DEUXIÈME PARTIE

I

Yonville-l’Abbaye (ainsi nommé à cause d’une ancienne abbaye de Capucins dont les ruines n’existent même plus) est un bourg à huit lieues de Rouen, entre la route d’Abbeville et celle de Beauvais, au fond d’une vallée qu’arrose la Rieule, petite rivière qui se jette dans l’Andelle, après avoir fait tourner trois moulins vers son embouchure, et où il y a quelques truites, que les garçons, le dimanche, s’amusent à pêcher à la ligne.


On quitte la grande route à la Boissière et l’on continue à plat jusqu’au haut de la côte des Leux, d’où l’on découvre la vallée. La rivière qui la traverse en fait comme deux régions de physionomie distincte: tout ce qui est à gauche est en herbage, tout ce qui est à droite est en labour. La prairie s’allonge sous un bourrelet de collines basses pour se rattacher par derrière aux pâturages du pays de Bray, tandis que, du côté de l’est, la plaine, montant doucement, va s’élargissant et étale à perte de vue ses blondes pièces de blé. L’eau qui court au bord de l’herbe sépare d’une raie blanche la couleur des prés et celle des sillons, et la campagne ainsi ressemble à un grand manteau déplié qui a un collet de velours vert, bordé d’un galon d’argent.


Au bout de l’horizon, lorsqu’on arrive, on a devant soi les chênes de la forêt d’Argueil, avec les escarpements de la côte Saint-Jean, rayés du haut en bas par de longues traînées rouges, inégales; ce sont les traces des pluies, et ces tons de brique, tranchant en filets minces sur la couleur grise de la montagne, viennent de la quantité de sources ferrugineuses qui coulent au delà, dans le pays d’alentour.


On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de l’Île-de-France, contrée bâtarde où le langage est sans accentuation, comme le paysage sans caractère. C’est là que l’on fait les pires fromages de Neufchâtel de tout l’arrondissement, et, d’autre part, la culture y est coûteuse, parce qu’il faut beaucoup de fumier pour engraisser ces terres friables pleines de sable et de cailloux.


Jusqu’en 1835, il n’y avait point de route praticable pour arriver à Yonville; mais on a établi vers cette époque un chemin de grande vicinalité qui relie la route d’Abbeville à celle d’Amiens, et sert quelquefois aux rouliers allant de Rouen dans les Flandres. Cependant, Yonville-l’Abbaye est demeuré stationnaire, malgré ses débouchés nouveaux. Au lieu d’améliorer les cultures, on s’y obstine encore aux herbages, quelque dépréciés qu’ils soient, et le bourg paresseux, s’écartant de la plaine, a continué naturellement à s’agrandir vers la rivière. On l’aperçoit de loin, tout couché en long sur la rive, comme un gardeur de vaches qui fait la sieste au bord de l’eau.


Au bas de la côte, après le pont, commence une chaussée plantée de jeunes trembles, qui vous mène en droite ligne jusqu’aux premières maisons du pays. Elles sont encloses de haies, au milieu de cours pleines de bâtiments épars, pressoirs, charreteries et bouilleries, disséminés sous les arbres touffus portant des échelles, des gaules ou des faux accrochées dans leur branchage. Les toits de chaume, comme des bonnets de fourrure rabattus sur des yeux, descendent jusqu’au tiers à peu près des fenêtres basses, dont les gros verres bombés sont garnis d’un nœud dans le milieu, à la façon des culs de bouteilles. Sur le mur de plâtre que traversent en diagonale des lambourdes noires, s’accroche parfois quelque maigre poirier, et les rez-de-chaussée ont à leur porte une petite barrière tournante pour les défendre des poussins, qui viennent picorer, sur le seuil, des miettes de pain bis trempé de cidre. Cependant les cours se font plus étroites, les habitations se rapprochent, les haies disparaissent; un fagot de fougères se balance sous une fenêtre au bout d’un manche à balai; il y a la forge d’un maréchal et ensuite un charron avec deux ou trois charrettes neuves, en dehors, qui empiètent sur la route. Puis, à travers une claire-voie, apparaît une maison blanche au delà d’un rond de gazon que décore un Amour, le doigt posé sur la bouche; deux vases en fonte sont à chaque bout du perron; des panonceaux brillent à la porte; c’est la maison du notaire, et la plus belle du pays.


L’église est de l’autre côté de la rue, vingt pas plus loin, à l’entrée de la place. Le petit cimetière qui l’entoure, clos d’un mur à hauteur d’appui, est si bien rempli de tombeaux, que les vieilles pierres à ras du sol font un dallage continu, où l’herbe a dessiné de soi-même des carrés verts réguliers. L’église a été rebâtie à neuf dans les dernières années du règne de Charles X. La voûte en bois commence à se pourrir par le haut, et, de place en place, a des enfonçures noires dans sa couleur bleue. Au-dessus de la porte, où seraient les orgues, se tient un jubé pour les hommes, avec un escalier tournant qui retentit sous les sabots.


Le grand jour, arrivant par les vitraux tout unis, éclaire obliquement les bancs rangés en travers de la muraille, que tapisse çà et là quelque paillasson cloué, ayant au-dessous de lui ces mots en grosses lettres: «Banc de M. un tel.» Plus loin, à l’endroit où le vaisseau se rétrécit, le confessionnal fait pendant à une statuette de la Vierge, vêtue d’une robe de satin, coiffée d’un voile de tulle semé d’étoiles d’argent, et tout empourprée aux pommettes comme une idole des îles Sandwich; enfin une copie de la Sainte Famille, envoi du ministre de l’intérieur, dominant le maître-autel entre quatre chandeliers, termine au fond la perspective. Les stalles du chœur, en bois de sapin, sont restées sans être peintes.


Les halles, c’est-à-dire un toit de tuiles supporté par une vingtaine de poteaux, occupent à elles seules la moitié environ de la grande place d’Yonville. La mairie, construite sur les dessins d’un architecte de Paris, est une manière de temple grec qui fait l’angle, à côté de la maison du pharmacien. Elle a, au rez-de-chaussée, trois colonnes ioniques et, au premier étage, une galerie à plein cintre, tandis que le tympan qui la termine est rempli par un coq gaulois, appuyé d’une patte sur la Charte et tenant de l’autre les balances de la justice.


Mais ce qui attire le plus les yeux, c’est, en face de l’auberge du Lion d’or, la pharmacie de M. Homais! Le soir, principalement, quand son quinquet est allumé et que les bocaux rouges et verts qui embellissent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs deux clartés de couleur; alors, à travers elles, comme dans des feux du Bengale, s’entrevoit l’ombre du pharmacien, accoudé sur son pupitre. Sa maison, du haut en bas, est placardée d’inscriptions écrites en anglaise, en ronde, en moulée: «Eaux de Vichy, de Seltz et de Barèges, robs dépuratifs, médecine Raspail, racahout des Arabes, pastilles Darcet, pâte Regnault, bandages; bains, chocolats de santé, etc.» Et l’enseigne, qui tient toute la largeur de la boutique, porte en lettres d’or: Homais, pharmacien. Puis, au fond de la boutique, derrière les grandes balances scellées sur le comptoir, le mot laboratoire se déroule au-dessus d’une porte vitrée qui, à moitié de sa hauteur, répète encore une fois Homais, en lettres d’or, sur un fond noir.


Il n’y a plus ensuite rien à voir dans Yonville. La rue (la seule), longue d’une portée de fusil et bordée de quelques boutiques, s’arrête court au tournant de la route. Si on la laisse sur la droite et que l’on suive le bas de la côte Saint-Jean, bientôt on arrive au cimetière.


Lors du choléra, pour l’agrandir, on a abattu un pan de mur et acheté trois acres de terre à côté; mais toute cette portion nouvelle est presque inhabitée, les tombes, comme autrefois, continuant à s’entasser vers la porte. Le gardien, qui est en même temps fossoyeur et bedeau à l’église (tirant ainsi des cadavres de la paroisse un double bénéfice), a profité, du terrain vide pour y semer des pommes de terre. D’année en année, cependant, son petit champ se rétrécit, et, lorsqu’il survient une épidémie, il ne sait pas s’il doit se réjouir des décès ou s’affliger des sépultures.


– Vous vous nourrissez des morts, Lestiboudois! lui dit enfin un jour, M. le curé.


Cette parole sombre le fit réfléchir; elle l’arrêta pour quelque temps; mais, aujourd’hui encore, il continue la culture de ses tubercules, et même soutient avec aplomb qu’ils poussent naturellement.


Depuis les événements que l’on va raconter; rien, en effet, n’a changé à Yonville. Le drapeau tricolore de fer-blanc tourne toujours au haut du clocher de l’église; la boutique du marchand de nouveautés agite encore au vent ses deux banderoles d’indienne; les fœtus du pharmacien, comme des paquets d’amadou blanc, se pourrissent de plus en plus dans leur alcool bourbeux, et, au-dessus de la grande porte de l’auberge, le vieux lion d’or, déteint par les pluies, montre toujours aux passants sa frisure de caniche.


Le soir que les époux Bovary devaient arriver à Yonville, madame veuve Lefrançois, la maîtresse de cette auberge, était si fort affairée, qu’elle suait à grosses gouttes en remuant ses casseroles. C’était le lendemain jour de marché dans le bourg. Il fallait d’avance tailler les viandes, vider les poulets, faire de la soupe et du café. Elle avait, de plus, le repas de ses pensionnaires, celui du médecin, de sa femme et de leur bonne; le billard retentissait d’éclats de rire; trois meuniers, dans la petite salle, appelaient pour qu’on leur apportât de l’eau-de-vie; le bois flambait, la braise craquait, et, sur la longue table de la cuisine, parmi les quartiers de mouton cru, s’élevaient des piles d’assiettes qui tremblaient aux secousses du billot où l’on hachait des épinards. On entendait, dans la basse-cour, crier les volailles que la servante poursuivait pour leur couper le cou.


Un homme en pantoufles de peau verte, quelque peu marqué de petite vérole et coiffé d’un bonnet de velours à gland d’or, se chauffait le dos contre la cheminée. Sa figure n’exprimait rien que la satisfaction de soi-même, et il avait l’air aussi calme dans la vie que le chardonneret suspendu au-dessus de sa tête, dans une cage d’osier: c’était le pharmacien.


– Artémise! criait la maîtresse d’auberge, casse de la bourrée, emplis les carafes, apporte de l’eau-de-vie, dépêche-toi! Au moins, si je savais quel dessert offrir à la société que vous attendez! Bonté divine! les commis du déménagement recommencent leur tintamarre dans le billard! Et leur charrette qui est restée sous la grande porte! L’Hirondelle est capable de la défoncer en arrivant! Appelle Polyte pour qu’il la remise!… Dire que, depuis le matin, monsieur Homais, ils ont peut-être fait quinze parties et bu huit pots de cidre!… Mais ils vont me déchirer le tapis, continuait-elle en les regardant de loin, son écumoire à la main.


– Le mal ne serait pas grand, répondit M. Homais vous en achèteriez un autre.


– Un autre billard! exclama la veuve.


– Puisque celui-là ne tient plus, madame Lefrançois; je vous le répète, vous vous faites tort! vous vous faites grand tort! Et puis les amateurs, à présent, veulent des blouses étroites et des queues lourdes. On ne joue plus la bille; tout est changé! Il faut marcher avec son siècle! Regardez Tellier, plutôt…


L’hôtesse devint rouge de dépit. Le pharmacien ajouta:


– Son billard, vous avez beau dire, est plus mignon que le vôtre; et qu’on ait l’idée, par exemple de monter une poule patriotique pour la Pologne ou les inondés de Lyon…


– Ce ne sont pas des gueux comme lui qui nous font peur! interrompit l’hôtesse, en haussant ses grosses épaules. Allez! allez! monsieur Homais, tant que le Lion d’or vivra, on y viendra. Nous avons du foin dans nos bottes, nous autres! Au lieu qu’un de ces marins vous verrez le Café français fermé, et avec une belle affiche sur les auvents!… Changer mon billard, continuait-elle en se parlant à elle-même, lui qui m’est si commode pour ranger ma lessive, et sur lequel, dans le temps de la chasse, j’ai mis coucher jusqu’à six voyageurs!… Mais ce lambin d’Hivert qui n’arrive pas!


– L’attendez-vous pour le dîner de vos messieurs? demanda le pharmacien.


– L’attendre? Et M. Binet donc! À six heures battant vous allez le voir entrer, car son pareil n’existe pas sur la terre pour l’exactitude. Il lui faut toujours sa place dans la petite salle! On le tuerait plutôt que de le faire dîner ailleurs! et dégoûté qu’il est! et si difficile pour le cidre! Ce n’est pas comme M. Léon; lui, il arrive quelquefois à sept heures, sept heures et demie même; il ne regarde seulement pas à ce qu’il mange. Quel bon jeune homme! jamais un mot plus haut que l’autre.


– C’est qu’il y a bien de la différence, voyez-vous, entre quelqu’un qui a reçu de l’éducation et un ancien carabinier qui est percepteur.


Six heures sonnèrent. Binet entra.


Il était vêtu d’une redingote bleue, tombant droit d’elle-même tout autour de son corps maigre, et sa casquette de cuir, à pattes nouées par des cordons sur le sommet de sa tête, laissait voir, sous la visière relevée, un front chauve, qu’avait déprimé l’habitude du casque. Il portait un gilet de drap noir, un col de crin, un pantalon gris, et, en toute saison, des bottes bien cirées qui avaient deux renflements parallèles, à cause de la saillie de ses orteils. Pas un poil ne dépassait la ligne de son collier blond, qui, contournant la mâchoire, encadrait comme la bordure d’une plate-bande sa longue figure terne, dont les yeux étaient petits et le nez busqué. Fort à tous les jeux de cartes, bon chasseur et possédant une belle écriture, il avait chez lui un tour, où il s’amusait à tourner des ronds de serviette dont il encombrait sa maison, avec la jalousie d’un artiste et l’égoïsme d’un bourgeois.


Il se dirigea vers la petite salle; mais il fallut d’abord en faire sortir les trois meuniers; et, pendant tout le temps que l’on fut à mettre son couvert, Binet resta silencieux à sa place, auprès du poêle; puis il ferma la porte et retira sa casquette, comme d’usage.


– Ce ne sont pas les civilités qui lui useront la langue! dit le pharmacien, dès qu’il fut seul avec l’hôtesse.


– Jamais il ne cause davantage, répondit-elle; il est venu ici, la semaine dernière, deux voyageurs en draps, des garçons pleins d’esprit qui contaient, le soir, un tas de farces que j’en pleurais de rire; eh bien, il restait là, comme une alose, sans dire un mot.


– Oui, fit le pharmacien, pas d’imagination, pas de saillies, rien de ce qui constitue l’homme de société!


– On dit pourtant qu’il a des moyens, objecta l’hôtesse.


– Des moyens? répliqua M. Homais; lui! des moyens? Dans sa partie, c’est possible, ajouta-t-il d’un ton plus calme.


Et il reprit:


– Ah! qu’un négociant qui a des relations considérables, qu’un jurisconsulte, un médecin, un pharmacien soient tellement absorbés qu’ils en deviennent fantasques et bourrus même, je le comprends; on en cite des traits dans les histoires! Mais, au moins, c’est qu’ils pensent à quelque chose. Moi, par exemple, combien de fois m’est-il arrivé de chercher ma plume sur mon bureau pour écrire une étiquette, et de trouver, en définitive, que je l’avais placée à mon oreille!


Cependant, madame Lefrançois alla sur le seuil regarder si l’Hirondelle n’arrivait pas. Elle tressaillit. Un homme vêtu de noir entra tout à coup dans la cuisine. On distinguait, aux dernières lueurs du crépuscule, qu’il avait la figure rubiconde et le corps athlétique.


– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur le curé? demanda la maîtresse d’auberge, tout en atteignant sur la cheminée un des flambeaux de cuivre qui s’y trouvaient rangés en colonnade avec leurs chandelles; voulez-vous prendre quelque chose? un doigt de cassis, un verre de vin?


L’ecclésiastique refusa fort civilement. Il venait chercher son parapluie, qu’il avait oublié l’autre jour au couvent d’Ernemont, et, après avoir prié madame Lefrançois de le lui faire remettre au presbytère dans la soirée, il sortit pour se rendre à l’église, où l’on sonnait l’Angelus.


Quand le pharmacien n’entendit plus sur la place le bruit de ses souliers, il trouva fort inconvenante sa conduite de tout à l’heure. Ce refus d’accepter un rafraîchissement lui semblait une hypocrisie des plus odieuses; les prêtres godaillaient tous sans qu’on les vît, et cherchaient à ramener le temps de la dîme.


L’hôtesse prit la défense de son curé:


– D’ailleurs, il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il a, l’année dernière, aidé nos gens à rentrer la paille; il en portait jusqu’à six bottes à la fois, tant il est fort!


– Bravo! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles en confesse à des gaillards d’un tempérament pareil! Moi, si j’étais le gouvernement, je voudrais qu’on saignât les prêtres une fois par mois. Oui, madame Lefrançois, tous les mois, une large phlébotomie, dans l’intérêt de la police et des mœurs!


– Taisez-vous donc, monsieur Homais! vous êtes un impie! vous n’avez pas de religion!


Le pharmacien répondit:


– J’ai une religion, ma religion, et même j’en ai plus qu’eux tous, avec leurs momeries et leurs jongleries! J’adore Dieu, au contraire! je crois en l’Être suprême, à un Créateur, quel qu’il soit, peu m’importe, qui nous a placés ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyen et de père de famille; mais je n’ai pas besoin d’aller, dans une église, baiser des plats d’argent, et engraisser de ma poche un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que nous! Car on peut l’honorer aussi bien dans un bois, dans un champ, ou même en contemplant la voûte éthérée, comme les anciens. Mon Dieu, à moi, c’est le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de Béranger! Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et les immortels principes de 89! Aussi, je n’admets pas un bonhomme de bon Dieu qui se promène dans son parterre la canne à la main, loge ses amis dans le ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours: choses absurdes en elles-mêmes et complètement opposées, d’ailleurs, à toutes les lois de la physique; ce qui nous démontre, en passant, que les prêtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, où ils s’efforcent d’engloutir avec eux les populations.


Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car, dans son effervescence, le pharmacien un moment s’était cru en plein conseil municipal. Mais la maîtresse d’auberge ne l’écoutait plus; elle tendait son oreille à un roulement éloigné. On distingua le bruit d’une voiture mêlé à un claquement de fers lâches qui battaient la terre, et l’Hirondelle enfin s’arrêta devant la porte.


C’était un coffre jaune porté par deux grandes roues qui, montant jusqu’à la hauteur de la bâche, empêchaient les voyageurs de voir la route et leur salissaient les épaules. Les petits carreaux de ses vasistas étroits tremblaient dans leurs châssis quand la voiture était fermée, et gardaient des taches de boue, çà et là, parmi leur vieille couche de poussière, que les pluies d’orage même ne lavaient pas tout à fait. Elle était attelée de trois chevaux, dont le premier en arbalète, et, lorsqu’on descendait les côtes, elle touchait du fond en cahotant.


Quelques bourgeois d’Yonville arrivèrent sur la place; ils parlaient tous à la fois, demandant des nouvelles, des explications et des bourriches; Hivert ne savait auquel répondre. C’était lui qui faisait à la ville les commissions du pays. Il allait dans les boutiques, rapportait des rouleaux de cuir au cordonnier, de la ferraille au maréchal, un baril de harengs pour sa maîtresse, des bonnets de chez la modiste, des toupets de chez le coiffeur; et, le long de la route, en s’en revenant, il distribuait ses paquets, qu’il jetait par-dessus les clôtures des cours, debout sur son siège, et criant à pleine poitrine, pendant que ses chevaux allaient tout seuls.


Un accident l’avait retardé: la levrette de madame Bovary s’était enfuie à travers champs. On l’avait sifflée un grand quart d’heure. Hivert même était retourné d’une demi-lieue en arrière, croyant l’apercevoir à chaque minute; mais il avait fallu continuer la route. Emma avait pleuré, s’était emportée; elle avait accusé Charles de ce malheur. M. Lheureux, marchand d’étoffes, qui se trouvait avec elle dans la voiture, avait essayé de la consoler par quantité d’exemples de chiens perdus, reconnaissant leur maître au bout de longues années. On en citait un, disait-il, qui était revenu de Constantinople à Paris. Un autre avait fait cinquante lieues en ligne droite et passé quatre rivières à la nage; et son père à lui-même avait possédé un caniche qui, après douze ans d’absence, lui avait tout à coup sauté sur le dos, un soir, dans la rue, comme il allait dîner en ville.

II

Emma descendit la première, puis Félicité, M. Lheureux, une nourrice, et l’on fut obligé de réveiller Charles dans son coin, où il s’était endormi complètement dès que la nuit était venue.


Homais se présenta; il offrit ses hommages à Madame, ses civilités à Monsieur, dit qu’il était charmé d’avoir pu leur rendre quelque service, et ajouta d’un air cordial qu’il avait osé s’inviter lui-même, sa femme d’ailleurs étant absente.


Madame Bovary, quand elle fut dans la cuisine, s’approcha de la cheminée. Du bout de ses deux doigts, elle prit sa robe à la hauteur du genou, et, l’ayant ainsi remontée jusqu’aux chevilles, elle tendit à la flamme, par-dessus le gigot qui tournait, son pied chaussé d’une bottine noire. Le feu l’éclairait en entier, pénétrant d’une lumière crue la trame de sa robe, les pores égaux de sa peau blanche et même les paupières de ses yeux qu’elle clignait de temps à autre. Une grande couleur rouge passait sur elle, selon le souffle du vent qui venait par la porte entrouverte.


De l’autre côté de la cheminée, un jeune homme à chevelure blonde la regardait silencieusement.


Comme il s’ennuyait beaucoup à Yonville, où il était clerc chez maître Guillaumin, souvent M. Léon Dupuis (c’était lui, le second habitué du Lion d’or) reculait l’instant de son repas, espérant qu’il viendrait quelque voyageur à l’auberge avec qui causer dans la soirée. Les jours que sa besogne était finie il lui fallait bien, faute de savoir que faire, arriver à l’heure exacte, et subir depuis la soupe jusqu’au fromage le tête-à-tête de Binet. Ce fut donc avec joie qu’il accepta la proposition de l’hôtesse de dîner en la compagnie des nouveaux venus, et l’on passa dans la grande salle, où madame Lefrançois, par pompe, avait fait dresser les quatre couverts.


Homais demanda la permission de garder son bonnet grec, de peur des coryzas.


Puis, se tournant vers sa voisine:


– Madame, sans doute, est un peu lasse? On est si épouvantablement cahoté dans notre Hirondelle!


– Il est vrai, répondit Emma; mais le dérangement m’amuse toujours; j’aime à changer de place.


– C’est une chose si maussade, soupira le clerc, que de vivre cloué aux mêmes endroits!


– Si vous étiez comme moi, dit Charles, sans cesse obligé d’être à cheval…


– Mais, reprit Léon. s’adressant à madame Bovary, rien n’est plus agréable, il me semble; quand on le peut, ajouta-t-il.


– Du reste, disait l’apothicaire, l’exercice de la médecine n’est pas fort pénible en nos contrées; car l’état de nos routes permet l’usage du cabriolet, et, généralement, l’on paye assez bien, les cultivateurs étant aisés. Nous avons, sous le rapport médical, à part les cas ordinaires d’entérite, bronchite, affections bilieuses, etc., de temps à autre quelques fièvres intermittentes à la moisson, mais, en somme, peu de choses graves, rien de spécial à noter, si ce n’est beaucoup d’humeurs froides, et qui tiennent sans doute aux déplorables conditions hygiéniques de nos logements de paysan. Ah! vous trouverez bien des préjugés à combattre, monsieur Bovary; bien des entêtements de la routine, où se heurteront quotidiennement tous les efforts de votre science; car on a recours encore aux neuvaines, aux reliques, au curé, plutôt que de venir naturellement chez le médecin ou chez le pharmacien. Le climat, pourtant, n’est point, à vrai dire, mauvais, et même nous comptons dans la commune quelques nonagénaires. Le thermomètre (j’en ai fait les observations) descend en hiver jusqu’à quatre degrés, et, dans la forte saison, touche vingt-cinq, trente centigrades tout au plus, ce qui nous donne vingt-quatre Réaumur au maximum, ou autrement cinquante-quatre Fahrenheit (mesure anglaise), pas davantage! – et, en effet, nous sommes abrités des vents du nord par la forêt d’Argueil d’une part, des vents d’ouest par la côte Saint-Jean de l’autre, et cette chaleur, cependant, qui à cause de la vapeur d’eau dégagée par la rivière et la présence considérable de bestiaux dans les prairies, lesquels exhalent, comme vous savez, beaucoup d’ammoniaque, c’est-à-dire azote, hydrogène et oxygène (non, azote et hydrogène seulement), et qui, pompant à elle l’humus de la terre, confondant toutes ces émanations différentes, les réunissant en un faisceau, pour ainsi dire, et se combinant de soi-même avec l’électricité répandue dans l’atmosphère, lorsqu’il y en a, pourrait à la longue, comme dans les pays tropicaux, engendrer des miasmes insalubres; – cette chaleur, dis-je, se trouve justement tempérée du côté où elle vient, ou plutôt d’où elle viendrait, c’est-à-dire du côté sud, par les vents de sud-est, lesquels, s’étant rafraîchis d’eux-mêmes en passant sur la Seine, nous arrivent quelquefois tout d’un coup, comme des brises de Russie!


– Avez-vous du moins quelques Promenades dans les environs? continuait madame Bovary parlant au jeune homme.


– Oh! fort peu, répondit-il. Il y a un endroit que l’on nomme la Pâture, sur le haut de la côte, à la lisière de la forêt. Quelquefois, le dimanche, je vais là, et j’y reste avec un livre, à regarder le soleil couchant.


– Je ne trouve rien d’admirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout.


– Oh! j’adore la mer, dit M. Léon.


– Et puis ne vous semble-t-il pas, répliqua madame Bovary, que l’esprit vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dont la contemplation vous élève l’âme et donne des idées d’infini, d’idéal?


– Il en est de même des paysages de montagnes, reprit Léon. J’ai un cousin qui a voyagé en Suisse l’année dernière, et qui me disait qu’on ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme des cascades, l’effet gigantesque des glaciers. On voit des pins d’une grandeur incroyable, en travers des torrents, des cabanes suspendues sur des précipices, et, à mille pieds sous vous, des vallées entières, quand les nuages s’entrouvrent. Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer à la prière, à l’extase! Aussi je ne m’étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume d’aller jouer du piano devant quelque site imposant.


– Vous faites de la musique? demanda-t-elle.


– Non, mais je l’aime beaucoup, répondit-il.


– Ah! ne l’écoutez pas, madame Bovary, interrompit Homais en se penchant sur son assiette, c’est modestie pure. – Comment, mon cher! Eh! l’autre jour, dans votre chambre, vous chantiez l’Ange gardien à ravir. Je vous entendais du laboratoire; vous détachiez cela comme un acteur.


Léon, en effet, logeait chez le pharmacien, où il avait une petite pièce au second étage, sur la place. Il rougit à ce compliment de son propriétaire, qui déjà s’était tourné vers le médecin et lui énumérait les uns après les autres les principaux habitants d’Yonville. Il racontait des anecdotes, donnait des renseignements; on ne savait pas au juste la fortune du notaire, et il y avait la maison Tuvache qui faisait beaucoup d’embarras.


Emma reprit:


– Et quelle musique préférez-vous?


– Oh! la musique allemande, celle qui porte à rêver.


– Connaissez-vous les Italiens?


– Pas encore; mais je les verrai l’année prochaine, quand j’irai habiter Paris, pour finir mon droit.


– C’est comme j’avais l’honneur, dit le pharmacien, de l’exprimer à M. votre époux, à propos de ce pauvre Yanoda qui s’est enfui; vous vous trouverez, grâce aux folies qu’il a faites, jouir d’une des maisons les plus confortables d’Yonville. Ce qu’elle a principalement de commode pour un médecin, c’est une porte sur l’Allée, qui permet d’entrer et de sortir sans être vu. D’ailleurs, elle est fournie de tout ce qui est agréable à un ménage: buanderie, cuisine avec office, salon de famille, fruitier, etc. C’était un gaillard qui n’y regardait pas! Il s’était fait construire, au bout du jardin, à côté de l’eau, une tonnelle tout exprès pour boire de la bière en été, et si Madame aime le jardinage, elle pourra…


– Ma femme ne s’en occupe guère, dit Charles; elle aime mieux, quoiqu’on lui recommande l’exercice, toujours rester dans sa chambre, à lire.


– C’est comme moi, répliqua Léon; quelle meilleure chose, en effet, que d’être le soir au coin du feu avec un livre, pendant que le vent bat les carreaux, que la lampe brûle?…


– N’est-ce pas? dit-elle, en fixant sur lui ses grands yeux noirs tout ouverts.


– On ne songe à rien, continuait-il, les heures passent. On se promène immobile dans des pays que l’on croit voir, et votre pensée, s’enlaçant à la fiction, se joue dans les détails ou poursuit le contour des aventures. Elle se mêle aux personnages; il semble que c’est vous qui palpitez sous leurs costumes.


– C’est vrai! c’est vrai! disait-elle.


– Vous est-il arrivé parfois, reprit Léon, de rencontrer dans un livre une idée vague que l’on a eue, quelque image obscurcie qui revient de loin, et comme l’exposition entière de votre sentiment le plus délié?


– J’ai éprouvé cela, répondit-elle.


– C’est pourquoi, dit-il, j’aime surtout les poètes. Je trouve les vers plus tendres que la prose, et qu’ils font bien mieux pleurer.


– Cependant ils fatiguent à la longue, reprit Emma; et maintenant, au contraire, j’adore les histoires qui se suivent tout d’une haleine, où l’on a peur. Je déteste les héros communs et les sentiments tempérés, comme il y en a dans la nature.


– En effet, observa le clerc, ces ouvrages ne touchant pas le cœur, s’écartent, il me semble, du vrai but de l’Art. Il est si doux, parmi les désenchantements de la vie, de pouvoir se reporter en idée sur de nobles caractères, des affections pures et des tableaux de bonheur. Quant à moi, vivant ici, loin du monde, c’est ma seule distraction; mais Yonville offre si peu de ressources!


– Comme Tostes, sans doute, reprit Emma; aussi j’étais toujours abonnée à un cabinet de lecture.


– Si Madame veut me faire l’honneur d’en user, dit le pharmacien, qui venait d’entendre ces derniers mots, j’ai moi-même à sa disposition une bibliothèque composée des meilleurs auteurs: Voltaire, Rousseau, Delille, Walter Scott, l’Écho des feuilletons, etc., et je reçois, de plus, différentes feuilles périodiques, parmi lesquelles le Fanal de Rouen, quotidiennement, ayant l’avantage d’en être le correspondant pour les circonscriptions de Buchy, Forges, Neufchâtel, Yonville et les alentours.


Depuis deux heures et demie, on était à table; car la servante Artémise, traînant nonchalamment sur les carreaux ses savates de lisière, apportait les assiettes les unes après les autres, oubliait tout, n’entendait à rien et sans cesse laissait entrebâillée la porte du billard, qui battait contre le mur du bout de sa clenche.


Sans qu’il s’en aperçût, tout en causant, Léon avait posé son pied sur un des barreaux de la chaise où madame Bovary était assise. Elle portait une petite cravate de soie bleue, qui tenait droit comme une fraise un col de batiste tuyauté; et, selon les mouvements de tête qu’elle faisait, le bas de son visage s’enfonçait dans le linge ou en sortait avec douceur. C’est ainsi, l’un près de l’autre, pendant que Charles et le pharmacien devisaient, qu’ils entrèrent dans une de ces vagues conversations où le hasard des phrases vous ramène toujours au centre fixe d’une sympathie commune. Spectacles de Paris, titres de romans, quadrilles nouveaux, et le monde qu’ils ne connaissaient pas, Tostes où elle avait vécu, Yonville où ils étaient, ils examinèrent tout, parlèrent de tout jusqu’à la fin du dîner.


Quand le café fut servi, Félicité s’en alla préparer la chambre dans la nouvelle maison, et les convives bientôt levèrent le siège. Madame Lefrançois dormait auprès des cendres, tandis que le garçon d’écurie, une lanterne à la main, attendait M. et madame Bovary pour les conduire chez eux. Sa chevelure rouge était entremêlée de brins de paille, et il boitait de la jambe gauche. Lorsqu’il eut pris de son autre main le parapluie de M. le curé, l’on se mit en marche.


Le bourg était endormi. Les piliers des halles allongeaient de grandes ombres. La terre était toute grise, comme par une nuit d’été.


Mais, la maison du médecin se trouvant à cinquante pas de l’auberge, il fallut presque aussitôt se souhaiter le bonsoir, et la compagnie se dispersa.


Emma, dès le vestibule, sentit tomber sur ses épaules, comme un linge humide, le froid du plâtre. Les murs étaient neufs, et les marches de bois craquèrent. Dans la chambre, au premier, un jour blanchâtre passait par les fenêtres sans rideaux. On entrevoyait des cimes d’arbres, et plus loin la prairie, à demi noyée dans le brouillard, qui fumait au clair de la lune, selon le cours de la rivière. Au milieu de l’appartement, pêle-mêle, il y avait des tiroirs de commode, des bouteilles, des tringles, des bâtons dorés avec des matelas sur des chaises et des cuvettes sur le parquet, – les deux hommes qui avaient apporté, les meubles ayant tout laissé là, négligemment.


C’était la quatrième fois qu’elle couchait dans un endroit inconnu. La première avait été le jour de son entrée au couvent, la seconde celle de son arrivée à Tostes, la troisième à la Vaubyessard, la quatrième était celle-ci; et chacune s’était trouvée faire dans sa vie comme l’inauguration d’une phase nouvelle. Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à des places différentes, et, puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur.

III

Le lendemain, à son réveil, elle aperçut le clerc sur la place. Elle était en peignoir. Il leva la tête et la salua. Elle fit une inclination rapide et referma la fenêtre.


Léon attendit pendant tout le jour que six heures du soir fussent arrivées; mais, en entrant à l’auberge, il ne trouva personne que M. Binet, attablé.


Ce dîner de la veille était pour lui un événement considérable; jamais, jusqu’alors, il n’avait causé pendant deux heures de suite avec une dame. Comment donc avoir pu lui exposer, et en un tel langage, quantité de choses qu’il n’aurait pas si bien dites auparavant? il était timide d’habitude et gardait cette réserve qui participe à la fois de la pudeur et de la dissimulation. On trouvait à Yonville qu’il avait des manières comme il faut. Il écoutait raisonner les gens mûrs, et ne paraissait point exalté en politique, chose remarquable pour un jeune homme. Puis il possédait des talents, il peignait à l’aquarelle, savait lire la clef de sol, et s’occupait volontiers de littérature après son dîner, quand il ne jouait pas aux cartes. M Homais le considérait pour son instruction; madame Homais l’affectionnait pour sa complaisance, car souvent il accompagnait au jardin les petits Homais, marmots toujours barbouillés, fort mal élevés et quelque peu lymphatiques, comme leur mère. Ils avaient pour les soigner, outre la bonne, Justin, l’élève en pharmacie, un arrière-cousin de M. Homais que l’on avait pris dans la maison par charité, et qui servait en même temps de domestique.


L’apothicaire se montra le meilleur des voisins. Il renseigna madame Bovary sur les fournisseurs, fit venir son marchand de cidre tout exprès, goûta la boisson lui-même, et veilla dans la cave à ce que la futaille fut bien placée; il indiqua encore la façon de s’y prendre pour avoir une provision de beurre à bon marché, et conclut un arrangement avec Lestiboudois, le sacristain, qui, outre ses fonctions sacerdotales et mortuaires, soignait les principaux jardins d’Yonville à l’heure ou à l’année, selon le goût des personnes.


Le besoin de s’occuper d’autrui ne poussait pas seul le pharmacien à tant de cordialité obséquieuse, et il y avait là-dessous un plan.


Il avait enfreint la loi du 19 ventôse an XI, article Ier, qui défend à tout individu non porteur de diplôme l’exercice de la médecine; si bien que, sur des dénonciations ténébreuses, Homais avait été mandé à Rouen, près M le procureur du roi, en son cabinet particulier. Le magistrat l’avait reçu debout, dans sa robe, hermine à l’épaule et toque en tête. C’était le matin, avant l’audience. On entendait dans le corridor passer les fortes bottes des gendarmes, et comme un bruit lointain de grosses serrures qui se fermaient. Les oreilles du pharmacien lui tintèrent à croire qu’il allait tomber d’un coup de sang; il entrevit des culs de basse-fosse, sa famille en pleurs, la pharmacie vendue, tous les bocaux disséminés; et il fut obligé d’entrer dans un café prendre un verre de rhum avec de l’eau de Seltz, pour se remettre les esprits.


Peu à peu, le souvenir de cette admonition s’affaiblit, et il continuait, comme autrefois, à donner des consultations anodines dans son arrière-boutique. Mais le maire lui en voulait, des confrères étaient jaloux, il fallait tout craindre; en s’attachant M. Bovary par des politesses, c’était gagner sa gratitude, et empêcher qu’il ne parlât plus tard, s’il s’apercevait de quelque chose. Aussi, tous les matins, Homais lui apportait le journal, et souvent, dans l’après-midi, quittait un instant la pharmacie pour aller chez l’officier de santé faire la conversation.


Charles était triste: la clientèle n’arrivait pas. Il demeurait assis pendant de longues heures, sans parler, allait dormir dans son cabinet ou regardait coudre sa femme. Pour se distraire, il s’employa chez lui comme homme de peine, et même il essaya de peindre le grenier avec un reste de couleur que les peintres avaient laissé. Mais les affaires d’argent le préoccupaient. Il en avait tant dépensé pour les réparations de Tostes, pour les toilettes de Madame et pour le déménagement, que toute la dot, plus de trois mille écus, s’était écoulée en deux ans. Puis, que de choses endommagées ou perdues dans le transport de Tostes à Yonville, sans compter le curé de plâtre, qui, tombant de la charrette à un cahot trop fort, s’était écrasé en mille morceaux sur le pavé de Quincampoix!


Un souci meilleur vint le distraire, à savoir la grossesse de sa femme. À mesure que le terme en approchait, il la chérissait davantage. C’était un autre lien de la chair s’établissant et comme le sentiment continu d’une union plus complexe. Quand il voyait de loin sa démarche paresseuse et sa taille tourner mollement sur ses hanches sans corset, quand vis-à-vis l’un de l’autre il la contemplait tout à l’aise et qu’elle prenait, assise, des poses fatiguées dans son fauteuil, alors son bonheur ne se tenait plus; il se levait, il l’embrassait, passait ses mains sur sa figure, l’appelait petite maman, voulait la faire danser, et débitait, moitié riant, moitié pleurant, toutes sortes de plaisanteries caressantes qui lui venaient à l’esprit. L’idée d’avoir engendré le délectait. Rien ne lui manquait à présent. Il connaissait l’existence humaine tout du long, et il s’y attablait sur les deux coudes avec sérénité.


Emma d’abord sentit un grand étonnement, puis eut envie d’être délivrée, pour savoir quelle chose c’était que d’être mère. Mais, ne pouvant faire les dépenses qu’elle voulait, avoir un berceau en nacelle avec des rideaux de soie rose et des béguins brodés, elle renonça au trousseau dans un accès d’amertume, et le commanda d’un seul coup à une ouvrière du village, sans rien choisir ni discuter. Elle ne s’amusa donc pas à ces préparatifs où la tendresse des mères se met en appétit, et son affection, dès l’origine, en fut peut-être atténuée de quelque chose:


Cependant, comme Charles, à tous les repas, parlait du marmot, bientôt elle y songea d’une façon plus continue.


Elle souhaitait un fils; il serait fort et brun, elle l’appellerait Georges; et cette idée d’avoir pour enfant un mâle était comme la revanche en espoir de toutes ses impuissances passées. Un homme, au moins, est libre; il peut parcourir les passions et les pays, traverser les obstacles, mordre aux bonheurs les plus lointains. Mais une femme est empêchée continuellement. Inerte et flexible à la fois, elle a contre elle les mollesses de la chair avec les dépendances de la loi. Sa volonté, comme le voile de son chapeau retenu par un cordon, palpite à tous les vents; il y a toujours quelque désir qui entraîne, quelque convenance qui retient.


Elle accoucha un dimanche, vers six heures, au soleil levant.


– C’est une fille! dit Charles.


Elle tourna la tête et s’évanouit,


Presque aussitôt, madame Homais accourut et l’embrassa, ainsi que la mère Lefrançois, du Lion d’or. Le pharmacien, en homme discret, lui adressa seulement quelques félicitations provisoires, par la porte entrebâillée. Il voulut voir l’enfant, et le trouva bien conformé.


Pendant sa convalescence, elle s’occupa beaucoup à chercher un nom pour sa fille. D’abord, elle passa en revue tous ceux qui avaient des terminaisons italiennes, tels que Clara, Louisa, Amanda, Atala; elle aimait assez Galsuinde, plus encore Yseult ou Léocadie. Charles désirait qu’on appelât l’enfant comme sa mère; Emma s’y opposait. On parcourut le calendrier d’un bout à l’autre, et l’on consulta les étrangers.


– M. Léon; disait le pharmacien, avec qui j’en causais l’autre jour, s’étonne que vous ne choisissiez point Madeleine, qui est excessivement à la mode maintenant.


Mais la mère Bovary se récria bien fort sur ce nom de pécheresse. M. Homais, quant à lui, avait en prédilection tous ceux qui rappelaient un grand homme, un fait illustre ou une conception généreuse, et c’est dans ce système-là qu’il avait baptisé ses quatre enfants. Ainsi, Napoléon représentait la gloire et Franklin la liberté; Irma, peut-être, était une concession au romantisme; mais Athalie, un hommage au plus immortel chef-d’œuvre de la scène française. Car ses convictions philosophiques n’empêchaient pas ses admirations artistiques, le penseur chez lui n’étouffait point l’homme sensible; il savait établir des différences, faire la part de l’imagination et celle du fanatisme. De cette tragédie, par exemple, il blâmait les idées, mais il admirait le style; il maudissait la conception, mais il applaudissait à tous les détails, et s’exaspérait contre les personnages, en s’enthousiasmant de leurs discours. Lorsqu’il lisait les grands morceaux, il était transporté; mais, quand il songeait que les calotins en tiraient avantage pour leur boutique, il était désolé, et dans cette confusion de sentiments où il s’embarrassait, il aurait voulu tout à la fois pouvoir couronner Racine de ses deux mains et discuter avec lui pendant un bon quart d’heure.


Enfin, Emma se souvint qu’au château de la Vaubyessard elle avait entendu la marquise appeler Berthe une jeune femme; dès lors ce nom-là fut choisi, et, comme le père Rouault ne pouvait venir, on pria M. Homais d’être parrain. Il donna pour cadeaux tous produits de son établissement, à savoir: six boîtes de jujubes, un bocal entier de racahout, trois coffins de pâte à la guimauve, et, de plus, six bâtons de sucre candi qu’il avait retrouvés dans un placard. Le soir de la cérémonie, il y eut un grand dîner; le curé s’y trouvait; on s’échauffa. M. Homais, vers les liqueurs, entonna le Dieu des bonnes gens. M. Léon chanta une barcarolle, et madame Bovary mère, qui était la marraine, une romance du temps de l’Empire; enfin M. Bovary père exigea que l’on descendît l’enfant, et se mit à le baptiser avec un verre de champagne qu’il lui versait de haut sur la tête. Cette dérision du premier des sacrements indigna l’abbé Bournisien; le père Bovary répondit par une citation de la Guerre des dieux, le curé voulut partir; les dames suppliaient; Homais s’interposa; et l’on parvint à faire rasseoir l’ecclésiastique, qui reprit tranquillement, dans sa soucoupe, sa demi-tasse de café à moitié bue.


M. Bovary père resta encore un mois à Yonville, dont il éblouit les habitants par un superbe bonnet de police à galons d’argent, qu’il portait le matin, pour fumer sa pipe sur la place. Ayant aussi l’habitude de boire beaucoup d’eau-de-vie, souvent il envoyait la servante au Lion d’or lui en acheter une bouteille, que l’on inscrivait au compte de son fils; et il usa, pour parfumer ses foulards, toute la provision d’eau de Cologne qu’avait sa bru.


Celle-ci ne se déplaisait point dans sa compagnie. Il avait couru le monde: il parlait de Berlin, de Vienne, de Strasbourg, de son temps d’officier, des maîtresses qu’il avait eues, des grands déjeuners qu’il avait faits; puis il se montrait aimable, et parfois même, soit dans l’escalier ou au jardin, il lui saisissait la taille en s’écriant:


– Charles, prends garde à toi!


Alors la mère Bovary s’effraya pour le bonheur de son fils, et, craignant que son époux, à la longue, n’eût une influence immorale sur les idées de la jeune femme, elle se hâta de presser le départ. Peut-être avait-elle des inquiétudes plus sérieuses. M. Bovary était homme à ne rien respecter.


Un jour, Emma fut prise tout à coup du besoin de voir sa petite fille, qui avait été mise en nourrice chez la femme du menuisier; et, sans regarder à l’almanach si les six semaines de la Vierge duraient encore, elle s’achemina vers la demeure de Rolet, qui se trouvait à l’extrémité du village, au bas de la côte, entre la grande route et les prairies.


Il était midi; les maisons avaient leurs volets fermés, et les toits d’ardoises, qui reluisaient sous la lumière âpre du ciel bleu, semblaient à la crête de leurs pignons faire pétiller des étincelles. Un vent lourd soufflait. Emma se sentait faible en marchant; les cailloux du trottoir la blessaient; elle hésita si elle ne s’en retournerait pas chez elle, ou entrerait quelque part pour s’asseoir.


À ce moment, M. Léon sortit d’une porte voisine avec une liasse de papiers sous son bras. Il vint la saluer et se mit à l’ombre devant la boutique de Lheureux, sous la tente grise qui avançait.


Madame Bovary dit qu’elle allait voir son enfant, mais qu’elle commençait à être lasse.


– Si…, reprit Léon, n’osant poursuivre.


– Avez-vous affaire quelque part? demanda-t-elle.


Et, sur la réponse du clerc, elle le pria de l’accompagner. Dès le soir, cela fut connu dans Yonville, et madame Tuvache, la femme du maire, déclara devant sa servante que madame Bovary se compromettait.


Pour arriver chez la nourrice il fallait, après la rue, tourner à gauche, comme pour gagner le cimetière, et suivre, entre des maisonnettes et des cours, un petit sentier que bordaient des troènes. Ils étaient en fleur et les véroniques aussi, les églantiers, les orties, et les ronces légères qui s’élançaient des buissons. Par le trou des haies, on apercevait, dans les masures, quelque pourceau sur un fumier, ou des vaches embricolées, frottant leurs cornes contre le tronc des arbres. Tous les deux, côte à côte, ils marchaient doucement, elle s’appuyant sur lui et lui retenant son pas qu’il mesurait sur les siens; devant eux, un essaim de mouches voltigeait, en bourdonnant dans l’air chaud.


Ils reconnurent la maison à un vieux noyer qui l’ombrageait. Basse et couverte de tuiles brunes, elle avait en dehors, sous la lucarne de son grenier, un chapelet d’oignons suspendu. Des bourrées, debout contre la clôture d’épines, entouraient un carré de laitues, quelques pieds de lavande et des pots à fleurs montés sur des rames. De l’eau sale coulait en s’éparpillant sur l’herbe, et il y avait tout autour plusieurs guenilles indistinctes, des bas de tricot, une camisole d’indienne rouge, et un grand drap de toile épaisse étalé en long sur la haie. Au bruit de la barrière, la nourrice parut, tenant sur son bras un enfant qui tétait. Elle tirait de l’autre main un pauvre marmot chétif, couvert de scrofules au visage, le fils d’un bonnetier de Rouen, que ses parents trop occupés de leur négoce laissaient à la campagne.


– Entrez, dit-elle; votre petite est là qui dort.


La chambre, au rez-de-chaussée, la seule du logis, avait au fond contre la muraille un large lit sans rideaux, tandis que le pétrin occupait le côté de la fenêtre, dont une vitre était raccommodée avec un soleil de papier bleu. Dans l’angle, derrière la porte, des brodequins à clous luisants étaient rangés sous la dalle du lavoir, près d’une bouteille pleine d’huile qui portait une plume à son goulot; un Mathieu Laensberg traînait sur la cheminée poudreuse, parmi des pierres à fusil, des bouts de chandelle et des morceaux d’amadou. Enfin la dernière superfluité de cet appartement était une Renommée soufflant dans des trompettes, image découpée sans doute à même quelque prospectus de parfumerie, et que six pointes à sabot clouaient au mur.


L’enfant d’Emma dormait à terre, dans un berceau d’osier. Elle la prit avec la couverture qui l’enveloppait, et se mit à chanter doucement en se dandinant.


Léon se promenait dans la chambre; il lui semblait étrange de voir cette belle dame en robe de nankin, tout au milieu de cette misère. Madame Bovary devint rouge; il se détourna, croyant que ses yeux peut-être avaient eu quelque impertinence. Puis elle recoucha la petite, qui venait de vomir sur sa collerette. La nourrice aussitôt vint l’essuyer, protestant qu’il n’y paraîtrait pas.


– Elle m’en fait bien d’autres, disait-elle, et je ne suis occupée qu’à la rincer continuellement! Si vous aviez donc la complaisance de commander à Camus l’épicier, qu’il me laisse prendre un peu de savon lorsqu’il m’en faut? ce serait même plus commode pour vous, que je ne dérangerais pas.


– C’est bien, c’est bien! dit Emma. Au revoir, mère Rolet!


Et elle sortit, en essuyant ses pieds sur le seuil.


La bonne femme l’accompagna jusqu’au bout de la cour, tout en parlant du mal qu’elle avait à se relever la nuit.


– J’en suis si rompue quelquefois, que je m’endors sur ma chaise; aussi, vous devriez pour le moins me donner une petite livre de café moulu qui me ferait un mois et que je prendrais le matin avec du lait.


Après avoir subi ses remerciements, madame Bovary s’en alla; et elle était quelque peu avancée dans le sentier, lorsqu’à un bruit de sabots elle tourna la tête: c’était la nourrice!


– Qu’y a-t-il?


Alors la paysanne, la tirant à l’écart, derrière un orme, se mit à lui parler de son mari, qui, avec son métier et six francs par an que le capitaine…


– Achevez plus vite, dit Emma.


– Eh bien, reprit la nourrice poussant des soupirs entre chaque mot, j’ai peur qu’il ne se fasse une tristesse de me voir prendre du café toute seule; vous savez, les hommes…


– Puisque vous en aurez, répétait Emma, je vous en donnerai!… Vous m’ennuyez!


– Hélas! ma pauvre chère dame, c’est qu’il a, par suite de ses blessures, des crampes terribles à la poitrine. Il dit même que le cidre l’affaiblit.


– Mais dépêchez-vous, mère Rolet!


– Donc, reprit celle-ci faisant une révérence, si ce n’était pas trop vous demander…, – elle salua encore une fois, – quand vous voudrez, – et son regard suppliait, – un cruchon d’eau-de-vie, dit-elle enfin, et j’en frotterai les pieds de votre petite, qui les a tendres comme la langue.


Débarrassée de la nourrice, Emma reprit le bras de M. Léon. Elle marcha rapidement pendant quelque temps; puis elle se ralentit, et son regard qu’elle promenait devant elle rencontra l’épaule du jeune homme, dont la redingote avait un collet de velours noir. Ses cheveux châtains tombaient dessus, plats et bien peignés. Elle remarqua ses ongles, qui étaient plus longs qu’on ne les portait à Yonville. C’était une des grandes occupations du clerc que de les entretenir; et il gardait, à cet usage, un canif tout particulier dans son écritoire. Ils s’en revinrent à Yonville en suivant le bord de l’eau. Dans la saison chaude, la berge plus élargie découvrait jusqu’à leur base les murs des jardins, qui avaient un escalier de quelques marches descendant à la rivière. Elle coulait sans bruit, rapide et froide à l’œil; de grandes herbes minces s’y courbaient ensemble, selon le courant qui les poussait, et comme des chevelures vertes abandonnées s’étalaient dans sa limpidité. Quelquefois, à la pointe des joncs ou sur la feuille des nénuphars, un insecte à pattes fines marchait ou se posait. Le soleil traversait d’un rayon les petits globules bleus des ondes qui se succédaient en se crevant; les vieux saules ébranchés miraient dans l’eau leur écorce grise; au delà, tout alentour, la prairie semblait vide. C’était l’heure du dîner dans les fermes, et la jeune femme et son compagnon n’entendaient en marchant que la cadence de leurs pas sur la terre du sentier, les paroles qu’ils se disaient, et le frôlement de la robe d’Emma qui bruissait tout autour d’elle.


Les murs des jardins, garnis à leur chaperon de morceaux de bouteilles, étaient chauds comme le vitrage d’une serre. Dans les briques, des ravenelles avaient poussé; et, du bord de son ombrelle déployée, madame Bovary, tout en passant, faisait s’égrener en poussière jaune un peu de leurs fleurs flétries, ou bien quelque branche des chèvrefeuilles et des clématites qui pendaient en dehors traînait un moment sur la soie, en s’accrochant aux effilés.


Ils causaient d’une troupe de danseurs espagnols, que l’on attendait bientôt sur le théâtre de Rouen.


– Vous irez? demanda-t-elle.


– Si je le peux, répondit-il.


N’avaient-ils rien autre chose à se dire? Leurs yeux pourtant étaient pleins d’une causerie plus sérieuse; et, tandis qu’ils s’efforçaient à trouver des phrases banales, ils sentaient une même langueur les envahir tous les deux; c’était comme un murmure de l’âme, profond, continu, qui dominait celui des voix. Surpris d’étonnement à cette suavité nouvelle, ils ne songeaient pas à s’en raconter la sensation ou à en découvrir la cause. Les bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques, projettent sur l’immensité qui les précède leurs mollesses natales, une brise parfumée, et l’on s’assoupit dans cet enivrement sans même s’inquiéter de l’horizon que l’on n’aperçoit pas.


La terre, à un endroit, se trouvait effondrée par le pas des bestiaux, il fallut marcher sur de grosses pierres vertes, espacées dans la boue. Souvent elle s’arrêtait une minute à regarder où poser sa bottine, – et, chancelant sur le caillou qui tremblait, les coudes en l’air, la taille penchée, l’œil indécis, elle riait alors, de peur de tomber dans les flaques d’eau.


Quand ils furent arrivés devant son jardin madame Bovary poussa la petite barrière, monta les marches en courant et disparut.


Léon rentra à son étude. Le patron était absent; il jeta un coup d’œil sur les dossiers, puis se tailla une plume, prit enfin son chapeau et s’en alla.


Il alla sur la Pâture, au haut de la côte d’Argueil, à l’entrée de la forêt; il se coucha par terre sous les sapins, et regarda le ciel à travers ses doigts.


– Comme je m’ennuie! se disait-il, comme je m’ennuie!


Il se trouvait à plaindre de vivre dans ce village, avec Homais pour ami et M. Guillaumin pour maître.


Ce dernier, tout occupé d’affaires, portant des lunettes à branches d’or et favoris rouges sur cravate blanche, n’entendait rien aux délicatesses de l’esprit, quoiqu’il affectât un genre raide et anglais qui avait ébloui le clerc dans les premiers temps. Quant à la femme du pharmacien, c’était la meilleure épouse de Normandie, douce comme un mouton, chérissant ses enfants, son père, sa mère, ses cousins, pleurant aux maux d’autrui, laissant tout aller dans son ménage, et détestant les corsets; – mais si lente à se mouvoir, si ennuyeuse à écouter, d’un aspect si commun et d’une conversation si restreinte, qu’il n’avait jamais songé, quoiqu’elle eût trente ans, qu’il en eût vingt, qu’ils couchassent porte à porte, et qu’il lui parlât chaque jour, qu’elle pût être une femme pour quelqu’un, ni qu’elle possédât de son sexe autre chose que la robe.


Et ensuite, qu’y avait-il? Binet, quelques marchands, deux ou trois cabaretiers, le curé, et enfin M. Tuvache, le maire, avec ses deux fils, gens cossus, bourrus, obtus, cultivant leurs terres eux-mêmes, faisant des ripailles en famille, dévots d’ailleurs, et d’une société tout à fait insupportable.


Mais, sur le fond commun de tous ces visages humains, la figure d’Emma se détachait isolée et plus lointaine cependant; car il sentait entre elle et lui comme de vagues abîmes.


Au commencement, il était venu chez elle plusieurs fois dans la compagnie du pharmacien, Charles n’avait point paru extrêmement curieux de le recevoir; et Léon ne savait comment s’y prendre entre la peur d’être indiscret et le désir d’une intimité qu’il estimait presque impossible.

IV

Dès les premiers froids, Emma quitta sa chambre pour habiter la salle, longue pièce à plafond bas où il y avait, sur la cheminée, un polypier touffu s’étalant contre la glace. Assise dans son fauteuil, près de la fenêtre, elle voyait passer les gens du village sur le trottoir.


Léon, deux fois par jour, allait de son étude au Lion d’or. Emma, de loin, l’entendait venir; elle se penchait en écoutant, et le jeune homme glissait derrière le rideau, toujours vêtu de même façon et sans détourner la tête. Mais au crépuscule, lorsque, le menton dans sa main gauche, elle avait abandonné sur ses genoux sa tapisserie commencée, souvent elle tressaillait à l’apparition de cette ombre glissant tout à coup. Elle se levait et commandait qu’on mît le couvert.


M Homais arrivait pendant le dîner. Bonnet grec à la main, il entrait à pas muets pour ne déranger personne et toujours en répétant la même phrase: «Bonsoir la compagnie!» Puis, quand il s’était posé à sa place, contre la table, entre les deux époux, il demandait au médecin des nouvelles de ses malades, et celui-ci le consultait sur la probabilité des honoraires. Ensuite, on causait de ce qu’il y avait dans le journal. Homais, à cette heure-là, le savait presque par cœur; et il le rapportait intégralement, avec les réflexions du journaliste et toutes les histoires des catastrophes individuelles arrivées en France ou à l’étranger. Mais, le sujet se tarissant, il ne tardait pas à lancer quelques observations sur les mets qu’il voyait. Parfois même, se levant à demi, il indiquait délicatement à Madame le morceau le plus tendre, ou, se tournant vers la bonne, lui adressait des conseils pour la manipulation des ragoûts et l’hygiène des assaisonnements; il parlait arome, osmazôme, sucs et gélatine d’une façon à éblouir. La tête d’ailleurs plus remplie de recettes que sa pharmacie ne l’était de bocaux, Homais excellait à faire quantité de confitures, vinaigres et liqueurs douces, et il connaissait aussi toutes les inventions nouvelles de caléfacteurs économiques, avec l’art de conserver les fromages et de soigner les vins malades.


À huit heures, Justin venait le chercher pour fermer la pharmacie. Alors M. Homais le regardait d’un œil narquois, surtout si Félicité se trouvait là, s’étant aperçu que son élève affectionnait la maison du médecin.


– Mon gaillard, disait-il, commence à avoir des idées, et je crois, diable m’emporte, qu’il est amoureux de votre bonne!


Mais un défaut plus grave, et qu’il lui reprochait, c’était d’écouter continuellement les conversations. Le dimanche, par exemple, on ne pouvait le faire sortir du salon, où madame Homais l’avait appelé pour prendre les enfants, qui s’endormaient dans les fauteuils, en tirant avec leurs dos les housses de calicot, trop larges.


Il ne venait pas grand monde à ces soirées du pharmacien, sa médisance et ses opinions politiques ayant écarté de lui successivement différentes personnes respectables. Le clerc ne manquait pas de s’y trouver. Dès qu’il entendait la sonnette, il courait au-devant de madame Bovary, prenait son châle, et posait à l’écart, sous le bureau de la pharmacie, les grosses pantoufles de lisière qu’elle portait sur sa chaussure, quand il y avait de la neige.


On faisait d’abord quelques parties de trente-et-un; ensuite M. Hornais jouait à l’écarté avec Emma; Léon, derrière elle, lui donnait des avis. Debout et les mains sur le dossier de sa chaise, il regardait les dents de son peigne qui mordaient son chignon. À chaque mouvement qu’elle faisait pour jeter les cartes, sa robe du côté droit remontait. De ses cheveux retroussés, il descendait une couleur brune sur son dos, et qui, s’apâlissant graduellement, peu à peu se perdait dans l’ombre. Son vêtement, ensuite, retombait des deux côtés sur le siège, en bouffant, plein de plis, et s’étalait jusqu’à terre. Quand Léon parfois sentait la semelle de sa botte poser dessus, il s’écartait, comme s’il eût marché sur quelqu’un.


Lorsque la partie de cartes était finie, l’apothicaire et le médecin jouaient aux dominos, et Emma changeant de place, s’accoudait sur la table, à feuilleter l’Illustration. Elle avait apporté son journal de modes. Léon se mettait près d’elle; ils regardaient ensemble les gravures et s’attendaient au bas des pages. Souvent elle le priait de lui lire des vers; Léon les déclamait d’une voix traînante et qu’il faisait expirer soigneusement aux passages d’amour. Mais le bruit des dominos le contrariait; M. Homais y était fort, il battait Charles à plein double-six. Puis, les trois centaines terminées, ils s’allongeaient tous deux devant le foyer et ne tardaient pas à s’endormir. Le feu se mourait dans les cendres; la théière était vide; Léon lisait encore. Emma l’écoutait, en faisant tourner machinalement l’abat-jour de la lampe, où étaient peints sur la gaze des pierrots dans des voitures et des danseuses de corde, avec leurs balanciers. Léon s’arrêtait, désignant d’un geste son auditoire endormi, alors ils se parlaient à voix basse, et la conversation qu’ils avaient leur semblait plus douce, parce qu’elle n’était pas entendue.


Ainsi s’établit entre eux une sorte d’association, un commerce continuel de livres et de romances; M. Bovary, peu jaloux, ne s’en étonnait pas.


Il reçut pour sa fête une belle tête phrénologique, toute marquetée de chiffres jusqu’au thorax et peinte en bleu. C’était une attention du clerc. Il en avait bien d’autres, jusqu’à lui faire, à Rouen, ses commissions; et le livre d’un romancier ayant mis à la mode la manie des plantes grasses, Léon en achetait pour Madame, qu’il rapportait sur ses genoux, dans l’Hirondelle, tout en se piquant les doigts à leurs poils durs.


Elle fit ajuster, contre sa croisée, une planchette à balustrade pour tenir ses potiches. Le clerc eut aussi son jardinet suspendu; ils s’apercevaient soignant leurs fleurs à leur fenêtre.


Parmi les fenêtres du village, il y en avait une encore plus souvent occupée; car, le dimanche, depuis le matin jusqu’à la nuit, et chaque après-midi, si le temps était clair, on voyait à la lucarne d’un grenier le profil maigre de M. Binet penché sur son tour, dont le ronflement monotone s’entendait jusqu’au Lion d’or


Un soir, en rentrant, Léon trouva dans sa chambre un tapis de velours et de laine avec des feuillages sur fond pâle, il appela madame Homais, M Homais, Justin, les enfants, la cuisinière, il en parla à son patron; tout le monde désira connaître ce tapis; pourquoi la femme du médecin faisait-elle au clerc des générosités? Cela parut drôle, et l’on pensa définitivement qu’elle devait être sa bonne amie.


Il le donnait à croire, tant il vous entretenait sans cesse de ses charmes et de son esprit, si bien que Binet lui répondit une fois fort brutalement:


– Que m’importe, à moi, puisque je ne suis pas de sa société!


Il se torturait à découvrir par quel moyen lui faire sa déclaration; et, toujours hésitant entre la crainte de lui déplaire et la honte d’être si pusillanime, il en pleurait de découragement et de désirs. Puis il prenait des décisions énergiques; il écrivait des lettres qu’il déchirait, s’ajournait à des époques qu’il reculait. Souvent il se mettait en marche, dans le projet de tout oser; mais cette résolution l’abandonnait bien vite en la présence d’Emma, et, quand Charles, survenant, l’invitait à monter dans son boc pour aller voir ensemble quelque malade aux environs, il acceptait aussitôt, saluait Madame et s’en allait. Son mari, n’était-ce pas quelque chose d’elle?


Quant à Emma, elle ne s’interrogea point pour savoir si elle l’aimait. L’amour, croyait-elle, devait arriver tout à coup, avec de grands éclats et des fulgurations, – ouragan des cieux qui tombe sur la vie, la bouleverse, arrache les volontés comme des feuilles et emporte à l’abîme le cœur entier. Elle ne savait pas que, sur la terrasse des maisons, la pluie fait des lacs quand les gouttières sont bouchées, et elle fût ainsi demeurée en sa sécurité, lorsqu’elle découvrit subitement une lézarde dans le mur.

V

Ce fut un dimanche de février, une après-midi qu’il neigeait.


Ils étaient tous, M et madame Bovary, Homais et M. Léon, partis voir, à une demi-lieue d’Yonville, dans la vallée, une filature de lin que l’on établissait. L’apothicaire avait emmené avec lui Napoléon et Athalie, pour leur faire faire de l’exercice, et Justin les accompagnait, portant des parapluies sur son épaule.


Rien pourtant n’était moins curieux que cette curiosité Un grand espace de terrain vide, où se trouvaient pêle-mêle, entre des tas de sable et de cailloux, quelques roues d’engrenage déjà rouillées, entourait un long bâtiment quadrangulaire que perçaient quantité de petites fenêtres. Il n’était pas achevé d’être bâti, et l’on voyait le ciel à travers les lambourdes de la toiture. Attaché à la poutrelle du pignon, un bouquet de paille entremêlé d’épis faisait claquer au vent ses rubans tricolores.


Homais parlait. Il expliquait à la compagnie l’importance future de cet établissement, supputait la force des planchers, l’épaisseur des murailles, et regrettait beaucoup de n’avoir pas de canne métrique, comme M. Binet en possédait une pour son usage particulier.


Emma, qui lui donnait le bras, s’appuyait un peu sur son épaule, et elle regardait le disque du soleil irradiant au loin, dans la brume, sa pâleur éblouissante; mais elle tourna la tête: Charles était là. Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils, et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide; son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage.


Pendant qu’elle le considérait, goûtant ainsi dans son irritation une sorte de volupté dépravée, Léon s’avança d’un pas. Le froid qui le pâlissait semblait déposer sur sa figure une langueur plus douce; entre sa cravate et son cou, le col de la chemise, un peu lâche, laissait voir la peau; un bout d’oreille dépassait sous une mèche de cheveux, et son grand œil bleu, levé vers les nuages, parut à Emma plus limpide et plus beau que ces lacs des montagnes où le ciel se mire.


– Malheureux! s’écria tout à coup l’apothicaire.


Et il courut à son fils, qui venait de se précipiter dans un tas de chaux pour peindre ses souliers en blanc. Aux reproches dont on l’accablait, Napoléon se prit à pousser des hurlements, tandis que Justin lui essuyait ses chaussures avec un torchis de paille. Mais il eût fallu un couteau; Charles offrit le sien.


– Ah! se dit-elle, il porte un couteau dans sa poche, comme un paysan!


Le givre tombait; et l’on s’en retourna vers Yonville.


Madame Bovary, le soir, n’alla pas chez ses voisins, et, quand Charles fut parti, lorsqu’elle se sentit seule, le parallèle recommença dans la netteté d’une sensation presque immédiate et avec cet allongement de perspective que le souvenir donne aux objets. Regardant de son lit le feu clair qui brûlait, elle voyait encore, comme là-bas, Léon debout, faisant plier d’une main sa badine et tenant de l’autre Athalie, qui suçait tranquillement un morceau de glace. Elle le trouvait charmant; elle ne pouvait s’en détacher; elle se rappela ses autres attitudes en d’autres jours, des phrases qu’il avait dites, le son de sa voix, toute sa personne; et elle répétait, en avançant ses lèvres comme pour un baiser:


– Oui, charmant! charmant!… N’aime-t-il pas? se demanda-t-elle. Qui donc?… mais c’est moi!


Toutes les preuves à la fois s’en étalèrent, son cœur bondit. La flamme de la cheminée faisait trembler au plafond une clarté joyeuse; elle se tourna sur le dos en s’étirant les bras.


Alors commença l’éternelle lamentation: «Oh! si le ciel l’avait voulu! Pourquoi n’est-ce pas? Qui empêchait donc?…»


Quand Charles, à minuit, rentra, elle eut l’air de s’éveiller, et, comme il fit du bruit en se déshabillant, elle se plaignit de la migraine; puis demanda nonchalamment ce qui s’était passé dans la soirée.


– M. Léon, dit-il, est remonté de bonne heure.


Elle ne put s’empêcher de sourire, et elle s’endormit l’âme remplie d’un enchantement nouveau.


Le lendemain, à la nuit tombante, elle reçut la visite du sieur Lheureux, marchand de nouveautés. C’était un homme habile que ce boutiquier,


Né Gascon, mais devenu Normand, il doublait sa faconde méridionale de cautèle cauchoise. Sa figure grasse, molle et sans barbe, semblait teinte par une décoction de réglisse claire, et sa chevelure blanche rendait plus vif encore l’éclat rude de ses petits yeux noirs. On ignorait ce qu’il avait été jadis: porteballe, disaient les uns, banquier à Routot, selon les autres. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il faisait, de tête, des calculs compliqués, à effrayer Binet lui-même. Poli jusqu’à l’obséquiosité, il se tenait toujours les reins à demi courbés, dans la position de quelqu’un qui salue ou qui invite.


Après avoir laissé à la porte son chapeau garni d’un crêpe, il posa sur la table un carton vert, et commença par se plaindre à Madame, avec force civilités, d’être resté jusqu’à ce jour sans obtenir sa confiance. Une pauvre boutique comme la sienne n’était pas faite pour attirer une élégante; il appuya sur le mot. Elle n’avait pourtant, qu’à commander, et il se chargerait de lui fournir ce qu’elle voudrait, tant en mercerie que lingerie, bonneterie ou nouveautés; car il allait à la ville quatre fois par mois, régulièrement. Il était en relation avec les plus fortes maisons. On pouvait parler de lui aux Trois Frères, à la Barbe d’or ou au Grand Sauvage, tous ces messieurs le connaissaient comme leur poche! Aujourd’hui donc, il venait montrer à Madame, en passant, différents articles qu’il se trouvait avoir, grâce à une occasion des plus rares. Et il retira de la boîte une demi-douzaine de cols brodés.


Madame Bovary les examina.


– Je n’ai besoin de rien, dit-elle.


Alors M. Lheureux exhiba délicatement trois écharpes algériennes, plusieurs paquets d’aiguilles anglaises, une paire de pantoufles en paille, et, enfin, quatre coquetiers en coco, ciselés à jour par des forçats. Puis, les deux mains sur la table, le cou tendu, la taille penchée; il suivait, bouche béante, le regard d’Emma, qui se promenait indécis parmi ces marchandises. De temps à autre comme pour en chasser la poussière, il donnait un coup d’ongle sur la soie des écharpes, dépliées, dans toute leur longueur; et elles frémissaient avec un bruit léger, en faisant, à la lumière verdâtre du crépuscule, scintiller, comme de petites étoiles, les paillettes d’or de leur tissu.


– Combien coûtent-elles?


– Une misère, répondit-il, une, misère; mais rien ne presse; quand vous voudrez; nous ne sommes pas des juifs!


Elle réfléchit quelques instants, et finit encore, par remercier M. Lheureux, qui répliqua sans s’émouvoir.


– Eh bien; nous nous entendrons plus tard; avec les dames je me suis toujours arrangé, si ce n’est avec la mienne, cependant!


Emma sourit.


– C’était pour vous dire, reprit-il d’un air bonhomme après sa plaisanterie, que ce n’est pas l’argent qui m’inquiète… Je vous en donnerais, s’il le fallait.


Elle eut un geste de surprise.


– Ah! fit-il vivement et à voix basse, je n’aurais pas besoin d’aller loin pour vous en trouver; comptez-y!


Et il se mit à demander des nouvelles du père Tellier, le maître du Café Français, que M. Bovary soignait alors.


– Qu’est-ce qu’il a donc, le père Tellier?… Il tousse qu’il en secoue toute sa maison, et j’ai bien peur que prochainement il ne lui faille plutôt un paletot de sapin qu’une camisole de flanelle? Il a fait tant de bamboches quand il était jeune! Ces gens-là, madame, n’avaient pas le moindre ordre! il s’est calciné avec l’eau-de-vie! Mais c’est fâcheux tout de même de voir une connaissance s’en aller.


Et, tandis qu’il rebouclait son carton, il discourait ainsi sur la clientèle du médecin.


– C’est le temps, sans doute, dit-il en regardant les carreaux avec une figure rechignée, qui est la cause de ces maladies-là! Moi aussi, je ne me sens pas en mon assiette; il faudra même un de ces jours que je vienne consulter Monsieur, pour une douleur que j’ai dans le dos. Enfin, au revoir, madame Bovary; à votre disposition; serviteur très humble!


Et il referma la porte doucement


Emma se fit servir à dîner dans sa chambre, au coin du feu, sur un plateau; elle fut longue à manger; tout lui sembla bon.


– Comme j’ai été sage! se disait-elle en songeant aux écharpes.


Elle entendit des pas dans l’escalier: c’était Léon. Elle se leva, et prit sur la commode; parmi des torchons à ourler, le premier de la pile. Elle semblait fort occupée quand il parut.


La conversation fut languissante, madame Bovary l’abandonnant à chaque minute, tandis qu’il demeurait lui-même comme tout embarrassé. Assis sur une chaise basse, près de la cheminée, il faisait tourner dans ses doigts l’étui d’ivoire; elle poussait son aiguille, ou, de temps à autre, avec son ongle, fronçait les plis de la toile. Elle ne parlait pas; il se taisait, captivé par son silence, comme il l’eût été par ses paroles.


– Pauvre garçon! pensait-elle.


– En quoi lui déplais-je? se demandait-il.


Léon, cependant, finit par dire qu’il devait, un de ces jours, aller à Rouen, pour une affaire de son étude…


– Votre abonnement de musique est terminé, dois-je le reprendre?


– Non, répondit-elle.


– Pourquoi?


– Parce que…


Et, pinçant ses lèvres, elle tira lentement une longue aiguillée de fil gris.


Cet ouvrage irritait Léon. Les doigts d’Emma semblaient s’y écorcher par le bout; il lui vint en tête une phrase galante, mais qu’il ne risqua pas.


– Vous l’abandonnez donc? reprit-il.


– Quoi? dit-elle vivement; la musique? Ah! mon Dieu, oui! n’ai-je pas ma maison à tenir, mon mari à soigner, mille choses enfin, bien des devoirs qui passent auparavant!


Elle regarda la pendule. Charles était en retard. Alors elle fit la soucieuse. Deux ou trois fois même elle répéta:


– Il est si bon!


Le clerc affectionnait M. Bovary. Mais cette tendresse à son endroit l’étonna d’une façon désagréable; néanmoins il continua son éloge, qu’il entendait faire à chacun, disait-il, et surtout au pharmacien.


– Ah! c’est un brave homme, reprit Emma.


– Certes, reprit le clerc:


Et il se mit à parler de madame Homais, dont la tenue fort négligée leur apprêtait à rire ordinairement.


– Qu’est-ce que cela fait? interrompit Emma. Une bonne mère de famille ne s’inquiète pas de sa toilette.


Puis elle retomba dans son silence.


Il en fut de même les jours suivants; ses discours, ses manières, tout changea. On la vit prendre à cœur son ménage, retourner à l’église régulièrement et tenir sa servante avec plus de sévérité.


Elle retira Berthe de nourrice. Félicité l’amenait quand il venait des visites, et madame Bovary la déshabillait afin de faire voir ses membres. Elle déclarait adorer les enfants; c’était sa consolation, sa joie, sa folie, et elle accompagnait ses caresses d’expansions lyriques, qui, à d’autres qu’à des Yonvillais, eussent rappelé la Sachette de Notre-Dame de Paris.


Quand Charles rentrait, il trouvait auprès des cendres ses pantoufles à chauffer. Ses gilets maintenant ne manquaient plus de doublure, ni ses chemises de boutons, et même il y avait plaisir à considérer dans l’armoire tous les bonnets de coton rangés par piles égales. Elle ne rechignait plus, comme autrefois, à faire des tours dans le jardin; ce qu’il proposait était toujours consenti, bien qu’elle ne devinât pas les volontés auxquelles elle se soumettait sans un murmure; – et lorsque Léon le voyait au coin du feu, après le dîner, les deux mains sur son ventre, les deux pieds sur les chenets, la joue rougie par la digestion, les yeux humides de bonheur, avec l’enfant qui se traînait sur le tapis, et cette femme à taille mince qui par-dessus le dossier du fauteuil venait le baiser au front:


– Quelle folie! se disait-il, et comment arriver jusqu’à elle?


Elle lui parut donc si vertueuse et inaccessible, que toute espérance, même la plus vague, l’abandonna.


Mais, par ce renoncement, il la plaçait en des conditions extraordinaires. Elle se dégagea, pour lui, des qualités charnelles dont il n’avait rien à obtenir; et elle alla, dans son cœur, montant toujours et s’en détachant, à la manière magnifique d’une apothéose qui s’envole. C’était un de ces sentiments purs qui n’embarrassent pas l’exercice de la vie, que l’on cultive parce qu’ils sont rares; et dont la perte affligerait plus que la possession n’est réjouissante.


Emma maigrit, ses joues pâlirent, sa figure s’allongea. Avec ses bandeaux noirs, ses grands yeux, son nez droit, sa démarche d’oiseau, et toujours silencieuse maintenant, ne semblait-elle pas traverser l’existence en y touchant à peine, et porter au front la vague empreinte de quelque prédestination sublime? Elle était si triste et si calme, si douce à la fois et si réservée, que l’on se sentait près d’elle pris par un charme glacial, comme l’on frissonne dans les églises sous le parfum des fleurs mêlé au froid des marbres. Les autres même n’échappaient point à cette séduction. Le pharmacien disait:


– C’est une femme de grands moyens et qui ne serait pas déplacée dans une sous-préfecture.


Les bourgeoises admiraient son économie, les clients sa politesse, les pauvres sa charité.


Mais elle était pleine de convoitises, de rage, de haine. Cette robe aux plis droits cachait un cœur bouleversé, et ces lèvres si pudiques n’en racontaient pas la tourmente. Elle était amoureuse de Léon, et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir plus à l’aise se délecter en son image. La vue de sa personne troublait la volupté de cette méditation. Emma palpitait au bruit de ses pas; puis, en sa présence, l’émotion tombait, et il ne lui restait ensuite qu’un immense étonnement qui se finissait en tristesse.


Léon ne savait pas, lorsqu’il sortait de chez elle désespéré, qu’elle se levait derrière lui afin de le voir dans la rue. Elle s’inquiétait de ses démarches, elle épiait son visage; elle inventa toute une histoire pour trouver prétexte à visiter sa chambre. La femme du pharmacien lui semblait bien heureuse de dormir sous le même toit; et ses pensées continuellement s’abattaient sur cette maison, comme les pigeons du Lion d’or qui venaient tremper là, dans les gouttières, leurs pattes roses et leurs ailes blanches. Mais plus Emma s’apercevait de son amour, plus elle le refoulait, afin qu’il ne parût pas, et pour le diminuer. Elle aurait voulu que Léon s’en doutât; et elle imaginait des hasards, des catastrophes qui l’eussent facilité. Ce qui la retenait, sans doute, c’était la paresse ou l’épouvante, et la pudeur aussi. Elle songeait qu’elle l’avait repoussé trop loin, qu’il n’était plus temps, que tout était perdu. Puis l’orgueil, la joie de se dire: «je suis vertueuse», et de se regarder dans la glace en prenant des poses résignées, la consolait un peu du sacrifice qu’elle croyait faire.


Alors, les appétits de la chair, les convoitises d’argent et les mélancolies de la passion, tout se confondit dans une même souffrance; – et, au lieu d’en détourner sa pensée; elle l’y attachait davantage, s’excitant à la douleur et en cherchant partout les occasions. Elle s’irritait d’un plat mal servi ou d’une porte entrebâillée, gémissait du velours qu’elle n’avait pas, du bonheur qui lui manquait, de ses rêves trop hauts, de sa maison trop étroite.


Ce qui l’exaspérait, c’est que Charles n’avait pas l’air de se douter de son supplice. La conviction où il était de la rendre heureuse lui semblait une insulte imbécile, et sa sécurité, là-dessus, de l’ingratitude. Pour qui donc était-elle sage? N’était-il pas, lui, obstacle à toute félicité, la cause de toute misère, et comme l’ardillon pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous côtés?


Donc, elle reporta sur lui seul la haine nombreuse qui résultait de ses ennuis, et chaque effort pour l’amoindrir ne servait qu’à l’augmenter; car cette peine inutile s’ajoutait aux autres motifs de désespoir et contribuait encore plus à l’écartement. Sa propre douceur à elle-même lui donnait des rébellions. La médiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses, la tendresse matrimoniale en des désirs adultères. Elle aurait voulu que Charles la battît, pour pouvoir plus justement le détester, s’en venger. Elle s’étonnait parfois des conjectures atroces qui lui arrivaient à la pensée; et il fallait continuer à sourire, s’entendre répéter qu’elle était heureuse, faire semblant de l’être, le laisser croire!


Elle avait des dégoûts, cependant, de cette hypocrisie. Des tentations la prenaient de s’enfuir avec Léon, quelque part, bien loin, pour essayer une destinée nouvelle; mais aussitôt il s’ouvrait dans son âme un gouffre vague, plein d’obscurité.


– D’ailleurs, il ne m’aime plus, pensait-elle; que devenir? quel secours attendre, quelle consolation, quel allégement?


Elle restait brisée, haletante, inerte, sanglotant à voix basse et avec des larmes qui coulaient.


– Pourquoi ne point le dire à Monsieur? lui demandait la domestique, lorsqu’elle entrait pendant ces crises.


– Ce sont les nerfs, répondait Emma; ne lui en parle pas, tu l’affligerais.


– Ah! oui, reprenait Félicité, vous êtes justement comme la Guérine, la fille au père Guérin, le pêcheur du Pollet, que j’ai connue à Dieppe, avant de venir chez vous. Elle était si triste, si triste, qu’à la voir debout sur le seuil de sa maison, elle vous faisait l’effet d’un drap d’enterrement tendu devant la porte. Son mal, à ce qu’il paraît, était une manière de brouillard qu’elle avait dans la tête, et les médecins n’y pouvaient rien, ni le curé non plus. Quand ça la prenait trop fort, elle s’en allait toute seule sur le bord de la mer, si bien que le lieutenant de la douane, en faisant sa tournée, souvent la trouvait étendue à plat ventre et pleurant sur les galets. Puis, après son mariage, ça lui a passé, dit-on.


– Mais, moi, reprenait Emma, c’est après le mariage que ça m’est venu.

VI

Un soir que la fenêtre était ouverte, et que, assise au bord, elle venait de regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait le buis, elle entendit tout à coup sonner l’Angelus.


On était au commencement d’avril, quand les primevères sont écloses; un vent tiède se roule sur les plates-bandes labourées, et les jardins, comme des femmes, semblent faire leur toilette pour les fêtes de l’été. Par les barreaux de la tonnelle et au delà tout alentour, on voyait la rivière dans la prairie, où elle dessinait sur l’herbe des sinuosités vagabondes. La vapeur du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours d’une teinte violette, plus pâle et plus transparente qu’une gaze subtile arrêtée sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient; on n’entendait ni leurs pas, ni leurs mugissements; et la cloche, sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique.


À ce tintement répété, la pensée de la jeune femme s’égarait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela les grands chandeliers, qui dépassaient sur l’autel les vases pleins de fleurs et le tabernacle à colonnettes. Elle aurait voulu, comme autrefois, être encore confondue dans la longue ligne des voiles blancs, que marquaient de noir ça et là les capuchons raides des bonnes sœurs inclinées sur leur prie-Dieu; le dimanche, à la messe, quand elle relevait sa tête, elle apercevait le doux visage de la Vierge parmi les tourbillons bleuâtres de l’encens qui montait. Alors un attendrissement la saisit; elle se sentit molle et tout abandonnée, comme un duvet d’oiseau qui tournoie dans la tempête; et ce fut sans en avoir conscience qu’elle s’achemina vers l’église, disposée à n’importe quelle dévotion, pourvu qu’elle y absorbât son âme et que l’existence entière y disparût.


Elle rencontra, sur la place, Lestiboudois, qui s’en revenait; car, pour ne pas rogner la journée, il préférait interrompre sa besogne puis la reprendre, si bien qu’il tintait l’Angelus selon sa commodité. D’ailleurs, la sonnerie, faite plus tôt, avertissait les gamins de l’heure du catéchisme.


Déjà quelques-uns, qui se trouvaient arrivés, jouaient aux billes sur les dalles du cimetière. D’autres, à califourchon sur le mur, agitaient leurs jambes, en fauchant avec leurs sabots les grandes orties poussées entre la petite enceinte et les dernières tombes. C’était la seule place qui fût verte; tout le reste n’était que pierres, et couvert continuellement d’une poudre fine, malgré le balai de la sacristie.


Les enfants en chaussons couraient là comme sur un parquet fait pour eux, et on entendait les éclats de leurs voix à travers le bourdonnement de la cloche. Il diminuait avec les oscillations de la grosse corde qui, tombant des hauteurs du clocher, traînait à terre par le bout. Des hirondelles passaient en poussant de petits cris, coupaient l’air au tranchant de leur vol, et rentraient vite dans leurs nids jaunes, sous les tuiles du larmier. Au fond de l’église, une lampe brûlait, c’est-à-dire une mèche de veilleuse dans un verre suspendu. Sa lumière, de loin, semblait une tache blanchâtre qui tremblait sur l’huile. Un long rayon de soleil traversait toute la nef et rendait plus sombres encore les bas-côtés et les angles.


– Où est le curé? demanda madame Bovary à un jeune garçon qui s’amusait à secouer le tourniquet dans son trou trop lâche.


– Il va venir, répondit-il.


En effet, la porte du presbytère grinça, l’abbé Bournisien parut; les enfants, pêle-mêle, s’enfuirent dans l’église.


– Ces polissons-là! murmura l’ecclésiastique, toujours les mêmes!


Et, ramassant un catéchisme en lambeaux qu’il venait de heurter avec son pied:


– Ça ne respecte rien!


Mais, dès qu’il aperçut madame Bovary:


– Excusez-moi, dit-il, je ne vous remettais pas.


Il fourra le catéchisme dans sa poche et s’arrêta, continuant à balancer entre deux doigts la lourde clef de la sacristie.


La lueur du soleil couchant qui frappait, en plein son visage pâlissait le lasting de sa soutane, luisante sous les coudes, effiloquée par le bas. Des taches de graisse et de tabac suivaient sur sa poitrine large la ligne des petits boutons, et elles devenaient plus nombreuses en s’écartant de son rabat, où reposaient les plis abondants de sa peau rouge; elle était semée de macules jaunes qui disparaissaient dans les poils rudes de sa barbe grisonnante. Il venait de dîner et respirait bruyamment.


– Comment vous portez-vous? ajouta-t-il.


– Mal, répondit Emma; je souffre.


– Eh bien, moi aussi, reprit l’ecclésiastique. Ces premières chaleurs, n’est-ce pas, vous amollissent étonnamment? Enfin, que voulez-vous! nous sommes nés pour souffrir, comme dit saint Paul. Mais, M. Bovary, qu’est-ce qu’il en pense?


– Lui! fit-elle avec un geste de dédain.


– Quoi! répliqua le bonhomme tout étonné, il ne vous ordonne pas quelque chose?


– Ah! dit Emma, ce ne sont pas les remèdes de la terre qu’il me faudrait.


Mais le curé, de temps à autre, regardait dans l’église, où tous les gamins agenouillés se poussaient de l’épaule, et tombaient comme des capucins de cartes.


– Je voudrais savoir…, reprit-elle.


– Attends, attends, Riboudet, cria l’ecclésiastique d’une voix colère, je m’en vas aller te chauffer les oreilles, mauvais galopin!


Puis, se tournant vers Emma:


– C’est le fils de Boudet le charpentier; ses parents sont à leur aise et lui laissent faire ses fantaisies. Pourtant il apprendrait vite, s’il le voulait, car il est plein d’esprit. Et moi quelquefois, par plaisanterie, je l’appelle donc Riboudet (comme la côte que l’on prend pour aller à Maromme), et je dis même: mon Riboudet. Ah! ah! Mont-Riboudet! L’autre jour, j’ai rapporté ce mot-là à Monseigneur, qui en a ri… il a daigné en rire. – Et M. Bovary, comment va-t-il?


Elle semblait ne pas entendre. Il continua:


– Toujours fort occupé, sans doute? car nous sommes certainement, lui et moi, les deux personnes de la paroisse qui avons le plus à faire. Mais lui, il est le médecin des corps, ajouta-t-il avec un rire épais, et moi, je le suis des âmes!


Elle fixa sur le prêtre des yeux suppliants.


– Oui…, dit-elle, vous soulagez toutes les misères.


– Ah! ne m’en parlez pas, madame Bovary! Ce matin même, il a fallu que j’aille dans le Bas-Diauville pour une vache qui avait l’enfle; ils croyaient que c’était un sort. Toutes leurs vaches, je ne sais comment… Mais, pardon! Longuermarre et Boudet! sac à papier! voulez-vous bien finir!


Et, d’un bond, il s’élança dans l’église.


Les gamins, alors, se pressaient autour du grand pupitre, grimpaient sur le tabouret du chantre, ouvraient le missel; et d’autres, à pas de loup, allaient se hasarder bientôt jusque dans le confessionnal. Mais le curé, soudain, distribua sur tous une grêle de soufflets. Les prenant par le collet de la veste, il les enlevait de terre et les reposait à deux genoux sur les pavés du chœur, fortement, comme s’il eût voulu les y planter.


– Allez, dit-il quand il fut revenu près d’Emma, et en déployant son large mouchoir d’indienne, dont il mit un angle entre ses dents, les cultivateurs sont bien à plaindre!


– Il y en a d’autres, répondit-elle.


– Assurément! les ouvriers des villes, par exemple.


– Ce ne sont pas eux…


– Pardonnez-moi! j’ai connu là de pauvres mères de famille, des femmes vertueuses, je vous assure, de véritables saintes, qui manquaient même de pain.


– Mais celles, reprit Emma (et les coins de sa bouche se tordaient en parlant), celles, monsieur le curé, qui ont du pain, et qui n’ont pas…


– De feu l’hiver, dit le prêtre.


– Eh! qu’importe?


– Comment! qu’importe? Il me semble, à moi, que lorsqu’on est bien chauffé, bien nourri…, car enfin…


– Mon Dieu! mon Dieu! soupirait-elle.


– Vous vous trouvez gênée? fit-il, en s’avançant d’un air inquiet; c’est la digestion, sans doute? Il faut rentrer chez vous, madame Bovary, boire un peu de thé; ça vous fortifiera, ou bien un verre d’eau fraîche avec de la cassonade.


– Pourquoi?


Et elle avait l’air de quelqu’un qui se réveille d’un songe.


– C’est que vous passiez la main sur votre front. J’ai cru qu’un étourdissement vous prenait.


Puis, se ravisant:


– Mais vous me demandiez quelque chose? Qu’est-ce donc? Je ne sais plus.


– Moi? Rien…, rien…, répétait Emma.


Et son regard, qu’elle promenait autour d’elle, s’abaissa lentement sur le vieillard à soutane. Ils se considéraient tous les deux, face à face, sans parler.


– Alors, madame Bovary, dit-il enfin, faites excuse, mais le devoir avant tout, vous savez; il faut que j’expédie mes garnements. Voilà les premières communions qui vont venir. Nous serons encore surpris, j’en ai peur! Aussi, à partir de l’Ascension, je les tiens recta tous les mercredis une heure de plus. Ces pauvres enfants! on ne saurait les diriger trop tôt dans la voie du Seigneur, comme, du reste, il nous l’a recommandé lui-même par la bouche de son divin Fils… Bonne santé, madame; mes respects à monsieur votre mari!


Et il entra dans l’église, en faisant dès la porte une génuflexion.


Emma le vit qui disparaissait entre la double ligne des bancs, marchant à pas lourds, la tête un peu penchée sur l’épaule, et avec ses deux mains entrouvertes, qu’il portait en dehors.


Puis elle tourna sur ses talons, tout d’un bloc comme une statue sur un pivot, et prit le chemin de sa maison. Mais la grosse voix du curé, la voix claire des gamins arrivaient encore à son oreille et continuaient derrière elle:


– Êtes-vous chrétien?


– Oui, je suis chrétien.


– Qu’est-ce qu’un chrétien?


– C’est celui qui, étant baptisé…, baptisé…, baptisé.


Elle monta les marches de son escalier en se tenant à la rampe, et, quand elle fut dans sa chambre, se laissa tomber dans un fauteuil.


Le jour blanchâtre des carreaux s’abaissait doucement avec des ondulations. Les meubles à leur place semblaient devenus plus immobiles et se perdre dans l’ombre comme dans un océan ténébreux. La cheminée était éteinte, la pendule battait toujours, et Emma vaguement s’ébahissait à ce calme des choses, tandis qu’il y avait en elle-même tant de bouleversements. Mais, entre la fenêtre et la table à ouvrage, la petite Berthe était là, qui chancelait sur ses bottines de tricot, et essayait de se rapprocher de sa mère, pour lui saisir, par le bout, les rubans de son tablier.


– Laisse-moi! dit celle-ci en l’écartant avec la main.


La petite fille bientôt revint plus près encore contre ses genoux; et, s’y appuyant des bras, elle levait vers elle son gros œil bleu, pendant qu’un filet de salive pure découlait de sa lèvre sur la soie du tablier.


– Laisse-moi! répéta la jeune femme tout irritée.


Sa figure épouvanta l’enfant, qui se mit à crier.


– Eh! laisse-moi donc! fit-elle en la repoussant du coude.


Berthe alla tomber au pied de la commode, contre la patère de cuivre; elle s’y coupa la joue, le sang sortit. Madame Bovary se précipita pour la relever, cassa le cordon de la sonnette, appela la servante de toutes ses forces, et elle allait commencer à se maudire, lorsque Charles parut. C’était l’heure du dîner, il rentrait.


– Regarde donc, cher ami, lui dit Emma d’une voix tranquille: voilà la petite qui, en jouant, vient de se blesser par terre.


Charles la rassura, le cas n’était point grave, et il alla chercher du diachylum.


Madame Bovary ne descendit, pas dans la salle; elle voulut demeurer seule à garder son enfant. Alors, en la contemplant dormir, ce qu’elle conservait d’inquiétude se dissipa par degrés, et elle se parut à elle-même bien sotte et bien bonne de s’être troublée tout à l’heure pour si peu de chose. Berthe, en effet, ne sanglotait plus. Sa respiration, maintenant, soulevait insensiblement la couverture de coton. De grosses larmes s’arrêtaient au coin de ses paupières à demi closes, qui laissaient voir entre les cils deux prunelles pâles, enfoncées; le sparadrap, collé sur sa joue, en tirait obliquement la peau tendue.


– C’est une chose étrange, pensait Emma, comme cette enfant est laide!


Quand Charles, à onze heures du soir, revint de la pharmacie (où il avait été remettre, après le dîner, ce qui lui restait du diachylum), il trouva sa femme debout auprès du berceau.


– Puisque je t’assure que ce ne sera rien, dit-il en la baisant au front; ne te tourmente pas, pauvre chérie, tu te rendras malade!


Il était resté longtemps chez l’apothicaire. Bien qu’il ne s’y fût pas montré fort ému, M. Homais, néanmoins, s’était efforcé de le raffermir, de lui remonter le moral.


Alors on avait causé des dangers divers qui menaçaient l’enfance et de l’étourderie des domestiques. Madame Homais en savait quelque chose, ayant encore sur la poitrine les marques d’une écuellée de braise qu’une cuisinière, autrefois, avait laissée tomber dans son sarrau. Aussi ces bons parents prenaient-ils quantité de précautions. Les couteaux jamais n’étaient affilés, ni les appartements cirés. Il y avait aux fenêtres des grilles en fer et aux chambranles de fortes barres. Les petits Homais, malgré leur indépendance, ne pouvaient remuer sans un surveillant derrière eux; au moindre rhume, leur père les bourrait de pectoraux, et jusqu’à plus de quatre ans ils portaient tous, impitoyablement, des bourrelets matelassés. C’était, il est vrai, une manie de madame Homais; son époux en était intérieurement affligé, redoutant pour les organes de l’intellect les résultats possibles d’une pareille compression, et il s’échappait jusqu’à lui dire:


– Tu prétends donc en faire des Caraïbes ou des Botocudos?


Charles, cependant, avait essayé plusieurs fois d’interrompre la conversation.


– J’aurais à vous entretenir, avait-il soufflé bas à l’oreille du clerc, qui se mit à marcher devant lui dans l’escalier.


– Se douterait-il de quelque chose? se demandait Léon. Il avait des battements de cœur et se perdait en conjectures.


Enfin Charles, ayant fermé la porte, le pria de voir lui-même à Rouen quels pouvaient être les prix d’un beau daguerréotype; c’était une surprise sentimentale qu’il réservait à sa femme, une attention fine, son portrait en habit noir. Mais il voulait auparavant savoir à quoi s’en tenir; ces démarches ne devaient pas embarrasser M. Léon, puisqu’il allait à la ville toutes les semaines, à peu près.


Dans quel but? Homais soupçonnait là-dessous quelque histoire de jeune homme, une intrigue. Mais il se trompait; Léon ne poursuivait aucune amourette. Plus que jamais il était triste, et madame Lefrançois s’en apercevait bien à la quantité de nourriture qu’il laissait maintenant sur son assiette. Pour en savoir plus long, elle interrogea le percepteur; Binet répliqua, d’un ton rogue, qu’il n’était point payé par la police.


Son camarade, toutefois, lui paraissait fort singulier; car souvent Léon se renversait sur sa chaise en écartant les bras, et se plaignait vaguement de l’existence.


– C’est que vous ne prenez point assez de distractions, disait le percepteur.


– Lesquelles?


– Moi, à votre place, j’aurais un tour!


– Mais je ne sais pas tourner, répondait le clerc.


– Oh! c’est vrai! faisait l’autre en caressant sa mâchoire, avec un air de dédain mêlé de satisfaction.


Léon était las d’aimer sans résultat; puis il commençait à sentir cet accablement que vous cause la répétition de la même vie, lorsque aucun intérêt ne la dirige et qu’aucune espérance ne la soutient. Il était si ennuyé d’Yonville et des Yonvillais, que la vue de certaines gens, de certaines maisons l’irritait à n’y pouvoir tenir; et le pharmacien, tout bonhomme qu’il était, lui devenait complètement insupportable. Cependant, la perspective d’une situation nouvelle l’effrayait autant qu’elle le séduisait.


Cette appréhension se tourna vite en impatience, et Paris alors agita pour lui, dans le lointain, la fanfare de ses bals masqués avec le rire de ses grisettes. Puisqu’il devait y terminer son droit, pourquoi ne partait-il pas? qui l’empêchait? Et il se mit à faire des préparatifs intérieurs: il arrangea d’avance ses occupations. Il se meubla, dans sa tête, un appartement. Il y mènerait une vie d’artiste! Il y prendrait des leçons de guitare! Il aurait une robe de chambre, un béret basque, des pantoufles de velours bleu! Et même il admirait déjà sur sa cheminée deux fleurets en sautoir, avec une tête de mort et la guitare au-dessus.


La chose difficile était le consentement de sa mère; rien pourtant ne paraissait plus raisonnable. Son patron même l’engageait à visiter une autre étude, où il pût se développer davantage. Prenant donc un parti moyen, Léon chercha quelque place de second clerc à Rouen, n’en trouva pas, et écrivit enfin à sa mère une longue lettre détaillée, où il exposait les raisons d’aller habiter Paris immédiatement. Elle y consentit.


Il ne se hâta point. Chaque jour, durant tout un mois, Hivert transporta pour lui d’Yonville à Rouen, de Rouen à Yonville, des coffres, des valises, des paquets; et, quand Léon eut remonté sa garde-robe, fait rembourrer ses trois fauteuils, acheté une provision de foulards, pris en un mot plus de dispositions que pour un voyage autour du monde, il s’ajourna de semaine en semaine, jusqu’à ce qu’il reçût une seconde lettre maternelle où on le pressait de partir, puisqu’il désirait, avant les vacances, passer son examen.


Lorsque le moment fut venu des embrassades, madame Homais pleura; Justin sanglotait; Homais, en homme fort, dissimula son émotion; il voulut lui-même porter le paletot de son ami jusqu’à la grille du notaire, qui emmenait Léon à Rouen dans sa voiture. Ce dernier avait juste le temps de faire ses adieux à M. Bovary.


Quand il fut au haut de l’escalier, il s’arrêta, tant il se sentait hors d’haleine. À son entrée, madame Bovary se leva vivement.


– C’est encore moi! dit Léon.


– J’en étais sûre!


Elle se mordit les lèvres, et un flot de sang lui courut sous la peau, qui se colora tout en rose, depuis la racine des cheveux jusqu’au bord de sa collerette. Elle restait debout, s’appuyant de l’épaule contre la boiserie.


– Monsieur n’est donc pas là? reprit-il.


– Il est absent.


Elle répéta:


– Il est absent.


Alors il y eut un silence. Ils se regardèrent; et leurs pensées, confondues dans la même angoisse, s’étreignaient étroitement, comme deux poitrines palpitantes.


– Je voudrais bien embrasser Berthe, dit Léon.


Emma descendit quelques marches, et elle appela Félicité.


Il jeta vite autour de lui un large coup d’œil qui s’étala sur les murs, les étagères, la cheminée, comme pour pénétrer tout, emporter tout.


Mais elle rentra, et la servante amena Berthe, qui secouait au bout d’une ficelle un moulin à vent la tête en bas.


Léon la baisa sur le cou à plusieurs reprises.


– Adieu, pauvre enfant! adieu, chère petite, adieu! Et il la remit à sa mère.


– Emmenez-la, dit celle-ci.


Ils restèrent seuls.


Madame Bovary, le dos tourné, avait la figure posée contre un carreau; Léon tenait sa casquette à la main et la battait doucement le long de sa cuisse.


– Il va pleuvoir, dit Emma.


– J’ai un manteau, répondit-il.


– Ah!


Elle se détourna, le menton baissé et le front en avant. La lumière y glissait comme sur un marbre, jusqu’à la courbe des sourcils, sans que l’on pût savoir ce qu’Emma regardait à l’horizon ni ce qu’elle pensait au fond d’elle-même.


– Allons, adieu! soupira-t-il.


Elle releva sa tête d’un mouvement brusque:


– Oui, adieu…, partez!


Ils s’avancèrent l’un vers l’autre; il tendit la main, elle hésita.


– À l’anglaise donc, fit-elle abandonnant la sienne tout en s’efforçant de rire.


Léon la sentit entre ses doigts, et la substance même de tout son être lui semblait descendre dans cette paume humide.


Puis il ouvrit la main; leurs yeux se rencontrèrent encore, et il disparut.


Quand il fut sous les halles, il s’arrêta, et il se cacha derrière un pilier, afin de contempler une dernière fois cette maison blanche avec ses quatre jalousies vertes. Il crut voir une ombre derrière la fenêtre, dans la chambre; mais le rideau, se décrochant de la patère comme si personne n’y touchait, remua lentement ses longs plis obliques, qui d’un seul bond s’étalèrent tous, et il resta droit, plus immobile qu’un mur de plâtre. Léon se mit à courir.


Il aperçut de loin, sur la route, le cabriolet de son patron, et à côté un homme en serpillière qui tenait le cheval. Homais et M. Guillaumin causaient ensemble. On l’attendait.


– Embrassez-moi, dit l’apothicaire les larmes aux yeux. Voilà votre paletot, mon bon ami; prenez garde au froid! Soignez-vous! ménagez-vous!


– Allons, Léon, en voiture! dit le notaire.


Homais se pencha sur le garde-crotte, et d’une voix entrecoupée par les sanglots, laissa tomber ces deux mots tristes:


– Bon voyage!


– Bonsoir, répondit M. Guillaumin. Lâchez tout! Ils partirent, et Homais s’en retourna.


Madame Bovary avait ouvert sa fenêtre sur le jardin, et elle regardait les nuages.


Ils s’amoncelaient au couchant du côté de Rouen, et roulaient vite leurs volutes noires, d’où dépassaient par derrière les grandes lignes du soleil, comme les flèches d’or d’un trophée suspendu, tandis que le reste du ciel vide avait la blancheur d’une porcelaine. Mais une rafale de vent fit se courber les peupliers, et tout à coup la pluie tomba; elle crépitait sur les feuilles vertes. Puis le soleil reparut, les poules chantèrent, des moineaux battaient des ailes dans les buissons humides, et les flaques d’eau sur le sable emportaient en s’écoulant les fleurs roses d’un acacia.


– Ah! qu’il doit être loin déjà! pensa-t-elle.


M. Homais, comme de coutume, vint à six heures et demie, pendant le dîner.


– Eh bien, dit-il en s’asseyant, nous avons donc tantôt embarqué notre jeune homme?


– Il paraît! répondit le médecin.


Puis, se tournant sur sa chaise:


– Et quoi de neuf chez vous?


– Pas grand-chose. Ma femme, seulement, a été, cette après-midi, un peu émue. Vous savez, les femmes, un rien les trouble! la mienne surtout! Et l’on aurait tort de se révolter là contre, puisque leur organisation nerveuse est beaucoup plus malléable que la nôtre.


– Ce pauvre Léon! disait Charles, comment va-t-il vivre à Paris?… S’y accoutumera-t-il?


Madame Bovary soupira.


– Allons donc! dit le pharmacien en claquant de la langue, les parties fines chez le traiteur! les bals masqués! le champagne! tout cela va rouler, je vous assure.


– Je ne crois pas qu’il se dérange, objecta Bovary.


– Ni moi! reprit vivement M. Homais, quoiqu’il lui faudra pourtant suivre les autres, au risque de passer pour un jésuite. Et vous ne savez pas la vie que mènent ces farceurs-là, dans le quartier Latin, avec les actrices! Du reste, les étudiants sont fort bien vus à Paris. Pour peu qu’ils aient quelque talent d’agrément, on les reçoit dans les meilleures sociétés, et il y a même des dames du faubourg Saint-Germain qui en deviennent amoureuses, ce qui leur fournit, par la suite, les occasions de faire de très beaux mariages.


– Mais, dit le médecin, j’ai peur pour lui que… là-bas…


– Vous avez raison, interrompit l’apothicaire, c’est le revers de la médaille! et l’on y est obligé continuellement d’avoir la main posée sur son gousset. Ainsi, vous êtes dans un jardin public, je suppose; un quidam se présente, bien mis, décoré même, et qu’on prendrait pour un diplomate; il vous aborde; vous causez; il s’insinue, vous offre une prise ou vous ramasse votre chapeau. Puis on se lie davantage; il vous mène au café, vous invite à venir dans sa maison de campagne, vous fait faire, entre deux vins, toutes sortes de connaissances, et, les trois quarts du temps ce n’est que pour flibuster votre bourse ou vous entraîner en des démarches pernicieuses.


– C’est vrai, répondit Charles; mais je pensais surtout aux maladies, à la fièvre typhoïde, par exemple, qui attaque les étudiants de la province.


Emma tressaillit.


– À cause du changement de régime, continua le pharmacien, et de la perturbation qui en résulte dans l’économie générale. Et puis, l’eau de Paris, voyez-vous! les mets de restaurateurs, toutes ces nourritures épicées finissent par vous échauffer le sang et ne valent pas, quoi qu’on en dise, un bon pot-au-feu. J’ai toujours, quant à moi, préféré la cuisine bourgeoise: c’est plus sain! Aussi, lorsque j’étudiais à Rouen la pharmacie, je m’étais mis en pension dans une pension; je mangeais avec les professeurs.


Et il continua donc à exposer ses opinions générales et ses sympathies personnelles, jusqu’au moment où Justin vint le chercher pour un lait de poule qu’il fallait faire.


– Pas un instant de répit! s’écria-t-il, toujours à la chaîne! Je ne peux sortir une minute! Il faut, comme un cheval de labour, être à suer sang et eau! Quel collier de misère!


Puis, quand il fut sur la porte:


– À propos, dit-il, savez-vous la nouvelle?


– Quoi donc?


– C’est qu’il est fort probable, reprit Homais en dressant ses sourcils et en prenant une figure des plus sérieuses, que les comices agricoles de la Seine-Inférieure se tiendront cette année à Yonville-l’Abbaye. Le bruit, du moins, en circule. Ce matin, le journal en touchait quelque chose. Ce serait pour notre arrondissement de la dernière importance! Mais nous en causerons plus tard. J’y vois, je vous remercie; Justin a la lanterne.

VII

Le lendemain fut, pour Emma, une journée funèbre. Tout lui parut enveloppé par une atmosphère noire qui flottait confusément sur l’extérieur des choses, et le chagrin s’engouffrait dans son âme avec des hurlements doux, comme fait le vent d’hiver dans les châteaux abandonnés. C’était cette rêverie que l’on a sur ce qui ne reviendra plus, la lassitude qui vous prend après chaque fait accompli, cette douleur enfin que vous apportent l’interruption de tout mouvement accoutumé, la cessation brusque d’une vibration prolongée.


Comme au retour de la Vaubyessard, quand les quadrilles tourbillonnaient dans sa tête, elle avait une mélancolie morne, un désespoir engourdi. Léon réapparaissait plus grand, plus beau, plus suave, plus vague; quoiqu’il fût séparé d’elle, il ne l’avait pas quittée, il était là, et les murailles de la maison semblaient garder son ombre. Elle ne pouvait détacher sa vue de ce tapis où il avait marché, de ces meubles vides où il s’était assis. La rivière coulait toujours, et poussait lentement ses petits flots le long de la berge glissante. Ils s’y étaient promenés bien des fois, à ce même murmure des ondes, sur les cailloux couverts de mousse. Quels bons soleils ils avaient eus! quelles bonnes après-midi, seuls, à l’ombre, dans le fond du jardin! Il lisait tout haut, tête nue, posé sur un tabouret de bâtons secs; le vent frais de la prairie faisait trembler les pages du livre et les capucines de la tonnelle… Ah! il était parti, le seul charme de sa vie, le seul espoir possible d’une félicité! Comment n’avait-elle pas saisi ce bonheur-là, quand il se présentait! Pourquoi ne l’avoir pas retenu à deux mains, à deux genoux, quand il voulait s’enfuir? Et elle se maudit de n’avoir pas aimé Léon; elle eut soif de ses lèvres. L’envie la prit de courir le rejoindre, de se jeter dans ses bras, de lui dire: «C’est moi, je suis à toi!» Mais Emma s’embarrassait d’avance aux difficultés de l’entreprise, et ses désirs, s’augmentant d’un regret, n’en devenaient que plus actifs.


Dès lors, ce souvenir de Léon fut comme le centre de son ennui; il y pétillait plus fort que, dans un steppe de Russie, un feu de voyageurs abandonné sur la neige. Elle se précipitait vers lui, elle se blottissait contre, elle remuait délicatement ce foyer près de s’éteindre, elle allait cherchant tout autour d’elle ce qui pouvait l’aviver davantage; et les réminiscences les plus lointaines comme les plus immédiates occasions, ce qu’elle éprouvait avec ce qu’elle imaginait, ses envies de volupté qui se dispersaient, ses projets de bonheur qui craquaient au vent comme des branchages morts, sa vertu stérile, ses espérances tombées, la litière domestique, elle ramassait tout, prenait tout, et faisait servir tout à réchauffer sa tristesse.


Cependant les flammes s’apaisèrent, soit que la provision d’elle-même s’épuisât, ou que l’entassement fût trop considérable. L’amour, peu à peu, s’éteignit par l’absence, le regret s’étouffa sous l’habitude; et cette lueur d’incendie qui empourprait son ciel pâle se couvrit de plus d’ombre et s’effaça par degrés. Dans l’assoupissement de sa conscience, elle prit même les répugnances du mari pour des aspirations vers l’amant, les brûlures de la haine pour des réchauffements de la tendresse; mais, comme l’ouragan soufflait toujours, et que la passion se consuma jusqu’aux cendres, et qu’aucun secours ne vint, qu’aucun soleil ne parut, il fut de tous côtés nuit complète, et elle demeura perdue dans un froid horrible qui la traversait.


Alors les mauvais jours de Tostes recommencèrent. Elle s’estimait à présent beaucoup plus malheureuse: car elle avait l’expérience du chagrin, avec la certitude qu’il ne finirait pas.


Une femme qui s’était imposé de si grands sacrifices pouvait bien se passer des fantaisies. Elle s’acheta un prie-Dieu gothique, et elle dépensa en un mois pour quatorze francs de citrons à se nettoyer les ongles; elle écrivit à Rouen, afin d’avoir une robe en cachemire bleu; elle choisit chez Lheureux la plus belle de ses écharpes; elle se la nouait à la taille par-dessus sa robe de chambre; et, les volets fermés, avec un livre à la main, elle restait étendue sur un canapé dans cet accoutrement.


Souvent, elle variait sa coiffure: elle se mettait à la chinoise, en boucles molles, en nattes tressées; elle se fit une raie sur le côté de la tête et roula ses cheveux en dessous, comme un homme.


Elle voulut apprendre l’italien: elle acheta des dictionnaires, une grammaire, une provision de papier blanc. Elle essaya des lectures sérieuses, de l’histoire et de la philosophie. La nuit, quelquefois, Charles se réveillait en sursaut, croyant qu’on venait le chercher pour un malade:


– J’y vais, balbutiait-il.


Et c’était le bruit d’une allumette qu’Emma frottait afin de rallumer la lampe. Mais il en était de ses lectures comme de ses tapisseries, qui, toutes commencées encombraient son armoire; elle les prenait, les quittait, passait à d’autres.


Elle avait des accès, où on l’eût poussée facilement à des extravagances. Elle soutint un jour, contre son mari, qu’elle boirait bien un grand demi-verre d’eau-de-vie, et, comme Charles eut la bêtise de l’en défier, elle avala l’eau-de-vie jusqu’au bout.


Malgré ses airs évaporés (c’était le mot des bourgeoises d’Yonville), Emma pourtant ne paraissait pas joyeuse, et, d’habitude, elle gardait aux coins de la bouche cette immobile contraction qui plisse la figure des vieilles filles et celle des ambitieux déchus. Elle était pâle partout, blanche comme du linge; la peau du nez se tirait vers les narines, ses yeux vous regardaient d’une manière vague. Pour s’être découvert trois cheveux gris sur les tempes, elle parla beaucoup de sa vieillesse.


Souvent des défaillances la prenaient. Un jour même, elle eut un crachement de sang, et, comme Charles s’empressait, laissant apercevoir son inquiétude:


– Ah bah! répondit-elle, qu’est-ce que cela fait?


Charles s’alla réfugier dans son cabinet; et il pleura, les deux coudes sur la table, assis dans son fauteuil de bureau, sous la tête phrénologique.


Alors il écrivit à sa mère pour la prier de venir, et ils eurent ensemble de longues conférences au sujet d’Emma.


À quoi se résoudre? que faire, puisqu’elle se refusait à tout traitement?


– Sais-tu ce qu’il faudrait à ta femme? reprenait la mère Bovary. Ce seraient des occupations forcées, des ouvrages manuels! Si elle était comme tant d’autres, contrainte à gagner son pain, elle n’aurait pas ces vapeurs-là, qui lui viennent d’un tas d’idées qu’elle se fourre dans la tête, et du désœuvrement où elle vit.


– Pourtant elle s’occupe, disait Charles.


– Ah! elle s’occupe! À quoi donc? À lire des romans, de mauvais livres, des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre enfant, et quelqu’un qui n’a pas de religion finit toujours par tourner mal.


Donc, il fut résolu que l’on empêcherait Emma de lire des romans. L’entreprise ne semblait point facile. La bonne dame s’en chargea: elle devait quand elle passerait par Rouen, aller en personne chez le loueur de livres et lui représenter qu’Emma cessait ses abonnements. N’aurait-on pas le droit d’avertir la police, si le libraire persistait quand même dans son métier d’empoisonneur?


Les adieux de la belle-mère et de la bru furent secs. Pendant les trois semaines qu’elles étaient restées ensemble, elles n’avaient pas échangé quatre paroles, à part les informations et compliments quand elles se rencontraient à table, et le soir avant de se mettre au lit.


Madame Bovary mère partit un mercredi, qui était jour de marché à Yonville.


La Place, dès le matin, était encombrée par une file de charrettes qui, toutes à cul et les brancards en l’air, s’étendaient le long des maisons depuis l’église, jusqu’à l’auberge. De l’autre côté, il y avait des baraques de toile où l’on vendait des cotonnades, des couvertures et des bas de laine, avec des licous pour les chevaux et des paquets de rubans bleus, qui par le bout s’envolaient au vent. De la grosse quincaillerie s’étalait par terre, entre les pyramides d’œufs et les bannettes de fromages, d’où sortaient des pailles gluantes; près des machines à blé, des poules qui gloussaient dans des cages plates passaient leurs cous par les barreaux. La foule, s’encombrant au même endroit sans en vouloir bouger, menaçait quelquefois de rompre la devanture de la pharmacie. Les mercredis, elle ne désemplissait pas et l’on s’y poussait, moins pour acheter des médicaments que pour prendre des consultations, tant était fameuse la réputation du sieur Homais dans les villages circonvoisins. Son robuste aplomb avait fasciné les campagnards. Ils le regardaient comme un plus grand médecin que tous les médecins.


Emma était accoudée à sa fenêtre (elle s’y mettait souvent: la fenêtre, en province, remplace les théâtres et la promenade), et elle s’amusait à considérer la cohue des rustres, lorsqu’elle aperçut un monsieur vêtu d’une redingote de velours vert. Il était ganté de gants jaunes, quoiqu’il fût chaussé de fortes guêtres; et il se dirigeait vers la maison du médecin, suivi d’un paysan marchant la tête basse d’un air tout réfléchi.


– Puis-je voir Monsieur? demanda-t-il à Justin, qui causait sur le seuil avec Félicité.


Et, le prenant pour le domestique de la maison:


– Dites-lui que M. Rodolphe Boulanger de la Huchette est là.


Ce n’était point par vanité territoriale que le nouvel arrivant avait ajouté à son nom la particule, mais afin de se faire mieux connaître. La Huchette, en effet, était un domaine près d’Yonville, dont il venait d’acquérir le château, avec deux fermes qu’il cultivait lui-même, sans trop se gêner cependant. Il vivait, en garçon, et passait pour avoir au moins quinze mille livres de rentes!


Charles entra dans la salle. M. Boulanger lui présenta son homme, qui voulait être saigné parce qu’il éprouvait des fourmis le long du corps.


– Ça me purgera, objectait-il à tous les raisonnements.


Bovary commanda donc d’apporter une bande et une cuvette, et pria Justin de la soutenir. Puis, s’adressant au villageois déjà blême:


– N’ayez point peur, mon brave.


– Non, non, répondit l’autre, marchez toujours!


Et, d’un air fanfaron, il tendit son gros bras. Sous la piqûre de la lancette, le sang jaillit et alla s’éclabousser contre la glace.


– Approche le vase! exclama Charles.


– Guête! disait le paysan, on jurerait une petite fontaine qui coule! Comme j’ai le sang rouge! ce doit être bon signe, n’est-ce pas?


– Quelquefois, reprit l’officier de santé, l’on n’éprouve rien au commencement, puis la syncope se déclare, et plus particulièrement chez les gens bien constitués, comme celui-ci.


Le campagnard, à ces mots, lâcha l’étui qu’il tournait entre ses doigts. Une saccade de ses épaules fit craquer le dossier de la chaise. Son chapeau tomba.


– Je m’en doutais, dit Bovary en appliquant son doigt sur la veine.


La cuvette commençait à trembler aux mains de Justin; ses genoux chancelèrent, il devint pâle.


– Ma femme! ma femme! appela Charles.


D’un bond, elle descendit l’escalier.


– Du vinaigre! cria-t-il. Ah! mon Dieu, deux à la fois!


Et, dans son émotion, il avait peine à poser la compresse.


– Ce n’est rien, disait tout tranquillement M. Boulanger, tandis qu’il prenait Justin entre ses bras.


Et il l’assit sur la table, lui appuyant le dos contre la muraille.


Madame Bovary se mit à lui retirer sa cravate. Il y avait un nœud aux cordons de la chemise; elle resta quelques minutes à remuer ses doigts légers dans le cou du jeune garçon; ensuite elle versa du vinaigre sur son mouchoir de batiste; elle lui en mouillait les tempes à petits coups et elle soufflait dessus, délicatement.


Le charretier se réveilla; mais la syncope de Justin durait encore, et ses prunelles disparaissaient dans leur sclérotique pâle, comme des fleurs bleues dans du lait.


– Il faudrait, dit Charles, lui cacher cela.


Madame Bovary prit la cuvette. Pour la mettre sous la table, dans le mouvement qu’elle fit en s’inclinant, sa robe (c’était une robe d’été à quatre volants, de couleur jaune, longue de taille, large de jupe), sa robe s’évasa autour d’elle sur les carreaux de la salle; – et, comme Emma, baissée; chancelait un peu en écartant les bras, le gonflement de l’étoffe se crevait de place en place, selon les inflexions de son corsage. Ensuite elle alla prendre une carafe d’eau, et elle faisait fondre des morceaux de sucre lorsque le pharmacien arriva. La servante l’avait été chercher dans l’algarade; en apercevant son élève les yeux ouverts, il reprit haleine. Puis, tournant autour de lui, il le regardait de haut en bas.


– Sot! disait-il; petit sot, vraiment! sot en trois lettres! Grand-chose, après tout, qu’une phlébotomie! et un gaillard qui n’a peur de rien! une espèce d’écureuil, tel que vous le voyez, qui monte locher des noix à des hauteurs vertigineuses. Ah! oui, parle, vante-toi! voilà de belles dispositions à exercer plus tard la pharmacie; car tu peux te trouver appelé en des circonstances graves, par-devant les tribunaux, afin d’y éclairer la conscience des magistrats; et il faudra pourtant garder son sang-froid, raisonner, se montrer homme, ou bien passer pour un imbécile!


Justin ne répondait pas. L’apothicaire continuait:


– Qui t’a prié de venir? Tu importunes toujours monsieur et madame! Les mercredis, d’ailleurs, ta présence m’est plus indispensable. Il y a maintenant vingt personnes à la maison. J’ai tout quitté à cause de l’intérêt que je te porte. Allons, va-t’en! cours! attends-moi, et surveille les bocaux!


Quand Justin, qui se rhabillait, fut parti, l’on causa quelque peu des évanouissements. Madame Bovary n’en avait jamais eu.


– C’est extraordinaire pour une dame! dit M. Boulanger. Du reste, il y a des gens bien délicats. Ainsi j’ai vu, dans une rencontre, un témoin perdre connaissance rien qu’au bruit des pistolets que l’on chargeait.


– Moi, dit l’apothicaire, la vue du sang des autres ne me fait rien du tout; mais l’idée seulement du mien qui coule suffirait à me causer des défaillances, si j’y réfléchissais trop.


Cependant M. Boulanger congédia son domestique, en l’engageant à se tranquilliser l’esprit, puisque sa fantaisie était passée.


– Elle m’a procuré l’avantage de votre connaissance, ajouta-t-il.


Et il regardait Emma durant cette phrase.


Puis il déposa trois francs sur le coin de la table, salua négligemment et s’en alla.


Il fut bientôt de l’autre côté de la rivière (c’était son chemin pour s’en retourner à la Huchette); et Emma l’aperçut dans la prairie, qui marchait sous les peupliers, se ralentissant de temps à autre, comme quelqu’un qui réfléchit.


– Elle est fort gentille! se disait-il; elle est fort gentille, cette femme du médecin! De belles dents, les yeux noirs, le pied coquet, et de la tournure comme une Parisienne. D’où diable sort-elle? Où donc l’a-t-il trouvée, ce gros garçon-là?


M. Rodolphe Boulanger avait trente-quatre ans; il était de tempérament brutal et d’intelligence perspicace, ayant d’ailleurs beaucoup fréquenté les femmes, et s’y connaissant bien. Celle-là lui avait paru jolie; il y rêvait donc, et à son mari.


– Je le crois très bête. Elle en est fatiguée sans doute. Il porte des ongles sales et une barbe de trois jours. Tandis qu’il trottine à ses malades, elle reste à ravauder des chaussettes. Et on s’ennuie! on voudrait habiter la ville, danser la polka tous les soirs! Pauvre petite femme! Ça bâille après l’amour, comme une carpe après l’eau sur une table de cuisine. Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait; j’en suis sûr! ce serait tendre! charmant!… Oui, mais comment s’en débarrasser ensuite?


Alors les encombrements du plaisir, entrevus en perspective, le firent, par contraste, songer à sa maîtresse. C’était une comédienne de Rouen, qu’il entretenait; et, quand il se fut arrêté sur cette image, dont il avait, en souvenir même, des rassasiements:


– Ah! madame Bovary, pensa-t-il, est bien plus jolie qu’elle, plus fraîche surtout. Virginie, décidément, commence à devenir trop grosse. Elle est si fastidieuse avec ses joies. Et, d’ailleurs, quelle manie de salicoques!


La campagne était déserte, et Rodolphe n’entendait autour de lui que le battement régulier des herbes qui fouettaient sa chaussure, avec le cri des grillons tapis au loin sous les avoines; il revoyait Emma dans la salle, habillée comme il l’avait vue, et il la déshabillait.


– Oh! je l’aurai! s’écria-t-il en écrasant, d’un coup de bâton, une motte de terre devant lui.


Et aussitôt il examina la partie politique de l’entreprise. Il se demandait:


– Où se rencontrer? par quel moyen? On aura continuellement le marmot sur les épaules, et la bonne, les voisins, le mari, toute sorte de tracasseries considérables. Ah bah! dit-il, on y perd trop de temps!


Puis il recommença:


– C’est qu’elle a des yeux qui vous entrent au cœur comme des vrilles. Et ce teint pâle!… Moi, qui adore les femmes pâles!


Au haut de la côte d’Argueil, sa résolution était prise


– Il n’y a plus qu’à chercher les occasions. Eh bien, j’y passerai quelquefois, je leur enverrai du gibier, de la volaille; je me ferai saigner, s’il le faut; nous deviendrons amis, je les inviterai chez moi… Ah! parbleu! ajouta-t-il, voilà les comices bientôt; elle y sera, je la verrai. Nous commencerons, et hardiment, car c’est le plus sûr.

VIII

Ils arrivèrent, en effet, ces fameux Comices! Dès le matin de la solennité, tous les habitants, sur leurs portes, s’entretenaient des préparatifs; on avait enguirlandé de lierres le fronton de la mairie; une tente dans un pré était dressée pour le festin, et, au milieu de la Place, devant l’église, une espèce de bombarde devait signaler l’arrivée de M. le préfet et le nom des cultivateurs lauréats. La garde nationale de Buchy (il n’y en avait point à Yonville) était venue s’adjoindre au corps des pompiers, dont Binet était le capitaine. Il portait ce jour-là un col encore plus haut que de coutume; et, sanglé dans sa tunique, il avait le buste si roide et immobile, que toute la partie vitale de sa personne semblait être descendue dans ses deux jambes, qui se levaient en cadence, à pas marqués, d’un seul mouvement. Comme une rivalité subsistait entre le percepteur et le colonel, l’un et l’autre, pour montrer leurs talents, faisaient à part manœuvrer leurs hommes. On voyait alternativement passer et repasser les épaulettes rouges et les plastrons noirs. Cela ne finissait pas et toujours recommençait! Jamais il n’y avait eu pareil déploiement de pompe! Plusieurs bourgeois, dès la veille, avaient lavé leurs maisons; des drapeaux tricolores pendaient aux fenêtres entrouvertes; tous les cabarets étaient pleins; et, par le beau temps qu’il faisait, les bonnets empesés, les croix d’or et les fichus de couleur paraissaient plus blancs que neige, miroitaient au soleil clair, et relevaient de leur bigarrure éparpillée la sombre monotonie des redingotes et des bourgerons bleus. Les fermières des environs retiraient, en descendant de cheval, la grosse épingle qui leur serrait autour du corps leur robe retroussée de peur des taches; et les maris, au contraire, afin de ménager leurs chapeaux, gardaient par-dessus des mouchoirs de poche, dont ils tenaient un angle entre les dents.


La foule arrivait dans la grande rue par les deux bouts du village. Il s’en dégorgeait des ruelles, des allées, des maisons, et l’on entendait de temps à autre retomber le marteau des portes, derrière les bourgeoises en gants de fil, qui sortaient pour aller voir la fête. Ce que l’on admirait surtout, c’étaient deux longs ifs couverts de lampions qui flanquaient une estrade où s’allaient tenir les autorités; et il y avait de plus, contre les quatre colonnes de la mairie, quatre manières de gaules, portant chacune un petit étendard de toile verdâtre, enrichi d’inscriptions en lettres d’or. On lisait sur l’un: «Au Commerce»; sur l’autre: «À l’Agriculture»; sur le troisième: «À l’Industrie»; et sur le quatrième: «Aux Beaux-Arts».


Mais la jubilation qui épanouissait tous les visages paraissait assombrir madame Lefrançois, l’aubergiste. Debout sur les marches de sa cuisine, elle murmurait dans son menton:


– Quelle bêtise! quelle bêtise avec leur baraque de toile! Croient-ils que le préfet sera bien aise de dîner là-bas, sous une tente, comme un saltimbanque? Ils appellent ces embarras-là, faire le bien du pays! Ce n’était pas la peine, alors, d’aller chercher un gargotier à Neufchâtel! Et pour qui? pour des vachers! des va-nu-pieds!…


L’apothicaire passa. Il portait un habit noir, un pantalon de nankin, des souliers de castor, et par extraordinaire un chapeau, – un chapeau bas de forme.


– Serviteur! dit-il; excusez-moi, je suis pressé.


Et comme la grosse veuve lui demanda où il allait:


– Cela vous semble drôle, n’est-ce pas? moi qui reste toujours plus confiné dans mon laboratoire que le rat du bonhomme dans son fromage.


– Quel fromage? fit l’aubergiste.


– Non, rien! ce n’est rien! reprit Homais. Je voulais vous exprimer seulement, madame Lefrançois, que je demeure d’habitude tout reclus chez moi. Aujourd’hui cependant, vu la circonstance, il faut bien que…


– Ah! vous allez là-bas? dit-elle avec un air de dédain.


– Oui, j’y vais, répliqua l’apothicaire étonné; ne fais-je point partie de la commission consultative?


La mère Lefrançois le considéra quelques minutes, et finit par répondre en souriant:


– C’est autre chose! Mais qu’est-ce que la culture vous regarde? vous vous y entendez donc?


– Certainement, je m’y entends, puisque je suis pharmacien, c’est-à-dire chimiste! et la chimie, madame Lefrançois, ayant pour objet la connaissance de l’action réciproque et moléculaire de tous les corps de la nature, il s’ensuit que l’agriculture se trouve comprise dans son domaine! Et, en effet, composition des engrais, fermentation des liquides, analyse des gaz et influence des miasmes, qu’est-ce que tout cela, je vous le demande, si ce n’est de la chimie pure et simple?


L’aubergiste ne répondit rien. Homais continua:


– Croyez-vous qu’il faille, pour être agronome, avoir soi-même labouré la terre ou engraissé des volailles? Mais il faut connaître plutôt la constitution des substances dont il s’agit, les gisements géologiques, les actions atmosphériques, la qualité des terrains, des minéraux, des eaux, la densité des différents corps et leur capillarité! que sais-je? Et il faut posséder à fond tous ses principes d’hygiène, pour diriger, critiquer la construction des bâtiments, le régime des animaux, l’alimentation des domestiques! il faut encore, madame Lefrançois, posséder la botanique; pouvoir discerner les plantes, entendez-vous, quelles sont les salutaires d’avec les délétères, quelles les improductives et quelles les nutritives, s’il est bon de les arracher par-ci et de les ressemer par-là, de propager les unes, de détruire les autres; bref, il faut se tenir au courant de la science par les brochures et papiers publics, être toujours en haleine, afin d’indiquer les améliorations…


L’aubergiste ne quittait point des yeux la porte du café Français, et le pharmacien poursuivit:


– Plût à Dieu que nos agriculteurs fussent des chimistes, ou que du moins ils écoutassent davantage les conseils de la science! Ainsi, moi, j’ai dernièrement écrit un fort opuscule, un mémoire de plus de soixante et douze pages, intitulé: Du cidre, de sa fabrication et de ses effets; suivi de quelques réflexions nouvelles à ce sujet, que j’ai envoyé à la Société agronomique de Rouen; ce qui m’a même valu l’honneur d’être reçu parmi ses membres, section d’agriculture, classe de pomologie; eh bien, si mon ouvrage avait été livré à la publicité…


Mais l’apothicaire s’arrêta, tant madame Lefrançois paraissait préoccupée.


– Voyez-les donc! disait-elle, on n’y comprend rien! une gargote semblable!


Et, avec des haussements d’épaules qui tiraient sur sa poitrine les mailles de son tricot, elle montrait des deux mains le cabaret de son rival, d’où sortaient alors des chansons.


– Du reste, il n’en a pas pour longtemps, ajouta-t-elle; avant huit jours, tout est fini.


Homais se recula de stupéfaction. Elle descendit ses trois marches, et, lui parlant à l’oreille:


– Comment! vous ne savez pas cela? On va le saisir cette semaine. C’est Lheureux qui le fait vendre. Il l’a assassiné de billets.


– Quelle épouvantable catastrophe! s’écria l’apothicaire, qui avait toujours des expressions congruentes à toutes les circonstances imaginables.


L’hôtesse donc se mit à lui raconter cette histoire, qu’elle savait par Théodore, le domestique de M. Guillaumin, et, bien qu’elle exécrât Tellier, elle blâmait Lheureux. C’était un enjôleur, un rampant…


– Ah! tenez, dit-elle, le voilà sous les halles; il salue madame Bovary, qui a un chapeau vert. Elle est même au bras de M. Boulanger.


– Madame Bovary! fit Homais. Je m’empresse d’aller lui offrir mes hommages. Peut-être qu’elle sera bien aise d’avoir une place dans l’enceinte, sous le péristyle.


Et, sans écouter la mère Lefrançois, qui le rappelait pour lui en conter plus long, le pharmacien s’éloigna d’un pas rapide, sourire aux lèvres et jarret tendu, distribuant de droite et de gauche quantité de salutations et emplissant beaucoup d’espace avec les grandes basques de son habit noir, qui flottaient au vent derrière lui.


Rodolphe, l’ayant aperçu de loin, avait pris un train rapide; mais madame Bovary s’essouffla; il se ralentit donc et lui dit en souriant, d’un ton brutal:


– C’est pour éviter ce gros homme: vous savez, l’apothicaire.


Elle lui donna un coup de coude.


– Qu’est-ce que cela signifie? se demanda-t-il.


Et il la considéra du coin de l’œil, tout en continuant à marcher.


Son profil était si calme, que l’on n’y devinait rien. Il se détachait en pleine lumière, dans l’ovale de sa capote qui avait des rubans pâles ressemblant à des feuilles de roseau. Ses yeux aux longs cils courbes regardaient devant elle, et, quoique bien ouverts, ils semblaient un peu bridés par les pommettes, à cause du sang, qui battait doucement sous sa peau fine. Une couleur rose traversait la cloison de son nez. Elle inclinait la tête sur l’épaule, et l’on voyait entre ses lèvres le bout nacré de ses dents blanches.


– Se moque-t-elle de moi? songeait Rodolphe.


Ce geste d’Emma pourtant n’avait été qu’un avertissement; car M. Lheureux les accompagnait, et il leur parlait de temps à autre, comme pour entrer en conversation:


– Voici une journée superbe! tout le monde est dehors! les vents sont à l’est.


Et madame Bovary, non plus que Rodolphe, ne lui répondait guère, tandis qu’au moindre mouvement qu’ils faisaient, il se rapprochait en disant: «Plaît-il?» et portait la main à son chapeau.


Quand ils furent devant la maison du maréchal, au lieu de suivre la route jusqu’à la barrière, Rodolphe, brusquement, prit un sentier, entraînant madame Bovary; il cria:


– Bonsoir, M. Lheureux! au plaisir!


– Comme vous l’avez congédié! dit-elle en riant.


– Pourquoi, reprit-il, se laisser envahir par les autres? et, puisque, aujourd’hui, j’ai le bonheur d’être avec vous…


Emma rougit. Il n’acheva point sa phrase. Alors il parla du beau temps et du plaisir de marcher sur l’herbe. Quelques marguerites étaient repoussées.


– Voici de gentilles pâquerettes, dit-il, et de quoi fournir bien des oracles à toutes les amoureuses du pays.


Il ajouta:


– Si j’en cueillais. Qu’en pensez-vous?


– Est-ce que vous êtes amoureux? fit-elle en toussant un peu.


– Eh! eh! qui sait? répondit Rodolphe.


Le pré commençait à se remplir, et les ménagères vous heurtaient avec leurs grands parapluies, leurs paniers et leurs bambins. Souvent il fallait se déranger devant une longue file de campagnardes, servantes en bas-bleus, à souliers plats, à bagues d’argent, et qui sentaient le lait, quand on passait près d’elles. Elles marchaient en se tenant par la main, et se répandaient ainsi sur toute la longueur de la prairie, depuis la ligne des trembles jusqu’à la tente du banquet. Mais c’était le moment de l’examen, et les cultivateurs, les uns après les autres, entraient dans une manière d’hippodrome que formait une longue corde portée sur des bâtons.


Les bêtes étaient là, le nez tourné vers la ficelle, et alignant confusément leurs croupes inégales. Des porcs assoupis enfonçaient en terre leur groin; des veaux beuglaient; des brebis bêlaient; les vaches, un jarret replié, étalaient leur ventre sur le gazon, et, ruminant lentement, clignaient leurs paupières lourdes, sous les moucherons qui bourdonnaient autour d’elles. Des charretiers, les bras nus, retenaient par le licou des étalons cabrés, qui hennissaient à pleins naseaux du côté des juments. Elles restaient paisibles, allongeant la tête et la crinière pendante, tandis que leurs poulains se reposaient à leur ombre, ou venaient les téter quelquefois; et, sur la longue ondulation de tous ces corps tassés, on voyait se lever au vent, comme un flot, quelque crinière blanche, ou bien saillir des cornes aiguës, et des têtes d’hommes qui couraient. À l’écart, en dehors des lices, cent pas plus loin, il y avait un grand taureau noir muselé, portant un cercle de fer à la narine, et qui ne bougeait pas plus qu’une bête de bronze. Un enfant en haillons le tenait par une corde.


Cependant, entre les deux rangées, des messieurs s’avançaient d’un pas lourd, examinant chaque animal, puis se consultaient à voix basse. L’un d’eux, qui semblait plus considérable, prenait, tout en marchant, quelques notes sur un album. C’était le président du jury: M. Derozerays de la Panville. Sitôt qu’il reconnut Rodolphe, il s’avança vivement, et lui dit en souriant d’un air aimable:


– Comment, monsieur Boulanger, vous nous abandonnez?


Rodolphe protesta qu’il allait venir, mais quand le président eut disparu:


– Ma foi, non, reprit-il, je n’irai pas; votre compagnie vaut bien la sienne.


Et, tout en se moquant des comices, Rodolphe, pour circuler plus à l’aise, montrait au gendarme sa pancarte bleue, et même il s’arrêtait parfois devant quelque beau sujet, que madame Bovary n’admirait guère. Il s’en aperçut, et alors se mit à faire des plaisanteries sur les dames d’Yonville, à propos de leur toilette; puis il s’excusa lui-même du négligé de la sienne. Elle avait cette incohérence de choses communes et recherchées, où le vulgaire, d’habitude, croit entrevoir la révélation d’une existence excentrique, les désordres du sentiment, les tyrannies de l’art, et toujours un certain mépris des conventions sociales, ce qui le séduit ou l’exaspère. Ainsi sa chemise de batiste à manchettes plissées bouffait au hasard du vent, dans l’ouverture de son gilet, qui était de coutil gris, et son pantalon à larges raies découvrait aux chevilles ses bottines de nankin, claquées de cuir verni. Elles étaient si vernies, que l’herbe s’y reflétait. Il foulait avec elles les crottins de cheval, une main dans la poche de sa veste et son chapeau de paille mis de côté.


– D’ailleurs, ajouta-t-il, quand on habite la campagne…


– Tout est peine perdue, dit Emma.


– C’est vrai! répliqua Rodolphe. Songer que pas un seul de ces braves gens n’est capable de comprendre même la tournure d’un habit!


Alors ils parlèrent de la médiocrité provinciale, des existences qu’elle étouffait, des illusions qui s’y perdaient.


– Aussi, disait Rodolphe, je m’enfonce dans une tristesse…


– Vous! fit-elle avec étonnement. Mais je vous croyais très gai?


– Ah! oui, d’apparence, parce qu’au milieu du monde je sais mettre sur mon visage un masque railleur; et cependant que de fois, à la vue d’un cimetière, au clair de lune, je me suis demandé si je ne ferais pas mieux d’aller rejoindre ceux qui sont à dormir…


– Oh! Et vos amis? dit-elle. Vous n’y pensez pas.


– Mes amis? lesquels donc? en ai-je? Qui s’inquiète de moi?


Et il accompagna ces derniers mots d’une sorte de sifflement entre ses lèvres.


Mais ils furent obligés de s’écarter l’un de l’autre, à cause d’un grand échafaudage de chaises qu’un homme portait derrière eux. Il en était si surchargé, que l’on apercevait seulement la pointe de ses sabots, avec le bout de ses deux bras, écartés droit. C’était Lestiboudois, le fossoyeur, qui charriait dans la multitude les chaises de l’église. Plein d’imagination pour tout ce qui concernait ses intérêts, il avait découvert ce moyen de tirer parti des comices; et son idée lui réussissait, car il ne savait plus auquel, entendre. En effet, les villageois, qui avaient chaud, se disputaient ces sièges dont la paille sentait l’encens, et s’appuyaient contre leurs gros dossiers salis par la cire des cierges, avec une certaine vénération.


Madame Bovary reprit le bras de Rodolphe; il continua comme se parlant à lui-même:


– Oui! tant de choses m’ont manqué! toujours seul! Ah! si j’avais eu un but dans la vie, si j’eusse rencontré une affection, si j’avais trouvé quelqu’un… Oh! comme j’aurais dépensé toute l’énergie dont je suis capable, j’aurais surmonté tout, brisé tout!


– Il me semble pourtant, dit Emma, que vous n’êtes guère à plaindre.


– Ah! vous trouvez? fit Rodolphe.


– Car enfin…, reprit-elle, vous êtes libre.


Elle hésita:


– Riche.


– Ne vous moquez pas de moi, répondit-il.


Et elle jurait qu’elle ne se moquait pas, quand un coup de canon retentit; aussitôt, on se poussa, pêle-mêle, vers le village.


C’était une fausse alerte. M. le préfet n’arrivait pas; et les membres du jury se trouvaient fort embarrassés, ne sachant s’il fallait commencer la séance ou bien attendre encore.


Enfin, au fond de la Place, parut un grand landau de louage, traîné par deux chevaux maigres, que fouettait à tour de bras un cocher en chapeau blanc. Binet n’eut que le temps de crier: «Aux armes!» et le colonel de l’imiter. On courut vers les faisceaux. On se précipita. Quelques-uns même oublièrent leur col. Mais l’équipage préfectoral sembla deviner cet embarras, et les deux rosses accouplées, se dandinant sur leur chaînette, arrivèrent au petit trot devant le péristyle de la mairie, juste au moment où la garde nationale et les pompiers s’y déployaient, tambour battant, et marquant le pas.


– Balancez! cria Binet.


– Halte! cria le colonel. Par file à gauche!


Et, après, un port d’armes où le cliquetis des capucines, se déroulant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dégringole les escaliers, tous les fusils retombèrent.


Alors on vit descendre du carrosse un monsieur vêtu d’un habit court à broderie d’argent, chauve sur le front, portant toupet à l’occiput, ayant le teint blafard et l’apparence des plus bénignes. Ses deux yeux, fort gros et couverts de paupières épaisses, se fermaient à demi pour considérer la multitude, en même temps qu’il levait son nez pointu et faisait sourire sa bouche rentrée. Il reconnut le maire à son écharpe, et lui exposa que M. le préfet n’avait pu venir. Il était, lui, un conseiller de préfecture; puis il ajouta quelques excuses. Tuvache y répondit par des civilités, l’autre s’avoua confus; et ils restaient ainsi, face à face, et leurs fronts se touchant presque, avec les membres du jury tout alentour, le conseil municipal, les notables, la garde nationale et la foule. M. le conseiller, appuyant contre sa poitrine son petit tricorne noir, réitérait ses salutations, tandis que Tuvache, courbé comme un arc, souriait aussi, bégayait, cherchait ses phrases, protestait de son dévouement à la monarchie, et de l’honneur que l’on faisait à Yonville.


Hippolyte, le garçon de l’auberge, vint prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied bot, il les conduisit sous le porche du Lion d’or, où beaucoup de paysans s’amassèrent à regarder la voiture. Le tambour battit, l’obusier tonna, et les messieurs à la file montèrent s’asseoir sur l’estrade, dans les fauteuils en utrecht rouge qu’avait prêtés madame Tuvache.


Tous ces gens-là se ressemblaient. Leurs molles figures blondes, un peu hâlées par le soleil, avaient la couleur du cidre doux, et leurs favoris bouffants s’échappaient de grands cols roides, que maintenaient des cravates blanches à rosette bien étalée. Tous les gilets étaient de velours, à châle; toutes les montres portaient au bout d’un long ruban quelque cachet ovale en cornaline; et l’on appuyait ses deux mains sur ses deux cuisses, en écartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap non décati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes.


Les dames de la société se tenaient derrière, sous le vestibule, entre les colonnes, tandis que le commun de la foule était en face, debout, ou bien assis sur des chaises. En effet, Lestiboudois avait apporté là toutes celles qu’il avait déménagées de la prairie, et même il courait à chaque minute en chercher d’autres dans l’église, et causait un tel encombrement par son commerce, que l’on avait grand-peine à parvenir jusqu’au petit escalier de l’estrade.


– Moi, je trouve, dit M. Lheureux (s’adressant au pharmacien, qui passait pour gagner sa place), que l’on aurait dû planter là deux mâts vénitiens: avec quelque chose d’un peu sévère et de riche comme nouveautés, c’eût été d’un fort joli coup d’œil.


– Certes, répondit Homais. Mais, que voulez-vous! c’est le maire qui a tout pris sous son bonnet. Il n’a pas grand goût, ce pauvre Tuvache, et il est même complètement dénué de ce qui s’appelle le génie des arts.


Cependant Rodolphe, avec madame Bovary, était monté au premier étage de la mairie, dans la salle des délibérations, et, comme elle était vide, il avait déclaré que l’on y serait bien pour jouir du spectacle plus à son aise. Il prit trois tabourets autour de la table ovale, sous le buste du monarque, et, les ayant approchés de l’une des fenêtres, ils s’assirent l’un près de l’autre.


Il y eut une agitation sur l’estrade, de longs chuchotements, des pourparlers. Enfin, M. le Conseiller se leva. On savait maintenant qu’il s’appelait Lieuvain, et l’on se répétait son nom de l’un à l’autre, dans la foule. Quand il eut donc collationné quelques feuilles et appliqué dessus son œil pour y mieux voir, il commença:


«Messieurs,


Qu’il me soit permis d’abord (avant de vous entretenir de l’objet de cette réunion d’aujourd’hui, et ce sentiment, j’en suis sûr, sera partagé par vous tous), qu’il me soit permis, dis-je de rendre justice à l’administration supérieure, au gouvernement, au monarque, messieurs, à notre souverain, à ce roi bien-aimé à qui aucune branche de la prospérité publique ou particulière n’est indifférente, et qui dirige à la fois d’une main si ferme et si sage le char de l’État parmi les périls incessants d’une mer orageuse, sachant d’ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l’industrie, le commerce, l’agriculture et les beaux-arts.»


– Je devrais, dit Rodolphe, me reculer un peu.


– Pourquoi? dit Emma.


Mais, à ce moment, la voix du Conseiller s’éleva d’un ton extraordinaire. Il déclamait:


«Le temps n’est plus, messieurs, où la discorde civile ensanglantait nos places publiques, où le propriétaire, le négociant, l’ouvrier lui-même, en s’endormant le soir d’un sommeil paisible, tremblaient de se voir réveillés tout à coup au bruit des tocsins incendiaires, où les maximes les plus subversives sapaient audacieusement les bases…»


– C’est qu’on pourrait, reprit Rodolphe, m’apercevoir d’en bas; puis j’en aurais pour quinze jours à donner des excuses, et, avec ma mauvaise réputation…


– Oh! vous vous calomniez, dit Emma.


– Non, non, elle est exécrable, je vous jure.


«Mais messieurs, poursuivait le Conseiller, que si, écartant de mon souvenir ces sombres tableaux, je reporte mes yeux sur la situation actuelle de notre belle patrie: qu’y vois-je? Partout fleurissent le commerce et les arts; partout des voies nouvelles de communication, comme autant d’artères nouvelles dans le corps de l’État, y établissent des rapports nouveaux; nos grands centres manufacturiers ont repris leur activité; la religion, plus affermie, sourit à tous les cœurs; nos ports sont pleins, la confiance renaît, et enfin la France respire!…»


– Du reste, ajouta Rodolphe, peut-être, au point de vue du monde, a-t-on raison?


– Comment cela? fit-elle.


– Eh quoi! dit-il, ne savez-vous pas qu’il y a des âmes sans cesse tourmentées? Il leur faut tour à tour le rêve et l’action, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et l’on se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies, de folies.


Alors elle le regarda comme on contemple un voyageur qui a passé par des pays extraordinaires, et elle reprit:


– Nous n’avons pas même cette distraction, nous autres pauvres femmes!


– Triste distraction car on n’y trouve pas le bonheur.


– Mais le trouve-t-on jamais? demanda-t-elle.


– Oui, il se rencontre un jour, répondit-il.


«Et c’est là ce que vous avez compris, disait le Conseiller. Vous, agriculteurs et ouvriers des campagnes; vous, pionniers pacifiques d’une œuvre toute de civilisation! vous, hommes de progrès et de moralité! vous avez compris, dis-je, que les orages politiques sont encore plus redoutables vraiment que les désordres de l’atmosphère…»


– Il se rencontre un jour, répéta Rodolphe, un jour, tout à coup, et quand on en désespérait. Alors des horizons s’entrouvrent, c’est comme une voix qui crie: «Le voilà!» Vous sentez le besoin de faire à cette personne la confidence de votre vie; de lui donner tout, de lui sacrifier tout! On ne s’explique pas, on se devine. On s’est entrevu dans ses rêves. (Et il la regardait.) Enfin, il est là, ce trésor que l’on a tant cherché, là, devant vous; il brille, il étincelle. Cependant on en doute encore, on n’ose y croire; on en reste ébloui, comme si l’on sortait des ténèbres à la lumière.


Et, en achevant ces mots; Rodolphe ajouta la pantomime à sa phrase. Il se passa la main sur le visage, tel qu’un homme pris d’étourdissement; puis il la laissa retomber sur celle d’Emma. Elle retira la sienne. Mais le Conseiller lisait toujours:


«Et qui s’en étonnerait, messieurs? Celui-là seul qui serait assez aveugle, assez plongé (je ne crains pas de le dire), assez plongé dans les préjugés d’un autre âge pour méconnaître encore l’esprit des populations agricoles. Où trouver, en effet, plus de patriotisme que dans les campagnes, plus de dévouement à la cause publique, plus d’intelligence en un mot? Et je n’entends pas, messieurs, cette intelligence superficielle, vain ornement des esprits oisifs, mais plus de cette intelligence profonde et modérée, qui s’applique par-dessus toute chose à poursuivre des buts utiles, contribuant ainsi au bien de chacun, à l’amélioration commune et au soutien des États, fruit du respect des lois et de la pratique des devoirs…»


– Ah! encore, dit Rodolphe. Toujours les devoirs, je suis assommé de ces mots-là. Ils sont un tas de vieilles ganaches en gilet de flanelle, et de bigotes à chaufferette et à chapelet, qui continuellement nous chantent aux oreilles: «Le devoir! le devoir!» Eh! parbleu! le devoir, c’est de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est beau, et non pas d’accepter toutes les conventions de la société, avec les ignominies qu’elle nous impose.


– Cependant…, cependant…, objectait madame Bovary.


– Eh non! pourquoi déclamer contre les passions? Ne sont-elles pas la seule belle chose qu’il y ait sur la terre, la source de l’héroïsme, de l’enthousiasme, de la poésie, de la musique, des arts, de tout enfin?


– Mais il faut bien, dit Emma, suivre un peu l’opinion du monde et obéir à sa morale.


– Ah! c’est qu’il y en a deux, répliqua-t-il. La petite, la convenue, celle des hommes, celle qui varie sans cesse et qui braille si fort, s’agite en bas, terre à terre, comme ce rassemblement d’imbéciles que vous voyez. Mais l’autre, l’éternelle, elle est tout autour et au-dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel bleu qui nous éclaire.


M. Lieuvain venait de s’essuyer la bouche avec son mouchoir de poche. Il reprit:


«Et qu’aurais-je à faire, messieurs, de vous démontrer ici l’utilité de l’agriculture? Qui donc pourvoit à nos besoins? qui donc fournit à notre subsistance? N’est-ce pas l’agriculteur? L’agriculteur, messieurs, qui, ensemençant d’une main laborieuse les sillons féconds des campagnes, fait naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen d’ingénieux appareils, en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté dans les cités, est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un aliment pour le pauvre comme pour le riche. N’est-ce pas l’agriculteur encore qui engraisse, pour nos vêtements, ses abondants troupeaux dans les pâturages? Car comment nous vêtirions-nous, car comment nous nourririons-nous sans l’agriculteur? Et même, messieurs, est-il besoin d’aller si loin chercher des exemples? Qui n’a souvent réfléchi à toute l’importance que l’on retire de ce modeste animal, ornement de nos basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des œufs? Mais je n’en finirais pas, s’il fallait énumérer les uns après les autres les différents produits que la terre bien cultivée, telle qu’une mère généreuse, prodigue à ses enfants. Ici, c’est la vigne; ailleurs, ce sont les pommiers à cidre; là, le colza; plus loin, les fromages; et le lin; messieurs, n’oublions pas le lin! qui a pris dans ces dernières années un accroissement considérable et sur lequel j’appellerai plus particulièrement votre attention.»


Il n’avait pas besoin de l’appeler: car toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. Tuvache, à côté de lui, l’écoutait en écarquillant les yeux; M. Derozerays, de temps à autre, fermait doucement les paupières; et, plus loin, le pharmacien, avec son fils Napoléon entre ses jambes, bombait sa main contre son oreille pour ne pas perdre une seule syllabe. Les autres membres du jury balançaient lentement leur menton dans leur gilet, en signe d’approbation. Les pompiers, au bas de l’estrade, se reposaient sur leurs baïonnettes; et Binet, immobile, restait le coude en dehors, avec la pointe du sabre en l’air. Il entendait peut-être, mais il ne devait rien apercevoir, à cause de la visière de son casque qui lui descendait sur le nez. Son lieutenant, le fils cadet du sieur Tuvache, avait encore exagéré le sien; car il en portait un énorme et qui lui vacillait sur la tête, en laissant dépasser un bout de son foulard d’indienne. Il souriait là-dessous avec une douceur tout enfantine, et sa petite figure pâle, où des gouttes ruisselaient, avait une expression de jouissance, d’accablement et de sommeil


La place jusqu’aux maisons était comble de monde. On voyait des gens accoudés à toutes les fenêtres, d’autres debout sur toutes les portes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait tout fixé dans la contemplation de ce qu’il regardait. Malgré le silence, la voix de M. Lieuvain se perdait dans l’air. Elle vous arrivait par lambeaux de phrases, qu’interrompait, çà et là le bruit des chaises dans la foule; puis on entendait, tout à coup, partir derrière soi un long mugissement de bœuf, ou bien les bêlements des agneaux qui se répondaient au coin des rues. En effet, les vachers et les bergers avaient poussé leurs bêtes jusque-là, et elles beuglaient de temps à autre, tout en arrachant avec leur langue quelque bribe de feuillage qui leur pendait sur le museau.


Rodolphe s’était rapproché d’Emma, et il disait d’une voix basse, en parlant vite:


– Est-ce que cette conjuration du monde ne vous révolte pas? Est-il un seul sentiment qu’il ne condamne? Les instincts les plus nobles, les sympathies les plus pures sont persécutés, calomniés, et, s’il se rencontre enfin deux pauvres âmes, tout est organisé pour qu’elles ne puissent se joindre. Elles essayeront cependant, elles battront des ailes, elles s’appelleront. Oh! n’importe, tôt ou tard, dans six mois, dix ans, elles se réuniront, s’aimeront, parce que la fatalité l’exige et qu’elles sont nées l’une pour l’autre.


Il se tenait les bras croisés sur ses genoux, et, ainsi levant la figure vers Emma, il la regardait de près, fixement. Elle distinguait dans ses yeux des petits rayons d’or s’irradiant tout autour de ses pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l’avait fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron; et, machinalement, elle entreferma les paupières pour la mieux respirer: Mais, dans ce geste qu’elle fit en se cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de l’horizon, la vieille diligence l’Hirondelle, qui descendait lentement la côte des Leux, en traînant après soi un long panache de poussière. C’était dans cette voiture jaune que Léon, si souvent, était revenu vers elle; et par cette route là-bas qu’il était parti pour toujours! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre; puis tout se confondit, des nuages passèrent; il lui sembla qu’elle tournait encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léon n’était pas loin, qui allait venir… et cependant elle sentait toujours la tête de Rodolphe à côté d’elle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi ses désirs d’autrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. Elle ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraîcheur des lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants, elle s’essuya les mains; puis, avec son mouchoir, elle s’éventait la figure, tandis qu’à travers le battement de ses tempes elle entendait la rumeur de la foule et la voix du Conseiller qui psalmodiait ses phrases.


Il disait:


«Continuez! persévérez! n’écoutez ni les suggestions de la routine, ni les conseils trop hâtifs d’un empirisme téméraire! Appliquez-vous surtout à l’amélioration du sol, aux bons engrais, au développement des races chevalines, bovines, ovines et porcines! Que ces comices soient pour vous comme des arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant, tendra la main au vaincu et fraternisera avec lui, dans l’espoir d’un succès meilleur! Et vous, vénérables serviteurs! humbles domestiques, dont aucun gouvernement jusqu’à ce jour n’avait pris en considération les pénibles labeurs, venez recevoir la récompense de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus que l’état, désormais, a les yeux fixés sur vous, qu’il vous encourage, qu’il vous protège, qu’il fera droit à vos justes réclamations et allégera, autant qu’il est en lui, le fardeau de vos pénibles sacrifices!».


M. Lieuvain se rassit alors; M. Derozerays se leva, commençant un autre discours. Le sien peut-être, ne fut point aussi fleuri que celui du Conseiller; mais il se recommandait par un caractère de style plus positif, c’est-à-dire par des connaissances plus spéciales et des considérations plus relevées. Ainsi, l’éloge du gouvernement y tenait moins de place; la religion et l’agriculture en occupaient davantage. On y voyait le rapport de l’une et de l’autre, et comment elles avaient concouru toujours à la civilisation. Rodolphe, avec madame Bovary, causait rêves, pressentiments, magnétisme. Remontant au berceau des sociétés, l’orateur vous dépeignait ces temps farouches où les hommes vivaient de glands, au fond des bois. Puis ils avaient quitté la dépouille des bêtes; endossé le drap, creusé des sillons, planté la vigne. Était-ce un bien, et n’y avait-il pas dans cette découverte plus d’inconvénients que d’avantages? M. Derozerays se posait ce problème. Du magnétisme, peu à peu, Rodolphe en était venu aux affinités, et, tandis que M. le président citait Cincinnatus à sa charrue, Dioclétien plantant ses choux, et les empereurs de la Chine inaugurant l’année par des semailles, le jeune homme expliquait à la jeune femme que ces attractions irrésistibles tiraient leur cause de quelque existence antérieure.


– Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous sommes-nous connus? quel hasard l’a voulu? C’est qu’à travers l’éloignement, sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes particulières nous avaient poussés l’un vers l’autre.


Et il saisit sa main; elle ne la retira pas.


«Ensemble de bonnes cultures!» cria le président.


– Tantôt, par exemple, quand je suis venu chez vous…


«À M. Bizet, de Quincampoix.»


– Savais-je que je vous accompagnerais?


«Soixante et dix francs!»


– Cent fois même j’ai voulu partir, et je vous ai suivie, je suis resté.


«Fumiers.»


– Comme je resterais ce soir, demain, les autres jours, toute ma vie!


«À M. Caron, d’Argueil, une médaille d’or!»


– Car jamais je n’ai trouvé dans la société de personne un charme aussi complet.


«À M. Bain, de Givry-Saint-Martin!»


– Aussi, moi, j’emporterai votre souvenir.


«Pour un bélier mérinos…»


– Mais vous m’oublierez, j’aurai passé comme une ombre.


«À M. Belot, de Notre-Dame…»


– Oh! non, n’est-ce pas, je serai quelque chose dans votre pensée, dans votre vie?


«Race porcine, prix ex aequo: à MM. Lehérissé et Cullembourg; soixante francs!»


Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et frémissante comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa volée; mais, soit qu’elle essayât de la dégager ou bien qu’elle répondît à cette pression, elle fit un mouvement des doigts; il s’écria:


– Oh! merci! Vous ne me repoussez pas! Vous êtes bonne! vous comprenez que je suis à vous! Laissez que je vous voie, que je vous contemple!


Un coup de vent qui arriva par les fenêtres fronça le tapis de la table, et, sur la Place, en bas, tous les grands bonnets des paysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons blancs qui s’agitent.


«Emploi de tourteaux de graines oléagineuses», continua le président.


Il se hâtait:


«Engrais flamand, – culture du lin, – drainage, – baux à longs termes, – services de domestiques.»


Rodolphe ne parlait plus. Ils se regardaient. Un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches; et mollement, sans effort, leurs doigts se confondirent.


«Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière, pour cinquante-quatre ans de service dans la même ferme, une médaille d’argent – du prix de vingt-cinq francs!»


«Où est-elle, Catherine Leroux?» répéta le Conseiller.


Elle ne se présentait pas, et l’on entendait des voix qui chuchotaient:


– Vas-y!


– Non.


– À gauche!


– N’aie pas peur!


– Ah! qu’elle est bête!


– Enfin y est-elle? s’écria Tuvache.


– Oui!… la voilà!


– Qu’elle approche donc!


Alors on vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d’un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains, à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’elles semblaient sales quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire; et, à force d’avoir servi, elles restaient entrouvertes, comme pour présenter d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d’une rigidité monacale relevait l’expression de sa figure. Rien de triste ou d’attendri n’amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité. C’était la première fois qu’elle se voyait au milieu d’une compagnie si nombreuse; et, intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix d’honneur du Conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s’il fallait s’avancer ou s’enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude.


– Approchez, vénérable Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux! dit M. le Conseiller, qui avait pris des mains du président la liste des lauréats.


Et tour à tour examinant la feuille de papier, puis la vieille femme, il répétait d’un ton paternel:


– Approchez, approchez!


– Êtes-vous sourde? dit Tuvache, en bondissant sur son fauteuil.


Et il se mit là lui crier dans l’oreille:


– Cinquante-quatre ans de service! Une médaille d’argent! Vingt-cinq francs! C’est pour vous.


Puis, quand elle eut sa médaille, elle la considéra. Alors un sourire de béatitude se répandit sur sa figure, et on l’entendit qui marmottait en s’en allant:


– Je la donnerai au curé de chez nous, pour qu’il me dise des messes.


– Quel fanatisme! exclama le pharmacien, en se penchant vers le notaire.


La séance était finie; la foule se dispersa; et, maintenant que les discours étaient lus, chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume: les maîtres rudoyaient les domestiques, et ceux-ci frappaient les animaux, triomphateurs indolents qui s’en retournaient à l’étable, une couronne verte entre les cornes.


Cependant les gardes nationaux étaient montés au premier étage de la mairie, avec des brioches embrochées à leurs baïonnettes, et le tambour du bataillon qui portait un panier de bouteilles. Madame Bovary prit le bras de Rodolphe; il la reconduisit chez elle; ils se séparèrent devant sa porte; puis il se promena seul dans la prairie, tout en attendant l’heure du banquet.


Le festin fut long, bruyant, mal servi; l’on était si tassé, que l’on avait peine à remuer les coudes, et les planches étroites qui servaient de bancs faillirent se rompre sous le poids des convives. Ils mangeaient abondamment. Chacun s’en donnait pour sa quote-part. La sueur coulait sur tous les fronts; et une vapeur blanchâtre, comme la buée d’un fleuve par un matin d’automne, flottait au-dessus de la table, entre les quinquets suspendus. Rodolphe, le dos appuyé contre le calicot de la tente, pensait si fort à Emma, qu’il n’entendait rien. Derrière lui, sur le gazon, des domestiques empilaient des assiettes sales; ses voisins parlaient, il ne leur répondait pas; on lui emplissait son verre, et un silence s’établissait dans sa pensée, malgré les accroissements de la rumeur. Il rêvait à ce qu’elle avait dit et à la forme de ses lèvres; sa figure, comme en un miroir magique, brillait sur la plaque des shakos; les plis de sa robe descendaient le long des murs, et des journées d’amour se déroulaient à l’infini dans les perspectives de l’avenir.


Il la revit le soir, pendant le feu d’artifice; mais elle était avec son mari, madame Homais et le pharmacien, lequel se tourmentait beaucoup sur le danger des fusées perdues; et, à chaque moment, il quittait la compagnie pour aller faire à Binet des recommandations.


Les pièces pyrotechniques envoyées à l’adresse du sieur Tuvache avaient, par excès de précaution, été enfermées dans sa cave; aussi la poudre humide ne s’enflammait guère, et le morceau principal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue, rata complètement. De temps à autre, il partait une pauvre chandelle romaine; alors la foule béante poussait une clameur où se mêlait le cri des femmes à qui l’on chatouillait la taille pendant l’obscurité. Emma, silencieuse, se blottissait doucement contre l’épaule de Charles; puis, le menton levé, elle suivait dans le ciel noir le jet lumineux des fusées. Rodolphe la contemplait à la lueur des lampions qui brûlaient.


Ils s’éteignirent peu à peu. Les étoiles s’allumèrent. Quelques gouttes de pluie vinrent à tomber. Elle noua son fichu sur sa tête nue.


À ce moment, le fiacre du Conseiller sortit de l’auberge. Son cocher, qui était ivre, s’assoupit tout à coup; et l’on apercevait de loin, par-dessus la capote, entre les deux lanternes, la masse de son corps qui se balançait de droite et de gauche selon le tangage des soupentes.


– En vérité, dit l’apothicaire, on devrait bien sévir contre l’ivresse! Je voudrais que l’on inscrivît, hebdomadairement, à la porte de la mairie, sur un tableau ad hoc, les noms de tous ceux qui, durant la semaine, se seraient intoxiqués avec des alcools. D’ailleurs, sous le rapport de la statistique, on aurait là comme des annales patentes qu’on irait au besoin… Mais excusez.


Et il courut encore vers le capitaine.


Celui-ci rentrait à sa maison. Il allait revoir son tour.


– Peut-être ne feriez-vous pas mal, lui dit Homais, d’envoyer un de vos hommes ou d’aller vous-même…


– Laissez-moi donc tranquille, répondit le percepteur, puisqu’il n’y a rien!


– Rassurez-vous, dit l’apothicaire, quand il fut revenu près de ses amis. M. Binet m’a certifié que les mesures étaient prises. Nulle flammèche ne sera tombée. Les pompes sont pleines. Allons dormir.


– Ma foi! j’en ai besoin, fit madame Homais qui bâillait considérablement; mais, n’importe, nous avons eu pour notre fête une bien belle journée.


Rodolphe répéta d’une voix basse et avec un regard tendre:


– Oh! oui, bien belle!


Et, s’étant salués, on se tourna le dos.


Deux jours après, dans le Fanal de Rouen il y avait un grand article sur les comices. Homais l’avait composé, de verve, dès le lendemain:


«Pourquoi ces festons, ces fleurs, ces guirlandes? Où courait cette foule comme les flots d’une mer en furie, sous les torrents d’un soleil tropical qui répandait sa chaleur sur nos guérets?»


Ensuite, il parlait de la condition des paysans. Certes, le gouvernement faisait beaucoup, mais, pas assez! «Du courage! lui criait-il; mille réformes sont indispensables, accomplissons-les.» Puis, abordant l’entrée du Conseiller, il n’oubliait point «l’air martial de notre milice», ni «nos plus sémillantes villageoises», ni «les vieillards à tête chauve, sorte de patriarches qui étaient là, et dont quelques-uns, débris de nos immortelles phalanges, sentaient encore battre leurs cœurs au son mâle des tambours.» Il se citait des premiers parmi les membres du jury, et même il rappelait, dans une note, que M. Homais, pharmacien, avait envoyé un mémoire sur le cidre à la Société d’agriculture. Quand il arrivait à la distribution des récompenses, il dépeignait la joie des lauréats en traits dithyrambiques. Le père embrassait son fils, le frère le frère, l’époux l’épouse. Plus d’un montrait avec orgueil son humble médaille, et sans doute, revenu chez lui, près de sa bonne ménagère, il l’aura suspendue en pleurant aux murs discrets de sa chaumine.


«Vers six heures, un banquet, dressé dans l’herbage de M. Liégeard, a réuni les principaux assistants de la fête. La plus grande cordialité n’a cessé d’y régner. Divers toasts ont été portés: M. Lieuvain, au monarque! M. Tuvache, au préfet! M. Derozerays, à l’agriculture! M. Homais, à l’industrie et aux beaux-arts, ces deux sœurs! M. Leplichey, aux améliorations! Le soir, un brillant feu d’artifice a tout à coup illuminé les airs. On eût dit un véritable kaléidoscope, un vrai décor d’Opéra, et un moment notre petite localité, a pu se croire transportée au milieu d’un rêve des Mille et une Nuits.


«Constatons qu’aucun événement fâcheux n’est venu troubler cette réunion de famille.»


Et il ajoutait: «On y a seulement remarqué l’absence du clergé. Sans doute les sacristies entendent le progrès d’une autre manière. Libre à vous, messieurs de Loyola!»

IX

Six semaines s’écoulèrent. Rodolphe ne revint pas. Un soir, enfin, il parut.


Il s’était dit, le lendemain des comices:


– N’y retournons pas de sitôt, ce serait une faute.


Et, au bout de la semaine, il était parti pour la chasse. Après la chasse, il avait songé qu’il était trop tard, puis il fit ce raisonnement:


– Mais, si du premier jour elle m’a aimé, elle doit, par l’impatience de me revoir, m’aimer davantage. Continuons donc!


Et il comprit que son calcul avait été bon lorsque, en entrant dans la salle, il aperçut Emma pâlir.


Elle était seule. Le jour tombait. Les petits rideaux de mousseline, le long des vitres, épaississaient le crépuscule, et la dorure du baromètre, sur qui frappait un rayon de soleil, étalait des feux dans la glace, entre les découpures du polypier.


Rodolphe resta debout; et à peine si Emma répondit à ses premières phrases de politesse.


– Moi, dit-il, j’ai eu des affaires. J’ai été malade.


– Gravement? s’écria-t-elle.


– Eh bien, fit Rodolphe en s’asseyant à ses côtés sur un tabouret, non!… C’est que je n’ai pas voulu revenir.


– Pourquoi?


– Vous ne devinez pas?


Il la regarda encore une fois, mais d’une façon si violente qu’elle baissa la tête en rougissant. Il reprit:


– Emma…


– Monsieur! fit-elle en s’écartant un peu.


– Ah! vous voyez bien, répliqua-t-il d’une voix mélancolique, que j’avais raison de vouloir ne pas revenir; car ce nom, ce nom qui remplit mon âme et qui m’est échappé, vous me l’interdisez! Madame Bovary!… Eh! tout le monde vous appelle comme cela!… Ce n’est pas votre nom, d’ailleurs; c’est le nom d’un autre!


Il répéta:


– D’un autre!


Et il se cacha la figure entre les mains.


– Oui, je pense à vous continuellement!… Votre souvenir me désespère! Ah! pardon!… Je vous quitte… Adieu!… J’irai loin…, si loin, que vous n’entendrez plus parler de moi!… Et cependant…, aujourd’hui…, je ne sais quelle force encore m’a poussé vers vous! Car on ne lutte pas contre le ciel, on ne résiste point au sourire des anges! On se laisse entraîner par ce qui est beau, charmant, adorable!


C’était la première fois qu’Emma s’entendait dire ces choses; et son orgueil, comme quelqu’un qui se délasse dans une étuve, s’étirait mollement et tout entier à la chaleur de ce langage.


– Mais, si je ne suis pas venu, continua-t-il, si je n’ai pu vous voir, ah! du moins j’ai bien contemplé ce qui vous entoure. La nuit, toutes les nuits, je me relevais, j’arrivais jusqu’ici, je regardais votre maison, le toit qui brillait sous la lune, les arbres du jardin qui se balançaient à votre fenêtre, et une petite lampe, une lueur, qui brillait à travers les carreaux, dans l’ombre. Ah! vous ne saviez guère qu’il y avait là, si près et si loin, un pauvre misérable…


Elle se tourna vers lui avec un sanglot.


– Oh! vous êtes bon! dit-elle.


– Non, je vous aime, voilà tout! Vous n’en doutez pas! Dites-le-moi; un mot! un seul mot!


Et Rodolphe, insensiblement, se laissa glisser du tabouret jusqu’à terre; mais on entendit un bruit de sabots dans la cuisine, et la porte de la salle, il s’en aperçut, n’était pas fermée.


– Que vous seriez charitable, poursuivit-il en se relevant, de satisfaire une fantaisie!


C’était de visiter sa maison; il désirait la connaître; et, madame Bovary n’y voyant point d’inconvénient, ils se levaient tous les deux, quand Charles entra.


– Bonjour, docteur, lui dit Rodolphe.


Le médecin, flatté de ce titre inattendu, se répandit en obséquiosités, et l’autre en profita pour se remettre un peu.


– Madame m’entretenait, fit-il donc, de sa santé…


Charles l’interrompit: il avait mille inquiétudes, en effet; les oppressions de sa femme recommençaient. Alors Rodolphe demanda si l’exercice du cheval ne serait pas bon.


– Certes! excellent, parfait!… Voilà une idée! Tu devrais la suivre.


Et, comme elle objectait qu’elle n’avait point de cheval, M. Rodolphe en offrit un; elle refusa ses offres; il n’insista pas; puis, afin de motiver sa visite, il conta que son charretier, l’homme à la saignée, éprouvait toujours des étourdissements.


– J’y passerai, dit Bovary.


– Non, non, je vous l’enverrai; nous viendrons, ce sera plus commode pour vous.


– Ah! fort bien. Je vous remercie.


Et, dès qu’ils furent seuls:


– Pourquoi n’acceptes-tu pas les propositions de M. Boulanger, qui sont si gracieuses?


Elle prit un air boudeur, chercha mille excuses, et déclara finalement que cela peut-être semblerait drôle.


– Ah! je m’en moque pas mal! dit Charles en faisant une pirouette. La santé avant tout! Tu as tort!


– Eh! comment veux-tu que je monte à cheval, puisque je n’ai pas d’amazone?


– Il faut t’en commander une! répondit-il.


L’amazone la décida.


Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger que sa femme était à sa disposition, et qu’ils comptaient sur sa complaisance.


Le lendemain, à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec deux chevaux de maître. L’un portait des pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim.


Rodolphe avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle n’en avait jamais vu de pareilles; en effet, Emma fut charmée, de sa tournure, lorsqu’il apparut sur le palier avec son grand habit de velours et sa culotte de tricot blanc. Elle était prête, elle l’attendait.


Justin s’échappa de la pharmacie pour la voir, et l’apothicaire aussi se dérangea. Il faisait à M. Boulanger des recommandations:


– Un malheur arrive si vite! Prenez garde! Vos chevaux peut-être sont fougueux!


Elle entendit du bruit au-dessus de sa tête: c’était Félicité qui tambourinait contre les carreaux pour divertir la petite Berthe. L’enfant envoya de loin un baiser; sa mère lui répondit d’un signe avec le pommeau de sa cravache.


– Bonne promenade! cria M. Homais. De la prudence, surtout! de la prudence!


Et il agita son journal en les regardant s’éloigner.


Dès qu’il sentit la terre, le cheval d’Emma prit le galop. Rodolphe galopait à côté d’elle. Par moments ils échangeaient une parole. La figure un peu baissée, la main haute et le bras droit déployé, elle s’abandonnait à la cadence du mouvement qui la berçait sur la selle.


Au bas de la côte, Rodolphe lâcha les rênes; ils partirent ensemble, d’un seul bond; puis, en haut, tout à coup, les chevaux s’arrêtèrent, et son grand voile bleu retomba.


On était aux premiers jours d’octobre. Il y avait du brouillard sur la campagne. Des vapeurs s’allongeaient à l’horizon, entre le contour des collines; et d’autres, se déchirant, montaient, se perdaient. Quelquefois, dans un écartement des nuées, sous un rayon de soleil, on apercevait au loin les toits d’Yonville, avec les jardins au bord de l’eau, les cours, les murs, et le clocher de l’église. Emma fermait à demi les paupières pour reconnaître sa maison, et jamais ce pauvre village où elle vivait ne lui avait semblé si petit. De la hauteur où ils étaient, toute la vallée paraissait un immense lac pâle, s’évaporant à l’air. Les massifs d’arbres, de place en place, saillissaient comme des rochers noirs; et les hautes lignes des peupliers, qui dépassaient la brume, figuraient des grèves que le vent remuait.


À côté, sur la pelouse, entre les sapins, une lumière brune circulait dans l’atmosphère tiède. La terre, roussâtre comme de la poudre de tabac, amortissait le bruit des pas; et, du bout de leurs fers, en marchant, les chevaux poussaient devant eux des pommes de pin tombées.


Rodolphe et Emma suivirent ainsi la lisière du bois. Elle se détournait de temps à autre afin d’éviter son regard, et alors elle ne voyait que les troncs des sapins alignés, dont la succession continue l’étourdissait un peu. Les chevaux soufflaient. Le cuir des selles craquait.


Au moment où ils entrèrent dans la forêt, le soleil parut.


– Dieu nous protège! dit Rodolphe.


– Vous croyez? fit-elle.


– Avançons! avançons! reprit-il.


Il claqua de la langue. Les deux bêtes couraient.


De longues fougères, au bord du chemin, se prenaient dans l’étrier d’Emma. Rodolphe, tout en allant, se penchait et il les retirait à mesure. D’autres fois, pour écarter les branches, il passait près d’elle, et Emma sentait son genou lui frôler la jambe. Le ciel était devenu bleu. Les feuilles ne remuaient pas. Il y avait de grands espaces pleins de bruyères tout en fleurs; et des nappes de violettes s’alternaient avec le fouillis des arbres, qui étaient gris, fauves ou dorés, selon la diversité des feuillages. Souvent on entendait, sous les buissons, glisser un petit battement d’ailes, ou bien le cri rauque et doux des corbeaux, qui s’envolaient dans les chênes.


Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait devant, sur la mousse, entre les ornières.


Mais sa robe trop longue l’embarrassait, bien qu’elle la portât relevée par la queue, et Rodolphe, marchant derrière elle, contemplait entre ce drap noir et la bottine noire, la délicatesse de son bas blanc, qui lui semblait quelque chose de sa nudité.


Elle s’arrêta.


– Je suis fatiguée, dit-elle.


– Allons, essayez encore! reprit-il. Du courage!


Puis, cent pas plus loin, elle s’arrêta de nouveau; et, à travers son voile, qui de son chapeau d’homme descendait obliquement sur ses hanches, on distinguait son visage dans une transparence bleuâtre, comme si elle eût nagé sous des flots d’azur.


– Où allons-nous donc?


Il ne répondit rien. Elle respirait d’une façon saccadée. Rodolphe jetait les yeux autour de lui et il se mordait la moustache.


Ils arrivèrent à un endroit plus large, où l’on avait abattu des baliveaux. Ils s’assirent sur un tronc d’arbre renversé, et Rodolphe se mit à lui parler de son amour.


Il ne l’effraya point d’abord par des compliments. Il fut calme, sérieux, mélancolique.


Emma l’écoutait la tête basse, et tout en remuant, avec la pointe de son pied, des copeaux par terre.


Mais, à cette phrase:


– Est-ce que nos destinées maintenant ne sont pas communes.


– Eh non! répondit-elle. Vous le savez bien. C’est impossible.


Elle se leva pour partir. Il la saisit au poignet. Elle s’arrêta. Puis, l’ayant considéré quelques minutes d’un œil amoureux et tout humide, elle dit vivement:


– Ah! tenez, n’en parlons plus… Où sont les chevaux? Retournons.


Il eut un geste de colère et d’ennui. Elle répéta:


– Où sont les chevaux? où sont les chevaux?


Alors, souriant d’un sourire étrange et la prunelle fixe, les dents serrées, il s’avança en écartant les bras. Elle se recula tremblante. Elle balbutiait:


– Oh! vous me faites peur! vous me faites mal! Partons.


– Puisqu’il le faut, reprit-il en changeant de visage.


Et il redevint aussitôt respectueux, caressant, timide. Elle lui donna son bras. Ils s’en retournèrent. Il disait:


– Qu’aviez-vous donc? Pourquoi? Je n’ai pas compris! Vous vous méprenez, sans doute? Vous êtes dans mon âme comme une madone sur un piédestal, à une place haute, solide et immaculée. Mais j’ai besoin de vous pour vivre! J’ai besoin de vos yeux, de votre voix, de votre pensée. Soyez mon amie, ma sœur, mon ange!


Et il allongeait son bras et lui en entourait la taille. Elle tâchait de se dégager mollement. Il la soutenait ainsi, en marchant.


Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient le feuillage.


– Oh! encore, dit Rodolphe. Ne partons pas! Restez!


Il l’entraîna plus loin, autour d’un petit étang, où des lentilles d’eau faisaient une verdure sur les ondes. Des nénuphars flétris se tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de leurs pas dans l’herbe, des grenouilles sautaient pour se cacher.


– J’ai tort, j’ai tort, disait-elle. Je suis folle de vous entendre.


– Pourquoi?… Emma! Emma!


– Oh! Rodolphe!… fit lentement la jeune femme en se penchant sur son épaule.


Le drap de sa robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d’un soupir; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna.


Les ombres du soir descendaient; le soleil horizontal, passant entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour d’elle, dans les feuilles ou par terre, des taches lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent éparpillé leurs plumes. Le silence était partout; quelque chose de doux semblait sortir des arbres; elle sentait son cœur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. Alors, elle entendit tout au loin, au delà du bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait, et elle l’écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus. Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des deux brides cassée.


Ils s’en revinrent à Yonville, par le même chemin. Ils revirent sur la boue les traces de leurs chevaux, côte à côte, et les mêmes buissons, les mêmes cailloux dans l’herbe. Rien autour d’eux n’avait changé; et pour elle, cependant, quelque chose était survenu de plus considérable que si les montagnes se fussent déplacées. Rodolphe, de temps à autre, se penchait et lui prenait sa main pour la baiser.


Elle était charmante, à cheval! Droite, avec sa taille mince, le genou plié sur la crinière de sa bête et un peu colorée par le grand air, dans la rougeur du soir.


En entrant dans Yonville, elle caracola sur les pavés. On la regardait des fenêtres.


Son mari, au dîner, lui trouva bonne mine; mais elle eut l’air de ne pas l’entendre lorsqu’il s’informa de sa promenade; et elle restait le coude au bord de son assiette, entre les deux bougies qui brûlaient.


– Emma! dit-il.


– Quoi?


– Eh bien, j’ai passé cette après-midi chez M. Alexandre; il a une ancienne pouliche encore fort belle, un peu couronnée seulement, et qu’on aurait, je suis sûr, pour une centaine d’écus…


Il ajouta:


– Pensant même que cela te serait agréable, je l’ai retenue…, je l’ai achetée… Ai-je bien fait? Dis-moi donc.


Elle remua la tête en signe d’assentiment; puis, un quart d’heure après:


– Sors-tu ce soir? demanda-t-elle.


– Oui. Pourquoi?


– Oh! rien, rien, mon ami.


Et, dès qu’elle fut débarrassée de Charles, elle monta s’enfermer dans sa chambre.


D’abord, ce fut comme un étourdissement; elle voyait les arbres, les chemins, les fossés, Rodolphe, et elle sentait encore l’étreinte de ses bras, tandis que le feuillage frémissait et que les joncs sifflaient.


Mais, en s’apercevant dans la glace, elle s’étonna de son visage. Jamais elle n’avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d’une telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait.


Elle se répétait: «J’ai un amant! un amant!» se délectant à cette idée comme à celle d’une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc posséder enfin ces joies de l’amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire; une immensité bleuâtre l’entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l’existence ordinaire n’apparaissait qu’au loin, tout en bas, dans l’ombre, entre les intervalles de ces hauteurs.


Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu’elle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient. Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant dans ce type d’amoureuse qu’elle avait tant envié. D’ailleurs, Emma éprouvait une satisfaction de vengeance. N’avait-elle pas assez souffert! Mais elle triomphait maintenant, et l’amour, si longtemps contenu, jaillissait tout entier avec des bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans remords, sans inquiétude, sans trouble.


La journée du lendemain se passa dans une douceur nouvelle. Ils se firent des serments. Elle lui raconta ses tristesses. Rodolphe l’interrompait par ses baisers; et elle lui demandait, en le contemplant les paupières à demi closes, de l’appeler encore par son nom et de répéter qu’il l’aimait. C’était dans la forêt, comme la veille, sous une hutte de sabotiers. Les murs en étaient de paille et le toit descendait si bas, qu’il fallait se tenir courbé. Ils étaient assis l’un contre l’autre, sur un lit de feuilles sèches.


À partir de ce jour-là, ils s’écrivirent régulièrement tous les soirs. Emma portait sa lettre au bout du jardin, près de la rivière, dans une fissure de la terrasse. Rodolphe venait l’y chercher et en plaçait une autre, qu’elle accusait toujours d’être trop courte.


Un matin, que Charles était sorti dès avant l’aube, elle fut prise par la fantaisie de voir Rodolphe à l’instant. On pouvait arriver promptement à la Huchette, y rester une heure et être rentré dans Yonville que tout le monde encore serait endormi. Cette idée la fit haleter de convoitise, et elle se trouva bientôt au milieu de la prairie, où elle marchait à pas rapides, sans regarder derrière elle.


Le jour commençait à paraître. Emma, de loin, reconnut la maison de son amant, dont les deux girouettes à queue-d’aronde se découpaient en noir sur le crépuscule pâle.


Après la cour de la ferme, il y avait un corps de logis qui devait être le château. Elle y entra, comme si les murs, à son approche, se fussent écartés d’eux-mêmes. Un grand escalier droit montait vers un corridor. Emma tourna la clenche d’une porte, et tout à coup, au fond de la chambre, elle aperçut un homme qui dormait. C’était Rodolphe. Elle poussa un cri.


– Te voilà! te voilà! répétait-il. Comment as-tu fait pour venir?… Ah! ta robe est mouillée!


– Je t’aime! répondit-elle en lui passant les bras autour du cou.


Cette première audace lui ayant réussi, chaque fois maintenant que Charles sortait de bonne heure, Emma s’habillait vite et descendait à pas de loup le perron qui conduisait au bord de l’eau.


Mais, quand la planche aux vaches était levée, il fallait suivre les murs qui longeaient la rivière; la berge était glissante; elle s’accrochait de la main, pour ne pas tomber, aux bouquets de ravenelles flétries. Puis elle prenait à travers des champs en labour, où elle enfonçait, trébuchait et empêtrait ses bottines minces. Son foulard, noué sur sa tête, s’agitait au vent dans les herbages; elle avait peur des bœufs, elle se mettait à courir; elle arrivait essoufflée, les joues roses, et exhalant de toute sa personne un frais parfum de sève, de verdure et de grand air. Rodolphe, à cette heure-là, dormait encore. C’était comme une matinée de printemps qui entrait dans sa chambre.


Les rideaux jaunes, le long des fenêtres laissaient passer doucement une lourde lumière blonde. Emma tâtonnait en clignant des yeux, tandis que les gouttes de rosée suspendues à ses bandeaux faisaient comme une auréole de topazes tout autour de sa figure. Rodolphe, en riant, l’attirait à lui et il la prenait sur son cœur.


Ensuite, elle examinait l’appartement, elle ouvrait les tiroirs des meubles, elle se peignait avec son peigne et se regardait dans le miroir à barbe. Souvent même, elle mettait entre ses dents le tuyau d’une grosse pipe qui était sur la table de nuit, parmi des citrons et des morceaux de sucre, près d’une carafe d’eau.


Il leur fallait un bon quart d’heure pour les adieux. Alors Emma pleurait; elle aurait voulu ne jamais abandonner Rodolphe. Quelque chose de plus fort qu’elle la poussait vers lui, si bien qu’un jour, la voyant survenir à l’improviste, il fronça le visage comme quelqu’un de contrarié.


– Qu’as-tu donc? dit-elle. Souffres-tu? Parle-moi!


Enfin il déclara, d’un air sérieux, que ses visites devenaient imprudentes et qu’elle se compromettait.

X

Peu à peu, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent. L’amour l’avait enivrée d’abord, et elle n’avait songé à rien au delà. Mais, à présent qu’il était indispensable à sa vie, elle craignait d’en perdre quelque chose, ou même qu’il ne fût troublé. Quand elle s’en revenait de chez lui, elle jetait tout alentour des regards inquiets, épiant chaque forme qui passait à l’horizon et chaque lucarne du village d’où l’on pouvait l’apercevoir. Elle écoutait les pas, les cris, le bruit des charrues; et elle s’arrêtait plus blême et plus tremblante que les feuilles des peupliers qui se balançaient sur sa tête.


Un matin, qu’elle s’en retournait ainsi, elle crut distinguer tout à coup le long canon d’une carabine qui semblait la tenir en joue. Il dépassait obliquement le bord d’un petit tonneau, à demi enfoui entre les herbes, sur la marge d’un fossé. Emma, prête à défaillir de terreur, avança cependant, et un homme sortit du tonneau, comme ces diables à boudin qui se dressent du fond des boîtes. Il avait des guêtres bouclées jusqu’aux genoux, sa casquette enfoncée jusqu’aux yeux, les lèvres grelottantes et le nez rouge. C’était le capitaine Binet, à l’affût des canards sauvages.


– Vous auriez dû parler de loin! s’écria-t-il. Quand on aperçoit un fusil, il faut toujours avertir.


Le percepteur, par là, tâchait de dissimuler la crainte qu’il venait d’avoir; car, un arrêté préfectoral ayant interdit la chasse aux canards autrement qu’en bateau, M. Binet, malgré son respect pour les lois, se trouvait en contravention. Aussi croyait-il à chaque minute entendre arriver le garde champêtre. Mais cette inquiétude irritait son plaisir, et, tout seul dans son tonneau, il s’applaudissait de son bonheur et de sa malice.


À la vue d’Emma, il parut soulagé d’un grand poids, et aussitôt, entamant la conversation:


– Il ne fait pas chaud, ça pique!


Emma ne répondit rien. Il poursuivit:


– Et vous voilà sortie de bien bonne heure?


– Oui, dit-elle en balbutiant; je viens de chez la nourrice où est mon enfant.


– Ah! fort bien! fort bien! Quant à moi, tel que vous me voyez, dès la pointe du jour je suis là; mais le temps est si crassineux, qu’à moins d’avoir la plume juste au bout…


– Bonsoir, monsieur Binet, interrompit-elle en lui tournant les talons.


– Serviteur, madame, reprit-il d’un ton sec.


Et il rentra dans son tonneau.


Emma se repentit d’avoir quitté si brusquement le percepteur. Sans doute, il allait faire des conjectures défavorables. L’histoire de la nourrice était la pire excuse, tout le monde sachant bien à Yonville que la petite Bovary, depuis un an, était revenue chez ses parents. D’ailleurs, personne n’habitait aux environs; ce chemin ne conduisait qu’à la Huchette; Binet donc avait deviné d’où elle venait, et il ne se tairait pas, il bavarderait, c’était certain! Elle resta jusqu’au soir à se torturer l’esprit dans tous les projets de mensonges imaginables, et ayant sans cesse devant les yeux cet imbécile à carnassière.


Charles, après le dîner, la voyant soucieuse, voulut, par distraction, la conduire chez le pharmacien; et la première personne qu’elle aperçut dans la pharmacie, ce fut encore lui, le percepteur! Il était debout devant le comptoir, éclairé par la lumière du bocal rouge, et il disait:


– Donnez-moi, je vous prie, une demi-once de vitriol.


– Justin, cria l’apothicaire, apporte-nous l’acide sulfurique.


Puis, à Emma, qui voulait monter dans l’appartement de madame Homais:


– Non, restez, ce n’est pas la peine, elle va descendre. Chauffez-vous au poêle en attendant… Excusez-moi… Bonjour, docteur (car le pharmacien se plaisait beaucoup a prononcer ce mot docteur, comme si en l’adressant à un autre, il eût fait rejaillir sur lui-même quelque chose de la pompe qu’il y trouvait)… Mais prends garde de renverser les mortiers! va plutôt chercher les chaises de la petite salle; tu sais bien qu’on ne dérange pas les fauteuils du salon.


Et, pour remettre en place son fauteuil, Homais se précipitait hors du comptoir, quand Binet lui demanda une demi-once d’acide de sucre.


– Acide de sucre? fit le pharmacien dédaigneusement. Je ne connais pas, j’ignore! Vous voulez peut-être de l’acide oxalique? C’est oxalique, n’est-il pas vrai?


Binet expliqua qu’il avait besoin d’un mordant pour composer lui-même une eau de cuivre avec quoi dérouiller diverses garnitures de chasse. Emma tressaillit. Le pharmacien se mit à dire:


– En effet, le temps n’est pas propice, à cause de l’humidité.


– Cependant, reprit le percepteur d’un air finaud, il y a des personnes qui s’en arrangent.


Elle étouffait.


– Donnez-moi encore…


– Il ne s’en ira donc jamais! pensait-elle.


– Une demi-once d’arcanson et de térébenthine, quatre onces de cire jaune, et trois demi-onces de noir animal, s’il vous plaît, pour nettoyer les cuirs vernis de mon équipement.


L’apothicaire commençait à tailler de la cire, quand madame Homais parut avec Irma dans ses bras, Napoléon à ses côtés et Athalie qui la suivait. Elle alla s’asseoir sur le banc de velours contre la fenêtre, et le gamin s’accroupit sur un tabouret, tandis que sa sœur aînée rôdait autour de la boîte à jujube, près de son petit papa. Celui-ci emplissait des entonnoirs et bouchait des flacons, il collait des étiquettes, il confectionnait des paquets. On se taisait autour de lui; et l’on entendait seulement de temps à autre tinter les poids dans les balances, avec quelques paroles basses du pharmacien donnant des conseils à son élève.


– Comment va votre jeune personne? demanda tout à coup madame Homais.


– Silence! exclama son mari, qui écrivait des chiffres sur le cahier de brouillons.


– Pourquoi ne l’avez-vous pas amenée? reprit-elle à demi-voix.


– Chut! chut! fit Emma en désignant du doigt l’apothicaire.


Mais Binet, tout entier à la lecture de l’addition, n’avait rien entendu probablement. Enfin il sortit. Alors Emma, débarrassée, poussa un grand soupir.


– Comme vous respirez fort! dit madame Homais.


– Ah! c’est qu’il fait un peu chaud, répondit-elle.


Ils avisèrent donc, le lendemain, à organiser leurs rendez-vous; Emma voulait corrompre sa servante par un cadeau; mais il eût mieux valu découvrir à Yonville quelque maison discrète. Rodolphe promit d’en chercher une.


Pendant tout l’hiver, trois ou quatre fois la semaine, à la nuit noire, il arrivait dans le jardin. Emma, tout exprès, avait retiré la clef de la barrière, que Charles crut perdue.


Pour l’avertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignée de sable. Elle se levait en sursaut; mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il n’en finissait pas. Elle se dévorait d’impatience; si ses yeux l’avaient pu, ils l’eussent fait sauter par les fenêtres. Enfin, elle commençait sa toilette de nuit; puis, elle prenait un livre et continuait à lire fort tranquillement, comme si la lecture l’eût amusée. Mais Charles, qui était au lit, l’appelait pour se coucher.


– Viens donc, Emma, disait-il, il est temps.


– Oui, j’y vais! répondait-elle.


Cependant, comme les bougies l’éblouissaient, il se tournait vers le mur et s’endormait. Elle s’échappait en retenant son haleine, souriante, palpitante, déshabillée.


Rodolphe avait un grand manteau; il l’en enveloppait tout entière, et, passant le bras autour de sa taille, il l’entraînait sans parler jusqu’au fond du jardin.


C’était sous la tonnelle, sur ce même banc de bâtons pourris où autrefois Léon la regardait si amoureusement, durant les soirs d’été. Elle ne pensait guère à lui maintenant.


Les étoiles brillaient à travers les branches du jasmin sans feuilles. Ils entendaient derrière eux la rivière qui coulait, et, de temps à autre, sur la berge, le claquement des roseaux secs. Des massifs d’ombre, çà et là, se bombaient dans l’obscurité, et parfois, frissonnant tous d’un seul mouvement, ils se dressaient et se penchaient comme d’immenses vagues noires qui se fussent avancées pour les recouvrir. Le froid de la nuit les faisait s’étreindre davantage; les soupirs de leurs lèvres leur semblaient plus forts; leurs yeux, qu’ils entrevoyaient à peine, leur paraissaient plus grands, et, au milieu du silence, il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur âme avec une sonorité cristalline et qui s’y répercutaient en vibrations multipliées.


Lorsque la nuit était pluvieuse, ils s’allaient réfugier dans le cabinet aux consultations, entre le hangar et l’écurie. Elle allumait un des flambeaux de la cuisine, qu’elle avait caché derrière les livres. Rodolphe s’installait là comme chez lui. La vue de la bibliothèque et du bureau, de tout l’appartement enfin, excitait sa gaieté; et il ne pouvait se retenir de faire sur Charles quantité de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eût désiré le voir plus sérieux, et même plus dramatique à l’occasion, comme cette fois où elle crut entendre dans l’allée un bruit de pas qui s’approchaient.


– On vient! dit-elle.


Il souffla la lumière.


– As-tu tes pistolets?


– Pourquoi?


– Mais… pour te défendre, reprit Emma.


– Est-ce de ton mari? Ah! le pauvre garçon!


Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait: «Je l’écraserais d’une chiquenaude.»


Elle fut ébahie de sa bravoure, bien qu’elle y sentît une sorte d’indélicatesse et de grossièreté naïve qui la scandalisa.


Rodolphe réfléchit beaucoup à cette histoire de pistolets. Si elle avait parlé sérieusement, cela était fort ridicule, pensait-il, odieux même, car il n’avait, lui, aucune raison de haïr ce bon Charles, n’étant pas ce qui s’appelle dévoré de jalousie; – et, à ce propos, Emma lui avait fait un grand serment qu’il ne trouvait pas non plus du meilleur goût.


D’ailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu échanger des miniatures, on s’était coupé des poignées de cheveux, et elle demandait à présent une bague, un véritable anneau de mariage, en signe d’alliance éternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir ou des voix de la nature; puis elle l’entretenait de sa mère, à elle, et de sa mère, à lui. Rodolphe l’avait perdue depuis vingt ans. Emma, néanmoins, l’en consolait avec des mièvreries de langage, comme on eût fait à un marmot abandonné, et même lui disait quelquefois, en regardant la lune:


– Je suis sûre que là-haut, ensemble, elles approuvent notre amour.


Mais elle était si jolie! il en avait possédé si peu d’une candeur pareille! Cet amour sans libertinage était pour lui quelque chose de nouveau, et qui, le sortant de ses habitudes faciles, caressait à la fois son orgueil et sa sensualité. L’exaltation d’Emma, que son bon sens bourgeois dédaignait, lui semblait au fond du cœur charmante, puisqu’elle s’adressait à sa personne. Alors, sûr d’être aimé, il ne se gêna pas, et insensiblement ses façons changèrent.


Il n’avait plus, comme autrefois, de ces mots si doux qui la faisaient pleurer, ni de ces véhémentes caresses qui la rendaient folle; si bien que leur grand amour, où elle vivait plongée, parut se diminuer sous elle, comme l’eau d’un fleuve qui s’absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase. Elle n’y voulut pas croire; elle redoubla de tendresse; et Rodolphe, de moins en moins, cacha son indifférence.


Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cédé, ou si elle ne souhaitait point, au contraire, le chérir davantage. L’humiliation de se sentir faible se tournait en une rancune que les voluptés tempéraient. Ce n’était pas de l’attachement, c’était comme une séduction permanente. Il la subjuguait. Elle en avait presque peur.


Les apparences, néanmoins, étaient plus calmes que jamais, Rodolphe ayant réussi à conduire l’adultère selon sa fantaisie; et, au bout de six mois, quand le printemps arriva, ils se trouvaient, l’un vis-à-vis de l’autre, comme deux mariés qui entretiennent tranquillement une flamme domestique.


C’était l’époque où le père Rouault envoyait son dinde, en souvenir de sa jambe remise. Le cadeau arrivait toujours avec une lettre. Emma coupa la corde qui la retenait au panier, et lut les lignes suivantes:


«Mes chers enfants,


«J’espère que la présente vous trouvera en bonne santé et que celui-là vaudra bien les autres; car il me semble un peu plus mollet, si j’ose dire, et plus massif. Mais, la prochaine fois, par changement, je vous donnerai un coq, à moins que vous ne teniez de préférence aux picots; et renvoyez-moi la bourriche, s’il vous plaît, avec les deux anciennes. J’ai eu un malheur à ma charreterie, dont la couverture, une nuit qu’il ventait fort, s’est envolée dans les arbres. La récolte non plus n’a pas été trop fameuse. Enfin, je ne sais pas quand j’irai vous voir. Ça m’est tellement difficile de quitter maintenant la maison, depuis que je suis seul, ma pauvre Emma!


«Et il y avait ici un intervalle entre les lignes, comme si le bonhomme eût laissé tomber sa plume pour rêver quelque temps.


«Quant à moi, je vais bien, sauf un rhume que j’ai attrapé l’autre jour à la foire d’Yvetot, où j’étais parti pour retenir un berger, ayant mis le mien dehors, par suite de sa trop grande délicatesse de bouche. Comme on est à plaindre avec tous ces brigands-là! Du reste, c’était aussi un malhonnête.


«J’ai appris d’un colporteur qui, voyageant cet hiver par votre pays, s’est fait arracher une dent, que Bovary travaillait toujours dur. Ça ne m’étonne pas, et il m’a montré sa dent; nous avons pris un café ensemble. Je lui ai demandé s’il t’avait vue, il m’a dit que non, mais qu’il avait vu dans l’écurie deux animaux, d’où je conclus que le métier roule. Tant mieux, mes chers enfants, et que le bon Dieu vous envoie tout le bonheur imaginable.


«Il me fait deuil de ne pas connaître encore ma bien-aimée petite-fille Berthe Bovary. J’ai planté pour elle, dans le jardin, sous ta chambre, un prunier de prunes d’avoine, et je ne veux pas qu’on y touche, si ce n’est pour lui faire plus tard des compotes, que je garderai dans l’armoire, à son intention, quand elle viendra.


«Adieu, mes chers enfants. Je t’embrasse, ma fille; vous aussi, mon gendre, et la petite, sur les deux joues.


«Je suis, avec bien des compliments,


«Votre tendre père,


«THEODORE ROUAULT.»


Elle resta quelques minutes à tenir entre ses doigts ce gros papier. Les fautes d’orthographe s’y enlaçaient les unes aux autres, et Emma poursuivait la pensée douce qui caquetait tout au travers comme une poule à demi cachée dans une haie d’épines. On avait séché l’écriture avec les cendres du foyer, car un peu de poussière grise glissa de la lettre sur sa robe, et elle crut presque apercevoir son père se courbant vers l’âtre pour saisir les pincettes. Comme il y avait longtemps qu’elle n’était plus auprès de lui, sur l’escabeau, dans la cheminée, quand elle faisait brûler le bout d’un bâton à la grande flamme des joncs marins qui pétillaient!…


Elle se rappela des soirs d’été tout pleins de soleil. Les poulains hennissaient quand on passait, et galopaient, galopaient… Il y avait sous sa fenêtre une ruche à miel, et quelquefois les abeilles, tournoyant dans la lumière, frappaient contre les carreaux comme des balles d’or rebondissantes. Quel bonheur dans ce temps-là! quelle liberté! quel espoir! quelle abondance d’illusions! Il n’en restait plus maintenant! Elle en avait dépensé à toutes les aventures de son âme, par toutes les conditions successives, dans la virginité, dans le mariage et dans l’amour; – les perdant ainsi continuellement le long de sa vie, comme un voyageur qui laisse quelque chose de sa richesse à toutes les auberges de la route.


Mais qui donc la rendait si malheureuse? où était la catastrophe extraordinaire qui l’avait bouleversée? Et elle releva la tête, regardant autour d’elle, comme pour chercher la cause de ce qui la faisait souffrir.


Un rayon d’avril chatoyait sur les porcelaines de l’étagère; le feu brûlait; elle sentait sous ses pantoufles la douceur du tapis; le jour était blanc, l’atmosphère tiède, et elle entendit son enfant qui poussait des éclats de rire.


En effet, la petite fille se roulait alors sur le gazon, au milieu de l’herbe qu’on fanait. Elle était couchée à plat ventre, au haut d’une meule. Sa bonne la retenait par la jupe. Lestiboudois ratissait à côté, et, chaque fois qu’il s’approchait, elle se penchait en battant l’air de ses deux bras.


– Amenez-la-moi! dit sa mère se précipitant pour l’embrasser. Comme je t’aime, ma pauvre enfant! comme je t’aime!


Puis, s’apercevant qu’elle avait le bout des oreilles un peu sale, elle sonna vite pour avoir de l’eau chaude, et la nettoya, la changea de linge, de bas, de souliers, fit mille questions sur sa santé, comme au retour d’un voyage, et enfin, la baisant encore et pleurant un peu, elle la remit aux mains de la domestique, qui restait fort ébahie devant cet excès de tendresse.


Rodolphe, le soir, la trouva plus sérieuse que d’habitude.


– Cela se passera, jugea-t-il, c’est un caprice.


Et il manqua consécutivement à trois rendez-vous. Quand il revint, elle se montra froide et presque dédaigneuse.


– Ah! tu perds ton temps, ma mignonne…


Et il eut l’air de ne point remarquer ses soupirs mélancoliques, ni le mouchoir qu’elle tirait.


C’est alors qu’Emma se repentit!


Elle se demanda même pourquoi donc elle exécrait Charles, et s’il n’eût pas été meilleur de le pouvoir aimer. Mais il n’offrait pas grande prise à ces retours du sentiment, si bien qu’elle demeurait fort embarrassée dans sa velléité de sacrifice, lorsque l’apothicaire vint à propos lui fournir une occasion.

XI

Il avait lu dernièrement l’éloge d’une nouvelle méthode pour la cure des pieds-bots; et comme il était partisan du progrès, il conçut cette idée patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau, devait avoir des opérations de stréphopodie.


– Car, disait-il à Emma, que risque-t-on? Examinez (et il énumérait, sur ses doigts, les avantages de la tentative); succès presque certain, soulagement et embellissement du malade, célébrité vite acquise à l’opérateur. Pourquoi votre mari, par exemple, ne voudrait-il pas débarrasser ce pauvre Hippolyte, du Lion d’or? Notez qu’il ne manquerait pas de raconter sa guérison à tous les voyageurs, et puis (Homais baissait la voix et regardait autour de lui) qui donc m’empêcherait d’envoyer au journal une petite note là-dessus? Eh! mon Dieu! un article circule…, on en parle…, cela finit par faire la boule de neige! Et qui sait? qui sait?


En effet, Bovary pouvait réussir; rien n’affirmait à Emma qu’il ne fût pas habile, et quelle satisfaction pour elle que de l’avoir engagé à une démarche d’où sa réputation et sa fortune se trouveraient accrues? Elle ne demandait qu’à s’appuyer sur quelque chose de plus solide que l’amour.


Charles, sollicité par l’apothicaire et par elle, se laissa convaincre. Il fit venir de Rouen le volume du docteur Duval, et, tous les soirs, se prenant la tête entre les mains, il s’enfonçait dans cette lecture.


Tandis qu’il étudiait les équins, les varus et les valgus, c’est-à-dire la stréphocatopodie, la stréphendopodie et la stréphexopodie (ou, pour parler mieux, les différentes déviations du pied, soit en bas, en dedans ou en dehors), avec la stréphypopodie et la stréphanopodie (autrement dit torsion en dessous et redressement en haut), M. Homais par toute sorte de raisonnements, exhortait le garçon d’auberge à se faire opérer.


– À peine sentiras-tu, peut-être, une légère douleur; c’est une simple piqûre comme une petite saignée, moins que l’extirpation de certains cors.


Hippolyte, réfléchissant, roulait des yeux stupides.


– Du reste, reprenait le pharmacien, ça ne me regarde pas! c’est pour toi! par humanité pure! Je voudrais te voir, mon ami, débarrassé de ta hideuse claudication, avec ce balancement de la région lombaire, qui, bien que tu prétendes le contraire, doit te nuire considérablement dans l’exercice de ton métier.


Alors Homais lui représentait combien il se sentirait ensuite plus gaillard et plus ingambe, et même lui donnait à entendre qu’il s’en trouverait mieux pour plaire aux femmes; et le valet d’écurie se prenait à sourire lourdement. Puis il l’attaquait par la vanité:


– N’es-tu pas un homme, saprelotte? Que serait-ce donc, s’il t’avait fallu servir, aller combattre sous les drapeaux?… Ah! Hippolyte!


Et Homais s’éloignait, déclarant qu’il ne comprenait pas cet entêtement, cet aveuglement à se refuser aux bienfaits de la science.


Le malheureux céda, car ce fut comme une conjuration. Binet, qui ne se mêlait jamais des affaires d’autrui, madame Lefrançois, Artémise, les voisins, et jusqu’au maire, M. Tuvache, tout le monde l’engagea, le sermonna, lui faisait honte; mais ce qui acheva de le décider, c’est que ça ne lui coûterait rien. Bovary se chargeait même de fournir la machine pour l’opération. Emma avait eu l’idée de cette générosité; et Charles y consentit, se disant au fond du cœur que sa femme était un ange.


Avec les conseils du pharmacien, et en recommençant trois fois, il fit donc construire par le menuisier, aidé du serrurier, une manière de boîte pesant huit livres environ, et où le fer, le bois, la tôle, le cuir, les vis et les écrous ne se trouvaient point épargnés.


Cependant, pour savoir quel tendon couper à Hippolyte, il fallait connaître d’abord quelle espèce de pied-bot il avait.


Il avait un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite, ce qui ne l’empêchait pas d’être tourné en dedans, de sorte que c’était un équin mêlé d’un peu de varus, ou bien un léger varus fortement accusé d’équin. Mais, avec cet équin, large en effet comme un pied de cheval, à peau rugueuse, à tendons secs, à gros orteils, et où les ongles noirs figuraient les clous d’un fer, le stréphopode, depuis le matin jusqu’à la nuit, galopait comme un cerf. On le voyait continuellement sur la place, sautiller tout autour des charrettes, en jetant en avant son support inégal. Il semblait même plus vigoureux de cette jambe-là que de l’autre. À force d’avoir servi, elle avait contracté comme des qualités morales de patience et d’énergie, et quand on lui donnait quelque gros ouvrage, il s’écorait dessus, préférablement.


Or, puisque c’était un équin, il fallait couper le tendon d’Achille, quitte à s’en prendre plus tard au muscle tibial antérieur pour se débarrasser du varus; car le médecin n’osait d’un seul coup risquer deux opérations, et même il tremblait déjà, dans la peur d’attaquer quelque région importante qu’il ne connaissait pas.


Ni Ambroise Paré, appliquant pour la première fois depuis Celse, après quinze siècles d’intervalle, la ligature immédiate d’une artère; ni Dupuytren allant ouvrir un abcès à travers une couche épaisse d’encéphale; ni Gensoul, quand il fit la première ablation de maxillaire supérieur, n’avaient certes le cœur si palpitant, la main si frémissante, l’intellect aussi tendu que M. Bovary quand il approcha d’Hippolyte, son ténotome entre les doigts. Et, comme dans les hôpitaux, on voyait à côté, sur une table, un tas de charpie, des fils cirés, beaucoup de bandes, une pyramide de bandes, tout ce qu’il y avait de bandes chez l’apothicaire. C’était M. Homais qui avait organisé dès le matin tous ces préparatifs, autant pour éblouir la multitude que pour s’illusionner lui-même. Charles piqua la peau; on entendit un craquement sec. Le tendon était coupé, l’opération était finie. Hippolyte n’en revenait pas de surprise; il se penchait sur les mains de Bovary pour les couvrir de baisers.


– Allons, calme-toi, disait l’apothicaire, tu témoigneras plus tard ta reconnaissance envers ton bienfaiteur!


Et il descendit conter le résultat à cinq ou six curieux qui stationnaient dans la cour, et qui s’imaginaient qu’Hippolyte allait reparaître marchant droit. Puis Charles, ayant bouclé son malade dans le moteur mécanique, s’en retourna chez lui, où Emma, tout anxieuse, l’attendait sur la porte. Elle lui sauta au cou; ils se mirent à table; il mangea beaucoup, et même il voulut, au dessert, prendre une tasse de café, débauche qu’il ne se permettait que le dimanche lorsqu’il y avait du monde.


La soirée fut charmante, pleine de causeries, de rêves en commun. Ils parlèrent de leur fortune future, d’améliorations à introduire dans leur ménage, il voyait sa considération s’étendant, son bien-être s’augmentant, sa femme l’aimant toujours; et elle se trouvait heureuse de se rafraîchir dans un sentiment nouveau, plus sain, meilleur, enfin d’éprouver quelque tendresse pour ce pauvre garçon qui la chérissait. L’idée de Rodolphe, un moment, lui passa par la tête; mais ses yeux se reportèrent sur Charles: elle remarqua même avec surprise qu’il n’avait point les dents vilaines.


Ils étaient au lit lorsque M. Homais, malgré la cuisinière, entra tout à coup dans la chambre, en tenant à la main une feuille de papier fraîche écrite. C’était la réclame qu’il destinait au Fanal de Rouen. Il la leur apportait à lire.


– Lisez vous-même, dit Bovary.


Il lut:


– «Malgré les préjugés qui recouvrent encore une partie de la face de l’Europe comme un réseau, la lumière cependant commence à pénétrer dans nos campagnes. C’est ainsi que, mardi, notre petite cité d’Yonville s’est vue le théâtre d’une expérience chirurgicale qui est en même temps un acte de haute philanthropie. M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués…»


– Ah! c’est trop! c’est trop! disait Charles, que l’émotion suffoquait.


– Mais non, pas du tout! comment donc!… «A opéré d’un pied-bot…» Je n’ai pas mis le terme scientifique, parce que, vous savez, dans un journal…, tout le monde peut-être ne comprendrait pas; il faut que les masses…


– En effet, dit Bovary. Continuez.


– Je reprends, dit le pharmacien. «M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués, a opéré d’un pied-bot le nommé Hippolyte Tautain, garçon d’écurie depuis vingt-cinq ans à l’hôtel du Lion d’or, tenu par madame veuve Lefrançois, sur la place d’Armes. La nouveauté de la tentative et l’intérêt qui s’attachait au sujet avaient attiré un tel concours de population, qu’il y avait véritablement encombrement au seuil de l’établissement. L’opération, du reste, s’est pratiquée comme par enchantement, et à peine si quelques gouttes de sang sont venues sur la peau, comme pour dire que le tendon rebelle venait enfin de céder sous les efforts de l’art. Le malade, chose étrange (nous l’affirmons de visu) n’accusa point de douleur. Son état, jusqu’à présent, ne laisse rien à désirer. Tout porte à croire que la convalescence sera courte; et qui sait même si, à la prochaine fête villageoise, nous ne verrons pas notre brave Hippolyte figurer dans des danses bachiques, au milieu d’un chœur de joyeux drilles, et ainsi prouver à tous les yeux, par sa verve et ses entrechats, sa complète guérison? Honneur donc aux savants généreux! honneur à ces esprits infatigables qui consacrent leurs veilles à l’amélioration ou bien au soulagement de leur espèce! Honneur! trois fois honneur! N’est-ce pas le cas de s’écrier que les aveugles verront, les sourds entendront et les boiteux marcheront! Mais ce que le fanatisme autrefois promettait à ses élus, la science maintenant l’accomplit pour tous les hommes! Nous tiendrons nos lecteurs au courant des phases successives de cette cure si remarquable.»


Ce qui n’empêcha pas que, cinq jours après, la mère Lefrançois n’arrivât tout effarée en s’écriant:


– Au secours! il se meurt!… J’en perds la tête!


Charles se précipita vers le Lion d’or, et le pharmacien qui l’aperçut passant sur la place, sans chapeau, abandonna la pharmacie. Il parut lui-même, haletant, rouge, inquiet, et demandant à tous ceux qui montaient l’escalier:


– Qu’a donc notre intéressant stréphopode?


Il se tordait, le stréphopode, dans des convulsions atroces, si bien que le moteur mécanique où était enfermée sa jambe frappait contre la muraille à la défoncer.


Avec beaucoup de précautions, pour ne pas déranger la position du membre, on retira donc la boîte, et l’on vit un spectacle affreux. Les formes du pied disparaissaient dans une telle bouffissure, que la peau tout entière semblait près de se rompre, et elle était couverte d’ecchymoses occasionnées par la fameuse machine. Hippolyte déjà s’était plaint d’en souffrir; on n’y avait pris garde; il fallut reconnaître qu’il n’avait pas eu tort complètement; et on le laissa libre quelques heures. Mais à peine l’œdème eut-il un peu disparu, que les deux savants jugèrent à propos de rétablir le membre dans l’appareil, et en l’y serrant davantage, pour accélérer les choses. Enfin, trois jours après, Hippolyte n’y pouvant plus tenir, ils retirèrent encore une fois la mécanique, tout en s’étonnant beaucoup du résultat qu’ils aperçurent. Une tuméfaction livide s’étendait sur la jambe, et avec des phlyctènes de place en place, par où suintait un liquide noir. Cela prenait une tournure sérieuse. Hippolyte commençait à s’ennuyer, et la mère Lefrançois l’installa dans la petite salle, près de la cuisine, pour qu’il eût au moins quelque distraction.


Mais le percepteur, qui tous les jours y dînait, se plaignit avec amertume d’un tel voisinage. Alors on transporta Hippolyte dans la salle de billard.


Il était là, geignant sous ses grosses couvertures, pâle, la barbe longue, les yeux caves, et, de temps à autre, tournant sa tête en sueur sur le sale oreiller où s’abattaient les mouches. Madame Bovary le venait voir. Elle lui apportait des linges pour ses cataplasmes, et le consolait, l’encourageait. Du reste, il ne manquait pas de compagnie, les jours de marché surtout, lorsque les paysans autour de lui poussaient les billes du billard, escrimaient avec les queues, fumaient, buvaient, chantaient, braillaient.


– Comment vas-tu? disaient-ils en lui frappant sur l’épaule. Ah! tu n’es pas fier, à ce qu’il paraît! mais c’est ta faute. Il faudrait faire ceci, faire cela.


Et on lui racontait des histoires de gens qui avaient tous été guéris par d’autres remèdes que les siens; puis, en manière de consolation, ils ajoutaient:


– C’est que tu t’écoutes trop! lève-toi donc! tu te dorlotes comme un roi! Ah! n’importe, vieux farceur! tu ne sens pas bon!


La gangrène, en effet, montait de plus en plus. Bovary en était malade lui-même. Il venait à chaque heure, à tout moment. Hippolyte le regardait avec des yeux pleins d’épouvante et balbutiait en sanglotant:


– Quand est-ce que je serai guéri?… Ah! sauvez-moi!… Que je suis malheureux! que je suis malheureux!


Et le médecin s’en allait, toujours en lui recommandant la diète.


– Ne l’écoute point, mon garçon, reprenait la mère Lefrançois; ils t’ont déjà bien assez martyrisé? tu vas t’affaiblir encore. Tiens, avale!


Et elle lui présentait quelque bon bouillon, quelque tranche de gigot, quelque morceau de lard, et parfois des petits verres d’eau-de-vie qu’il n’avait pas le courage de porter à ses lèvres.


L’abbé Bournisien, apprenant qu’il empirait, fit demander à le voir. Il commença par le plaindre de son mal, tout en déclarant qu’il fallait s’en réjouit, puisque c’était la volonté du Seigneur, et profiter vite de l’occasion pour se réconcilier avec le ciel.


– Car, disait l’ecclésiastique d’un ton paterne, tu négligeais un peu tes devoirs; on te voyait rarement à l’office divin; combien y a-t-il d’années que tu ne t’es approché de la sainte table? Je comprends que tes occupations, que le tourbillon du monde aient pu t’écarter du soin de ton salut. Mais à présent, c’est l’heure d’y réfléchir. Ne désespère pas cependant; j’ai connu de grands coupables qui, près de comparaître devant Dieu (tu n’en es point encore là, je le sais bien), avaient imploré sa miséricorde, et qui certainement sont morts dans les meilleures dispositions. Espérons que, tout comme eux, tu nous donneras de bons exemples! Ainsi, par précaution, qui donc t’empêcherait de réciter matin et soir un «Je vous salue, Marie, pleine de grâce», et un «Notre Père, qui êtes aux cieux»? Oui fais cela! pour moi, pour m’obliger. Qu’est-ce que ça coûte?… Me le promets-tu?


Le pauvre diable promit. Le curé revint les jours suivants. Il causait avec l’aubergiste et même racontait des anecdotes entremêlées de plaisanteries, de calembours qu’Hippolyte ne comprenait pas. Puis, dès que la circonstance le permettait, il retombait sur les matières de religion, en prenant une figure convenable.


Son zèle parut réussir; car bientôt le stréphopode témoigna l’envie d’aller en pèlerinage à Bon-Secours, s’il se guérissait: à quoi M. Bournisien répondit qu’il ne voyait pas d’inconvénient; deux précautions valaient mieux qu’une. On ne risquait rien.


L’apothicaire s’indigna contre ce qu’il appelait les manœuvres du prêtre; elles nuisaient, prétendait-il, à la convalescence d’Hippolyte, et il répétait à madame Lefrançois:


– Laissez-le! Laissez-le! vous lui perturbez le moral avec votre mysticisme!


Mais la bonne femme ne voulait plus l’entendre. Il était la cause de tout. Par esprit de contradiction, elle accrocha même au chevet du malade un bénitier tout plein, avec une branche de buis.


Cependant la religion pas plus que la chirurgie ne paraissait le secourir, et l’invincible pourriture allait montant toujours des extrémités vers le ventre. On avait beau varier les potions et changer les cataplasmes, les muscles chaque jour se décollaient davantage, et enfin Charles répondit par un signe de tête affirmatif quand la mère Lefrançois lui demanda si elle ne pourrait point, en désespoir de cause, faire venir M. Canivet, de Neufchâtel, qui était une célébrité.


Docteur en médecine, âgé de cinquante ans, jouissant d’une bonne position et sûr de lui-même, le confrère ne se gêna pas pour rire dédaigneusement lorsqu’il découvrit cette jambe gangrenée jusqu’au genou. Puis, ayant déclaré net qu’il la fallait amputer, il s’en alla chez le pharmacien déblatérer contre les ânes qui avaient pu réduire un malheureux homme en un tel état. Secouant M. Homais par le bouton de sa redingote, il vociférait dans la pharmacie:


– Ce sont là des inventions de Paris! Voilà les idées de ces messieurs de la Capitale! c’est comme le strabisme, le chloroforme et la lithotritie, un tas de monstruosités que le gouvernement devrait défendre! Mais on veut faire le malin, et l’on vous fourre des remèdes sans s’inquiéter des conséquences. Nous ne sommes pas si forts que cela, nous autres; nous ne sommes pas des savants, des mirliflores, des jolis cœurs; nous sommes des praticiens, des guérisseurs, et nous n’imaginerions pas d’opérer quelqu’un qui se porte à merveille! Redresser des pieds-bots! est-ce qu’on peut redresser les pieds-bots? c’est comme si l’on voulait, par exemple, rendre droit un bossu!


Homais souffrait en écoutant ce discours, et il dissimulait son malaise sous un sourire de courtisan, ayant besoin de ménager M. Canivet, dont les ordonnances quelquefois arrivaient jusqu’à Yonville; aussi ne prit-il pas la défense de Bovary, ne fit-il même aucune observation, et, abandonnant ses principes, il sacrifia sa dignité aux intérêts plus sérieux de sort négoce.


Ce fut dans le village un événement considérable que cette amputation de cuisse par le docteur Canivet! Tous les habitants, ce jour-là, s’étaient levés de meilleure heure, et la Grande-Rue, bien que pleine de monde, avait quelque chose de lugubre comme s’il se fût agi d’une exécution capitale. On discutait chez l’épicier sur la maladie d’Hippolyte; les boutiques ne vendaient rien, et madame Tuvache, la femme du maire, ne bougeait pas de sa fenêtre, par l’impatience où elle était de voir venir l’opérateur.


Il arriva dans son cabriolet, qu’il conduisait lui-même. Mais, le ressort du coté droit s’étant à la longue affaissé sous le poids de sa corpulence, il se faisait que la voiture penchait un peu tout en allant, et l’on apercevait sur l’autre coussin près de lui une vaste boîte, recouverte de basane rouge, dont les trois fermoirs de cuivre brillaient magistralement.


Quand il fut entré comme un tourbillon sous le porche du Lion d’or, le docteur, criant très haut, ordonna de dételer son cheval, puis il alla dans l’écurie voir s’il mangeait bien l’avoine; car, en arrivant chez ses malades, il s’occupait d’abord de sa jument et de son cabriolet. On disait même à ce propos: «Ah! M. Canivet, c’est un original!» Et on l’estimait davantage pour cet inébranlable aplomb. L’univers aurait pu crever jusqu’au dernier homme, qu’il n’eût pas failli à la moindre de ses habitudes.


Homais se présenta.


– Je compte sur vous, fit le docteur. Sommes-nous prêts? En marche!


Mais l’apothicaire, en rougissant, avoua qu’il était trop sensible pour assister à une pareille opération.


– Quand on est simple spectateur, disait-il, l’imagination, vous savez, se frappe! Et puis j’ai le système nerveux tellement…


– Ah bah! interrompit Canivet, vous me paraissez, au contraire, porté à l’apoplexie. Et, d’ailleurs, cela ne m’étonne pas; car, vous autres, messieurs les pharmaciens, vous êtes continuellement fourrés dans votre cuisine, ce qui doit finir par altérer votre tempérament. Regardez-moi, plutôt: tous les jours, je me lève à quatre heures, je fais ma barbe à l’eau froide (je n’ai jamais froid), et je ne porte pas de flanelle, je n’attrape aucun rhume, le coffre est bon! Je vis tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, en philosophe, au hasard de la fourchette. C’est pourquoi je ne suis point délicat comme vous, et il m’est aussi parfaitement égal de découper un chrétien que la première volaille venue. Après ça, direz-vous, l’habitude…, l’habitude!…


Alors, sans aucun égard pour Hippolyte, qui suait d’angoisse entre ses draps, ces messieurs engagèrent une conversation où l’apothicaire compara le sang-froid d’un chirurgien à celui d’un général; et ce rapprochement fut agréable à Canivet, qui se répandit en paroles sur les exigences de son art. Il le considérait comme un sacerdoce, bien que les officiers de santé le déshonorassent. Enfin, revenant au malade, il examina les bandes apportées par Homais, les mêmes qui avaient comparu lors du pied-bot, et demanda quelqu’un pour lui tenir le membre. On envoya chercher Lestiboudois, et M. Canivet, ayant retroussé ses manches, passa dans la salle de billard, tandis que l’apothicaire restait avec Artémise et l’aubergiste, plus pâles toutes les deux que leur tablier, et l’oreille tendue contre la porte.


Bovary, pendant ce temps-là, n’osait bouger de sa maison. Il se tenait en bas, dans la salle, assis au coin de la cheminée sans feu, le menton sur sa poitrine, les mains jointes, les yeux fixes. Quelle mésaventure! pensait-il, quel désappointement! Il avait pris pourtant toutes les précautions imaginables. La fatalité s’en était mêlée. N’importe! si Hippolyte plus tard venait à mourir, c’est lui qui l’aurait assassiné. Et puis, quelle raison donnerait-il dans les visites, quand on l’interrogerait? Peut-être, cependant, s’était-il trompé en quelque chose? Il cherchait, ne trouvait pas. Mais les plus fameux chirurgiens se trompaient bien. Voilà ce qu’on ne voudrait jamais croire! on allait rire, au contraire, clabauder! Cela se répandrait jusqu’à Forges! jusqu’à Neufchâtel! jusqu’à Rouen! partout! Qui sait si des confrères n’écriraient pas contre lui? Une polémique s’ensuivrait, il faudrait répondre dans les journaux. Hippolyte même pouvait lui faire un procès. Il se voyait déshonoré, ruiné, perdu! Et son imagination, assaillie par une multitude d’hypothèses, ballottait au milieu d’elles comme un tonneau vide emporté à la mer et qui roule sur les flots.


Emma, en face de lui, le regardait; elle ne partageait pas son humiliation, elle en éprouvait une autre: c’était de s’être imaginé qu’un pareil homme pût valoir quelque chose, comme si vingt fois déjà elle n’avait pas suffisamment aperçu sa médiocrité.


Charles se promenait de long en large, dans la chambre. Ses bottes craquaient sur le parquet.


– Assieds-toi, dit-elle, tu m’agaces!


Il se rassit.


Comment donc avait-elle fait (elle qui était si intelligente!) pour se méprendre encore une fois? Du reste, par quelle déplorable manie avoir ainsi abîmé son existence en sacrifices continuels? Elle se rappela tous ses instincts de luxe, toutes les privations de son âme, les bassesses du mariage, du ménage, ses rêves tombant dans la boue comme des hirondelles blessées, tout ce qu’elle avait désiré, tout ce qu’elle s’était refusé, tout ce qu’elle aurait pu avoir! et pourquoi? pourquoi?


Au milieu du silence qui emplissait le village, un cri déchirant traversa l’air. Bovary devint pâle à s’évanouir. Elle fronça les sourcils d’un geste nerveux, puis continua. C’était pour lui cependant, pour cet être, pour cet homme qui ne comprenait rien, qui ne sentait rien! car il était là, tout tranquillement, et sans même se douter que le ridicule de son nom allait désormais la salir comme lui. Elle avait fait des efforts pour l’aimer, et elle s’était repentie en pleurant d’avoir cédé à un autre.


– Mais c’était peut-être un valgus! exclama soudain Bovary, qui méditait.


Au choc imprévu de cette phrase tombant sur sa pensée comme une balle de plomb clins un plat d’argent, Emma tressaillant leva la tête pour deviner ce qu’il voulait dire; et ils se regardèrent silencieusement, presque ébahis de se voir, tant ils étaient par leur conscience éloignés l’un de l’autre. Charles la considérait avec le regard trouble d’un homme ivre, tout en écoutant, immobile, les derniers cris de l’amputé qui se suivaient en modulations traînantes, coupées de saccades aiguës, comme le hurlement lointain de quelque bête qu’on égorge. Emma mordait ses lèvres blêmes, et, roulant entre ses doigts un des brins du polypier qu’elle avait cassé, elle fixait sur Charles la pointe ardente de ses prunelles, comme deux flèches de feu prêtes à partir. Tout en lui l’irritait maintenant, sa figure, son costume, ce qu’il ne disait pas, sa personne entière, son existence enfin. Elle se repentait, comme d’un crime, de sa vertu passée, et ce qui en restait encore s’écroulait sous les coups furieux de son orgueil. Elle se délectait dans toutes les ironies mauvaises de l’adultère triomphant. Le souvenir de son amant revenait à elle avec des attractions vertigineuses: elle y jetait son âme, emportée vers cette image par un enthousiasme nouveau; et Charles lui semblait aussi détaché de sa vie, aussi absent pour toujours, aussi impossible et anéanti, que s’il allait mourir et qu’il eût agonisé sous ses yeux.


Il se fit un bruit de pas sur le trottoir. Charles regarda; et, à travers la jalousie baissée, il aperçut au bord des halles, en plein soleil, le docteur Canivet qui s’essuyait le front avec son foulard. Homais, derrière lui, portait à la main une grande boîte rouge, et ils se dirigeaient tous les deux du côté de la pharmacie.


Alors, par tendresse subite et découragement, Charles se tourna vers sa femme en lui disant:


– Embrasse-moi donc, ma bonne!


– Laisse-moi! fit-elle, toute rouge de colère.


– Qu’as-tu? qu’as-tu? répétait-il stupéfait. Calme-toi! reprends-toi!… Tu sais bien que je t’aime!… viens!


– Assez! s’écria-t-elle d’un air terrible.


Et s’échappant de la salle, Emma ferma la porte si fort, que le baromètre bondit de la muraille et s’écrasa par terre.


Charles s’affaissa dans son fauteuil, bouleversé, cherchant ce qu’elle pouvait avoir, imaginant une maladie nerveuse, pleurant, et sentant vaguement circuler autour de lui quelque chose de funeste et d’incompréhensible.


Quand Rodolphe, le soir, arriva dans le jardin, il trouva sa maîtresse qui l’attendait au bas du perron, sur la première marche. Ils s’étreignirent, et toute leur rancune se fondit comme une neige sous la chaleur de ce baiser.

XII

Ils recommencèrent à s’aimer. Souvent même, au milieu de la journée, Emma lui écrivait tout à coup; puis, à travers les carreaux, faisait un signe à Justin, qui, dénouant vite sa serpillière, s’envolait à la Huchette. Rodolphe arrivait; c’était pour lui dire qu’elle s’ennuyait, que son mari était odieux et son existence affreuse!


– Est-ce que j’y peux quelque chose? s’écria-t-il un jour, impatienté.


– Ah! si tu voulais!…


Elle était assise par terre, entre ses genoux, les bandeaux dénoués, le regard perdu.


– Quoi donc? fit Rodolphe.


Elle soupira.


– Nous irions vivre ailleurs…, quelque part…


– Tu es folle, vraiment! dit-il en riant. Est-ce possible?


Elle revint là-dessus; il eut l’air de ne pas comprendre et détourna la conversation.


Ce qu’il ne comprenait pas, c’était tout ce trouble dans une chose aussi simple que l’amour. Elle avait un motif, une raison, et comme un auxiliaire à son attachement.


Cette tendresse, en effet, chaque jour s’accroissait davantage sous la répulsion du mari. Plus elle se livrait à l’un, plus elle exécrait l’autre; jamais Charles ne lui paraissait aussi désagréable, avoir les doigts aussi carrés, l’esprit aussi lourd, les façons si communes qu’après ses rendez-vous avec Rodolphe, quand ils se trouvaient ensemble. Alors, tout en faisant l’épouse et la vertueuse, elle s’enflammait à l’idée de cette tête dont les cheveux noirs se tournaient en une boucle vers le front hâlé, de cette taille à la fois si robuste et si élégante, de cet homme enfin qui possédait tant d’expérience dans la raison, tant d’emportement dans le désir! C’était pour lui qu’elle se limait les ongles avec un soin de ciseleur, et qu’il n’y avait jamais assez de cold-cream sur sa peau, ni de patchouli dans ses mouchoirs. Elle se chargeait de bracelets, de bagues, de colliers. Quand il devait venir, elle emplissait de roses ses deux grands vases de verre bleu, et disposait son appartement et sa personne comme une courtisane qui attend un prince. Il fallait que la domestique fût sans cesse à blanchir du linge; et, de toute la journée, Félicité ne bougeait de la cuisine, où le petit Justin, qui souvent lui tenait compagnie, la regardait travailler.


Le coude sur la longue planche où elle repassait, il considérait avidement toutes ces affaires de femmes étalées autour de lui: les jupons de basin, les fichus, les collerettes, et les pantalons à coulisse, vastes de hanches et qui se rétrécissaient par le bas.


– À quoi cela sert-il? demandait le jeune garçon en passant sa main sur la crinoline ou les agrafes.


– Tu n’as donc jamais rien vu? répondait en riant Félicité; comme si ta patronne, madame Homais, n’en portait pas de pareils.


– Ah bien oui! madame Homais!


Et il ajoutait d’un ton méditatif:


– Est-ce que c’est une dame comme Madame?


Mais Félicité s’impatientait de le voir tourner ainsi tout autour d’elle. Elle avait six ans de plus, et Théodore, le domestique de M. Guillaumin, commençait à lui faire la cour.


– Laisse-moi tranquille! disait-elle en déplaçant son pot d’empois. Va-t’en plutôt piler des amandes; tu es toujours à fourrager du côté des femmes; attends pour te mêler de ça, méchant mioche, que tu aies de la barbe au menton.


– Allons, ne vous fâchez pas, je m’en vais vous faire ses bottines.


Et aussitôt, il atteignait sur le chambranle les chaussures d’Emma, tout empâtées de crotte – la crotte des rendez-vous – qui se détachait en poudre sous ses doigts, et qu’il regardait monter doucement dans un rayon de soleil.


– Comme tu as peur de les abîmer! disait la cuisinière, qui n’y mettait pas tant de façons quand elle les nettoyait elle-même, parce que Madame, dès que l’étoffe n’était plus fraîche, les lui abandonnait.


Emma en avait une quantité dans son armoire, et qu’elle gaspillait à mesure, sans que jamais Charles se permît la moindre observation.


C’est ainsi qu’il déboursa trois cents francs pour une jambe de bois dont elle jugea convenable de faire cadeau à Hippolyte. Le pilon en était garni de liège, et il y avait des articulations à ressort, une mécanique compliquée recouverte d’un pantalon noir, que terminait une botte vernie. Mais Hippolyte, n’osant à tous les jours se servir d’une si belle jambe, supplia madame Bovary de lui en procurer une autre plus commode. Le médecin, bien entendu, fit encore les frais de cette acquisition.


Donc, le garçon d’écurie peu à peu recommença son métier. On le voyait comme autrefois parcourir le village, et quand Charles entendait de loin, sur les pavés, le bruit sec de son bâton, il prenait bien vite une autre route.


C’était M. Lheureux, le marchand, qui s’était chargé de la commande; cela lui fournit l’occasion de fréquenter Emma. Il causait avec elle des nouveaux déballages de paris, de mille curiosités féminines, se montrait fort complaisant, et jamais ne réclamait d’argent. Emma s’abandonnait à cette facilité de satisfaire tous ses caprices. Ainsi, elle voulut avoir, pour la donner à Rodolphe, une fort belle cravache qui se trouvait à Rouen dans un magasin de parapluies. M. Lheureux, la semaine d’après, la lui posa sur sa table.


Mais le lendemain il se présenta chez elle avec une facture de deux cent soixante et dix francs, sans compter les centimes. Emma fut très embarrassée: tous les tiroirs du secrétaire étaient vides; on devait plus de quinze jours à Lestiboudois, deux trimestres à la servante, quantité d’autres choses encore, et Bovary attendait impatiemment l’envoi de M. Derozerays, qui avait coutume, chaque année, de le payer vers la Saint-Pierre.


Elle réussit d’abord à éconduire Lheureux; enfin il perdit patience; on le poursuivait, ses capitaux étaient absents, et, s’il ne rentrait dans quelques-uns, il serait forcé de lui reprendre toutes les marchandises qu’elle avait.


– Eh! reprenez-les! dit Emma.


– Oh! c’est pour rire! répliqua-t-il. Seulement, je ne regrette que la cravache. Ma foi! je la redemanderai à Monsieur.


– Non! non! fit-elle.


– Ah! je te tiens! pensa Lheureux.


Et, sûr de sa découverte, il sortit en répétant à demi-voix et avec son petit sifflement habituel:


– Soit! nous verrons! nous verrons!


Elle rêvait comment se tirer de là, quand la cuisinière entrant, déposa sur la cheminée un petit rouleau de papier bleu, de la part de M. Derozerays. Emma sauta dessus, l’ouvrit. Il y avait quinze napoléons. C’était le compte. Elle entendit Charles dans l’escalier; elle jeta l’or au fond de son tiroir et prit la clef.


Trois jours après, Lheureux reparut.


– J’ai un arrangement à vous proposer, dit-il; si, au lieu de la somme convenue, vous vouliez prendre…


– La voilà, fit-elle en lui plaçant dans la main quatorze napoléons.


Le marchand fut stupéfait. Alors, pour dissimuler son désappointement, il se répandit en excuses et en offres de service qu’Emma refusa toutes; puis elle resta quelques minutes palpant dans la poche de son tablier les deux pièces de cent sous qu’il lui avait rendues. Elle se promettait d’économiser, afin de rendre plus tard…


– Ah bah! songea-t-elle, il n’y pensera plus.


Outre la cravache à pommeau de vermeil, Rodolphe avait reçu un cachet avec cette devise: Amor nel cor; de plus, une écharpe pour se faire un cache-nez, et enfin un porte-cigares tout pareil à celui du Vicomte, que Charles avait autrefois ramassé sur la route et qu’Emma conservait. Cependant ces cadeaux l’humiliaient. Il en refusa plusieurs; elle insista, et Rodolphe finit par obéir, la trouvant tyrannique et trop envahissante.


Puis elle avait d’étranges idées:


– Quand minuit sonnera, disait-elle, tu penseras à moi!


Et, s’il avouait n’y avoir point songé, c’étaient des reproches en abondance, et qui se terminaient toujours par l’éternel mot:


– M’aimes-tu?


– Mais oui, je t’aime! répondait-il.


– Beaucoup?


– Certainement!


– Tu n’en as pas aimé d’autres, hein?


– Crois-tu m’avoir pris vierge? exclamait-il en riant.


Emma pleurait, et il s’efforçait de la consoler, enjolivant de calembours ses protestations.


– Oh! c’est que je t’aime! reprenait-elle, je t’aime à ne pouvoir me passer de toi, sais-tu bien? J’ai quelquefois des envies de te revoir où toutes les colères de l’amour me déchirent. Je me demande: «Où est-il? Peut-être il parle à d’autres femmes? Elles lui sourient, il s’approche…» Oh! non, n’est-ce pas, aucune ne te plaît? Il y en a de plus belles; mais, moi, je sais mieux aimer! Je suis ta servante et ta concubine! Tu es mon roi, mon idole! tu es bon! tu es beau! tu es intelligent! tu es fort!


Il s’était tant de fois entendu dire ces choses, qu’elles n’avaient pour lui rien d’original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres; comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.


Mais, avec cette supériorité de critique appartenant à celui qui, dans n’importe quel engagement, se tient en arrière, Rodolphe aperçut en cet amour d’autres jouissances à exploiter. Il jugea toute pudeur incommode. Il la traita sans façon. Il en fit quelque chose de souple et de corrompu. C’était une sorte d’attachement idiot plein d’admiration pour lui, de voluptés pour elle, une béatitude qui l’engourdissait; et son âme s’enfonçait en cette ivresse et s’y noyait, ratatinée, comme le duc de Clarence dans son tonneau de malvoisie.


Par l’effet seul de ses habitudes amoureuses, madame Bovary changea d’allures. Ses regards devinrent plus hardis, ses discours plus libres; elle eut même l’inconvenance de se promener avec M. Rodolphe, une cigarette à la bouche, comme pour narguer le monde; enfin, ceux qui doutaient encore ne doutèrent plus quand on la vit, un jour, descendre de l’Hirondelle, la taille serrée dans un gilet, à la façon d’un homme; et madame Bovary mère, qui, après une épouvantable scène avec son mari, était venue se réfugier chez son fils, ne fut pas la bourgeoise la moins scandalisée. Bien d’autres choses lui déplurent: d’abord Charles n’avait point écouté ses conseils pour l’interdiction des romans; puis, le genre de la maison lui déplaisait; elle se permit des observations, et l’on se fâcha, une fois surtout, à propos de Félicité.


Madame Bovary mère, la veille au soir, en traversant le corridor, l’avait surprise dans la compagnie d’un homme, un homme à collier brun, d’environ quarante ans, et qui, au bruit de ses pas, s’était vite échappé de la cuisine. Alors Emma se prit à rire; mais la bonne dame s’emporta, déclarant qu’à moins de se moquer des mœurs, on devait surveiller celles des domestiques.


– De quel monde êtes-vous? dit la bru, avec un regard tellement impertinent que madame Bovary lui demanda si elle ne défendait point sa propre cause.


– Sortez! fit la jeune femme se levant d’un bond.


– Emma!… maman!… s’écriait Charles pour les rapatrier.


Mais elles s’étaient enfuies toutes les deux dans leur exaspération. Emma trépignait en répétant:


– Ah! quel savoir-vivre! quelle paysanne!


Il courut à sa mère; elle était hors des gonds, elle balbutiait:


– C’est une insolente! une évaporée! pire, peut-être!


Et elle voulait partir immédiatement, si l’autre ne venait lui faire des excuses. Charles retourna donc vers sa femme et la conjura de céder; il se mit à genoux; elle finit par répondre:


– Soit! j’y vais.


En effet, elle tendit la main à sa belle-mère avec une dignité de marquise, en lui disant:


– Excusez-moi, madame.


Puis, remontée chez elle, Emma se jeta tout à plat ventre sur son lit, et elle y pleura comme un enfant, la tête enfoncée dans l’oreiller.


Ils étaient convenus, elle et Rodolphe, qu’en cas d’événement extraordinaire, elle attacherait à la persienne un petit chiffon de papier blanc, afin que, si par hasard il se trouvait à Yonville, il accourût dans la ruelle, derrière la maison. Emma fit le signal; elle attendait depuis trois quarts d’heure, quand tout à coup elle aperçut Rodolphe au coin des halles. Elle fut tentée d’ouvrir la fenêtre, de l’appeler; mais déjà il avait disparu. Elle retomba désespérée.


Bientôt pourtant il lui sembla que l’on marchait sur le trottoir. C’était lui, sans doute; elle descendit l’escalier, traversa la cour. Il était là, dehors. Elle se jeta dans ses bras.


– Prends donc garde, dit-il.


– Ah! si tu savais! reprit-elle.


Et elle se mit à lui raconter tout, à la hâte, sans suite, exagérant les faits, en inventant plusieurs, et prodiguant les parenthèses si abondamment qu’il n’y comprenait rien.


– Allons, mon pauvre ange, du courage, console-toi, patience!


– Mais voilà quatre ans que je patiente et que je souffre!… Un amour comme le nôtre devrait s’avouer à la face du ciel! Ils sont à me torturer. Je n’y tiens plus! Sauve-moi!


Elle se serrait contre Rodolphe. Ses yeux, pleins de larmes, étincelaient comme des flammes sous l’onde; sa gorge haletait à coups rapides; jamais il ne l’avait tant aimée; si bien qu’il en perdit la tête et qu’il lui dit:


– Que faut-il faire? que veux-tu?


– Emmène-moi! s’écria-t-elle. Enlève-moi!… Oh! je t’en supplie!


Et elle se précipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui s’en exhalait dans un baiser.


– Mais… reprit Rodolphe.


– Quoi donc?


– Et ta fille?


Elle réfléchit quelques minutes, puis répondit:


– Nous la prendrons, tant pis!


– Quelle femme! se dit-il en la regardant s’éloigner.


Car elle venait de s’échapper dans le jardin. On l’appelait.


La mère Bovary, les jours suivants, fut très étonnée de la métamorphose de sa bru. En effet, Emma se montra plus docile, et même poussa la déférence jusqu’à lui demander une recette pour faire mariner des cornichons.


Était-ce afin de les mieux duper l’un et l’autre? ou bien voulait-elle, par une sorte de stoïcisme voluptueux, sentir plus profondément l’amertume des choses qu’elle allait abandonner? Mais elle n’y prenait garde, au contraire; elle vivait comme perdue dans la dégustation anticipée de son bonheur prochain. C’était avec Rodolphe un éternel sujet de causeries. Elle s’appuyait sur son épaule, elle murmurait:


– Hein! quand nous serons dans la malle-poste!… Y songes-tu? Est-ce possible? Il me semble qu’au moment où je sentirai la voiture s’élancer, ce sera comme si nous montions en ballon, comme si nous partions vers les nuages. Sais-tu que je compte les jours?… Et toi?


Jamais madame Bovary ne fut aussi belle qu’à cette époque; elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l’enthousiasme, du succès, et qui n’est que l’harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l’expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l’avaient par gradations développée, et elle s’épanouissait enfin dans la plénitude de sa nature. Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses longs regards amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu’un souffle fort écartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres, qu’ombrageait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit qu’un artiste habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux: ils s’enroulaient en une masse lourde, négligemment, et selon les hasards de l’adultère, qui les dénouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi; quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme aux premiers temps de son mariage, la trouvait délicieuse et tout irrésistible.


Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n’osait pas la réveiller. La veilleuse de porcelaine arrondissait au plafond une clarté tremblante, et les rideaux fermés du petit berceau faisaient comme une hutte blanche qui se bombait dans l’ombre, au bord du lit. Charles les regardait. Il croyait entendre l’haleine légère de son enfant. Elle allait grandir maintenant; chaque saison, vite, amènerait un progrès. Il la voyait déjà revenant de l’école à la tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière tachée d’encre, et portant au bras son panier; puis il faudrait la mettre en pension, cela coûterait beaucoup; comment faire? Alors il réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux environs, et qu’il surveillerait lui-même, tous les matins, en allant voir ses malades. Il en économiserait le revenu, il le placerait à la caisse d’épargne; ensuite il achèterait des actions, quelque part, n’importe où; d’ailleurs, la clientèle augmenterait; il y comptait, car il voulait que Berthe fût bien élevée, qu’elle eût des talents, qu’elle apprît le piano. Ah! qu’elle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand, ressemblant à sa mère, elle porterait comme elle, dans l’été, de grands chapeaux de paille! On les prendrait de loin pour les deux sœurs. Il se la figurait travaillant le soir auprès d’eux, sous la lumière de la lampe; elle lui broderait des pantoufles; elle s’occuperait du ménage; elle emplirait toute la maison de sa gentillesse et de sa gaieté. Enfin, ils songeraient à son établissement: on lui trouverait quelque brave garçon ayant un état solide; il la rendrait heureuse; cela durerait toujours.


Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d’être endormie; et, tandis qu’il s’assoupissait à ses côtés, elle se réveillait en d’autres rêves.


Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d’où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d’une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigogne. On marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s’envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d’eau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C’est là qu’ils s’arrêteraient pour vivre; ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu’ils contempleraient. Cependant, sur l’immensité de cet avenir qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots; et cela se balançait à l’horizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l’enfant se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne s’endormait que le matin, quand l’aube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents de la pharmacie.


Elle avait fait venir M. Lheureux et lui avait dit:


– J’aurais besoin d’un manteau, un grand manteau, à long collet, doublé.


– Vous partez en voyage? demanda-t-il.


– Non! mais…, n’importe, je compte sur vous, n’est-ce pas? et vivement!


Il s’inclina.


– Il me faudrait encore, reprit-elle, une caisse…, pas trop lourde…, commode.


– Oui, oui, j’entends, de quatre-vingt-douze centimètres environ sur cinquante, comme on les fait à présent.


– Avec un sac de nuit.


– Décidément, pensa Lheureux, il y a du grabuge là-dessous.


– Et tenez, dit madame Bovary en tirant sa montre de sa ceinture, prenez cela; vous vous payerez dessus.


Mais le marchand s’écria qu’elle avait tort; ils se connaissaient; est-ce qu’il doutait d’elle? Quel enfantillage! Elle insista cependant pour qu’il prît au moins la chaîne, et déjà Lheureux l’avait mise dans sa poche et s’en allait, quand elle le rappela.


– Vous laisserez tout chez vous. Quant au manteau, – elle eut l’air de réfléchir, – ne l’apportez pas non plus; seulement, vous me donnerez l’adresse de l’ouvrier et avertirez qu’on le tienne à ma disposition.


C’était le mois prochain qu’ils devaient s’enfuir. Elle partirait d’Yonville comme pour aller faire des commissions à Rouen. Rodolphe aurait retenu les places, pris des passeports, et même écrit à Paris, afin d’avoir la malle entière jusqu’à Marseille, où ils achèteraient une calèche et, de là, continueraient sans s’arrêter, par la route de Gênes. Elle aurait eu soin d’envoyer chez Lheureux son bagage, qui serait directement porté à l’Hirondelle, de manière que personne ainsi n’aurait de soupçons; et, dans tout cela, jamais il n’était question de son enfant. Rodolphe évitait d’en parler; peut-être qu’elle n’y pensait pas.


Il voulut avoir encore deux semaines devant lui, pour terminer quelques dispositions; puis, au bout de huit jours, il en demanda quinze autres; puis il se dit malade; ensuite il fit un voyage; le mois d’août se passa, et, après tous ces retards, ils arrêtèrent que ce serait irrévocablement pour le 4 septembre, un lundi.


Enfin le samedi, l’avant-veille, arriva.


Rodolphe vint le soir, plus tôt que de coutume.


– Tout est-il prêt? lui demanda-t-elle.


– Oui.


Alors ils firent le tour d’une plate-bande, et allèrent s’asseoir près de la terrasse, sur la margelle du mur.


– Tu es triste, dit Emma.


– Non, pourquoi?


Et cependant il la regardait singulièrement, d’une façon tendre.


– Est-ce de t’en aller? reprit-elle, de quitter tes affections, ta vie? Ah! je comprends… Mais, moi, je n’ai rien au monde! tu es tout pour moi. Aussi je serai tout pour toi, je te serai une famille, une patrie; je te soignerai, je t’aimerai.


– Que tu es charmante! dit-il en la saisissant dans ses bras.


– Vrai? fit-elle avec un rire de volupté. M’aimes-tu? Jure-le donc!


– Si je t’aime! si je t’aime! mais je t’adore, mon amour!


La lune, toute ronde et couleur de pourpre, se levait à ras de terre, au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branches des peupliers, qui la cachaient de place en place, comme un rideau noir, troué. Puis elle parut, éclatante de blancheur, dans le ciel vide qu’elle éclairait; et alors, se ralentissant, elle laissa tomber sur la rivière une grande tache, qui faisait une infinité d’étoiles; et cette lueur d’argent semblait s’y tordre jusqu’au fond, à la manière d’un serpent sans tête couvert d’écailles lumineuses. Cela ressemblait aussi à quelque monstrueux candélabre, d’où ruisselaient, tout du long, des gouttes de diamant en fusion. La nuit douce s’étalait autour d’eux; des nappes d’ombre emplissaient les feuillages. Emma, les yeux à demi clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Ils ne se parlaient pas, trop perdus qu’ils étaient dans l’envahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au cœur, abondante et silencieuse comme la rivière qui coulait, avec autant de mollesse qu’en apportait le parfum des seringas, et projetait dans leur souvenir des ombres plus démesurées et plus mélancoliques que celles des saules immobiles qui s’allongeaient sur l’herbe. Souvent quelque bête nocturne, hérisson ou belette, se mettant en chasse, dérangeait les feuilles, ou bien on entendait par moments une pêche mûre qui tombait toute seule de l’espalier.


– Ah! la belle nuit! dit Rodolphe.


– Nous en aurons d’autres! reprit Emma.


Et, comme se parlant à elle-même:


– Oui, il fera bon voyager… Pourquoi ai-je le cœur triste, cependant? Est-ce l’appréhension de l’inconnu…, l’effet des habitudes quittées…, ou plutôt…? Non, c’est l’excès du bonheur! Que je suis faible, n’est-ce pas? Pardonne-moi!


– Il est encore temps! s’écria-t-il. Réfléchis, tu t’en repentiras peut-être.


– Jamais! fit-elle impétueusement.


Et, en se rapprochant de lui:


– Quel malheur donc peut-il me survenir? Il n’y a pas de désert, pas de précipice ni d’océan que je ne traverserais avec toi. À mesure que nous vivrons ensemble, ce sera comme une étreinte chaque jour plus serrée, plus complète! Nous n’aurons rien qui nous trouble, pas de soucis, nul obstacle! Nous serons seuls, tout à nous, éternellement… Parle donc, réponds-moi.


Il répondait à intervalles réguliers: «Oui… oui!…» Elle lui avait passé les mains dans ses cheveux, et elle répétait d’une voix enfantine, malgré de grosses larmes qui coulaient:


– Rodolphe! Rodolphe!… Ah! Rodolphe, cher petit Rodolphe!


Minuit sonna.


– Minuit! dit-elle. Allons, c’est demain! encore un jour!


Il se leva pour partir; et, comme si ce geste qu’il faisait eût été le signal de leur fuite, Emma, tout à coup, prenant un air gai:


– Tu as les passeports?


– Oui.


– Tu n’oublies rien?


– Non.


– Tu en es sûr?


– Certainement.


– C’est à l’hôtel de Provence, n’est-ce pas, que tu m’attendras?… à midi?


Il fit un signe de tête.


– À demain, donc! dit Emma dans une dernière caresse.


Et elle le regarda s’éloigner.


Il ne se détournait pas. Elle courut après lui, et, se penchant au bord de l’eau entre des broussailles:


– À demain! s’écria-t-elle.


Il était déjà de l’autre côté de la rivière et marchait vite dans la prairie.


Au bout de quelques minutes, Rodolphe s’arrêta; et, quand il la vit avec son vêtement blanc peu à peu s’évanouir dans l’ombre comme un fantôme, il fut pris d’un tel battement de cœur, qu’il s’appuya contre un arbre pour ne pas tomber.


– Quel imbécile je suis! fit-il en jurant épouvantablement. N’importe, c’était une jolie maîtresse!


Et, aussitôt, la beauté d’Emma, avec tous les plaisirs de cet amour, lui réapparurent. D’abord il s’attendrit, puis il se révolta contre elle.


– Car enfin, exclamait-il en gesticulant, je ne peux pas m’expatrier, avoir la charge d’une enfant.


Il se disait ces choses pour s’affermir davantage.


– Et, d’ailleurs, les embarras, la dépense… Ah! non, non, mille fois non! cela eût été trop bête!

XIII

À peine arrivé chez lui, Rodolphe s’assit brusquement à son bureau, sous la tête de cerf faisant trophée contre la muraille. Mais, quand il eut la plume entre les doigts, il ne sut rien trouver, si bien que, s’appuyant sur les deux coudes, il se mit à réfléchir. Emma lui semblait être reculée dans un passé lointain, comme si la résolution qu’il avait prise venait de placer entre eux, tout à coup, un immense intervalle.


Afin de ressaisir quelque chose d’elle, il alla chercher dans l’armoire, au chevet de son lit, une vieille boîte à biscuits de Reims où il enfermait d’habitude ses lettres de femmes, et il s’en échappa une odeur de poussière humide et de roses flétries. D’abord il aperçut un mouchoir de poche, couvert de gouttelettes pâles. C’était un mouchoir à elle, une fois qu’elle avait saigné du nez, en promenade; il ne s’en souvenait plus. Il y avait auprès, se cognant à tous les angles, la miniature donnée par Emma; sa toilette lui parut prétentieuse et son regard en coulisse du plus pitoyable effet; puis, à force de considérer cette image et d’évoquer le souvenir du modèle, les traits d’Emma peu à peu se confondirent en sa mémoire, comme si la figure vivante et la figure peinte, se frottant l’une contre l’autre, se fussent réciproquement effacées. Enfin il lut de ses lettres; elles étaient pleines d’explications relatives à leur voyage, courtes, techniques et pressantes comme des billets d’affaires. Il voulut revoir les longues, celles d’autrefois; pour les trouver au fond de la boîte, Rodolphe dérangea toutes les autres; et machinalement il se mit à fouiller dans ce tas de papiers et de choses, y retrouvant pêle-mêle des bouquets, une jarretière, un masque noir, des épingles et des cheveux – des cheveux! de bruns, de blonds; quelques-uns même, s’accrochant à la ferrure de la boîte, se cassaient quand on l’ouvrait.


Ainsi flânant parmi ses souvenirs, il examinait les écritures et le style des lettres, aussi variés que leurs orthographes. Elles étaient tendres ou joviales, facétieuses, mélancoliques; il y en avait qui demandaient de l’amour et d’autres qui demandaient de l’argent. À propos d’un mot, il se rappelait des visages, de certains gestes, un son de voix; quelquefois pourtant il ne se rappelait rien.


En effet, ces femmes, accourant à la fois dans sa pensée, s’y gênaient les unes les autres et s’y rapetissaient, comme sous un même niveau d’amour qui les égalisait. Prenant donc à poignée les lettres confondues, il s’amusa pendant quelques minutes à les faire tomber en cascades, de sa main droite dans sa main gauche. Enfin, ennuyé, assoupi, Rodolphe alla reporter la boîte dans l’armoire en se disant:


– Quel tas de blagues!…


Ce qui résumait son opinion; car les plaisirs, comme des écoliers dans la cour d’un collège, avaient tellement piétiné sur son cœur, que rien de vert n’y poussait, et ce qui passait par là, plus étourdi que les enfants, n’y laissait pas même, comme eux, son nom gravé sur la muraille.


– Allons, se dit-il, commençons!


Il écrivit:


«Du courage, Emma! du courage! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence…»


– Après tout, c’est vrai, pensa Rodolphe; j’agis dans son intérêt; je suis honnête.


«Avez-vous mûrement pesé votre détermination? Savez-vous l’abîme où je vous entraînais, pauvre ange? Non, n’est-ce pas? Vous alliez confiante et folle, croyant au bonheur, à l’avenir… Ah! malheureux que nous sommes! insensés!»


Rodolphe s’arrêta pour trouver ici quelque bonne excuse.


– Si je lui disais que toute ma fortune est perdue?… Ah! non, et d’ailleurs, cela n’empêcherait rien. Ce serait à recommencer plus tard. Est-ce qu’on peut faire entendre raison à des femmes pareilles!


Il réfléchit, puis ajouta:


«Je ne vous oublierai pas, croyez-le bien, et j’aurai continuellement pour vous un dévouement profond; mais, un jour, tôt ou tard, cette ardeur (c’est là le sort des choses humaines) se fût diminuée, sans doute! Il nous serait venu des lassitudes, et qui sait même si je n’aurais pas eu l’atroce douleur d’assister à vos remords et d’y participer moi-même, puisque je les aurais causés. L’idée seule des chagrins qui vous arrivent me torture, Emma! Oubliez-moi! Pourquoi faut-il que je vous aie connue? Pourquoi étiez-vous si belle? Est-ce ma faute? O mon Dieu! non, non, n’en accusez que la fatalité!»


– Voilà un mot qui fait toujours de l’effet, se dit-il.


«Ah! si vous eussiez été une de ces femmes au cœur frivole comme on en voit, certes, j’aurais pu, par égoïsme, tenter une expérience alors sans danger pour vous. Mais cette exaltation délicieuse, qui fait à la fois votre charme et votre tourment, vous a empêchée de comprendre, adorable femme que vous êtes, la fausseté de notre position future. Moi non plus, je n’y avais pas réfléchi d’abord, et je me reposais à l’ombre de ce bonheur idéal, comme à celle du mancenillier, sans prévoir les conséquences.»


– Elle va peut-être croire que c’est par avarice que j’y renonce… Ah! n’importe! tant pis, il faut en finir!


«Le monde est cruel, Emma. Partout où nous eussions été, il nous aurait poursuivis. Il vous aurait fallu subir les questions indiscrètes, la calomnie, le dédain, l’outrage peut-être. L’outrage à vous! Oh!… Et moi qui voudrais vous faire asseoir sur un trône! moi qui emporte votre pensée comme un talisman! Car je me punis par l’exil de tout le mal que je vous ai fait. Je pars. Où? Je n’en sais rien, je suis fou! Adieu! Soyez toujours bonne! Conservez le souvenir du malheureux qui vous a perdue. Apprenez mon nom à votre enfant, qu’il le redise dans ses prières.»


La mèche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour aller fermer la fenêtre, et, quand il se fut rassis:


– Il me semble que c’est tout. Ah! encore ceci, de peur qu’elle ne vienne à me relancer:


«Je serai loin quand vous lirez ces tristes lignes; car j’ai voulu m’enfuir au plus vite afin d’éviter la tentation de vous revoir. Pas de faiblesse! Je reviendrai; et peut-être que, plus tard, nous causerons ensemble très froidement de nos anciennes amours. Adieu!»


Et il y avait un dernier adieu, séparé en deux mots: À Dieu! ce qu’il jugeait d’un excellent goût.


– Comment vais-je signer, maintenant? se dit-il. Votre tout dévoué?… Non. Votre ami?… Oui, c’est cela.


«Votre ami.»


Il relut sa lettre. Elle lui parut bonne.


– Pauvre petite femme! pensa-t-il avec attendrissement. Elle va me croire plus insensible qu’un roc; il eût fallu quelques larmes là-dessus; mais, moi, je ne peux pas pleurer; ce n’est pas ma faute. Alors, s’étant versé de l’eau dans un verre, Rodolphe y trempa son doigt et il laissa tomber de haut une grosse goutte, qui fit une tache pâle sur l’encre; puis, cherchant à cacheter la lettre, le cachet Amor nel cor se rencontra.


– Cela ne va guère à la circonstance… Ah bah! n’importe!


Après quoi, il fuma trois pipes et s’alla coucher.


Le lendemain, quand il fut debout (vers deux heures environ, il avait dormi tard), Rodolphe se fit cueillir une corbeille d’abricots. Il disposa la lettre dans le fond, sous des feuilles de vigne, et ordonna tout de suite à Girard, son valet de charrue, de porter cela délicatement chez madame Bovary. Il se servait de ce moyen pour correspondre avec elle, lui envoyant, selon la saison, des fruits ou du gibier.


– Si elle te demande de mes nouvelles, dit-il, tu répondras que je suis parti en voyage. Il faut remettre le panier à elle-même, en mains propres… Va, et prends garde!


Girard passa sa blouse neuve, noua son mouchoir autour des abricots, et marchant à grands pas lourds dans ses grosses galoches ferrées, prit tranquillement le chemin d’Yonville.


Madame Bovary, quand il arriva chez elle, arrangeait avec Félicité, sur la table de la cuisine, un paquet de linge.


– Voilà, dit le valet, ce que notre maître vous envoie.


Elle fut saisie d’une appréhension, et, tout en cherchant quelque monnaie dans sa poche, elle considérait le paysan d’un œil hagard, tandis qu’il la regardait lui-même avec ébahissement, ne comprenant pas qu’un pareil cadeau pût tant émouvoir quelqu’un. Enfin il sortit. Félicité restait. Elle n’y tenait plus, elle courut dans la salle comme pour y porter les abricots, renversa le panier, arracha les feuilles, trouva la lettre, l’ouvrit, et, comme s’il y avait eu derrière elle un effroyable incendie, Emma se mit à fuir vers sa chambre, tout épouvantée.


Charles y était, elle l’aperçut; il lui parla, elle n’entendit rien, et elle continua vivement à monter les marches; haletante, éperdue, ivre, et toujours tenant cette horrible feuille de papier, qui lui claquait dans les doigts comme une plaque de tôle. Au second étage, elle s’arrêta devant la porte du grenier, qui était fermée.


Alors elle voulut se calmer; elle se rappela la lettre; il fallait la finir, elle n’osait pas. D’ailleurs, où? comment? on la verrait.


– Ah! non, ici, pensa-t-elle, je serai bien.


Emma poussa la porte et entra.


Les ardoises laissaient tomber d’aplomb une chaleur lourde, qui lui serrait les tempes et l’étouffait; elle se traîna jusqu’à la mansarde close, dont elle tira le verrou, et la lumière éblouissante jaillit d’un bond.


En face, par-dessus les toits, la pleine campagne s’étalait à perte de vue. En bas, sous elle, la place du village était vide; les cailloux du trottoir scintillaient, les girouettes des maisons se tenaient immobiles; au coin de la rue, il partit d’un étage inférieur une sorte de ronflement à modulations stridentes. C’était Binet qui tournait.


Elle s’était appuyée contre l’embrasure de la mansarde, et elle relisait la lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle y fixait d’attention, plus ses idées se confondaient. Elle le revoyait, elle l’entendait, elle l’entourait de ses deux bras; et des battements de cœur, qui la frappaient sous la poitrine comme à grands coups de bélier, s’accéléraient l’un après l’autre, à intermittences inégales. Elle jetait les yeux tout autour d’elle avec l’envie que la terre croulât. Pourquoi n’en pas finir? Qui la retenait donc? Elle était libre. Et elle s’avança, elle regarda les pavés en se disant:


– Allons! allons!


Le rayon lumineux qui montait d’en bas directement tirait vers l’abîme le poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la place oscillant s’élevait le long des murs, et que le plancher s’inclinait par le bout, à la manière d’un vaisseau qui tangue. Elle se tenait tout au bord, presque suspendue, entourée d’un grand espace. Le bleu du ciel l’envahissait, l’air circulait dans sa tête creuse, elle n’avait qu’à céder, qu’à se laisser prendre; et le ronflement du tour ne discontinuait pas, comme une voix furieuse qui l’appelait.


– Ma femme! ma femme! cria Charles.


Elle s’arrêta.


– Où es-tu donc? Arrive!


L’idée qu’elle venait d’échapper à la mort faillit la faire s’évanouir de terreur; elle ferma les yeux; puis elle tressaillit au contact d’une main sur sa manche: c’était Félicité.


– Monsieur vous attend, Madame; la soupe est servie.


Et il fallut descendre! il fallut se mettre à table!


Elle essaya de manger. Les morceaux l’étouffaient. Alors elle déplia sa serviette comme pour en examiner les reprises et voulut réellement s’appliquer à ce travail, compter les fils de la toile. Tout à coup, le souvenir de la lettre lui revint. L’avait-elle donc perdue? Où la retrouver? Mais elle éprouvait une telle lassitude dans l’esprit, que jamais elle ne put inventer un prétexte à sortir de table. Puis elle était devenue lâche; elle avait peur de Charles; il savait tout, c’était sûr! En effet, il prononça ces mots, singulièrement:


– Nous ne sommes pas près, à ce qu’il paraît, de voir M. Rodolphe.


– Qui te l’a dit? fit-elle en tressaillant.


– Qui me l’a dit? répliqua-t-il un peu surpris de ce ton brusque; c’est Girard, que j’ai rencontré tout à l’heure à la porte du café Français. Il est parti en voyage, ou il doit partir.


Elle eut un sanglot.


– Quoi donc t’étonne? Il s’absente ainsi de temps à autre pour se distraire, et, ma foi! je l’approuve. Quand on a de la fortune et que l’on est garçon!… Du reste, il s’amuse joliment, notre ami! c’est un farceur. M. Langlois m’a conté…


Il se tut par convenance, à cause de la domestique qui entrait.


Celle-ci replaça dans la corbeille les abricots répandus sur l’étagère; Charles, sans remarquer la rougeur de sa femme, se les fit apporter, en prit un et mordit à même.


– Oh! parfait! disait-il. Tiens, goûte.


Et il tendit la corbeille, qu’elle repoussa doucement.


– Sens donc: quelle odeur! fit-il en la lui passant sous le nez à plusieurs reprises.


– J’étouffe! s’écria-t-elle en se levant d’un bond.


Mais, par un effort de volonté, ce spasme disparut; puis:


– Ce n’est rien! dit-elle, ce n’est rien! c’est nerveux! Assieds-toi, mange!


Car elle redoutait qu’on ne fût à la questionner, à la soigner, qu’on ne la quittât plus.


Charles, pour obéir, s’était rassis, et il crachait dans sa main les noyaux des abricots, qu’il déposait ensuite dans son assiette.


Tout à coup, un tilbury bleu passa au grand trot sur la place. Emma poussa un cri et tomba roide par terre, à la renverse.


En effet, Rodolphe, après bien des réflexions, s’était décidé à partir pour Rouen. Or, comme il n’y a, de la Huchette à Buchy, pas d’autre chemin que celui d’Yonville, il lui avait fallu traverser le village, et Emma l’avait reconnu à la lueur des lanternes qui coupaient comme un éclair le crépuscule.


Le pharmacien, au tumulte qui se faisait dans la maison, s’y précipita. La table, avec toutes les assiettes, était renversée; de la sauce, de la viande, les couteaux, la salière et l’huilier jonchaient l’appartement; Charles appelait au secours; Berthe, effarée, criait; et Félicité, dont les mains tremblaient, délaçait Madame, qui avait le long du corps des mouvements convulsifs.


– Je cours, dit l’apothicaire, chercher dans mon laboratoire, un peu de vinaigre aromatique.


Puis, comme elle rouvrait les yeux en respirant le flacon:


– J’en étais sûr, fit-il; cela vous réveillerait un mort.


– Parle-nous! disait Charles, parle-nous! Remets-toi! C’est moi, ton Charles qui t’aime! Me reconnais-tu? Tiens, voilà ta petite fille: embrasse-la donc!


L’enfant avançait les bras vers sa mère pour se pendre à son cou. Mais, détournant la tête, Emma dit d’une voix saccadée:


– Non, non… personne!


Elle s’évanouit encore. On la porta sur son lit.


Elle restait étendue, la bouche ouverte, les paupières fermées, les mains à plat, immobile, et blanche comme une statue de cire. Il sortait de ses yeux deux ruisseaux de larmes qui coulaient lentement sur l’oreiller.


Charles, debout, se tenait au fond de l’alcôve, et le pharmacien, près de lui, gardait ce silence méditatif qu’il est convenable d’avoir dans les occasions sérieuses de la vie.


– Rassurez-vous, dit-il en lui poussant le coude, je crois que le paroxysme est passé.


– Oui, elle repose un peu maintenant! répondit Charles, qui la regardait dormir. Pauvre femme!… pauvre femme!… la voilà retombée!


Alors Homais demanda comment cet accident était survenu. Charles répondit que cela l’avait saisie tout à coup, pendant qu’elle mangeait des abricots.


– Extraordinaire!… reprit le pharmacien. Mais il se pourrait que les abricots eussent occasionné la syncope! Il y a des natures si impressionnables à l’encontre de certaines odeurs! et ce serait même une belle question à étudier, tant sous le rapport pathologique que sous le rapport physiologique. Les prêtres en connaissaient l’importance, eux qui ont toujours mêlé des aromates à leurs cérémonies. C’est pour vous stupéfier l’entendement et provoquer des extases, chose d’ailleurs facile à obtenir chez les personnes du sexe, qui sont plus délicates que les autres. On en cite qui s’évanouissent à l’odeur de la corne brûlée, du pain tendre…


– Prenez garde de l’éveiller! dit à voix basse Bovary.


– Et non seulement, continua l’apothicaire, les humains sont en butte à ces anomalies, mais encore les animaux. Ainsi, vous n’êtes pas sans savoir l’effet singulièrement aphrodisiaque que produit le nepeta cataria, vulgairement appelé herbe-au-chat, sur la gent féline; et d’autre part, pour citer un exemple que je garantis authentique, Bridoux (un de mes anciens camarades, actuellement établi rue Malpalu) possède un chien qui tombe en convulsions dès qu’on lui présente une tabatière. Souvent même il en fait l’expérience devant ses amis, à son pavillon du bois Guillaume. Croirait-on qu’un simple sternutatoire pût exercer de tels ravages dans l’organisme d’un quadrupède? C’est extrêmement curieux, n’est-il pas vrai?


– Oui, dit Charles, qui n’écoutait pas.


– Cela nous prouve, reprit l’autre en souriant avec un air de suffisance bénigne, les irrégularités sans nombre du système nerveux. Pour ce qui est de Madame, elle m’a toujours paru, je l’avoue, une vraie sensitive. Aussi ne vous conseillerai-je point, mon bon ami, aucun de ces prétendus remèdes qui, sous prétexte d’attaquer les symptômes, attaquent le tempérament. Non, pas de médicamentation oiseuse! du régime, voilà tout! des sédatifs, des émollients, des dulcifiants. Puis, ne pensez-vous pas qu’il faudrait peut-être frapper l’imagination?


– En quoi? comment? dit Bovary.


– Ah! c’est là la question! Telle est effectivement la question: That is the question! comme je lisais dernièrement dans le journal.


Mais Emma, se réveillant, s’écria:


– Et la lettre? et la lettre?


On crut qu’elle avait le délire; elle l’eut à partir de minuit: une fièvre cérébrale s’était déclarée.


Pendant quarante-trois jours, Charles ne la quitta pas. Il abandonna tous ses malades; il ne se couchait plus, il était continuellement à lui tâter le pouls, à lui poser des sinapismes, des compresses d’eau froide. Il envoyait Justin jusqu’à Neufchâtel chercher de la glace; la glace se fondait en route; il le renvoyait. Il appela M. Canivet en consultation; il fit venir de Rouen le docteur Larivière, son ancien maître; il était désespéré. Ce qui l’effrayait le plus, c’était l’abattement d’Emma; car elle ne parlait pas, n’entendait rien et même semblait ne point souffrir, – comme si son corps et son âme se fussent ensemble reposés de toutes leurs agitations.


Vers le milieu d’octobre, elle put se tenir assise dans son lit, avec des oreillers derrière elle. Charles pleura quand il la vit manger sa première tartine de confitures. Les forces lui revinrent; elle se levait quelques heures pendant l’après-midi, et, un jour qu’elle se sentait mieux, il essaya de lui faire faire, à son bras, un tour de promenade dans le jardin. Le sable des allées disparaissait sous les feuilles mortes; elle marchait pas à pas, en traînant ses pantoufles, et, s’appuyant de l’épaule contre Charles, elle continuait à sourire.


Ils allèrent ainsi jusqu’au fond, près de la terrasse. Elle se redressa lentement, se mit la main devant ses yeux, pour regarder; elle regarda au loin, tout au loin; mais il n’y avait à l’horizon que de grands feux d’herbe, qui fumaient sur les collines.


– Tu vas te fatiguer, ma chérie, dit Bovary.


Et, la poussant doucement pour la faire entrer sous la tonnelle:


– Assieds-toi donc sur ce banc: tu seras bien.


– Oh! non, pas là, pas là! fit-elle d’une voix défaillante.


Elle eut un étourdissement, et dès le soir, sa maladie recommença, avec une allure plus incertaine, il est vrai, et des caractères plus complexes. Tantôt elle souffrait au cœur, puis dans la poitrine, dans le cerveau, dans les membres; il lui survint des vomissements où Charles crut apercevoir les premiers symptômes d’un cancer.


Et le pauvre garçon, par là-dessus, avait des inquiétudes d’argent!

XIV

D’abord, il ne savait comment faire pour dédommager M. Homais de tous les médicaments pris chez lui; et, quoiqu’il eût pu, comme médecin, ne pas les payer, néanmoins il rougissait un peu de cette obligation. Puis la dépense du ménage, à présent que la cuisinière était maîtresse, devenait effrayante; les notes pleuvaient dans la maison; les fournisseurs murmuraient; M. Lheureux, surtout, le harcelait. En effet, au plus fort de la maladie d’Emma, celui-ci, profitant de la circonstance pour exagérer sa facture, avait vite apporté le manteau, le sac de nuit, deux caisses au lieu d’une, quantité d’autres choses encore. Charles eut beau dire qu’il n’en avait pas besoin, le marchand répondit arrogamment qu’on lui avait commandé tous ces articles et qu’il ne les reprendrait pas; d’ailleurs, ce serait contrarier Madame dans sa convalescence; Monsieur réfléchirait; bref, il était résolu à le poursuivre en justice plutôt que d’abandonner ses droits et que d’emporter ses marchandises. Charles ordonna par la suite de les renvoyer à son magasin; Félicité oublia; il avait d’autres soucis; on n’y pensa plus; M. Lheureux revint à la charge, et, tour à tour menaçant et gémissant, manœuvra de telle façon, que Bovary finit par souscrire un billet à six mois d’échéance. Mais à peine eut-il signé ce billet, qu’une idée audacieuse lui surgit: c’était d’emprunter mille francs à M. Lheureux. Donc, il demanda, d’un air embarrassé, s’il n’y avait pas moyen de les avoir, ajoutant que ce serait pour un an et au taux que l’on voudrait. Lheureux courut à sa boutique, en rapporta les écus et dicta un autre billet, par lequel Bovary déclarait devoir payer à son ordre, le Ier septembre prochain, la somme de mille soixante et dix francs; ce qui, avec les cent quatre-vingts déjà stipulés, faisait juste douze cent cinquante. Ainsi, prêtant à six pour cent, augmenté d’un quart de commission, et les fournitures lui rapportant un bon tiers pour le moins, cela devait, en douze mois, donner cent trente francs de bénéfice; et il espérait que l’affaire ne s’arrêterait pas là, qu’on ne pourrait payer les billets, qu’on les renouvellerait, et que son pauvre argent, s’étant nourri chez le médecin comme dans une maison de santé, lui reviendrait, un jour, considérablement plus dodu, et gros à faire craquer le sac.


Tout, d’ailleurs, lui réussissait. Il était adjudicataire d’une fourniture de cidre pour l’hôpital de Neufchâtel; M. Guillaumin lui promettait des actions dans les tourbières de Grumesnil, et il rêvait d’établir un nouveau service de diligences entre Argueil et Rouen, qui ne tarderait pas, sans doute, à ruiner la guimbarde du Lion d’or, et qui, marchant plus vite, étant à prix plus bas et portant plus de bagages, lui mettrait ainsi dans les mains tout le commerce d’Yonville.


Charles se demanda plusieurs fois par quel moyen, l’année prochaine, pouvoir rembourser tant d’argent; et il cherchait, imaginait des expédients, comme de recourir à son père ou de vendre quelque chose. Mais son père serait sourd, et il n’avait, lui, rien à vendre. Alors il découvrait de tels embarras, qu’il écartait vite de sa conscience un sujet de méditation aussi désagréable. Il se reprochait d’en oublier Emma; comme si, toutes ses pensées appartenant à cette femme, c’eût été lui dérober quelque chose que de n’y pas continuellement réfléchir.


L’hiver fut rude. La convalescence de Madame fut longue. Quand il faisait beau, on la poussait dans son fauteuil auprès de la fenêtre, celle qui regardait la Place; car elle avait maintenant le jardin en antipathie, et la persienne de ce côté restait constamment fermée. Elle voulut que l’on vendît le cheval; ce qu’elle aimait autrefois, à présent lui déplaisait. Toutes ses idées paraissaient se borner au soin d’elle-même. Elle restait dans son lit à faire de petites collations, sonnait sa domestique pour s’informer de ses tisanes ou pour causer avec elle. Cependant la neige sur le toit des halles jetait dans la chambre un reflet blanc, immobile; ensuite ce fut la pluie qui tombait. Et Emma quotidiennement attendait, avec une sorte d’anxiété, l’infaillible retour d’événements minimes, qui pourtant ne lui importaient guère. Le plus considérable était, le soir, l’arrivée de l’Hirondelle. Alors l’aubergiste criait et d’autres voix répondaient, tandis que le falot d’Hippolyte, qui cherchait des coffres sur la bâche, faisait comme une étoile dans l’obscurité. À midi, Charles rentrait; ensuite il sortait; puis elle prenait un bouillon, et, vers cinq heures, à la tombée du jour, les enfants qui s’en revenaient de la classe, traînant leurs sabots sur le trottoir, frappaient tous avec leurs règles la cliquette des auvents, les uns après les autres.


C’était à cette heure-là que M. Bournisien venait la voir. Il s’enquérait de sa santé, lui apportait des nouvelles et l’exhortait à la religion dans un petit bavardage câlin qui ne manquait pas d’agrément. La vue seule de sa soutane la réconfortait.


Un jour qu’au plus fort de sa maladie elle s’était crue agonisante, elle avait demandé la communion; et, à mesure que l’on faisait dans sa chambre les préparatifs pour le sacrement, que l’on disposait en autel la commode encombrée de sirops et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée ne pesait plus, une autre vie commençait; il lui sembla que son être, montant vers Dieu, allait s’anéantir dans cet amour comme un encens allumé qui se dissipe en vapeur. On aspergea d’eau bénite les draps du lit; le prêtre retira du saint ciboire la blanche hostie; et ce fut en défaillant d’une joie céleste qu’elle avança les lèvres pour accepter le corps du Sauveur qui se présentait. Les rideaux de son alcôve se gonflaient mollement, autour d’elle, en façon de nuées, et les rayons des deux cierges brûlant sur la commode lui parurent être des gloires éblouissantes. Alors elle laissa retomber sa tête, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes séraphiques et apercevoir en un ciel d’azur, sur un trône d’or, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le Père tout éclatant de majesté, et qui d’un signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flamme pour l’emporter dans leurs bras.


Cette vision splendide demeura dans sa mémoire comme la chose la plus belle qu’il fût possible de rêver; si bien qu’à présent elle s’efforçait d’en ressaisir la sensation, qui continuait cependant, mais d’une manière moins exclusive et avec une douceur aussi profonde. Son âme, courbatue d’orgueil, se reposait enfin dans l’humilité chrétienne; et, savourant le plaisir d’être faible, Emma contemplait en elle-même la destruction de sa volonté, qui devait faire aux envahissements de la grâce une large entrée. Il existait donc à la place du bonheur des félicités plus grandes, un autre amour au-dessus de tous les amours, sans intermittence ni fin, et qui s’accroîtrait éternellement! Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir, un état de pureté flottant au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel, et où elle aspira d’être. Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta des chapelets, elle porta des amulettes; elle souhaitait avoir dans sa chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchâssé d’émeraudes, pour le baiser tous les soirs.


Le Curé s’émerveillait de ces dispositions, bien que la religion d’Emma, trouvait-il, pût, à force de ferveur, finir par friser l’hérésie et même l’extravagance. Mais, n’étant pas très versé dans ces matières sitôt qu’elles dépassaient une certaine mesure, il écrivit à M. Boulard, libraire de Monseigneur, de lui envoyer quelque chose de fameux pour une personne du sexe, qui était pleine d’esprit. Le libraire, avec autant d’indifférence que s’il eût expédié de la quincaillerie à des nègres, vous emballa pêle-mêle tout ce qui avait cours pour lors dans le négoce des livres pieux. C’étaient de petits manuels par demandes et par réponses, des pamphlets d’un ton rogue dans la manière de M. de Maistre, et des espèces de romans à cartonnage rose et à style douceâtre, fabriqués par des séminaristes troubadours ou des bas bleus repenties. Il y avait le Pensez-y bien; l’Homme du monde aux pieds de Marie, par M. de, décoré de plusieurs ordres; des Erreurs de Voltaire, à l’usage des jeunes gens, etc.


Madame Bovary n’avait pas encore l’intelligence assez nette pour s’appliquer sérieusement à n’importe quoi; d’ailleurs, elle entreprit ces lectures avec trop de précipitation. Elle s’irrita contre les prescriptions du culte; l’arrogance des écrits polémiques lui déplut par leur acharnement à poursuivre des gens qu’elle ne connaissait pas; et les contes profanes relevés de religion lui parurent écrits dans une telle ignorance du monde, qu’ils l’écartèrent insensiblement des vérités dont elle attendait la preuve. Elle persista pourtant, et, lorsque le volume lui tombait des mains, elle se croyait prise par la plus fine mélancolie catholique qu’une âme éthérée pût concevoir.


Quant au souvenir de Rodolphe, elle l’avait descendu tout au fond de son cœur; et il restait là, plus solennel et plus immobile qu’une momie de roi dans un souterrain. Une exhalaison s’échappait de ce grand amour embaumé et qui, passant à travers tout, parfumait de tendresse l’atmosphère d’immaculation où elle voulait vivre. Quand elle se mettait à genoux sur son prie-Dieu gothique, elle adressait au Seigneur les mêmes paroles de suavité qu’elle murmurait jadis à son amant, dans les épanchements de l’adultère. C’était pour faire venir la croyance; mais aucune délectation ne descendait des cieux, et elle se relevait, les membres fatigués, avec le sentiment vague d’une immense duperie. Cette recherche, pensait-elle, n’était qu’un mérite de plus; et dans l’orgueil de sa dévotion, Emma se comparait à ces grandes dames d’autrefois, dont elle avait rêvé la gloire sur un portrait de la Vallière, et qui, traînant avec tant de majesté la queue chamarrée de leurs longues robes, se retiraient en des solitudes pour y répandre aux pieds du Christ toutes les larmes d’un cœur que l’existence blessait.


Alors, elle se livra à des charités excessives. Elle cousait des habits pour les pauvres; elle envoyait du bois aux femmes en couches; et Charles, un jour en rentrant, trouva dans la cuisine trois vauriens attablés qui mangeaient un potage. Elle fit revenir à la maison sa petite fille, que son mari, durant sa maladie, avait renvoyée chez la nourrice. Elle voulut lui apprendre à lire; Berthe avait beau pleurer, elle ne s’irritait plus. C’était un parti pris de résignation, une indulgence universelle. Son langage, à propos de tout, était plein d’expressions idéales. Elle disait à son enfant:


– Ta colique est-elle passée, mon ange?


Madame Bovary mère ne trouvait rien à blâmer, sauf peut-être cette manie de tricoter des camisoles pour les orphelins, au lieu de raccommoder ses torchons. Mais, harassée de querelles domestiques, la bonne femme se plaisait en cette maison tranquille, et même elle y demeura jusques après Pâques, afin d’éviter les sarcasmes du père Bovary, qui ne manquait pas, tous les vendredis saints, de se commander une andouille.


Outre la compagnie de sa belle-mère, qui la raffermissait un peu par sa rectitude de jugement et ses façons graves, Emma, presque tous les jours, avait encore d’autres sociétés. C’était madame Langlois, madame Caron, madame Dubreuil, madame Tuvache et, régulièrement, de deux à cinq heures, l’excellente madame Homais, qui n’avait jamais voulu croire, celle-là, à aucun des cancans que l’on débitait sur sa voisine. Les petits Homais aussi venaient la voir; Justin les accompagnait. Il montait avec eux dans la chambre, et il restait debout près de la porte, immobile, sans parler. Souvent même, madame Bovary, n’y prenant garde, se mettait à sa toilette. Elle commençait par retirer son peigne, en secouant sa tête d’un mouvement brusque; et, quand il aperçut la première fois cette chevelure entière qui descendait jusqu’aux jarrets en déroulant ses anneaux noirs, ce fut pour lui, le pauvre enfant, comme l’entrée subite dans quelque chose d’extraordinaire et de nouveau dont la splendeur l’effraya.


Emma, sans doute, ne remarquait pas ses empressements silencieux ni ses timidités. Elle ne se doutait point que l’amour, disparu de sa vie, palpitait là, près d’elle, sous cette chemise de grosse toile, dans ce cœur d’adolescent ouvert aux émanations de sa beauté. Du reste, elle enveloppait tout maintenant d’une telle indifférence, elle avait des paroles si affectueuses et des regards si hautains, des façons si diverses, que l’on ne distinguait plus l’égoïsme de la charité, ni la corruption de la vertu. Un soir, par exemple, elle s’emporta contre sa domestique, qui lui demandait à sortir et balbutiait en cherchant un prétexte; puis tout à coup:


– Tu l’aimes donc? dit-elle.


Et, sans attendre la réponse de Félicité, qui rougissait elle ajouta d’un air triste:


– Allons, cours-y! amuse-toi!


Elle fit, au commencement du printemps, bouleverser le jardin d’un bout à l’autre, malgré les observations de Bovary; il fut heureux, cependant de lui voir enfin manifester une volonté quelconque. Elle en témoigna davantage à mesure qu’elle se rétablissait. D’abord, elle trouva moyen d’expulser la mère Rolet, la nourrice, qui avait pris l’habitude, pendant sa convalescence, de venir trop souvent à la cuisine avec ses deux nourrissons et son pensionnaire, plus endenté qu’un cannibale. Puis elle se dégagea de la famille Homais, congédia successivement toutes les autres visites et même fréquenta l’église avec moins d’assiduité, à la grande approbation de l’apothicaire, qui lui dit alors amicalement:


– Vous donniez un peu dans la calotte!


M. Bournisien, comme autrefois, survenait tous les jours, en sortant du catéchisme. Il préférait rester dehors, à prendre l’air au milieu du bocage, il appelait ainsi la tonnelle. C’était l’heure où Charles rentrait. Ils avaient chaud; on apportait du cidre doux, et ils buvaient ensemble au complet rétablissement de Madame.


Binet se trouvait là, c’est-à-dire un peu plus bas, contre le mur de la terrasse, à pêcher des écrevisses. Bovary l’invitait à se rafraîchir, et il s’entendait parfaitement à déboucher les cruchons.


– Il faut, disait-il en promenant autour de lui et jusqu’aux extrémités du paysage un regard satisfait, tenir ainsi la bouteille d’aplomb sur la table, et, après que les ficelles sont coupées, pousser le liège à petits coups, doucement, doucement, comme on fait, d’ailleurs, à l’eau de Seltz, dans les restaurants.


Mais le cidre, pendant sa démonstration, souvent leur jaillissait en plein visage, et alors l’ecclésiastique, avec un rire opaque, ne manquait jamais cette plaisanterie:


– Sa bonté saute aux yeux!


Il était brave homme, en effet, et même, un jour, ne fut point scandalisé du pharmacien, qui conseillait à Charles, pour distraire Madame, de la mener au théâtre de Rouen voir l’illustre ténor Lagardy. Homais s’étonnant de ce silence, voulut savoir son opinion, et le prêtre déclara qu’il regardait la musique comme moins dangereuse pour les mœurs que la littérature.


Mais le pharmacien prit la défense des lettres. Le théâtre, prétendait-il, servait à fronder les préjugés, et, sous le masque du plaisir, enseignait la vertu.


Castigat ridendo mores, monsieur Bournisien! Ainsi, regardez la plupart des tragédies de Voltaire; elles sont semées habilement de réflexions philosophiques qui en font pour le peuple une véritable école de morale et de diplomatie.


– Moi, dit Binet, j’ai vu autrefois une pièce intitulée le Gamin de Paris, où l’on remarque le caractère d’un vieux général qui est vraiment tapé! Il rembarre un fils de famille qui avait séduit une ouvrière, qui à la fin…


– Certainement! continuait Homais, il y a la mauvaise littérature comme il y a la mauvaise pharmacie, mais condamner en bloc le plus important des beaux arts me paraît une balourdise, une idée gothique, digne de ces temps abominables où l’on enfermait Galilée.


– Je sais bien, objecta le Curé, qu’il existe de bons ouvrages, de bons auteurs; cependant, ne serait-ce que ces personnes de sexe différent réunies dans un appartement enchanteur, orné de pompes mondaines, et puis ces déguisements païens, ce fard, ces flambeaux, ces voix efféminées, tout cela doit finir par engendrer un certain libertinage d’esprit et vous donner des pensées déshonnêtes, des tentations impures. Telle est du moins l’opinion de tous les Pères. Enfin, ajouta-t-il en prenant subitement un ton de voix mystique, tandis qu’il roulait sur son pouce une prise de tabac, si l’Église a condamné les spectacles, c’est qu’elle avait raison; il faut nous soumettre à ses décrets.


– Pourquoi, demanda l’apothicaire, excommunie-t-elle les comédiens? car, autrefois, ils concouraient ouvertement aux cérémonies du culte. Oui, on jouait, on représentait au milieu du chœur des espèces de farces appelées mystères, dans lesquelles les lois de la décence souvent se trouvaient offensées.


L’ecclésiastique se contenta de pousser un gémissement, et le pharmacien poursuivit:


– C’est comme dans la Bible; il y a… savez-vous…, plus d’un détail… piquant, des choses… vraiment… gaillardes!


Et, sur un geste d’irritation que faisait M. Bournisien:


– Ah! vous conviendrez que ce n’est pas un livre à mettre entre les mains d’une jeune personne, et je serais fâché qu’Athalie…


– Mais ce sont les protestants, et non pas nous, s’écria l’autre impatienté, qui recommandent la Bible!


– N’importe! dit Homais, je m’étonne que, de nos jours, en un siècle de lumières, on s’obstine encore à proscrire un délassement intellectuel qui est inoffensif, moralisant et même hygiénique quelquefois, n’est-ce pas, docteur?


– Sans doute, répondit le médecin nonchalamment, soit que, ayant les mêmes idées, il voulût n’offenser personne, ou bien qu’il n’eût pas d’idées.


La conversation semblait finie, quand le pharmacien jugea convenable de pousser une dernière botte.


– J’en ai connu, des prêtres, qui s’habillaient en bourgeois pour aller voir gigoter des danseuses.


– Allons donc! fit le curé.


– Ah! j’en ai connu!


Et, séparant les syllabes de sa phrase, Homais répéta:


– J’en – ai – connu.


– Eh bien! ils avaient tort, dit Bournisien résigné à tout entendre.


– Parbleu! ils en font bien d’autres! exclama l’apothicaire.


– Monsieur!… reprit l’ecclésiastique avec des yeux si farouches, que le pharmacien en fut intimidé.


– Je veux seulement dire, répliqua-t-il alors d’un ton moins brutal, que la tolérance est le plus sûr moyen d’attirer les âmes à la religion.


– C’est vrai! c’est vrai! concéda le bonhomme en se rasseyant sur sa chaise.


Mais il n’y resta que deux minutes. Puis, dès qu’il fut parti, M. Homais dit au médecin:


– Voilà ce qui s’appelle une prise de bec! Je l’ai roulé, vous avez vu, d’une manière!… Enfin, croyez-moi, conduisez Madame au spectacle, ne serait-ce que pour faire une fois dans votre vie enrager un de ces corbeaux-là, saprelotte! Si quelqu’un pouvait me remplacer, je vous accompagnerais moi-même. Dépêchez-vous! Lagardy ne donnera qu’une seule représentation; il est engagé en Angleterre à des appointements considérables. C’est, à ce qu’on assure, un fameux lapin! il roule sur l’or! il mène avec lui trois maîtresses et son cuisinier! Tous ces grands artistes brûlent la chandelle par les deux bouts; il leur faut une existence dévergondée qui excite un peu l’imagination. Mais ils meurent à l’hôpital, parce qu’ils n’ont pas eu l’esprit, étant jeunes, de faire des économies. Allons, bon appétit; à demain!


Cette idée de spectacle germa vite dans la tête de Bovary; car aussitôt il en fit part à sa femme, qui refusa tout d’abord, alléguant la fatigue, le dérangement, la dépense; mais, par extraordinaire, Charles ne céda pas, tant il jugeait cette récréation lui devoir être profitable. Il n’y voyait aucun empêchement; sa mère leur avait expédié trois cents francs sur lesquels il ne comptait plus, les dettes courantes n’avaient rien d’énorme, et l’échéance des billets à payer au sieur Lheureux était encore si longue, qu’il n’y fallait pas songer. D’ailleurs, imaginant qu’elle y mettait de la délicatesse, Charles insista davantage; si bien qu’elle finit, à force d’obsessions, par se décider. Et, le lendemain, à huit heures, ils s’emballèrent dans l’hirondelle.


L’apothicaire, que rien ne retenait à Yonville, mais qui se croyait contraint de n’en pas bouger, soupira en les voyant partir.


– Allons, bon voyage! leur dit-il, heureux mortels que vous êtes!


Puis, s’adressant à Emma, qui portait une robe de soie bleue à quatre falbalas:


– Je vous trouve jolie comme un Amour! Vous allez faire florès à Rouen.


La diligence descendait à l’hôtel de la Croix rouge, sur la place Beauvoisine. C’était une de ces auberges comme il y en a dans tous les faubourgs de province, avec de grandes écuries et de petites chambres à coucher, où l’on voit au milieu de la cour des poules picorant l’avoine sous les cabriolets crottés des commis voyageurs; – bons vieux gîtes à balcon de bois vermoulu qui craquent au vent dans les nuits d’hiver, continuellement pleins de monde, de vacarme et de mangeaille, dont les tables noires sont poissées par les glorias, les vitres épaisses jaunies par les mouches, les serviettes humides tachées par le vin bleu; et qui, sentant toujours le village, comme des valets de ferme habillés en bourgeois, ont un café sur la rue, et du côté de la campagne un jardin à légumes. Charles immédiatement se mit en courses. Il confondit l’avant-scène avec les galeries, le parquet avec les loges, demanda des explications, ne les comprit pas, fut renvoyé du contrôleur au directeur, revint à l’auberge, retourna au bureau, et, plusieurs fois ainsi, arpenta toute la longueur de la ville, depuis le théâtre jusqu’au boulevard.


Madame s’acheta un chapeau, des gants, un bouquet. Monsieur craignait beaucoup de manquer le commencement; et, sans avoir eu le temps d’avaler un bouillon, ils se présentèrent devant les portes du théâtre, qui étaient encore fermées.

XV

La foule stationnait contre le mur, parquée symétriquement entre des balustrades. À l’angle des rues voisines, de gigantesques affiches répétaient en caractères baroques: «Lucie de Lamermoor… Lagardy… Opéra…, etc.» Il faisait beau; on avait chaud; la sueur coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirés épongeaient les fronts rouges; et parfois un vent tiède, qui soufflait de la rivière, agitait mollement la bordure des tentes en coutil suspendues à la porte des estaminets. Un peu plus bas, cependant, on était rafraîchi par un courant d’air glacial qui sentait le suif, le cuir et l’huile. C’était l’exhalaison de la rue des Charrettes, pleine de grands magasins noirs où l’on roule des barriques.


De peur de paraître ridicule, Emma voulut, avant d’entrer, faire un tour de promenade sur le port, et Bovary, par prudence, garda les billets à sa main, dans la poche de son pantalon, qu’il appuyait contre son ventre.


Un battement de cœur la prit dès le vestibule. Elle sourit involontairement de vanité, en voyant la foule qui se précipitait à droite par l’autre corridor, tandis qu’elle montait l’escalier des premières. Elle eut plaisir, comme un enfant, à pousser de son doigt les larges portes tapissées; elle aspira de toute sa poitrine l’odeur poussiéreuse des couloirs, et, quand elle fut assise dans sa loge, elle se cambra la taille avec une désinvolture de duchesse.


La salle commençait à se remplir, on tirait les lorgnettes de leurs étuis, et les abonnés, s’apercevant de loin, se faisaient des salutations. Ils venaient se délasser dans les beaux-arts des inquiétudes de la vente; mais, n’oubliant point les affaires, ils causaient encore cotons, trois-six ou indigo. On voyait là des têtes de vieux, inexpressives et pacifiques, et qui, blanchâtres de chevelure et de teint, ressemblaient à des médailles d’argent ternies par une vapeur de plomb. Les jeunes beaux se pavanaient au parquet, étalant, dans l’ouverture de leur gilet, leur cravate rose ou vert pomme; et madame Bovary les admirait d’en haut, appuyant sur des badines à pomme d’or la paume tendue de leurs gants jaunes.


Cependant, les bougies de l’orchestre s’allumèrent; le lustre descendit du plafond, versant, avec le rayonnement de ses facettes, une gaieté subite dans la salle; puis les musiciens entrèrent les uns après les autres, et ce fut d’abord un long charivari de basses ronflant, de violons grinçant, de pistons trompettant, de flûtes et de flageolets qui piaulaient. Mais on entendit trois coups sur la scène; un roulement de timbales commença, les instruments de cuivre plaquèrent des accords, et le rideau, se levant, découvrit un paysage.


C’était le carrefour d’un bois, avec une fontaine, à gauche, ombragée par un chêne. Des paysans et des seigneurs, le plaid sur l’épaule, chantaient tous ensemble une chanson de chasse; puis il survint un capitaine qui invoquait l’ange du mal en levant au ciel ses deux bras; un autre parut; ils s’en allèrent, et les chasseurs reprirent.


Elle se retrouvait dans les lectures de sa jeunesse, en plein Walter Scott. Il lui semblait entendre, à travers le brouillard, le son des cornemuses écossaises se répéter sur les bruyères. D’ailleurs, le souvenir du roman facilitant l’intelligence du libretto, elle suivait l’intrigue phrase à phrase, tandis que d’insaisissables pensées qui lui revenaient, se dispersaient, aussitôt, sous les rafales de la musique. Elle se laissait aller au bercement des mélodies et se sentait elle-même vibrer de tout son être comme si les archets des violons se fussent promenés sur ses nerfs. Elle n’avait pas assez d’yeux pour contempler les costumes, les décors, les personnages, les arbres peints qui tremblaient quand on marchait, et les toques de velours, les manteaux, les épées, toutes ces imaginations qui s’agitaient dans l’harmonie comme dans l’atmosphère d’un autre monde. Mais une jeune femme s’avança en jetant une bourse à un écuyer vert. Elle resta seule, et alors on entendit une flûte qui faisait comme un murmure de fontaine ou comme des gazouillements d’oiseau. Lucie entama d’un air brave sa cavatine en sol majeur; elle se plaignait d’amour, elle demandait des ailes. Emma, de même, aurait voulu, fuyant la vie, s’envoler dans une étreinte. Tout à coup, Edgar-Lagardy parut.


Il avait une de ces pâleurs splendides qui donnent quelque chose de la majesté des marbres aux races ardentes du Midi. Sa taille vigoureuse était prise dans un pourpoint de couleur brune; un petit poignard ciselé lui battait sur la cuisse gauche, et il roulait des regards langoureusement en découvrant ses dents blanches. On disait qu’une princesse polonaise, l’écoutant un soir chanter sur la plage de Biarritz, où il radoubait des chaloupes, en était devenue amoureuse. Elle s’était ruinée à cause de lui. Il l’avait plantée là pour d’autres femmes, et cette célébrité sentimentale ne laissait pas que de servir à sa réputation artistique. Le cabotin diplomate avait même soin de faire toujours glisser dans les réclames une phrase poétique sur la fascination de sa personne et la sensibilité de son âme. Un bel organe, un imperturbable aplomb, plus de tempérament que d’intelligence et plus d’emphase que de lyrisme, achevaient de rehausser cette admirable nature de charlatan, où il y avait du coiffeur et du toréador.


Dès la première scène, il enthousiasma. Il pressait Lucie dans ses bras, il la quittait, il revenait, il semblait désespéré: il avait des éclats de colère, puis des râles élégiaques d’une douceur infinie, et les notes s’échappaient de son cou nu, pleines de sanglots et de baisers. Emma se penchait pour le voir, égratignant avec ses ongles le velours de sa loge. Elle s’emplissait le cœur de ces lamentations mélodieuses qui se traînaient à l’accompagnement des contrebasses, comme des cris de naufragés dans le tumulte d’une tempête. Elle reconnaissait tous les enivrements et les angoisses dont elle avait manqué mourir. La voix de la chanteuse ne lui semblait être que le retentissement de sa conscience, et cette illusion qui la charmait quelque chose même de sa vie. Mais personne sur la terre ne l’avait aimée d’un pareil amour. Il ne pleurait pas comme Edgar, le dernier soir, au clair de lune, lorsqu’ils se disaient: «À demain; à demain!…» La salle craquait sous les bravos; on recommença la strette entière; les amoureux parlaient des fleurs de leur tombe, de serments, d’exil, de fatalité, d’espérances, et quand ils poussèrent l’adieu final, Emma jeta un cri aigu, qui se confondit avec la vibration des derniers accords.


– Pourquoi donc, demanda Bovary, ce seigneur est-il à la persécuter?


– Mais non, répondit-elle; c’est son amant.


– Pourtant il jure de se venger sur sa famille, tandis que l’autre, celui qui est venu tout à l’heure, disait:


«J’aime Lucie et je m’en crois aimé.» D’ailleurs, il est parti avec son père, bras dessus, bras dessous. Car c’est bien son père, n’est-ce pas, le petit laid qui porte une plume de coq à son chapeau?


Malgré les explications d’Emma, dès le duo récitatif où Gilbert expose à son maître Ashton ses abominables manœuvres, Charles, en voyant le faux anneau de fiançailles qui doit abuser Lucie, crut que c’était un souvenir d’amour envoyé par Edgar. Il avouait, du reste, ne pas comprendre l’histoire, – à cause de la musique – qui nuisait beaucoup aux paroles.


– Qu’importe? dit Emma; tais-toi!


– C’est que j’aime, reprit-il en se penchant sur son épaule, à me rendre compte, tu sais bien.


– Tais-toi! tais-toi! fit-elle impatientée.


Lucie s’avançait, à demi soutenue par ses femmes, une couronne d’oranger dans les cheveux, et plus pâle que le satin blanc de sa robe. Emma rêvait au jour de son mariage; et elle se revoyait là-bas, au milieu des blés, sur le petit sentier, quand on marchait vers l’église. Pourquoi donc n’avait-elle pas, comme celle-là, résisté, supplié? Elle était joyeuse, au contraire, sans s’apercevoir de l’abîme où elle se précipitait… Ah! si, dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion de l’adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d’une félicité si haute. Mais ce bonheur-là, sans doute, était un mensonge imaginé pour le désespoir de tout désir. Elle connaissait à présent la petitesse des passions que l’art exagérait. S’efforçant donc d’en détourner sa pensée, Emma voulait ne plus voir dans cette reproduction de ses douleurs qu’une fantaisie plastique bonne à amuser les yeux, et même elle souriait intérieurement d’une pitié dédaigneuse, quand au fond du théâtre, sous la portière de velours, un homme apparut en manteau noir.


Son grand chapeau à l’espagnole tomba dans un geste qu’il fit; et aussitôt les instruments et les chanteurs entonnèrent le sextuor. Edgar, étincelant de furie, dominait tous les autres de sa voix plus claire. Ashton lui lançait en notes graves des provocations homicides, Lucie poussait sa plainte aiguë, Arthur modulait à l’écart des sons moyens, et la basse-taille du ministre ronflait comme un orgue, tandis que les voix de femmes, répétant ses paroles, reprenaient en chœur, délicieusement. Ils étaient tous sur la même ligne à gesticuler; et la colère, la vengeance, la jalousie, la terreur, la miséricorde et la stupéfaction s’exhalaient à la fois de leurs bouches entrouvertes. L’amoureux outragé brandissait son épée nue; sa collerette de guipure se levait par saccades, selon les mouvements de sa poitrine, et il allait de droite et de gauche, à grands pas, faisant sonner contre les planches les éperons vermeils de ses bottes molles, qui s’évasaient à la cheville. Il devait avoir, pensait-elle, un intarissable amour, pour en déverser sur la foule à si larges effluves. Toutes ses velléités de dénigrement s’évanouissaient sous la poésie du rôle qui l’envahissait, et, entraînée vers l’homme par l’illusion du personnage, elle tâcha de se figurer sa vie, cette vie retentissante, extraordinaire, splendide, et qu’elle aurait pu mener cependant, si le hasard l’avait voulu. Ils se seraient connus, ils se seraient aimés! Avec lui, par tous les royaumes de l’Europe, elle aurait voyagé de capitale en capitale, partageant ses fatigues et son orgueil, ramassant les fleurs qu’on lui jetait, brodant elle-même ses costumes; puis, chaque soir, au fond d’une loge, derrière la grille à treillis d’or, elle eût recueilli, béante, les expansions de cette âme qui n’aurait chanté que pour elle seule; de la scène, tout en jouant, il l’aurait regardée. Mais une folie la saisit: il la regardait, c’est sûr! Elle eut envie de courir dans ses bras pour se réfugier en sa force, comme dans l’incarnation de l’amour même, et de lui dire, de s’écrier: «Enlève-moi, emmène-moi, partons! À toi, à toi! toutes mes ardeurs et tous mes rêves!»


Le rideau se baissa.


L’odeur du gaz se mêlait aux haleines; le vent des éventails rendait l’atmosphère plus étouffante. Emma voulut sortir; la foule encombrait les corridors, et elle retomba dans son fauteuil avec des palpitations qui la suffoquaient. Charles, ayant peur de la voir s’évanouir, courut à la buvette lui chercher un verre d’orgeat.


Il eut grand-peine à regagner sa place, car on lui heurtait les coudes à tous les pas, à cause du verre qu’il tenait entre ses mains, et même il en versa les trois quarts sur les épaules d’une Rouennaise en manches courtes, qui, sentant le liquide froid lui couler dans les reins, jeta des cris de paon, comme si on l’eût assassinée. Son mari, qui était un filateur, s’emporta contre le maladroit; et, tandis qu’avec son mouchoir elle épongeait les taches sur sa belle robe de taffetas cerise, il murmurait d’un ton bourru les mots d’indemnité, de frais, de remboursement. Enfin, Charles arriva près de sa femme, en lui disant tout essoufflé:


– J’ai cru, ma foi, que j’y resterais! Il y a un monde!… un monde!…


Il ajouta:


– Devine un peu qui j’ai rencontré là-haut? M. Léon!


– Léon?


– Lui-même! Il va venir te présenter ses civilités.


Et, comme il achevait ces mots, l’ancien clerc d’Yonville entra dans la loge.


Il tendit sa main avec un sans-façon de gentilhomme: et madame Bovary machinalement avança la sienne, sans doute obéissant à l’attraction d’une volonté plus forte. Elle ne l’avait pas sentie depuis ce soir de printemps où il pleuvait sur les feuilles vertes, quand ils se dirent adieu, debout au bord de la fenêtre. Mais, vite, se rappelant à la convenance de la situation, elle secoua dans un effort cette torpeur de ses souvenirs et se mit à balbutier des phrases rapides.


– Ah! bonjour… Comment! vous voilà?


– Silence! cria une voix du parterre, car le troisième acte commençait.


– Vous êtes donc à Rouen?


– Oui.


– Et depuis quand?


– À la porte! à la porte!


On se tournait vers eux; ils se turent.


Mais, à partir de ce moment, elle n’écouta plus; et le chœur des conviés, la scène d’Ashton et de son valet, le grand duo en ré majeur, tout passa pour elle dans l’éloignement, comme si les instruments fussent devenus moins sonores et les personnages plus reculés; elle se rappelait les parties de cartes chez le pharmacien, et la promenade chez la nourrice, les lectures sous la tonnelle, les tête-à-tête au coin du feu, tout ce pauvre amour si calme et si long, si discret, si tendre, et qu’elle avait oublié cependant. Pourquoi donc revenait-il? quelle combinaison d’aventures le replaçait dans sa vie? Il se tenait derrière elle, s’appuyant de l’épaule contre la cloison; et, de temps à autre, elle se sentait frissonner sous le souffle tiède de ses narines qui lui descendait dans la chevelure.


– Est-ce que cela vous amuse? dit-il en se penchant sur elle de si près, que la pointe de sa moustache lui effleura la joue.


Elle répondit nonchalamment:


– Oh! mon Dieu, non! pas beaucoup.


Alors il fit la proposition de sortir du théâtre, pour aller prendre des glaces quelque part.


– Ah! pas encore! restons! dit Bovary. Elle a les cheveux dénoués: cela promet d’être tragique.


Mais la scène de la folie n’intéressait point Emma, et le jeu de la chanteuse lui parut exagéré.


– Elle crie trop fort, dit-elle en se tournant vers Charles, qui écoutait.


– Oui… peut-être… un peu, répliqua-t-il, indécis entre la franchise de son plaisir et le respect qu’il portait aux opinions de sa femme.


Puis Léon dit en soupirant


– Il fait une chaleur…


– Insupportable! c’est vrai.


– Es-tu gênée? demanda Bovary.


– Oui, j’étouffe; partons.


M. Léon posa délicatement sur ses épaules son long châle de dentelle, et ils allèrent tous les trois s’asseoir sur le port, en plein air, devant le vitrage d’un café.


Il fut d’abord question de sa maladie, bien qu’Emma interrompît Charles de temps à autre, par crainte, disait-elle, d’ennuyer M. Léon; et celui-ci leur raconta qu’il venait à Rouen passer deux ans dans une forte étude, afin de se rompre aux affaires, qui étaient différentes en Normandie de celles que l’on traitait à Paris. Puis il s’informa de Berthe, de la famille Homais, de la mère Lefrançois; et, comme ils n’avaient, en présence du mari, rien de plus à se dire, bientôt la conversation s’arrêta.


Des gens qui sortaient du spectacle passèrent sur le trottoir, tout fredonnant ou braillant à plein gosier: O bel ange, ma Lucie! Alors Léon, pour faire le dilettante, se mit à parler musique. Il avait vu Tamburini, Rubini, Persiani, Grisi; et à côté d’eux, Lagardy, malgré ses grands éclats, ne valait rien.


– Pourtant, interrompit Charles qui mordait à petits coups son sorbet au rhum, on prétend qu’au dernier acte il est admirable tout à fait; je regrette d’être parti avant la fin, car ça commençait à m’amuser.


– Au reste, reprit le clerc, il donnera bientôt une autre représentation.


Mais Charles répondit qu’ils s’en allaient dès le lendemain.


– À moins, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, que tu ne veuilles rester seule, mon petit chat?


Et, changeant de manœuvre devant cette occasion inattendue qui s’offrait à son espoir, le jeune homme entama l’éloge de Lagardy dans le morceau final. C’était quelque chose de superbe, de sublime! Alors Charles insista:


– Tu reviendrais dimanche. Voyons, décide-toi! tu as tort, si tu sens le moins du monde que cela te fait du bien.


Cependant les tables, alentour, se dégarnissaient; un garçon vint discrètement se poster près d’eux; Charles qui comprit, tira sa bourse; le clerc le retint par le bras, et même n’oublia point de laisser, en plus, deux pièces blanches, qu’il fit sonner contre le marbre.


– Je suis fâché, vraiment, murmura Bovary, de l’argent que vous…


L’autre eut un geste dédaigneux plein de cordialité, et, prenant son chapeau:


– C’est convenu, n’est-ce pas, demain, à six heures?


Charles se récria encore une fois qu’il ne pouvait s’absenter plus longtemps; mais rien n’empêchait Emma…


– C’est que…, balbutia-t-elle avec un singulier sourire, je ne sais pas trop…


– Eh bien! tu réfléchiras, nous verrons, la nuit porte conseil…


Puis à Léon, qui les accompagnait:


– Maintenant que vous voilà dans nos contrées, vous viendrez, j’espère de temps à autre, nous demander à dîner?


Le clerc affirma qu’il n’y manquerait pas, ayant d’ailleurs besoin de se rendre à Yonville pour une affaire de son étude. Et l’on se sépara devant le passage Saint-Herbland, au moment où onze heures et demie sonnaient à la cathédrale.

Загрузка...