Je reviens de l’île aux Orties. Cette fois-ci, après la ferme de Richard Paternoster, au lieu de rentrer au moulin des Chennevières, je tourne à droite, vers les trois parkings en pétale. Neptune trotte autour de moi. Les voitures et les autocars commencent à libérer leurs places. Plusieurs fois, des connards qui reculent sans regarder dans leur rétroviseur manquent de peu de me renverser. Je balance un coup de canne sur leur pare-chocs, voire le bas de la carrosserie. Ils n’osent rien dire à une vieille comme moi. Ils s’excusent, même.
Pardonnez-moi, on s’amuse comme on peut.
— Tu viens, Neptune…
Ces cons seraient capables d’écraser mon chien.
J’arrive enfin au chemin du Roy. Je continue quelques mètres, jusqu’aux jardins de Monet. Ça se presse, entre les roses et les nymphéas. Il faut dire, c’est une belle journée de printemps, il reste une heure à peine avant que le jardin ferme. Les touristes en veulent pour leurs kilomètres et patientent sagement, en file indienne dans les allées, poussette contre poussette. C’est Giverny à dix-sept heures. Tendance RER.
Mon regard se perd dans la foule. Rapidement, je ne vois plus qu’elle.
Fanette.
Elle me tourne le dos. Elle est installée au bord du bassin aux Nymphéas, devant sa toile, posée sur les glycines. Je devine qu’elle pleure.
— Qu’est-ce que tu lui veux ?
Le gros Camille se tient à l’autre bout du bassin des Nymphéas, sur le petit pont vert au-dessus duquel pleuvent des branches de saule pleureur. Il a l’air un peu idiot. Il tortille une feuille cartonnée entre ses mains.
— Qu’est-ce que tu lui veux, à Fanette ? répète Vincent.
Camille bredouille, gêné :
— C’est… c’est… Pour la consoler… j’ai pensé… Une carte d’anniversaire, pour ses onze ans.
Vincent arrache la carte des mains de Camille, la détaille brièvement. C’est une simple carte postale, une reproduction des « Nymphéas », en mauve, la plus banale qui soit. Il est juste inscrit, au dos de la carte : Bon anniversaire. Onze ans.
— OK. Je vais lui donner. Laisse-la tranquille, maintenant. Fanette a besoin qu’on la laisse tranquille.
Les deux garçons observent à l’opposé du bassin la fillette penchée sur sa toile, occupée à manier ses pinceaux avec une fureur désordonnée.
— Elle… elle va comment ? articule Camille.
— Qu’est-ce que tu crois ? répond Vincent. Elle est comme nous tous. Elle est sonnée. La noyade de Paul. L’enterrement sous la pluie. Mais on s’en remettra, hein… Ça arrive, les accidents… Ça arrive. C’est comme ça.
Le gros Camille fond en larmes. Vincent ne se donne même pas la peine d’un geste de réconfort, il longe déjà le bassin, il ajoute simplement en s’éloignant :
— T’inquiète, je vais la lui donner, ta carte.
Le chemin qui entoure le bassin tourne sur la gauche et disparaît dans une jungle de glycines. Aussitôt hors de vue, Vincent enfonce la carte d’anniversaire dans sa poche. Il s’avance vers le pont japonais en écartant d’un revers de main les iris qui se penchent un peu trop sur son passage.
Fanette est là, lui tourne le dos, renifle. Elle trempe son pinceau, le plus large, presque un instrument de peintre en bâtiment, dans une palette où la fillette a mélangé toutes les couleurs les plus sombres qui soient.
Marron intense. Gris anthracite. Pourpre profond.
Noir.
Fanette recouvre la toile arc-en-ciel de coups de pinceau anarchiques, sans rien chercher à reproduire d’autre que les tourments de son esprit. Comme si en quelques minutes, les ténèbres tombaient sur le bassin, sur l’eau vive, sur la lumière de la toile. Fanette épargne juste quelques nymphéas, qu’elle illumine d’un point jaune vif à l’aide d’un pinceau plus fin.
Étoiles éparses dans la nuit.
Vincent parle, d’une voix douce :
— Camille voulait venir, mais je lui ai dit que tu voulais être tranquille. Il… il te souhaite un bon anniversaire.
La main du garçon se pose sur sa poche mais ne sort pas la carte qu’il y a rangée. Fanette ne répond pas. Elle vide un nouveau tube de peinture ébène sur sa palette.
— Pourquoi tu fais ça, Fanette ? C’est…
Enfin, Fanette se retourne. Ses yeux sont rougis de larmes. Sans doute à l’aide du même chiffon qui lui sert à peindre, elle a essuyé à la hâte ses joues. Noircies.
— C’est fini, tout ça, Vincent. C’est fini, les couleurs. C’est fini, la peinture.
Vincent demeure silencieux. Fanette explose :
— C’est fini, Vincent… Tu ne comprends pas ? Paul est mort à cause de moi, il a glissé sur la marche du lavoir en allant chercher ce maudit tableau. C’est moi qui l’ai envoyé, c’est moi qui lui ai dit de se dépêcher… C’est moi qui… qui… qui l’ai tué…
Vincent pose avec douceur sa main sur l’épaule de la fillette.
— Mais non, Fanette, c’était un accident, tu le sais bien. Paul a glissé, il s’est noyé dans le ruisseau, personne n’y peut rien…
Fanette renifle.
— Tu es gentil, Vincent.
Elle pose son pinceau sur la palette et penche sa tête contre l’épaule du garçon. Elle s’effondre en larmes.
— Ils m’ont tous dit que j’étais la plus douée. Que je devais être égoïste. Que la peinture me donnerait tout… Ils m’ont menti, Vincent, ils m’ont tous menti. Ils sont tous morts. James. Paul…
— Pas tous, Fanette. Pas moi. Et puis, Paul…
— Chut.
Vincent a compris que Fanette réclamait le silence. Le garçon n’ose rien dire. Il attend. Seuls les reniflements de la fillette rompent le calme effrayant des bords du bassin, ainsi que, de temps à autre, le très léger clapotement provoqué par des feuilles de saule ou de glycine qui tombent dans l’étang. Enfin, la voix tremblante de Fanette s’approche de l’oreille de Vincent.
— C’est… c’est fini aussi, tout ce jeu. C’est fini, ces surnoms de peintres impressionnistes que je vous donnais à tous pour me rendre intéressante. Ces faux prénoms. Ça n’a plus aucun sens…
— Si tu veux, Fanette…
Le bras de Vincent entoure maintenant la fillette, la presse contre lui. Elle pourrait s’endormir, là.
— Je suis là, murmure Vincent. Je serai toujours là, Fanette…
— Ça aussi, c’est fini. Je ne m’appelle plus Fanette. Plus personne ne m’appellera Fanette. Ni toi ni personne. La petite fille que tout le monde appelait Fanette, la petite fille si douée pour la peinture, le génie en herbe, elle est morte elle aussi, près du lavoir, à côté du champ de blé. Il n’y a plus de Fanette.
Le garçon hésite. Sa main remonte vers l’épaule de la fillette, caresse le haut de son bras.
— Je comprends… Je suis le seul à te comprendre, tu le sais bien, je serai toujours là… Fanet…
Vincent tousse. Sa main monte encore le long du bras de la fillette.
— Je serai toujours là, Stéphanie.
La gourmette au poignet du garçon glisse le long de son bras. Il ne peut s’empêcher de baisser les yeux vers le bijou. Il a compris que désormais Stéphanie ne l’appellerait plus jamais par ce prénom de peintre qu’elle avait choisi pour lui. Vincent.
Elle utilisera son véritable prénom.
Celui de son baptême, de sa communion, celui qui est gravé en argent sur sa gourmette.
Jacques.
L’eau coule sur le corps nu de Stéphanie. Elle se frotte avec hystérie sous le jet d’eau bouillante. Sa robe paille tachée de marques rouges est jetée en boule à côté, sur le carrelage. L’eau se déverse en cascade sur elle depuis de longues minutes, mais elle sent encore contre sa peau la mare du sang de Neptune dans laquelle elle a trempé. L’odeur atroce. La souillure.
Il n’y a pas d’amour heureux.
Elle ne peut s’empêcher de repenser à ces instants de folie qu’elle vient de vivre sur l’île aux Orties.
Son chien, Neptune, abattu.
Ce mot d’adieu de Laurenç.
Il n’y a pas d’amour heureux.
Jacques est assis dans la pièce d’à côté, sur le lit. Sur la table de chevet, la radio braille un tube entêtant qui passe en boucle, Le Temps de l’amour, de Françoise Hardy. Jacques parle fort pour que Stéphanie l’entende sous la douche :
— Plus personne ne te fera du mal, Stéphanie. Plus personne. On va rester là, tous les deux. Plus personne ne se mettra entre nous.
Il n’y a pas d’amour heureux…
À l’exception de ceux que notre mémoire cultive.
Stéphanie pleure, quelques gouttes supplémentaires sous le jet brûlant.
Jacques poursuit son monologue au bord du lit.
— Tu verras, Stéphanie. Tout va changer. Je vais te trouver une maison, une autre, une vraie, une que tu aimeras.
Jacques la connaît si bien. Jacques trouve toujours les mots.
— Pleure, ma chérie. Pleure, pleure, tu as raison. Demain, nous irons à la ferme d’Autheuil, pour adopter un nouveau chiot. C’était un accident pour Neptune, un accident stupide, cela arrive, à la campagne. Mais il n’a pas souffert. On ira demain, Stéphanie. Demain, cela ira mieux…
Le jet s’est arrêté. Stéphanie s’est enroulée dans une large serviette lavande. Elle avance dans la chambre mansardée, pieds nus, cheveux ruisselants. Belle, si belle. Si belle dans les yeux de Jacques.
Peut-on autant aimer une femme ?
Jacques se lève, enlace sa femme contre lui, se trempe à elle.
— Je suis là, Stéphanie. Tu le sais bien, je serai toujours là, avec toi, dans les coups durs…
Le corps de Stéphanie se raidit un instant, un court instant, avant de s’abandonner totalement. Jacques embrasse sa femme dans le cou puis murmure :
— Tout va recommencer, ma belle. Demain, nous irons adopter un nouveau chiot. Cela t’aidera à oublier… Je te connais. Un nouveau chiot à baptiser !
La serviette mouillée glisse sur le sol. Jacques, d’une douce pression, allonge sa femme sur le lit conjugal. Nue. Stéphanie se laisse faire.
Elle a compris. Elle ne lutte plus. Le destin a décidé pour elle. Elle sait que les années qui vont passer ensuite ne compteront pas, qu’elle vieillira ainsi, prise au piège, aux côtés d’un homme attentionné qu’elle n’aime pas. Le souvenir de sa tentative d’évasion s’effacera, petit à petit, avec le temps.
Stéphanie se contente de fermer les yeux, seule résistance dont elle se sent désormais capable. Dans le transistor, les derniers accords de guitare du Temps de l’amour se fondent dans les gémissements rauques de Jacques.
Stéphanie aimerait également se boucher les oreilles.
Après un court indicatif radiophonique, la voix joviale d’un animateur présente l’éphéméride du lendemain. Il fera beau, une chaleur exceptionnelle pour la saison. Bonne fête à toutes les Diane. Le soleil se lèvera à 5 h 49, encore quelques minutes de gagnées. Demain, nous serons le 9 juin 1963.
Il n’y a pas d’amour heureux…
À l’exception de ceux que notre mémoire cultive.
À jamais, pour toujours.
Laurenç
Je me secoue. Je vais finir par griller au soleil à rester ainsi immobile, au bord du chemin du Roy, perdue dans mes pensées de vieille toquée.
Il faut que je me bouge. Il faut que je boucle la boucle. Il ne manque que le mot « fin » à faire apparaître dans le cadre de cette histoire.
C’est une jolie romance, non ? Vous appréciez le happy end, j’espère.
Ils se marièrent, du moins, ils restèrent mariés, ils n’eurent pas d’enfants.
Il vécut heureux.
Elle crut l’être. On s’habitue.
Elle eut le temps… Près de cinquante ans. De 1963 à 2010, très précisément. Le temps d’une vie, tout simplement.…
Je décide de marcher encore un peu, je longe le chemin du Roy jusqu’au moulin. Je franchis le ru par le pont et je m’arrête devant le portail. Aussitôt, je remarque que ma boîte aux lettres déborde de prospectus stupides pour les promotions de l’hypermarché le plus proche, dans lequel je n’ai jamais mis les pieds. Je peste. Je jette les papiers dans la poubelle à l’entrée de la cour, que j’ai placée là exprès. Elle est loin de déborder… Je pousse soudain un juron.
Au milieu des prospectus est glissée une enveloppe qui a failli subir le même sort. Une enveloppe à mon nom, un petit format cartonné. Je la retourne et lit l’adresse de l’expéditeur. « Docteur Berger. 13 rue Bourbon-Penthièvre. Vernon. »
Le docteur Berger…
Ce charognard serait bien capable de m’envoyer une facture pour m’extorquer quelques frais supplémentaires. J’évalue la taille de l’enveloppe. À moins qu’il ne me présente ses condoléances avec un peu de retard.
Après tout, il est presque le dernier à avoir vu mon mari vivant. C’était… il y a très exactement treize jours.
Mes doigts maladroits déchirent l’enveloppe. Je découvre un petit carton gris clair assombri d’une croix noire dans le coin gauche.
Berger a griffonné quelques mots, à peine lisibles.
Chère amie,
J’ai appris avec tristesse le décès de votre mari le 15 mai 2010. Comme je vous l’avais annoncé quelques jours auparavant lors de ma dernière visite, cette issue était hélas inéluctable. Vous formiez à l’évidence un couple solide et uni. Depuis toujours. C’est rare et précieux.
Avec toutes mes condoléances,
Hervé Berger
Je tords avec énervement le carton entre mes doigts. Malgré moi, je repense à la dernière consultation. Il y a treize jours. Une éternité. Une autre vie. Une nouvelle fois, mon passé ressurgit.
C’était le 13 mai 2010, le jour où tout a basculé, le jour où un vieil homme sur son lit de mort se confessa. Juste quelques aveux, avant de mourir…
Cela dura une heure, à peine. Une heure pour écouter, puis treize jours pour se souvenir.
Je résiste à l’envie de déchirer ce carton. Avant de se perdre encore dans les dédales de ma mémoire, mes yeux se posent sur l’enveloppe.
J’y lis l’adresse. Mon adresse.
Stéphanie Dupain
Moulin des Chennevières
Chemin du Roy
27620 Giverny
J’attends dans le salon du moulin des Chennevières. Le médecin est dans la pièce d’à côté, dans la chambre, avec Jacques. Je l’ai appelé en catastrophe, vers 4 heures du matin, Jacques se tordait de douleur dans les draps, comme si son cœur ralentissait, comme un moteur sans essence qui tousse avant de s’arrêter, comme si le sang allait cesser de circuler. Lorsque j’ai allumé la lampe de la chambre, ses bras étaient blancs, striés de veines bleu clair. Le docteur Berger est arrivé quelques minutes plus tard. Il peut, il a monté son cabinet à Vernon, rue Bourbon-Penthièvre, mais a acheté une des plus belles villas, sur les bords de Seine, un peu après Giverny.
Le docteur Berger est sorti de la chambre une bonne demi-heure plus tard. Je suis assise sur une chaise. À ne rien faire, juste à attendre. Le docteur Berger n’est pas du genre à prendre des pincettes. C’est un sale con qui a construit sa véranda et creusé sa piscine sur le dos de tous les vieux du canton, mais son franc-parler, au moins, c’est une qualité qu’on ne peut pas lui retirer.
C’est pour cela qu’on l’a pris comme médecin de famille, depuis des années. Lui ou un autre…
— C’est la fin. Jacques a compris. Il sait qu’il lui reste… au plus, quelques jours. Je lui ai fait une intraveineuse. Il va aller mieux quelques heures. J’ai appelé l’hôpital de Vernon, ils ont réservé une chambre, ils envoient une ambulance.
Il reprend sa petite mallette en cuir, semble hésiter :
— Il… il demande à vous voir. J’ai voulu lui donner quelque chose pour le faire dormir, mais il a insisté pour vous parler…
Je dois avoir l’air étonnée. Plus étonnée que bouleversée. Berger se croit obligé d’ajouter :
— Et vous, ça va aller ? Vous allez tenir le coup ? Vous voulez que je vous prescrive quelque chose ?
— Ça va, ça va, merci.
Je n’ai qu’une hâte maintenant, qu’il sorte. Il jette un nouveau regard à travers la pièce sombre, puis pose un pied dehors. Il se retourne une dernière fois, avec une mine affectée. Il a presque l’air sincère. Peut-être que perdre un bon client, ça ne le fait pas rire.
— Je suis désolé. Bon courage, Stéphanie.
J’ai lentement marché vers la chambre de Jacques, sans une seconde imaginer ce qui m’attendait : la confession de mon mari. La vérité, après toutes ces années.
L’histoire était si simple, en fait.
Un seul tueur, un seul mobile, un seul lieu, une petite poignée de témoins.
Le tueur frappa deux fois, en 1937 et 1963. Son seul but était de conserver son bien, son trésor : la vie d’une femme, de sa naissance à sa mort.
Ma vie.
Un seul criminel. Jacques.
Jacques me donna toutes les explications. Rien ne manqua. Ces derniers jours, mes souvenirs ont sauté d’une époque à l’autre de ma vie, tel un kaléidoscope incompréhensible… Pourtant, chacun de ces détails n’était que le rouage d’un engrenage précis, d’un destin minutieusement aiguillé par un monstre.
C’était il y a treize jours.
Ce matin-là, j’ai poussé la porte de la chambre de Jacques, sans savoir que je la refermais sur les ombres de mon destin.
Définitivement.
— Approche, Stéphanie, approche-toi du lit.
Le docteur Berger a glissé deux gros oreillers sous le dos de Jacques. Il est plus assis que couché. Le sang qui afflue vers ses joues contraste avec la pâleur de ses bras.
— Approche, Stéphanie. Berger t’a dit, je suppose… On va devoir se quitter… Bientôt. C’est… c’est… Il faut que je te dise… Il faut que je te parle, pendant que j’en ai la force. J’ai demandé à Berger de me donner un truc qui me permette de tenir le coup, avant que l’ambulance arrive…
Je m’assois sur le rebord du lit. Il glisse une main ridée le long des plis du drap. Les poils de son bras sont rasés sur dix centimètres autour d’un épais pansement beige. Je prends sa main.
— Stéphanie, dans le garage, dans le cellier, il y a tout un tas d’objets auxquels on n’a pas touché depuis des années. Mes affaires de chasse par exemple, des vieilles vestes, un sac, des cartouches mouillées, mes bottes aussi. Des vieux trucs moisis. Tu vas les soulever. Tu vas tout retirer. Ensuite, tu vas écarter avec tes pieds le gravier par terre. Juste en dessous, tu vas voir, il y a une sorte de trappe, un vide sanitaire, quelque chose comme ça. On ne peut pas la voir si on ne retire pas tout ce qu’il y a dessus. Tu vas lever la trappe. Tu ne peux pas la rater. Dedans, tu trouveras un petit coffre, un coffre en aluminium, de la taille d’une boîte à chaussures. Tu vas me l’apporter, Stéphanie.
Jacques me serre la main assez fort, puis la lâche. Je ne comprends pas tout mais je me lève. Je trouve cela étrange, ce n’est pas le genre de Jacques, les mystères et les jeux de piste. Jacques est un homme simple, lisse, sans surprise. Je me demande même si le docteur Berger n’y est pas allé un peu trop fort, avec ses médicaments.
Je reviens, quelques minutes plus tard. Toutes les indications de mon mari étaient rigoureusement exactes. J’ai trouvé le petit coffre en aluminium. Les jointures sont rouillées. La tôle brillante est piquée un peu partout de taches sombres.
Je pose le coffre sur le lit.
— Il… il est fermé par un cadenas, dis-je.
— Je sais… je sais. Merci. Stéphanie, il faut que je te pose une question. Une question importante. Je ne suis pas très doué pour les discours, tu me connais, mais il faut que tu me dises. Stéphanie, toutes ces années, as-tu été heureuse à mes côtés ?
Qu’est-ce que vous voulez répondre à cela ? Que voulez-vous répondre à un homme qui n’a plus que quelques jours à vivre ? Un homme dont vous avez partagé la vie, plus de cinquante ans, soixante, peut-être ? Qu’est-ce que vous voulez répondre d’autre que « Oui… Oui, Jacques, bien entendu, Jacques, j’ai été heureuse toutes ces années… à tes côtés » ?
Ça ne semble pas lui suffire.
— Maintenant, Stéphanie, on est au bout de la route. On peut bien tout se dire. As-tu des… comment dire… des… des regrets ? Penses-tu, je ne sais pas, que ta vie aurait pu être meilleure si elle s’était passée autrement… ailleurs… av…
Il hésite, déglutit.
— Avec quelqu’un d’autre ?
J’ai l’impression étrange que Jacques a pensé et repensé dans sa tête ces questions des milliers de fois, pendant des années, qu’il a juste attendu le bon moment, le bon jour, pour les poser. Pas moi… Non pas que je ne me sois pas posé ces questions, mon Dieu, oh que non. Mais je suis une vieille femme, maintenant. Je ne me suis pas préparée à cela, en me levant, ce matin. Les brumes se dispersent lentement, désormais, dans mon esprit fatigué. Moi aussi, j’ai patiemment enfermé ce genre de questions dans un coffre et je me suis efforcée de ne jamais le rouvrir. J’ai égaré la clé. Il faudrait que je cherche… C’est si loin.
— Je ne sais pas, réponds-je. Je ne sais pas, Jacques. Je ne comprends pas ce que tu veux dire…
— Si, Stéphanie. Bien entendu que tu comprends… Stéphanie, il faut que tu me répondes, c’est important, aurais-tu préféré une autre vie ?
Jacques me sourit. Un sang rose colore maintenant l’ensemble de son visage, jusqu’au haut de ses bras. Efficaces, les pilules de Berger… Et pas que sur la circulation sanguine… Jamais, en cinquante ans, Jacques ne m’a posé ce genre de questions. Ça ne ressemble à rien. Ni à lui ni à rien. Est-ce une façon de finir sa vie ? À plus de quatre-vingts ans, demander à l’autre, celle qui reste, si toute sa vie est bonne à jeter à la poubelle ? Qui pourrait répondre « oui » à cela, qui pourrait répondre « oui » à son conjoint mourant, même s’il le pense, surtout s’il le pense. Je sens le piège, sans encore que je sache pourquoi. Je sens que toute cette mise en scène pue le piège.
— Quelle autre vie, Jacques ? De quelle autre vie parles-tu ?
— Tu n’as pas répondu, Stéphanie… Aurais-tu préféré…
L’effluve empoisonné du piège se fait plus évident encore, comme un parfum lointain qui me revient, une oppressante odeur familière évanouie depuis longtemps, mais jamais oubliée. Je n’ai pas d’autre choix que de répondre, avec une tendresse d’infirmière :
— J’ai eu la vie que j’ai choisie, Jacques, si c’est ce que tu veux entendre. Celle que je méritais. Grâce à toi, Jacques. Grâce à toi.
Jacques souffle comme si saint Pierre venait en personne de lui annoncer que son nom était sur la liste des entrants au paradis. Comme si, maintenant, il pouvait s’en aller serein. Il m’inquiète. Sa main se redresse et tâtonne sur la table de chevet, à la recherche de je ne sais quel objet. Il heurte le verre posé, qui tombe sur le sol et se brise. Un mince filet d’eau coule sur le parquet.
Je me redresse pour essuyer, ramasser les éclats de verre, lorsque sa main se lève encore.
— Attends, Stéphanie. Un simple verre brisé, ce n’est pas grave. Aide-moi, regarde dans mon portefeuille, là, sur la table de chevet…
Je m’avance. Le verre crisse sous mes pantoufles.
— Ouvre-le, continue Jacques. À côté de ma carte de Sécurité sociale, il y a ta photographie, Stéphanie, tu la vois ? Passe ton doigt sous la photo…
Il y a une éternité que je n’ai pas ouvert le portefeuille de Jacques. Mon image m’explose au visage. La photographie a dû être prise il y a au moins quarante ans. Est-ce moi ? M’appartenaient-ils, ces immenses yeux mauves ? Ce sourire en cœur ? Cette peau nacrée sous le soleil d’une belle journée à Giverny ? Ai-je oublié à quel point j’étais belle ? Faut-il attendre d’être une octogénaire ridée pour enfin oser se l’avouer ?
Mon index s’introduit sous la photographie. Il fait glisser une petite clé plate.
— Je suis rassuré, maintenant, Stéphanie. Je peux mourir en paix. Je peux te le dire désormais, j’ai douté, j’ai tant douté. J’ai fait ce que j’ai pu, Stéphanie. Tu peux ouvrir le cadenas du coffre avec la clé, cette clé qui ne m’a jamais quitté depuis toutes ces armées. Tu… tu vas comprendre, je pense. Mais j’espère pouvoir tenir le coup pour t’expliquer moi-même.
Mes doigts tremblent maintenant, beaucoup plus que ceux de Jacques. Un terrible sentiment m’oppresse. Je peine à faire entrer la clé dans le cadenas, à la tourner. Il me faut de longues secondes avant que le cadenas et la clé ne tombent sur les draps du lit. Jacques pose encore doucement sa main sur mon bras, comme pour me signifier d’attendre encore un peu.
— Tu méritais un ange gardien, Stéphanie. Il s’est trouvé que c’était moi, j’ai essayé de faire mon travail du mieux possible. Ça n’a pas toujours été facile, crois-moi. J’ai parfois craint de ne pas y arriver… Mais tu vois, au bout du compte… Tu m’as rassuré. Je ne m’en suis pas si mal sorti. Tu… tu te souviens, ma Stéph…
Les yeux de Jacques se ferment une longue seconde…
— Ma Fanette… Après toutes ces années, une dernière fois, tu acceptes que je t’appelle Fanette ? Je n’ai jamais osé, depuis plus de soixante-dix ans… depuis 1937. Tu vois, je me souviens de tout, j’ai été un ange gardien obéissant, fidèle, organisé.
Je ne réponds rien. J’ai du mal à respirer. Je n’ai qu’une envie, ouvrir ce coffre d’aluminium, vérifier qu’il est vide, que tout ce monologue de Jacques n’est qu’un délire provoqué par les drogues de Berger.
— Nous sommes nés tous les deux la même année, continue Jacques sur le même ton, en 1926. Toi, Fanette, le 4 juin, six mois avant la mort de Claude Monet. Comme un hasard. Moi le 7, trois jours plus tard. Toi rue du Château-d’Eau, moi rue du Colombier, à quelques maisons d’écart. J’ai toujours su que nos destins étaient liés. Que j’étais là, sur terre, pour te protéger.
Pour, comment dire, écarter les branches autour de toi, sur ton chemin…
Ecarter les branches ? Mon Dieu, ces images ressemblent si peu à Jacques. C’est moi qui vais devenir folle. Je ne tiens plus, j’ouvre le coffre. Immédiatement, il me tombe des mains, comme si l’aluminium avait été chauffé à blanc. Le contenu se répand sur le lit. Mon passé m’explose à la figure.
Je regarde, effarée, trois couteaux de peinture, des Winsor & Newton, je reconnais le dragon ailé sur le manche, entre deux taches rouges séchées par le temps. Mes yeux glissent, se posent sur un recueil de poésie. En français dans le texte, de Louis Aragon. Mon exemplaire n’a jamais quitté la bibliothèque de ma chambre. Comment aurais-je pu imaginer que Jacques en possédait un autre ? Un autre exemplaire de ce livre que j’ai si souvent lu aux enfants de l’école de Giverny, à la page 146, celle du poème « Nymphée ». Je m’accroche au livre comme à une bible, les pages dansent, je m’arrête, page 146. La page est cornée. Mes yeux descendent au bas de la feuille. Elle est découpée. Avec délicatesse, quelqu’un a découpé la feuille, juste un centimètre, une seule ligne manque, le premier vers de la douzième strophe, un vers si souvent récité…
Le crime de rêver je consens qu’on l’instaure
Je ne comprends pas, je ne comprends rien. Je ne veux pas comprendre. Je refuse d’essayer de mettre tous ces éléments en ordre.
La voix blanche de Jacques me glace :
— Tu te souviens d’Albert Rosalba ? Oui, bien entendu, tu t’en souviens. Nous étions toujours ensemble tous les trois quand nous étions gamins. Tu nous donnais des surnoms de peintres, ceux des impressionnistes que tu préférais. Lui c’était Paul et moi Vincent.
La main de Jacques s’agrippe au drap. Mes yeux hypnotisés fixent les couteaux de peinture.
— Ce fut… ce fut un accident. Il voulait porter ton tableau à la maîtresse, tes « Nymphéas », Fanette, le tableau au grenier, celui que tu n’as jamais voulu jeter. T’en souviens-tu encore ? Mais ce n’est pas l’important, Paul, enfin, Albert a glissé. On s’est battus avant, d’accord, mais c’était un accident, il a glissé près du lavoir, sa tête a heurté la pierre à côté. Je ne l’aurais pas tué, Fanette, je n’aurais pas tué Paul, même s’il avait une mauvaise influence sur toi, même s’il ne t’aimait pas vraiment. Il a glissé… Tout ça, c’est la faute de la peinture. Tu l’as bien compris, tu l’as bien compris après.
Mes doigts se referment sur le manche d’un couteau de peintre. Il possède une lame large, qu’on utilise pour gratter une palette. Jamais je n’ai retouché à un pinceau, pas une fois depuis 1937. Cela fait partie de ces souvenirs enfouis qui semblent basculer dans l’immense crevasse qui s’ouvre dans ma tête. Je serre le manche. J’ai l’impression qu’aucun son n’est capable de sortir de ma bouche :
— Et… et James…
Ma voix est aussi faible que celle d’une fillette de onze ans.
— Ce vieux fou ? Le peintre américain ? C’est bien de lui que tu parles, Fanette ?
Si je réponds un mot, il est inaudible.
— James… continue Jacques. James, c’est bien cela. Pendant des années, j’ai essayé de me souvenir de ce prénom, mais impossible, il m’échappait. J’ai même pensé te demander…
Un rire gras secoue Jacques. Son dos glisse un peu sous les oreillers.
— Je plaisante, Fanette. Je sais bien qu’il fallait que je te laisse en dehors de tout cela. Que tu ne sois pas au courant. Les anges gardiens doivent rester discrets, pas vrai ? Jusqu’au bout. C’est le premier principe à respecter… Pour James, tu n’as pas à le regretter. Tu te souviens peut-être, il te disait qu’il fallait que tu sois égoïste, que tu devais quitter ta famille. Tout le monde. Partir. Il te rendait folle, à l’époque, tu étais encore influençable, tu n’avais pas onze ans, il serait parvenu à ses fins… Je l’ai menacé d’abord, j’ai gravé un message dans sa boîte de peinture, pendant qu’il dormait, il dormait presque toute la journée, comme une grosse chenille, mais il n’a rien voulu savoir. Il continuait à te torturer. Tokyo, Londres, New York. Je n’avais plus le choix, Fanette, tu serais partie, à ce moment-là, tu n’écoutais plus personne, pas même ta mère. Je n’avais pas le choix, il fallait que je te sauve…
Mes doigts s’ouvrent. Mes souvenirs ne cessent de basculer un à un dans la monstrueuse crevasse. Ce couteau. Ce couteau sur le lit. Ce couteau rouge. C’est le couteau de James.
Jacques l’a enfoncé dans le cœur de James. Il avait onze ans…
Il continue son abominable confession :
— Je… Je n’avais pas prévu que Neptune trouverait le corps de ce fichu peintre dans le champ de blé. J’ai déplacé le cadavre avant que tu reviennes avec ta mère. Quelques mètres seulement, enfin, je crois, c’était il y a si longtemps. Tu sais, j’ai cru ne pas y arriver, jamais je n’aurais pensé que ce vieillard squelettique pesait aussi lourd. Tu ne vas pas me croire, mais avec ta mère vous êtes passées tout près de moi. Il aurait suffi que tu tournes la tête. Mais tu ne l’as pas fait. Je crois que tu ne voulais pas savoir, en réalité. Tu ne m’as pas vu, ta mère non plus. C’était un miracle, tu comprends. Un signe ! À partir de ce jour-là, j’ai compris que plus rien ne pouvait m’arriver. Que ma mission devait s’accomplir. La nuit d’après, j’ai enterré le cadavre au milieu de la prairie. Un travail de fou pour un gamin, tu peux me croire. Ensuite, j’ai brûlé tout le reste, petit à petit, les chevalets, les toiles. Je n’ai gardé que sa boîte de peinture, comme preuve, comme preuve de ce que j’étais capable de faire pour toi. Tu te rends compte, Fanette, je n’avais pas onze ans ! Il a assuré, hein, tu t’en aperçois maintenant, ton ange gardien ?
Jacques ne me laisse pas le temps de répondre. Il essaye désespérément de redresser son dos contre les oreillers, mais continue de glisser, millimètre après millimètre.
— Je plaisante, Fanette. Ce n’était pas bien difficile, en réalité, même pour un enfant. Ton James était un vieillard impotent. Un étranger. Un Américain qui avait raté Monet de dix ans. Un clochard dont tout le monde se fichait. En 1937, les gens avaient d’autres soucis. En plus, quelques jours avant, on avait retrouvé un ouvrier espagnol assassiné dans une péniche, juste en face de Giverny. Les gendarmes étaient tous sur l’affaire, ils n’ont coincé le meurtrier, un marinier de Conflans, que des semaines plus tard.
La main ridée de Jacques cherche ma main. Elle se ferme dans le vide.
— Ça me fait du bien de parler de tout ça, Fanette, tu sais. Nous avons été tranquilles ensuite tous les deux. Des années… Tu te souviens. Nous avons grandi ensemble, nous avons juste été séparés quand tu as suivi ton école normale à Évreux, puis tu es revenue comme institutrice à Giverny. Notre école ! Nous nous sommes mariés à l’église Sainte-Radegonde de Giverny, en 1953. Tout était parfait. Ton ange gardien se tournait les pouces…
Jacques éclate à nouveau de rire. Ce rire que j’entends résonner dans notre maison presque chaque jour, devant une émission de télévision ou derrière un journal. Ce rire gras. Comment ne me suis-je pas rendu compte que c’était le rire d’un monstre ?
— Mais le diable veille… Hein, Stéphanie ? Il a fallu que Jérôme Morval revienne te tourner autour. Tu te souviens ? Jérôme Morval, notre copain de classe à l’école primaire, celui que tu surnommais Camille, le gros Camille… Le premier de la classe ! Le prétentieux. En voilà un que tu n’aimais pas à l’école, Fanette, mais il avait bien changé. À la longue, il était même parvenu à attirer dans son lit cette petite rapporteuse de Patricia. Celle que tu surnommais Mary, comme Mary Cassatt… Mais bientôt, sa Patricia ne lui suffisait plus, au gros Camille. Il avait bien changé, c’est certain. Le fric vous change un homme. Il avait acheté la plus belle maison de Giverny, il était devenu arrogant, séduisant, même, aux yeux de certaines filles… D’ailleurs, il trompait sa femme sans même s’en cacher. Tout le monde était au courant dans Giverny, y compris Patricia, qui était même allée jusqu’à engager un détective privé pour l’espionner. Pauvre Patricia ! Et avec ça, Morval tenait tout un discours bien rodé sur la peinture, son pognon et ses collections d’artistes à la mode. Mais surtout, Stéphanie, écoute-moi, Jérôme Morval, le meilleur chirurgien ophtalmologue de Paris à ce qu’on disait, était revenu à Giverny pour une chose, une seule. Pas pour Monet ou les « Nymphéas », non… Il était revenu pour la belle Fanette, celle qui jamais n’avait levé les yeux sur lui pendant toutes les années de classe primaire. Maintenant que la roue avait tourné, le gros Camille voulait sa revanche…
Les mots se bloquent dans ma gorge.
— Tu… tu…
— Je sais bien, Stéphanie, que tu n’étais pas attirée par Jérôme Morval… Pas encore du moins. Il fallait que j’agisse avant. Jérôme Morval habitait dans le village, il avait tout son temps, il était rusé, il savait comment t’attirer, depuis l’école, avec les « Nymphéas », les souvenirs de Monet, les paysages…
Une nouvelle fois, ce monstre recherche ma main. Elle rampe comme une punaise sur les draps. Je résiste à l’idée de saisir le couteau de peinture et de la transpercer, comme un insecte nuisible.
— Je ne te reproche rien, Stéphanie. Je sais qu’il ne s’est rien passé entre toi et Morval. Tout juste as-tu accepté une promenade avec lui, une conversation. Mais il t’aurait séduite, Stéphanie, avec le temps, il y serait parvenu. Je ne suis pas méchant, Stéphanie. Je n’avais aucune envie de tuer Jérôme Morval, ce pauvre gros Camille. J’ai été patient, plus que patient. J’ai essayé de lui faire comprendre, le plus clairement possible, de quoi j’étais capable, quels risques il prenait s’il continuait de te tourner autour. Je lui ai d’abord envoyé cette carte postale, celle aux « Nymphéas ». Morval n’était pas stupide, il se souvenait très bien que c’était la carte qu’il m’avait confiée pour toi des années plus tôt, en 1937, dans les jardins de Monet, le jour de ton anniversaire, tes onze ans, juste après la mort d’Albert. J’ai collé sur la carte cette phrase d’Aragon découpée dans le livre, cette poésie que tu faisais réciter aux enfants de la classe, cette phrase que j’aimais bien, qui disait quelque chose comme « le rêve est un crime qu’il faut punir comme les autres ». Morval n’était pas idiot. Le message était limpide : tous ceux qui cherchent à t’approcher, à te faire du mal, se mettent en danger…
La main de Jacques cherche du bout des doigts le recueil de poésies d’Aragon posé sur le lit. Elle effleure le livre mais n’a pas la force de le saisir. Je n’esquisse pas un geste. Jacques tousse à nouveau pour s’éclaircir la voix et continue :
— Devine, Stéphanie, quelle a été la réponse de Jérôme Morval ? Il m’a ri au nez ! J’aurais pu le tuer alors, si j’avais voulu. Mais je l’aimais bien, au fond, ce gros Camille. Je lui ai laissé une autre chance. J’ai envoyé à son cabinet parisien cette boîte de peinture, celle de James, dans laquelle était toujours gravée la menace : Elle est à moi ici, maintenant et pour toujours. Suivie d’une croix ! Si cette fois-ci Morval n’avait pas compris… Il m’a donné rendez-vous, ce matin-là, devant le lavoir, près du moulin des Chennevières. Je pensais que c’était pour me dire qu’il laissait tomber, tu penses. C’était tout l’inverse. Il a lancé devant moi la boîte de peinture au milieu du ruisseau, dans la boue. Il te méprisait, Stéphanie, il ne t’aimait pas, tu n’étais pour lui qu’un trophée, un trophée de plus. Il t’aurait fait souffrir, Stéphanie, il t’aurait conduite à ta perte… Que pouvais-je faire ? Je devais te protéger… Il ne me prenait pas au sérieux, il m’a dit que je ne faisais pas le poids, dans mes bottes de chasse, que je n’étais pas capable de te rendre heureuse, que tu ne m’avais jamais aimé. Toujours le même baratin…
Sa main rampe à nouveau et se crispe sur le couteau :
— Je n’avais pas le choix, Stéphanie, je l’ai tué là, avec le couteau de peinture de James que j’avais pris soin d’emporter. Il est mort là, sur le bord du ruisseau, au même endroit qu’Albert, des années plus tôt. La mise en scène ensuite, la pierre sur son crâne, la tête dans l’eau du ru, je sais bien que c’était ridicule. J’ai même cru qu’à cause de cela tu allais te douter de quelque chose, surtout quand les flics ont repêché la boîte de peinture de James. Heureusement, tu n’as jamais vu cette boîte… C’était important que je te protège sans que tu saches rien, que je prenne tous les risques pour toi… Tu me faisais confiance, tu avais raison. Tu peux bien l’avouer maintenant, ma Fanette, que jamais tu ne t’es doutée à quel point je t’aimais, que jamais tu n’as soupçonné jusqu’où j’étais capable d’aller pour toi. Souviens-toi, quelques jours après la mort de Morval, tu es même allée dire à la police que nous étions ensemble au lit, ce matin-là… Sans doute que, quelque part au fond de toi, tu connaissais la vérité, mais tu ne voulais pas te l’avouer. On se doute tous que l’on a un ange gardien, hein ? Pas besoin de le remercier…
J’observe, tétanisée, les doigts ridés de Jacques qui caressent le manche du couteau. Obsession maniaque, comme si son corps de vieillard frissonnait encore du plaisir d’avoir poignardé deux hommes avec cette arme. Je ne résiste pas, je ne peux plus. Les mots explosent dans ma gorge :
— Je… je voulais te quitter, Jacques. C’est pour cela que j’ai fait un faux témoignage. Tu étais en prison. Je… je me sentais coupable.
Les doigts se tordent sur le couteau. Des doigts d’assassin, de fou. Avec une lenteur insupportable, les doigts s’ouvrent. Jacques a encore glissé, il est presque couché maintenant. Un rire gras le secoue. Ce rire dément.
— Bien entendu, Stéphanie. Tu te sentais coupable… Évidemment, tout était confus alors dans ton esprit. Pas dans le mien. Personne ne te connaît mieux que moi. Une fois Morval mort, je pensais que nous serions tranquilles. Plus personne pour nous séparer, Stéphanie, plus personne pour t’éloigner de moi. Et puis, le comble ! C’en est presque comique, quand j’y repense aujourd’hui. Voilà que le cadavre de Morval attire dans tes jupes ce flic, ce Laurenç Sérénac, le pire de tous les dangers ! J’étais coincé. Comment s’en débarrasser, de celui-là ? Comment le tuer sans que l’on m’accuse, sans qu’on m’arrête, sans qu’on me sépare de toi, définitivement ? Et qu’ensuite un autre Sérénac, ou un autre Morval, vienne te faire souffrir sans que je puisse te protéger, enfermé dans une cellule ? Dès le début, ce flic m’a soupçonné, comme s’il lisait en moi… Il suivait son intuition. C’était un bon flic, nous avons eu chaud, Stéphanie. Heureusement qu’il n’est jamais parvenu à découvrir le lien entre moi et l’accident de ce garçon de notre classe, en 1937, qu’il n’a jamais entendu parler de la disparition de ce peintre américain… Ils ont effleuré la vérité, à l’époque, en 1963, lui et son adjoint, Bénavides… Mais ils ne pouvaient pas imaginer, bien entendu. Qui aurait pu comprendre ? En attendant, ce salaud de Sérénac me soupçonnait, ce salaud de Sérénac te tournait la tête. C’était lui ou moi. J’ai retourné le problème dans tous les sens…
Discrètement, ma main glisse sur le drap. Jacques est allongé maintenant, il ne peut plus se redresser, il ne peut plus me voir, il parle au plafond. Ma main se referme à nouveau sur le couteau. J’éprouve un plaisir morbide à son contact. Comme si le sang séché sur le manche s’insinuait dans mes veines, les gonflait d’une pulsion meurtrière.
Le rire nerveux de Jacques s’achève en toux rauque. Il peine à reprendre son souffle. Il serait mieux assis, c’est certain. Jacques ne demande rien, pourtant. Sa voix faiblit un peu, mais il continue :
— J’ai bientôt terminé, Stéphanie. Sérénac était comme les autres, au final. Quelques menaces ont suffi à le faire fuir… Quelques menaces illustrées avec efficacité…
Il rit encore, ou tousse, les deux. J’approche lentement le couteau vers les plis de ma robe noire.
— Les hommes sont si faibles, Stéphanie… Tous. Sérénac a préféré sa petite carrière de flic à sa grande passion pour toi. On ne va pas se plaindre, n’est-ce pas, Stéphanie ? C’est ce qu’on voulait, non ? Sérénac a eu raison, au final. Qui sait ce qui se serait passé s’il s’était entêté… Ce fut la dernière ombre entre nous, Stéphanie, le dernier nuage, la dernière branche à écarter… Il y a plus de quarante ans maintenant…
Je referme mes bras croisés contre mes seins ; le couteau de peinture est collé sur mon cœur. J’aimerais parler, j’aimerais hurler : « Jacques, dis-moi, dis-moi, mon ange, puisque tu prétends l’être, est-il si facile de poignarder quelqu’un ? D’enfoncer un couteau dans le cœur d’un homme ? »
— À quoi ça tient, la vie, Stéphanie ? Si je n’avais pas été là au bon moment, si je n’avais pas su éliminer les obstacles, les uns après les autres. Si je n’avais pas su te protéger… Si je n’étais pas né, juste après toi, comme un jumeau. Si je n’avais pas compris ma mission… Je quitte cette terre heureux, Stéphanie, j’ai réussi, je t’ai tant aimée, tu en as la preuve, désormais.
Je me lève. Horrifiée. Je tiens le couteau entre mes bras, invisible contre ma poitrine. Jacques me regarde, il semble épuisé, comme s’il peinait maintenant à garder les yeux ouverts. Il tente de se redresser, agite les pieds. Le coffre d’aluminium, en équilibre sur le lit, tombe sur le parquet en un vacarme assourdissant. Jacques cligne à peine des paupières. À l’inverse, le bruit aigu résonne dans ma tête, comme un écho qui se diffuse en vertige. J’ai l’impression que la chambre tourne autour de moi.
J’avance péniblement. Mes jambes refusent de me porter. Je les force, je déplie mes bras. Jacques me fixe toujours. Il ne voit pas encore le couteau. Pas encore. Je le lève lentement.
Neptune hurle dehors, juste sous notre fenêtre. L’instant suivant, la sirène d’une ambulance traverse la cour du moulin. Des pneus crissent sur le gravier. Deux silhouettes irréelles, blanches et bleues dans le halo du gyrophare, passent devant la fenêtre et cognent à la porte.
Ils ont emmené Jacques, j’ai signé des tas de papiers, sans même les lire, sans même demander quoi que ce soit. Il était moins de 6 heures du matin. Ils m’ont demandé si je voulais monter dans l’ambulance, j’ai répondu non, que je prendrais le car, ou un taxi, dans quelques heures. Les infirmiers n’ont fait aucun commentaire.
Le coffre d’aluminium gît sur le parquet, ouvert. Le couteau de peinture est posé sur la table de chevet. Le livre d’Aragon est perdu dans les plis du lit. Je ne sais pas pourquoi, après le départ de l’ambulance, la première chose qui me vient à l’esprit est de monter au grenier et de fouiller les combles pour retrouver ce vieux tableau poussiéreux, mes « Nymphéas », celui que j’avais peint lorsque j’avais onze ans.
Que j’avais peint deux fois, d’abord dans d’incroyables couleurs, pour gagner le concours de la fondation Robinson, ensuite en noir, après la mort de Paul.
J’ai décroché du mur le fusil de chasse de Jacques et j’ai installé le tableau à la place, au même clou, dans un coin où personne d’autre que moi ne peut le voir.
Je sors. Il faut que je prenne l’air. J’emmène Neptune avec moi. Il est à peine 6 heures du matin. Pour quelques heures, Giverny est encore désert. Je vais aller marcher le long du ru, devant le moulin.
Et me souvenir.
C’était il y a treize jours, le 13 mai. Depuis, j’ai passé mes journées à revivre ces quelques heures où l’on me vola ma vie, à me repasser le film pour tenter de comprendre l’inimaginable, une dernière fois, avant d’en finir.
À force de me promener seule dans ce village, vous avez dû me prendre pour un fantôme. En réalité, c’est l’inverse.
Je suis bien réelle.
Ce sont tous les autres les fantômes, les fantômes de mes souvenirs. J’ai peuplé de mes fantômes ces endroits où j’ai toujours vécu, devant chaque lieu où je suis passée, je me suis souvenue : le moulin, la prairie, l’école, la rue Claude-Monet, la terrasse de l’hôtel Baudy, le cimetière, le musée de Vernon, l’île aux Orties…
Je les ai aussi peuplés des longues conversations que j’ai eues avec Sylvio Bénavides, entre 1963 et 1964, après que l’enquête sur le meurtre de Jérôme Morval eut été classée sans suite. L’inspecteur Sylvio Bénavides s’est accroché, avec entêtement, mais n’a jamais découvert la moindre preuve, le moindre nouvel indice. Nous avions sympathisé. Au moins, Jacques n’était pas jaloux de mes échanges avec cet inspecteur-là. Sylvio était un mari fidèle et un père attentionné pour sa petite Carina, qui avait eu tant de mal à quitter le ventre de sa maman. Sylvio m’a raconté tous les détails de l’enquête qu’il avait menée avec Laurenç, au commissariat de Vernon, à Cocherel, aux musées de Rouen et de Vernon… Puis, au milieu des années 1970, Sylvio fut muté à La Rochelle. Il y a un peu plus de dix ans, en septembre 1999 pour être précise, vous voyez à quel point ma mémoire fonctionne encore parfaitement, j’ai reçu une lettre de Béatrice Bénavides. Une courte lettre manuscrite. Elle me racontait avec pudeur que Sylvio Bénavides venait de les quitter, elle et Carina, un matin, emporté par un infarctus. Comme tous les jours, Sylvio avait enfourché son vélo pour faire le tour de l’île d’Oléron, où ils louaient en famille un bungalow pendant l’arrière-saison. Il était parti souriant. Le temps était superbe, un peu venteux. Il s’est écroulé devant l’océan, au milieu d’un léger faux plat, entre La Brée-les-Bains et Saint-Denis-d’Oléron. Sylvio avait soixante et onze ans.
C’est cela vieillir : voir mourir les autres.
Il y a quelques jours, j’ai écrit une courte lettre à Béatrice, pour tout lui expliquer. Une sorte de devoir de mémoire en souvenir de Sylvio. La richissime fondation Robinson n’avait rien à voir dans ces meurtres, pas plus que les trafics d’Amadou Kandy, les toiles de Monet oubliées ou les maîtresses de Morval. Laurenç Sérénac avait raison depuis le début : il s’agissait d’un crime passionnel. Seul un détail inimaginable l’avait empêché de découvrir la vérité : le criminel jaloux ne s’était pas contenté d’éliminer les amants supposés de sa femme, il avait également supprimé les amis d’une fillette de dix ans dont il était déjà amoureux. Je n’ai pas encore posté cette lettre. Je ne pense pas le faire, au final.
Cela importe si peu, maintenant.
Allez, il faut que je m’active !
Je jette avec dégoût l’enveloppe du docteur Berger à la poubelle. Elle rejoint les prospectus sordides. Je lève les yeux vers la tour du moulin.
J’hésite.
Mes jambes peinent à me porter. Cette ultime promenade à l’île aux Orties m’a épuisée. Je suis partagée entre retourner une dernière fois dans le village ou rentrer directement chez moi. J’ai longtemps réfléchi, tout à l’heure, sur les bords de l’Epte. Comment en finir, maintenant que tout est en ordre ?
J’ai tranché. J’ai renoncé à utiliser le fusil de Jacques, mon Dieu, je pense que vous comprenez pourquoi, maintenant. Pas question non plus d’avaler des médicaments pour agoniser pendant des heures, des jours, à l’hôpital de Vernon, comme Jacques, mais sans personne pour venir débrancher ma perfusion. Non, la méthode la plus efficace, pour en finir, sera d’achever tranquillement cette journée, comme les autres, de rentrer au moulin, de monter dans ma chambre, en haut du donjon, au quatrième, de prendre le temps de ranger mes affaires, puis d’ouvrir la fenêtre et de sauter.
Je me décide à retourner vers le village. Finalement, mes jambes supporteront bien un kilomètre de plus, un dernier kilomètre.
— Tu viens, Neptune !
Si quelqu’un, n’importe qui, un passant, un touriste, s’intéressait à moi, il pourrait croire que je souris. Il n’aurait pas complètement tort. Passer ces dix derniers jours en compagnie de Paul, en compagnie de Laurenç, a fini par apaiser ma colère.
Je longe à nouveau le chemin du Roy. Quelques instants plus tard, je me retrouve devant le bassin aux Nymphéas.
À la mort de Claude Monet, en 1926, les jardins furent presque laissés à l’abandon. Michel Monet, son fils, habita la maison rose de Giverny jusqu’à son mariage, en 1931, avec le mannequin Gabrielle Bonaventure, dont il avait eu une fille, Henriette. Lorsque j’avais dix ans, en 1937 avec les autres enfants du village, nous avions pris l’habitude de nous introduire dans les jardins par un trou dans le grillage, côté prairie. Moi je peignais, les garçons jouaient à cache-cache autour du bassin. Sur place, il n’y avait plus qu’un jardinier qui entretenait le domaine, monsieur Blin, et Blanche, la fille de Claude Monet. Ils nous laissaient, on ne faisait pas de mal. Monsieur Blin ne pouvait rien refuser à la petite Fanette, si jolie avec ses yeux mauves et ses rubans d’argent dans les cheveux, et si douée en peinture !
Blanche Monet est morte en 1947. Le dernier héritier, Michel Monet, continua d’ouvrir exceptionnellement les jardins et la maison pour des chefs d’État étrangers, des artistes, des anniversaires particuliers… Et pour les enfants de l’école de Giverny ! J’avais réussi à le convaincre. Ce ne fut pas bien difficile… comment résister à la petite Fanette, devenue la belle Stéphanie, l’institutrice au regard Nymphéas, si cultivée pour tout ce qui touche à la peinture, qui essayait, année après année, de passionner les enfants du village pour l’impressionnisme, de les faire concourir au prix artistique de la fondation Robinson, avec une telle énergie, une telle sincérité, comme si sa propre vie dépendait de l’émotion qu’elle transmettait à ses élèves ? Michel Monet ouvrait les jardins pour ma classe, une fois par an, en mai, lorsque le parc est le plus beau.
Je me retourne. J’observe un instant la foule agglutinée sous la cathédrale de roses, les dizaines de visages tassés aux fenêtres de la maison du peintre. Dire que nous étions seuls dans cette maison, en juin 1963, Laurenç et moi… Dans le salon, l’escalier, la chambre. Mon plus beau souvenir, sans aucun doute. Ma seule et unique tentative d’évasion…
Michel Monet est mort dans un accident de voiture, trois ans plus tard, à Vernon. Après la lecture de son testament, début février 1966, une incroyable ruée convergea vers la maison de Giverny. Gendarmes, notaires, journalistes, artistes… J’y étais, moi aussi, comme les autres Givernois. À l’intérieur de la maison et des ateliers, les huissiers découvrirent avec stupéfaction plus de cent vingt toiles, dont quatre-vingts de Claude Monet, y compris des « Nymphéas » inédits, et quarante tableaux de ses amis, Sisley, Manet, Renoir, Boudin… Vous rendez-vous compte ? Il s’agissait là d’un trésor incroyable, une fortune inestimable, presque oubliée depuis la mort de Claude Monet. Enfin, oubliée… Beaucoup de Givernois connaissaient, avant 1966, la valeur des chefs-d’œuvre entreposés dans la maison rose, abandonnés là pendant quarante ans par Michel Monet. Tous ceux qui avaient eu l’occasion d’entrer dans la maison les avaient vus. Moi aussi, bien entendu… Depuis 1966, ces cent vingt tableaux peuvent être admirés au musée Marmottan, à Paris. C’est la plus grande collection de Monet exposée dans le monde…
Pour ma part, après 1966, plus jamais je n’ai emmené les enfants au jardin de Monet. Il n’ouvrit au public que bien plus tard, en 1980. Il était bien naturel, après tout, qu’un tel trésor soit partagé entre le plus grand nombre, que la bouleversante beauté des lieux soit offerte à chaque âme capable de la saisir.
Pas seulement à celle d’une petite fille tellement éblouie par leur éclat qu’elle y brûla ses rêves.
Je tourne à droite, je remonte vers le bourg par la rue du Château-d’Eau.
La maison de mon enfance n’existe plus.
Après la mort de ma mère, en 1975, elle était devenue un véritable taudis. Elle a été rasée. Les voisins, des Parisiens, ont racheté le terrain et ont élevé un mur de pierres blanches de plus de deux mètres. À la place de ma maison, il y a sans doute un parterre de fleurs, une balançoire, un bassin… En réalité, je n’en sais rien. Je n’en saurai jamais rien. Il faudrait pouvoir regarder pardessus le mur.
Je parviens enfin au bout de cette rue du Château-d’Eau. Le plus difficile est fait ! Dire que je courais plus vite que Neptune dans cette rue lorsque j’avais onze ans ! Maintenant, le pauvre, c’est lui qui passe son temps à m’attendre. Je tourne rue Claude-Monet. L’autoroute à touristes ! Je n’ai même plus envie de grogner après la foule. Giverny me survivra, différent, éternel, lorsque tous les fantômes d’un autre temps auront disparu : Amadou Kandy, sa galerie d’art et ses trafics ; Patricia Morval, moi…
Je marche. Je ne résiste pas à l’envie d’effectuer un crochet de vingt mètres pour passer devant l’école. La place de la mairie n’a pas changé depuis toutes ces années, ni ses pierres blanches ni l’ombre des tilleuls. Sauf que l’école a été reconstruite, au début des années 1980, trois ans avant ma retraite ! Une affreuse école moderne, rose et blanc. Couleur guimauve. À Giverny. Une honte ! Mais il y a longtemps que je n’avais plus la force de me battre contre cette monstruosité… L’école maternelle qu’ils ont ouverte est pire encore, dans un préfabriqué, juste en face. Enfin, tout cela ne me regarde plus… Maintenant, chaque jour, les enfants passent en courant devant moi sans me jeter un regard, et je dois gronder Neptune pour qu’il les laisse tranquilles. Il n’y a plus que les vieux peintres américains pour me demander parfois un renseignement.
Je redescends la rue Blanche-Hoschedé-Monet. Mon logement de fonction, juste au-dessus de l’école, est devenu un magasin d’antiquités. Ma chambre en mansarde, avec sa lucarne ronde, sert avec les autres pièces de musée ringard pour citadins en mal d’objet ruraux prétendument authentiques. Chèque à la main. Plus jamais personne, de cette lucarne ronde, n’observera la pleine lune à son périgée. Mon Dieu, combien d’années, combien de nuits ai-je pu passer devant cette fenêtre… Dès mon enfance. Hier encore…
Devant l’antiquaire, un groupe d’adultes parle japonais, ou coréen, ou javanais. Je ne comprends plus rien à rien. Je suis un dinosaure dans un parc zoologique. Je continue à remonter la rue Claude-Monet. Seul l’hôtel Baudy n’a pas changé. Le décor Belle Époque, en terrasse, en façade et à l’intérieur, est entretenu avec minutie par les propriétaires successifs. Theodore Robinson pourrait revenir demain à l’hôtel Baudy, le temps s’y est arrêté depuis un siècle.
71 rue Claude-Monet.
Jérôme et Patricia Morval.
Je passe rapidement devant la maison. J’y suis entrée il y a quatre jours. Il fallait que je parle à Patricia. Avec moi, elle est la dernière survivante du Giverny d’antan. Je n’ai jamais beaucoup aimé Patricia, vous le comprenez maintenant. Je crois que pour moi elle restera toujours Mary la pleurnicheuse. Mary la rapporteuse.
C’est ridicule, je vous le concède. Elle a tant souffert. Au moins autant que moi. Elle avait fini par céder au gros Camille, par se marier avec lui, et par un jeu cruel de vases communicants plus le gros Camille devenait Jérôme Morval, brillant étudiant en médecine, plus Jérôme cherchait à séduire d’autres femmes et plus elle s’attachait à lui. La vie s’est arrêtée dans cette maison, au 71 de la rue Claude-Monet, en 1963. Jadis, c’était la plus belle du village. C’est une mine, désormais. La mairie attend avec impatience que la veuve Morval meure pour se débarrasser de cette verrue.
Il fallait bien que Patricia sache. Il fallait bien que Patricia connaisse le nom de l’assassin de son mari. Je lui devais bien cela… Cette petite rapporteuse de Patricia m’a surprise, au final. Je m’attendais à voir débarquer la police à mon moulin dès le lendemain. Elle n’avait pas hésité, en 1963, à envoyer au commissariat de Vernon des photographies anonymes des maîtresses supposées de Jérôme Morval. Moi, parmi d’autres.
Curieusement, cette fois-ci, cela n’a pas été le cas. Il faut croire que la vie vous change… J’ai appris qu’elle ne sort presque plus de chez elle, depuis qu’un de ses neveux lui a fait découvrir Internet. Elle qui n’avait pas ouvert un ordinateur avant ses soixante-dix ans ! Ce n’est pas pour autant que j’ai envie de prendre le thé avec elle, une dernière fois, pour partager notre haine commune d’un monstre. Avant le grand saut.
J’accélère le pas, enfin, pour ce qui me concerne l’expression est assez mal choisie. Neptune trottine, trente mètres devant moi. La rue Claude-Monet s’élève doucement, comme un long chemin montant vers le ciel. Stairway to heaven, jouait une guitare, il y a deux générations…
Je parviens enfin à l’église. Le portrait géant de Claude Monet me regarde, du haut de ses quinze mètres. On rénove l’église Sainte-Radegonde. Les travaux et l’échafaudage sont masqués par une immense affiche de toile : la photographie du maître, en noir et blanc, palette à la main. Je n’ai pas le courage de me hisser jusqu’au cimetière, pourtant, tous ceux que j’ai croisés dans ma vie, tous ceux qui ont compté sont enterrés ici. Étrangement, presque à chaque enterrement, il pleuvait, comme s’il eût été indécent que la lumière de Giverny brille un jour d’inhumation. Il pleuvait en 1937, le jour où mon Paul, mon Albert Rosalba, fut inhumé. J’étais effondrée. Il pleuvait encore, en 1963, lorsque Jérôme Morval fut enterré. Tout le village était là, y compris l’évêque d’Évreux, la chorale, les journalistes, et même Laurenç. Plusieurs centaines de personnes ! Etrange destin. Il y a une semaine, j’étais seule à l’enterrement de Jacques.
J’ai peuplé le cimetière de mes souvenirs. Mes souvenirs pluvieux.
— Tu viens, Neptune !
En route pour la dernière ligne droite. Je redescends rue de la Dîme, droit vers le chemin du Roy. Elle débouche juste en face du moulin. J’attends longtemps avant de traverser : le flux de voitures quittant Giverny par la départementale est presque continu. Neptune patiente sagement à côté de moi. Une décapotable rouge, avec une immatriculation compliquée, le volant à gauche, finit par me laisser passer.
Je franchis le pont. Malgré moi, je m’arrête au-dessus du ru : je détaille pour la dernière fois les tuiles et les briques roses du lavoir, la peinture vert métal du pont, les murs de la cour du moulin, à ma droite, d’où dépassent l’étage le plus haut du donjon et la cime du cerisier. Le lavoir est tagué depuis des semaines de visages noirs et blancs grimaçants. Personne n’a jamais nettoyé les briques. Peut-être par négligence, peut-être pas… Après tout, s’il y a bien un endroit où ça la ficherait mal de nettoyer au Kärcher les manifestations rebelles d’artistes anonymes, c’est bien Giverny. Vous ne pensez pas ?
Le petit filet d’eau claire du ruisseau coule, comme s’il se moquait bien de l’agitation des hommes sur les berges. Ces moines qui jadis creusèrent à la main ce bief, ce peintre illuminé qui détourna la rivière pour créer un étang et qui s’enferma trente ans pour y peindre des nénuphars, ce fou qui assassina ici tous les hommes qui s’approchèrent de moi, tous les hommes que j’aurais pu aimer.
Qui cela peut-il bien intéresser, aujourd’hui ? À qui se plaindre ? Existe-t-il un bureau des vies perdues ?
J’avance encore de quelques mètres. Mon regard embrasse la prairie, sans doute pour la dernière fois. Le parking est presque vide.
Non, finalement, la prairie n’est en rien un paysage d’hypermarché. Non, bien entendu. C’est un paysage, vivant, changeant. Selon les saisons, selon les heures, selon la lumière. Bouleversant, aussi. Me fallait-il être aussi certaine de l’heure de ma mort, aussi assurée de l’observer pour la dernière fois, pour le comprendre enfin ? Pour tant le regretter, au final. Claude Monet, Theodore Robinson, James et tant d’autres ne se sont pas arrêtés ici par hasard… Bien entendu. Qu’il soit un lieu de mémoire n’enlève rien à la beauté d’un paysage.
Bien au contraire.
— N’est-ce pas, Neptune ?
Mon chien remue la queue, comme s’il écoutait mes ultimes délires. En réalité, il a déjà compris l’étape suivante, il a pris l’habitude, avec le temps. Il sait qu’il est rare que je rentre dans la cour du moulin sans faire un tour dans la petite clairière juste derrière. Un saule, deux sapins. La clairière est aujourd’hui protégée des touristes par un grillage. On ne peut pas l’apercevoir du chemin. J’avance.
Neptune m’a une nouvelle fois devancée. Il m’attend, couché dans l’herbe, comme s’il avait conscience de ce que signifiait ce lieu. J’arrive enfin, je plante ma canne dans la terre meuble et je reste appuyée sur elle. Je regarde devant moi les cinq petits tumulus coiffés de cinq petites croix.
Je me souviens. Comment oublier ? J’avais douze ans. Je serrais Neptune de toutes mes forces, il était mort dans mes bras. Un an après la noyade de Paul. Mort de vieillesse, me disait maman.
« Il n’a pas souffert, Stéphanie. Il s’est juste endormi, comme un vieux chien…»
Je restais inconsolable. Impossible de me séparer de mon chien.
« On ira en chercher un autre, Stéphanie. Un petit chiot… Dès demain…
— Le même ! Je veux le même…
— D’accord, Stéphanie. Le même. On ira à la ferme à Autheuil… Co… comment voudras-tu l’appeler, ce petit chiot ?
— Neptune ! »
J’ai eu six chiens dans ma vie. Tous des bergers allemands. Je les ai tous appelés Neptune, par fidélité à un caprice de petite fille solitaire et malheureuse, qui aurait tant voulu que son chien soit éternel, que lui, au moins lui, ne meure pas !
Je lève à nouveau les yeux. Je tourne avec lenteur la tête, de droite à gauche. Sous chaque croix, sur une petite planche, est gravé le même nom. Neptune.
Seuls varient les chiffres sous le nom.
1922-1938
1938-1955
1955-1963
1963-1980
1980-1999
Neptune se lève, vient se frotter à moi, comme s’il comprenait que pour la première fois, c’est moi qui vais partir, pas lui. Neptune sera recueilli à la ferme d’Autheuil. Ils y élèvent des chiens depuis des générations, sa mère doit encore y vivre. Il y sera bien. Je vais laisser une lettre avec des instructions précises, pour ses repas, pour qu’on laisse des enfants jouer avec lui ; pour qu’il soit enterré ici, lorsque le temps sera venu.
Je le caresse. Jamais il ne s’est serré autant contre moi. J’ai de plus en plus envie de pleurer. Il faut que je me dépêche. Si je traîne, je n’aurai pas le courage.
Je laisse ma canne là, devant les cinq tumulus, plantée. Je n’en aurai plus besoin, maintenant. Je marche jusqu’à la cour. Neptune ne me lâche pas d’un centimètre. Ce putain de sixième sens des animaux ! D’habitude, Neptune serait allé se coucher sous le grand cerisier. Là, non. Il ne me quitte pas. Il va finir par me faire tomber. Un instant, je regrette d’avoir laissé ma canne.
— Doucement, Neptune, doucement.
Neptune se pousse un peu. Il y a longtemps qu’il n’y a plus de rubans d’argent dans les feuilles du cerisier. Les oiseaux s’en donnent à cœur joie… Je caresse encore Neptune, longuement. Je lève les yeux vers le donjon du moulin des Chennevières.
Jacques a acheté le moulin en 1971. Il a tenu parole. Je l’ai cru, mon Dieu, je l’ai cru alors. Il me l’a achetée, la maison de mes rêves, ce moulin biscornu qui m’attirait tant lorsque j’avais onze ans. Avec l’arrivée des Parisiens dans le coin, son agence immobilière avait fini par être rentable. Il était à l’affût, il a attendu le bon moment, le moulin était inoccupé depuis longtemps mais les propriétaires s’étaient enfin décidés à vendre. Il fut le premier sur l’affaire. Il a tout rénové, pendant des années. La roue, le puits, le donjon.
Il croyait me rendre heureuse. C’était si dérisoire… Comme si les geôliers s’amusent à décorer les murs des prisons. Le moulin des Chennevières n’avait plus rien à voir avec la vieille maison en ruine qui me fascinait, « le moulin de la sorcière », comme on l’appelait alors. Pierres lavées. Bois verni. Arbres taillés. Balcons fleuris. Cour ratissée. Portail huilé. Clôture érigée.
Jacques était maniaque. Tellement maniaque.
Comment aurais-je pu imaginer ?
J’ai toujours refusé qu’il coupe le cerisier ! Il ne l’a pas fait. Il cédait à tous mes caprices. Oui, oui, je le croyais vraiment.
Puis, le vent des affaires de l’agence a tourné. Il est devenu difficile de rembourser. Nous avons d’abord loué une partie du moulin, puis nous l’avons vendu à un jeune couple du village. Nous n’avons gardé que le donjon. Depuis quelques années, ils ont transformé le moulin des Chennevières en gîte. Cela fonctionne bien, apparemment. Je crois qu’ils n’attendent qu’une chose, que je disparaisse, pour récupérer quelques chambres supplémentaires. Il y a maintenant des balançoires dans la cour, un grand barbecue, des parasols et des salons de jardin. Ils parlent même de transformer le champ derrière le moulin en parc animalier, ils ont commencé à installer des lamas, des kangourous et des autruches, ou des émeus, je ne sais pas.
Vous imaginez ?
Des animaux exotiques pour amuser les enfants… On ne peut pas les rater, lorsqu’on arrive à Giverny en venant de Vernon par le chemin du Roy.
Dire que cet endroit, pendant des décennies, ce fut le moulin de la sorcière…
Il ne reste plus que la sorcière.
Moi.
Plus pour bien longtemps, rassurez-vous. La sorcière va profiter d’un lendemain de pleine lune pour disparaître… On la retrouvera au petit matin, écrasée au pied du cerisier. Celui qui la trouvera lèvera les yeux et se dira qu’elle est sans doute tombée de son balai. Normal. C’était une vieille sorcière.
Je serre une dernière fois les poils de Neptune dans ma main, fort, très fort, puis je referme la porte du donjon derrière moi. Je monte vite l’escalier avant de l’entendre gémir.
J’ai ouvert la fenêtre. Il est un peu plus de minuit. J’ai pensé que ce serait plus facile de sauter une fois la nuit venue. J’ai tout rangé dans la pièce, comme une vieille maniaque, comme si les pires des obsessions de Jacques avaient déteint sur moi, au final, avec le temps. J’ai laissé sur la table la lettre pour que l’on s’occupe bien de Neptune. Je n’ai pas eu le courage de décrocher mes « Nymphéas » noirs.
Je ne me fais aucune illusion, quelques vautours brocanteurs de la vallée de l’Eure viendront se servir. Meubles, vaisselle, bibelots. Peut-être certains objets retourneront-ils chez l’antiquaire rue Blanche-Hoschedé-Monet, dans mon ancien logement de fonction au-dessus de l’école… Mais cela m’étonnerait qu’ils se donnent la peine de s’intéresser à ces « Nymphéas », ce hideux tableau barbouillé de noir. Qui pourrait imaginer qu’une autre vie pleine de lumière se cache dessous ?
À la poubelle, la croûte !
Au trou, à côté de son gentil mari, la vieille qui s’est penchée trop près de la fenêtre.
La vieille méchante qui ne parlait plus à personne, qui ne souriait jamais, disait à peine bonjour. Qui pourrait imaginer que sous cette peau ridée se cache une petite fille qui avait du talent. Du génie, peut-être même…
Personne, jamais, ne le saura.
Fanette et Stéphanie sont mortes, depuis si longtemps… assassinées par un ange gardien trop zélé.
J’observe par la fenêtre la cour du moulin. Les gravillons gris sont éclairés par l’halogène devant le porche. Je n’ai plus peur, juste un regret. Elle aimait tant la vie, la petite Fanette.
Je ne crois pas qu’elle méritait de mourir aussi aigrie.
Le Picasso Citroën s’arrête presque sous ma fenêtre. C’est un taxi. J’ai l’habitude, les taxis déposent souvent des touristes, au gîte, en fin de soirée. Ils arrivent par le dernier train de Paris à la gare de Vernon, il y a des bagages plein le coffre.
Neptune se rapproche, bien entendu. Le plus souvent, les portes arrière des taxis s’ouvrent sur une nuée d’enfants excités par le voyage. Neptune adore les accueillir !
Pas de chance pour lui, ce coup-là, il n’y a pas un seul gosse dans le taxi.
Juste un homme, un vieil homme.
Pas de bagages non plus…
Étrange…
Neptune se plante devant lui. Le vieil homme se penche. Il caresse longuement mon chien, comme s’il retrouvait un vieil ami…
Mon Dieu !
Est-ce possible ?
Tout explose, mon cœur, mes yeux, ma tête.
Est-ce possible ?
Je me penche plus encore. Pas pour tomber, cette fois. Oh que non ! Une terrible bouffée de chaleur m’envahit. Je me revois à la fenêtre d’une autre maison, une maison rose, celle de Monet, c’était dans une autre vie ; un homme se tenait à côté de moi, un homme terriblement séduisant. Je lui avais dit des mots étranges à l’époque, des mots comme jamais je n’aurais pensé qu’ils puissent sortir de ma bouche.
Des mots comme un poème d’Aragon… Une récitation apprise à jamais…
« C’est uniquement de votre Tiger Triumph que je suis tombée amoureuse ! »
J’avais ri et ajouté :
« Et peut-être aussi de la façon que vous avez de vous arrêter pour caresser Neptune…»
Je m’incline encore sur le rebord de la fenêtre. La voix monte le long de la tour. Elle n’a pas changé, si peu, en presque cinquante ans :
— Neptune… Mon gros, si je pensais te trouver là, après tout ce temps… Vivant !
Je rentre dans la chambre, je me colle au mur. Mon cœur bat à se rompre. J’essaie de raisonner, de penser.
À jamais, pour toujours.
Jamais je n’ai revu Laurenç Sérénac. L’inspecteur Laurenç Sérénac était un bon, un très bon flic. Quelques mois après l’affaire Morval, fin 1963, j’ai appris par Sylvio Bénavides que Laurenç avait demandé un détachement au Québec, comme s’il devait fuir à l’autre bout du monde. Me fuir, croyais-je. Fuir la folie meurtrière de Jacques, en réalité. C’est au Canada qu’au fil des ans tout le monde prit l’habitude de l’appeler par son surnom, Laurentin. Au Québec, c’est ainsi que l’on surnomme les habitants de la vallée du Saint-Laurent, de Montréal à Ottawa. Il devait être trop tentant pour ses collègues de transformer le prénom occitan de Laurenç en un Laurentin bien québécois. J’ai appris par la presse nationale qu’il avait retrouvé son poste de commissaire à Vernon, lors de l’affaire du vol des tableaux de Monet au musée Marmottan, en 1985. À l’époque, quelques photographies de lui parurent dans la presse nationale. Comment ne pas le reconnaître ? Laurenç Sérénac, devenu pour tous le commissaire Laurentin. Amadou Kandy m’a même dit qu’ils n’ont jamais retiré les tableaux dans son bureau, au commissariat de Vernon, vingt ans après sa retraite, l’Arlequin de Cézanne, la Femme rousse de Toulouse-Lautrec…
Je tremble comme une feuille. Je n’ose pas avancer de nouveau jusqu’à la fenêtre…
Qu’est-ce que Laurenç fait là ?
C’est insensé…
Je dois mettre de l’ordre dans mes pensées. Je tourne en rond dans la salle.
Qu’est-ce que Laurenç fait là ?
Cela ne peut pas être un hasard… J’avance vers le miroir, sans que mes pieds m’en demandent l’autorisation…
On frappe à la porte, quelques étages plus bas !
Je panique comme une adolescente qu’un amoureux surprend chez elle au sortir de la douche… Mon Dieu, je dois être ridicule… L’espace d’un instant, je pense à Patricia Morval, la petite Mary, la rapporteuse, la veuve de Jérôme, effondrée dans mes bras il y a une semaine… La vie vous change. En mieux, parfois. Est-ce elle qui a appelé Laurenç ? Qui l’a mis sur la piste de la vérité, l’abominable vérité ? Je n’ai pas le temps de chercher à comprendre.
On frappe en bas.
Mon Dieu…
Je regarde dans la glace ce visage froid et ridé, mes cheveux dévorés par ce foulard noir qui ne me quitte plus, cette face de mégère acariâtre.
Impossible, impossible d’imaginer lui ouvrir.
J’entends le bruit de la porte de la tour. On la pousse. Je ne l’ai pas fermée derrière moi. Pour faciliter le travail de ceux qui auraient ramassé mon corps…
Quelle sotte !
La voix, dans le colimaçon :
— Tu restes là, mon gros Neptune. Je ne crois pas que tu aies le droit de monter.
Mon Dieu. Mon Dieu.
J’arrache mon foulard noir. Mes cheveux tombent en cascade sur mes épaules. Je cours presque, cette fois, c’est moi qui commande à mes jambes. Et elles ont intérêt à obéir, ces vieilles cannes !
J’ouvre le deuxième tiroir du buffet, j’éparpille de vieux boutons, des bobines de fil, un dé à coudre, des aiguilles. Je me fiche de me piquer.
Je sais qu’ils sont là !
Mes doigts tremblants se replient sur deux rubans d’argent. Devant mes yeux défilent à toute vitesse des images. Je revois Paul dans le cerisier de la cour du moulin, décrochant les rubans d’argent, me les offrant en m’appelant sa princesse ; je me revois l’embrasser, pour la première fois, lui promettre que je les porterais toute ma vie ; je revois Laurenç, des années plus tard, caressant les rubans dans mes cheveux de jeune femme.
Mon Dieu, je dois me concentrer.
Je cours à nouveau au miroir. Oui, je vous le jure, je cours. Avec fébrilité, je noue en un chignon improvisé les rubans d’argent à mes cheveux.
Je ris nerveusement.
Une coiffure de princesse, oui, c’est ce que disait Paul, une coiffure de princesse… Quelle folle je fais !
Les pas s’approchent.
On frappe à nouveau, à la porte de ma chambre, cette fois-ci.
C’est trop tôt ! Je ne me retourne pas, pas encore.
On frappe encore. Avec douceur.
— Stéphanie ?
Je reconnais la voix de Laurenç. Elle est presque la même qu’autrefois. Un peu plus grave que dans mon souvenir, peut-être. C’était hier, il voulait m’emmener. Mon Dieu, tout mon corps frissonne. Est-ce possible ? Est-ce encore possible ?
J’approche mon visage du miroir en or écaillé.
Est-ce que je sais encore sourire ? C’était il y a si longtemps…
J’essaye.
Je traverse le miroir.
Ce n’est plus une vieille femme que je vois dans la glace.
C’est le sourire joyeux de Fanette.
Ce sont les yeux Nymphéas de Stéphanie.
Vivants, tellement vivants.