VOYAGE À BROBDINGNAG

Chapitre I

L’auteur, après avoir essuyé une grande tempête, se met dans une chaloupe pour descendre à terre et est saisi par un des habitants du pays. Comment il en est traité. Idée du pays et du peuple.

Ayant été condamné par la nature et par la fortune à une vie agitée, deux mois après mon retour, comme j’ai dit, j’abandonnai encore mon pays natal et je m’embarquai, le 20 juin 1702, sur un vaisseau nommé l’Aventure, dont le capitaine Jean Nicolas, de la province de Cornouailles, partait pour Surate. Nous eûmes le vent très favorable jusqu’à la hauteur du cap de Bonne-Espérance, où nous mouillâmes pour faire aiguade. Notre capitaine se trouvant alors incommodé d’une fièvre intermittente, nous ne pûmes quitter le cap qu’à la fin du mois de mars. Alors, nous remîmes à la voile, et notre voyage fut heureux jusqu’au détroit de Madagascar; mais étant arrivés au nord de cette île, les vents qui dans ces mers soufflent toujours également entre le nord et l’ouest, depuis le commencement de décembre jusqu’au commencement de mai, commencèrent le 29 avril à souffler très violemment du côté de l’ouest, ce qui dura vingt jours de suite, pendant lesquels nous fûmes poussés un peu à l’orient des îles Moluques et environ à trois degrés au nord de la ligne équinoxiale, ce que notre capitaine découvrit par son estimation faite le second jour de mai, que le vent cessa; mais, étant homme très expérimenté dans la navigation de ces mers, il nous ordonna de nous préparer pour le lendemain à une terrible tempête: ce qui ne manqua pas d’arriver. Un vent du sud, appelé mousson, commença à s’élever. Appréhendant que le vent ne devînt trop fort, nous serrâmes la voile du beaupré et mîmes à la cape pour serrer la misaine; mais, l’orage augmentant toujours, nous fîmes attacher les canons et serrâmes la misaine. Le vaisseau était au large, et ainsi nous crûmes que le meilleur parti à prendre était d’aller vent derrière. Nous rivâmes la misaine et bordâmes les écoutes; le timon était devers le vent, et le navire se gouvernait bien. Nous mîmes hors la grande voile; mais elle fut déchirée par la violence du temps. Après, nous amenâmes la grande vergue pour la dégréer, et coupâmes tous les cordages et le robinet qui la tenaient. La mer était très haute, les vagues se brisant les unes contre les autres. Nous tirâmes les bras du timon et aidâmes au timonier, qui ne pouvait gouverner seul. Nous ne voulions pas amener le mât du grand hunier, parce que le vaisseau se gouvernait mieux allant avec la mer, et nous étions persuadés qu’il ferait mieux son chemin le mat gréé.


Voyant que nous étions assez au large après la tempête, nous mîmes hors la misaine et la grande voile, et gouvernâmes près du vent; après nous mîmes hors l’artimon, le grand et le petit hunier. Notre route était est-nord-est; le vent était au sud-ouest. Nous amarrâmes à tribord et démarrâmes le bras de dévers le vent, brassâmes les boulines, et mîmes le navire au plus près du vent, toutes les voiles portant. Pendant cet orage, qui fut suivi d’un vent impétueux d’est-sud-ouest, nous fûmes poussés, selon mon calcul, environ cinq cents lieues vers l’orient, en sorte que le plus vieux et le plus expérimenté des mariniers ne sut nous dire en quelle partie du monde nous étions. Cependant les vivres ne nous manquaient pas, notre vaisseau ne faisait point d’eau, et notre équipage était en bonne santé; mais nous étions réduits à une très grande disette d’eau. Nous jugeâmes plus à propos de continuer la même route que de tourner au nord, ce qui nous aurait peut-être portés aux parties de la Grande-Tartarie qui sont le plus au nord-ouest et dans la mer Glaciale.


Le seizième de juin 1703, un garçon découvrit la terre du haut du perroquet; le dix-septième, nous vîmes clairement une grande île ou un continent (car nous ne sûmes pas lequel des deux), sur le côté droit duquel il y avait une petite langue de terre qui s’avançait dans la mer, et une petite baie trop basse pour qu’un vaisseau de plus de cent tonneaux pût y entrer. Nous jetâmes l’ancre à une lieue de cette petite baie; notre capitaine envoya douze hommes de son équipage bien armés dans la chaloupe, avec des vases pour l’eau si l’on pouvait en trouver. Je lui demandai la permission d’aller avec eux pour voir le pays et faire toutes les découvertes que je pourrais. Quand nous fûmes à terre, nous ne vîmes ni rivière, ni fontaines, ni aucuns vestiges d’habitants, ce qui obligea nos gens à côtoyer le rivage pour chercher de l’eau fraîche proche de la mer. Pour moi, je me promenai seul, et avançai environ un mille dans les terres, où je ne remarquai qu’un pays stérile et plein de rochers. Je commençais à me lasser, et, ne voyant rien qui pût satisfaire ma curiosité, je m’en retournais doucement vers la petite baie, lorsque je vis nos hommes sur la chaloupe qui semblaient tâcher, à force de rames, de sauver leur vie, et je remarquai en même temps qu’ils étaient poursuivis par un homme d’une grandeur prodigieuse. Quoiqu’il fût entré dans la mer, il n’avait de l’eau que jusqu’aux genoux et faisait des enjambées étonnantes; mais nos gens avaient pris le devant d’une demi-lieue, et, la mer étant en cet endroit pleine de rochers, le grand homme ne put atteindre la chaloupe. Pour moi, je me mis à fuir aussi vite que je pus, et je grimpai jusqu’au sommet d’une montagne escarpée, qui me donna le moyen de voir une partie du pays. Je le trouvai parfaitement bien cultivé; mais ce qui me surprit d’abord fut la grandeur de l’herbe, qui me parut avoir plus de vingt pieds de hauteur.


Je pris un grand chemin, qui me parut tel, quoiqu’il ne fût pour les habitants qu’un petit sentier qui traversait un champ d’orge. Là, je marchai pendant quelque temps; mais je ne pouvais presque rien voir, le temps de la moisson étant proche et les blés étant de quarante pieds au moins. Je marchai pendant une heure avant que je pusse arriver à l’extrémité de ce champ, qui était enclos d’une haie haute au moins de cent vingt pieds; pour les arbres, ils étaient si grands, qu’il me fut impossible d’en supputer la hauteur.


Je tâchais de trouver quelque ouverture dans la haie, quand je découvris un des habitants dans le champ prochain, de la même taille que celui que j’avais vu dans la mer poursuivant notre chaloupe. Il me parut aussi haut qu’un clocher ordinaire, et il faisait environ cinq toises à chaque enjambée, autant que je pus conjecturer. Je fus frappé d’une frayeur extrême, et je courus me cacher dans le blé, d’où je le vis s’arrêter à une ouverture de la haie, jetant les yeux çà et là et appelant d’une voix plus grosse et plus retentissante que si elle fût sortie d’un porte-voix; le son était si fort et si élevé dans l’air que d’abord je crus entendre le tonnerre.



Aussitôt sept hommes de sa taille s’avancèrent vers lui, chacun une faucille à la main, chaque faucille étant de la grandeur de six faux. Ces gens n’étaient pas si bien habillés que le premier, dont ils semblaient être les domestiques. Selon les ordres qu’il leur donna, ils allèrent pour couper le blé dans le champ où j’étais couché. Je m’éloignai d’eux autant que je pus; mais je ne me remuais qu’avec une difficulté extrême, car les tuyaux de blé n’étaient pas quelquefois distants de plus d’un pied l’un de l’autre, en sorte que je ne pouvais guère marcher dans cette espèce de forêt. Je m’avançai cependant vers un endroit du champ où la pluie et le vent avaient couché le blé: il me fut alors tout à fait impossible d’aller plus loin, car les tuyaux étaient si entrelacés qu’il n’y avait pas moyen de ramper à travers, et les barbes des épis tombés étaient si fortes et si pointues qu’elles me perçaient au travers de mon habit et m’entraient dans la chair. Cependant, j’entendais les moissonneurs qui n’étaient qu’à cinquante toises de moi. Étant tout à fait épuisé et réduit au désespoir, je me couchai entre deux sillons, et je souhaitais d’y finir mes jours, me représentant ma veuve désolée, avec mes enfants orphelins, et déplorant ma folie, qui m’avait fait entreprendre ce second voyage contre l’avis de tous mes amis et de tous mes parents.


Dans cette terrible agitation, je ne pouvais m’empêcher de songer au pays de Lilliput, dont les habitants m’avaient regardé comme le plus grand prodige qui ait jamais paru dans le monde, où j’étais capable d’entraîner une flotte entière d’une seule main, et de faire d’autres actions merveilleuses dont la mémoire sera éternellement conservée dans les chroniques de cet empire, pendant que la postérité les croira avec peine, quoique attestées par une nation entière. Je fis réflexion quelle mortification ce serait pour moi de paraître aussi misérable aux yeux de la nation parmi laquelle je me trouvais alors, qu’un Lilliputien le serait parmi nous; mais je regardais cela comme le moindre de mes malheurs: car on remarque que les créatures humaines sont ordinairement plus sauvages et plus cruelles à raison de leur taille, et, en faisant cette réflexion, que pouvais-je attendre, sinon d’être bientôt un morceau dans la bouche du premier de ces barbares énormes qui me saisirait? En vérité, les philosophes ont raison quand ils nous disent qu’il n’y a rien de grand ou de petit que par comparaison. Peut-être que les Lilliputiens trouveront quelque nation plus petite, à leur égard, qu’ils me le parurent, et qui sait si cette race prodigieuse de mortels ne serait pas une nation lilliputienne par rapport à celle de quelque pays que nous n’avons pas encore découvert? Mais, effrayé et confus comme j’étais, je ne fis pas alors toutes ces réflexions philosophiques.


Un des moissonneurs, s’approchant à cinq toises du sillon où j’étais couché, me fit craindre qu’en faisant encore un pas, je ne fusse écrasé sous son pied ou coupé en deux par sa faucille; c’est pourquoi, le voyant près de lever le pied et d’avancer, je me mis à jeter des cris pitoyables et aussi forts que la frayeur dont j’étais saisi me le put permettre. Aussitôt le géant s’arrêta, et, regardant autour et au-dessous de lui avec attention, enfin il m’aperçut. Il me considéra quelque temps avec la circonspection d’un homme qui tâche d’attraper un petit animal dangereux d’une manière qu’il n’en soit ni égratigné ni mordu, comme j’avais fait moi-même quelquefois à l’égard d’une belette, en Angleterre. Enfin, il eut la hardiesse de me prendre par les deux cuisses et de me lever à une toise et demie de ses yeux, afin d’observer ma figure plus exactement. Je devinai son intention, et je résolus de ne faire aucune résistance, tandis qu’il me tenait en l’air à plus de soixante pieds de terre, quoiqu’il me serrât très cruellement, par la crainte qu’il avait que je ne glissasse d’entre ses doigts. Tout ce que j’osai faire fut de lever mes yeux vers le soleil, de mettre mes mains dans la posture d’un suppliant, et de dire quelques mots d’un accent très humble et très triste, conformément à l’état où je me trouvais alors, car je craignais à chaque instant qu’il ne voulût m’écraser, comme nous écrasons d’ordinaire certains petits animaux odieux que nous voulons faire périr; mais il parut content de ma voix et de mes gestes, et il commença à me regarder comme quelque chose de curieux, étant bien surpris de m’entendre articuler des mots, quoiqu’il ne les comprit pas.


Cependant je ne pouvais m’empêcher de gémir et de verser des larmes, et, en tournant la tête, je lui faisais entendre, autant que je pouvais, combien il me faisait de mal par son pouce et par son doigt. Il me parut qu’il comprenait la douleur que je ressentais, car, levant un pan de son justaucorps, il me mit doucement dedans, et aussitôt il courut vers son maître, qui était un riche laboureur, et le même que j’avais vu d’abord dans le champ.


Le laboureur prit un petit brin de paille environ de la grosseur d’une canne dont nous nous appuyons en marchant, et avec ce brin leva les pans de mon justaucorps, qu’il me parut prendre pour une espèce de couverture que la nature m’avait donnée; il souffla mes cheveux pour mieux voir mon visage; il appela ses valets, et leur demanda, autant que j’en pus juger, s’ils avaient jamais vu dans les champs aucun animal qui me ressemblât. Ensuite il me plaça doucement à terre sur les quatre pattes; mais je me levai aussitôt et marchai gravement, allant et venant, pour faire voir que je n’avais pas envie de m’enfuir. Ils s’assirent tous en rond autour de moi, pour mieux observer mes mouvements. J’ôtai mon chapeau, et je fis une révérence très soumise au paysan; je me jetai à ses genoux, je levai les mains et la tête, et je prononçai plusieurs mots aussi fortement que je pus. Je tirai une bourse pleine d’or de ma poche et la lui présentai très humblement. Il la reçut dans la paume de sa main, et la porta bien près de son œil pour voir ce que c’était, et ensuite la tourna plusieurs fois avec la pointe d’une épingle qu’il tira de sa manche; mais il n’y comprit rien. Sur cela, je lui fis signe qu’il mît sa main à terre, et, prenant la bourse, je l’ouvris et répandis toutes les pièces d’or dans sa main. Il y avait six pièces espagnoles de quatre pistoles chacune, sans compter vingt ou trente pièces plus petites. Je le vis mouiller son petit doigt sur sa langue, et lever une de mes pièces les plus grosses, et ensuite une autre; mais il me sembla tout à fait ignorer ce que c’était; il me fit signe de les remettre dans ma bourse, et la bourse dans ma poche.


Le laboureur fut alors persuadé qu’il fallait que je fusse une petite créature raisonnable; il me parla très souvent, mais le son de sa voix m’étourdissait les oreilles comme celui d’un moulin à eau; cependant ses mots étaient bien articulés. Je répondis aussi fortement que je pus en plusieurs langues, et souvent il appliqua son oreille à une toise de moi, mais inutilement. Ensuite il renvoya ses gens à leur travail, et, tirant son mouchoir de sa poche, il le plia en deux et l’étendit sur sa main gauche, qu’il avait mise à terre, me faisant signe d’entrer dedans, ce que je pus faire aisément, car elle n’avait pas plus d’un pied d’épaisseur. Je crus devoir obéir, et, de peur de tomber, je me couchai tout de mon long sur le mouchoir, dont il m’enveloppa, et, de cette façon, il m’emporta chez lui. Là, il appela sa femme et me montra à elle; mais elle jeta des cris effroyables, et recula comme font les femmes en Angleterre à la vue d’un crapaud ou d’une araignée. Cependant, lorsque, au bout de quelque temps, elle eut vu toutes mes manières et comment j’observais les signes que faisait son mari, elle commença à m’aimer très tendrement.



Il était environ l’heure de midi, et alors un domestique servit le dîner. Ce n’était, suivant l’état simple d’un laboureur, que de la viande grossière dans un plat d’environ vingt-quatre pieds de diamètre. Le laboureur, sa femme, trois enfants et une vieille grand’mère composaient la compagnie. Lorsqu’ils furent assis, le fermier me plaça à quelque distance de lui sur la table, qui était à peu près haute de trente pieds; je me tins aussi loin que je pus du bord, de crainte de tomber. La femme coupa un morceau de viande, ensuite elle émietta du pain dans une assiette de bois, qu’elle plaça devant moi. Je lui fis une révérence très humble, et, tirant mon couteau et ma fourchette, je me mis à manger, ce qui leur donna un très grand plaisir. La maîtresse envoya sa servante chercher une petite tasse qui servait à boire des liqueurs et qui contenait environ douze pintes, et la remplit de boisson. Je levai le vase avec une grande difficulté, et, d’une manière très respectueuse, je bus à la santé de madame, exprimant les mots aussi fortement que je pouvais en anglais, ce qui fit faire à la compagnie de si grands éclats de rire, que peu s’en fallut que je n’en devinsse sourd. Cette boisson avait à peu près le goût du petit cidre, et n’était pas désagréable. Le maître me fit signe de venir à côté de son assiette de bois; mais, en marchant trop vite sur la table, une petite croûte de pain me fit broncher et tomber sur le visage, sans pourtant me blesser. Je me levai aussitôt, et, remarquant que ces bonnes gens en étaient fort touchés, je pris mon chapeau, et, le faisant tourner sur ma tête, je fis trois acclamations pour marquer que je n’avais point reçu de mal; mais en avançant vers mon maître (c’est le nom que je lui donnerai désormais), le dernier de ses fils, qui était assis le plus proche de lui, et qui était très malin et âgé d’environ dix ans, me prit par les jambes, et me tint si haut dans l’air que je me trémoussai de tout mon corps. Son père m’arracha d’entre ses mains, et en même temps lui donna sur l’oreille gauche un si grand soufflet, qu’il en aurait presque renversé une troupe de cavalerie européenne, et lui ordonna de se lever de table; mais, ayant à craindre que le garçon ne gardât quelque ressentiment contre moi, et me souvenant que tous les enfants chez nous sont naturellement méchants à l’égard des oiseaux, des lapins, des petits chats et des petits chiens, je me mis à genoux, et, montrant le garçon au doigt, je me fis entendre à mon maître autant que je pus, et le priai de pardonner à son fils. Le père y consentit, et le garçon reprit sa chaise; alors je m’avançai jusqu’à lui et lui baisai la main.


Au milieu du dîner, le chat favori de ma maîtresse sauta sur elle. J’entendis derrière moi un bruit ressemblant à celui de douze faiseurs de bas au métier, et, tournant ma tête, je trouvai que c’était un chat qui miaulait. Il me parut trois fois plus grand qu’un bœuf, comme je le jugeai en voyant sa tête et une de ses pattes, pendant que sa maîtresse lui donnait à manger et lui faisait des caresses. La férocité du visage de cet animal me déconcerta tout à fait, quoique je me tinsse au bout le plus éloigné de la table, à la distance de cinquante pieds, et quoique ma maîtresse tînt le chat de peur qu’il ne s’élançât sur moi; mais il n’y eut point d’accident, et le chat m’épargna.


Mon maître me plaça à une toise et demie du chat, et comme j’ai toujours éprouvé que lorsqu’on fuit devant un animal féroce ou que l’on paraît avoir peur, c’est alors qu’on en est infailliblement poursuivi, je résolus de faire bonne contenance devant le chat, et je m’avançai jusqu’à dix-huit pouces, ce qui le fit reculer comme s’il eût eu lui-même peur de moi. J’eus moins d’appréhension des chiens. Trois ou quatre entrèrent dans la salle, entre lesquels il y avait un mâtin d’une grosseur égale à celle de quatre éléphants, et un lévrier un peu plus haut que le mâtin, mais moins gros.


Sur la fin du dîner, la nourrice entra, portant entre ses bras un enfant de l’âge d’un an, qui, aussitôt qu’il m’aperçut, poussa des cris formidables. L’enfant, me regardant comme une poupée ou une babiole, criait afin de m’avoir pour lui servir de jouet. La mère m’éleva et me donna à l’enfant, qui se saisit bientôt de moi et mit ma tête dans sa bouche, où je commençai à hurler si horriblement que l’enfant, effrayé, me laissa tomber. Je me serais infailliblement cassé la tête si la mère n’avait pas tenu son tablier sous moi. La nourrice, pour apaiser son poupon, se servit d’un hochet qui était un gros pilier creux, rempli de grosses pierres et attaché par un câble au milieu du corps de l’enfant; mais cela ne put l’apaiser, et elle se trouva; réduite à se servir du dernier remède, qui fut de lui donner à téter. Il faut avouer que jamais objet ne me parut plus effroyable que les seins de cette nourrice, et je ne sais à quoi je puis les comparer.


Après le dîner, mon maître alla retrouver ses ouvriers, et, à ce que je pus comprendre par sa voix et par ses gestes, il chargea sa femme de prendre un grand soin de moi. J’étais bien las, et j’avais une grande envie de dormir; ce que ma maîtresse apercevant, elle me mit dans son lit, et me couvrit avec un mouchoir blanc, mais plus large que la grande voile d’un vaisseau de guerre.


Je dormis pendant deux heures, et songeai que j’étais chez moi avec ma femme et mes enfants, ce qui augmenta mon affliction quand je m’éveillai et me trouvai tout seul dans une chambre vaste de deux ou trois cents pieds de largeur et deux cents de hauteur, et couché dans un lit large de dix toises. Ma maîtresse était sortie pour les affaires de la maison, et m’avait enfermé au verrou. Le lit était élevé de quatre toises; je voulais descendre, et je n’osais appeler; quand je l’eusse essayé, c’eût été inutilement, avec une voix comme la mienne, et y ayant une si grande distance de la chambre où j’étais à la cuisine, où la famille se tenait. Sur ces entrefaites, deux rats grimpèrent le long des rideaux et se mirent à courir sur le lit; l’un approcha de mon visage, sur quoi je me levai tout effrayé, et mis le sabre à la main pour me défendre. Ces animaux horribles eurent l’insolence de m’attaquer des deux côtés; mais je fendis le ventre à l’un, et l’autre s’enfuit. Après cet exploit, je me couchai pour me reposer et reprendre mes esprits. Ces animaux étaient de la grosseur d’un mâtin, mais infiniment plus agiles et plus féroces, en sorte que si j’eusse ôté mon ceinturon et mis bas mon sabre avant de me coucher, j’aurais été infailliblement dévoré par deux rats.



Bientôt après, ma maîtresse entra dans la chambre, et me voyant tout couvert de sang, elle accourut et me prit dans sa main. Je lui montrai avec mon doigt le rat mort, en souriant et en faisant d’autres signes, pour lui faire entendre que je n’étais pas blessé, ce qui lui donna de la joie. Je tâchai de lui faire entendre que je souhaitais fort qu’elle me mît à terre, ce qu’elle fit, et je me sauvai dans le jardin.

Chapitre II

Portrait de la fille du laboureur. L’auteur est conduit à une ville où il y avait un marché, et ensuite à la capitale. Détail de son voyage.


Ma maîtresse avait une fille de l’âge de neuf ans, enfant qui avait beaucoup d’esprit pour son âge. Sa mère, de concert avec elle, s’avisa d’accommoder pour moi le berceau de sa poupée avant qu’il fût nuit. Le berceau fut mis dans un petit tiroir de cabinet, et le tiroir posé sur une tablette suspendue, de peur des rats; ce fut là mon lit pendant tout le temps que je demeurai avec ces bonnes gens. Cette jeune fille était si adroite, qu’après que je me fus déshabillé une ou deux fois en sa présence, elle sut m’habiller et me déshabiller quand il lui plaisait, quoique je ne lui donnasse cette peine que pour lui obéir; elle me fit six chemises et d’autres sortes de linge, de la toile la plus fine qu’on put trouver (qui, à la vérité, était plus grossière que des toiles de navire), et les blanchit toujours elle-même. Ma blanchisseuse était encore la maîtresse d’école qui m’apprenait sa langue. Quand je montrais quelque chose du doigt, elle m’en disait le nom aussitôt; en sorte qu’en peu de temps je fus en état de demander ce que je souhaitais: elle avait, en vérité, un très bon naturel; elle me donna le nom de Grildrig, mot qui signifie ce que les Latins appellent homunculus, les Italiens uomoncellino, et les Anglais manikin, C’est à elle que je fus redevable de ma conservation. Nous étions toujours ensemble; je l’appelais Glumdalclitch, ou la petite nourrice, et je serais coupable d’une très noire ingratitude si j’oubliais jamais ses soins et son affection pour moi. Je souhaite de tout mon cœur être un jour en état de les reconnaître, au lieu d’être peut-être l’innocente mais malheureuse cause de sa disgrâce, comme j’ai trop lieu de l’appréhender.


Il se répandit alors dans tout le pays que mon maître avait trouvé dans les champs un petit animal environ de la grosseur d’un splacknock (animal de ce pays long d’environ six pieds), et de la même figure qu’une créature humaine; qu’il imitait l’homme dans toutes ses actions, et semblait parler une petite espèce de langue qui lui était propre; qu’il avait déjà appris plusieurs de leurs mots; qu’il marchait droit sur les deux pieds, était doux et traitable, venait quand il était appelé, faisait tout ce qu’on lui ordonnait de faire, avait les membres délicats et un teint plus blanc et plus fin que celui de la fille d’un seigneur à l’âge de trois ans. Un laboureur voisin, intime ami de mon maître, lui rendit visite exprès pour examiner la vérité du bruit qui s’était répandu. On me fit venir aussitôt: on me mit sur une table, où je marchai comme on me l’ordonna. Je tirai mon sabre et le remis dans mon fourreau; je fis la révérence à l’ami de mon maître; je lui demandai, dans sa propre langue, comment il se portait, et lui dis qu’il était le bienvenu, le tout suivant les instructions de ma petite maîtresse. Cet homme, de qui le grand âge avait fort affaibli la vue, mit ses lunettes pour me regarder mieux; sur quoi je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Les gens de la famille, qui découvrirent la cause de ma gaieté, se prirent à rire, de quoi le vieux penard [3] fut assez bête pour se fâcher. Il avait l’air d’un avare, et il le fit bien paraître par le conseil détestable qu’il donna à mon maître de me faire voir pour de l’argent à quelque jour de marché, dans la ville prochaine, qui était éloignée de notre maison d’environ vingt-deux milles. Je devinai qu’il y avait quelque dessein sur le tapis, lorsque je remarquai mon maître et son ami parlant ensemble tout bas à l’oreille pendant un assez long temps, et quelquefois me regardant et me montrant au doigt.


Le lendemain au matin, Glumdalclitch, ma petite maîtresse, me confirma dans ma pensée, en me racontant toute l’affaire, qu’elle avait apprise de sa mère. La pauvre fille me cacha dans son sein et versa beaucoup de larmes: elle appréhendait qu’il ne m’arrivât du mal, que je ne fusse froissé, estropié, et peut-être écrasé par des hommes grossiers et brutaux qui me manieraient rudement. Comme elle avait remarqué que j’étais modeste de mon naturel, et très délicat dans tout ce qui regardait mon honneur, elle gémissait de me voir exposé pour de l’argent à la curiosité du plus bas peuple; elle disait que son papa et sa maman lui avaient promis que Grildrig serait tout à elle; mais qu’elle voyait bien qu’on la voulait tromper, comme on avait fait, l’année dernière, quand on feignit de lui donner un agneau, qui, quand il fut gras, fut vendu à un boucher. Quant à moi, je puis dire, en vérité, que j’eus moins de chagrin que ma petite maîtresse. J’avais conçu de grandes espérances, qui ne m’abandonnèrent jamais, que je recouvrerais un jour ma liberté, et, à l’égard de l’ignominie d’être porté çà et là comme un monstre, je songeai qu’une telle disgrâce ne me pourrait jamais être reprochée, et ne flétrirait point mon honneur lorsque je serais de retour en Angleterre, parce que le roi même de la Grande-Bretagne, s’il se trouvait en pareille situation, aurait un pareil sort.


Mon maître, suivant l’avis de son ami, me mit dans une caisse, et, le jour du marché suivant, me mena à la ville prochaine avec sa petite fille. La caisse était fermée de tous côtés, et était seulement percée de quelques trous pour laisser entrer l’air. La fille avait pris le soin de mettre sous moi le matelas du lit de sa poupée; cependant je fus horriblement agité et rudement secoué dans ce voyage, quoiqu’il ne durât pas plus d’une demi-heure. Le cheval faisait à chaque pas environ quarante pieds, et trottait si haut, que l’agitation était égale à celle d’un vaisseau dans une tempête furieuse; le chemin était un peu plus long que de Londres à Saint-Albans. Mon maître descendit de cheval à une auberge où il avait coutume d’aller, et, après avoir pris conseil avec l’hôte et avoir fait quelques préparatifs nécessaires, il loua le glultrud ou crieur public, pour donner avis à toute la ville d’un petit animal étranger qu’on ferait voir à l’enseigne de l’Aigle vert, qui était moins gros qu’un splacknock, et ressemblant dans toutes les parties de son corps à une créature humaine, qui pouvait prononcer plusieurs mots et faire une infinité de tours d’adresse.


Je fus posé sur une table dans la salle la plus grande de l’auberge, qui était presque large de trois cents pieds en carré. Ma petite maîtresse se tenait debout sur un tabouret bien près de la table, pour prendre soin de moi et m’instruire de ce qu’il fallait faire. Mon maître, pour éviter la foule et le désordre, ne voulut pas permettre que plus de trente personnes entrassent à la fois pour me voir. Je marchai çà et là sur la table, suivant les ordres de la fille: elle me fit plusieurs questions qu’elle sut être à ma portée et proportionnées à la connaissance que j’avais de la langue, et je répondis le mieux et le plus haut que je pus. Je me retournai plusieurs fois vers toute la compagnie, et fis mille révérences. Je pris un de plein de vin, que Glumdalclitch m’avait donné pour gobelet, et je bus à leur santé. Je tirai mon sabre et fis le moulinet à la façon des maîtres d’armes d’Angleterre. La fille me donna un bout de paille, dont je fis l’exercice comme d’une pique, ayant appris cela dans ma jeunesse. Je fus obligé de répéter toujours les mêmes choses, jusqu’à ce que je fusse presque mort de lassitude, d’ennui et de chagrin.


Ceux qui m’avaient vu firent de tous côtés des rapports si merveilleux, que le peuple voulait ensuite enfoncer les portes pour entrer.


Mon maître, ayant en vue ses propres intérêts, ne voulut permettre à personne de me toucher, excepté à ma petite maîtresse, et, pour me mettre plus à couvert de tout accident, on avait rangé des bancs autour de la table, à une telle distance que je ne fusse à portée d’aucun spectateur. Cependant un petit écolier malin me jeta une noisette à la tête, et il s’en fallut peu qu’il ne m’attrapât; elle fut jetée avec tant de force que, s’il n’eût pas manqué son coup, elle m’aurait infailliblement fait sauter la cervelle, car elle était presque aussi grosse qu’un melon; mais j’eus la satisfaction de voir le petit écolier chassé de la salle.


Mon maître fit afficher qu’il me ferait voir encore le jour du marché suivant; cependant il me fit faire une voiture plus commode, vu que j’avais été si fatigué de mon premier voyage et du spectacle que j’avais donné pendant huit heures de suite, que je ne pouvais plus me tenir debout et que j’avais presque perdu la voix. Pour m’achever, lorsque je fus de retour, tous les gentilshommes du voisinage, ayant entendu parler de moi, se rendirent à la maison de mon maître. Il y en eut un jour plus de trente, avec leurs femmes et leurs enfants, car ce pays, aussi bien que l’Angleterre, est peuplé de gentilshommes fainéants et désœuvrés.


Mon maître, considérant le profit que je pouvais lui rapporter, résolut de me faire voir dans les villes du royaume les plus considérables. S’étant donc fourni de toutes les choses nécessaires à un long voyage, après avoir réglé ses affaires domestiques et dit adieu à sa femme, le 17 août 17 03, environ deux mois après mon arrivée, nous partîmes pour nous rendre à la capitale, située vers le milieu de cet empire, et environ à quinze cents lieues de notre demeure. Mon maître fit monter sa fille en trousse derrière lui! Elle me porta dans une boîte attachée autour de son corps, doublée du drap le plus fin qu’elle avait pu trouver.


Le dessein de mon maître fut de me faire voir sur la route, dans toutes les villes, bourgs et villages un peu fameux, et de parcourir même les châteaux de la noblesse qui l’éloigneraient peu de son chemin. Nous faisions de petites journées, seulement de quatre-vingts ou cent lieues, car Glumdalclitch, exprès pour m’épargner de la fatigue, se plaignit qu’elle était bien incommodée du trot du cheval. Souvent elle me tirait de la caisse pour me donner de l’air et me faire voir le pays. Nous passâmes cinq ou six rivières plus larges et plus profondes que le Nil et le Gange, et il n’y avait guère de ruisseau qui ne fût plus grand que la Tamise au pont de Londres. Nous fûmes trois semaines dans notre voyage, et je fus montré dans dix-huit grandes villes, sans compter plusieurs villages et plusieurs châteaux de la campagne.


Le vingt-sixième jour d’octobre, nous arrivâmes à la capitale, appelée dans leur langue Lorbrulgrud ou l’Orgueil de l’univers. Mon maître loua un appartement dans la rue principale de la ville, peu éloignée du palais royal, et distribua, selon la coutume, des affiches contenant une description merveilleuse de ma personne et de mes talents. Il loua une très grande salle de trois ou quatre cents pieds de large, où il plaça une table de soixante pieds de diamètre, sur laquelle je devais jouer mon rôle; il la fit entourer de palissades pour m’empêcher de tomber en bas. C’est sur cette table qu’on me montra dix fois par jour, au grand étonnement et à la satisfaction de tout le peuple. Je savais alors passablement parler la langue, et j’entendais parfaitement tout ce qu’on disait de moi; d’ailleurs, j’avais appris leur alphabet, et je pouvais, quoique avec peine, lire et expliquer les livres, car Glumdalclitch m’avait donné des leçons chez son père et aux heures de loisir pendant notre voyage; elle portait un petit livre dans sa poche, un peu plus gros qu’un volume d’atlas, livre à l’usage des jeunes filles, et qui était une espèce de catéchisme en abrégé; elle s’en servait pour m’enseigner les lettres de l’alphabet, et elle m’en interprétait les mots.

Chapitre III

L’auteur mandé pour se rendre à la cour: la reine l’achète et le présente au roi. Il dispute avec les savants de Sa Majesté. On lui prépare un appartement. Il devient favori de la reine. Il soutient l’honneur de son pays. Ses querelles avec le nain de la reine.


Les peines et les fatigues qu’il me fallait essuyer chaque jour apportèrent un changement considérable à ma santé; car, plus mon maître gagnait, plus il devenait insatiable. J’avais perdu entièrement l’appétit, et j’étais presque devenu un squelette. Mon maître s’en aperçut, et jugeant que je mourrais bientôt, résolut de me faire valoir autant qu’il pourrait. Pendant qu’il raisonnait de cette façon, un slardral, ou écuyer du roi, vint ordonner à mon maître de m’amener incessamment à la cour pour le divertissement de la reine et de toutes ses dames. Quelques-unes de ces dames m’avaient déjà vu, et avaient rapporté des choses merveilleuses de ma figure mignonne, de mon maintien gracieux et de mon esprit délicat. Sa Majesté et sa suite furent extrêmement diverties de mes manières. Je me mis à genoux et demandai d’avoir l’honneur de baiser son pied royal; mais cette princesse gracieuse me présenta son petit doigt, que j’embrassai entre mes deux bras, et dont j’appliquai le bout avec respect à mes lèvres. Elle me fit des questions générales touchant mon pays et mes voyages, auxquelles je répondis aussi distinctement et en aussi peu de mots que je pus; elle me demanda si je serais bien aise de vivre à la cour; je fis la révérence jusqu’au bas de la table sur laquelle j’étais monté, et je répondis humblement que j’étais l’esclave de mon maître; mais que, s’il ne dépendait que de moi, je serais charmé de consacrer ma vie au service de Sa Majesté; elle demanda ensuite à mon maître s’il voulait me vendre. Lui, qui s’imaginait que je n’avais pas un mois à vivre, fut ravi de la proposition, et fixa le prix de ma vente à mille pièces d’or, qu’on lui compta sur-le-champ. Je dis alors à la reine que, puisque j’étais devenu un homme esclave de Sa Majesté, je lui demandais la grâce que Glumdalclitch, qui avait toujours eu pour moi tant d’attention, d’amitié et de soins, fût admise à l’honneur de son service, et continuât d’être ma gouvernante. Sa Majesté y consentit, et y fit consentir aussi le laboureur, qui était bien aise de voir sa fille à la cour. Pour la pauvre fille, elle ne pouvait cacher sa joie. Mon maître se retira, et me dit en partant qu’il me laissait dans un bon endroit; à quoi je ne répliquai que par une révérence cavalière.


La reine remarqua la froideur avec laquelle j’avais reçu le compliment et l’adieu du laboureur, et m’en demanda la cause. Je pris la liberté de répondre à Sa Majesté que je n’avais point d’autre obligation à mon dernier maître que celle de n’avoir pas écrasé un pauvre animal innocent, trouvé par hasard dans son champ; que ce bienfait avait été assez bien payé par le profit qu’il avait fait en me montrant pour de l’argent, et par le prix qu’il venait de recevoir en me vendant; que ma santé était très altérée par mon esclavage et par l’obligation continuelle d’entretenir et d’amuser le menu peuple à toutes les heures du jour, et que, si mon maître n’avait pas cru ma vie en danger, Sa Majesté ne m’aurait pas eu à si bon marché; mais que, comme je n’avais pas lieu de craindre d’être désormais si malheureux sous la protection d’une princesse si grande et si bonne, l’ornement de la nature, l’admiration du monde, les délices de ses sujets et le phénix de la création, j’espérais que l’appréhension qu’avait eue mon dernier maître serait vaine, puisque je trouvais déjà mes esprits ranimés par l’influence de sa présence très auguste.


Tel fut le sommaire de mon discours, prononcé avec plusieurs barbarismes et en hésitant souvent.


La reine, qui excusa avec bonté les défauts de ma harangue, fut surprise de trouver tant d’esprit et de bon sens dans un petit animal; elle me prit dans ses mains, et sur-le-champ me porta au roi, qui était alors retiré dans son cabinet. Sa Majesté, prince très sérieux et d’un visage austère, ne remarquant pas bien ma figure à la première vue, demanda froidement à la reine depuis quand elle était devenue si amoureuse d’un splacknock (car il m’avait pris pour cet insecte); mais la reine, qui avait infiniment d’esprit, me mit doucement debout sur l’écritoire du roi et m’ordonna de dire moi-même à Sa Majesté ce que j’étais. Je le fis en très peu de mots, et Glumdalclitch, qui était restée à la porte du cabinet, ne pouvant pas souffrir que je fusse longtemps hors de sa présence, entra et dit à Sa Majesté comment j’avais été trouvé dans un champ.


Le roi, aussi savant qu’aucune personne de ses États, avait été élevé dans l’étude de la philosophie et surtout des mathématiques. Cependant, quand il vit de près ma figure et ma démarche, avant que j’eusse commencé à parler, il s’imagina que je pourrais être une machine artificielle comme celle d’un tournebroche ou tout au plus d’une horloge inventée et exécutée par un habile artiste; mais quand il eut trouvé du raisonnement dans les petits sons que je rendais, il ne put cacher son étonnement et son admiration.


Il envoya chercher trois fameux savants, qui alors étaient de quartier à la cour et dans leur semaine de service (selon la coutume admirable de ce pays). Ces messieurs, après avoir examiné de près ma figure avec beaucoup d’exactitude, raisonnèrent différemment sur mon sujet. Ils convenaient tous que je ne pouvais pas être produit suivant les lois ordinaires de la nature, parce que j’étais dépourvu de la faculté naturelle de conserver ma vie, soit par l’agilité, soit par la facilité de grimper sur un arbre, soit par le pouvoir de creuser la terre et d’y faire des trous pour m’y cacher comme les lapins. Mes dents, qu’ils considérèrent longtemps, les firent conjecturer que j’étais un animal carnassier.


Un de ces philosophes avança que j’étais un embryon, un pur avorton; mais cet avis fut rejeté par les deux autres, qui observèrent que mes membres étaient parfaits et achevés dans leur espèce, et que j’avais vécu plusieurs années, ce qui parut évident par ma barbe, dont les poils se découvraient avec un microscope. On ne voulut pas avouer que j’étais un nain, parce que ma petitesse était hors de comparaison; car le nain favori de la reine, le plus petit qu’on eût jamais vu dans ce royaume, avait près de trente pieds de haut. Après un grand débat, on conclut unanimement que je n’étais qu’un relplum scalcath, qui, étant interprété littéralement, veut dire lusus naturæ, décision très conforme à la philosophie moderne de l’Europe, dont les professeurs, dédaignant le vieux subterfuge des causes occultes, à la faveur duquel les sectateurs d’Aristote tâchent de masquer leur ignorance, ont inventé cette solution merveilleuse de toutes les difficultés de la physique. Admirable progrès de la science humaine!


Après cette conclusion décisive, je pris la liberté de dire quelques mots: je m’adressai au roi, et protestai à Sa Majesté que je venais d’un pays où mon espèce était répandue en plusieurs millions d’individus des deux sexes, où les animaux, les arbres et les maisons étaient proportionnés à ma petitesse, et où, par conséquent, je pouvais être aussi bien en état de me défendre et de trouver ma nourriture, mes besoins et mes commodités qu’aucun des sujets de Sa Majesté. Cette réponse fit sourire dédaigneusement les philosophes, qui répliquèrent que le laboureur m’avait bien instruit et que je savais ma leçon. Le roi, qui avait un esprit bien plus éclairé, congédiant ses savants, envoya chercher le laboureur, qui, par bonheur, n’était pas encore sorti de la ville. L’ayant donc d’abord examiné en particulier, et puis l’ayant confronté avec moi et avec la jeune fille, Sa Majesté commença à croire que ce que je lui avais dit pouvait être vrai. Il pria la reine de donner ordre qu’on prit un soin particulier de moi, et fut d’avis qu’il me fallait laisser sous la conduite de Glumdalclitch, ayant remarqué que nous avions une grande affection l’un pour l’autre.


La reine donna ordre à son ébéniste de faire une boîte qui me pût servir de chambre à coucher, suivant le modèle que Glumdalclitch et moi lui donnerions. Cet homme, qui était un ouvrier très adroit, me fit en trois semaines une chambre de bois de seize pieds en carré et de douze de haut, avec des fenêtres, une porte et deux cabinets.


Un ouvrier excellent, qui était célèbre pour les petits bijoux curieux, entreprit de me faire deux chaises d’une matière semblable à l’ivoire, et deux tables avec une armoire pour mettre mes hardes; ensuite, la reine fit chercher chez les marchands les étoffes de soie les plus fines pour me faire des habits.


Cette princesse goûtait si fort mon entretien, qu’elle ne pouvait dîner sans moi. J’avais une table placée sur celle où Sa Majesté mangeait, avec une chaise sur laquelle je me pouvais asseoir. Glumdalclitch était debout sur un tabouret, près de la table, pour pouvoir prendre soin de moi.


Un jour, le prince, en dînant, prit plaisir à s’entretenir avec moi, me faisant des questions touchant les mœurs, la religion, les lois, le gouvernement et la littérature de l’Europe, et je lui en rendis compte le mieux que je pus. Son esprit était si pénétrant, et son jugement si solide, qu’il fit des réflexions et des observations très sages sur tout ce que je lui dis. Lui ayant parlé de deux partis qui divisent l’Angleterre, il me demanda si j’étais un whig ou un tory ; puis, se tournant vers son ministre, qui se tenait derrière lui, ayant à la main un bâton blanc presque aussi haut que le grand mât du Souverain royal: «Hélas! dit-il, que la grandeur humaine est peu de chose, puisque de vils insectes ont aussi de l’ambition, avec des rangs et des distinctions parmi eux! Ils ont de petits lambeaux dont ils se parent, des trous, des cages, des boîtes, qu’ils appellent des palais et des hôtels, des équipages, des livrées, des titres, des charges, des occupations, des passions comme nous. Chez eux, on aime, on hait, on trompe, on trahit comme ici.» C’est ainsi que Sa Majesté philosophait à l’occasion de ce que je lui avais dit de l’Angleterre, et moi j’étais confus et indigné de voir ma patrie, la maîtresse des arts, la souveraine des mers, l’arbitre de l’Europe, la gloire de l’univers, traitée avec tant de mépris.


Il n’y avait rien qui m’offensât et me chagrinât plus que le nain de la reine, qui, étant de la taille la plus petite qu’on eût jamais vue dans ce pays, devint d’une insolence extrême à la vue d’un homme beaucoup plus petit que lui. Il me regardait d’un air fier et dédaigneux, et raillait sans cesse de ma petite figure. Je ne m’en vengeai qu’en l’appelant frère. Un jour, pendant le dîner, le malicieux nain, prenant le temps que je ne pensais à rien, me prit par le milieu du corps, m’enleva et me laissa tomber dans un plat de lait, et aussitôt s’enfuit. J’en eus par-dessus les oreilles, et, si je n’avais été un nageur excellent, j’aurais été infailliblement noyé. Glumdalclitch, dans ce moment, était par hasard à l’autre extrémité de la chambre. La reine fut si consternée de cet accident, qu’elle manqua de présence d’esprit pour m’assister; mais ma petite gouvernante courut à mon secours et me tira adroitement hors du plat, après que j’eus avalé plus d’une pinte de lait. On me mit au lit; cependant, je ne reçus d’autre mal que la perte d’un habit qui fut tout a fait gâté. Le nain fut bien fouetté, et je pris quelque plaisir à voir cette exécution.


Je vais maintenant donner au lecteur une légère description de ce pays, autant que je l’ai pu connaître par ce que j’en ai parcouru. Toute l’étendue du royaume est environ de trois mille lieues de long et de deux mille cinq cents lieues de large: d’où je conclus que nos géographes de l’Europe se trompent lorsqu’ils croient qu’il n’y a que la mer entre le Japon et la Californie. Je me suis toujours imaginé qu’il devait y avoir de ce côté-là un grand continent, pour servir de contrepoids au grand continent de Tartarie. On doit donc corriger les cartes et joindre cette vaste étendue de pays aux parties nord-ouest de l’Amérique; sur quoi je suis prêt d’aider les géographes de mes lumières. Ce royaume est une presqu’île, terminée vers le nord par une chaîne de montagnes qui ont environ trente milles de hauteur, et dont on ne peut approcher, à cause des volcans qui y sont en grand nombre sur la cime.


Les plus savants ne savent quelle espèce de mortels habitent au delà de ces montagnes, ni même s’il y a des habitants. Il n’y a aucun port dans tout le royaume; et les endroits de la côte où les rivières vont se perdre dans la mer sont si pleins de rochers hauts et escarpés, et la mer y est ordinairement si agitée, qu’il n’y a presque personne qui ose y aborder, en sorte que ces peuples sont exclus de tout commerce avec le reste du monde. Les grandes rivières sont pleines de poissons excellents; aussi, c’est très rarement qu’on pêche dans l’Océan, parce que les poissons de mer sont de la même grosseur que ceux de l’Europe, et par rapport a eux ne méritent pas la peine d’être péchés; d’où il est évident que la nature, dans la production des plantes et des animaux d’une grosseur si énorme, se borne tout à fait à ce continent; et, sur ce point, je m’en rapporte aux philosophes. On prend néanmoins quelquefois, sur la côte, des baleines, dont le petit peuple se nourrit et même se régale. J’ai vu une de ces baleines qui était si grosse qu’un homme du pays avait de la peine à la porter sur ses épaules. Quelquefois, par curiosité, on en apporte dans des paniers à Lorbrulgrud; j’en ai vu une dans un plat sur la table du roi.


Le pays est très peuplé, car il contient cinquante et une villes, près de cent bourgs entourés de murailles, et un bien plus grand nombre de villages et de hameaux. Pour satisfaire le lecteur curieux, il suffira peut-être de donner la description de Lorbrulgrud. Cette ville est située sur une rivière qui la traverse et la divise en deux parties presque égales. Elle contient plus de quatre-vingt mille maisons, et environ six cent mille habitants; elle a en longueur trois glonglungs (qui font environ cinquante-quatre milles d’Angleterre), et deux et demi en largeur, selon la mesure que j’en pris sur la carte royale, dressée par les ordres du roi, qui fut étendue sur la terre exprès pour moi, et était longue de cent pieds.


Le palais du roi est un bâtiment assez peu régulier; c’est plutôt un amas d’édifices qui a environ sept milles de circuit; les chambres principales sont hautes de deux cent quarante pieds, et larges à proportion.


On donna un carrosse à Glumdalclitch et à moi pour voir la ville, ses places et ses hôtels. Je supputai que notre carrosse était environ en carré comme la salle de Westminster, mais pas tout à fait si haut. Un jour, nous fîmes arrêter le carrosse à plusieurs boutiques, où les mendiants, profitant de l’occasion, se rendirent en foule aux portières, et me fournirent les spectacles les plus affreux qu’un œil anglais ait jamais vus. Comme ils étaient difformes, estropiés, sales, malpropres, couverts de plaies, de tumeurs et de vermine, et que tout cela me paraissait d’une grosseur énorme, je prie le lecteur de juger de l’impression que ces objets firent sur moi, et de m’en épargner la description.


Les filles de la reine priaient souvent Glumdalclitch de venir dans leurs appartements et de m’y porter avec elle, pour avoir le plaisir de me voir de près. Elles me traitaient sans cérémonie, comme une créature sans conséquence, de sorte que j’assistai souvent à leur toilette, et c’était bien malgré moi, je l’affirme, que je les regardais quand elles découvraient leurs bras ou leur cou. Je dis malgré moi, car en vérité ce n’était pas un beau spectacle: leur peau me semblait dure et de différentes couleurs avec des taches ça et là aussi larges qu’une assiette. Leurs longs cheveux pendants semblaient des paquets de cordes: d’où il faut conclure que la beauté des femmes, dont on fait ordinairement tant de cas, n’est qu’une chose imaginaire, puisque les femmes d’Europe ressembleraient à celles d’où je viens de parler si nos yeux étaient des microscopes. Je supplie le beau sexe de mon pays de ne me point savoir mauvais gré de cette observation. Il importe peu aux belles d’être laides pour des yeux perçants qui ne les verront jamais. Les philosophes savent bien ce qui en est; mais lorsqu’ils voient une beauté, ils voient comme tout le monde, et ne sont plus philosophes.


La reine, qui m’entretenait souvent de mes voyages sur mer, cherchait toutes les occasions possibles de me divertir quand j’étais mélancolique. Elle me demanda un jour si j’avais l’adresse de manier une voile et une rame, et si un peu d’exercice en ce genre ne serait pas convenable à ma santé. Je répondis que j’entendais tous les deux assez bien; car, quoique mon emploi particulier eût été celui de chirurgien, c’est-à-dire médecin de vaisseau, je m’étais trouvé souvent obligé de travailler comme matelot; mais j’ignorais comment cela se pratiquait dans ce pays, où la plus petite barque était égale à un vaisseau de guerre de premier rang parmi nous; d’ailleurs, un navire proportionné à ma grandeur et à mes forces n’aurait pu flotter longtemps sur leurs rivières, et je n’aurais pu le gouverner. Sa Majesté me dit que, si je voulais, son menuisier me ferait une petite barque, et qu’elle me trouverait un endroit où je pourrais naviguer. Le menuisier, suivant mes instructions, dans l’espace de dix jours, me construisit un petit navire avec tous ses cordages, capable de tenir commodément huit Européens. Quand il fut achevé, la reine donna ordre au menuisier de faire une auge de bois, longue de trois cents pieds, large de cinquante et profonde de huit: laquelle, étant bien goudronnée, pour empêcher l’eau de s’échapper, fut posée sur le plancher, le long de la muraille, dans une salle extérieure du palais: elle avait un robinet bien près du fond, pour laisser sortir l’eau de temps en temps, et deux domestiques la pouvaient remplir dans une demi-heure de temps. C’est là que l’on me fit ramer pour mon divertissement, aussi bien que pour celui de la reine et de ses dames, qui prirent beaucoup de plaisir à voir mon adresse et mon agilité. Quelquefois je haussais ma voile, et puis c’était mon affaire de gouverner pendant que les dames me donnaient un coup de vent avec leurs éventails; et quand elles se trouvaient fatiguées, quelques-uns des pages poussaient et faisaient avancer le navire avec leur souffle, tandis que je signalais mon adresse à tribord et à bâbord, selon qu’il me plaisait. Quand j’avais fini, Glumdalclitch reportait mon navire dans son cabinet, et le suspendait à un clou pour sécher.


Dans cet exercice, il m’arriva une fois un accident qui pensa me coûter la vie; car, un des pages ayant mis mon navire dans l’auge, une femme de la suite de Glumdalclitch me leva très officieusement pour me mettre dans le navire; mais il arriva que je glissai d’entre ses doigts, et je serais infailliblement tombé de la hauteur de quarante pieds sur le plancher, si, par le plus heureux accident du monde, je n’eusse pas été arrêté par une grosse épingle qui était fichée dans le tablier de cette femme. La tête de l’épingle passa entre ma chemise et la ceinture de ma culotte, et ainsi je fus suspendu en l’air par le dos, jusqu’à ce que Glumdalclitch accourût à mon secours.


Une autre fois, un des domestiques, dont la fonction était de remplir mon auge d’eau fraîche de trois jours en trois jours, fut si négligent, qu’il laissa échapper de son eau une grenouille très grosse sans l’apercevoir.


La grenouille se tint cachée jusqu’à ce que je fusse dans mon navire; alors, voyant un endroit pour se reposer, elle grimpa, et fit tellement pencher mon bateau que je me trouvai obligé de faire le contrepoids de l’autre côté pour l’empêcher de s’enfoncer; mais je l’obligeai à coups de rames de sauter dehors.


Voici le plus grand péril que je courus dans ce royaume. Glumdalclitch m’avait enfermé au verrou dans son cabinet, étant sortie pour des affaires ou pour faire une visite. Le temps était très chaud, et la fenêtre du cabinet était ouverte, aussi bien que les fenêtres et la porte de ma boîte; pendant que j’étais assis tranquillement et mélancoliquement près de ma table, j’entendis quelque chose entrer dans le cabinet par la fenêtre et sauter çà et là. Quoique j’en fusse un peu alarmé, j’eus le courage de regarder dehors, mais sans abandonner ma chaise; et alors je vis un animal capricieux, bondissant et sautant de tous côtés, qui enfin s’approcha de ma boîte et la regarda avec une apparence de plaisir et de curiosité, mettant sa tête à la porte et à chaque fenêtre. Je me retirai au coin le plus éloigné de ma boîte; mais cet animal, qui était un singe, regardant dedans de tous côtés, me donna une telle frayeur, que je n’eus pas la présence d’esprit de me cacher sous mon lit, comme je pouvais faire très facilement. Après bien des grimaces et des gambades, il me découvrit; et fourrant une de ses pattes par l’ouverture de la porte, comme fait un chat qui joue avec une souris, quoique je changeasse souvent de lieu pour me mettre à couvert de lui, il m’attrapa par les pans de mon justaucorps (qui, étant fait du drap de ce pays, était épais et très fort), et me tira dehors. Il me prit dans sa patte droite, et me tint comme une nourrice tient un enfant qu’elle va allaiter, et de la même façon que j’ai vu la même espèce d’animal faire avec un jeune chat en Europe. Quand je me débattais, il me pressait si fort, que je crus que le parti le plus sage était de me soumettre et d’en passer par tout ce qui lui plairait. J’ai quelque raison de croire qu’il me prit pour un jeune singe, parce qu’avec son autre patte il flattait doucement mon visage.



Il fut tout à coup interrompu par un bruit à la porte du cabinet, comme si quelqu’un eût tâché de l’ouvrir; soudain il sauta à la fenêtre par laquelle il était entré, et, de là, sur les gouttières, marchant sur trois pattes et me tenant de la quatrième, jusqu’à, ce qu’il eût grimpé à un toit attenant au nôtre. J’entendis dans l’instant jeter des cris pitoyables à Glumdalclitch. La pauvre fille était au désespoir, et ce quartier du palais se trouva tout en tumulte: les domestiques coururent chercher des échelles; le singe fut vu par plusieurs personnes assis sur le faite d’un bâtiment, me tenant comme une poupée dans une de ses pattes de devant, et me donnant à manger avec l’autre, fourrant dans ma bouche quelques viandes qu’il avait attrapées, et me tapant quand je ne voulais pas manger, ce qui faisait beaucoup rire la canaille qui me regardait d’en bas; en quoi ils n’avaient pas tort, car, excepté pour moi, la chose était assez plaisante. Quelques-uns jetèrent des pierres, dans l’espérance de faire descendre le singe; mais on défendit de continuer, de peur de me casser la tête.


Les échelles furent appliquées, et plusieurs hommes montèrent. Aussitôt le singe, effrayé, décampa, et me laissa tomber sur une gouttière. Alors un des laquais de ma petite maîtresse, honnête garçon, grimpa, et, me mettant dans la poche de sa veste, me fit descendre en sûreté.


J’étais presque suffoqué des ordures que le singe avait fourrées dans mon gosier; mais ma chère petite maîtresse me fit vomir, ce qui me soulagea. J’étais si faible et si froissé des embrassades de cet animal, que je fus obligé de me tenir au lit pendant quinze jours. Le roi et toute la cour envoyèrent chaque jour pour demander des nouvelles de ma santé, et la reine me fit plusieurs visites pendant ma maladie. Le singe fut mis à mort, et un ordre fut porté, faisant défense d’entretenir désormais aucun animal de cette espèce auprès du palais. La première fois que je me rendis auprès du roi, après le rétablissement de ma santé, pour le remercier de ses bontés, il me fit l’honneur de railler beaucoup sur cette aventure; il me demanda quels étaient mes sentiments et mes réflexions pendant que j’étais entre les pattes du singe; de quel goût étaient les viandes qu’il me donnait, et si l’air frais que j’avais respiré sur le toit n’avait pas aiguisé mon appétit. Il souhaita fort de savoir ce que j’aurais fait en une telle occasion dans mon pays. Je dis à Sa Majesté qu’en Europe nous n’avions point des singes, excepté ceux qu’on apportait des pays étrangers, et qui étaient si petits qu’ils n’étaient point à craindre, et qu’à l’égard de cet animal énorme à qui je venais d’avoir affaire (il était, en vérité, aussi gros qu’un éléphant), si la peur m’avait permis de penser aux moyens d’user de mon sabre (à ces mots, je pris un air fier et mis la main sur la poignée de mon sabre), quand il a fourré sa patte dans ma chambre, peut-être je lui aurais fait une telle blessure qu’il aurait été bien aise de la retirer plus promptement qu’il ne l’avait avancée. Je prononçai ces mots avec un accent ferme, comme une personne jalouse de son honneur et qui se sent. Cependant mon discours, ne produisit rien qu’un éclat de rire, et tout le respect dû à Sa Majesté de la part de ceux qui l’environnaient ne put les retenir; ce qui me fit réfléchir sur la sottise d’un homme qui tâche de se faire honneur à lui-même en présence de ceux qui sont hors de tous les degrés d’égalité ou de comparaison avec lui; et cependant ce qui m’arriva alors je l’ai vu souvent arriver en Angleterre, où un petit homme de néant se vante, s’en fait accroître, tranche du petit seigneur et ose prendre un air important avec les plus grands du royaume, parce qu’il a quelque talent.


Je fournissais tous les jours à la cour le sujet de quelque conte ridicule, et Glumdalclitch, quoiqu’elle m’aimât extrêmement, était assez méchante pour instruire la reine quand je faisais quelque sottise qu’elle croyait pouvoir réjouir Sa Majesté. Par exemple, étant un jour descendu de carrosse à la promenade, où j’étais avec Glumdalclitch, porté par elle dans ma boîte de voyage, je me mis à marcher: il y avait de la bouse de vache dans un sentier; je voulus, pour faire parade de mon agilité, faire l’essai de sauter par-dessus; mais, par malheur, je sautai mal, et tombai au beau milieu, en sorte que j’eus de l’ordure jusqu’aux genoux. Je m’en tirai avec peine, et un des laquais me nettoya comme il put avec son mouchoir. La reine fût bientôt instruite de cette aventure impertinente, et les laquais la divulguèrent partout.

Chapitre IV

Différentes inventions de l’auteur pour plaire au roi et à la reine. Le roi s’informe de l’état de l’Europe, dont l’auteur lui donne la relation. Les observations du roi sur cet article.


J’avais coutume de me rendre au lever du roi une ou deux fois par semaine, et je m’y étais trouvé souvent lorsqu’on le rasait, ce qui, au commencement, me faisait trembler, le rasoir du barbier étant près de deux fois plus long qu’une faux. Sa Majesté, selon l’usage du pays, n’était rasée que deux fois par semaine. Je demandai une fois au barbier quelques poils de la barbe de Sa Majesté. M’en ayant fait présent, je pris un petit morceau de bois, et y ayant fait plusieurs trous à une distance égale avec une aiguille, j’y attachai les poils si adroitement, que je m’en fis un peigne, ce qui me fut d’un grand secours, le mien étant rompu et devenu presque inutile, et n’ayant trouvé dans le pays aucun ouvrier capable de m’en faire un autre.


Je me souviens d’un amusement que je me procurai vers le même temps. Je priai une des femmes de chambre de la reine de recueillir les cheveux fins qui tombaient, de la tête de Sa Majesté quand on la peignait, et de me les donner. J’en amassai une quantité considérable, et alors, prenant conseil de l’ébéniste, qui avait reçu ordre de faire tous les petits ouvrages que je lui demanderais, je lui donnai des instructions pour me faire deux fauteuils de la grandeur de ceux qui se trouvaient dans ma boîte, et de les percer de plusieurs petits trous avec une alène fine. Quand les pieds, les bras, les barres et les dossiers des fauteuils furent prêts, je composai le fond avec les cheveux de la reine, que je passai dans les trous, et j’en fis des fauteuils semblables aux fauteuils de canne dont nous nous servons en Angleterre. J’eus l’honneur d’en faire présent à la reine, qui les mit dans une armoire comme une curiosité.


Elle voulut un jour me faire asseoir dans un de ces fauteuils; mais je m’en excusai, protestant que je n’étais pas assez téméraire et assez insolent pour m’asseoir sur de respectables cheveux qui avaient autrefois orné la tête de Sa Majesté. Comme j’avais du génie pour la mécanique, je fis ensuite de ces cheveux une petite bourse très bien taillée, longue environ de deux aunes, avec le nom de Sa Majesté tissé en lettres d’or, que je donnai à Glumdalclitch, du consentement de la reine.


Le roi, qui aimait fort la musique, avait très souvent des concerts, auxquels j’assistais placé dans ma boîte; mais le bruit était si grand que je ne pouvais guère distinguer les accords; je m’assure que tous les tambours et trompettes d’une armée royale, battant et sonnant à la fois tout près des oreilles, n’auraient pu égaler ce bruit. Ma coutume était de faire placer ma boîte loin de l’endroit où étaient les acteurs du concert, de fermer les portes et les fenêtres; avec ces précautions, je ne trouvais pas leur musique désagréable.


J’avais appris, pendant ma jeunesse, à jouer du clavecin. Glumdalclitch en avait un dans sa chambre, où un maître se rendait deux fois la semaine pour lui montrer. La fantaisie me prit un jour de régaler le roi et la reine d’un air anglais sur cet instrument; mais cela me parut extrêmement difficile, car le clavecin était long de près de soixante pieds, et les touches larges environ d’un pied; de telle sorte qu’avec mes deux bras bien étendus je ne pouvais atteindre plus de cinq touches, et de plus, pour tirer un son, il me fallait toucher à grands coups de poing. Voici le moyen dont je m’avisai: j’accommodai deux bâtons environ de la grosseur d’un tricot ordinaire, et je couvris le bout de ces bâtons de peau de souris, pour ménager les touches et le son de l’instrument; je plaçai un banc vis-à-vis, sur lequel je montai, et alors je me mis à courir avec toute la vitesse et toute l’agilité imaginables sur cette espèce d’échafaud, frappant çà et là le clavier avec mes deux bâtons de toute ma force, en sorte que je vins à bout de jouer une gigue anglaise, à la grande satisfaction de Leurs Majestés; mais il faut avouer que je ne fis jamais d’exercice plus violent et plus pénible.


Le roi, qui, comme je l’ai dit, était un prince plein d’esprit, ordonnait souvent de m’apporter dans ma boîte et de me mettre sur la table de son cabinet. Alors il me commandait de tirer une de mes chaises hors de la boîte, et de m’asseoir de sorte que je fusse au niveau de son visage. De cette manière, j’eus plusieurs conférences avec lui. Un jour, je pris la liberté de dire à Sa Majesté que le mépris qu’elle avait conçu pour l’Europe et pour le reste du monde ne me semblait pas répondre aux excellentes qualités d’esprit dont elle était ornée; que la raison était indépendante de la grandeur du corps; qu’au contraire, nous avions observé, dans notre pays, que les personnes de haute taille n’étaient pas ordinairement les plus ingénieuses; que; parmi les animaux, les abeilles et les fourmis avaient la réputation d’avoir le plus d’industrie, d’artifice et de sagacité; et enfin que, quelque peu de cas qu’il fît de ma figure, j’espérais néanmoins pouvoir rendre de grands services à Sa Majesté. Le roi m’écouta avec attention, et commença à me regarder d’un autre œil et à ne plus mesurer mon esprit par ma taille.


Il m’ordonna alors de lui faire une relation exacte du gouvernement d’Angleterre, parce que, quelque prévenus que les princes soient ordinairement en faveur de leurs maximes et de leurs usages, il serait bien aise de savoir s’il y avait en mon pays de quoi imiter. Imaginez-vous, mon cher lecteur, combien je désirai alors d’avoir le génie et la langue de Démosthène et de Cicéron, pour être capable de peindre dignement l’Angleterre, ma patrie, et d’en tracer une idée sublime.


Je commençai par dire à Sa Majesté que nos États étaient composés de deux îles qui formaient trois puissants royaumes sous un seul souverain, sans compter nos colonies en Amérique. Je m’étendis fort sur la fertilité de notre terrain et sur la température de notre climat. Je décrivis ensuite la constitution du Parlement anglais, composé en partie d’un corps illustre appelé la Chambre des pairs, personnages du sang le plus noble, anciens possesseurs et seigneurs des plus belles terres du royaume. Je représentai l’extrême soin qu’on prenait de leur éducation par rapport aux sciences et aux armes, pour les rendre capables d’être conseillers-nés du royaume, d’avoir part dans l’administration du gouvernement, d’être membres de la plus haute cour de justice dont il n’y avait point d’appel, et d’être les défenseurs zélés de leur prince et de leur patrie, par leur valeur, leur conduite et leur fidélité; que ces seigneurs étaient l’ornement et la sûreté du Royaume, dignes successeurs de leurs ancêtres, dont les honneurs avaient été la récompense d’une vertu insigne, et qu’on n’avait jamais vu leur postérité dégénérer; qu’à ces seigneurs étaient joints plusieurs saints hommes, qui avaient une place parmi eux sous le titre d’évêques, dont la charge particulière était de veiller sur la religion et sur ceux qui la prêchent au peuple; qu’on cherchait et qu’on choisissait dans le clergé les plus saints et les plus savants hommes pour les revêtir de cette dignité éminente.


J’ajoutai que l’autre partie du Parlement était une assemblée respectable, nommée la Chambre des communes, composée de nobles choisis librement, et députés par le peuple même, seulement à cause de leurs lumières, de leurs talents et de leur amour pour la patrie, afin de représenter la sagesse de toute la nation. Je dis que ces deux corps formaient la plus auguste assemblée de l’univers, qui, de concert avec le prince, disposait de tout et réglait en quelque sorte la destinée de tous les peuples de l’Europe.


Ensuite je descendis aux cours de justice, où étaient assis de vénérables interprètes de la loi, qui décidaient sur les différentes contestations des particuliers, qui punissaient le crime et protégeaient l’innocence. Je ne manquai pas de parler de la sage et économique administration de nos finances, et de m’étendre sur la valeur et les exploits de nos guerriers de mer et de terre. Je supputai le nombre du peuple, en comptant combien il y avait de millions d’hommes de différentes religions et de différents partis politiques parmi nous. Je n’omis ni nos jeux, ni nos spectacles, ni aucune autre particularité que je crusse pouvoir faire honneur à mon pays, et je finis par un petit récit historique des dernières révolutions d’Angleterre depuis environ cent ans.


Cette conversation dura cinq audiences dont chacune fut de plusieurs heures, et le roi écouta le tout avec une grande attention, écrivant l’extrait de presque tout ce que je disais, et marquant en même temps les questions qu’il avait dessein de me faire.


Quand j’eus achevé mes longs discours, Sa Majesté, dans une sixième audience, examinant ses extraits, me proposa plusieurs doutes et de fortes objections sur chaque article. Elle me demanda d’abord quels étaient les moyens ordinaires de cultiver l’esprit de notre jeune noblesse; quelles mesures l’on prenait quand une maison noble venait à s’éteindre, ce qui devait arriver de temps en temps; quelles qualités étaient nécessaires à ceux qui devaient être créés nouveaux pairs; si le caprice du prince, une somme d’argent donnée à propos à une dame de la cour et à un favori, ou le dessein de fortifier un parti opposé au bien public, n’étaient jamais les motifs de ces promotions; quel degré de science les pairs avaient dans les lois de leur pays, et comment ils devenaient capables de décider en dernier ressort des droits de leurs compatriotes; s’ils étaient toujours exempts d’avarice et de préjugés; si ces saints évêques dont j’avais parlé parvenaient toujours à ce haut rang par leur science dans les matières théologiques et par la sainteté de leur vie; s’ils n’avaient jamais intrigué lorsqu’ils n’étaient que de simples prêtres; s’ils n’avaient pas été quelquefois les aumôniers d’un pair par le moyen duquel ils étaient parvenus à l’évêché, et si, dans ce cas, ils ne suivaient pas toujours aveuglément l’avis du pair et ne servaient pas sa passion ou son préjugé dans l’assemblée du Parlement.


Il voulut savoir comment on s’y prenait pour l’élection de ceux que j’avais appelés députés des communes ; si un inconnu, avec une bourse bien remplie d’or, ne pouvait pas quelquefois gagner le suffrage des électeurs à force d’argent, se faire préférer à leur propre seigneur ou aux plus considérables et aux plus distingués de la noblesse dans le voisinage; pourquoi on avait une si violente passion d’être élu pour l’assemblée du Parlement, puisque cette élection était l’occasion d’une très grande dépense et ne rendait rien; qu’il fallait donc que ces élus fussent des hommes d’un désintéressement parfait et d’une vertu éminente et héroïque, ou bien qu’ils comptassent d’être indemnisés et remboursés avec usure par le prince et par ses ministres, en leur sacrifiant le bien public. Sa Majesté me proposa sur cet article des difficultés insurmontables, que la prudence ne me permet pas de répéter.


Sur ce que je lui avais dit de nos cours de justice, Sa Majesté voulut être éclairée touchant plusieurs articles. J’étais assez en état de la satisfaire, ayant été autrefois presque ruiné par un long procès de la chancellerie, qui fut néanmoins jugé en ma faveur, et que je gagnai même avec les dépens. Il me demanda combien de temps on employait ordinairement à mettre une affaire en état d’être jugée; s’il en coûtait beaucoup pour plaider; si les avocats avaient la liberté de défendre des causes évidemment injustes; si l’on n’avait jamais remarqué que l’esprit de parti et de religion eût fait pencher la balance; si ces avocats avaient quelque connaissance des premiers principes et des lois générales de l’équité, s’ils ne se contentaient pas de savoir les lois arbitraires et les coutumes locales du pays; si eux et les juges avaient le droit d’interpréter à leur gré et de commenter les lois; si les plaidoyers et les arrêts n’étaient pas quelquefois contraires les uns aux autres dans la même espèce.


Ensuite, il s’attacha à me questionner sur l’administration des finances, et me dit qu’il croyait que je m’étais mépris sur cet article, parce que je n’avais fait monter les impôts qu’à cinq ou six millions par an; que cependant la dépense de l’État allait beaucoup plus loin et excédait beaucoup la recette.


Il ne pouvait, disait-il, concevoir comment un royaume osait dépenser au delà de son revenu et manger son bien comme un particulier. Il me demanda quels étaient nos créanciers, et où nous trouverions de quoi les payer, si nous gardions à leur égard les lois de la nature, de la raison et de l’équité. Il était étonné du détail que je lui avais fait de nos guerres et des frais excessifs qu’elles exigeaient. Il fallait certainement, disait-il, que nous fussions un peuple bien inquiet et bien querelleur, ou que nous eussions de bien mauvais voisins. «Qu’avez-vous à démêler, ajoutait-il, hors de vos îles? Devez-vous y avoir d’autres affaires que celles de votre commerce? Devez-vous songer à faire des conquêtes, et ne vous suffit-il pas de bien garder vos ports et vos côtes?» Ce qui l’étonna fort, ce fut d’apprendre que nous entretenions une armée dans le sein de la paix et au milieu d’un peuple libre. Il dit que si nous étions gouvernés de notre propre consentement, il ne pouvait s’imaginer de qui nous avions peur, et contre qui nous avions à combattre. Il demanda si la maison d’un particulier ne serait pas mieux défendue par lui-même, par ses enfants et par ses domestiques, que par une troupe de fripons et de coquins tirés par hasard de la lie du peuple avec un salaire bien petit, et qui pourraient gagner cent fois plus en nous coupant la gorge.


Il rit beaucoup de ma bizarre arithmétique (comme il lui plut de l’appeler), lorsque j’avais supputé le nombre de notre peuple en calculant les différentes sectes qui sont parmi nous à l’égard de la religion et de la politique.


Il remarqua qu’entre les amusements de notre noblesse, j’avais fait mention du jeu. Il voulut savoir à quel âge ce divertissement était ordinairement pratiqué et quand on le quittait, combien de temps on y consacrait, et s’il n’altérait pas quelquefois la fortune des particuliers et ne leur faisait pas commettre des actions basses et indignes; si des hommes vils et corrompus ne pouvaient pas quelquefois, par leur adresse dans ce métier, acquérir de grandes richesses, tenir nos pairs même dans une espèce de dépendance, les accoutumer à voir mauvaise compagnie, les détourner entièrement de la culture de leur esprit et du soin de leurs affaires domestiques, et les forcer, par les pertes qu’ils pouvaient faire, d’apprendre peut-être à se servir de cette même adresse infâme qui les avait ruinés.


Il était extrêmement étonné du récit que je lui avais fait de notre histoire du dernier siècle; ce n’était, selon lui, qu’un enchaînement horrible de conjurations, de rébellions, de meurtres, de massacres, de révolutions, d’exils et des plus énormes effets que l’avarice, l’esprit de faction, l’hypocrisie, la perfidie, la cruauté, la rage, la folie, la haine, l’envie, la malice et l’ambition pouvaient produire.


Sa Majesté, dans une autre audience, prit la peine de récapituler la substance de tout ce que j’avais dit, compara les questions qu’elle m’avait faites avec les réponses que j’avais données; puis, me prenant dans ses mains et me flattant doucement, s’exprima dans ces mots que je n’oublierai jamais, non plus que la manière dont il les prononça: «Mon petit ami Grildrig, vous avez fait un panégyrique très extraordinaire de votre pays; vous avez fort bien prouvé que l’ignorance, la paresse et le vice peuvent être quelquefois les seules qualités d’un homme d’État; que les lois sont éclaircies, interprétées et appliquées le mieux du monde par des gens dont les intérêts et la capacité les portent à les corrompre, à les brouiller et à les éluder. Je remarque parmi vous une constitution de gouvernement qui, dans son origine, a peut-être été supportable, mais que le vice a tout à fait défigurée. Il ne me paraît pas même, par tout ce que vous m’avez dit, qu’une seule vertu soit requise pour parvenir à aucun rang ou à aucune charge parmi vous. Je vois que les hommes n’y sont point anoblis par leur vertu; que les prêtres n’y sont point avancés par leur piété ou leur science, les soldats par leur conduite ou leur valeur, les juges par leur intégrité, les sénateurs par l’amour de leur patrie, ni les hommes d’État par leur sagesse. Mais pour vous (continua le roi), qui avez passé la plupart de votre vie dans les voyages, je veux croire que vous n’êtes pas infecté des vices de votre pays; mais, par tout ce que vous m’avez raconté d’abord et par les réponses que je vous ai obligé de faire à mes objections, je juge que la plupart de vos compatriotes sont la plus pernicieuse race d’insectes que la nature ait jamais souffert ramper sur la surface de la terre.»

Chapitre V

Zèle de l’auteur pour l’honneur de sa patrie. Il fait une proposition avantageuse au roi, qui est rejetée. La littérature de ce peuple imparfaite et bornée. Leurs lois, leurs affaires militaires et leurs partis dans l’État.


L’amour de la vérité m’a empêché de déguiser l’entretien que j’eus alors avec Sa Majesté; mais ce même amour ne me permit pas de me taire lorsque je vis mon cher pays si indignement traité. J’éludais adroitement la plupart de ses questions, et je donnais à chaque chose le tour le plus favorable que je pouvais; car, quand il s’agit de défendre ma patrie et de soutenir sa gloire, je me pique de ne point entendre raison; alors je n’omets rien pour cacher ses infirmités et ses difformités et pour mettre sa vertu et sa beauté dans le jour le plus avantageux. C’est ce que je m’efforçai de faire dans les différents entretiens que j’eus avec ce judicieux monarque: par malheur, je perdis ma peine.


Mais il faut excuser un roi qui vit entièrement séparé du reste du monde et qui, par conséquent, ignore les mœurs et les coutumes des autres nations. Ce défaut de connaissance sera toujours la cause de plusieurs préjugés et d’une certaine manière bornée de penser, dont le pays de l’Europe est exempt. Il serait ridicule que les idées de vertu et de vice d’un prince étranger et isolé fussent proposées pour des règles et pour des maximes à suivre.


Pour confirmer ce que je viens de dire et pour faire voir les effets malheureux d’une éducation bornée, je rapporterai ici une chose qu’on aura peut-être de la peine à croire. Dans la vue de gagner les bonnes grâces de Sa Majesté, je lui donnai avis d’une découverte faite depuis trois on quatre cents ans, qui était une certaine petite poudre noire qu’une seule petite étincelle pouvait allumer en un instant, de telle manière qu’elle était capable de faire sauter en l’air des montagnes avec un bruit et un fracas plus grand que celui du tonnerre; qu’une quantité de cette poudre étant mise dans un tube de bronze ou de fer, selon sa grosseur, poussait une balle de plomb ou un boulet de fer avec une si grande violence et tant de vitesse, que rien n’était capable de soutenir sa force; que les boulets, ainsi poussés et chassés d’un tube de fonte par l’inflammation de cette petite poudre, rompaient, renversaient, culbutaient les bataillons et les escadrons, abattaient les plus fortes murailles, faisaient sauter les plus grosses tours, coulaient à fond les plus gros vaisseaux; que cette poudre, mise dans un globe de fer lancé avec une machine, brûlait et écrasait les maisons, et jetait de tous côtés des éclats qui foudroyaient tout ce qui se rencontrait; que je savais la composition de cette poudre merveilleuse, où il n’entrait que des choses communes et à bon marché, et que je pourrais apprendre le même secret à ses sujets si Sa Majesté le voulait; que, par le moyen de cette poudre, Sa Majesté briserait les murailles de la plus forte ville de son royaume, si elle se soulevait jamais et osait lui résister; que je lui offrais ce petit présent comme un léger tribut de ma reconnaissance.


Le roi, frappé de la description que je lui avais faite des effets terribles de ma poudre, paraissait ne pouvoir comprendre comment un insecte impuissant, faible, vil et rampant avait imaginé une chose effroyable, dont il osait parler d’une manière si familière, qu’il semblait regarder comme des bagatelles le carnage et la désolation que produisait une invention si pernicieuse. «Il fallait, disait-il, que ce fût un mauvais génie, ennemi de Dieu et de ses ouvrages, qui en eût été l’auteur.» Il protesta que, quoique rien ne lui fit plus de plaisir que les nouvelles découvertes, soit dans la nature, soit dans les arts, il aimerait mieux perdre sa couronne que faire usage d’un si funeste secret, dont il me défendit, sous peine de la vie, de faire part à aucun de ses sujets: effet pitoyable de l’ignorance et des bornes de l’esprit d’un prince sans éducation. Ce monarque, orné de toutes les qualités qui gagnent la vénération, l’amour et l’estime des peuples, d’un esprit fort et pénétrant, d’une grande sagesse, d’une profonde science, doué de talents admirables pour le gouvernement, presque adoré de son peuple, se trouve sottement gêné par un scrupule excessif et bizarre dont nous n’avons jamais eu d’idée en Europe, et laisse échapper une occasion qu’on lui met entre les mains de se rendre le maître absolu de la vie, de la liberté et des biens de tous ses sujets! Je ne dis pas ceci dans l’intention de rabaisser les vertus et les lumières de ce prince, auquel je n’ignore pas néanmoins que ce récit fera tort dans l’esprit d’un lecteur anglais; mais je m’assure que ce défaut ne venait que d’ignorance, ces peuples n’ayant pas encore réduit la politique en art, comme nos esprits sublimes de l’Europe.


Car il me souvient que, dans un entretien que j’eus un jour avec le roi sur ce que je lui avais dit par hasard qu’il y avait parmi nous un grand nombre de volumes écrits sur l’art du gouvernement, Sa Majesté en conçut une opinion très basse de notre esprit, et ajouta qu’il méprisait et détestait tout mystère, tout raffinement et toute intrigue dans les procédés d’un prince ou d’un ministre d’État. Il ne pouvait comprendre ce que je voulais dire par les secrets du cabinet. Pour lui, il renfermait la science de gouverner dans des bornes très étroites, la réduisant au sens commun, à la raison, à la justice, à la douceur, à la prompte décision des affaires civiles et criminelles, et à d’autres semblables pratiques à la portée de tout le monde et qui ne méritent pas qu’on en parle. Enfin, il avança ce paradoxe étrange que, si quelqu’un pouvait faire croître deux épis ou deux brins d’herbe sur un morceau de terre où auparavant il n’y en avait qu’un, il mériterait beaucoup du genre humain et rendrait un service plus essentiel à son pays que toute la race de nos sublimes politiques.


La littérature de ce peuple est fort peu de chose et ne consiste que dans la connaissance de la morale, de l’histoire, de la poésie et des mathématiques; mais il faut avouer qu’ils excellent dans ces quatre genres.


La dernière de ces connaissances n’est appliquée par eux qu’à tout ce qui est utile; en sorte que la meilleure partie de notre mathématique serait parmi eux fort peu estimée. À l’égard des entités métaphysiques, des abstractions et des catégories, il me fut impossible de les leur faire concevoir.


Dans ce pays, il n’est pas permis de dresser une loi en plus de mots qu’il n’y a de lettres dans leur alphabet, qui n’est composé que de vingt-deux lettres; il y a même très peu de lois qui s’étendent jusqu’à cette longueur. Elles sont toutes exprimées dans les termes les plus clairs et les plus simples, et ces peuples ne sont ni assez vifs ni assez ingénieux pour y trouver plusieurs sens; c’est d’ailleurs un crime capital d’écrire un commentaire sur aucune loi.


Ils possèdent de temps immémorial l’art d’imprimer, aussi bien que les Chinois; mais leurs bibliothèques ne sont pas grandes; celle du roi, qui est la plus nombreuse, n’est composée que de mille volumes rangés dans une galerie de douze cents pieds de longueur, où j’eus la liberté de lire tous les livres qu’il me plut. Le livre que j’eus d’abord envie de lire fut mis sur une table sur laquelle on me plaça: alors, tournant mon visage vers le livre, je commençai par le haut de la page; je me promenai dessus le livre même, à droite et à gauche, environ huit ou dix pas, selon la longueur des lignes, et je reculai à mesure que j’avançais dans la lecture des pages. Je commençai à lire l’autre page de la même façon, après quoi je tournai le feuillet, ce que je pus difficilement faire avec mes deux mains, car il était aussi épais et aussi raide qu’un gros carton.


Leur style est clair, mâle et doux, mais nullement fleuri, parce qu’on ne sait parmi eux ce que c’est de multiplier les mots inutiles et de varier les expressions. Je parcourus plusieurs de leurs livres, surtout ceux qui concernaient l’histoire et la morale; entre autres, je lus avec plaisir un vieux petit traité qui était dans la chambre de Glumdalclitch. Ce livre était intitulé: Traité de la faiblesse du genre humain, et n’était estimé que des femmes et du petit peuple. Cependant je fus curieux de voir ce qu’un auteur de ce pays pouvait dire sur un pareil sujet. Cet écrivain faisait voir très au long combien l’homme est peu en état de se mettre à couvert des injures de l’air ou de la fureur des bêtes sauvages; combien il était surpassé par d’autres animaux, soit dans la force, soit dans la vitesse, soit dans la prévoyance, soit dans l’industrie. Il montrait que la nature avait dégénéré dans ces derniers siècles, et qu’elle était sur son déclin.


Il enseignait que les lois mêmes de la nature exigeaient absolument que nous eussions été au commencement d’une taille plus grande et d’une complexion plus vigoureuse, pour n’être point sujets à une soudaine destruction par l’accident d’une tuile tombant de dessus une maison, ou d’une pierre jetée de la main d’un enfant, ni à être noyés dans un ruisseau. De ces raisonnements l’auteur tirait plusieurs applications utiles à la conduite de la vie. Pour moi, je ne pouvais m’empêcher de faire des réflexions morales sur cette morale même, et sur le penchant universel qu’ont tous les hommes à se plaindre de la nature et à exagérer ses défauts. Ces géants se trouvaient petits et faibles. Que sommes-nous donc, nous autres Européens? Ce même auteur disait que l’homme n’était qu’un ver de terre et qu’un atome, et que sa petitesse devait sans cesse l’humilier. Hélas! que suis-je, me disais-je, moi qui suis au-dessous de rien en comparaison de ces hommes qu’on dit être si petits et si peu de chose?


Dans ce même livre, on faisait voir la vanité du titre d’altesse et de grandeur, et combien il était ridicule qu’un homme qui avait au plus cent cinquante pieds de hauteur osât se dire haut et grand. Que penseraient les princes et les grands seigneurs d’Europe, disais-je alors, s’ils lisaient ce livre, eux qui, avec cinq pieds et quelques pouces, prétendent sans façon qu’on leur donne de l’altesse et de la grandeur? Mais pourquoi n’ont-ils pas aussi exigé les titres de grosseur, de largeur, d’épaisseur? Au moins auraient-ils pu inventer un terme général pour comprendre toutes ces dimensions, et se faire appeler votre étendue. On me répondra peut-être que ces mots altesse et grandeur se rapportent à l’âme et non au corps; mais si cela est, pourquoi ne pas prendre des titres plus marqués et plus déterminés à un sens spirituel? pourquoi ne pas se faire appeler votre sagesse, votre pénétration, votre prévoyance, votre libéralité, votre bonté, votre bon sens, votre bel esprit? Il faut avouer que, comme ces titres auraient été très beaux et très honorables, ils auraient aussi semé beaucoup d’aménité dans les compliments des inférieurs, rien n’étant plus divertissant qu’un discours plein de contrevérités.


La médecine, la chirurgie, la pharmacie, sont très cultivées en ce pays-là. J’entrai un jour dans un vaste édifice, que je pensai prendre pour un arsenal plein de boulets et de canons: c’était la boutique d’un apothicaire; ces boulets étaient des pilules, et ces canons des seringues. En comparaison, nos plus gros canons sont en vérité de petites couleuvrines.


À l’égard de leur milice, on dit que l’armée du roi est composée de cent soixante-seize mille hommes de pied et de trente-deux mille de cavalerie, si néanmoins on peut donner ce nom à une armée qui n’est composée que de marchands et de laboureurs dont les commandants ne sont que les pairs et la noblesse, sans aucune paye ou récompense. Ils sont, à la vérité, assez parfaits dans leurs exercices et ont une discipline très bonne, ce qui n’est pas étonnant, puisque chaque laboureur est commandé par son propre seigneur, et chaque bourgeois par les principaux de sa propre ville, élus à la façon de Venise.


Je fus curieux de savoir pourquoi ce prince, dont les États sont inaccessibles, s’avisait de faire apprendre à son peuple la pratique de la discipline militaire; mais j’en fus bientôt instruit, soit par les entretiens que j’eus sur ce sujet, soit par la lecture de leurs histoires; car, pendant plusieurs siècles, ils ont été affligés de la maladie à laquelle tant d’autres gouvernements sont sujets, la pairie et la noblesse disputant souvent pour le pouvoir, le peuple pour la liberté, et le roi pour la domination arbitraire. Ces choses, quoique sagement tempérées par les lois du royaume, ont quelquefois occasionné des partis, allumé des passions et causé des guerres civiles, dont la dernière fut heureusement terminée par l’aïeul du prince régnant, et la milice, alors établie dans le royaume, a toujours subsisté depuis pour prévenir de nouveaux désordres.

Chapitre VI

Le roi et la reine font un voyage vers la frontière, où l’auteur les suit. Détail de la manière dont il sort de ce pays pour retourner en Angleterre.


J’avais toujours dans l’esprit que je recouvrerais un jour ma liberté, quoique je ne pusse deviner par quel moyen, ni former aucun projet avec la moindre apparence de réussir. Le vaisseau qui m’avait porté, et qui avait échoué sur ces côtes, était le premier vaisseau européen qu’on eût su en avoir approché, et le roi avait donné des ordres très précis pour que, si jamais il arrivait qu’un autre parût, il fût tiré à terre et mis avec tout l’équipage et les passagers sur un tombereau et apporté à Lorbrulgrud.


Il était fort porté à trouver une femme de ma taille avec laquelle on me marierait, et qui me rendrait père; mais j’aurais mieux aimé mourir que d’avoir de malheureux enfants destinés à être mis en cage, ainsi que des serins de Canarie, et à être ensuite comme vendus par tout le royaume aux gens de qualité de petits animaux curieux. J’étais à la vérité traité avec beaucoup de bonté; j’étais le favori du roi et de la reine et les délices de toute la cour; mais c’était dans une condition qui ne convenait pas à la dignité de ma nature humaine. Je ne pouvais d’abord oublier les précieux gages que j’avais laissés chez moi. Je souhaitais fort de me retrouver parmi des peuples avec lesquels je me pusse entretenir d’égal à égal, et d’avoir la liberté de me promener par les rues et par les champs sans crainte d’être foulé aux pieds, d’être écrasé comme une grenouille, ou d’être le jouet d’un jeune chien; mais ma délivrance arriva plus tôt que je ne m’y attendais, et d’une manière très extraordinaire, ainsi que je vais le raconter fidèlement, avec toutes les circonstances de cet admirable événement.


Il y avait deux ans que j’étais dans ce pays. Au commencement de la troisième année, Glumdalclitch et moi étions à la suite du roi et de la reine, dans un voyage qu’ils faisaient vers la côte méridionale du royaume. J’étais porté, à mon ordinaire, dans ma boîte de voyage, qui était un cabinet très commode, large de douze pieds. On avait, par mon ordre, attaché un brancard avec des cordons de soie aux quatre coins du haut de la boîte, afin que je sentisse moins les secousses du cheval, sur lequel un domestique me portait devant lui. J’avais ordonné au menuisier de faire au toit de ma boîte une ouverture d’un pied en carré pour laisser entrer l’air, en sorte que quand je voudrais on pût l’ouvrir et la fermer avec une planche.


Quand nous fûmes arrivés au terme de notre voyage, le roi jugea à propos de passer quelques jours à une maison de plaisance qu’il avait proche de Flanflasnic, ville située à dix-huit milles anglais du bord de la mer. Glumdalclitch et moi étions bien fatigués; j’étais, moi, un peu enrhumé; mais la pauvre fille se portait si mal, qu’elle était obligée de se tenir toujours dans sa chambre. J’eus envie de voir l’Océan. Je fis semblant d’être plus malade que je ne l’étais, et je demandai la liberté de prendre l’air de la mer avec un page qui me plaisait beaucoup, et à qui j’avais été confié quelquefois. Je n’oublierai jamais avec quelle répugnance Glumdalclitch y consentit, ni l’ordre sévère qu’elle donna au page d’avoir soin de moi, ni les larmes qu’elle répandit, comme si elle eût eu quelque présage, de ce qui me devait arriver. Le page me porta donc dans ma boîte, et me mena environ à une demi-lieue du palais, vers les rochers, sur le rivage de la mer. Je lui dis alors de me mettre à terre, et, levant le châssis d’une de mes fenêtres, je me mis à regarder la mer d’un œil triste. Je dis ensuite au page que j’avais envie de dormir un peu dans mon brancard, et que cela me soulagerait. Le page ferma bien la fenêtre, de peur que je n’eusse froid; je m’endormis bientôt. Tout ce que je puis conjecturer est que, pendant que je dormais, ce page, croyant qu’il n’y avait rien à appréhender, grimpa sur les rochers pour chercher des œufs d’oiseaux, l’ayant vu auparavant de ma fenêtre en chercher et en ramasser. Quoi qu’il en soit, je me trouvai soudainement éveillé par une secousse violente donnée à ma boîte, que je sentis tirée en haut, et ensuite portée en avant avec une vitesse prodigieuse. La première secousse m’avait presque jeté hors de mon brancard, mais ensuite le mouvement fut assez doux. Je criais de toute ma force, mais inutilement. Je regardai à travers ma fenêtre, et je ne vis que des nuages. J’entendais un bruit horrible au-dessus de ma tête, ressemblant à celui d’un battement d’ailes. Alors je commençai à connaître le dangereux état où je me trouvais, et à soupçonner qu’un aigle avait pris le cordon de ma boîte dans son bec dans le dessein de le laisser tomber sur quelque rocher, comme une tortue dans son écaille, et puis d’en tirer mon corps pour le dévorer; car la sagacité et l’odorat de cet oiseau le mettent en état de découvrir sa proie à une grande distance, quoique caché encore mieux que je ne pouvais être sous des planches qui n’étaient épaisses que de deux pouces.


Au bout de quelque temps, je remarquai que le bruit et le battement d’ailes s’augmentaient beaucoup, et que ma boîte était agitée çà et là comme une enseigne de boutique par un grand vent; j’entendis plusieurs coups violents qu’on donnait à l’aigle, et puis, tout à coup, je me sentis tomber perpendiculairement pendant plus d’une minute, mais avec une vitesse incroyable. Ma chute fut terminée par une secousse terrible, qui retentit plus haut à mes oreilles que notre cataracte du Niagara; après quoi je fus dans les ténèbres pendant une autre minute, et alors ma boîte commença à s’élever de manière que je pus voir le jour par le haut de ma fenêtre.


Je connus alors que j’étais tombé dans la mer, et que ma boîte flottait. Je crus, et je le crois encore que l’aigle qui emportait ma boîte avait été poursuivi de deux ou trois aigles et contraint de me laisser tomber pendant qu’il se défendait contre les autres qui lui disputaient sa proie. Les plaques de fer attachées au bas de la boîte conservèrent l’équilibre, et l’empêchèrent d’être brisée, et fracassée en tombant.


Oh! que je souhaitai alors d’être secouru par ma chère Glumdalclitch, dont cet accident subit m’avait tant éloigné! Je puis dire en vérité qu’au milieu de mes malheurs je plaignais et regrettais ma chère petite maîtresse; que je pensais au chagrin qu’elle aurait de ma perte et au déplaisir de la reine. Je suis sûr qu’il y a très peu de voyageurs qui se soient trouvés dans une situation aussi triste que celle où je me trouvai alors, attendant à tout moment de voir ma boîte brisée, ou au moins renversée par le premier coup de vent, et submergée par les vagues; un carreau de vitre cassé, c’était fait de moi. Il n’y avait rien qui eût pu jusqu’alors conserver ma fenêtre, que des fils de fer assez forts dont elle était munie par dehors contre les accidents qui peuvent arriver en voyageant. Je vis l’eau entrer dans ma boîte par quelques petites fentes, que je tâchai de boucher le mieux que je pus. Hélas! je n’avais pas la force de lever le toit de ma boîte, ce que j’aurais fait si j’avais pu, et me serais tenu assis dessus, plutôt que de rester enfermé dans une espèce de fond de cale.


Dans cette déplorable situation, j’entendis ou je crus entendre quelque sorte de bruit à côté de ma boîte, et bientôt après je commençai à m’imaginer qu’elle était tirée et en quelque façon remorquée, car de temps en temps je sentais une sorte d’effort qui faisait monter les ondes jusqu’au haut de mes fenêtres, me laissant presque dans l’obscurité. Je conçus alors quelque faible espérance de secours, quoique je ne pusse me figurer d’où il me pourrait venir. Je montai sur mes chaises, et approchai ma tête d’une petite fente qui était au toit de ma boîte, et alors je me mis à crier de toutes mes forces et à demander du secours dans toutes les langues que je savais. Ensuite, j’attachai mon mouchoir à un bâton que j’avais, et, le haussant par l’ouverture, je le branlai plusieurs fois dans l’air, afin que, si quelque barque ou vaisseau était proche, les matelots pussent conjecturer qu’il y avait un malheureux mortel renfermé dans cette boîte.


Je ne m’aperçus point que tout cela eût rien produit; mais je connus évidemment que ma boîte était tirée en avant. Au bout d’une heure, je sentis qu’elle heurtait quelque chose de très dur. Je craignis d’abord que ce ne fût un rocher, et j’en fus très alarmé. J’entendis alors distinctement du bruit sur le toit de ma boîte, comme celui d’un câble, ensuite je me trouvai haussé peu à peu au moins de trois pieds plus haut que je n’étais auparavant; sur quoi je levai encore mon bâton et mon mouchoir, criant au secours jusqu’à m’enrouer. Pour réponse j’entendis de grandes acclamations répétées trois fois, qui me donnèrent des transports de joie qui ne peuvent être conçus que par ceux qui les sentent; en même temps j’entendis marcher sur le toit et quelqu’un appelant par l’ouverture et criant en anglais: «Y a-t-il là quelqu’un!» Je répondis: «Hélas! oui; je suis un pauvre Anglais réduit par la fortune à la plus grande calamité qu’aucune créature ait jamais soufferte; au nom de Dieu, délivrez-moi de ce cachot.» La voix me répondit: «Rassurez-vous, vous n’avez rien à craindre, votre boîte est attachée au vaisseau, et le charpentier va venir pour faire un trou dans le toit et vous tirer dehors.» Je répondis que cela n’était pas nécessaire et demandait trop de temps, qu’il suffisait que quelqu’un de l’équipage mît son doigt dans le cordon, afin d’emporter la boîte hors de la mer dans le vaisseau. Quelques-uns d’entre eux, m’entendant parler ainsi, pensèrent que j’étais un pauvre insensé; d’autres en rirent; je ne pensais pas que j’étais alors parmi des hommes de ma taille et de ma force. Le charpentier vint, et dans peu de minutes fit un trou au haut de ma boîte, large de trois pieds, et me présenta une petite échelle sur laquelle je montai. J’entrai dans le vaisseau en un état très faible.


Les matelots furent tout étonnés et me firent mille questions auxquelles je n’eus pas le courage de répondre. Je m’imaginais voir autant de pygmées, mes yeux étant accoutumés aux objets monstrueux que je venais de quitter; mais le capitaine, M. Thomas Viletcks, homme de probité et de mérite, voyant que j’étais près de tomber en faiblesse, me fit entrer dans sa chambre, me donna un cordial pour me soulager, et me fit coucher sur son lit, me conseillant de prendre un peu de repos, dont j’avais assez de besoin. Avant que je m’endormisse, je lui fis entendre que j’avais des meubles précieux dans ma boîte, un brancard superbe, un lit de campagne, deux chaises, une table et une armoire; que ma chambre était tapissée ou pour mieux dire matelassée d’étoffes de soie et de coton, que, s’il voulait ordonner à quelqu’un de son équipage d’apporter ma chambre dans sa chambre, je l’y ouvrirais en sa présence et lui montrerais mes meubles. Le capitaine, m’entendant dire ces absurdités, jugea que j’étais fou; cependant, pour me complaire, il promit d’ordonner ce que je souhaitais, et, montant sur le tillac, il envoya quelques-uns de ses gens visiter la caisse.


Je dormis pendant quelques heures, mais continuellement troublé par l’idée du pays que j’avais quitté et du péril que j’avais couru. Cependant, quand je m’éveillai, je me trouvai assez bien remis. Il était huit heures du soir, et le capitaine donna ordre de me servir à souper incessamment, croyant que j’avais jeûné trop longtemps. Il me régala avec beaucoup d’honnêteté, remarquant néanmoins que j’avais les yeux égarés. Quand on nous eût laissés seuls, il me pria de lui faire le récit de mes voyages, et de lui apprendre par quel accident j’avais été abandonné au gré des flots dans cette grande caisse. Il me dit que, sur le midi, comme il regardait avec sa lunette, il l’avait découverte de fort loin, l’avait prise pour une petite barque, et qu’il l’avait voulu joindre, dans la vue d’acheter du biscuit, le sien commençant à manquer; qu’en approchant il avait connu son erreur et avait envoyé sa chaloupe pour découvrir ce que c’était; que ses gens étaient revenus tout effrayés, jurant qu’ils avaient vu une maison flottante; qu’il avait ri de leur sottise, et s’était lui-même mis dans la chaloupe, ordonnant à ses matelots de prendre avec eux un câble très fort; que, le temps étant calme, après avoir ramé autour de la grande caisse et en avoir plusieurs fois fait le tour, il avait commandé à ses gens de ramer et d’approcher de ce côté-là, et qu’attachant un câble à une des gâches de la fenêtre, il l’avait fait remorquer; qu’on avait vu mon bâton et mon mouchoir hors de l’ouverture et qu’on avait jugé qu’il fallait que quelques malheureux fussent enfermés dedans. Je lui demandai si lui ou son équipage n’avait point vu des oiseaux prodigieux dans l’air dans le temps qu’il m’avait découvert; à quoi il répondit que, parlant sur ce sujet avec les matelots pendant que je dormais, un d’entre eux lui avait dit qu’il avait observé trois aigles volant vers le nord, mais il n’avait point remarqué qu’ils fussent plus gros qu’à l’ordinaire, ce qu’il faut imputer, je crois, à la grande hauteur où ils se trouvaient, et aussi ne put-il pas deviner pourquoi je faisais cette question. Ensuite je demandai au capitaine combien il croyait que nous fussions éloignés de terre; il me répondit que, par le meilleur calcul qu’il eût pu faire, nous en étions éloignés de cent lieues. Je l’assurai qu’il s’était certainement trompé presque de la moitié, parce que je n’avais pas quitté le pays d’où je venais plus de deux heures avant que je tombasse dans la mer; sur quoi il recommença à croire que mon cerveau était troublé, et me conseilla de me remettre au lit dans une chambre qu’il avait fait préparer pour moi. Je l’assurai que j’étais bien rafraîchi de son bon repas et de sa gracieuse compagnie, et que j’avais l’usage de mes sens et de ma raison aussi parfaitement que je l’avais jamais eu. Il prit alors son sérieux, et me pria de lui dire franchement si je n’avais pas la conscience bourrelée de quelque crime pour lequel j’avais été puni par l’ordre de quelque prince, et exposé dans cette caisse, comme quelquefois les criminels en certains pays sont abandonnés à la merci des flots dans un vaisseau sans voiles et sans vivres; que, quoiqu’il fût bien fâché d’avoir reçu un tel scélérat dans son vaisseau, cependant il me promettait, sur sa parole d’honneur, de me mettre à terre en sûreté au premier port où nous arriverions; il ajouta que ses soupçons s’étaient beaucoup augmentés par quelques discours très absurdes que j’avais tenus d’abord aux matelots, et ensuite à lui-même, à l’égard de ma boîte et de ma chambre, aussi bien que par mes yeux égarés et ma bizarre contenance.


Je le priai d’avoir la patience de m’entendre faire le récit de mon histoire; je le fis très fidèlement, depuis la dernière fois que j’avais quitté l’Angleterre jusqu’au moment qu’il m’avait découvert; et, comme la vérité s’ouvre toujours un passage dans les esprits raisonnables, cet honnête et digne gentilhomme, qui avait un très bon sens et n’était pas tout à fait dépourvu de lettres, fut satisfait de ma candeur et de ma sincérité; mais d’ailleurs, pour confirmer tout ce que j’avais dit, je le priai de donner ordre de m’apporter mon armoire, dont j’avais la clef; je l’ouvris en sa présence et lui fis voir toutes les choses curieuses travaillées dans le pays d’où j’avais été tiré d’une manière si étrange. Il y avait, entre autres choses, le peigne que j’avais formé des poils de la barbe du roi, et un autre de la même matière, dont le dos était d’une rognure de l’ongle du pouce de Sa Majesté; il y avait un paquet d’aiguilles et d’épingles longues d’un pied et demi; une bague d’or dont un jour la reine me fit présent d’une manière très obligeante, l’ôtant de son petit doigt et me la mettant au cou comme un collier. Je priai le capitaine de vouloir bien accepter cette bague en reconnaissance de ses honnêtetés, ce qu’il refusa absolument. Enfin, je le priai de considérer la culotte que je portais alors, et qui était faite de peau de souris.


Le capitaine fut très satisfait de tout ce que je lui racontai, et me dit qu’il espérait qu’après notre retour en Angleterre je voudrais bien en écrire la relation et la donner au public. Je répondis que je croyais que nous avions déjà trop de livres de voyages, que mes aventures passeraient pour un vrai roman et pour une action ridicule; que ma relation ne contiendrait que des descriptions de plantes et d’animaux extraordinaires, de lois, de mœurs et d’usages bizarres; que ces descriptions étaient trop communes, et qu’on en était las; et, n’ayant rien autre chose à dire touchant mes voyages, ce n’était pas la peine de les écrire. Je le remerciai de l’opinion avantageuse qu’il avait de moi.


Il me parut étonné d’une chose, qui fut de m’entendre parler si haut, me demandant si le roi et la reine de ce pays étaient sourds. Je lui dis que c’était une chose à laquelle j’étais accoutumé depuis plus de deux ans, et que j’admirais de mon côté sa voix et celle de ses gens, qui me semblaient toujours me parler bas et à l’oreille; mais que, malgré cela, je les pouvais entendre assez bien; que, quand je parlais dans ce pays, j’étais comme un homme qui parle dans la rue à un autre qui est monté au haut d’un clocher, excepté quand j’étais mis sur une table ou tenu dans la main de quelque personne. Je lui dis que j’avais même remarqué une autre chose, c’est que, d’abord que j’étais entré dans le vaisseau, lorsque les matelots se tenaient debout autour de moi, ils me paraissaient infiniment petits; que pendant mon séjour dans ce pays, je ne pouvais plus me regarder dans un miroir, depuis que mes yeux s’étaient accoutumés à de grands objets, parce que la comparaison que je faisais me rendait méprisable à moi-même. Le capitaine me dit que, pendant que nous soupions, il avait aussi remarqué que je regardais toutes choses avec une espèce d’étonnement, et que je lui semblais quelquefois avoir de la peine à m’empêcher d’éclater de rire; qu’il ne savait pas fort bien alors comment il le devait prendre, mais qu’il l’attribua à quelque dérangement dans ma cervelle. Je répondis que j’étais étonné comment j’avais été capable de me contenir en voyant ses plats de la grosseur d’une pièce d’argent de trois sous, une éclanche de mouton qui était à peine une bouchée, un gobelet moins grand qu’une écaille de noix, et je continuai ainsi, faisant la description du reste de ses meubles et de ses viandes par comparaison; car, quoique la reine m’eût donné pour mon usage tout ce qui m’était nécessaire dans une grandeur proportionnée à ma taille, cependant mes idées étaient occupées entièrement de ce que je voyais autour de moi, et je faisais comme tous les hommes qui considèrent sans cesse les autres sans se considérer eux-mêmes et sans jeter les yeux sur leur petitesse. Le capitaine, faisant allusion au vieux proverbe anglais, me dit que mes yeux étaient donc plus grands que mon ventre, puisqu’il n’avait pas remarqué que j’eusse un grand appétit, quoique j’eusse jeûné toute la journée; et, continuant de badiner, il ajouta qu’il aurait donné beaucoup pour avoir le plaisir de voir ma caisse dans le bec de l’aigle, et ensuite tomber d’une si grande hauteur dans la mer, ce qui certainement aurait été un objet très étonnant et digne d’être transmis aux siècles futurs.


Le capitaine, revenant du Tonkin, faisait sa route vers l’Angleterre, et avait été poussé vers le nord-est, à quarante degrés de latitude, à cent quarante-trois de longitude; mais un vent de saison s’élevant deux jours après que je fus à son bord, nous fûmes poussés au nord pendant un long temps; et, côtoyant la Nouvelle-Hollande, nous fîmes route vers l’ouest-nord-ouest, et depuis au sud-sud-ouest, jusqu’à ce que nous eussions doublé le cap de Bonne-Espérance. Notre voyage fut très heureux, mais j’en épargnerai le journal ennuyeux au lecteur. Le capitaine mouilla à un ou deux ports, et y fit entrer sa chaloupe, pour chercher des vivres et faire de l’eau; pour moi, je ne sortis point du vaisseau que nous ne fussions arrivés aux Dunes. Ce fut, je crois, le 4 juin 17 06, environ neuf mois après ma délivrance. J’offris de laisser mes meubles pour la sûreté du payement de mon passage; mais le capitaine protesta qu’il ne voulait rien recevoir. Nous nous dîmes adieu très affectueusement, et je lui fis promettre de me venir voir à Redriff. Je louai un cheval et un guide pour un écu, que me prêta le capitaine.


Pendant le cours de ce voyage, remarquant la petitesse des maisons, des arbres, du bétail et du peuple, je pensais me croire encore à Lilliput; j’eus peur de fouler aux pieds les voyageurs que je rencontrais, et je criai souvent pour les faire reculer du chemin; en sorte que je courus risque une ou deux fois d’avoir la tête cassée pour mon impertinence.


Quand je me rendis à ma maison, que j’eus de la peine à reconnaître, un de mes domestiques ouvrant la porte, je me baissai pour entrer, de crainte de me blesser la tête; cette porte me semblait un guichet. Ma femme accourut pour m’embrasser; mais je me courbai plus bas que ses genoux, songeant qu’elle ne pourrait autrement atteindre ma bouche. Ma fille se mit à mes genoux pour me demander ma bénédiction; mais je ne pus la distinguer que lorsqu’elle fut levée, ayant été depuis si longtemps accoutumé à me tenir debout, avec ma tête et mes yeux levés en haut. Je regardai tous mes domestiques et un ou deux amis qui se trouvaient alors dans la maison comme s’ils avaient été des pygmées et moi un géant. Je dis à ma femme qu’elle avait été trop frugale, car je trouvais qu’elle s’était réduite elle-même et sa fille presque à rien. En un mot; je me conduisis d’une manière si étrange qu’ils furent tous de l’avis du capitaine quand il me vit d’abord, et conclurent que j’avais perdu l’esprit. Je fais mention de ces minuties pour faire connaître le grand pouvoir de l’habitude et du préjugé.


En peu de temps, je m’accoutumai à ma femme, à ma famille et à mes amis; mais ma femme protesta que je n’irais jamais sur mer; toutefois, mon mauvais destin en ordonna autrement, comme le lecteur le pourra savoir dans la suite. Cependant, c’est ici que je finis la seconde partie de mes malheureux voyages.

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