Charles Schweitzer ne s'était jamais pris pour un écrivain mais la langue française l'émerveillait encore, à soixante-dix ans, parce qu'il l'avait apprise difficilement et qu'elle ne lui appartenait pas tout à fait: il jouait avec elle, se plaisait aux mots, aimait à les prononcer et son impitoyable diction ne faisait pas grâce d'une syllabe; quand il avait le temps, sa plume les assortissait en bouquets. Il illustrait volontiers les événements de notre famille et de l'Université par des œuvres de circonstance: vœux de nouvel an, d'anniversaire, compliments aux repas de mariage, discours en vers pour la Saint-Charlemagne, saynètes, charades, bouts-rimés, banalités affables; dans les congrès, il improvisait des quatrains, en allemand et en français.
Au début de l'été nous partions pour Arcachon, les deux femmes et moi, avant que mon grand-père eût terminé ses cours. Il nous écrivait trois fois la semaine: deux pages pour Louise, un post-scriptum pour Anne-Marie, pour moi toute une lettre en vers. Pour me faire mieux goûter mon bonheur ma mère apprit et m'enseigna les règles de la prosodie. Quelqu'un me surprit à gribouiller une réponse versifiée, on me pressa de l'achever, on m'y aida. Quand les deux femmes envoyèrent la lettre, elles rirent aux larmes en pensant à la stupeur du destinataire. Par retour du courrier je reçus un poème à ma gloire; j'y répondis par un poème. L'habitude était prise, le grand-père et son petit-fils s'étaient unis par un lien nouveau; ils se parlaient, comme les Indiens, comme les maquereaux de Montmartre, dans une langue interdite aux femmes. On m'offrit un dictionnaire de rimes, je me fis versificateur: j'écrivais des madrigaux pour Vévé, une petite fille blonde qui ne quittait pas sa chaise longue et qui devait mourir quelques années plus tard. La petite fille s'en foutait: c'était un ange; mais l'admiration d'un large public me consolait de cette indifférence. J'ai retrouvé quelques-uns de ces poèmes. Tous les enfants ont du génie, sauf Minou Drouet, a dit Cocteau en 1955. En 1912, ils en avaient tous sauf moi: j'écrivais par singerie, par cérémonie, pour faire la grande personne: j'écrivais surtout parce que j'étais le petit-fils de Charles Schweitzer. On me donna les fables de La Fontaine; elles me déplurent: l'auteur en prenait à son aise; je décidai de les récrire en alexandrins. L'entreprise dépassait mes forces et je crus remarquer qu'elle faisait sourire: ce fut ma dernière expérience poétique. Mais j'étais lancé: je passai des vers à la prose et n'eus pas la moindre peine à réinventer par écrit les aventures passionnantes que je lisais dans Cri-Cri. Il était temps: j'allais découvrir l'inanité de mes songes. Au cours de mes chevauchées fantastiques, c'était la réalité que je voulais atteindre. Quand ma mère me demandait, sans détourner les yeux de sa partition: «Poulou, qu'est-ce que tu fais?» il m'arrivait parfois de rompre mon vœu de silence et de lui répondre: «Je fais du cinéma.» En effet, j'essayais d'arracher les images de ma tête et de les réaliser hors de moi, entre de vrais meubles et de vrais murs, éclatantes et visibles autant que celles qui ruisselaient sur les écrans. Vainement; je ne pouvais plus ignorer ma double imposture: je feignais d'être un acteur feignant d'être un héros.
A peine eus-je commencé d'écrire, je posai ma plume pour jubiler. L'imposture était la même mais j'ai dit que je tenais les mots pour la quintessence des choses. Rien ne me troublait plus que de voir mes pattes de mouche échanger peu à peu leur luisance de feux follets contre la terne consistance de la matière: c'était la réalisation de l'imaginaire. Pris au piège de la nomination, un lion, un capitaine du Second Empire, un Bédouin s'introduisaient dans la salle à manger; ils y demeureraient à jamais captifs, incorporés par les signes; je crus avoir ancré mes rêves dans le monde par les grattements d'un bec d'acier. Je me fis donner un cahier, une bouteille d'encre violette, j'inscrivis sur la couverture: «Cahier de romans.» Le premier que je menai à bout, je l'intitulai: «Pour un papillon.» Un savant, sa fille, un jeune explorateur athlétique remontaient le cours de l'Amazone en quête d'un papillon précieux. L'argument, les personnages, le détail des aventures, le titre même, j'avais tout emprunté à un récit en images paru le trimestre précédent. Ce plagiat délibéré me délivrait de mes dernières inquiétudes: tout était forcément vrai puisque je n'inventais rien. Je n'ambitionnais pas d'être publié mais je m'étais arrangé pour qu'on m'eût imprimé d'avance et je ne traçais pas une ligne que mon modèle ne cautionnât. Me tenais-je pour un copiste? Non. Mais pour un auteur original: je retouchais, je rajeunissais; par exemple, j'avais pris soin de changer les noms des personnages. Ces légères altérations m'autorisaient à confondre la mémoire et l'imagination. Neuves et tout écrites, des phrases se reformaient dans ma tête avec l'implacable sûreté qu'on prête à l'inspiration. Je les transcrivais, elles prenaient sous mes yeux la densité des choses. Si l'auteur inspiré, comme on croit communément, est autre que soi au plus profond de soi-même, j'ai connu l'inspiration entre sept et huit ans.
Je ne fus jamais tout à fait dupe de cette «écriture automatique». Mais le jeu me plaisait aussi pour lui-même: fils unique, je pouvais y jouer seul. Par moments, j'arrêtais ma main, je feignais d'hésiter pour me sentir, front sourcilleux, regard halluciné, un écrivain. J'adorais le plagiat, d'ailleurs, par snobisme et je le poussais délibérément à l'extrême comme on va voir.
Boussenard et Jules Verne ne perdent pas une occasion d'instruire: aux instants les plus critiques, ils coupent le fil du récit pour se lancer dans la description d'une plante vénéneuse, d'un habitat indigène. Lecteur, je sautais ces passages didactiques; auteur, j'en bourrai mes romans; je prétendis enseigner à mes contemporains tout ce que j'ignorais: les mœurs des Fuégiens, la flore africaine, le climat du désert. Séparés par un coup du sort puis embarqués sans le savoir sur le même navire et victimes du même naufrage, le collectionneur de papillons et sa fille s'accrochaient à la même bouée, levaient la tête, chacun jetait un cri: «Daisy!», «Papa!». Hélas un squale rôdait en quête de chair fraîche, il s'approchait, son ventre brillait entre les vagues. Les malheureux échapperaient-ils à la mort? J'allais chercher le tome «Pr-Z» du Grand Larousse, je le portais péniblement jusqu'à mon pupitre, l'ouvrais à la bonne page et copiais mot pour mot en passant à la ligne: «Les requins sont communs dans l'Atlantique tropical. Ces grands poissons de mer très voraces atteignent jusqu'à treize mètres de long et pèsent jusqu'à huit tonnes…» Je prenais tout mon temps pour transcrire l'article: je me sentais délicieusement ennuyeux, aussi distingué que Boussenard et, n'ayant pas encore trouvé le moyen de sauver mes héros, je mijotais dans des transes exquises.
Tout destinait cette activité nouvelle à n'être qu'une singerie de plus. Ma mère me prodiguait les encouragements, elle introduisait les visiteurs dans la salle à manger pour qu'ils surprissent le jeune créateur à son pupitre d'écolier; je feignais d'être trop absorbé pour sentir la présence de mes admirateurs; ils se retiraient sur la pointe des pieds en murmurant que j'étais trop mignon, que c'était trop charmant. Mon oncle Émile me fit cadeau d'une petite machine à écrire dont je ne me servis pas, Mme Picard m'acheta une mappemonde pour que je pusse fixer sans risque d'erreur l'itinéraire de mes globe-trotters. Anne-Marie recopia mon second roman Le Marchand de bananes sur du papier glacé, on le fit circuler. Mamie elle-même m'encourageait: «Au moins, disait-elle, il est sage, il ne fait pas de bruit.» Par bonheur la consécration fut différée par le mécontentement de mon grand-père.
Karl n'avait jamais admis ce qu'il appelait mes «mauvaises lectures». Quand ma mère lui annonça que j'avais commencé d'écrire, il fut d'abord enchanté, espérant, je suppose, une chronique de notre famille avec des observations piquantes et d'adorables naïvetés. Il prit mon cahier, le feuilleta, fit la moue et quitta la salle à manger, outré de retrouver sous ma plume les «bêtises» de mes journaux favoris. Par la suite, il se désintéressa de mon œuvre. Mortifiée, ma mère essaya plusieurs fois de lui faire lire par surprise Le Marchand de bananes. Elle attendait qu'il eût mis ses chaussons et qu'il se fût assis dans son fauteuil; pendant qu'il se reposait en silence, l'œil fixe et dur, les mains sur les genoux, elle s'emparait de mon manuscrit, le feuilletait distraitement puis, soudain captivée, se mettait à rire toute seule. Pour finir, dans un irrésistible emportement, elle le tendait à mon grand-père: «Lis donc, papa! C'est trop drôle.» Mais il écartait le cahier de la main ou bien, s'il y donnait un coup d'œil, c'était pour relever avec humeur mes fautes d'orthographe. A la longue ma mère fut intimidée: n'osant plus me féliciter et craignant de me faire de la peine, elle cessa de lire mes écrits pour n'avoir plus à m'en parler.
A peine tolérées, passées sous silence, mes activités littéraires tombèrent dans une semi-clandestinité; je les poursuivais, néanmoins, avec assiduité: aux heures de récréation, le jeudi et le dimanche, aux vacances et, quand j'avais la chance d'être malade, dans mon lit; je me rappelle des convalescences heureuses, un cahier noir à tranche rouge que je prenais et quittais comme une tapisserie. Je fis moins de cinéma: mes romans me tenaient lieu de tout. Bref, j'écrivis pour mon plaisir.
Mes intrigues se compliquèrent, j'y fis entrer les épisodes les plus divers, je déversai toutes mes lectures, les bonnes et les mauvaises, pêle-mêle, dans ces fourre-tout. Les récits en souffrirent; ce fut un gain, pourtant: il fallut inventer des raccords, et, du coup, je devins un peu moins plagiaire. Et puis, je me dédoublai. L'année précédente, quand je «faisais du cinéma», je jouais mon propre rôle, je me jetais à corps perdu dans l'imaginaire et j'ai pensé plus d'une fois m'y engouffrer tout entier. Auteur, le héros c'était encore moi, je projetais en lui mes rêves épiques. Nous étions deux, pourtant: il ne portait pas mon nom et je ne parlais de lui qu'à la troisième personne. Au lieu de lui prêter mes gestes, je lui façonnais par des mots un corps que je prétendis voir. Cette «distanciation» soudaine aurait pu m'effrayer: elle me charma; je me réjouis d'être lui sans qu'il fût tout à fait moi. C'était ma poupée, je le pliais à mes caprices, je pouvais le mettre à l'épreuve, lui percer le flanc d'un coup de lance et puis le soigner comme me soignait ma mère, le guérir comme elle me guérissait. Mes auteurs favoris, par un reste de vergogne, s'arrêtaient à mi-chemin du sublime: même chez Zévaco, jamais preux ne défit plus de vingt truands à la fois. Je voulus radicaliser le roman d'aventures, je jetai par-dessus bord la vraisemblance, je décuplai les ennemis, les dangers: pour sauver son futur beau-père et sa fiancée, le jeune explorateur de Pour un papillon lutta trois jours et trois nuits contre les requins; à la fin la mer était rouge; le même, blessé, s'évada d'un ranch assiégé par les Apaches, traversa le désert en tenant ses tripes dans ses mains, et refusa qu'on le recousît avant qu'il eût parlé au général. Un peu plus tard, sous le nom de Gœtz von Berlichingen, le même encore mit en déroute une armée. Un contre tous: c'était ma règle; qu'on cherche la source de cette rêverie morne et grandiose dans l'individualisme bourgeois et puritain de mon entourage.
Héros, je luttais contre les tyrannies; démiurge, je me fis tyran moi-même, je connus toutes les tentations du pouvoir. J'étais inoffensif, je devins méchant. Qu'est-ce qui m'empêchait de crever les yeux de Daisy? Mort de peur, je me répondais: rien. Et je les lui crevais comme j'aurais arraché les ailes d'une mouche. J'écrivais, le cœur battant: «Daisy passa la main sur ses yeux: elle était devenue aveugle» et je restais saisi, la plume en l'air: j'avais produit dans l'absolu un petit événement qui me compromettait délicieusement. Je n'étais pas vraiment sadique: ma joie perverse se changeait tout de suite en panique, j'annulais tous mes décrets, je les surchargeais de ratures pour les rendre indéchiffrables: la jeune fille recouvrait la vue ou plutôt elle ne l'avait jamais perdue. Mais le souvenir de mes caprices me tourmentait longtemps: je me donnais de sérieuses inquiétudes.
Le monde écrit lui aussi m'inquiétait: parfois, lassé des doux massacres pour enfants, je me laissais couler, je découvrais dans l'angoisse des possibilités effroyables, un univers monstrueux qui n'était que l'envers de ma toute-puissance; je me disais: tout peut arriver! et cela voulait dire: je peux tout imaginer. Tremblant, toujours sur le point de déchirer ma feuille, je racontais des atrocités surnaturelles. Ma mère, s'il lui arrivait de lire par-dessus mon épaule, jetait un cri de gloire et d'alarme: «Quelle imagination!» Elle mordillait ses lèvres, voulait parler, ne trouvait rien à dire et s'enfuyait brusquement: sa déroute mettait le comble à mon angoisse. Mais l'imagination n'était pas en cause: je n'inventais pas ces horreurs, je les trouvais, comme le reste, dans ma mémoire.
A cette époque, l'Occident mourait d'asphyxie: c'est ce qu'on appela «douceur de vivre». Faute d'ennemis visibles, la bourgeoisie prenait plaisir à s'effrayer de son ombre; elle troquait son ennui contre une inquiétude dirigée. On parlait de spiritisme, d'ectoplasmes; rue Le Goff, au numéro 2, face à notre immeuble, on faisait tourner les tables. Cela se passait au quatrième étage: «chez le mage», disait ma grand-mère. Parfois, elle nous appelait et nous arrivions à temps pour voir des paires de mains sur un guéridon mais quelqu'un s'approchait de la fenêtre et tirait les rideaux. Louise prétendait que ce mage recevait chaque jour des enfants de mon âge, conduits par leurs mères. «Et, disait-elle, je le vois: il leur fait l'imposition des mains.» Mon grand-père hochait la tête mais, bien qu'il condamnât ces pratiques, il n'osait les tourner en dérision; ma mère en avait peur, ma grand-mère, pour une fois, semblait plus intriguée que sceptique. Finalement, ils tombaient d'accord: «Il ne faut surtout pas s'occuper de ça, ça rend fou!» La mode était aux histoires fantastiques; les journaux bien pensants en fournissaient deux ou trois par semaine à ce public déchristianisé qui regrettait les élégances de la foi. Le narrateur rapportait en toute objectivité un fait troublant; il laissait une chance au positivisme: pour étrange qu'il fût, l'événement devait comporter une explication rationnelle. Cette explication, l'auteur la cherchait, la trouvait, nous la présentait loyalement. Mais, tout aussitôt, il mettait son art à nous en faire mesurer l'insuffisance et la légèreté. Rien de plus: le conte s'achevait sur une interrogation. Mais cela suffisait: l'Autre Monde était là, d'autant plus redoutable qu'on ne le nommait point.
Quand j'ouvrais Le Matin, l'effroi me glaçait. Une histoire entre toutes me frappa. Je me rappelle encore son titre: «Du vent dans les arbres.» Un soir d'été, une malade, seule au premier étage d'une maison de campagne, se tourne et se retourne dans son lit; par la fenêtre ouverte, un marronnier pousse ses branches dans la chambre. Au rez-de-chaussée plusieurs personnes sont réunies, elles causent et regardent la nuit tomber sur le jardin. Tout à coup quelqu'un montre le marronnier: «Tiens, tiens! Mais il y a donc du vent?» On s'étonne, on sort sur le perron: pas un souffle;
pourtant le feuillage s'agite. A cet instant, un cri! le mari de la malade se jette dans l'escalier et trouve sa jeune épouse dressée sur le lit, qui désigne l'arbre du doigt et tombe morte; le marronnier a retrouvé sa stupeur coutumière. Qu'a-t-elle vu? Un fou s'est échappé de l'asile: ce sera lui, caché dans l'arbre, qui aura montré sa face grimaçante. C'est lui, il faut que ce soit lui par la raison qu'aucune autre explication ne peut satisfaire. Et pourtant… Comment ne l'a-t-on pas vu monter? Ni descendre? Comment les chiens n'ont-ils pas aboyé? Comment a-t-on pu l'arrêter, six heures plus tard, à cent kilomètres de la propriété? Questions sans réponse. Le conteur passait à la ligne et négligemment concluait: «S'il faut en croire les gens du village, c'était la Mort qui secouait les branches du marronnier.» Je rejetai le journal, je frappai du pied, je dis à haute voix: «Non! Non!» Mon cœur battait à se rompre. Je pensai m'évanouir un jour, dans le train de Limoges, en feuilletant l'almanach Hachette: j'étais tombé sur une gravure à faire dresser les cheveux: un quai sous la lune, une longue pince rugueuse sortait de l'eau, accrochait un ivrogne, l'entraînait au fond du bassin. L'image illustrait un texte que je lus avidement et qui se terminait – ou presque – par ces mots: «Était-ce une hallucination d'alcoolique? L'Enfer s'était-il entrouvert?» J'eus peur de l'eau, peur des crabes et des arbres. Peur des livres surtout: je maudis les bourreaux qui peuplaient leurs récits de ces figures atroces. Pourtant je les imitai.
Il fallait, bien sûr, une occasion. Par exemple, la tombée du jour: l'ombre noyait la salle à manger, je poussais mon petit bureau contre la fenêtre, l'angoisse renaissait, la docilité de mes héros, immanquablement sublimes, méconnus et réhabilités, révélait leur inconsistance; alors ça venait: un être vertigineux me fascinait, invisible: pour le voir il fallait le décrire. Je terminai vivement l'aventure en cours, j'emmenai mes personnages en une tout autre région du globe, en général sous-marine ou souterraine, je me hâtai de les exposer à de nouveaux dangers: scaphandriers ou géologues improvisés, ils trouvaient la trace de l'Être, la suivaient et, tout à coup, le rencontraient. Ce qui venait alors sous ma plume – pieuvre aux yeux de feu, crustacé de vingt tonnes, araignée géante et qui parlait – c'était moi-même, monstre enfantin, c'était mon ennui de vivre, ma peur de mourir, ma fadeur et ma perversité. Je ne me reconnaissais pas: à peine enfantée, la créature immonde se dressait contre moi, contre mes courageux spéléologues, je craignais pour leur vie, mon cœur s'emballait, j'oubliais ma main, traçant les mots, je croyais les lire. Très souvent les choses en restaient là: je ne livrais pas les hommes à la Bête mais je ne les tirais pas non plus d'affaire; il suffisait, en somme, que je les eusse mis en contact; je me levais, j'allais à la cuisine, à la bibliothèque; le lendemain, je laissais une ou deux pages blanches et lançais mes personnages dans une nouvelle entreprise. Étranges «romans», toujours inachevés, toujours recommencés ou continués, comme on voudra, sous d'autres titres, bric-à-brac de contes noirs et d'aventures blanches, d'événements fantastiques et d'articles de dictionnaire; je les ai perdus et je me dis parfois que c'est dommage: si je m'étais avisé de les mettre sous clef, ils me livreraient toute mon enfance.
Je commençais à me découvrir. Je n'étais presque rien, tout au plus une activité sans contenu, mais il n'en fallait pas davantage. J'échappais à la comédie: je ne travaillais pas encore mais déjà je ne jouais plus, le menteur trouvait sa vérité dans l'élaboration de ses mensonges. Je suis né de l'écriture: avant elle, il n'y avait qu'un jeu de miroirs; dès mon premier roman, je sus qu'un enfant s'était introduit dans le palais de glaces. Écrivant, j'existais, j'échappais aux grandes personnes; mais je n'existais que pour écrire et si je disais: moi, cela signifiait: moi qui écris. N'importe: je connus la joie; l'enfant public se donna des rendez-vous privés.
C'était trop beau pour durer: je serais resté sincère si je m'étais maintenu dans la clandestinité; on m'en arracha. J'atteignais l'âge où l'on est convenu que les enfants bourgeois donnent les premières marques de leur vocation, on nous avait fait savoir depuis longtemps que mes cousins Schweitzer, de Guérigny, seraient ingénieurs comme leur père: il n'y avait plus une minute à perdre. Mme Picard voulut être la première à découvrir le signe que je portais au front. «Ce petit écrira!» dit-elle avec conviction. Agacée, Louise fit son petit sourire sec; Blanche Picard se tourna vers elle et répéta sévèrement: «Il écrira! Il est fait pour écrire.» Ma mère savait que Charles ne m'encourageait guère: elle craignit des complications et me considéra d'un œil myope: «Vous croyez, Blanche? Vous croyez!» Mais le soir, comme je bondissais sur mon lit, en chemise, elle me serra fortement les épaules et me dit en souriant: «Mon petit bonhomme écrira!» Mon grand-père fut informé prudemment: on craignait un éclat. Il se contenta de hocher la tête et je l'entendis confier à M. Simonnot, le jeudi suivant, que personne, au soir de la vie, n'assistait sans émotion à l'éveil d'un talent. Il continua d'ignorer mes gribouillages mais, quand ses élèves allemands venaient dîner à la maison, il posait sa main sur mon crâne et répétait, en détachant les syllabes pour ne pas perdre une occasion de leur enseigner des locutions françaises par la méthode directe: «Il a la bosse de la littérature.»
Il ne croyait pas un mot de ce qu'il disait, mais quoi? Le mal était fait; à me heurter de front on risquait de l'aggraver: je m'opiniâtrerais peut-être. Karl proclama ma vocation pour garder une chance de m'en détourner. C'était le contraire d'un cynique mais il vieillissait: ses enthousiasmes le fatiguaient; au fond de sa pensée, dans un froid désert peu visité, je suis sûr qu'on savait à quoi s'en tenir sur moi, sur la famille, sur lui. Un jour que je lisais, couché entre ses pieds, au milieu de ces interminables silences pétrifiés qu'il nous imposait, use idée le traversa, qui lui fit oublier ma présence; il regarda ma mère avec reproche: «Et s'il se mettait en tête de vivre de sa plume?» Mon grand-père appréciait Verlaine dont il possédait un choix de poèmes. Mais il croyait l'avoir vu, en 1894, entrer «saoul comme un cochon» dans un mastroquet de la rue Saint-Jacques: cette rencontre l'avait ancré dans le mépris des écrivains professionnels, thaumaturges dérisoires qui demandent un louis d'or pour faire voir la lune et finissent par montrer, pour cent sous, leur derrière. Ma mère prit l'air effrayé mais ne répondit pas: elle savait que Chartes avait d'autres vues sur moi. Dans la plupart des lycées, les chaires de langue allemande étaient occupées par des Alsaciens qui avaient opté pour la France et dont on avait voulu récompenser le patriotisme: pris entre deux nations, entre deux langages, ils avaient fait des éludes irrégulières et leur culture avait des trous; ils en souffraient; ils se plaignaient aussi que l'hostilité de leurs collègues les tînt à l'écart de la communauté enseignante. Je serais leur vengeur, je vengerais mon grand-père: petit-fils d'Alsacien, j'étais en même temps Français de France; Karl me ferait acquérir un savoir universel, je prendrais la voie royale: en ma personne l'Alsace martyre entrerait à l'École normale supérieure, passerait brillamment le concours d'agrégation, deviendrait ce prince: un professeur de lettres. Un soir, il annonça qu'il voulait me parler d'homme à homme, les femmes se retirèrent, il me prit sur ses genoux et m'entretint gravement. J'écrirais, c'était une affaire entendue; je devais le connaître assez pour ne pas redouter qu'il contrariât mes désirs. Mais il fallait regarder les choses en face, avec lucidité: la littérature ne nourrissait pas. Savais-je que des écrivains fameux étaient morts de faim? Que d'autres, pour manger, s'étaient vendus? Si je voulais garder mon indépendance, il convenait de choisir un second métier. Le professorat laissait des loisirs; les préoccupations des universitaires rejoignent celles des littérateurs: je passerais constamment d'un sacerdoce à l'autre; je vivrais dans le commerce des grands auteurs; d'un même mouvement, je révélerais leurs ouvrages à mes élèves et j'y puiserais mon inspiration. Je me distrairais de ma solitude provinciale en composant des poèmes, une traduction d'Horace en vers blancs, je donnerais aux journaux locaux de courts billets littéraires, à la Revue pédagogique un essai brillant sur l'enseignement du grec, un autre sur la psychologie des adolescents; à ma mort on trouverait des inédits dans mes tiroirs, une méditation sur la mer, une comédie en un acte, quelques pages érudites et sensibles sur les monuments d'Aurillac, de quoi faire une plaquette qui serait publiée par les soins de mes anciens élèves.
Depuis quelque temps, quand mon grand-père s'extasiait sur mes vertus, je restais de glace; la voix qui tremblait d'amour en m'appelant «cadeau du Ciel», je feignais encore de l'écouter mais j'avais fini par ne plus l'entendre. Pourquoi lui ai-je prêté l'oreille ce jour-là, au moment qu'elle mentait le plus délibérément? Par quel malentendu lui ai-je fait dire le contraire de ce qu'elle prétendait m'apprendre? C'est qu'elle avait changé: asséchée, durcie, je la pris pour celle de l'absent qui m'avait donné le jour. Charles avait deux visages: quand il jouait au grand-père, je le tenais pour un bouffon de mon espèce et ne le respectais pas. Mais s'il parlait à M. Simonnot, à ses fils, s'il se faisait servir par ses femmes à table, en désignant du doigt, sans un mot, l'huilier ou la corbeille à pain, j'admirais son autorité. Le coup de l'index, surtout, m'en imposait: il prenait soin de ne pas le tendre, de le promener vaguement dans les airs, à demi ployé, pour que la désignation demeurât imprécise et que ses deux servantes eussent à deviner ses ordres; parfois, exaspérée, ma grand-mère se trompait et lui offrait le compotier quand il demandait à boire: je blâmais ma grand-mère, je m'inclinais devant ces désirs royaux qui voulaient être prévenus plus encore que comblés. Si Charles se fût écrié de loin, en ouvrant les bras: «Voici le nouvel Hugo, voici Shakespeare en herbe!», je serais aujourd'hui dessinateur industriel ou professeur de lettres. Il s'en garda bien: pour la première fois j'eus affaire au patriarche; il semblait morose et d'autant plus vénérable qu'il avait oublié de m'adorer. C'était Moïse dictant la loi nouvelle. Ma loi. Il n'avait mentionné ma vocation que pour en souligner les désavantages: j'en conclus qu'il la tenait pour acquise. M'eût-il prédit que je tremperais mon papier de mes larmes ou que je me roulerais sur le tapis, ma modération bourgeoise se fût effarouchée. Il me convainquit de ma vocation en me faisant comprendre que ces fastueux désordres ne m'étaient pas réservés: pour traiter d'Aurillac ou de la pédagogie, point n'était besoin de fièvre, hélas, ni de tumulte; les immortels sanglots du xxe siècle, d'autres se chargeraient de les pousser. Je me résignai à n'être jamais tempête ni foudre, à briller dans la littérature par des qualités domestiques, par ma gentillesse et mon application. Le métier d'écrire m'apparut comme une activité de grande personne, si lourdement sérieuse, si futile et, dans le fond, si dépourvue d'intérêt que je ne doutai pas un instant qu'elle me fût réservée; je me dis à la fois: «ce n'est que ça» et «je suis doué». Comme tous les songe-creux, je confondis le désenchantement avec la vérité.
Karl m'avait retourné comme une peau de lapin: j'avais cru n'écrire que pour fixer mes rêves quand je ne rêvais, à l'en croire, que pour exercer ma plume: mes angoisses, mes passions imaginaires n'étaient que les ruses de mon talent, elles n'avaient d'autre office que de me ramener chaque jour à mon pupitre et de me fournir les thèmes de narration qui convenaient à mon âge en attendant les grandes dictées de l'expérience et la maturité. Je perdis mes illusions fabuleuses: «Ah! disait mon grand-père, ce n'est pas tout que d'avoir des yeux, il faut apprendre à s'en servir. Sais-tu ce que faisait Flaubert quand Maupassant était petit? Il l'installait devant un arbre et lui donnait deux heures pour le décrire.» J'appris donc à voir. Chantre prédestiné des édifices aurillaciens, je regardais avec mélancolie ces autres monuments: le sous-main, le piano, la pendule qui seraient eux aussi – pourquoi pas? – immortalisés par mes pensums futurs. J'observai. C'était un jeu funèbre et décevant: il fallait se planter devant le fauteuil en velours frappé et l'inspecter. Qu'y avait-il à dire? Eh bien, qu'il était recouvert d'une étoffe verte et râpeuse, qu'il avait deux bras, quatre pieds, un dossier surmonté de deux petites pommes de pin en bois. C'était tout pour l'instant mais j'y reviendrais, je ferais mieux la prochaine fois, je finirais par le connaître sur le bout du doigt; plus tard, je le décrirais, les lecteurs diraient: «Comme c'est bien observé, comme c'est vu, comme c'est ça! Voilà des traits qu'on n'invente pas!» Peignant de vrais objets avec de vrais mots tracés par une vraie plume, ce serait bien le diable si je ne devenais pas vrai moi aussi. Bref je savais, une fois pour toutes, ce qu'il fallait répondre aux contrôleurs qui me demanderaient mon billet.
On pense bien que j'appréciais mon bonheur! L'ennui, c'est que je n'en jouissais pas. J'étais titularisé, on avait eu la bonté de me donner un avenir et je le proclamais enchanteur mais, sournoisement, je l'abominais. L'avais-je demandée, moi, cette charge de greffier? La fréquentation des grands hommes m'avait convaincu qu'on ne saurait être écrivain sans devenir illustre; mais, quand je comparais la gloire qui m'était échue aux quelques opuscules que je laisserais derrière moi, je me sentais mystifié: pouvais-je croire en vérité que mes petits-neveux me reliraient encore et qu'ils s'enthousiasmeraient pour une œuvre si mince, pour des sujets qui m'ennuyaient d'avance? Je me disais parfois que je serais sauvé de l'oubli par mon «style», cette énigmatique vertu que mon grand-père déniait à Stendhal et reconnaissait à Renan: mais ces mots dépourvus de sens ne parvenaient pas à me rassurer.
Surtout, il fallut renoncer à moi-même. Deux mois plus tôt, j'étais un bretteur, un athlète: fini! Entre Corneille et Pardaillan, on me sommait de choisir. J'écartai Pardaillan que j'aimais d'amour; par humilité j'optai pour Corneille. J'avais vu les héros courir et lutter au Luxembourg; terrassé par leur beauté, j'avais compris que j'appartenais à l'espèce inférieure. Il fallut le proclamer, remettre l'épée au fourreau, rejoindre le bétail ordinaire, renouer avec les grands écrivains, ces foutriquets qui ne m'intimidaient pas: ils avaient été des enfants rachitiques, en cela au moins je leur ressemblais; ils étaient devenus des adultes malingres, des vieillards catarrheux, je leur ressemblerais en cela; un noble avait fait rosser Voltaire et je serais cravaché, peut-être, par un capitaine, ancien fier-à-bras de jardin public.
Je me crus doué par résignation: dans le bureau de Charles Schweitzer, au milieu de livres éreintés, débrochés, dépareillés, le talent était la chose du monde la plus dépréciée. Ainsi, sous l'Ancien Régime, bien des cadets se seraient damnés pour commander un bataillon, qui étaient voués de naissance à la cléricature. Une image a résumé longtemps à mes yeux les fastes sinistres de la notoriété: une longue table recouverte d'une nappe blanche portait des carafons d'orangeade et des bouteilles de mousseux, je prenais une coupe, des hommes en habit qui m'entouraient – ils étaient bien quinze – portaient un toast à ma santé, je devinais derrière nous l'immensité poussiéreuse et déserte d'une salle en location. On voit que je n'attendais plus rien de la vie sinon qu'elle ressuscitât pour moi, sur le tard, la fête annuelle de l'Institut des Langues Vivantes.
Ainsi s'est forgé mon destin, au numéro un de la rue Le Goff, dans un appartement du cinquième étage, au-dessous de Goethe et de Schiller, au-dessus de Molière, de Racine, de La Fontaine, face à Henri Heine, à Victor Hugo, au cours d'entretiens cent fois recommencés: Karl et moi nous chassions les femmes, nous nous embrassions étroitement, nous poursuivions de bouche à oreille ces dialogues de sourds dont chaque mot me marquait. Par petites touches bien placées, Charles me persuadait que je n'avais pas de génie. Je n'en avais pas, en effet, je le savais, je m'en foutais; absent, impossible, l'héroïsme faisait l'unique objet de ma passion: c'est la flambée des âmes pauvres, ma misère intérieure et le sentiment de ma gratuité m'interdisaient d'y renoncer tout à fait. Je n'osais plus m'enchanter de ma geste future mais dans le fond j'étais terrorisé: on avait dû se tromper d'enfant ou de vocation. Perdu, j'acceptai, pour obéir à Karl, la carrière appliquée d'un écrivain mineur. Bref, il me jeta dans la littérature par Se soin qu'il mit à m'en détourner: au point qu'il m'arrive aujourd'hui encore, de me demander, quand je suis de mauvaise humeur, si je n'ai pas consommé tant de jours et tant de nuits, couvert tant de feuillets de mon encre, jeté sur le marché tant de livres qui n'étaient souhaités par personne, dans l'unique et fol espoir de plaire à mon grand-père. Ce serait farce: à plus de cinquante ans, je me trouverais embarqué, pour accomplir les volontés d'un très vieux mort, dans une entreprise qu'il ne manquerait pas de désavouer.
En vérité, je ressemble à Swann guéri de son amour et soupirant: «Dire que j'ai gâché ma vie pour une femme qui n'était pas mon genre!» Parfois, je suis mufle en secret: c'est une hygiène rudimentaire. Or le mufle a toujours raison mais jusqu'à un certain point. Il est vrai que je ne suis pas doué pour écrire; on me l'a fait savoir, on m'a traité de fort en thème: j'en suis un; mes livres sentent la sueur et la peine, j'admets qu'ils puent au nez de nos aristocrates; je les ai souvent faits contre moi, ce qui veut dire contre tous [4], dans une contention d'esprit qui a fini par devenir une hypertension de mes artères. On m'a cousu mes commandements sous la peau: si je reste un jour sans écrire, la cicatrice me brûle; si j'écris trop aisément, elle me brûle aussi. Cette exigence fruste me frappe aujourd'hui par sa raideur, par sa maladresse: elle ressemble à ces crabes préhistoriques et solennels que la mer porte sur les plages de Long Island; elle survit, comme eux, à des temps révolus. Longtemps j'ai envié les concierges de la rue Lacépède, quand le soir et l'été les font sortir sur le trottoir, à califourchon sur leurs chaises: leurs yeux innocents voyaient sans avoir mission de regarder.
Seulement voilà: à part quelques vieillards qui trempent leur plume dans l'eau de Cologne et de petits dandies qui écrivent comme des bouchers, les forts en version n'existent pas. Cela tient à la nature du Verbe: on parle dans sa propre langue, on écrit en langue étrangère. J'en conclus que nous sommes tous pareils dans notre métier: tous bagnards, tous tatoués. Et puis le lecteur a compris que je déteste mon enfance et tout ce qui en survit: la voix de mon grand-père, cette voix enregistrée qui m'éveille en sursaut et me jette à ma table, je ne l'écouterais pas si ce n'était la mienne, si je n'avais, entre huit et dix ans, repris à mon compte dans l'arrogance, le mandat soi-disant impératif que j'avais reçu dans l'humilité.