend un plateau rempli de boulettes bleues, blanches et rouges. Je goûte. Vaguement sucré, avec un arrière-goût de cumin. Une jeune femme, pas loin, sourit en me voyant mâcher.

— Vous venez d'arriver, vous.

— Dix bonnes minutes.

Elle s'esclaffe gentiment.

— Non, je voulais dire, à Bangkok.

— Quatre heures.

Elle rit encore. Une superbe étoffe bleue l'enveloppe d'une seule pièce, à l'inverse des autres elle n'a pas joué la robe de grand couturier.

— Il fait quel temps, à Paris ?

— Comment savez-vous que je viens de là ?

— Aucun doute là-dessus, on a l'impression que vous sortez du métro.

— George V ?

— Porte de Pantin.

Là, c'est moi qui rigole.

— Dites, c'est quoi ce grand dôme, là-bas, vers la gauche.

— C'est le Lumphini Stadium. Je vous conseille d'aller voir les combats de boxe thaï, c'est quelque chose.

— Et le Bouddha en or, il est où ?

— Trop loin pour vous le montrer.

— Et le marché flottant ?

— Vous avez lu le guide du routard, ou quoi ?

J'ai failli lui demander si son mari était en poste ici, si elle-même y avait son job, si elle vivait à l'année en Thaïlande. Mais j'ai eu trop peur qu'elle dise oui à tout et j'ai préféré rester dans le flou. Dans le rêve.

Tout à coup, j'ai eu comme une bouffée de chaleur, et pas à cause du climat ni du jet-lag. Un truc qui est parti du ventre pour remonter jusqu'aux joues.

— Ce jeune homme, en bas, celui qui discute avec un journal sous le bras, c'est qui ?

— Lequel ? Celui qui pose sa coupe contre l'arbre ? Il s'appelle Laurence, c'est le secrétaire de l'attaché culturel.

— Ah oui ?

— Un type plutôt sympathique, peut-être un peu pincé, ça fait moins d'un an qu'il est là, mais il a l'air d'assez bien s'acclimater.

Un costume blanc. Un large bloc-notes qui sort de sa poche gauche. Il serre toutes les mains qu'on lui tend sans interrompre la conversation que lui fait un jeune type. Il s'éclipse un instant avec élégance, rejoint un monsieur d'âge mûr attablé devant des convives, lui glisse quelques mots à l'oreille, lui lit une note, l'homme hoche la tête, puis il revient vers son interlocuteur en happant un verre au passage.

Il est beau comme tout, Mister Laurence. Je souris quand son surnom me revient en mémoire. Mister Laurence... Quand je le vois là, en bas, rayonnant, sûr de lui, dans toute la raideur de sa fonction, comment pourrais-je l'appeler autrement, désormais. Mister Laurence.

J'ai repensé à Beaumont. Et lui ai rendu un bel hommage posthume. Car plus jamais je ne,rencontrerai un manipulateur de ce calibre. Ça flirtait avec le génie. Il fallait que je le voie pour le croire.

Ne sachant comment faire courir Antoine, il a fait rêver Bertrand. Et seul Bertrand a su faire courir Antoine.

Bien joué.

Je suis resté là, longtemps, à le contempler. Mister Laurence.

Enfin à sa place.


C'est la fille, qui m'a tiré par la manche. Peut-être pour que je la regarde, elle.

— Vous êtes dans quelle branche ?

— Oh ! ça, il n'est surtout pas question d'en parler ce soir. Parce que ce soir, vous allez me faire tourner la tête dans Bangkok by night. Je veux tout voir, le sordide et le magnifique, je veux le royaume de Siam et les ruelles de la débauche, je veux les senteurs d'Orient et les nuits chaudes de la capitale du vice.

— D'accord.


Au réveil, je n'ai pas hésité une seconde, j'ai foncé à l'aéroport pour attendre le premier vol. Pendant les deux heures de transit à Moscou, je me suis fait pote avec un cadre japonais qui s'ennuyait ferme sous son walkman. Il avait des dollars et m'a invité au buffet pour descendre des verres de vodka et des toasts au caviar. Avant d'atterrir à Roissy, la nuit, je lui ai laissé mon hublot pour qu'il voie, au loin, la ville aux dix milliards d'ampoules rosées qui nous attendait. Il m'a demandé si c'était Paris.

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