PREMIÈRE PARTIE DEVINETTES

CHAPITRE 1 Sous la Lune du Démon (I)

1

Candleton, amas de ruines irradiées, n’était pas une ville morte pour autant ; après tant de siècles, elle palpitait encore d’une vie ténébreuse — scarabées gros comme des tortues, oiseaux à l’air de dragonnets difformes, robots titubant d’un bâtiment délabré à l’autre, tels des zombies en inox, dans le bruit strident de leurs jointures et le clignotement de leurs yeux nucléaires.

— Montre ton passe, mon pote ! s’écria celui qui était resté prisonnier du hall d’entrée de l’Hôtel des Voyageurs depuis les deux cent trente-quatre dernières années. Il portait, gravée en relief sur le losange rouillé qui lui tenait lieu de tête, une étoile à six branches. Au fil des ans, il avait réussi à creuser une cavité étroite dans le mur gainé d’acier qui lui bloquait le passage, mais c’était bien là tout.

— Montre ton passe, mon pote ! Risque d’élévation du taux de radiations au sud et à l’est de la ville ! Montre ton passe, mon pote ! Risque d’élévation du taux de radiations au sud et à l’est de la ville !

Un rat aveugle et bouffi, traînant ses tripes derrière lui dans ce qui avait l’apparence de placenta pourrissant, franchit à grand-peine les pieds du robot de police. Ce dernier n’y prêta pas garde et continua de bourrer de coups de tête d’acier la paroi d’acier qui lui faisait face.

— Montre ton passe, mon pote ! Risque d’élévation du taux de radiations, papa a trahi, les dieux l’ont maudit !

Derrière lui, au bar de l’hôtel, les crânes des hommes et des femmes, venus boire un dernier verre avant que le cataclysme ne les rattrape, arboraient un large rictus comme s’ils étaient morts en riant. Peut-être était-ce le cas de certains d’entre eux.

Quand Blaine le Mono fendit la nuit là-haut comme une balle propulsée dans le canon d’un revolver, sur son passage, des fenêtres se brisèrent, de la poussière s’éparpilla et plusieurs crânes se désintégrèrent telles d’antiques poteries. À l’extérieur, un cyclone de poussière radioactive balaya brièvement la rue et sa colonne spiralée ne fit qu’une bouchée de la barre d’attache des chevaux devant le restaurant Aux Bœuf & Porc Élégants. Sur la place, la Fontaine de Candleton se fendit en deux, crachant non plus de l’eau, mais du sable, des serpents, des scorpions mutés et quelques-uns de ces scarabées-tortues se trimballant à l’aveuglette.

Puis le bolide qui avait foncé au-dessus de Candleton disparut comme il était venu et la ville retourna à l’inactivité croulante qui lui tenait lieu de vie de substitution depuis deux bons siècles et demi… si ce n’est que le bang supersonique lançant à retardement son coup de tonnerre au-dessus de la ville pour la première fois depuis sept ans causa suffisamment de vibrations pour faire s’écrouler le magasin général non loin de la fontaine. Le robot de police tenta de prononcer un avertissement final : « Risque d’éléva… » avant de rendre une bonne fois les armes dans son coin, comme un enfant mis au piquet.

À deux ou trois cents roues de Candleton, le long du Sentier du Rayon, le taux de radiation et la concentration de DEP3 dans le sol diminuaient rapidement. À partir de là, la voie du monorail s’élevait à moins de trois mètres au-dessus de terre ; c’est là qu’une biche, à l’allure presque normale, quitta gracieusement le couvert des pins pour aller se désaltérer dans un ruisseau dont l’eau était aux trois quarts assainie.

Mais, à y regarder de plus près, cette biche n’était pas d’une normalité à toute épreuve — un moignon de cinquième patte lui pendouillait comme un trayon du bas-ventre, ballottant mollement de-ci de-là au gré de ses déplacements, et un troisième œil aveugle ouvrait sa taie laiteuse sur le côté gauche de son museau. Elle était néanmoins féconde, car son ADN n’était pas des plus chamboulés pour une mutée de la douzième génération. En six ans d’existence, elle avait donné naissance à trois rejetons. Deux de ses faons, non contents d’être viables, étaient parfaitement normaux — du bétail de bon aloi, aurait dit Tantine Talitha de River Crossing. Le troisième, une abomination braillarde dépourvue de peau, avait été achevé rapidement par sa génitrice.

Le monde — du moins dans cette partie-là — avait commencé à se régénérer de lui-même.

La biche, trempant son museau dans l’eau, se mit à boire puis releva la tête, les babines ruisselantes, ses grands yeux en alerte. Elle venait d’entendre au loin un sourd bourdonnement. Un instant plus tard, il s’accompagna d’un flash lumineux, bref comme un battement de cils. Malgré l’extrême rapidité de ses réflexes et le relatif éloignement de l’éclair dans le paysage désolé quand elle l’aperçut, elle n’avait aucune chance d’en réchapper. Avant même d’avoir pu mobiliser ses muscles, la lointaine étincelle était devenue l’éclat fulgurant d’un œil de carnassier dont le flamboiement inonda le ruisseau et la clairière. À cela s’ajoutait le vrombissement à rendre fou des turbines à transmission lente de Blaine, lancées à plein régime. Il y eut une roseur floutée au-dessus de la poutre de béton qui supportait le rail ; un panache de poussière, de pierres, de petits animaux démembrés et de tourbillonnants feuillages l’escortaient. La biche fut tuée sur le coup et sous le choc du passage de Blaine. Trop volumineuse pour être aspirée par le monorail, elle n’en fut pas moins déportée d’une centaine de mètres, l’eau dégouttant toujours de son museau et de ses sabots. Son arrière-train et sa cinquième patte, arrachés comme un vêtement mis au rebut, suivirent Blaine dans son sillage.

Il y eut un bref silence, aussi fragile qu’une peau neuve ou que la pellicule de glace précoce d’un étang au Terme de l’Année. Puis le bang supersonique se répercuta après coup comme une créature arrivant bruyamment en retard à un festin de mariage, déchirant le silence, frappant net en plein vol un oiseau mutant — un corbeau peut-être bien. L’oiseau tomba comme une pierre dans le ruisseau, avec une seule éclaboussure.

Un œil rouge allait déjà s’amenuisant au loin : les feux arrière de Blaine.

Dans le ciel, tout là-haut, la pleine lune sortit de derrière la trame des nuages, badigeonnant la clairière et le ruisseau d’un clinquant de bijoux mis au clou. La face de la lune n’avait rien pour attirer le regard des amoureux. Elle avait l’aspect hâve d’une tête de mort, proche parente de celles de l’Hôtel des Voyageurs de Candleton, et toisait avec l’amusement d’un aliéné ceux qui se démenaient en bas pour survivre tant bien que mal. À Gilead, avant que le monde n’ait changé, on appelait la pleine lune du Terme de l’Année, la Lune du Démon et on jugeait que la regarder en face portait malheur.

À présent, toutefois, ça n’avait plus d’importance. Des démons, il y en avait partout.

2

Susannah, en regardant la carte-itinéraire, vit que le point vert qui indiquait leur position était à présent à mi-chemin entre Candleton et Rilea, prochain arrêt de Blaine. Mais qui descend donc là ? songea-t-elle.

Laissant la carte de côté, elle se tourna vers Eddie, qui fixait toujours le plafond du Compartiment de la Baronnie. Épousant son regard, elle aperçut un carré qui ne pouvait être qu’une trappe (sauf qu’à bord d’une merde futuriste comme un train parlant, on était sans doute censé appeler ça un sas ou un truc encore plus cool). À sa surface, un dessin rouge imprimé au pochoir représentait un homme empruntant cette issue. Susannah s’imagina — tenta du moins — suivre cette instruction et passer la tête au-dehors à plus de 1 280 kilomètres à l’heure. Elle eut la vision brève, mais très claire, d’une tête de femme fauchée comme une fleur sur sa tige, tête filant à rebours sur toute la longueur du Compartiment de la Baronnie et, après peut-être un seul et unique rebond, disparaissant dans le noir, les yeux fixes et les cheveux ondoyants.

Elle repoussa très vite cette image. Le panneau était certainement verrouillé, de toute façon. Blaine le Mono n’avait aucune intention de les relâcher. Il leur faudrait conquérir leur droit de sortie de haute lutte et d’après Susannah, c’était loin d’être dans la poche, même s’ils se débrouillaient pour coller Blaine aux devinettes.

Navrée de te dire ça, ma jolie, mais tu raisonnes comme une enculée de Blanche à la con, lui dit une voix intérieure, qui n’était plus tout à fait celle de Detta Walker. Je me fierais pas à ton cul à roulettes. T’as tendance à être plus dangereuse quand tu déprimes qu’avec la croix d’honneur épinglée à tes banques de données.

Jake tendit son bouquin de devinettes en lambeaux au Pistolero, comme s’il ne voulait plus assumer la responsabilité d’en être porteur. Susannah devinait ce que le gosse devait ressentir ; le fil de leurs vies pourrait bien tenir entre ces pages salies d’avoir été trop feuilletées. Elle n’était pas sûre qu’elle-même aurait accepté d’endosser une telle responsabilité.

— Roland ! chuchota Jake. Tu veux bien prendre ça ?

Ça ! dit Ote, lançant un coup d’œil menaçant au Pistolero. « Olan-dre-ça ! »

Le bafouilleux planta ses dents dans le livre et l’ôtant des mains de Jake, étira son cou d’une longueur disproportionnée vers Roland pour mieux lui présenter l’exemplaire de Tradéridéra, Devine-moi ! Remue-méninges et énigmes de 7 à 77 ans.

Roland l’examina un instant, d’un air distant et préoccupé, avant de le refuser d’un signe de tête.

— Le moment n’est pas encore venu.

Son regard se tourna vers la carte-itinéraire. Blaine étant dépourvu de visage, elle leur servait de point de référence. Le point vert clignotait tout près de Rilea maintenant.

Susannah se demanda brièvement à quoi ressemblait le paysage qu’ils traversaient avant de décider qu’elle préférait ne pas le savoir. Pas après ce qu’ils avaient vu en quittant la cité de Lud.

— Blaine ! appela Roland.

— OUI.

— Tu peux t’absenter ? Il faut qu’on se consulte.

T’es complètement barje si tu crois qu’il va accepter ça, se dit Susannah. Mais la réponse de Blaine ne se fit pas attendre.

— OUI, PISTOLERO. JE VAIS DÉSACTIVER TOUS MES DÉTECTEURS DANS LE COMPARTIMENT DE LA BARONNIE. QUAND VOUS AUREZ FINI DE VOUS CONSULTER ET QUE VOUS SEREZ PRÊTS À JOUER AUX DEVINETTES, JE REVIENDRAI.

— Ouais, tu parles, Charles, bougonna Eddie.

— QU’AS-TU DIT, EDDIE DE NEW YORK ?

— Rien, je me parlais à moi-même, c’est tout.

— POUR M’APPELER, IL SUFFIT QUE VOUS TOUCHIEZ DU DOIGT LA CARTE-ITINÉRAIRE, dit Blaine. TANT QU’ELLE EST ROUGE, MES DÉTECTEURS SONT DÉSACTIVÉS. À TOUTE, MA CHOUTE. À PLUS, MA PUCE. OUBLIE PAS DE M’ÉCRIRE.

Une pause. Puis :

— HUILE D’OLIVE, MAIS PAS DE CASTOR.

À l’avant de la cabine, le rectangle de la carte-itinéraire vira soudain à un rouge si éblouissant que Susannah dut plisser les yeux pour pouvoir la fixer.

— Huile d’olive, mais pas de castor ? demanda Jake. Sapristi, ça veut dire quoi ?

— Aucune importance, répondit Roland. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Le monorail fonce toujours vers son terminus, que Blaine soit ou non avec nous.

— Tu crois quand même pas qu’il est parti, hein ? fit Eddie. Un petit futé comme lui ? Déconne pas, sois réaliste. Il nous a à l’œil, je te le garantis.

— J’en doute fort, répliqua Roland, (et Susannah, sur ce point-là du moins, était d’accord avec lui). Tu as entendu comme il était excité à l’idée de rejouer aux devinettes après toutes ces années. Et puis…

— Il a une énorme confiance en lui, ajouta Susannah. Il ne s’attend pas qu’on lui donne beaucoup de fil à retordre.

— Et on lui en donnera ? demanda Jake au Pistolero. Du fil à retordre, j’veux dire ?

— Je n’en sais rien, répondit Roland. J’ai pas un Surveille-Moi caché dans ma manche, si c’est ce que tu veux savoir. On va jouer à la loyale… mais, du moins, à un jeu auquel j’ai déjà joué. On y a déjà tous joué, du moins jusqu’à un certain point. Et puis, il y a ça.

Il désigna de la tête le livre que Jake avait repris à Ote.

— Il y a des forces énormes au travail ici, et elles ne conspirent pas toutes pour nous tenir éloignés de la Tour.

Susannah l’entendait bien, mais c’était à Blaine qu’elle pensait — Blaine qui les avait laissés entre eux : comme à cache-cache, celui qui s’y colle se masque docilement les yeux tandis que ses camarades se dissimulent. Et étaient-ils autre chose que les camarades de jeu de Blaine ? Cette idée était encore pire que de s’être imaginée sortir par le sas et avoir la tête arrachée.

— Alors qu’est-ce qu’on fait ? demanda Eddie. Tu dois avoir une idée sinon tu ne l’aurais pas éloigné.

— Sa grande intelligence — couplée avec une longue période d’isolement et d’inactivité forcée — ont pu se combiner pour l’humaniser plus qu’il ne pense. C’est ce que j’espère, en tout cas. Il nous faut d’abord établir une sorte de territoire géographique, délimiter ses zones de faiblesse et ses zones de force, là où il est sûr de son jeu et là où il ne l’est pas. Les devinettes ne sont pas seulement fonction de l’habileté de celui qui les pose, loin de là. Elles sont aussi fonction des taches aveugles de celui qui doit les résoudre.

— Et il a des taches aveugles ? demanda Eddie.

— S’il n’en a pas, répondit calmement Roland, nous mourrons dans ce train.

— J’adore ta façon de nous tranquilliser, remarqua Eddie, pince-sans-rire, ça fait partie de tes nombreux charmes.

— On lui posera quatre devinettes pour commencer, dit Roland. Facile, moins facile, légèrement difficile, très difficile. Il répondra aux quatre, j’en suis persuadé. Mais nous, nous écouterons comment il y répond.

Eddie acquiesça et Susannah entrevit, malgré elle, une faible lueur d’espoir. Ça avait l’air d’une bonne approche du problème.

— Puis nous le renverrons encore une fois et nous palabrerons, poursuivit le Pistolero. Peut-être aurons-nous alors une petite idée de la direction dans laquelle pousser nos montures. Ces premières devinettes peuvent venir de n’importe où, mais…

Il désigna le livre d’un signe de tête empreint de gravité.

— … si l’on se fie à l’histoire de Jake dans la librairie, la réponse qu’il nous faut doit nécessairement figurer là-dedans, pas dans les devinettes des jours de fête dont je me souviens. Elle doit figurer là-dedans.

— La question, fit Susannah.

Roland la regarda, le sourcil en point d’interrogation au-dessus de ses yeux délavés, l’air dangereux.

— C’est une question qu’on cherche, pas une réponse, précisa-t-elle. Cette fois, ce sont les réponses qui sont susceptibles de causer notre mort.

Le Pistolero l’approuva du chef. Il avait l’air perplexe — frustré même — et Susannah n’aimait pas lui voir cette expression. Mais quand Jake lui retendit le livre, Roland accepta de le prendre. Il le tint un moment (sa couverture d’un rouge passé, mais gai néanmoins, faisait un drôle d’effet entre ses grandes mains tannées par le soleil… en particulier la droite avec ses deux doigts manquants), puis le passa à Eddie.

— À toi, la plus facile, dit Roland à l’adresse de Susannah.

— Peut-être, répliqua-t-elle, avec un léger sourire. Mais ce n’est pas très poli de dire ça à une dame, Roland.

Ce dernier se tourna vers Jake.

— Tu passeras en deuxième, pour celle un peu moins facile. Moi je viendrai en troisième, et toi, Eddie, en dernier. Tu en choisiras une dans le livre qui te paraîtra plutôt dure…

— Les plus dures sont à la fin, l’informa Jake.

— … mais pas de bêtises de ton cru, s’il te plaît. Il s’agit d’une question de vie ou de mort. Le temps de dire des bêtises est passé.

Eddie regarda Roland — le vieux, grand et moche qui avait commis Dieu sait combien de mochetés pour atteindre sa Tour —, se demandant s’il avait une petite idée du mal que ça lui faisait, cette simple réprimande de ne pas se comporter comme un gosse, de ne pas lancer de vannes en rigolant, maintenant que leurs vies étaient en jeu.

Il ouvrit la bouche, prêt à en balancer une — spéciale Eddie Dean, un truc marrant et cinglant à la fois, le genre de vanne qui avait le chic pour rendre mûr son frère Henry —, mais se ravisa. Peut-être que le vieux, grand et moche avait raison ; peut-être qu’il était temps de ranger ses craques de sale gamin au placard. Peut-être qu’il était temps pour lui de grandir.

3

Au bout de cinq minutes supplémentaires de consultation à voix basse et après qu’Eddie et Susannah eurent feuilleté rapidement Tradéridéra, Devine-moi ! (Jake savait déjà celle qu’il voulait soumettre à Blaine en premier, avait-il annoncé), Roland se rendit à l’avant du Compartiment de la Baronnie et posa sa main sur le rectangle au rougeoiement aveuglant. La carte-itinéraire réapparut aussitôt. Bien qu’ils n’aient plus aucune sensation de mouvement avec le compartiment fermé, le point vert était plus proche de Rilea que jamais.

— EH BIEN, ROLAND, FILS DE STEVEN !

Eddie trouva le ton de Blaine plus que jovial ; ce dernier semblait à deux doigts de l’hilarité.

— VOTRE KA-TET EST-IL PRÊT À COMMENCER ?

— Oui. C’est Susannah de New York qui livrera le premier round.

Puis, se tournant vers elle, il baissa la voix (un peu en vain estima-t-elle, si Blaine avait vraiment envie d’entendre ce qu’il lui disait) et lui glissa :

— Tu n’auras pas besoin de t’avancer comme nous trois, à cause de tes jambes, mais il suffira que tu parles haut et clair en l’appelant par son nom chaque fois que tu t’adresseras à lui. Si, ou plutôt quand il répondra correctement à ta devinette, tu lui diras « Grand merci, sai Blaine, bien répondu ». Alors Jake s’avancera dans la travée centrale et prendra son tour. D’accord ?

— Et s’il ne la pigeait pas ou ne devinait pas du tout ?

Roland eut un sourire sinistre.

— Je pense que c’est une chose dont nous n’avons pas à nous préoccuper pour l’instant.

Il reprit à voix haute.

— Blaine ?

— OUI, PISTOLERO.

Roland prit une profonde inspiration.

— On commence.

— EXCELLENT !

Roland fit signe à Susannah. Eddie lui pressa la main ; Jake lui tapota l’autre. Ote la contemplait avec ravissement de ses yeux cerclés d’or.

Susannah leur adressa un sourire nerveux, puis leva les yeux vers la carte-itinéraire.

— Salut, Blaine.

— ÇA BOUME, SUSANNAH DE NEW YORK ?

Son cœur battait la chamade, la sueur lui ruisselait de sous les aisselles et elle redécouvrait cette vérité qui datait pour elle du CP : c’était dur de commencer. C’était dur de se lever devant le reste de la classe et d’être la première à chanter, à dire une blague, ou à raconter comment s’étaient passées vos grandes vacances… ou encore à poser une devinette, tant qu’on y était. Celle sur laquelle elle avait fixé son choix était tirée de la composition d’anglais dingo de Jake Chambers, qui l’avait récitée presque mot pour mot à ses compagnons au cours de leur longue palabre, après avoir quitté les vieillards de River Crossing. Cet essai, intitulé Qu’est-ce que la vérité ? comportait deux devinettes : Eddie en avait déjà posé une à Blaine.

— OH ! SUSANNAH, MA PETITE COW-GIRL, TU ES LÀ ?

Il se montrait taquin à nouveau, mais d’une taquinerie bonhomme, cette fois. D’une bonhomie joviale. Blaine pouvait se montrer charmant quand il obtenait ce qu’il voulait. Comme certains enfants gâtés de sa connaissance.

— Oui, Blaine. Et voici ma devinette : qu’est-ce qui a quatre roues et un million d’ailes ?

Il y eut un drôle de cliquetis comme si Blaine imitait un claquement de langue contre le palais. Une brève pause suivit. Quand Blaine donna sa réponse, sa voix avait quasiment perdu toute sa jovialité.

— UN TOMBEREAU D’ORDURES GROUILLANT DE MOUCHES, ÉVIDEMMENT. C’EST ENFANTIN. SI VOS AUTRES DEVINETTES NE SONT PAS MEILLEURES, JE VAIS REGRETTER AMÈREMENT D’AVOIR ÉPARGNÉ VOS VIES NE SERAIT-CE QUE BRIÈVEMENT.

La carte-itinéraire lança des éclairs, elle n’était plus rouge à présent, mais rose pâle.

— Ne le faites pas enrager, supplia la voix de Petit Blaine.

Chaque fois qu’il parlait, Susannah s’imaginait un petit bonhomme chauve transpirant qui se protégeait le visage au moindre mouvement qu’il osait. Si la voix de Grand Blaine provenait de partout (comme la voix de Dieu dans un film de Cecil B. De Mille, se dit Susannah), celle de Petit Blaine n’avait qu’une seule et unique source : le haut-parleur juste au-dessus de leurs têtes.

— Ne le mettez pas en colère, je vous en prie, les amis ; le mono est déjà dans le rouge, question vitesse, et les compensateurs de voie ont du mal à suivre. L’état du rail s’est terriblement dégradé depuis la dernière fois que nous sommes passés par ici.

Susannah — qui, à son époque, avait eu plus que son content de cahots dans les trolleys et les rames de métro — ne sentait aucune différence : pas plus d’à-coups que lorsqu’ils avaient quitté le Berceau de Lud. Mais elle n’en crut pas moins Petit Blaine. Elle pressentait que la première secousse dont ils seraient conscients serait aussi la dernière.

Roland lui donna un coup de coude, la rappelant à la situation présente.

— Grand merci, sai, dit-elle, puis, après un temps, se tapota rapidement la gorge à trois reprises de la main droite. Elle avait vu Roland faire la même chose quand il s’était adressé à Tantine Talitha pour la première fois.

— MERCI DE TA COURTOISIE.

Blaine avait à nouveau l’air de s’amuser. Et Susannah estima que c’était une bonne chose, même si c’était à leurs dépens.

— CEPENDANT, JE NE SUIS PAS DU SEXE FÉMININ. DANS LA MESURE OÙ JE SUIS SEXUÉ, JE SUIS DE SEXE MASCULIN. Susannah regarda Roland, éberluée.

— Main gauche pour les hommes, dit-il. Et sur le sternum. Il lui en fit la démonstration.

— Oh !

Roland se tourna vers Jake. Le garçon se leva, posa Ote sur son siège (peine perdue, car Ote sauta immédiatement à terre et suivit Jake dans l’allée centrale, où il fit face à la carte-itinéraire) et concentra son attention sur Blaine.

— Salut, Blaine, ici Jake. Tu sais bien, le fils d’Elmer.

— POSE TA DEVINETTE.

— Qui va son cours, mais ne marche point, Qui a une bouche, mais ne dit rien, Qui a un lit, mais n’y dort point, Qui a des bras, mais pas de mains ?

— PAS MAL ! IL FAUT ESPÉRER QUE SUSANNAH EN PRENDRA DE LA GRAINE ET SUIVRA TON EXEMPLE, JAKE, FILS D’ELMER. LA RÉPONSE DOIT PARAÎTRE ÉVIDENTE À TOUT ÊTRE DOUÉ D’UN BRIN D’INTELLIGENCE, MAIS C’EST NÉANMOINS UNE TENTATIVE MÉRITOIRE. LA RÉPONSE, C’EST UN FLEUVE.

— Grand merci, sai Blaine, tu as bien répondu.

Il se tapota trois fois le sternum des doigts joints de sa main gauche, puis alla se rasseoir. Susannah l’entoura de son bras et le serra contre elle brièvement. Jake lui jeta un regard reconnaissant.

Ce fut au tour de Roland de se lever.

— Aile, Blaine, dit-il.

— AILE, PISTOLERO.

Une fois de plus, Blaine parut amusé… par le salut, peut-être. Que Susannah entendait pour la première fois. Heil qui ? s’interrogea-t-elle. Hitler venait automatiquement à l’esprit et ça la fit se souvenir de l’avion abattu qu’ils avaient trouvé en dehors de Lud. Un Focke-Wulf, avait déclaré Jake. Si là-dessus elle ne se prononçait pas, elle savait en revanche que l’écumeur qu’ils y avaient découvert était plus que mort, puisqu’il ne puait même plus.

— POSE TA DEVINETTE, ROLAND, ET QU’ELLE SOIT BELLE ET BONNE.

— Je ferai bel et bien de mon mieux, Blaine. En tout cas, la voilà : Qui a quatre pattes le matin, deux l’après-midi et trois quand la nuit vient ?

— EN VOILÀ UNE EN EFFET QUI EST BELLE ET BONNE, admit Blaine. SIMPLE, MAIS NÉANMOINS BELLE ET BONNE. LA RÉPONSE EST UN HOMME. IL SE TRAÎNE À QUATRE PATTES QUAND IL EST BÉBÉ, MARCHE SUR SES DEUX JAMBES UNE FOIS ADULTE, ET S’AIDE D’UNE CANNE DANS SA VIEILLESSE.

La voix de Blaine trahissait la suffisance et Susannah prit soudain conscience de ce fait, médiocrement intéressant : elle exécrait cette chose meurtrière et contente d’elle-même. Machine ou pas, sexué ou pas, elle exécrait Blaine. Elle l’aurait exécré de toute façon, même s’il ne les avait pas forcés à jouer leurs vies dans ce stupide concours de devinettes.

Roland, cependant, ne parut pas décontenancé le moins du monde.

— Grand merci, sai Blaine, tu as donné la bonne réponse. Il se rassit sans se frapper le sternum et lança un regard à Eddie. Ce dernier se leva et s’avança dans la travée.

— Alors qu’est-ce que tu glandes, mec ? Blaine ? demanda-t-il.

Roland se crispa, faisant non de la tête. Puis il se dissimula les yeux de sa main mutilée. Silence de la part de Blaine.

— Blaine, y es-tu ?

— OUI, MAIS JE NE SUIS PAS D’HUMEUR FRIVOLE, EDDIE DE NEW YORK. POSE TA DEVINETTE. JE SOUPÇONNE QU’ELLE SERA DIFFICILE MALGRÉ TES AIRS AFFICHÉS D’ÉCERVELÉ. IL ME TARDE DE L’ENTENDRE.

Eddie jeta un coup d’œil à Roland qui, d’un signe de la main, lui enjoignit : Vas-y, au nom de ton père, lance-toi ! Puis il fit face à nouveau à la carte-itinéraire, où le clignotant vert venait de dépasser le point marqué Rilea. Susannah s’aperçut qu’Eddie soupçonnait ce qu’elle-même ne savait que trop : Blaine avait compris qu’ils testaient ses capacités en lui proposant un éventail de devinettes. Blaine était au courant… et s’en réjouissait.

Susannah, le cœur serré, prit conscience que tout espoir de trouver rapidement et facilement une issue à cette situation était perdu.

4

— Bon, fit Eddie, je ne sais pas si tu la trouveras difficile, mais à moi elle m’a paru dure, dure.

D’autant qu’il ne connaissait pas la réponse, puisque les pages de cette partie de Tradéridéra, Devine-moi ! étaient arrachées. Mais, d’après lui, ça ne faisait aucune différence ; l’obligation de connaître les réponses ne faisait pas partie des règles de base.

— JE T’ÉCOUTE ET JE TE RÉPONDRAI.

— À peine parlé déjà brisé, qu’est-ce que c’est ?

— LE SILENCE. QUELQUE CHOSE DONT TU N’AS QU’UNE FAIBLE IDÉE, EDDIE DE NEW YORK, dit Blaine tout à trac.

Eddie sentit une pointe de découragement. Inutile de consulter les autres ; la réponse semblait aller de soi. Et qu’elle lui soit renvoyée aussi vite, c’était vraiment galère. Eddie ne l’aurait jamais avoué, mais il avait nourri secrètement l’espoir — la quasi-certitude — de battre Blaine avec une seule devinette, échec et mat, si bien que « tous les chevaux du roi et tous les hommes du roi n’auraient jamais pu remettre Blaine tout droit[1] ». Cette certitude secrète était la même, supposait-il, que celle qu’il nourrissait chaque fois qu’il prenait les dés en main lors d’une partie de craps dans le tripot d’un grugeur notoire, ou encore chaque fois qu’il lui fallait tirer dix-sept au black-jack. Ce sentiment qu’on ne peut pas se planter parce qu’on est soi, le meilleur, le seul et l’unique.

— Ouais, fit-il en soupirant. Le silence, un truc dont je sais pas grand-chose. Grand merci, sai Blaine, tu as dit vrai.

— J’ESPÈRE QUE TU AS DÉCOUVERT QUELQUE CHOSE DONT TU TIRERAS PROFIT.

Eddie le traita in petto de menteur mécanique de merde. La voix de Blaine avait retrouvé son ton suffisant ; qu’une machine puisse déployer un tel échantillonnage d’émotions éveilla en Eddie un intérêt fugitif. Les Grands Anciens le lui avaient-ils incorporé lors de sa construction ou bien Blaine s’était-il doté lui-même de cet arc-en-ciel émotionnel à un certain stade ? Une petite gâterie dipolaire pour oublier la longueur des décennies et des siècles.

— VOULEZ-VOUS QUE JE ME RETIRE À NOUVEAU AFIN QUE VOUS PUISSIEZ VOUS CONSULTER ?

— Oui, dit Roland.

La carte-itinéraire vira à un rouge éblouissant. Eddie se retourna vers le Pistolero. Roland eut beau reprendre rapidement contenance, Eddie eut le temps de surprendre une horrible lueur de totale désespérance dans ses yeux. Eddie ne lui avait jamais connu un regard pareil jusque-là, pas même quand Roland se mourait suite aux morsures des homarstruosités, pas même quand Eddie avait braqué son propre revolver de pistolero sur lui ni même quand le hideux Gasher avait capturé Jake et disparu avec lui dans Lud.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Jake. On repart tous les quatre pour un tour ?

— Je crois que cela ne nous mènerait pas bien loin, dit Roland. Blaine doit connaître des milliers de devinettes — peut-être même des millions — et ça c’est très mauvais pour nous. Pire encore, le pire de tout, il comprend comment on fait pour deviner… la partie du cerveau qu’il faut utiliser à la fois pour créer des devinettes et les résoudre.

Il se tourna vers Eddie et Susannah, qui s’étaient rassis dans les bras l’un de l’autre.

— Je me trompe ? leur demanda-t-il. Vous êtes bien d’accord ?

— Oui, dit Susannah.

Eddie approuva du chef à contrecœur. Il ne voulait pas en convenir, et pourtant… il y vint.

— Alors ? fit Jake. On fait quoi, Roland ? Je veux dire, il doit bien exister un moyen pour nous tirer de là… non ?

Eddie exhorta Roland mentalement : Mens-lui, salopard.

Roland, captant peut-être sa pensée, fit de son mieux. Il passa sa main amputée dans les cheveux de Jake qu’il ébouriffa.

— Je crois qu’il existe toujours une issue, Jake. Le seul problème, c’est de savoir si nous aurons ou non le temps de trouver la bonne devinette. Il nous a dit qu’il mettait un peu moins de neuf heures pour accomplir son parcours…

— Huit heures quarante-cinq minutes, précisa Jake.

— … ce qui ne nous laisse pas beaucoup de marge. Cela fait déjà presque une heure que nous roulons…

— Et si la carte est exacte, nous sommes à mi-chemin de Topeka, ajouta Susannah, d’une voix tendue. Et peut-être que notre pote mécanique nous a menti sur la durée du parcours. Histoire de couvrir un peu ses enjeux.

— Ça se pourrait, tomba d’accord Roland.

— Alors qu’est-ce qu’on fait ? répéta Jake.

Roland inspira profondément et retint son souffle avant d’expirer à nouveau.

— À partir de maintenant, moi seul vais lui poser des devinettes, si vous voulez bien. Je lui poserai les plus difficiles dont je me souvienne des jours de fête de ma jeunesse. Puis, Jake, quand nous serons sur le point de… si nous approchons de Topeka toujours à la même vitesse et sans avoir collé Blaine, je crois que tu devras lui poser les toutes dernières devinettes de ton livre, les plus dures.

Il se frotta la joue avec un affolement certain et regarda la sculpture de glace. Ce rendu réfrigérant de son apparence était maintenant méconnaissable, sa masse ayant fondu.

— Je continue à penser que la réponse doit se trouver dans le livre. Pourquoi sinon aurais-tu été mené jusqu’à lui avant de revenir dans ce monde-ci ?

— Et nous ? demanda Susannah. On fait quoi, Eddie et moi ?

— Réfléchissez, dit Roland. Réfléchissez, au nom de vos pères.

— Je ne tire pas avec ma main, dit Eddie.

Il se sentit soudain très loin, comme absent à lui-même. Il avait éprouvé la même chose quand il avait vu pour la première fois la fronde puis la clé dans des morceaux de bois qui n’attendaient que lui pour les libérer en les sculptant… et à la fois, ce n’était pas du tout le même sentiment.

Roland le regarda bizarrement.

— Oui, Eddie, tu dis vrai. Un pistolero tire avec sa tête. À quoi tu penses ?

— À rien.

Il aurait pu en dire plus, mais tout à coup, une image étrange — un souvenir étrange — s’interposa : Roland, accroupi près de Jake, lors de l’une de leurs haltes sur la route de Lud. Tous deux face à un feu de camp non allumé. Roland donnant une fois encore une de ses sempiternelles leçons. Le tour de Jake était venu. Jake qui avec le silex et l’acier tâchait d’activer la flamme. Étincelles après étincelles jaillissaient puis mouraient dans le noir. Et Roland l’avait traité de bêta. Avait dit qu’il n’était rien d’autre… ben… qu’un gros… bêta.

— Non, fit Eddie. Il n’a pas du tout dit ça. En tout cas, pas au gosse, non.

— Eddie ? s’inquiéta Susannah, presque avec effroi.

Ben, pourquoi tu lui demandes pas à lui ce qu’il a dit, frangin ?

C’était la voix d’Henry, la voix du Grand Sage & Éminent Junkie. Ça faisait une paye. Demande-lui, il est pratiquement assis à côté de toi, vas-y, demande-lui ce qu’il a dit. Arrête de tourner autour du pot comme un niard qui a chié dans ses Pampers.

Sauf que c’était une mauvaise idée, parce que les choses ne se passaient pas comme ça dans le monde de Roland. Dans son monde à lui, Roland, tout procédait par devinettes, on ne tirait pas avec sa main mais avec sa tête, sa putain de tête. Et qu’est-ce qu’on dit à quelqu’un qui ne réussit pas à faire flamboyer une étincelle ? Plus près ton silex, c’était, bien sûr, ce que Roland avait dit : Plus près ton silex et tiens-le d’une main ferme.

Sauf que ça ne concernait en rien leur sujet. Ç’en était proche, évidemment, mais proche, ça compte que si c’est dans la poche, comme avait coutume de dire Henry Dean avant de devenir le Grand Sage & Éminent Junkie. La mémoire d’Eddie faisait des embardées, en partie parce que Roland l’avait plongé dans l’embarras… lui avait fait honte… avait lancé une vanne à ses dépens…

Probablement pas à dessein, mais il y avait eu… quelque chose. Quelque chose qui l’avait renvoyé à l’effet que lui faisait toujours Henry, évidemment que c’était ça, qu’est-ce qu’Henry viendrait faire ici, après une aussi longue absence ?

Tous le regardaient, à présent. Même Ote.

— Va donc, dit-il à Roland, avec une légère aigreur. Tu voulais qu’on réfléchisse, eh bien, on a déjà commencé.

Pour sa part, il pensait si fort

(je tire avec ma tête)

que sa matière grise lui semblait en feu, mais il n’allait pas dire une chose pareille au vieux, grand et moche.

— Va donc poser des devinettes à Blaine. Assume ton rôle.

— Comme tu voudras, Eddie.

Roland se leva de son siège, s’avança et posa sa main sur le rectangle écarlate. La carte-itinéraire réapparut aussitôt. Le clignotant vert s’était encore éloigné de Rilea, mais il était clair pour Eddie que le monorail avait ralenti de façon significative, soit obéissant à un programme préétabli, soit parce que Blaine voulait faire durer le plaisir.

— TON KA-TET EST PRÊT À CONTINUER LES DEVINETTES DE NOTRE JOUR DE FÊTE, ROLAND, FILS DE STEVEN ?

— Oui, Blaine, dit Roland et, aux oreilles d’Eddie, sa voix parut monocorde. À présent, moi seul vais t’en poser pendant quelque temps. Si tu n’y vois pas d’objection.

— EN TANT QUE DINH ET PÈRE DE TON KA-TET, TU EN AS PARFAITEMENT LE DROIT. TU VAS ME POSER DES DEVINETTES DE JOUR DE FÊTE ?

— Oui.

— BIEN.

Il y avait une satisfaction répugnante dans le ton de cette voix.

— JE VEUX BIEN EN ENTENDRE DE NOUVELLES.

— Très bien.

Roland inspira profondément, puis se lança.

— Tu me donnes à manger, je vis. Tu me donnes à boire, je péris. Qui suis-je ?

— LE FEU.

Aucune hésitation. Rien que cette suffisance insupportable. Un ton qui disait : C’était déjà une vieillerie pour moi du temps que ta grand-mère était jeune fille, mais tente à nouveau ta chance ! Ça fait des siècles que je me suis pas autant amusé, alors essaie encore.

— Devant le soleil, j’ai beau passer, aucune ombre ne fais. Qui suis-je, Blaine ?

— LE VENT.

Toujours pas d’hésitation.

— Tu as dit vrai, sai. Suivante. Aussi léger qu’une plume, nul homme ne peut me retenir des lunes et des lunes.

— SON PROPRE SOUFFLE.

Aucun temps d’hésitation.

Et pourtant, il a hésité, songea soudain Eddie. Jake et Susannah regardaient Roland, concentrés à mort, serrant les poings, désirant de toutes leurs forces qu’il pose la bonne devinette à Blaine, celle qui le collerait pour de bon, celle où se cachait cette putain de carte de Monopoly VOUS ÊTES LIBÉRÉ DE PRISON ; il ne fallait plus qu’Eddie les regarde — Suzie, surtout — s’il ne voulait pas se déconcentrer. Baissant les yeux, il constata que lui aussi serrait les poings et se força à mettre ses mains à plat sur les genoux. Il fut surpris par la difficulté qu’il rencontra à le faire. Pendant ce temps, il entendait Roland continuer à dévider les bonnes vieilles devinettes de l’âge d’or de sa jeunesse.

— Devine-moi un peu celle-là, Blaine : Si jamais tu me brises, je n’arrête pas de marcher. Si jamais tu me perces, ma tâche est terminée. Si jamais tu me lasses, tu devras me reconquérir avec un anneau peu après. Qui suis-je ?

Susannah retint sa respiration un instant et, bien qu’il gardât les yeux baissés, Eddie savait qu’elle pensait la même chose que lui : celle-là était bonne, vachement bonne, peut-être que…

— LE CŒUR, dit Blaine, sans une once d’hésitation. CETTE DEVINETTE S’APPUIE POUR UNE BONNE PART SUR DES MÉTAPHORES POÉTIQUES CHÈRES AUX HUMAINS. VOIR PAR EXEMPLE JOHN AVERY, SIRONIA HUNTZ, ON-DOLA, WILLIAM BLAKE, JAMES TATE, VERONICA MAYS ET CONSORTS. IL EST REMARQUABLE DE VOIR COMBIEN LE GENRE HUMAIN S’EMBARRASSE L’ESPRIT DE L’AMOUR. ET ÇA NE VARIE PAS D’UN NIVEAU DE LA TOUR À L’AUTRE, MÊME EN CES TEMPS DÉGÉNÉRÉS. CONTINUE, ROLAND DE GILEAD.

Susannah retrouva son souffle. Eddie dut lutter à nouveau pour ne pas serrer les poings. Plus près ton silex, au nom de ton père !

Et Blaine le Mono poursuivit sa course, en direction du sud-est, sous la Lune du Démon.

CHAPITRE 2 Les Chutes des Molosses

1

Jake n’avait aucun moyen de savoir si Blaine trouverait ou non difficiles les dix dernières devinettes de Tradéridéra, Devine-moi ! mais, à ses yeux, elles le paraissaient plutôt. Évidemment, se remémora-t-il, il n’avait rien à voir avec une machine pensante ayant à sa disposition une batterie d’ordinateurs couvrant la superficie d’une ville où puiser les réponses. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était aller de l’avant ; Dieu déteste les lâches, comme Eddie le répétait parfois. Si les dix dernières devinettes échouaient, il poserait celle qu’Aaron Deepneau attribuait à Samson (De celui qui mange est sorti ce qui se mange, etc.). Si celle-là faisait chou blanc aussi, probable qu’il… et merde, il ignorait ce qu’il ferait, ni même ce qu’il ressentirait. La vérité, c’est que je suis H.S., songea Jake.

Et pourquoi pas ? Ces huit dernières heures, il venait de passer par une gamme extraordinaire d’émotions multiples et variées. La terreur d’abord : celle provenant de la certitude que lui et Ote allaient être précipités du haut du pont suspendu dans le fleuve Send où ils connaîtraient une mort certaine ; puis celle d’être entraîné par Gasher dans ce labyrinthe de folie qu’était Lud et d’avoir à fixer l’Homme Tic-Tac et ses affreux yeux verts en tentant de répondre à ses questions sans réponse sur le temps, les Nazis et la nature des circuits à diodes. Être soumis aux questions de Tic-Tac avait tout eu du passage d’un examen de fin d’année en Enfer.

S’ajoutaient à cela la gaieté folle d’avoir été secouru par Roland (et par Ote ; sans Ote, il serait sans doute réduit à l’heure actuelle à l’état de toast), l’étonnement de tout ce qu’il avait vu sous la ville, son respect craintif devant la façon dont Susannah avait résolu la devinette-code du portillon d’accès au quai et leur sprint final démentiel pour monter à bord du monorail avant que Blaine ne libère les réserves de gaz paralysant stockées en dessous de Lud.

Après avoir survécu à tout ça, une sorte de sentiment de sécurité euphorisant s’était emparé de lui — bien sûr, Roland collerait Blaine, qui tiendrait parole et les déposerait sains et saufs au terminus (quel que soit le Topeka de ce monde). Alors ils trouveraient la Tour Sombre et feraient ce qu’ils étaient censés faire, quoi que ce fût, redresseraient ce qui devait l’être, répareraient ce qui devait l’être. Et ensuite ? Ils vivraient longtemps et auraient beaucoup… bien entendu. Comme dans les contes de fées.

Sauf que…

Ils partageaient les pensées les uns des autres, avait dit Roland ; partager le khef faisait partie de la signification du ka-tet. Et ce qui s’était insinué dans les pensées de Jake depuis que Roland s’était avancé dans l’allée centrale et qu’il s’était mis à poser à Blaine des devinettes du temps de son enfance, c’était un sentiment de fatalité. Le Pistolero n’était pas le seul à le lui communiquer ; Susannah émettait les mêmes ondes d’un bleu-noir sinistre. Eddie seul n’en dégageait pas, parce qu’il était quelque part ailleurs, perdu dans ses propres pensées. Ça pourrait se révéler une bonne chose, mais sans aucune garantie et…

… et Jake recommença à sentir la terreur le gagner. Pire encore, le désespoir s’y mêlait, celui d’une créature acculée peu à peu dans ses derniers retranchements par un adversaire implacable. Il triturait fiévreusement la fourrure d’Ote entre ses doigts et, baissant les yeux, il découvrit un truc stupéfiant : la main qu’Ote lui avait mordue pour éviter de tomber du pont ne lui faisait plus mal. Les marques de dents du bafouilleux étaient toujours visibles et il avait encore des croûtes dans la paume et au poignet, mais la main ne lui faisait plus mal. Il la fléchit avec précaution. Restait une lointaine et faible douleur, à peine un écho.

— Blaine, « Fermée, de bas en haut je vais. Plus fermée, de haut en bas ne vais. Qui suis-je ? »

— UNE OMBRELLE DANS UNE CHEMINÉE, répondit Blaine avec ce ton d’autosatisfaction joyeuse que Jake commençait lui aussi à ne plus supporter.

— Grand merci, sai Blaine, tu as donné une fois de plus la bonne réponse. La suivante…

— Roland ?

Le Pistolero tourna les yeux vers Jake et sa concentration parut s’alléger un brin. Il n’alla pas jusqu’à sourire, mais n’en était pas très loin et Jake en fut tout réjoui.

— Oui, Jake ?

— Ma main. Elle me faisait un mal du diable et c’est fini !

— MEUNCE ALEURS, dit Blaine, avec l’accent traînant de John Wayne. J’AI JAMAIS PU SUPPORTER DE VOIR UN CHIEN SOUFFRIR AVEC UNE PATTE ÉCRABOUILLÉE, ALORS UN GENTIL P’TIT COW-BOY COMME TOI ENCORE MOINS. J’AI GUÉRI TON BOBO.

— Comment t’as fait ? demanda Jake.

— REGARDE L’ACCOUDOIR DE TON SIÈGE.

Jake ne se le fit pas dire deux fois et distingua un faible entrelacs grillagé, qui lui évoqua le haut-parleur du poste à transistor qu’on lui avait offert pour ses sept ou huit ans.

— UN AUTRE AVANTAGE DES VOYAGES EN CLASSE BARONNIE, poursuivit Blaine du même ton suffisant.

Il traversa l’esprit de Jake que Blaine serait parfaitement à sa place à l’École Piper. Le premier crâne d’œuf dipolaire à transmission lente du monde.

— LE SCANOMANOGRAPHE OU LOUPE SPECTRALE EST UN APPAREIL DE RADIODIAGNOSTIC CAPABLE AUSSI D’ADMINISTRER LES PREMIERS SOINS, CE QUE JE VIENS DE FAIRE À TON BÉNÉFICE. C’EST EN OUTRE UN SYSTÈME DISTRIBUTEUR DE SUBSTANCES NUTRITIVES, UN DISPOSITIF D’ENREGISTREMENT DES ONDES CÉRÉBRALES, UN ANALYSEUR DE TENSION ET UN AMPLIFICATEUR D’ÉMOTIONS QUI PEUT NATURELLEMENT STIMULER LA SÉCRÉTION D’ENDORPHINES. LE SCANOMANO EST AUSSI CAPABLE DE PROVOQUER DES VISIONS ET DES HALLUCINATIONS TRÈS VRAISEMBLABLES. AIMERAIS-TU AVOIR TON PREMIER RAPPORT INTIME AVEC UNE CÉLÈBRE BOMBE SEXUELLE DE TON NIVEAU DE LA TOUR, JAKE DE NEW YORK ? MARILYN MONROE, RAQUEL WELCH, À MOINS QUE TU NE PRÉFÈRES JESSICA FLETCHER, PEUT-ÊTRE ?

Jake éclata de rire. Il avait beau penser que se moquer de Blaine pouvait être risqué, cette fois, il n’avait pas pu s’en empêcher.

— Jessica Fletcher n’existe pas, dit-il. C’est le nom d’un personnage d’une série télé. L’actrice s’appelle, hum, Angela Lansbury. En plus, elle ressemble à Mrs Shaw, notre gouvernante. Elle est gentille, mais enfin, elle a rien d’un… d’un canon, tu vois.

Long silence côté Blaine. Quand la voix de l’ordinateur se fit réentendre, une certaine froideur avait remplacé la jovialité « qu’est-ce qu’on s’éclate, hein ! » dans son ton.

— J’IMPLORE TON PARDON, JAKE DE NEW YORK. JE RETIRE AUSSI MA PROPOSITION CONCERNANT TON PREMIER RAPPORT SEXUEL.

Ça m’apprendra, songea Jake, qui dissimula un sourire derrière sa main. Puis il reprit à haute voix (empreinte de l’humilité adéquate, espéra-t-il) :

— C’est OK pour moi, Blaine. Je crois que je suis un petit peu jeune pour ça, de toute façon.

Susannah et Roland échangèrent un regard. Susannah ignorait tout de Jessica Fletcher — Arabesque ne passait pas encore à la télé de son quand. Mais elle avait saisi le sel de la situation, tout pareil ; Jake la vit de ses lèvres pleines former un mot silencieux à l’adresse du Pistolero, tel un message dans une bulle de savon :

Erreur.

Oui. Blaine avait fait une erreur. Mieux encore, Jake Chambers, un enfant de onze ans, l’avait relevée. Et si Blaine en avait commis une, il pouvait en commettre une autre. Peut-être tout espoir n’était-il pas perdu. Jake décida qu’il traiterait cette possibilité de la même manière que le graf de River Crossing et n’y tremperait que le bout des lèvres.

2

Roland fit un signe de tête imperceptible à Susannah, puis se tourna vers l’avant du compartiment, faisant mine de vouloir reprendre les devinettes. Avant même d’avoir pu ouvrir la bouche, Jake sentit son corps propulsé en avant. C’était marrant : si on ne sentait rien quand le monorail roulait à toute allure, la moindre décélération était décelable.

— VOICI QUELQUE CHOSE QU’IL FAUT VRAIMENT QUE VOUS VOYIEZ, dit Blaine, à nouveau guilleret.

Mais Jake ne s’y fiait pas. Il avait parfois entendu son père entamer des conversations téléphoniques sur ce ton-là (avec des subordonnés qui avaient MUM, Merdé Un Max, en règle générale) et à la fin Elmer Chambers, debout, plié sur son bureau comme par une crampe d’estomac, hurlait à pleins poumons, le visage rouge comme une tomate, et ses poches sous les yeux, violacées comme des aubergines.

— FAUT QUE JE M’ARRÊTE, DE TOUTE FAÇON, PARCE QUE JE DOIS ME METTRE SUR BATTERIES À CE STADE DU TRAJET ET ÇA SIGNIFIE QUE JE DOIS LES CHARGER, D’ABORD.

Le monorail s’arrêta dans une secousse imperceptible. Les parois perdirent à nouveau toute couleur jusqu’à devenir transparentes. Susannah hoqueta de frayeur et d’étonnement. Roland se déplaça sur sa gauche, tâtonnant le long de la paroi pour éviter de s’y cogner la tête, puis se pencha en avant, les mains posées sur les genoux, et ses yeux s’étrécirent. Ote se remit à aboyer. Seul Eddie parut rester insensible au panorama à couper le souffle que leur procurait le système de visualisation du Compartiment de la Baronnie. Il jeta un regard alentour, l’air préoccupé et les traits comme brouillés par la réflexion, puis baissa les yeux vers ses mains encore une fois. Jake lui jeta un coup d’œil intrigué, avant de contempler ce qui s’offrait à sa vue.

Ils se trouvaient à mi-chemin — et au-dessus — d’un vaste gouffre, semblant flotter dans une atmosphère chargée de poussière lunaire. Au-delà, Jake apercevait une large rivière aux eaux bouillonnantes. Rien à voir avec la Send, à moins que les rivières du monde de Roland ne puissent couler dans différentes directions à divers points de leurs cours (et Jake n’en savait pas assez sur l’Entre-Deux-Mondes pour écarter entièrement cette possibilité) ; en outre, cette rivière-là n’avait rien de paisible, n’était que fureur et rage, véritable torrent jaillissant des montagnes comme s’il voulait en découdre.

Un instant, Jake examina les arbres qui recouvraient les berges abruptes de la rivière et enregistra avec soulagement qu’ils avaient l’air tout à fait dans la norme — l’essence de pins qu’on s’attend à trouver dans le Colorado ou le Wyoming, disons — puis ses yeux furent à nouveau attirés par la lèvre du gouffre. Là, le torrent se déchiquetait et chutait en une cascade si large et si profonde qu’à côté, celles du Niagara, où Jake s’était rendu avec ses parents (l’une des trois vacances en famille dont il se souvenait, les deux autres ayant été écourtées par des appels pressants du Network de son père), avaient l’air sorties d’un parc à thème de troisième zone. L’atmosphère autour des chutes en demi-cercle était encore épaissie par la brume qui s’en élevait comme des nuages de vapeur ; une dizaine de halos lunaires y miroitaient de cet éclat frelaté des bijoux de pacotille. Jake, à les voir, leur trouva une ressemblance avec les anneaux des jeux Olympiques.

À mi-hauteur des chutes (environ deux cents mètres en contrebas du point où la rivière basculait en à-pic) saillissaient deux énormes protubérances rocheuses. Même si Jake imaginait mal comment un sculpteur (ou même toute une équipe de sculpteurs) avait pu descendre jusque-là, il se refusait à croire que ce qu’il voyait résultât simplement de l’érosion. On aurait dit deux énormes têtes de molosses montrant les dents.

Les Chutes des Molosses, songea-t-il. Il y avait encore un arrêt après celui-ci — Dasherville — puis Terminus Topeka. Tout le monde descend.

— UN INSTANT, LAISSEZ-MOI VOUS RÉGLER LE VOLUME POUR QUE VOUS JOUISSIEZ PLEINEMENT DU SPECTACLE.

Il y eut un bref ululement chuchoté — une espèce de raclement de gorge mécanique — suivi d’un énorme rugissement qui les assaillit. Celui de l’eau — à raison d’un milliard de mètres cubes à la minute, à ce qu’en savait Jake — qui, se déversant du bord du gouffre, tombait six cents mètres plus bas dans le profond bassin de roche qui s’évasait au pied des chutes. Des écharpes de brouillard flottaient devant les pseudotêtes de chien en relief émoussées, tels des jets de vapeur échappés des soupiraux de l’Enfer. Le niveau sonore ne cessait de croître. La tête de Jake en vibrait tout entière et comme il se bouchait les oreilles, il vit Roland, Eddie et Susannah faire de même. Susannah remuait à nouveau les lèvres et il put lire les mots : Arrête ça, Blaine, arrête ça — sans davantage pouvoir les entendre que les aboiements d’Ote, tout en étant certain que Susannah criait à tue-tête.

Blaine augmentait toujours plus le volume de la chute d’eau, au point que Jake sentit ses yeux trembloter dans leurs orbites, persuadé que ses tympans allaient crever comme des baffles sursaturés.

Et puis tout cessa. Ils étaient toujours suspendus au-dessus de la cascade brumeuse, les halos lunaires poursuivaient leurs lentes et rêveuses révolutions devant le rideau d’eau chutant sans fin, les brutales et ruisselantes gueules des molosses jaillissaient encore du torrent, mais le tonnerre de fin du monde s’était tu.

Un instant, Jake crut que ses pires craintes s’étaient réalisées, qu’il était devenu sourd. Puis il s’aperçut qu’il entendait les aboiements d’Ote et les pleurs de Susannah. Au début, ces sons lui parurent lointains et étouffés, comme si on lui avait bourré les oreilles de miettes de crackers. Mais ils devinrent de plus en plus clairs.

Eddie entoura les épaules de Susannah de ses bras et regarda en direction de la carte-itinéraire.

— Y a pas, t’es un charmant garçon, Blaine, fit-il.

— JE CROYAIS SIMPLEMENT QUE ÇA VOUS PLAIRAIT D’ENTENDRE LE BRUIT DES CHUTES À PLEIN RÉGIME.

La voix de stentor de Blaine trahissait à la fois l’hilarité et la vexation.

— JE CROYAIS QUE ÇA VOUS AIDERAIT À OUBLIER MA REGRETTABLE ERREUR CONCERNANT JESSICA FLETCHER.

C’est ma faute, songea Jake. Blaine a beau n’être qu’une machine, et suicidaire qui plus est, il n’aime pas qu’on lui rie au nez.

Il vint s’asseoir près de Susannah, qu’il entoura lui aussi de son bras. Il entendait encore les Chutes des Molosses, mais le bruit de l’eau était lointain à présent.

— Qu’est-ce qu’il se passe ici ? demanda Roland. Comment tu t’y prends pour charger tes batteries ?

— TU LE VERRAS BIENTÔT, PISTOLERO. EN ATTENDANT, POSE-MOI UNE DEVINETTE.

— Comme tu voudras, Blaine. En voici une dont Cort est l’auteur, elle en a collé plus d’un en son temps.

— J’AI GRANDE HÂTE DE L’ENTENDRE.

Roland prit son temps, peut-être pour rassembler ses idées, leva les yeux vers l’absence de plafond du compartiment, là où l’on ne voyait plus qu’un semis stellaire dans un ciel d’encre. Jake discerna Aton et Lydia — le Vieil Astre et la Vieille Mère — et fut bizarrement réconforté de les voir briller en chiens de faïence à leur place habituelle. Puis le Pistolero fixa à nouveau le rectangle lumineux qui tenait lieu de visage à Blaine pour eux.

— Nous sommes de petites créatures à diverses figures. L’une de nous est de gaz sertie ; une autre, dans le verre enfouie, une autre dans le vin, la quatrième est ronde comme pomme. Si la cinquième, tu la tues, elle ne t’échappera plus. Qui sommes-nous ?

— A, E, I, O, U, répondit Blaine. LES VOYELLES DU HAUT PARLER.

Toujours pas d’hésitation, pas même un soupçon. Rien que cette voix moqueuse, à deux doigts de l’éclat de rire ; la voix d’un petit garçon cruel regardant des insectes courir en rond sur un poêle chauffé au rouge.

— BIEN QUE CETTE DEVINETTE NE SOIT PAS DE TON INSTRUCTEUR, ROLAND DE GILEAD. JE LA TIENS DE JONATHAN SWIFT DE LONDRES — UNE VILLE DU MONDE D’OÙ VIENNENT TES AMIS.

— Grand merci, sai, dit Roland, dont le sai mourut dans un soupir. Tu as donné la réponse exacte, Blaine, et ce que tu dis des origines de la devinette est sans doute vrai, aussi. Que Cort ait connu d’autres mondes, je l’ai longtemps soupçonné. Je crois qu’il a dû tenir des palabres avec les manni qui vivaient en dehors de la ville.

— NE ME PARLE PAS DES MANNI, ROLAND DE GILEAD. ILS ONT TOUJOURS ÉTÉ UNE SECTE D’IMBÉCILES. POSE-MOI UNE AUTRE DEVINETTE.

— Très bien. Qui a…

— ATTENDS, ATTENDS. LA FORCE DU RAYON S’AMASSE. NE REGARDEZ PLUS LES MOLOSSES EN FACE, MES NOUVEAUX ET SI INTÉRESSANTS AMIS ! ET PROTÉGEZ-VOUS LES YEUX !

Jake détourna le regard des colossales sculptures de pierre, saillant des chutes, mais ne se masqua pas le visage assez vite. Du coin de l’œil, il vit ces têtes dépourvues de traits se munir soudain d’yeux d’un bleu à l’éclat insoutenable. Des éclairs en fourches dentelées en jaillissaient, visant le monorail. Jake se retrouva allongé sur la moquette du Compartiment de la Baronnie, les paumes collées sur ses paupières closes tandis qu’Ote lui gémissait dans l’oreille, qui tintait faiblement. Par-dessus les plaintes d’Ote, il entendait craquer l’électricité faisant rage autour du mono.

Quand Jake rouvrit les yeux, les Chutes des Molosses avaient disparu ; Blaine avait opacifié le compartiment. Il percevait encore le vacarme, cependant — celui d’une tempête d’électricité, d’une énergie tirée du Rayon et dardée à travers les yeux des têtes rocheuses. Blaine s’en alimentait d’une façon ou d’une autre. Quand on redémarrera, songea Jake, il fonctionnera sur batteries. Alors on aura vraiment laissé Lud derrière nous. Une bonne fois pour toutes.

— Blaine, dit Roland. Comment se fait-il que la puissance du Rayon soit stockée en cet endroit ? Qu’est-ce qui la fait jaillir des yeux de pierre de ces gardiens du temple-là ? Et comment l’utilises-tu ?

Silence, côté Blaine.

— Et qui les a sculptées, d’abord ? renchérit Eddie. C’est l’œuvre des Grands Anciens ? Non, n’est-ce pas ? Il y avait d’autres peuples avant eux. Ou bien… étaient-ce des peuples seulement ?

Blaine s’ancrait dans son silence. Peut-être cela valait-il mieux. Jake n’était pas très sûr de vouloir en apprendre davantage sur les Chutes des Molosses, ou sur ce qui se déroulait en dessous d’eux. Il s’était déjà trouvé dans l’obscurité du monde de Roland et ce qu’il en avait vu l’avait persuadé que la plupart de ce qui croissait là n’était ni bon ni sain.

— Mieux vaut ne pas lui poser la question, fit la voix de Petit Blaine tombant des cintres. C’est plus sûr.

— Ne lui posons pas de questions bêtes, il ne veut pas jouer à des jeux bêtes, conclut Eddie.

Il avait repris son air lointain et rêveur et, quand Susannah prononça son nom, il parut ne pas l’entendre.

3

Roland vint s’asseoir en face de Jake et gratta de sa main droite le soupçon de barbe de sa joue droite, un tic qui réapparaissait chaque fois qu’il était pris de doute et de lassitude.

— Je suis presque à court de devinettes, dit-il.

Jake le regarda, interloqué. Le Pistolero en avait posé une bonne cinquantaine à l’ordinateur et Jake trouvait que ça faisait un paquet à tirer comme ça de sa mémoire, sans préparation, mais si l’on considérait que poser des devinettes avait occupé une si grande place là où Roland avait grandi…

Ce dernier sembla lire ceci sur le visage de Jake, car un léger sourire d’une amertume acidulée plissa sa bouche, et il acquiesça comme si le garçon s’était exprimé à haute voix.

— Moi non plus, je ne comprends pas. Si tu m’avais posé la question hier ou le jour d’avant, je t’aurais répondu que j’avais un millier de devinettes stockées dans le dépotoir de ma mémoire. Peut-être même deux mille. Mais…

Il haussa les épaules, secoua la tête, se frotta la joue encore une fois.

— Ce n’est pas comme si je les avais oubliées. Mais comme si elles n’avaient jamais été là. Ce qui arrive au reste du monde est en train de m’arriver à moi, je crois bien.

— Tu changes, dit Susannah, le fixant avec une expression de pitié que Roland ne put soutenir plus de quelques secondes, comme brûlé par son regard. Comme tout le reste par ici.

— Oui, j’en ai bien peur.

Il regarda Jake, les lèvres serrées, l’œil aux aguets.

— Tu seras prêt à poser les devinettes de ton livre quand je ferai appel à toi ?

— Oui.

— Bien. Courage. Nous ne sommes pas encore fichus.

À l’extérieur, les crépitements ténus de l’électricité se turent.

— J’AI RECHARGÉ MES BATTERIES, TOUT EST BIEN, annonça Blaine.

— Merveilleux, fit Susannah sèchement.

— Veilleux ! approuva Ote, singeant le ton de Susannah à la perfection.

— IL ME FAUT ENCORE ACCOMPLIR CERTAINES FONCTIONS DE RÉGLAGE. ELLES PRENDRONT ENVIRON QUARANTE MINUTES, ELLES SONT LARGEMENT AUTOMATISÉES. PENDANT CETTE OPÉRATION ET SES CONTRÔLES AFFÉRENTS, NOUS POURSUIVRONS NOTRE CONCOURS, QUE J’APPRÉCIE ÉNORMÉMENT.

— C’est comme quand on doit passer de l’électricité au diesel dans le train pour Boston, dit Eddie, de la voix de quelqu’un de pas tout à fait présent. À Hartford, New Haven ou un patelin comme ça, où personne qui aurait encore toute sa tête ne voudrait vivre.

— Eddie ? demanda Susannah. Qu’est-ce que tu…

Roland lui toucha l’épaule, lui faisant non de la tête.

— AUCUNE IMPORTANCE, EDDIE DE NEW YORK, fit Blaine, d’une voix expansive, sur le ton « ah qu’est-ce qu’on se marre ».

— Tu as raison, fit Eddie. Il n’a aucune importance, Eddie de New York.

— IL NE CONNAÎT PAS DE BONNES DEVINETTES, MAIS TOI, TU EN SAIS BEAUCOUP, ROLAND DE GILEAD. POSE-M’EN UNE AUTRE.

Et comme Roland s’exécutait, Jake songea à sa composition de fin d’année. Blaine est peine, y avait-il écrit. Blaine est peine, et c’est la vérité. Oui, c’était bien ça la vérité.

La vérité gravée dans la pierre.

Un peu moins d’une heure plus tard, Blaine le Mono se remettait en branle.

4

Susannah regarda, terriblement fascinée, le point lumineux approcher de Dasherville, la dépasser et bifurquer une dernière fois vers le terminus. La vitesse de déplacement du clignotant révélait que Blaine avait un peu ralenti depuis qu’il s’était commuté sur ses batteries. Et il lui sembla que les lumières du Compartiment de la Baronnie avaient un peu faibli, sans croire pour autant que cela ferait une différence notable au final. Que Blaine atteigne son terminus de Topeka à 1 000 kilomètres à l’heure au lieu de 1 200, son dernier contingent de passagers n’en serait pas moins réduit en bouillie.

Roland lui aussi traînait en longueur, fouillant de plus en plus profond dans son foutoir cérébral pour y puiser des devinettes. Et il en trouvait encore et encore, refusant de s’avouer vaincu. Comme toujours. Depuis qu’il lui avait appris à tirer, Susannah avait éprouvé à son corps défendant de l’amour pour Roland de Gilead, sentiment où se mêlaient l’admiration, la crainte et la pitié. Elle pensait qu’elle ne l’aimerait jamais tout à fait (et que la partie Detta Walker de sa personnalité le haïrait toujours de s’être emparé d’elle et de l’avoir tirée, malgré sa fureur, en plein jour), mais son amour n’en était pas moins fort. Il avait, après tout, sauvé la vie et l’âme d’Eddie Dean ; délivré son bien-aimé. Elle lui devait bien de l’amour pour ça, sinon pour rien d’autre. Mais elle l’aimait encore plus, soupçonnait-elle, pour la façon qu’il avait de ne jamais, jamais, vouloir renoncer. Le mot reculade semblait rayé de son vocabulaire, même quand il se montrait découragé… comme il l’était visiblement en ce moment.

— Blaine, où trouve-t-on des routes sans cartes, des forêts sans arbres, des villes sans maisons ?

— SUR UN ATLAS.

— Vrai, sai. Suivante. J’ai cent jambes et pas une pour tenir debout, pas de tête et pourtant un long cou, et la bonne ne m’a pas à la bonne. Qui suis-je ?

— UN BALAI, PISTOLERO. IL EXISTE UNE VARIANTE QUI DIT : « LA BONNE ME TRESSE DES COURONNES ». JE PRÉFÈRE LA CHUTE DE LA TIENNE.

Roland ne releva pas.

— On peut ni le voir ni l’ouïr, ni le toucher ni le sentir. Derrière les étoiles et sous les collines, il gît. Il tue les rires et termine la vie. Qui est-ce, Blaine ?

— LE NOIR.

— Grand merci, sai, tu as dit vrai.

Sa main droite amputée remonta sur la joue droite — le vieux geste de nervosité — et le grattement de ses doigts calleux fit frissonner Susannah. Jake s’assit en tailleur sur le sol, ne quittant pas le Pistolero des yeux, le fixant avec une intensité farouche.

— Je marche mais ne cours jamais, parfois je chante sans parler. N’ai pas de branches mais des aiguilles. N’ai pas de tête, mais une bonne bille. Qui suis-je, Blaine ?

— UNE HORLOGE.

— Merde, murmura Jake, comprimant les lèvres.

Susannah regarda Eddie et ressentit un éphémère frisson d’irritation. Il semblait se désintéresser totalement de l’affaire, avait « débranché », comme il disait dans son étrange jargon des années 1980. Elle songea à lui filer un coup de coude dans les côtes, le réveiller un peu, puis se souvenant que Roland le lui avait interdit d’un signe de tête, elle s’abstint. À le voir tellement dans le vague, on n’aurait jamais cru qu’il réfléchissait, mais va savoir.

Si c’est le cas, tu ferais mieux d’accélérer un peu, mon joli, songea-t-elle. Le point sur la carte-itinéraire était encore plus proche de Dasherville que de Topeka, mais atteindrait la mi-parcours au cours du prochain quart d’heure environ.

Et le match se poursuivait, Roland expédiant les questions, Blaine lui renvoyant les réponses à ras du filet et hors d’atteinte.

Qu’est-ce qui construit des châteaux, abat des montagnes, en aveugle certains, en endort d’autres ? LE SABLE.

Grand merci, sai.

Qu’est-ce qui vit en hiver, meurt en été, et pousse, les racines en l’air ? UN GLAÇON.

Tu parles d’or, Blaine.

En temps de paix, on passe dessus, on passe dessous ; en temps de guerre, on le fait sauter, c’est tout ? UN PONT.

Grand merci, sai.

Un défilé sans fin de devinettes paradait devant elle, l’une après l’autre, jusqu’à ce que toute notion d’amusement l’abandonne. En allait-il de même au temps de la jeunesse de Roland, se demandait Susannah, lors des concours de devinettes de la Terre Vide et de la Pleine Terre, quand lui et ses amis (bien qu’elle soupçonnât que tous n’aient pas été ses amis, ah ça non, tant s’en faut) rivalisaient pour l’oie du Jour de Fête ? Elle subodora que la réponse était probablement oui. Le vainqueur devait être celui qui arrivait à rester frais le plus longtemps, à s’aérer la tête en dépit du matraquage à laquelle elle était soumise.

Ce qui la tuait, c’était la promptitude avec laquelle Blaine balançait la réponse chaque fois. La devinette avait beau lui paraître hyperdure à elle, Blaine la renvoyait de leur côté du court, ka-slam.

— Blaine, qui a des yeux et pourtant ne voit pas ?

— IL EXISTE QUATRE RÉPONSES. LE POTAGE, LE CYCLONE, LA POMME DE TERRE ET UN AMOUREUX.

— Grand merci, sai Blaine, c’est la…

— ÉCOUTE-MOI, ROLAND DE GILEAD. ÉCOUTEZ-MOI, KA-TET.

Roland se tut aussitôt, tête penchée, l’œil aux aguets.

— VOUS ENTENDREZ BIENTÔT MES TURBOS PASSER À LA VITESSE SUPÉRIEURE. NOUS SOMMES DÉSORMAIS À SOIXANTE MINUTES EXACTEMENT DE TOPEKA. ET À PARTIR D’ICI…

— Si ça fait sept heures ou plus qu’on roule, je veux bien être pendu tout cru, dit Jake.

Susannah jeta un regard d’appréhension alentour, s’attendant à une nouvelle terreur ou autre menue manifestation de cruauté en réaction au sarcasme de Jake, mais Blaine se contenta de glousser. Quand il reprit la parole, ce fut encore une fois avec la voix d’Humphrey Bogart.

— LE TEMPS S’ÉCOULE DIFFÉREMMENT PAR ICI, MA POULE, TU DEVRAIS LE SAVOIR, À L’HEURE QU’IL EST. MAIS TE BILE PAS : LES CHOSES FONDAMENTALES REPRENNENT LEUR PLACE, AVEC LE TEMPS, VA. POURQUOI JE TE MENTIRAIS ?

— Oui, bien sûr, marmonna Jake.

Apparemment, cela chatouilla Blaine au bon endroit puisqu’il se remit à rire — ce rire mécanique et fou qui rappela à Susannah les trains fantômes des parcs d’attractions minables ou des foires à Neuneu. Quand les lumières commencèrent à puiser, synchrones avec ce rire, elle ferma les yeux et se boucha les oreilles.

— Arrête ça, Blaine ! Arrête ça tout de suite !

— B’AN L’PARDON, M’DAM’, traînassa la voix de James Stewart. VRAMENT DASOLÉ D’AVOIR S’CORCHÉ VOS OREILLES AVEC MA HILARITÉ.

— En attendant, s’corche-moi ça, lâcha Jake en faisant un doigt d’honneur à la carte-itinéraire.

Susannah s’attendait à ce qu’Eddie éclate de rire — on pouvait compter sur lui pour être diverti, jour et nuit, par la moindre manifestation de vulgarité, d’après elle —, mais il resta perdu dans la contemplation de ses genoux, plissant le front, l’œil vide, bouche légèrement bée. Il ressemblait un petit peu trop à l’idiot du village pour qu’on puise du réconfort auprès de lui, songea Susannah, qui dut à nouveau s’empêcher de lui filer un coup de coude dans les côtes pour lui faire quitter cette expression bêtasse. Elle ne réussirait plus très longtemps à se retenir ; si Blaine devait les tuer en fin de parcours, elle voulait qu’Eddie la tienne dans ses bras quand cela se produirait, elle voulait que ses yeux soient posés sur elle et son esprit uniquement préoccupé par elle.

Mais pour l’heure, mieux valait laisser courir.

— À PARTIR D’ICI, J’AI L’INTENTION D’ENTAMER CE QU’IL ME PLAÎT D’APPELER MA COURSE KAMIKAZE. CELA CONTRIBUERA À METTRE RAPIDEMENT MES BATTERIES À PLAT, MAIS JE PENSE QUE L’HEURE DE NOUS MÉNAGER EST PASSÉE, VOUS NE TROUVEZ PAS ? JE HEURTERAI LES BUTOIRS DE TRANSACIER AU BOUT DE LA VOIE À UNE VITESSE DE PLUS DE 1 400 KILOMÈTRES À L’HEURE — À 530 ROUES, EXACTEMENT. À TOUTE, MA CHOUTE, À PLUS, MA PUCE, OUBLIE PAS DE M’ÉCRIRE. JE VOUS DIS TOUT ÇA POUR JOUER FRANC JEU AVEC VOUS, MES NOUVEAUX AMIS SI INTÉRESSANTS. SI VOUS AVEZ GARDÉ VOS MEILLEURES DEVINETTES POUR LA FIN, VOUS FERIEZ BIEN DE NE PAS TARDER À ME LES POSER.

Devant l’avidité de Blaine — sur laquelle il n’y avait pas à se tromper — et son désir sans fard d’entendre et de résoudre leurs meilleures devinettes avant de les tuer, Susannah se sentit prise d’une fatigue à mourir.

— Je n’aurais même pas le temps de te poser la totalité de mes meilleures, dit Roland d’un ton pénétré mais détaché. Quel gâchis, n’est-ce pas ?

Un ange passa — brièvement. C’était la première hésitation que l’ordinateur accordait à Roland… et puis Blaine pouffa. Susannah détestait ce rire de dément, révélant aussi un cynisme las qui la glaçait au tréfonds. Peut-être parce qu’il était presque sain d’esprit.

— BRAVO, PISTOLERO, POUR CET EFFORT LOUABLE, MAIS TU N’AS RIEN DE SCHÉHÉRAZADE ET TU N’AS PAS MILLE ET UNE NUITS POUR TENIR PALABRE.

— Je ne comprends pas. J’ignore qui est cette Schéhérazade dont tu parles.

— AUCUNE IMPORTANCE. SUSANNAH TE METTRA AU PARFUM SI TU Y TIENS. PEUT-ÊTRE MÊME EDDIE. LE HIC, ROLAND, C’EST QUE ÇA N’EST PAS LA PROMESSE D’UN SURPLUS DE DEVINETTES QUI ME FERA M’ÉTERNISER. L’ENJEU DE CET AFFRONTEMENT, C’EST L’OIE. UNE FOIS QU’ON SERA À TOPEKA, ELLE SERA ADJUGÉE, DANS UN SENS OU DANS L’AUTRE. TU COMPRENDS ÇA ?

Une fois encore, Roland porta sa main amoindrie à sa joue ; une fois encore, Susannah entendit le menu crissement de ses doigts contre le poil rêche de sa barbe.

— On joue pour de bon. Personne ne crie pouce.

— EXACT. PERSONNE NE CRIE POUCE.

— Très bien, Blaine, on joue pour de bon et personne ne crie pouce. Voici la suivante.

— COMME D’HABITUDE, JE M’EN RÉJOUIS À L’AVANCE.

Roland regarda Jake.

— Prépare les tiennes, Jake. Les miennes arrivent à épuisement.

Jake opina.

Au-dessous d’eux, les turbines à transmission lente du monorail continuaient à augmenter la cadence — ce tam-tam-tam que Susannah sentait, plus qu’elle ne l’entendait, dans les articulations de ses mâchoires, au creux des tempes, dans le pouls de ses poignets.

Rien n’y fera à moins d’une maxi colle dans le livre de Jake, songea-t-elle. Roland n’arrivera pas à faire sécher Blaine et je pense qu’il le sait. À mon humble avis, ça fait une heure qu’il le sait.

— Blaine, je me produis une fois par minute, deux fois à chaque instant, mais pas une seule en un millier d’années. Qui suis-je ?

Ainsi le concours allait-il se poursuivre, comprit Susannah. Avec Roland qui questionnait et Blaine qui répondait, en hésitant de moins en moins, comme un dieu qui voit tout et sait tout. Susannah, les mains glacées serrées sur ses genoux, regardait le point clignotant se rapprocher de Topeka, là où tout trafic ferroviaire s’interrompait, là où le sentier de leur ka-tet s’achèverait dans la clairière. Elle songea aux Molosses des Chutes et comme ils jaillissaient du tonnerre et de la blancheur des flots écumants sous le ciel noir fourmillant d’étoiles ; elle se rappela leurs yeux.

Leurs yeux d’un bleu électrique.

CHAPITRE 3 L’oie du jour de fête

1

Eddie Dean — qui ignorait que Roland pensait parfois à lui comme à un ka-mai —, le fou du ka, avait à la fois tout entendu et rien entendu, tout vu et rien vu. La seule chose à l’avoir durablement marqué depuis le début du concours de devinettes, c’était le feu qu’avaient craché les yeux de pierre des Molosses ; en levant la main pour protéger les siens de l’éclat de ces éclairs en chaîne, il songea au Portail du Rayon dans la Clairière de l’Ours et comment, en collant son oreille contre le battant, il avait entendu le lointain grondement d’une machinerie formidable.

À voir s’allumer les yeux des Molosses, à écouter Blaine puiser dans cette masse d’électricité pour charger ses batteries avant d’effectuer son plongeon final à travers l’Entre-Deux-Mondes, Eddie avait songé : Tout ne s’est pas tu dans les grandes salles des morts et leurs chambres en ruine. Même à présent, certaines choses que les Grands Anciens ont abandonnées derrière eux fonctionnent encore. Et c’est vraiment ça, l’horreur, tu ne crois pas ? Si. L’horreur pure et simple.

Eddie était mentalement — et physiquement — revenu parmi ses amis un court moment après ça, mais s’était vite replongé dans ses pensées. Eddie est en train de zoner, aurait dit Henry. Faut le laisser faire.

L’image de Jake frottant le silex contre l’acier n’arrêtait pas de revenir encore et encore ; il laissait son esprit s’y attarder quelques secondes, comme une abeille butinant une fleur avant de s’envoler plus loin. Parce que ce souvenir n’était pas celui qu’il visait, ce n’était qu’un moyen d’accès à celui qu’il visait vraiment, qu’une autre porte comme celles de la plage de la Mer Occidentale, ou encore celle qu’il avait tracée dans la boue de l’Anneau de Parole avant qu’ils ne tirent Jake… seulement cette porte-là était dans sa tête. Ce qu’il voulait se trouvait derrière ; ce qu’il faisait, c’était un peu… ben… crocheter la serrure.

Zoner, dans le parler d’Henry.

Son frère avait passé le plus clair de son temps à le rabaisser — parce qu’Henry avait peur de lui, était jaloux de lui, Eddie avait fini par le comprendre —, mais il se rappelait le jour où Henry l’avait abasourdi en lui disant quelque chose de gentil. Mieux que gentil, en fait ; défiant l’imagination.

Ils étaient toute une bande, assis à glander dans l’impasse derrière chez Dahlie : certains mangeaient des Popsicles et des Hoodsie Rockets, d’autres fumaient un paquet de Kent que Jimmie Polino — Jimmie Polio, ils l’avaient rebaptisé comme un seul homme à cause de ce machin mal foutu, son pied bot — avait fauché dans le tiroir de la coiffeuse de sa mère. Henry, on pouvait s’en douter, était parmi les fumeurs.

La bande, dont faisait partie Henry (et dont faisait aussi partie Eddie, en tant que son petit frère), avait une façon bien à elle de désigner les choses, c’était l’argot de leur minable ka-tet à eux. Dans la bande d’Henry, on ne tabassait jamais personne, on l’expédiait en réparation. On se tapait jamais non plus une fille, on faisait gueuler la pétasse. On était jamais défoncé, on se foutait sur orbite. Enfin on se bastonnait jamais avec une autre bande, on se coltinait une chierie de merdier.

La discussion, ce jour-là, roulait sur qui on voudrait dans son camp si jamais on se coltinait une chierie de merdier. Jimmie Polio (il parlait le premier parce qu’il avait fourni les cigarettes, que les potes d’Henry appelaient ces putains de tiges à cancer) choisit Skipper Brannigan parce que, d’après lui, Skipper n’avait peur de personne. Une fois, continua Jimmie, y avait un prof qui l’avait gonflé, le Skipper — à la soirée dansante du vendredi, c’était —, et il l’avait tabassé à mort. Il avait expédié CE FOUTU CHAPERON en réparation, si vous entravez ce que je veux dire. Il était comme ça, son poteau, Skipper Brannigan.

Tous avaient écouté cette histoire religieusement et opiné, qui bouffant ses Rockets, qui suçant sa Popsicle ou fumant sa Kent. Ils savaient tous que Skipper Brannigan n’avait pas de couilles au cul et que Jimmie disait des conneries, mais aucun n’avait moufté. Putain, ça non. S’ils faisaient pas semblant de croire aux mensonges gros comme des maisons de Jimmie Polio, personne ferait semblant de croire aux leurs.

Tommy Fredericks se prononça pour John Parelli, Georgie Pratt pour Csaba Drabnick, connu aussi dans le quartier comme le Hongrois Fou. Frank Duganelli porta son choix sur Larry McCain, même si Larry était en centre de redressement ; Larry, il faisait la loi, putain, dit Frank.

Le tour d’Henry Dean était venu. Il accorda à la question toute la réflexion qu’elle méritait, puis entoura de son bras les épaules de son frère médusé. Eddie, dit-il, mon frangin. C’est lui mon homme.

Ils l’avaient dévisagé, tombant tous des nues — le plus étonné étant Eddie lui-même. Sa mâchoire avait failli lui choir aux mollets. C’est alors que Jimmie Polio avait dit : Arrête de déconner, Henry. C’est une question sérieuse. Qui t’aimerais avoir en renfort si jamais cette chierie te tombait dessus ?

Mais je suis sérieux, avait répondu Henry.

Pourquoi Eddie ? avait demandé Georgie Pratt, faisant écho à la question qui trottait dans la tête d’Eddie lui-même. Il pourrait pas casser une noix, même si elle était déjà ouverte. Alors pourquoi, bordel de merde ?

Henry réfléchit encore un peu — non pas, Eddie en était convaincu, parce qu’il ne savait pas pourquoi, mais parce qu’il lui fallait trouver la façon d’exprimer la chose. Puis, il fit : Parce que, lorsque Eddie est en train de zoner, il pourrait convaincre le diable en personne de se foutre le feu au cul.

L’image de Jake réapparut, un souvenir chevauchant l’autre. Jake frottant de l’acier contre du silex, projetant des étincelles sur le petit bois de leur feu de camp, étincelles qui faisaient long feu.

Il pourrait convaincre le diable de se foutre le feu au cul.

Plus près ton silex, disait Roland. Et maintenant un troisième souvenir s’en mêlait : Roland, devant la porte qu’ils avaient trouvée au bout de la plage, Roland brûlant de fièvre, à deux doigts de la mort, tremblant comme une maraca, toussant, ses yeux bleu bombardier fixés sur Eddie, Roland qui lui avait dit : Approche-toi, Eddie — approche, au nom de ton père !

Parce qu’il voulait me mettre le grappin dessus, songeait Eddie. Faiblement, comme provenant à travers l’une de ces portes magiques de quelque autre monde, il entendit Blaine les avertir que la partie finale avait commencé ; s’ils avaient gardé leurs meilleures devinettes en réserve, le moment était venu de les débiter fissa ! Il leur restait une heure.

Une heure ! Une heure, pas plus !

Son esprit tenta de se raccrocher à ça, mais Eddie l’éperonna plus loin. Quelque chose se produisait en son for intérieur (du moins pria-t-il que ce fût bien le cas), une sorte d’association d’idées du désespoir, et il n’allait pas faire tout foirer pour des histoires de deadlines, conséquences et autres conneries : s’il bastait, il perdrait jusqu’à sa moindre chance. En un sens, c’était comme percevoir quelque chose dans un morceau de bois, quelque chose qu’on pouvait tailler — un arc, une fronde, ou bien encore une clé pour ouvrir quelque porte inimaginable. On ne pouvait pas regarder très longtemps, cependant, du moins au début. C’était presque comme s’il vous fallait tailler ce morceau de bois, le dos tourné.

Il sentait les turbines de Blaine gagner en puissance au-dessous de lui. Intérieurement, il voyait le silex étinceler contre l’acier et il entendait Roland dire à Jake de rapprocher le silex. Et ne le frappe pas contre l’acier, Jake, frotte-le.

Qu’est-ce que je fous là ? Si c’est pas ce que je veux, pourquoi mon esprit n’arrête pas d’revenir ?

Parce que c’est le plus près dont je peux m’approcher tout en restant hors de la zone douloureuse. Rien qu’une souffrance de taille moyenne, en fait, mais ça me fait penser à Henry. Henry qui me mettait plus bas que terre.

Mais Henry a dit que tu pourrais convaincre le diable de se foutre le feu au cul.

Oui. Je l’ai toujours aimé parce qu’il a dit ça. C’était super.

Et maintenant, Eddie voyait Roland placer les mains de Jake, l’une tenant le silex, l’autre l’acier, plus près du petit bois. Jake était nerveux. Eddie s’en était aperçu ; Roland, aussi. Et pour calmer sa nervosité, détourner son esprit de la responsabilité d’allumer le feu, Roland avait…

Il avait posé à l’enfant une devinette.

Eddie Dean tira la chevillette de sa mémoire et, cette fois, la bobinette chut.

2

Le point clignotant vert se rapprochait de Topeka et, pour la première fois, Jake sentit une vibration… comme si la voie s’était délabrée au point que les compensateurs de Blaine n’arrivaient plus vraiment à faire face au problème. Avec la sensation retrouvée des vibrations était revenue celle de vitesse. Les parois et le plafond du Compartiment de la Baronnie restaient obstinément opaques, mais Jake découvrit qu’il n’avait pas besoin de voir le paysage défiler, flouté, pour se le représenter. Blaine fonçait à plein régime, à présent, semant derrière lui son dernier bang supersonique à travers les Terres Perdues, jusqu’au Terminus de l’Entre-Deux-Mondes, et Jake découvrit aussi qu’il lui était facile d’imaginer les butoirs de transacier à l’extrémité du monorail. Ils seraient peints de rayures jaune et noir en diagonale. Il ignorait comment il pouvait le savoir, il en était pourtant sûr.

— PLUS QUE VINGT-CINQ MINUTES, fit Blaine avec son sempiternel contentement de soi. TU M’EN POSES UNE AUTRE, PISTOLERO ?

— Je ne crois pas, Blaine, répondit Roland d’un ton épuisé. J’en ai fini, tu m’as vaincu. Jake ?

Jake se leva et fit face à la carte-itinéraire. Dans sa poitrine, son cœur semblait cogner plus lentement et plus violemment à la fois, chaque battement comme un coup de poing sur la peau d’un tambour. Ote, tapi à ses pieds, le regardait anxieusement.

— Salut, Blaine, dit Jake, s’humectant les lèvres.

— SALUT, JAKE DE NEW YORK.

La voix faisait l’aimable, telle celle d’un vieux dégueulasse qui tripotait les enfants derrière les buissons.

— TU VEUX ME POSER DES DEVINETTES TIRÉES DE TON LIVRE ? NOUS N’AVONS PLUS BEAUCOUP DE TEMPS À PASSER ENSEMBLE.

— Oui, dit Jake. Je vais te poser ces devinettes. Et pour chacune, il faudra me dire ce que tu comprends de sa vérité, Blaine.

— VOILÀ QUI EST BIEN PARLÉ, JAKE DE NEW YORK. JE FERAI CE QUE TU ME DEMANDES.

Jake ouvrit le livre à l’endroit où il avait glissé son doigt. Dix devinettes. Onze, en comptant celle de Samson, qu’il gardait pour la bonne bouche. Si Blaine répondait à toutes (comme Jake n’en doutait plus désormais), Jake viendrait s’asseoir près de Roland, prendrait Ote sur ses genoux et attendrait la fin. Après tout, il existait d’autres mondes que celui-ci.

— Écoute-moi, Blaine : Dans un tunnel de ténèbres se tapit une bête de fer. Elle ne peut attaquer qu’à reculons. Qu’est-ce que c’est ?

— UNE BALLE DANS LE CANON.

Pas d’hésitation.

— Marche dessus en vie, elles ne diront mie. Mais si elles ont péri, tu leur arracheras des cris. C’est qui ?

— DES FEUILLES TOMBÉES DE L’ARBRE.

Toujours pas d’hésitation. Mais pourquoi Jake, sachant au fond de son cœur la partie perdue, ressentait-il un tel désespoir, une telle amertume, une telle colère ?

Parce qu’il est vraiment chiant, voilà pourquoi. Blaine est MAXI chiant et j’aimerais bien lui claquer le beignet, au moins une fois. Je crois même que l’arrêter ne vient qu’en second sur ma liste de priorités.

Jake tourna la page. Il n’était plus très loin de la partie arrachée de Tradéridéra, Devine-moi ! ; il sentait sous son doigt comme une souche déchiquetée, tout près de la fin du livre. Il revit Aaron Deepneau dans le Restaurant Spirituel de Manhattan, lui disant de repasser quand il voulait, de venir faire une petite partie d’échecs, et en plus, ce gros tas faisait du super bon café. Une bouffée de mal du pays, forte comme la mort, le balaya. Il sentit qu’il aurait vendu son âme, ne serait-ce que pour jeter un coup d’œil sur New York ; ah merde, il l’aurait vendue rien que pour se remplir les poumons des gaz d’échappement sur la 42e Rue à l’heure de pointe.

Il repoussa cette idée et passa à la devinette suivante.

— Je ne suis qu’émeraudes et diamants, si la lune me perd, le soleil me retrouve et me boit vivement. Qui suis-je ?

— LA ROSÉE.

Toujours aussi implacable. Toujours pas d’hésitation.

Le point vert se rapprochait de Topeka, couvrant la dernière ligne droite de la carte-itinéraire. Jake posa ses devinettes et Blaine y répondit, l’une après l’autre. Quand Jake tourna la dernière page, il vit dans un encadré un message de l’auteur, de l’éditeur ou de celui Dieu sait comment on l’appelle qui collationne les livres de ce genre : Nous espérons vous avoir bien divertis grâce à cette combinaison unique d’imagination et de logique que l’on définit par le terme de DEVINETTE !

Eh bien, pas moi, songea Jake. Je me suis pas diverti une seule fois, que la peste t’étouffe ! Cependant, quand il regarda la question au-dessus de l’encadré, il reprit un soupçon d’espoir. Il lui sembla que, dans ce cas-là, du moins, ils avaient vraiment gardé la meilleure pour la fin.

Sur la carte-itinéraire, le point vert n’était plus qu’à un cheveu de Topeka.

— Dépêche, Jake, murmura Susannah.

— Blaine ?

— OUI, JAKE DE NEW YORK ?

— Je vole, mais n’ai point d’ailes. Je vois, mais n’ai point d’yeux. Je galope, mais n’ai point de pattes. Plus féroce qu’une bête fauve, plus forte que l’ennemi. Je suis rusée, implacable et immense ; au final, je règne sur tout et tous. Qui suis-je ?

Le Pistolero avait relevé ses yeux bleus, qui brillaient. Susannah tourna un visage plein d’expectative vers la carte-itinéraire. Et pourtant, la réponse de Blaine fusa, aussi prompte que jamais.

— L’IMAGINATION HUMAINE.

Jake envisagea un bref instant de chipoter, puis se dit : À quoi bon perdre notre temps ? Comme toujours, la réponse, quand elle était juste, paraissait découler d’elle-même.

— Grand merci, sai Blaine. Tu as dit vrai.

— ET L’OIE DU JOUR DE FÊTE EST PRESQUE À MOI, J’INTUITE. NOUS SOMMES À DIX-NEUF MINUTES ET CINQUANTE SECONDES DU TERMINUS. TU VEUX ENCORE DIRE QUELQUE CHOSE, JAKE DE NEW YORK ? MES CAPTEURS VISUELS INDIQUENT QUE TU AS ATTEINT LA FIN DE TON LIVRE, QUI N’ÉTAIT PAS SI BON QUE ÇA, EN FIN DE COMPTE, ET SUR LEQUEL J’AI FONDÉ DE TROP GRANDS ESPOIRS.

— Décidément, tout le monde y va de sa putain de critique, dit Susannah, sotto voce.

Elle essuya une larme à l’œil ; sans la regarder, le Pistolero lui prit la main et la serra très fort.

— Il m’en reste encore une, Blaine, dit Jake.

— EXCELLENT.

— De celui qui mange est sorti ce qui se mange et du fort est sorti le doux.

— CETTE DEVINETTE PROVIENT DU LIVRE SAINT QUE L’ON APPELLE « L’ANCIEN TESTAMENT DE LA BIBLE DU ROI JAMES ».

Blaine eut l’air amusé et Jake sentit son dernier espoir l’abandonner. Il en aurait pleuré — pas tant de peur que de frustration.

— ELLE EST POSÉE PAR SAMSON L’HOMME FORT. CELUI QUI MANGE EST UN LION ; LA DOUCEUR EST CELLE DU MIEL DES ABEILLES QUI ONT FAIT LEUR RUCHE DANS LE CRÂNE DU LION. ENCORE UNE ? IL TE RESTE UN PEU PLUS DE DIX-HUIT MINUTES, JAKE.

Jake fit non de la tête. Il lâcha Tradéridéra, Devine-moi ! et ne put réprimer un sourire en voyant Ote le prendre entre ses dents et tendre son très long cou pour le lui rendre.

— MEUNCE ALORSSE, MON P’TIT COW-BOY, HONTE-T-À TOI AVEC UN GRAND O.

Jake trouva carrément insupportable cette nouvelle imitation de John Wayne, vu les circonstances.

— ON DIRAIT BEN QUE J’M’AI GAGNÉ CETTE OIE, À MOINSSE QUE QUÉ’QU’UN D’AUTRE Y VEUILLE PRENDRE LA PAROLE. QU’EST-CE QUE T’EN DIS, OTE DE L’ENTRE-DEUX-MONDES ? T’AURAIS PAS QUELQUES DEVINETTES, MON P’TIT POTE LE BAFOUILLEUX ?

— Ote ! répondit le bafouilleux, le museau dans le livre. Jack, toujours souriant, le lui prit et vint s’asseoir près de Roland, qui lui passa un bras autour des épaules.

— ET TOI, SUSANNAH DE NEW YORK ?

Elle fit non de la tête, sans même lever les yeux. Ayant retourné la main de Roland dans la sienne, elle caressa les moignons cicatrisés de ses deux premiers doigts.

— ET TOI, ROLAND, FILS DE STEVEN ? TU NE TE SOUVIENS PAS D’UNE AUTRE DEVINETTE DES JOURS DE FÊTE DE GILEAD ?

Roland lui aussi secoua la tête… c’est alors que Jake vit Eddie Dean relever la sienne. Un étrange sourire flottait sur ses lèvres et dans ses yeux brillait une étrange lueur. Jake prit conscience que tout espoir ne l’avait pas déserté, après tout. Il fleurissait à nouveau en lui, rouge de mille feux. Comme une rose… oui, comme une rose en pleine poussée de fièvre de son été.

— Blaine ? appela Eddie à voix basse.

Aux oreilles de Jake, son ton paraissait bizarrement étranglé.

— OUI, EDDIE DE NEW YORK.

Le dédain était manifeste.

— J’ai une ou deux devinettes à te poser, annonça Eddie. Histoire de passer le temps avant d’arriver à Topeka, tu vois.

Non, se dit Jake, Eddie n’a pas un son de voix étranglé, il a celui de quelqu’un qui étouffe un fou rire.

— JE T’ÉCOUTE, EDDIE DE NEW YORK.

3

Assis à écouter Jake dérouler jusqu’à épuisement du stock ses devinettes, Eddie avait rêvassé à l’histoire de l’oie du Jour de Fête de Roland. Puis de là, son esprit était revenu à Henry, voyageant du point A au point B par la magie de l’association d’idées. Ou si on voulait être zen, via la Trans-Volatile Airlines : de l’oie à la dinde. Henry et lui avaient parlé une fois de décrocher de l’héro. Henry avait affirmé que « la dinde froide[2] » n’était pas la seule méthode ; d’après lui, on pouvait appliquer aussi celle de la « dinde fraîche ». Eddie avait alors demandé à Henry comment il appelait un accro qui s’administrait un mauvais shoot et Henry lui avait répondu aussi sec : « Un pigeon rôti. » Ils avaient bien rigolé… mais à présent, si longtemps, si étrangement plus tard, la blague prenait des airs de devoir bientôt s’appliquer à Dean junior, sans parler des nouveaux amis de Dean junior. Avant longtemps, y avait tout lieu de craindre qu’ils seraient tous cramés, pigeons ou pas pigeons.

À moins que tu puisses t’en tirer en zonant comme un chef.

Oui.

Alors, vas-y, Eddie. C’était la voix d’Henry, à nouveau, ce vieil occupant de sa tête ; mais désormais Henry avait le verbe haut et clair. Henry avait la voix d’un ami et plus d’un ennemi, comme si tous les vieux conflits étaient enfin aplanis, toutes les haches de guerre enterrées. Vas-y — oblige le diable à se foutre le feu au cul. Ça te fera un petit peu mal, mais t’as connu pire. Et merde, je t’ai fait pire que ça et t’as survécu. Très bien même. Et tu sais où tu dois chercher.

Et comment ! Dans leur palabre autour du feu de camp que Jake avait fini par réussir à allumer, Roland avait posé une devinette au gosse pour relâcher sa tension, Jake avait fait jaillir une étincelle dans le petit bois ; alors, ils avaient tous fait cercle autour du feu et avaient parlé. Parlé et joué aux devinettes.

Eddie savait aussi autre chose. Blaine avait répondu à des centaines de devinettes pendant qu’ils roulaient vers le sud-est, le long du Sentier du Rayon, et les autres croyaient qu’il avait répondu à toutes sans hésiter. Eddie avait cru la même chose… mais, en repensant à leur joute à présent, il prit conscience d’une chose fort intéressante : Blaine avait hésité.

Une seule fois.

Et il était furax, aussi. Tout comme Roland.

Le Pistolero, qu’Eddie exaspérait souvent, ne s’était mis vraiment en colère contre lui qu’une seule fois, quand, après avoir sculpté la clé, Eddie avait manqué s’étouffer. Roland avait tenté de dissimuler l’étendue de sa colère — avait tâché de la faire prendre pour une simple crise d’exaspération —, mais Eddie avait senti ce qu’elle masquait par en dessous. Il avait vécu assez longtemps aux côtés d’Henry Dean pour s’être finement exercé aux mauvaises ondes. Il s’était senti blessé aussi — pas de la colère de Roland en elle-même — mais du mépris dont elle se teintait. Le mépris avait toujours été l’une des armes favorites d’Henry.

Pourquoi le bébé mort est-il passé de l’autre côté ? avait demandé Eddie. Parce qu’on l’avait attaché à la patte du poulet qui a traversé la route, neuk, neuk, neuk !

Un peu plus tard, Eddie avait essayé de défendre sa devinette, plaidant qu’elle était de mauvais goût, mais non dénuée de sel. La réponse de Roland avait ressemblé étrangement à celle de Blaine : qu’elle soit de bon goût ou de mauvais goût, peu m’importe. Elle n’a pas de sens, elle est donc insoluble. C’est ce qui la rend stupide. Une bonne devinette ne l’est jamais.

Mais au moment où Jake finissait de poser ses devinettes à Blaine, Eddie comprit une chose fabuleuse et libératrice : l’adjectif bonne était à prendre. Il l’avait toujours été, le serait toujours. Celui qui l’utilisait pouvait bien avoir mille ans et tirer comme Buffalo Bill, l’adjectif était toujours bon à ramasser. Roland avait reconnu n’avoir jamais excellé au jeu de devinettes. D’après son instructeur, Roland réfléchissait trop ; d’après son père, il manquait d’imagination. Quelle que fût la raison, Roland de Gilead n’avait jamais remporté un concours de Jour de Fête. Il avait survécu à tous ses contemporains, ce qui représentait une sorte de victoire, mais n’avait jamais ramené l’oie chez lui. J’ai toujours dégainé plus vite que mes potes, mais j’ai jamais été très bon pour chercher midi à quatorze heures.

Eddie se rappela avoir tenté d’expliquer à Roland que les blagues étaient des devinettes destinées à vous aider à améliorer ce don souvent laissé en friche, mais Roland l’avait ignoré. De la même façon, avait supposé Eddie, qu’un daltonien ignorerait la description d’un arc-en-ciel faite par un quidam qui ne l’est pas.

Eddie se dit qu’il se pourrait bien que Blaine lui aussi ait du mal à chercher la petite bête.

Il prit conscience de Blaine demandant aux autres s’ils n’avaient plus de devinettes — allant jusqu’à poser la question à Ote ! Il perçut l’ironie moqueuse de la voix de Blaine, la perçut très clairement. Et comment. Parce qu’il était de retour. De retour de cette « zone » légendaire. De retour pour voir s’il arrivait à convaincre le diable de se foutre le feu au cul. Aucun flingue ne l’aiderait cette fois, mais peut-être était-ce mieux comme ça. Peut-être que c’était mieux parce que…

Parce que je tire avec ma tête. Ma tête. Que Dieu m’aide à descendre cette machine à calculer, bouffie comme une outre avec ma tête. Qu’il m’aide à la descendre en lui faisant chercher midi à quatorze heures.

— Blaine ? fit-il. (Et quand l’ordinateur l’eut reconnu, il ajouta :) J’ai une ou deux devinettes à te poser.

En parlant, il découvrit quelque chose de merveilleux : il luttait pour ne pas éclater de rire.

4

— JE T’ÉCOUTE, EDDIE DE NEW YORK.

Pas le temps de prévenir les autres de se tenir sur leurs gardes, que tout pouvait arriver, mais à les voir, c’était pas la peine. Eddie les oublia et concentra entièrement son attention sur Blaine.

— Qu’est-ce qui a quatre roues et un million d’ailes ?

— UN TOMBEREAU D’ORDURES GROUILLANT DE MOUCHES, JE L’AI DÉJÀ DIT.

De la désapprobation — et de l’aversion ? Ouais, probable — tout ça sourdait de cette voix.

— ES-TU STUPIDE OU DISTRAIT AU POINT DE NE PAS T’EN SOUVENIR ? C’EST LA PREMIÈRE DEVINETTE QUE VOUS M’AYEZ POSÉE.

Oui, songea Eddie. Et ce qu’on a pas été foutus de remarquer — obsédés qu’on était par l’idée fixe de te coller à l’aide d’un remue-méninges tiré du passé de Roland ou du livre de Jake, c’est que la joute a bien failli s’achever là.

— Tu l’as pas aimée celle-là, hein, Blaine ?

— JE L’AI TROUVÉE EXCESSIVEMENT STUPIDE, reconnut Blaine. C’EST PEUT-ÊTRE POUR ÇA QUE TU ME LA POSES DE NOUVEAU. QUI SE RESSEMBLE S’ASSEMBLE, EDDIE DE NEW YORK, N’EST-CE PAS COMME CE QU’ON DIT ?

Un sourire illumina le visage d’Eddie ; il menaça du doigt la carte-itinéraire.

— Tu peux me briser le dos et les os, mais pas me blesser avec des mots. Ou comme on disait dans mon quartier : « Traite-moi comme un chien et moins que rien, n’empêche que j’aurai toujours la trique pour niquer ta mère. »

— Dépêche ! lui chuchota Jake. Si tu peux faire quelque chose, fais-le !

— Il n’aime pas les questions bêtes, fit Eddie. Il n’aime pas les jeux bêtes. Et dire qu’on le savait. On le savait grâce à Charlie le Tchou-tchou. Comment on a pu être aussi aveugles ? Merde, c’était celui-là, le livre aux réponses, pas Tradéridéra, Devine-moi ! Et dire qu’on s’en est jamais douté !

Eddie chercha l’autre devinette figurant dans la composition de fin d’année de Jake, puis l’ayant trouvée, la posa.

— Blaine, quand est-ce qu’une porte n’est plus une porte ?

À nouveau, et pour la première fois depuis que Susannah lui avait demandé ce qui a quatre roues et un million d’ailes, retentit un claquement particulier, celui d’une langue contre le palais. Un ange passa plus vite que celui qui avait suivi la première devinette posée par Susannah, mais impossible de ne pas le remarquer — Eddie l’entendit nettement.

— QUAND ELLE EST HORS DE SES GONDS, ÉVIDEMMENT, dit Blaine, d’un ton sévère et tristounet. IL TE RESTE TREIZE MINUTES CINQ SECONDES AVANT LE TERMINUS, EDDIE DE NEW YORK. TU AS ENVIE DE MOURIR, LA BOUCHE PLEINE DE DEVINETTES AUSSI STUPIDES ?

Eddie se carra sur son siège, les yeux rivés sur la carte-itinéraire. Et malgré la sueur qui lui dégoulinait allègrement dans le dos, son sourire s’élargit encore.

— Cesse de pleurnicher, mon pote. Si tu veux avoir le privilège de nous expédier salir le paysage, va falloir que tu te coltines une poignée de devinettes qui sont pas tout à fait du niveau de ta logique.

— JE T’INTERDIS DE ME PARLER SUR CE TON.

— Sinon quoi ? Tu me tueras ? Ne me fais pas rire. Joue. Tu as accepté la partie. Alors, joue.

La carte-itinéraire émettait de brefs éclairs de lumière rose.

— Tu le mets en colère, se lamenta Petit Blaine. Oh ! Tu le mets tellement en colère.

— Tire-toi, petit merdeux, dit Eddie, pas très méchamment, et quand la lueur rose s’estompa, révélant une fois encore le point vert clignotant qui coïncidait grosso modo avec Topeka, Eddie ajouta :

— Réponds un peu à celle-là, Blaine : Pince-mi et pince-moi s’en allèrent sur la Send en bateau. Pince-mi tomba à l’eau. Qui resta ?

— C’EST INDIGNE DE NOTRE CONCOURS. JE NE RÉPONDRAI PAS.

Et, sur ce dernier mot, la voix de Blaine changea de registre, elle ressemblait maintenant à celle d’un gamin de quatorze ans en pleine mue.

Les yeux de Roland lançaient des flammes à présent.

— Que dis-tu, Blaine ? J’aimerais comprendre, tu jettes l’éponge ?

— NON ! BIEN SÛR QUE NON ! MAIS…

— Alors réponds si tu peux. Réponds à cette devinette.

— C’EST PAS UNE DEVINETTE ! chevrota presque Blaine. C’EST UNE BLAGUE, UN TRUC IDIOT BON À FAIRE RICANER LES ENFANTS DANS LA COUR DE RÉCRÉATION !

— Réponds tout de suite sinon je déclare le concours terminé et notre ka-tet vainqueur, dit Roland.

Il s’exprimait du ton sec et plein de confiance en soi qu’Eddie lui avait entendu pour la première fois à River Crossing.

— Tu dois répondre, car tu te plains de la stupidité des devinettes, non pas d’un non-respect des règles, sur lesquelles nous sommes tombés mutuellement d’accord.

Encore un de ces claquements, mais cette fois beaucoup plus fort — si fort qu’Eddie en grimaça de douleur. Ote coucha ses oreilles contre son crâne. Le bruit fut suivi du plus long silence que Blaine ait observé jusque-là ; trois bonnes secondes, au moins. Puis :

— PINCE-MOI, fit Blaine d’un ton boudeur. JE ME SENS DÉSHONORÉ DE DEVOIR RÉPONDRE À UNE DEVINETTE SI INDIGNE DE MOI.

Eddie leva sa main droite. Et se frotta le pouce et l’index l’un contre l’autre.

— QU’EST-CE QUE ÇA SIGNIFIE, STUPIDE INDIVIDU ?

— C’est le plus petit violon du monde en train de jouer mon cœur te pisse à la raie, répondit Eddie.

Jake fut pris d’une crise de fou rire inextinguible.

— Mais ne tiens pas compte de cet humour new-yorkais à quatre balles ; revenons à notre concours. Pourquoi les agents de police portent-ils des ceintures ?

Les lumières du Compartiment de la Baronnie se mirent à clignoter. Un drôle de phénomène affectait également les parois : elles commencèrent à s’ouvrir et à se fermer en fondu, tendant vers la transparence, peut-être, avant de s’opacifier à nouveau. Assister à ça même du coin de l’œil fit qu’Eddie ne se sentait plus tout à fait dans son assiette.

— Blaine ? Réponds.

— Réponds, renchérit Roland, sinon je déclare le concours terminé et je te demanderai de tenir ta promesse.

Quelque chose effleura le coude d’Eddie. Baissant les yeux, il aperçut la jolie menotte de Susannah. Il la prit, la pressa en lui souriant. Il espéra que ce sourire reflétait plus de confiance en soi qu’il n’en éprouvait. Ils allaient remporter le concours — il en était quasiment sûr —, mais sans avoir la moindre idée de la réaction de Blaine quand cela arriverait — si cela arrivait.

— POUR… POUR RETENIR LEURS PANTALONS ? énonça la voix de Blaine avant de répéter la question sous forme d’affirmation. POUR RETENIR LEURS PANTALONS, UNE DEVINETTE BASÉE SUR L’EXTRÊME SIMPLICITÉ DE…

— Très bien. C’est la bonne réponse, Blaine, mais n’essaie pas de gagner du temps, tu veux bien — ça marche pas. Suivante…

— J’INSISTE : JE VEUX QUE TU ARRÊTES DE ME POSER DES QUESTIONS BÊTES…

— Alors toi, arrête le monorail, dit Eddie. Si ça t’énerve autant, arrête-toi pile ici, et moi aussi j’arrêterai.

— NON.

— OK, alors, on continue. Qu’est-ce qu’on lance blanc et qui retombe jaune ?

Un nouveau claquement suivit, si fort cette fois, qu’on avait l’impression d’une pointe d’aiguille enfoncée dans le tympan. Une pause de cinq secondes. À présent, le point vert était si proche de Topeka sur la carte-itinéraire qu’il illuminait le nom comme un néon chaque fois qu’il clignotait. Puis :

— UN ŒUF.

C’était la bonne réponse à une devinette qu’Eddie avait entendue pour la première fois dans l’impasse derrière chez Dahlie ou à un point de ralliement du même genre ; mais Blaine avait apparemment payé le prix fort en contraignant son esprit à utiliser un circuit pouvant concevoir la réponse : les lumières du Compartiment de la Baronnie lançaient des éclairs plus violents que jamais et Eddie entendait un bourdonnement assourdi venant de l’intérieur des parois — le genre de son qu’émet votre ampli stéréo juste avant que cette saloperie tombe en rade.

La carte-itinéraire crachotait une lueur rose.

— Stop ! s’écria Petit Blaine, de la voix nasillarde d’un personnage d’un vieux dessin animé de la Warner Bros.

— Arrêtez ça, vous allez le tuer !

Et qu’est-ce que tu crois qu’il essaie de nous faire, petit mer-deux ? songea Eddie.

Il envisagea d’en balancer une à Blaine que Jake lui avait apprise, la fameuse nuit de palabre, assis autour du feu de camp — qu’est-ce qui est vert, pèse cent tonnes et vit au fond de l’océan ? Moby Sniff, la Grande Baleine Morveuse ! — puis y renonça. Il voulait creuser plus profond en deçà des frontières de la logique qu’il n’était permis… et il pouvait y arriver. Il ne croyait pas pour ça devoir faire plus surréaliste que, disons, un écolier possédant une collection passable de cartes des Crados pour baiser royalement… et définitivement la gueule de Blaine. Parce que, nonobstant les nombreuses émotions que ses circuits dipolaires imaginatifs lui permettaient de contrefaire, il n’était rien d’autre qu’une machine — un ordinateur. Suivre Eddie si loin dans La Quatrième Dimension de Devinetteland avait ébranlé la santé d’esprit de Blaine.

— Pourquoi les gens vont au lit, Blaine ?

— PARCE QUE… PARCE QUE… NOMS DES DIEUX, PARCE QUE…

Un piaillement en sourdine commença à retentir en dessous d’eux et, soudain, le Compartiment de la Baronnie fut violemment secoué de droite à gauche. Susannah poussa un hurlement. Jake fut projeté sur ses genoux. Le Pistolero les rattrapa tous les deux.

— PARCE QUE LE LIT NE VIENDRA PAS À EUX, NOMS DES DIEUX ! IL VOUS RESTE NEUF MINUTES ET CINQUANTE SECONDES !

— Abandonne, Blaine, dit Eddie. Arrête avant que je t’explose complètement la cervelle. Si tu renonces pas, c’est ce qui va t’arriver. On le sait tous les deux.

— NON !

— J’ai un million de ces conneries-là en réserve. J’ai entendu que ça toute ma vie. Elles se sont collées dans ma mémoire comme les mouches au papier tue-mouches. Ben, pour d’autres personnes, c’est les recettes de cuisine. Alors qu’est-ce que t’en dis ? Tu te rends ?

— NON ! IL VOUS RESTE NEUF MINUTES ET TRENTE SECONDES !

— OK, Blaine. Tu l’auras voulu. Voici celle qui va t’écrabouiller. Pourquoi le bébé mort est passé de l’autre côté ?

Le monorail se livra à un nouveau coup de roulis gigantesque ; Eddie ne comprit pas comment il réussit à rester sur la voie à la suite de ça, et pourtant. Les criailleries sous eux se faisaient plus fortes ; les parois, le sol et le plafond du compartiment se mirent à alterner en un cycle fou, opacité et transparence. À un moment, ils étaient cloîtrés, au suivant, précipités en avant, au-dessus d’un paysage baigné d’un jour grisâtre et qui s’étirait sans le moindre relief jusqu’à un horizon barrant ce monde en ligne droite.

La voix tombant des haut-parleurs était maintenant celle d’un enfant pris de panique :

— JE LE SAIS, JUSTE UN INSTANT, JE LE SAIS, RECHERCHE EN COURS, TOUS LES CIRCUITS LOGIQUES EN FONCTION…

— Réponds, dit Roland.

— IL ME FAUT PLUS DE TEMPS ! ON DOIT ME L’ACCORDER !

Il y avait maintenant une sorte de triomphe loufoque dans ces éclats de voix.

— AUCUNE LIMITE N’A ÉTÉ FIXÉE AU TEMPS DE RÉPONSE, ROLAND DE GILEAD, DÉTESTABLE PISTOLERO VENU D’UN PASSÉ QUI AURAIT DÛ RESTER MORT !

— C’est vrai, acquiesça Roland, aucune limite de temps n’a été fixée, tu as parfaitement raison. Mais tu ne peux pas nous tuer si tu n’as pas donné de réponse à toutes les devinettes, Blaine, et Topeka n’est plus très loin. Réponds !

Le Compartiment de la Baronnie se fondit dans l’invisibilité encore une fois et Eddie vit ce qui lui parut un grand silo à grains, tout rouillé, passer comme l’éclair : il resta juste assez longtemps dans son champ de vision pour qu’il l’identifie. Il évaluait maintenant la vitesse de folie à laquelle ils voyageaient ; peut-être 500 kilomètres à l’heure de mieux que la vitesse de croisière d’un avion gros-porteur.

— Laissez-le tranquille ! gémit la voix de Petit Blaine. Vous êtes en train de le tuer, je vous dis ! En train de le tuer !

— Et c’est t’y pas tout juste ce qu’y voulait ? demanda Susannah avec la voix de Detta Walker. Mouri’ ? C’est bien ça qu’il a dit. On s’en fout, d’tout’façon. T’es pas un mauvais, toi, Petit Blaine, mais mêm’un mond’aussi me’dique qu’çui-là se’a meilleu’ quand ton g’and f’è’e, il au’a déba’assé le plancher. Nous, on a pas a été juste de fai’e objection à ce qu’y nous emba’que avec lui.

— C’est ta dernière chance, reprit Roland. Tu réponds, ou bien l’oie est pour nous, Blaine.

— JE… JE… VOUS… SEIZE LOG TRENTE-TROIS… TOUTES CONSIGNES SOUSCRITES… ANTI… ANTI… AU COURS DE TOUTES CES ANNÉES… RAYON… DÉLUGE… PYTHAGORICIEN… LOGIQUE CARTÉSIENNE… PUIS-JE… OSÉ-JE… UNE PÊCHE… MANGER UNE PÊCHE… ALLMAN BROTHERS… PATRICIA… MA PUCE… SOURIRE ET COUP DU LAPIN… PENDULE ET CADRANS… TIC-TAC… ONZE HEURES, L’HOMME EST DANS LA LUNE ET HE’S READY TO ROCK… INCESSAMMENT… INCESSAMMENT SOUS PEU, MON CHER… OH MA TÊTE… BLAINE… BLAINE OSERA… BLAINE RÉPONDRA… JE…

Blaine criait maintenant avec la voix d’un tout petit enfant, puis adopta une autre langue et se mit à chanter. D’après Eddie, c’était en français. Il ne reconnaissait aucun mot, mais, à l’intro de la batterie, il reconnut parfaitement la chanson « Velcro Fly » par ZZ Top.

La vitre qui protégeait la carte-itinéraire explosa. Un instant plus tard, celle-ci explosa à son tour dans son boîtier, révélant un scintillement d’ampoules et un écheveau labyrinthique de circuits. Les lumières puisaient au rythme de la batterie. Soudain, une flamme jaillit dans un éclair bleu, faisant grésiller le contour du trou dans la paroi correspondant à la carte-itinéraire qu’elle calcina. Du fin fond de la paroi, en provenance du mufle de Blaine en forme de balle de revolver, retentit un énorme grincement.

— Parce qu’on l’avait attaché à la patte du poulet qui a traversé la route, Ducon la Joie ! gueula Eddie.

Il se mit debout et se dirigea vers le trou fumant où se trouvait il y avait peu la carte-itinéraire. Susannah attrapa Eddie par un pan de sa chemise, mais il le remarqua à peine. Il savait à peine où il se trouvait, en fait. L’ardeur au combat l’avait envahi et le consumait de sa juste fièvre, faisant grésiller sa vision, frire ses synapses et rôtir son cœur dans son saint rougeoiement. Il avait Blaine dans le collimateur et, bien que la chose qui se dissimulait derrière la voix fût déjà mortellement blessée, il était incapable de cesser d’appuyer sur la détente : Je tire avec ma tête.

— Quelle est la différence entre une charrette pleine de boules de bowling et une charrette pleine de rats crevés ? délirait Eddie. C’est qu’on peut pas décharger les boules de bowling à la fourche !

Un hurlement terrible mêlant la colère et l’angoisse sortit du trou de feu la carte-itinéraire. Il fut suivi d’une bouffée de flammes bleues, comme si quelque part à l’avant du Compartiment de la Baronnie, un dragon électrique l’avait violemment vomie. Jake cria un avertissement, mais Eddie n’en eut pas besoin ; ses réflexes s’étaient aiguisés en vraies lames de rasoir. Il plongea et la rafale d’électricité lui frôla l’épaule droite au passage, lui hérissant les cheveux sur la nuque. Il dégaina son arme — un lourd calibre .45 à la crosse en bois de santal polie par l’usage, l’un des deux revolvers que Roland avait ramenés de l’Entre-Deux-Mondes en ruine. Il continua de se diriger vers l’avant du compartiment… sans cesser de parler, évidemment. Comme le disait Roland, Eddie mourrait en parlant. Comme son vieil ami Cuthbert. Eddie connaissait de bien pires façons de tirer sa révérence, mais une seule meilleure.

— Dis donc, Blaine, saleté de sadique, enfoiré ! Tant qu’on en est aux devinettes, tu sais quelle est la plus grande énigme d’Orient ? Beaucoup d’Chinetoques fument mais Chang-Kaï-Chique. T’as pigé ? Non ? Tésolé, Etlanger ! Écoute-moi encore celle-là : Pourquoi cette femme a-t-elle appelé son fils Sept et Demi ? Parce qu’elle a tiré son nom d’un chapeau !

Eddie avait atteint le carré qui puisait. Il braqua le revolver de Roland et le Compartiment de la Baronnie s’emplit soudain de son tonnerre. Il logea les six cartouches dans le trou, éventant le chien du plat de la main, comme Roland le leur avait enseigné, sachant que c’était la chose à faire, la seule qui convenait… que c’était ça, le ka, nom de Dieu, ce putain de ka, que c’était la façon d’en finir quand on était un Pistolero. Il était l’un des membres de la tribu de Roland, fort bien, son âme était probablement damnée et vouée au plus profond puits de l’enfer, mais il n’aurait pas donné sa place pour toute l’héroïne d’Asie.

— JE TE DÉTESTE ! cria Blaine de sa voix puérile.

Elle avait perdu toutes ses aspérités, était devenue une bouillasse écœurante.

— JE TE DÉTESTE POUR TOUJOURS !

— C’est pas mourir qui t’embête, hein ?

Les lumières dans le trou où la carte-itinéraire s’était trouvée diminuaient d’intensité. D’autres flammes bleues jaillirent, mais Eddie eut à peine besoin de se reculer pour les éviter ; elles étaient courtes et faibles. Bientôt Blaine serait mort, et bien mort, comme les Ados et les Gris de Lud.

— C’est perdre qui t’embête.

— DÉTESTE POURRRRrrrrr…

Le mot dégénéra en bourdonnement. Le bourdonnement se transforma à son tour en une sorte de bégaiement sourd. Puis, plus rien.

Eddie regarda autour de lui. Il vit Roland, enlaçant Susannah, un bras passé autour de ses fesses, comme on tient un bébé. Elle ceignait de ses cuisses la taille de Roland. Jake se tenait de l’autre côté du Pistolero, Ote à ses talons.

Le trou de la carte-itinéraire dégageait une odeur particulière de matière carbonisée, pas vraiment désagréable. Aux narines d’Eddie, elle évoquait les feux de feuilles mortes en octobre. Autrement, le trou béait, noir et éteint comme l’œil d’un cadavre.

— Ton oie est cuite, Blaine, songea Eddie, t’es plus qu’un pigeon rôti. Joyeux Noël, putain !

5

Le piaillement sous le monorail se tut. Il y eut un dernier — et final — grincement sourd en provenance de l’avant, puis ce bruit-là cessa lui aussi. Roland se sentit vaciller légèrement en avant sur ses jambes et tendit sa main libre pour garder l’équilibre. Son corps sut ce qui s’était passé avant sa tête : les turbines de Blaine venaient de baisser pavillon. À présent, ils glissaient simplement le long de la voie. Mais…

— En arrière, toute, fit-il. Nous sommes en roue libre. Si nous sommes suffisamment près du terminus de Blaine, nous pouvons encore nous écraser.

Il les mena par-delà les restes virant à la flaque de la sculpture de glace, cadeau de bienvenue de Blaine, vers l’arrière du compartiment.

— Et n’approchez pas de ce truc, dit-il, désignant l’instrument qui avait tout du croisement d’un piano et d’un clavecin, dressé sur une petite plate-forme. Il pourrait se mettre à valser. Mes dieux, comme j’aimerais voir où nous sommes ! À plat ventre et la tête dans vos bras !

Ils firent ce qu’il leur avait ordonné. Et Roland les imita. Il resta étendu là, le menton au ras de l’épaisse moquette bleu roi, les yeux fermés, à réfléchir à ce qui venait juste de se passer.

— J’implore ton pardon, Eddie, dit-il. Comme elle tourne, la roue du ka ! Une fois, j’ai dû demander la même chose à mon ami Cuthbert… et pour la même raison. Je souffre d’aveuglement. Un aveuglement dû à mon arrogance.

— Je crois qu’il y a vraiment pas de quoi faire l’implorant, dit Eddie, mal à l’aise.

— Et pourtant, je n’avais que mépris pour tes blagues. Et elles viennent de nous sauver la vie. J’implore ton pardon. J’ai oublié le visage de mon père.

— T’as pas besoin d’être pardonné et t’as oublié le visage de personne, reprit Eddie. Tu peux rien contre ta nature, Roland.

Cela fit cogiter le Pistolero qui prit conscience de quelque chose de merveilleux et d’affreux à la fois : cette idée ne l’avait jamais effleuré. Pas une seule fois de toute sa vie. Qu’il fût captif du ka — il l’avait su depuis sa plus tendre enfance. Mais de sa nature… de sa propre nature

— Merci, Eddie. Je crois que…

Mais avant même que Roland ait pu exprimer sa pensée, Blaine le Mono termina sa course dans un fracas implacable. Tous quatre furent violemment projetés dans l’allée centrale du Compartiment de la Baronnie. Ote, dans les bras de Jake, aboyait comme un perdu. La paroi avant de la cabine s’incurva et Roland alla y cogner, l’épaule la première. En dépit du rembourrage (la paroi était recouverte de moquette et, au toucher, matelassée en dessous d’un tissu élastique), le choc fut suffisamment rude pour l’engourdir. Le lustre, affecté d’un coup de balancier, fut arraché du plafond, les criblant tous les quatre de ses pendeloques de verre. Jake roula sur le côté, se dégageant juste à temps de sa zone d’atterrissage. Le piano-clavecin vola de son estrade, alla rebondir contre l’un des canapés, avant de se renverser dans un brrrannnggg discordant. Le monorail pencha dangereusement sur la droite et le Pistolero banda toutes ses forces pour faire un rempart de son corps à Jake et à Susannah, si jamais Blaine allait jusqu’au tonneau complet. Mais il retomba sur son rail, le plancher encore un peu incliné, mais en repos.

Le voyage était terminé.

Le Pistolero se remit debout. Son épaule était toujours engourdie, mais le bras correspondant assurait son office, ce qui était bon signe. À sa gauche, Jake, sur son séant, débarrassait ses genoux des perles de verre du lustre, l’air hébété. À sa droite, Susannah étanchait une petite entaille sous l’œil d’Eddie.

— Très bien, dit Roland. Qui est bles…

Il y eut une explosion au-dessus de leurs têtes, un pow ! creux qui rappela à Roland les big bangueurs que Cuthbert et Alain allumaient parfois et balançaient pour s’amuser dans les égouts ou les latrines derrière la souillarde. Et même une fois, Cuthbert avait tiré des big bangueurs avec sa fronde. Mais il ne s’agissait plus d’une farce ni d’un enfantillage, mais d’un…

Susannah poussa un cri très bref — de surprise plus que de peur, jugea Roland — et un jour brumeux vint baigner le front du Pistolero. Que c’était bon. L’air s’engouffrant par la sortie de secours pulvérisée était encore meilleur — d’une douceur extrême mêlant l’odeur de la pluie à celle de la terre mouillée.

Il y eut un cliquetis d’osselets et une échelle — munie de barreaux métalliques tordus — tomba d’en haut par une fente.

— Ils commencent par vous balancer le lustre à la tête, puis ils vous montrent la porte, dit Eddie.

Il se releva tant bien que mal avant d’aider Susannah à faire de même.

— Bon, je sais quand je deviens indésirable. Imitons les abeilles et allons butiner ailleurs.

— Ça me va, dit Susannah, réavançant la main vers l’entaille sur le visage d’Eddie.

Ce dernier lui saisit les doigts et les lui baisa, en lui disant d’arrêter de tâter comme ça la « ma’chandise ».

— Jake ? demanda le Pistolero. Ça va ?

— Oui, répondit Jake. Et toi, Ote ?

— Ote !

— À mon avis, ça va pour lui, aussi.

Il leva sa main blessée et la contempla avec une dose certaine de sinistrose.

— Elle te refait mal, hein ? demanda le Pistolero.

— Ouais. L’effet de ce que lui a fait Blaine disparaît. Mais je m’en contrefous — je suis tellement content d’être encore en vie.

— Oui. C’est bon, la vie. L’astine aussi. Il m’en reste un peu.

— Tu veux dire de l’aspirine ?

Roland acquiesça. Un cachet aux propriétés magiques du monde de Jake, mais dont le nom restait imprononçable pour lui.

— Neuf médecins sur dix conseillent l’Anacine, mon chou, dit Susannah, qui ajouta en voyant Jake tourner vers elle un regard interrogateur : Je parie qu’on en prescrivait déjà plus de ton quand, hein ? Pas d’importance. On est ici et maintenant, mon chichou, et puis, là et bien là, y a que ça qui compte.

Prenant Jake dans ses bras, elle lui planta un bisou entre les deux yeux, sur le nez, enfin à fleur de bouche. Jake éclata de rire et devint rouge comme une pivoine.

— Y a que ça qui compte et, pour l’instant, c’est l’unique chose au monde qui compte.

6

— Les premiers soins, ça attendra, dit Eddie.

Il entoura les épaules de Jake de son bras et guida le garçon jusqu’à l’échelle.

— Tu peux t’aider de cette main-là pour grimper ?

— Oui. Mais je peux plus porter Ote. Roland, tu veux bien t’en charger ?

— Oui, fit le Pistolero, prenant Ote qu’il fourra dans sa chemise, comme lors de sa descente dans le puits d’égout quand il cherchait à rejoindre Jake et Gasher sous la ville de Lud. Ote surveillait Jake de ses yeux brillants cerclés d’or.

— Allez, passe devant.

Jake grimpa. Roland le suivit suffisamment de près pour qu’Ote, en étirant son long cou, puisse renifler les talons du gamin.

— Eh, Suzie ? demanda Eddie. T’as pas besoin qu’on te pousse ?

— Pour que tes vilaines mains se baladent sur mon joli cul ? Et puis quoi encore, p’tit Blanc !

Là-dessus, elle lui décocha une œillade et se mit à grimper, se hissant facilement à la force de ses bras musclés, ses moignons de jambes faisant contrepoids. Elle allait vite, mais pas assez pour Eddie ; à qui il suffit de tendre la main pour pincer légèrement sa partie charnue.

— Oh, mon innocence ! s’écria Susannah, en riant et roulant des yeux blancs.

Puis elle disparut. Ne restait plus qu’Eddie au pied de l’échelle qui regarda autour de lui le compartiment luxueux qu’il avait bien cru devoir être le cercueil de leur ka-tet.

T’as réussi, gamin, dit Henry. Il s’est foutu le feu au cul. Je savais que tu pouvais l’faire, bordel ; tu te souviens quand j’l'ai dit à ce tas de déchets derrière chez Dahlie ? Jimmie Polio et les autres ? Et comme ils se sont marrés ? Et pourtant t’y es arrivé. Tu l’as expédié en réparation, putain, et comment.

Ben ouais, ça a marché, quoi, songea Eddie, qui toucha la crosse du revolver de Roland sans même s’en rendre compte. C’est quand même bien qu’on s’en soit tirés encore une fois, nous tous.

Il escalada deux barreaux, puis regarda en bas, derrière lui. Le Compartiment de la Baronnie donnait déjà une impression de mort. De mort de longue date, en fait, rien de plus qu’un artefact d’un monde qui avait « changé ».

Adios, Blaine, dit Eddie. Salut, partenaire.

Et il rejoignit ses amis à l’extérieur en empruntant l’issue de secours du toit.

CHAPITRE 4 Topeka

1

Jake se tenait sur le toit légèrement incliné de Blaine le Mono et regardait en direction du sud-est en suivant le Sentier du Rayon. Le vent chamaillait ses cheveux (assez longs et d’une coupe radicalement non pipérienne, à présent) sur ses tempes et son front par vagues. Il ouvrait des yeux ronds de surprise.

Il ne savait trop à quoi il s’était attendu — à une version réduite de Lud, en plus provinciale, peut-être —, mais certes pas à voir ce qui dominait les arbres d’un parc voisin : un panneau autoroutier d’un vert criard surmonté d’un écusson bleu, se détachant contre le ciel d’automne d’un gris uniforme :

Roland le rejoignit, retira doucement Ote de sa chemise et le déposa sur le toit de Blaine. Le bafouilleux renifla la surface rose, puis regarda vers l’avant du mono. Là-bas, la tête lisse du train en balle de revolver n’était plus qu’un froissement de métal qu’on aurait pelé en deux ailes déchiquetées. Une double estafilade sombre, commençant à la pointe du Mono et venant s’interrompre à une dizaine de mètres de l’endroit où se tenaient Jake et Roland, blessait le toit de ses parallèles. À l’extrémité de chacune, on voyait un large pylône métallique, rayé jaune et noir. Ils paraissaient jaillir du toit du monorail, juste avant le Compartiment de la Baronnie. Pour Jake, ils ressemblaient un peu aux poteaux de but d’un terrain de foot.

— Ce sont les butoirs du quai qu’il parlait de se prendre de plein fouet, murmura Susannah.

Roland approuva du chef.

— On a eu de la veine de s’en tirer, mon grand, tu sais ça ? Si ce bidule avait roulé plus vite…

— Le ka, prononça Eddie, dans leur dos.

Roland acquiesça.

— Oui. Le ka.

Jake se désintéressa des poteaux de but en transacier et se tourna à nouveau vers le panneau, persuadé à demi qu’il ne serait plus là ou bien qu’il dirait autre chose (AUTOROUTE À PÉAGE DE L’ENTRE-DEUX-MONDES ou bien encore ATTENTION AUX DÉMONS), mais il n’avait pas bougé d’un pouce et indiquait toujours la même chose.

— Eddie ? Susannah ? Vous avez vu ça ?

Ils suivirent des yeux son doigt pointé. Pendant un instant — assez long toutefois pour que Jake craigne d’avoir été victime d’une hallucination — aucun d’eux ne pipa mot. Puis Eddie fit à voix basse :

— Putain de merde. On est rentrés chez nous ? Et si c’est bien le cas, où sont passés les gens ? Et si un machin comme Blaine faisait un arrêt à Topeka — notre Topeka, Topeka, Kansas — comment se fait-il que je n’aie jamais rien vu là-dessus dans Soixante minutes ?

— C’est quoi Soixante minutes ? demanda Susannah.

La main en visière, elle regardait vers le panneau, au sud-est.

— Une émission de télé, animée par de vieux schnocks blancs en costard-cravate, dit Eddie. Tu l’as ratée à cinq ou dix ans près. Pas grave. Mais ce panneau…

— OK, on est au Kansas, fit Susannah. Et dans notre Kansas, je pense.

Elle avait repéré un autre panneau, dépassant à peine des arbres. Elle le désigna à Jake, à Eddie et à Roland.

— Il y a un Kansas dans ton monde, Roland ?

— Non, répondit Roland, l’œil fixé sur les panneaux. Nous sommes loin des confins du monde qui était le mien. J’en étais déjà fort éloigné avant même de vous rencontrer tous les trois. Cet endroit…

Il s’interrompit, penchant la tête comme à l’écoute d’un bruit à la limite de l’audible. Et l’expression de son visage… Jake ne l’aimait pas beaucoup.

— Oyez, oyez, les mômes ! fit Eddie avec enjouement. Aujourd’hui, Cours de Géo Zarbi de l’Entre-Deux-Mondes. Faut savoir, les gars et les nanas, que dans l’Entre-Deux-Mondes, on part de New York, on se dirige au sud-est vers le Kansas, avant de suivre le Sentier du Rayon jusqu’à ce qu’on atteigne la Tour Sombre… qui se trouve pile poil au milieu de tout et n’importe quoi. Primo, faut combattre les homards géants ! Deuzio, prendre le train psychotique ! Et après une virée à notre snack-bar préféré pour un popkin ou deux…

— Aucun de vous n’entend rien ? le coupa Roland.

Jake dressa l’oreille. Il entendit le vent échevelant les arbres du parc voisin — dont les feuilles commençaient à changer de couleur — et aussi le cliquetis des ongles des pattes d’Ote qui revenait vers eux sans se presser, le long du toit du Compartiment de la Baronnie. Puis Ote s’arrêta et, avec lui, le bruit qu’il faisait…

Une main saisit Jake par le bras, le faisant sursauter. C’était Susannah. La tête penchée, elle écarquillait les yeux. Eddie aussi écoutait. Ote, idem : les oreilles dressées et un gémissement étouffé au fond de la gorge.

Jake eut une poussée de chair de poule, tout en faisant la grimace. Le son, bien que très faible, agaçait les oreilles comme un zeste de citron agace les dents. Jake avait déjà entendu quelque chose de ressemblant. Ça remontait à ses cinq-six ans ; il y avait une espèce de dingue à Central Park qui se prenait pour un musicien… ouais, bien sûr, à Central Park, des tonnes de dingues se prenaient pour des musiciens, mais c’était le seul que Jake ait jamais vu jouer avec un outil de menuisier. Sur un écriteau posé près de son chapeau renversé, on pouvait lire : LE PLUS GRAND JOUEUR DE SCIE DU MONDE ! HEIN QU’ON DIRAIT DE LA MUSIQUE HAWAÏENNE ! AIDEZ-MOI D’UNE PETITE PIÈCE SVP !

Jake était en compagnie de Greta Shaw, la première fois qu’il avait rencontré le joueur de scie musicale ; il se souvenait comme elle avait pressé le pas en arrivant à sa hauteur. Il était assis là comme le violoncelliste d’un orchestre symphonique, sauf qu’il avait une scie à main, maculée de rouille, étalée sur les genoux. Jake se souvint de l’expression horrifiée et comique de Mrs Shaw et la moue de ses lèvres pincées, comme si… ben ouais, comme si elle venait de mordre à belles dents dans un quartier de citron.

Si le son qu’il entendait aujourd’hui n’était pas exactement semblable à celui

(HEIN QU’ON DIRAIT DE LA MUSIQUE HAWAÏENNE !)

que le type du parc produisait en faisant vibrer la lame de sa scie, il s’en rapprochait beaucoup : un son métallique, pleurard, tremblotant qui vous montait aux sinus et vous donnait l’impression que vos yeux allaient cracher de l’eau. D’où cela provenait-il ? Jake n’aurait su le dire. Le son semblait surgir de partout et de nulle part ; en même temps, il était si bas qu’il aurait facilement cru que tout ça n’était qu’un effet de son imagination, si les autres ne l’avaient pas…

— Attention ! cria Eddie. Aidez-moi, les mecs ! Je crois qu’il va s’évanouir !

Jake pivota vers le Pistolero et vit que sa figure était devenue aussi pâle que du fromage blanc, au-dessus de sa chemise décolorée par la poussière. Ses yeux ronds n’offraient qu’un regard vide. Un coin de sa bouche se crispait spasmodiquement comme si un hameçon invisible y était fiché.

— Jonas, Reynolds et Depape, dit-il. Les Grands Chasseurs du Cercueil. Et elle. Celle du Cöos. C’étaient eux. Eux qui…

Debout sur le toit du mono, dans ses bottes fatiguées et poussiéreuses, Roland chancelait. Son visage exprimait le plus grand chagrin que Jake ait jamais vu.

— Oh, Susan, dit-il. Ô mon amour.

2

Ils le saisirent et formèrent un cercle protecteur autour de lui ; le Pistolero bouillonnait de honte, de culpabilité et de dégoût pour lui-même. Qu’avait-il fait pour mériter d’aussi dévoués protecteurs ? Quoi d’autre, à part le fait de les avoir arrachés au train-train de leur vie quotidienne, et cela avec aussi peu d’égards qu’on arrache les mauvaises herbes de son jardin ?

Il voulut les rassurer sur son état, leur dire de le lâcher, mais aucun mot ne franchit ses lèvres ; ce terrible son pleurard l’avait transporté des années en arrière dans le box canyon, à l’ouest d’Hambry. Avait rappelé à son souvenir Depape et Reynolds et ce vieux bancroche de Jonas. Mais c’était pourtant la femme de la colline qu’il haïssait le plus : d’une haine que seul un très jeune homme peut aller puiser aux plus sombres sources de son être. Ah, aurait-il pu faire autrement que de les haïr ? Ils lui avaient brisé le cœur. Et aujourd’hui, tant d’années plus tard, il lui semblait que la chose la plus horrible de toute l’existence humaine, c’était que même les cœurs brisés se ressoudent.

Je pensai d’abord : il ment à chaque mot,

Cet estropié chenu à l’œil plein de malice…

Quels étaient ces vers ? Tirés de quel poème ?

Il l’ignorait, mais il savait en revanche que les femmes aussi pouvaient mentir ; ces femmes au large sourire qui sautillaient dans tous les coins et voyaient trop de choses du coin de leur vieil œil chassieux. Peu importait l’auteur de ces vers ; ses mots disaient vrai, rien d’autre ne comptait. Ni Eldred Jonas ni la mégère de la colline n’avaient eu l’envergure de Marten — ni même celle de Walter — dans la malfaisance, mais tels quels, ils ne lui en avaient pas moins grandement nui.

Puis, après… dans le canyon, à l’ouest de la ville… ce son… auquel vinrent se mêler les cris des hommes et des chevaux blessés… pour une fois dans sa vie, même Cuthbert, si volubile d’habitude, avait été réduit au silence.

Mais tout ça remontait à il y a fort longtemps, à un autre quand ; dans l’ici et maintenant, ce gazouillis avait soit disparu soit était tombé en dessous du seuil d’audibilité. Mais ils le réentendraient. Il le savait comme il savait à coup sûr qu’il était en marche vers la damnation.

Relevant les yeux vers les autres, il grimaça un pauvre sourire. Les commissures de ses lèvres ne tremblaient plus, c’était déjà ça.

— Ça va, dit-il. Mais écoutez-moi bien : nous voilà tout près de la fin de l’Entre-Deux-Mondes et tout près du commencement du Monde Ultime. La première grande étape de notre quête est terminée. Nous nous en sommes bien tirés ; nous nous sommes rappelé le visage de nos pères ; nous sommes restés unis et loyaux les uns envers les autres. Mais pour l’heure, nous venons d’atteindre une tramée. Nous devons faire très attention.

— Une tramée ? C’est quoi, ça ? demanda Jake, regardant autour de lui avec nervosité.

— Un endroit où l’étoffe de l’existence est usée jusqu’à la trame. Ils se multiplient puisque la force de la Tour Sombre est déclinante. Vous n’avez pas oublié ce que nous avons vu au-dessous de nous en quittant Lud ?

Ils acquiescèrent avec solennité, se rappelant le sol comme du verre noir fondu, les anciennes canalisations lançant des lueurs d’un bleu-vert maléfique, les monstrueux oiseaux difformes aux ailes semblables à de grandes voiles de cuir. Soudain, Roland ne put supporter davantage de les voir regroupés autour de lui, à le regarder de haut comme les clients d’un bar toisent un voyou tombé dans une rixe. Il tendit ses mains à ses amis — ses nouveaux amis. Eddie les lui prit et l’aida à se remettre sur pied. Le Pistolero concentra son énorme volonté pour ne pas vaciller et garder l’équilibre.

— C’était qui, Susan ? demanda Susannah.

Le pli qui barrait son front dénotait chez elle un trouble allant probablement plus loin que la simple coïncidence de la similarité des prénoms.

Roland la regarda, puis Eddie, puis Jake, qui s’était agenouillé pour pouvoir gratter Ote derrière les oreilles.

— Je vous raconterai, dit-il. Mais ce n’est ni le lieu ni l’heure.

— Tu n’arrêtes pas de dire ça, protesta Susannah. Tu ne vas pas encore nous renvoyer aux calendes grecques, hein ?

Roland fit non de la tête.

— Vous saurez mon histoire — cette partie du moins —, mais pas plantés sur cette carcasse métallique.

— Ouais, dit Jake. Être là-dessus, c’est comme s’amuser sur l’échine d’un dinosaure crevé ou un truc du même genre. J’arrête pas de penser que Blaine va revenir à la vie et recommencer à nous prendre la tête.

— Le bruit est parti, constata Eddie. Ce truc qui ressemblait à une pédale wah-wah.

— Ça m’a fait penser au vieux que je voyais dans Central Park, dit Jake.

— L’homme à la scie musicale ? demanda Susannah.

Jake leva vers elle des yeux ronds. Et elle opina.

— Sauf qu’il était pas du tout vieux quand je le voyais, moi. Y a pas que la géographie de zarbi par ici, la chronologie l’est aussi.

Eddie lui entoura les épaules de son bras et les serra.

— Amen.

Susannah se tourna vers Roland. Même si son regard n’était pas accusateur, ses yeux avaient une façon tranquille de le jauger sans détour que le Pistolero ne put s’empêcher d’admirer.

— Je ne te tiens pas quitte de ta promesse, Roland. Je veux tout savoir sur cette fille qui s’appelle comme moi.

— Tu le sauras, répéta Roland. Pour l’instant, descendons du dos de ce monstre.

3

Plus facile à dire qu’à faire. Blaine s’était immobilisé légèrement en travers d’une variante en plein air du Berceau de Lud (une traînée de débris tordus de métal rose la jonchait d’un côté, marquant la fin du dernier voyage de Blaine) et plus de sept mètres séparaient facilement le toit du Compartiment de la Baronnie du béton de la plate-forme. Si une échelle de coupée existait, identique à celle qui avait si commodément surgi par la trappe de sécurité, elle avait dû se retrouver coincée dans le froissement de tôles de l’arrêt.

Roland décrocha sa bourse, y fouilla et en sortit le harnais en peau de daim qu’ils utilisaient pour transporter Susannah quand le chemin était trop raboteux pour son fauteuil roulant. Fauteuil, du moins, qui ne leur causerait plus de tracas, songea le Pistolero : ils l’avaient abandonné derrière eux dans leur folle bousculade pour monter à bord de Blaine.

— À quoi ça va te servir ? demanda Susannah avec agressivité.

Son agressivité resurgissait toujours avec la réapparition du harnais. Ces ’culés d’culs blancs, là-bas dans l’Miss’ippi, j’les déteste pi’e qu’j’déteste ce ha’nais, avait-elle confié un jour à Eddie avec la voix de Detta Walker, mais pa’fois c’est p’esque du pa’eil au même, mon chou.

— Tout doux, Susannah, tout doux, dit le Pistolero, avec un léger sourire. Il défit le réseau de lanières du harnais, mettant le siège de côté, avant de les tresser à nouveau. Il réunit le résultat au dernier bon rouleau de corde en sa possession par un simple nœud d’écoute à l’ancienne. Tandis qu’il s’y employait, il tendait l’oreille à l’affût du gazouillis de la tramée… comme tous les quatre avaient tendu l’oreille pour percevoir le tambour des dieux ; comme Eddie et lui avaient guetté le moment où les homarstruosités commençaient leur questionnement de rois de la chicane (« A-ce que châle ? I-ce que chic ? Eut-ce que chule ? ») en trébuchant chaque soir hors des vagues.

Le ka est une roue, songea-t-il. Ou bien, comme Eddie aimait à le dire, tout ce qui s’en va s’en revient.

Une fois la corde terminée, il fit une boucle au bas de la partie tressée. Jake y glissa un de ses pieds avec une confiance aveugle, agrippa la corde d’une main et installa Ote au creux de l’autre bras. Ote regarda nerveusement autour de lui, gémit et, étirant le cou, lécha la figure de Jake.

— Tu n’as pas peur, n’est-ce pas ? demanda Jake au bafouilleux.

— Eur, acquiesça Ote.

Mais il se tint assez tranquille quand Roland et Eddie descendirent Jake le long du flanc du Compartiment de la Baronnie. La corde n’était pas suffisamment longue pour le mener jusqu’en bas, mais Jake n’eut aucun mal à libérer son pied et se laissa tomber sur le dernier mètre. Il déposa Ote sur le sol. Le bafouilleux trottina, la truffe au vent, pour aller lever la patte contre le bâtiment du terminus. Loin d’être aussi imposant que le Berceau du Lud, il avait un aspect vieillot que Roland apprécia — charpente blanche, avant-toit en surplomb, hautes et étroites fenêtres, et ce qui ressemblait à des bardeaux d’ardoise. Le terminus avait un look occidental[3]. En lettres dorées, sur un panneau qui s’étirait en enfilade au-dessus des portes du terminus, on lisait ce qui suit :

ATCHISON, TOPEKA ET SANTA FÉ

Des noms de villes, supposa Roland, et la dernière lui parut familière ; n’y avait-il pas eu une Santa Fé dans la Baronnie de Mejis ? Mais cela le ramenait à Susan, à la jolie Susan à sa fenêtre, à ses cheveux dénoués lui tombant au creux des reins, à son odeur de jasmin, de rose, de chèvrefeuille et de foin coupé, senteurs dont l’oracle des montagnes n’avait été capable de fournir que la plus pâle des imitations. Susan, couchée sur le dos, ses yeux graves levés vers lui, puis souriante, qui avait glissé ses mains derrière la nuque pour mieux faire pointer ses seins, comme si elle brûlait d’avoir ses mains à lui sur son corps.

Si tu m’aimes, Roland, alors aime-moi jusqu’au bout… oiseau et ours, lièvre et poisson…

— … suivante ?

Il se retourna vers Eddie, devant accomplir un énorme effort de volonté sur lui-même pour s’arracher au quand de Susan Delgado. Il y avait des tramées ici à Topeka, fort bien, et de multiples sortes.

— J’avais l’esprit ailleurs, Eddie. J’implore ton pardon.

— Susannah est la suivante ? C’est ce que je viens de te demander.

Roland refusa d’un signe de tête.

— Toi, ensuite, puis Susannah. Et enfin moi en dernier.

— Ça ira ? Avec ta main et tout ça ?

— Mais oui, ça ira.

Eddie opina et glissa son pied dans la boucle. À l’arrivée d’Eddie dans l’Entre-Deux-Mondes, Roland aurait pu le descendre facilement tout seul, doigts manquants ou pas, mais Eddie n’avait plus touché à sa drogue depuis des mois à présent et il s’était remplumé de sept, huit bons kilos de muscles. Roland accepta l’aide de Susannah plutôt de bon cœur et, ensemble, ils aidèrent Eddie à descendre.

— À votre tour, gente dame, dit Roland en lui souriant.

Il n’avait plus tellement besoin de se forcer à sourire, ces derniers temps.

— OK.

Mais nonobstant, elle restait là, à se mordiller le bas de la lèvre.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Portant sa main à son ventre, elle le massa comme s’il lui faisait mal ou qu’elle avait la colique. Il crut qu’elle allait dire quelque chose, mais elle se contenta de secouer la tête.

— Rien.

— Je ne te crois pas. Pourquoi tu te frottes le ventre ? Tu es blessée ? Tu t’es blessée quand on s’est arrêté ?

Elle retira la main de sa tunique comme si la peau en dessous du nombril était soudain devenue brûlante.

— Non, ça va.

— C’est vrai ?

Susannah parut réfléchir très attentivement.

— On en reparlera, dit-elle finalement. On tiendra une palabre, si tu préfères. Mais tu avais raison tout à l’heure, Roland — ce n’est ni le lieu ni le moment.

— Nous quatre, ou juste, toi, moi et Eddie ?

— Rien que toi et moi, Roland, dit-elle, en fourrant son moignon de jambe dans la boucle du nœud coulant. Juste un tête-à-tête entre un coq de basse-cour et une de ses poules, du moins pour commencer. Maintenant, descends-moi, s’il te plaît.

Ce qu’il fit, le sourcil froncé, espérant de tout son cœur que sa première idée — celle qui lui était venue dès qu’il l’avait vue se masser sans relâche — était erronée. Parce qu’elle avait été dans l’anneau de parole et que le démon dont c’était la tanière avait fait d’elle ce qu’il avait voulu pendant que Jake tentait de passer d’un monde à l’autre. Parfois — souvent — un contact démoniaque changeait les choses.

Jamais pour le mieux, d’après l’expérience de Roland.

Il remonta la corde une fois qu’Eddie, attrapant Susannah par la taille, lui eut fait rejoindre le quai. Le Pistolero s’avança vers l’un des butoirs qui avaient déchiré le museau en balle de revolver du monorail tout en confectionnant un demi-nœud avec l’extrémité de la corde. Il le lança par-dessus le pylône, l’arrêta par un tour mort (en prenant soin de ne pas tirer trop vivement sur la corde à gauche), puis gagna de la sorte le quai par ses propres moyens, prenant appui sur le flanc rose de Blaine où ses bottes laissèrent des traces de leur passage.

— Dommage qu’on perde à la fois la corde et le harnais, observa Eddie quand Roland les eut rejoints.

— Je ne regrette pas ce harnais, dit Susannah. Je préfère ramper sur le trottoir, quitte à avoir les avant-bras recouverts de chewing-gum jusqu’au coude.

— On n’a rien perdu du tout, fit Roland.

Glissant la main dans la boucle-étrier de cuir, il tira d’un coup sec sur la gauche. La corde dégringola du butoir, Roland la rassemblant au fur et à mesure sans se faire prendre de vitesse.

— Super géant ! dit Jake.

— Père Ans ! acquiesça Ote.

— Cort ? demanda Eddie.

— Cort, confirma Roland, avec un sourire.

— L’instructeur d’enfer, dit Eddie. Vaut mieux toi que moi, Roland. Vaut mieux toi que moi.

4

Comme ils se dirigeaient vers les portes de la gare, ce son liquide, sourd et mélodieux, reprit de plus belle. Roland s’amusa de voir ses trois compagnons froncer le nez et faire la moue avec un bel ensemble ; ça leur donnait un air de famille autant que d’un ka-tet. Susannah désigna le parc de la main. Les panneaux au-dessus des arbres tremblotaient légèrement, comme sous l’effet d’une brume de chaleur.

— Ça vient de la tramée ? demanda Jake.

Roland opina.

— On pourra l’éviter ?

— Oui. Les tramées sont dangereuses comme les sables mouvants des marécages et les « saligs ». Vous savez de quoi je parle ?

— Les sables mouvants, on connaît, dit Jake. Et si les « saligs », ce sont ces longues choses vertes à longues dents vertes, on connaît aussi.

— Oui, c’est bien ça.

Susannah se retourna pour regarder Blaine une dernière fois.

— Ni questions bêtes ni jeux bêtes. Le livre avait raison sur ce point.

Puis elle reporta son regard sur Roland.

— Et Béryl Evans, celle qui a écrit Charlie le Tchou-tchou ? Tu crois qu’elle fait partie de tout ça ? Qu’on pourrait la rencontrer ? J’aimerais bien la remercier. Eddie bien sûr a solutionné le problème, mais…

— C’est possible, je suppose, dit Roland. Mais à vrai dire, je ne crois pas. Mon monde est comme un gigantesque bateau échoué assez près du rivage pour que la plupart de ses épaves soient rejetées par la mer sur la plage. Bien des choses que nous trouvons sont fascinantes, quelques-unes peuvent nous être utiles, si le ka le permet, mais ça n’en sont pas moins des épaves. Des épaves dénuées de sens.

Il jeta un regard alentour.

— À l’image de cet endroit, je pense.

— Il n’a pas vraiment l’air d’un truc échoué, dit Eddie. Regardez la peinture de la gare — il y a un peu de rouille provenant des gouttières, sous l’avant-toit, mais sinon elle n’est écaillée nulle part ailleurs, à ce que j’en vois.

Se plantant devant les portes, il fit glisser ses doigts de haut en bas sur la vitre de l’imposte, y traçant quatre traînées claires.

— De la poussière en pagaille, mais pas de fêlures. D’après moi, ce bâtiment n’a pas été nettoyé depuis… le début de l’été, peut-être ?

Il regarda Roland qui acquiesça en haussant les épaules. Il n’écoutait que d’une oreille car son attention était divisée. Le reste de son esprit se concentrait sur deux choses : le gazouillis de la tramée et ses efforts pour repousser les souvenirs qui menaçaient de le submerger.

— Mais Lud tombait en ruine depuis des siècles, dit Susannah. Tandis que cet endroit — que ce soit ou non Topeka — me fait vraiment penser à ces petites villes à filer la chair de poule de La Quatrième Dimension. Vous ne devez pas vous souvenir de cette série, les mecs, mais…

— Mais si, répondirent Eddie et Jake comme un seul homme.

Ils échangèrent un regard et éclatèrent de rire. Eddie tendit la main et Jake tapa dedans.

— Ils font des redifs, expliqua Jake.

— Ouais, tout le temps, ajouta Eddie. Les sponsors d’habitude, ce sont des avocats spécialisés dans les faillites qu’ont l’air de terriers à poil ras. Et tu as raison, Susannah. Cet endroit n’a rien à voir avec Lud. Pourquoi il lui ressemblerait d’ailleurs ? Il n’est pas situé dans le même monde. Je sais pas où on est passés de l’autre côté, mais…

Il désigna à nouveau l’écusson bleu de l’Interstate 70, comme si cela prouvait ce qu’il avançait, sans l’ombre d’un doute.

— Si c’est Topeka, où sont les habitants ? demanda Susannah.

Eddie haussa les épaules avec un geste fataliste…

— Qui sait ?

Jake appuya son front contre la vitre de la porte centrale et scruta l’intérieur, les mains en pare-soleil. Peu après, il aperçut quelque chose qui le fit se reculer bien vite.

— Oh, oh, fit-il. Pas étonnant que la ville soit si calme…

Roland se mit derrière Jake et regarda à son tour par-dessus la tête du garçon, éliminant lui aussi son propre reflet de ses mains. Le Pistolero, avant même de voir ce que Jake avait vu, avait tiré deux conclusions : primo, il avait beau s’agir sans contredit d’une gare ferroviaire, ce n’était pas vraiment là une gare pour Blaine… elle n’avait rien d’un berceau. Deuzio, la gare appartenait bien au monde d’Eddie, de Jake et de Susannah, mais peut-être pas à leur .

C’est la tramée. Il va nous falloir prendre garde.

Deux cadavres étaient renversés côte à côte sur l’un des longs bancs qui occupaient pratiquement tout le hall ; leurs visages parcheminés à l’abandon et leurs mains noires mis à part, on aurait pu les prendre pour des fêtards qui s’étaient endormis dans la gare après une noce à tout casser et avaient raté leur dernier train. Sur le mur, derrière eux, on lisait sur un tableau où était marqué DÉPARTS, le nom de villes, de villages et de baronnies, les uns en dessous des autres. DENVER, lisait-on ici. WICHITA, lisait-on là. OMAHA, lisait-on encore ailleurs. Roland avait connu autrefois un joueur borgne du nom d’Omaha ; il était mort, un couteau planté dans la gorge, à une table de Surveille-Moi. Il avait pénétré dans la clairière à la fin du sentier, la tête rejetée en arrière et arrosant dans son dernier souffle le plafond de son sang. Suspendue à celui de cette salle (que l’esprit lent et lourd de Roland s’obstinait à considérer comme un relais de diligence, le long d’une route à demi oubliée telle celle qui l’avait mené jusqu’à Tull), une superbe horloge à quatre cadrans exhibait ses aiguilles bloquées sur 4 h 14. Roland supposa qu’elles ne se remettraient plus jamais en mouvement. Triste pensée… mais triste était ce monde. S’il n’aperçut pas d’autre cadavre, l’expérience lui soufflait que là où il y en avait deux, il y en avait quatre ou aussi bien treize à la douzaine, hors de vue.

— On entre ? demanda Eddie.

— Pourquoi faire ? riposta le Pistolero. Ça ne se trouve pas sur le Sentier du Rayon.

— Tu ferais un guide touristique du tonnerre, dit Eddie, revêche. En avant tout le monde et prière de ne pas aller vadrouiller dans le…

Jake l’interrompit par une demande que Roland ne comprit pas.

— Vous n’auriez pas un quarter, vous autres, par hasard ?

Le garçon s’adressait à Eddie et à Susannah. Près de lui se trouvait une caissette métallique sur laquelle on lisait, écrit en bleu :

Le Capital-Journal de Topeka vous parle du Kansas comme nul autre ! C’est le quotidien de votre ville ! Lisez-le chaque jour que Dieu fait !

Eddie, amusé, fit non de la tête.

— J’ai perdu ma monnaie à un moment ou un autre. Probablement, quand j’ai grimpé dans cet arbre, un peu avant que tu nous rejoignes, lors de ma tentative désespérée pour éviter de servir de casse-croûte à un ours robot. Je regrette.

— Attends une minute… attends une minute…

Susannah fourrageait dans son sac ouvert, d’une façon qui fit sourire Roland en dépit de ses préoccupations. C’était un geste tellement féminin, dans son genre. Elle retourna des Kleenex froissés, les secouant pour s’assurer qu’ils ne contenaient rien, sortit un poudrier, l’examina, le lâcha à nouveau dans le sac, pécha un peigne, le remit en place…

Trop absorbée, elle ne releva pas les yeux quand Roland, en deux trois mouvements, passa devant elle et défourailla son revolver du holster en crampon de débardeur qu’il lui avait fabriqué. Il ne tira qu’un coup, un seul. Susannah, poussant un petit cri, laissa tomber son sac et porta la main à l’étui vide, sous son sein gauche.

— Visage Pâle, tu m’as foutu une frousse du diable !

— Fais davantage attention à ton arme, Susannah, sinon la prochaine fois que quelqu’un te l’arrachera, tu te retrouveras avec un trou entre les deux yeux au lieu qu’il soit fiché dans… comment tu appelles ça, Jake ? Une boîte conçue pour donner des nouvelles ? Ou bien destinée à contenir du papier ?

— Les deux, dit Jake, d’un air effrayé.

Ote avait battu en retraite à la moitié du quai et regardait Roland, plein de méfiance. Jake enfonça son doigt dans le trou que la balle avait creusé au centre de la serrure de la caissette à journaux. Un peu de fumée s’en échappait.

— Vas-y, dit Roland. Ouvre.

Jake tira sur la poignée, qui résista un peu, puis une pièce métallique tomba avec un cliquetis quelque part à l’intérieur et l’abattant s’ouvrit. La caissette était vide ; l’écriteau collé sur la paroi du fond disait : S’IL N’Y A PLUS AUCUN NUMÉRO, PRIÈRE DE PRENDRE L’EXEMPLAIRE DU PRÉSENTOIR. Jake l’extirpa de son support de fil de fer et les autres firent cercle autour de lui.

— Bon Dieu, qu’est-ce que… ? fit Susannah d’un murmure à la fois horrifié et accusateur. Qu’est-ce que ça signifie ? Bon Dieu, mais qu’est-ce qui s’est passé ?

Sous l’en-tête du journal, barrant quasiment tout le haut de la première page, se détachait en lettres noires qui hurlaient :

LA SUPERGRIPPE DITE « CAPITAINE TRIPS » FAIT RAGE SANS AUCUN FREIN.
Les Chefs du Gouvernement ont pu fuir le pays
Les hôpitaux de Topeka regorgent de malades et de mourants
Ils sont des millions à prier pour leur guérison.

— Lisez à haute voix, dit Roland. Les lettres sont dans votre parler. Je ne peux pas les déchiffrer toutes et j’ai très envie de savoir ce que ça raconte.

Jake lança un regard à Eddie qui opina avec impatience.

Jake déplia le journal, révélant une image en pointillés (Roland avait déjà vu des images de ce type ; on les appelait des « fauteur graffies ») qui leur causa un choc à tous : on voyait une ville au bord d’un lac aux gratte-ciel en flammes. LES INCENDIES RAVAGENT CLEVELAND, disait la légende en dessous.

— Lis, petit ! fit Eddie.

Susannah se taisait : elle lisait déjà l’article — le seul à figurer en première page — par-dessus l’épaule de Jake. Ce dernier s’éclaircit la gorge, comme s’il n’avait soudain plus de salive et commença sa lecture.

5

— C’est signé John Corcoran, plus rédact. et dépêches Associated Press. Ça signifie que plein de gens différents ont travaillé dessus, Roland. OK. J’y vais :

« La plus grande crise qu’ait jamais connue l’Amérique — et peut-être le monde — s’est aggravée du jour au lendemain : la supergrippe, qu’on surnomme Tube-Neck dans le Middle West et Capitaine Trips en Californie, ne cesse d’étendre ses ravages. Bien que le nombre des victimes ne puisse être évalué avec exactitude, des médecins experts déclarent que leur chiffre dépasse déjà, au stade actuel, les plus horribles prévisions : de vingt à trente millions de morts sur le seul continent américain est l’estimation qu’a donnée le Dr Morris Hackford de l’hôpital et centre médical Saint François de Topeka. On ne cesse de brûler des cadavres de Los Angeles à Boston dans les crématoriums, les hauts-fourneaux et les décharges publiques. Ici, à Topeka, on encourage les survivants, encore assez bien portants et assez résistants pour le faire, à transporter leurs morts jusqu’à l’un des trois sites suivants : l’usine dépotoir au nord d’Oakland Billard Park ; le champ de courses de Heartland Park ; le dépôt d’ordures de la 61e Rue Sud-Est, à l’est de Forbes Field. Ceux qui opteront pour le dépôt devront emprunter Berryton Road ; en Californie, d’après des sources autorisées, la circulation a été bloquée par les épaves de voitures et au moins par un avion-cargo de l’Air Force, abattu.

Jake releva des yeux terrifiés vers ses amis et regarda derrière lui la gare silencieuse, avant de les rebaisser vers le journal.

« Le Dr April Montoya du Centre médical régional de Stormont-Vail fait remarquer que le nombre de victimes, si horrifiant soit-il, ne constitue que l’un des aspects de cet affreux épisode. “Car, pour chaque personne décédée jusqu’ici de ce nouveau virus grippal, a déclaré le Dr Montoya, on en compte six autres alitées chez elles, peut-être même peut-on aller jusqu’à la dizaine. Jusqu’à présent, d’après ce que nous avons pu déterminer, le taux de guérison est de zéro pour cent.” Elle a confié en toussant au même journaliste : “Sur un plan strictement personnel, je ne fais aucun projet pour le week-end.” Autres développements au plan local : tous les vols commerciaux au départ de Forbes et de Phillip Billard sont annulés. Tous les trajets ferroviaires par l’Amtrak sont suspendus, non seulement à Topeka même, mais à travers tout le Kansas. La gare Amtrak de Gage Boulevard est fermée jusqu’à nouvel ordre. Tous les établissements scolaires de Topeka sont également fermés jusqu’à nouvel ordre. Ceci concerne les secteurs 437, 345, 450 (Shawnee Heights), 372 et 501 (Topeka centre). Le Collège luthérien et le Collège technique de Topeka ont eux aussi fermé leurs portes, de même que la Kansas University à Lawrence. Les habitants de Topeka doivent s’attendre à des baisses de tension ou des pannes de secteur dans les jours et les semaines qui viennent. La Compagnie d’Électricité du Kansas, Power & Light, a annoncé une “mise au ralenti” de la Centrale nucléaire de la Kaw, à Wambego. Bien que nul membre des R.P. de la KawNuke n’ait répondu aux appels de notre journal, un message enregistré prévient qu’il ne s’agit en aucun cas d’une alerte, mais d’une simple mesure de sécurité. Que le fonctionnement de la KawNuke retournera à la normale, “à l’issue de la crise actuelle”. Le réconfort qu’on pourrait puiser dans ce communiqué est en grande partie réduit à néant par les derniers mots de l’enregistrement, qui ne sont ni “au revoir” ni “merci de votre appel”, mais “Dieu nous aide dans cette épreuve”. »

Jake marqua une pause. Le temps de tourner la page où l’article se poursuivait, agrémenté de nouvelles photos : une camionnette carbonisée retournée sur les marches du musée d’Histoire naturelle du Kansas ; l’embouteillage monstre pare-chocs contre pare-chocs du Golden Gate Bridge de San Francisco ; un entassement de cadavres à Times Square. L’un des corps, remarqua Susannah, était pendu à un lampadaire et cela lui rappela la course cauchemardesque pour atteindre le Berceau de Lud qu’elle et Eddie avaient accomplie, après s’être séparés du Pistolero ; elle se souvint de Luster, Winston, Jeeves et Maud. Quand le tambour des dieux a retenti cette fois, c’est le caillou de Spanker qui est sorti du chapeau, avait dit Maud. Et on l’a fait danser. Sauf, bien sûr, que ce qu’elle avait voulu dire par là, c’est qu’ils l’avaient pendu. Comme ils avaient pendu des gens, semblait-il, là-bas dans ce bon vieux New York. Quand les choses tournaient au bizarre, il y avait toujours quelqu’un pour dénicher une corde prête au lynchage, semblait-il.

Des échos. Tout était un écho de tout. Ils bondissaient et rebondissaient d’un monde à l’autre, sans s’atténuer comme les échos ordinaires mais au contraire en croissant et devenant plus terribles. Comme le tambour des dieux, songea Susannah en frissonnant.

« Dans les débats au plan national, lut Jake, la conviction continue à grandir que les principaux leaders du pays, après avoir nié l’existence de la supergrippe dans les premiers jours, où l’adoption de mesures de quarantaine aurait encore pu avoir un certain effet, se sont réfugiés dans des abris souterrains conçus pour sauvegarder les têtes pensantes en cas de conflit nucléaire. Plus personne n’a vu le vice-président Bush ni les membres clés du cabinet de l’administration Reagan depuis les dernières quarante-huit heures. Le président Reagan lui-même est invisible depuis qu’il a assisté dimanche matin au service de l’Église méthodiste de la Green Valley à San Simeon. « Ils se sont précipités dans les bunkers comme Hitler et sa bande de rats d’égout nazis à la fin de la Seconde Guerre mondiale », a déclaré le représentant Steve Sloan. Quand on lui a demandé s’il voyait une objection à ce que l’on cite son nom, le représentant du Kansas nouvellement élu, un Républicain, a éclaté de rire et répondu : “Pourquoi voulez-vous ? Je suis déjà bien atteint. Je ne serai plus que poussière à la même heure, la semaine prochaine.” Des incendies, probablement criminels, continuent de ravager Cleveland, Indianapolis et Terre Haute. L’explosion gigantesque qui s’est produite près du Riverfront Stadium de Cincinnati ne semble pas être d’origine nucléaire, comme on l’a d’abord craint, mais résulter d’une accumulation de gaz naturel causée par le manque de surveillance… »

Le journal tomba des mains de Jake. Une rafale de vent l’emporta d’un souffle le long du quai, dispersant les quelques pages non dépliées. Ote, étirant son cou, en happa une au passage. Il trottina vers Jake, la tenant dans sa gueule, aussi docile qu’un chien avec un bâton.

— Non, Ote, j’en veux pas, dit Jake, d’une voix très jeune et maladive.

— Au moins, nous savons ce que sont devenus les habitants, conclut Susannah, qui se pencha et retira le journal de la gueule d’Ote. C’étaient les deux dernières pages. Elles étaient bourrées d’avis mortuaires imprimés en très petits caractères. Pas de photos, pas de causes du décès, pas d’annonces de services funèbres. Rien qu’un tel est mort, aimé de x et y, une telle est morte, bien-aimée de Jill et Joe, cet autre-là est mort, aimé de ceux-ci, ceux-là. Tout ça dans une typographie minuscule, pas très nette ni lisible. Ce furent les bavures de la typo qui achevèrent de convaincre Susannah que tout cela était vrai.

Ils ont tout fait pour honorer leurs morts, même jusqu’à la fin, se dit-elle, une boule dans la gorge. Ils ont vraiment tout fait.

Elle replia la feuille en quatre et regarda au dos la dernière page du Capital-Journal. On y voyait une image de Jésus-Christ, l’œil triste, les mains tendues, le front portant les stigmates de sa couronne d’épines. En dessous, ces trois mots énormes en gras :

PRIEZ POUR NOUS

Elle releva des yeux accusateurs sur Eddie. Puis lui tendit le journal, tapotant du doigt la date en haut de page. 24 juin 1986. Eddie avait été tiré dans le monde du Pistolero, un an après.

Il tint la feuille un long moment, lissant sans cesse la date entre ses doigts, comme s’il pouvait par ce manège la faire changer. Puis il regarda ses compagnons en secouant la tête.

— Non. Je ne m’explique pas plus ce journal que cette ville ou les morts dans cette gare, mais je peux vous assurer d’une chose : tout allait bien à New York quand j’en suis parti. N’est-ce pas, Roland ?

Le Pistolero tiqua un tout petit peu.

— Rien ne m’a paru aller bien dans ta ville, mais ses habitants ne m’ont pas donné l’impression d’être les survivants d’un fléau tel que celui décrit ici, ça non.

— Y avait bien un truc qu’on appelait la maladie du légionnaire, dit Eddie. Et le sida, bien sûr…

— Le virus sexuel, hein, c’est ça ? demanda Susannah. Transmis par les tantouzes et les drogués ?

— Oui, sauf qu’on appelait plus les gays des tantouzes, de mon quand, dit Eddie.

Il esquissa un sourire, mais le remballa vite fait en le sentant artificiel et contraint.

— Alors, tout ça… ça n’est jamais arrivé, dit Jake, effleurant avec hésitation le visage du Christ sur la dernière page du journal.

— Bien sûr que si, dit Roland. C’est arrivé aux semailles de juin de l’année mille neuf cent quatre-vingt-six. Et nous nous trouvons ici, à la suite de ce fléau. Si Eddie a raison quant au laps de temps écoulé, cette épidémie de « supergrippe » a eu lieu aux dernières semailles de juin. Nous nous trouvons à Topeka, Arkansas, à la Moisson de quatre-vingt-six. Voilà pour le quand. Quant au où, tout ce que nous savons c’est que ce n’est pas celui d’Eddie. Ça pourrait être le tien, Susannah, ou le tien, Jake, puisque tu as quitté ton monde avant que tout ceci n’arrive.

Il tapota la date du journal, puis regarda Jake.

— Tu m’as dit quelque chose une fois. Je doute que tu t’en souviennes, mais moi, je n’ai pas oublié ; c’est l’une des choses les plus importantes qu’on m’ait jamais dites : « Allez-vous-en. Il existe d’autres mondes que ceux-ci. »

— D’autres devinettes en perspective, fit Eddie, l’air renfrogné.

— N’est-il pas établi que Jake Chambers est mort une fois et pourtant se tient devant nous en ce moment, tout ce qu’il y a de plus vivant ? Ou bien mettez-vous en doute mon récit de sa mort sous les montagnes ? Que vous ayez douté de ma bonne foi de temps en temps, c’est une chose que je sais. Et je suppose que vous avez de bonnes raisons pour ça.

Eddie rumina l’information, puis fit non de la tête.

— Tu mens quand ça sert ton but, mais je crois que lorsque tu nous as raconté l’histoire de Jake, t’étais trop détruit dans ta tête pour nous sortir autre chose que la vérité.

Roland constata avec un peu d’effroi que les paroles d’Eddie l’avaient atteint : Tu mens quand ça sert ton but — mais ne s’y arrêta pas. Après tout, c’était vrai pour l’essentiel.

— On est revenus à la flaque du temps, dit le Pistolero et on l’en a tiré avant qu’il ne s’y noie.

— Tu l’en as tiré, rectifia Eddie.

— Tu m’as bien aidé, pourtant, dit Roland, ne serait-ce qu’en me maintenant en vie, mais oublions ça pour le moment. C’est fort peu à propos. Ce qui l’est plus, c’est qu’il existe plusieurs mondes possibles et une infinité de portes qui y mènent. Nous sommes dans l’un de ces mondes ; la tramée qu’on entend est l’une de ces portes… seulement plus grande que celles qu’on a trouvées sur la plage.

— Grande comment ? demanda Eddie. Grande comme la porte d’un entrepôt ou bien comme l’entrepôt lui-même ?

Roland secoua la tête, levant les paumes de ses mains vers le ciel — qui sait ?

— Cette tramée, dit Susannah. On n’est pas seulement à côté d’elle, n’est-ce pas ? On est passés au travers. C’est comme ça qu’on a atterri ici, à cette version de Topeka.

— C’est possible, admit Roland. L’un d’entre vous a-t-il ressenti quelque chose d’étrange ? Une sensation de vertige ou une nausée passagère ?

Ils firent tous non de la tête. Ote, qui avait observé Jake attentivement, fit lui aussi non de la tête, cette fois.

— Non, dit Roland, comme s’il s’y était attendu. Mais on était polarisés sur les devinettes…

— Polarisés sur la façon d’éviter de nous faire tuer, oui, grommela Eddie.

— Oui. Aussi peut-être sommes-nous passés au travers sans nous en rendre compte. Dans tous les cas, les tramées ne sont pas naturelles — ce sont des écorchures sur la peau de l’existence, et qui ne doivent la leur qu’au fait que les choses vont de travers. Et ce, dans tous les mondes.

— Parce que les choses vont de travers à la Tour Sombre, fit Eddie.

Roland approuva.

— Et même si cet endroit — ce quand, ce — n’est pas le ka de ton monde à présent, il pourrait le devenir. Ce fléau — ou d’autres encore pires — pourrait s’étendre. Tout comme les tramées continueront à s’étendre, en nombre et en taille croissants. J’en ai vu peut-être une demi-douzaine, au cours de mes années de quête de la Tour et ouï une vingtaine d’autres, peut-être. La première… la première que j’aie vue, j’étais encore très jeune. C’était près d’une ville du nom d’Hambry.

Il se frotta la main contre la joue à nouveau et ne fut pas surpris de constater que de la sueur mouillait ses poils de barbe. Aime-moi, Roland. Si tu m’aimes, alors aime-moi jusqu’au bout.

— Quoi qu’il nous soit arrivé, ça nous a éjectés de ton monde, Roland, dit Jake. Nous sommes tombés du Rayon. Regarde.

Il montra le ciel du doigt. Les nuages se mouvaient lentement au-dessus de leurs têtes, mais plus dans la direction vers laquelle le mufle écrasé de Blaine pointait. Le sud-est était encore le sud-est, mais les signes du Rayon qu’ils avaient tellement pris l’habitude de suivre avaient disparu.

— Quelle importance ? demanda Eddie. Je veux dire… le Rayon a beau avoir disparu, la Tour n’en existe pas moins dans tous les mondes, hein ?

— Oui, dit Roland. Sauf qu’elle n’est peut-être pas accessible depuis tous les mondes.

Un an avant qu’il ne débute sa merveilleuse carrière d’héroïnomane si bien remplie, Eddie avait fait une brève tentative peu couronnée de succès comme coursier à bicyclette. Il se rappelait maintenant certains ascenseurs d’immeubles de bureaux dans lesquels il avait porté des plis, immeubles qui abritaient surtout des banques ou des firmes d’investissement. À certains étages, on ne pouvait arrêter la cabine ni descendre sans être possesseur d’une carte spéciale dont on balayait la fente sous le tableau des numéros d’étage. Quand l’ascenseur arrivait à ces étages verrouillés, le numéro d’étage était remplacé par un X.

— Je crois qu’il nous faudra retrouver le Rayon, dit Roland.

— Tu prêches un convaincu, dit Eddie. Allez, avançons.

Au bout de quelques pas, il se retourna vers Roland, le sourcil en point d’interrogation.

— Vers où ?

— Là où nous allions, dit Roland, comme si ça avait dû tomber sous le sens.

Il dépassa Eddie et dirigea ses bottes poussiéreuses et éculées vers le parc d’en face.

CHAPITRE 5 En péagisant

1

Roland gagna l’extrémité du quai, dégageant d’un coup de pied au passage des débris de métal rose. Arrivé à hauteur des marches, il s’arrêta et, se retournant, les regarda d’un air sombre.

— D’autres cadavres. Préparez-vous.

— Ils ne… hum… ne coulent pas, hein ? demanda Jake.

Roland tiqua, puis son visage s’éclaira en comprenant ce que Jake voulait dire.

— Non, ils ne coulent pas. Ils sont secs.

— Alors, ça va, dit Jake.

Mais il tendit la main à Susannah, qu’Eddie portait pour l’instant. Elle lui sourit et noua ses doigts autour des siens.

Au pied de l’escalier conduisant au parking des banlieusards sur le côté de la gare, une demi-douzaine de cadavres étaient affalés comme une gerbe de blé en vrac. Deux femmes, trois hommes. Le sixième était un bébé dans une poussette. Un été passé exposé aux intempéries (et à la merci potentielle des chats errants, ratons laveurs ou autres marmottes) avait doté le nourrisson d’un air de sagesse mystérieuse, celle d’une momie-enfant découverte dans une pyramide inca. Jake déduisit de sa barboteuse bleu fané que c’était un garçon, sans qu’il fût possible de l’affirmer avec certitude. Dépourvu d’yeux et de lèvres, sa peau ayant viré au gris noirâtre, déterminer son sexe était une sinistre plaisanterie — pourquoi le bébé mort est-il passé de l’autre côté ? Parce que le poulet s’est chopé la supergrippe.

Mais même dans son état, le nourrisson semblait avoir traversé les mois de désolation postfléau à Topeka mieux que les adultes des alentours. Eux n’étaient guère plus que des squelettes chevelus. Entre ce qui avait été autrefois ses doigts — et n’était plus qu’un ramassis d’os tendus de lambeaux de chair — l’un des hommes agrippait la poignée d’une valise semblable aux Samsonite des parents de Jake. Comme le bébé (et comme tous les autres), il n’avait plus d’yeux ; il fixait Jake de ses orbites sombres et profondes. Au-dessous, une rangée de dents jaunâtres s’avançait en un rictus querelleur. Pourquoi t’a mis si longtemps, mon garçon ? semblait demander le mort à la valise. Tu m’as fait poireauter, et l’été a été si long et si chaud !

Où vous espériez aller comme ça, les mecs ? se demandait Jake. Où donc dans cette merde super merdique vous pensiez que vous seriez à l’abri ? Des Moines ? Sioux City ? Fargo ? Sur la lune ?

Ils descendirent les marches, Roland en tête, les autres derrière. Jake tenait toujours Susannah par la main, Ote sur ses talons. Le bafouilleux au long corps semblait descendre chaque marche en deux étapes, comme un semi-remorque franchissant des gendarmes couchés.

— Ralentis, Roland, dit Eddie. Je tiens à vérifier les « espaces handi » avant qu’on aille plus loin. On pourrait avoir un coup de pot.

— « Espaces handi » ? demanda Susannah. Kézaco ?

Jake haussa les épaules. Il n’en savait rien. Pas plus que Roland. Susannah reporta son attention sur Eddie.

— Je te demande ça, chouchou, parce que ça m’a l’air un poil dés-obligeant. Tu sais, comme appeler les Blacks, « nègres », ou les gays, « tantouzes ». Je sais que je suis rien qu’une pauvre négrillonne ignorante de 1964, année obscurantiste entre toutes, mais…

— Là, fit Eddie montrant du doigt des panneaux délimitant la partie du parking la plus proche de la gare. En fait, il y en avait deux par pilier. Le haut de chaque, bleu et blanc, le bas, rouge et blanc. Quand ils s’en approchèrent, Jake vit que celui du haut portait le symbole d’un fauteuil roulant, celui du bas l’avertissement suivant : L’UTILISATION ABUSIVE DES ESPACES RÉSERVÉS AUX HANDICAPÉS EST PUNIE DE 200 $ D’AMENDE. STRICTEMENT SOUS LE CONTRÔLE DU DÉPARTEMENT DE POLICE DE TOPEKA.

— Voyez-moi ça ! s’exclama Susannah triomphalement. Ils auraient dû faire ça depuis longtemps ! De mon quand, on s’estimait drôlement veinard si on arrivait à faire franchir à son fauteuil autre chose que les portes du mont-de-piété. Ah ça oui, merde, drôlement veinard si on arrivait à le faire monter sur le trottoir ! Quant à des places de parking réservées, valait mieux pas y penser, mon chou !

Le parking était plein comme un œuf ou quasi, mais même avec la fin du monde à portée de main, seules deux voitures sans petit fauteuil roulant sur leur plaque d’immatriculation étaient garées dans ce qu’Eddie avait appelé les « espaces handi ».

Jake subodora que respecter les « espaces handi » faisait partie de ces choses ayant une mystérieuse et durable emprise sur les gens, comme ajouter le code postal sur les lettres, se faire la raie au milieu ou se brosser les dents avant le petit déj.

— Et le voilà ! s’écria Eddie. Vérifiez vos bulletins, les mecs, je crois bien qu’on a décroché le Gros Lot !

Portant toujours Susannah sur sa hanche — chose qu’il aurait été incapable de faire sur une longue période il y avait à peine un mois de ça —, Eddie se précipita vers une grosse Lincoln. Fixé par des courroies sur le toit, on voyait un vélo de course plutôt compliqué et, du coffre entrouvert, dépassait un fauteuil roulant. Mais ce n’était pas le seul ; en scrutant la rangée d’« espaces handi », Jake aperçut minimum quatre autres fauteuils roulants, la plupart arrimés sur les galeries, d’autres fourrés à l’arrière de fourgonnettes ou de breaks, et un (à l’aspect antédiluvien et volumineux à faire peur) jeté sur le plateau d’un pick-up.

Eddie déposa Susannah et se pencha pour examiner l’appareillage qui maintenait le fauteuil dans le coffre. Il avait son lot de sandows entrecroisés, plus une barre de blocage. Eddie sortit le Ruger que Jake avait pris dans le tiroir du bureau de son père.

— Tirons dans le tas, dit-il gaiement.

Et avant que les autres aient eu le réflexe de se couvrir les oreilles, il appuya sur la détente et fit sauter le verrou de la barre de sécurité. Le bruit de la détonation roula dans le silence, avant que l’écho ne le renvoie. Le gazouillis de la tramée revint avec lui, comme si le coup de feu l’avait réveillée en sursaut. Hein qu’on dirait de la musique hawaïenne ? songea Jake avec une grimace de dégoût. Une demi-heure plus tôt, il n’aurait jamais imaginé qu’un son pouvait être aussi dérangeant physiquement que… disons, l’odeur de la viande pourrissante, mais il l’imaginait très bien maintenant. Il leva la tête vers les panneaux de l’autoroute à péage. Sous cet angle, il n’en voyait que le haut, mais ça suffisait à lui confirmer qu’ils tremblotaient à nouveau. Ça doit émettre une sorte de champ magnétique, se dit Jake. Un peu comme les mixers et les aspirateurs expédient des parasites dans la radio ou la télé, ou comme ce cyclotron gadget m’a fait dresser les poils des bras quand Mr Kingery l’a apporté en classe et a demandé des volontaires pour qu’ils viennent au tableau se mettre à côté.

Eddie tordit la barre de sécurité et s’aidant du couteau de Roland, trancha les sandows. Puis il retira le fauteuil du coffre, l’examina, le déplia et engagea la tige de support à hauteur du siège.

— Et voilà ! dit-il.

Susannah, qui avait pris appui sur une main — Jake trouva qu’elle ressemblait un peu à la femme de ce tableau d’Andrew Wyeth qu’il aimait tant, Le Monde de Christina — contemplait le fauteuil avec stupéfaction.

— Dieu tout-puissant, qu’il a l’air petit et léger !

— C’est ça les raffinements de la technologie moderne, ma chérie, dit Eddie. C’est pour ça qu’on s’est battus au Vietnam. Allez, saute-moi là-dessus.

Il se baissa pour l’aider. Elle ne lui opposa pas de résistance, mais demeura visage fermé et sourcils froncés, le temps qu’il l’installe. Comme si elle s’attendait à ce que le fauteuil s’écroule sous elle, songea Jake. Ce ne fut qu’en caressant les accoudoirs de son nouveau moyen de locomotion qu’elle se détendit à vue d’œil.

Jake s’éloigna un peu à l’aventure, le long d’une autre rangée de voitures, laissant courir ses doigts sur leurs capots où ils dessinaient des traînées dans la poussière qui les recouvrait. Ote trottinait à sa suite, ne s’arrêtant que pour lever la patte et arroser un pneu, comme s’il n’avait rien fait d’autre de toute sa vie.

— Ça te donne le mal du pays, mon lapin ? demanda Susannah dans le dos de Jake. Tu as probablement cru que tu ne reverrais jamais une bagnole américaine, vraie de vraie, je me trompe ?

Jake réfléchit à ce qu’elle venait de dire et décida qu’elle avait tort. Ça ne lui avait jamais effleuré l’esprit qu’il resterait dans le monde de Roland pour toujours ni qu’il ne reverrait pas de voiture. Il ne pensait pas que ça l’ennuierait en réalité mais il ne croyait pas non plus que c’était écrit. Pas encore, de toute façon. Il y avait un certain terrain vague dans le quand du New York d’où il était venu : au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue. Il y avait eu là autrefois une charcuterie fine — Tom et Gerry, spécialistes en réceptions — mais, à présent, tout n’était plus que décombres, mauvaises herbes, débris de verre et…

… et une rose. Rien qu’une rose sauvage et solitaire poussant sur un terrain vague où on avait prévu d’édifier un ensemble d’apparts en copropriété ; or Jake avait dans l’idée que rien de comparable à la rose ne poussait ailleurs sur Terre. Même pas peut-être dans ces autres mondes auxquels Roland avait fait allusion. On trouvait des roses en approchant de la Tour Sombre, des roses par milliards, sur des putains d’hectares, à perte de vue, à en croire Eddie et son rêve. Cependant, Jake soupçonnait que sa rose différait même de celles-là… et que tant que le destin de la rose n’était pas scellé dans un sens ou dans l’autre, lui, Jake n’en avait pas terminé avec le monde des voitures, des télés et des flics qui vous réclamaient vos papiers et le nom de vos parents.

À propos de parents, j’en ai peut-être pas terminé avec eux, non plus, songea Jake. Cette idée fit battre son cœur plus vite, d’espoir et de frayeur mêlés.

Ils s’immobilisèrent au milieu de la rangée de voitures ; Jake fixait d’un œil vide l’autre côté d’une large artère (Gage Boulevard, supposa-t-il), pendant qu’il tournait ces pensées dans sa tête. Roland et Eddie les rattrapèrent.

— Ce bébé-là sera en superforme après un ou deux mois passés à pousser la Vierge de Fer, dit Eddie avec un grand sourire. Je parie que ça va te faire le souffle.

Et en guise de démonstration, il poussa une profonde expiration derrière le fauteuil roulant. Jake faillit objecter à Eddie qu’il y avait probablement dans les « espaces handi », d’autres modèles, à moteurs, mais se ravisa en comprenant ce qu’Eddie avait dû piger tout de suite : leurs batteries devaient être à plat.

Susannah ignorait ce dernier pour le moment, c’est Jake qui l’intéressait.

— Tu m’as pas répondu, lapinou. Toutes ces voitures te filent pas le mal du pays ?

— Nan. J’étais juste curieux de savoir si je les connaissais toutes, ces bagnoles. Je me suis dit que peut-être… si cette version de 1986 provient d’un autre monde que celui de mon 1977, ça se verrait bien à un détail. Mais non, impossible. Les choses changent vachement vite. Même en neuf ans…

Il haussa les épaules, puis regarda Eddie.

— Toi, tu pourrais peut-être. Après tout, j’veux dire, t’as vraiment vécu en 1986.

Eddie grommela.

— J’y ai vécu, d’accord, mais j’l’ai pas vraiment observé. Je planais un max les trois quarts du temps. Quoique… à bien y réfléchir…

Eddie se mit à pousser à nouveau Susannah sur le macadam lisse du parking, désignant du doigt les voitures au passage.

— Ford Explorer… Chevrolet Caprice… celle-là, c’est un vieux modèle Pontiac, ça se voit à sa calandre en deux parties…

— Pontiac Bonneville, précisa Jake.

L’étonnement qu’il lisait dans les yeux de Susannah amusait Jake en même temps qu’il l’émouvait un peu — la plupart de ces voitures devaient lui sembler aussi futuristes que les vaisseaux de reconnaissance de Buck Rogers. Ce qui, de fil en aiguille, lui fit se demander ce que Roland ressentait à les voir. Il le chercha des yeux.

Le Pistolero ne manifestait aucun intérêt pour les automobiles. Il fixait l’autre côté de la rue, et par-delà le parc, l’autoroute à péage… sauf qu’il ne regardait pas vraiment ces choses-là, d’après Jake.

Ce dernier se dit que Roland était tout bêtement plongé dans ses pensées. Si c’était le cas, son expression suggérait que la chose était loin de lui être agréable.

— Et ça, c’est une de ces petites Chrysler K, continua Eddie en la montrant du doigt. Et là, c’est une Subaru. Là, une Mercedes 450 SL, excellente voiture, celle des champions… Mustang… Chrysler Impérial, belle carrosserie, mais vieille comme Mathusalem…

— Regarde, petit, fit Susannah — avec une pointe d’âpreté dans la voix, trouva Jake. Celle-là, je la reconnais. Mais, pour moi, elle vient juste de sortir.

— Vraiment désolé, Suzie. Celle-ci, c’est une Cougar… une autre Chevrolet… et encore une… Topeka adore General Motors, putain, tu m’étonnes… Honda Civic… Volkswagen Rab-bit… une Dodge… une Ford… une…

Eddie s’arrêta, face à une petite voiture blanche et rouge au bout de la rangée.

— Une Takuro, se dit-il à lui-même.

Il la contourna pour aller examiner le coffre.

— Une Takuro Spirit, pour être exact. T’as déjà entendu parler de cette marque ou de ce modèle, Jake de New York ?

Jake fit non de la tête.

— Moi non plus, dit-il. Moi non plus, bordel.

Eddie se mit à pousser Susannah vers Gage Boulevard (Roland les suivait, l’air absent, enfermé dans son monde, marchant quand ils marchaient, s’arrêtant quand ils s’arrêtaient). Juste avant l’entrée automatisée du parking (STOP PRENEZ VOTRE TICKET), Eddie fit halte.

— Si on continue à ce rythme-là, on sera vieux avant d’atteindre le parc là-bas et carrément morts avant le péage de l’autoroute, dit Susannah.

Cette fois, Eddie ne s’excusa pas, ne paraissant même pas avoir entendu. Il regardait un autocollant sur le pare-chocs d’un vieil AMC Pacer rouillé. L’autocollant, bleu et blanc, évoquait les panneaux aux petits fauteuils roulants qui indiquaient les « espaces handi ». Jake s’accroupit pour mieux voir, caressant distraitement la tête d’Ote que ce dernier venait de faufiler sur ses genoux. Tendant l’autre main, il effleura l’autocollant, comme pour s’assurer de sa réalité. KANSAS CITY MONARCHS, lisait-on. Le O de MONARCHS était une balle de base-ball, agrémentée de lignes de fuite, comme si elle sortait du terrain.

— Corrige-moi si je me goure, mon petit vieux, parce que j’y connais que dalle en base-ball à l’ouest du Yankee Stadium, mais est-ce qu’on devrait pas lire Kansas City Royals ? Tu sais bien, George Brett et tutti quanti ?

Jake opina. Il connaissait les Royals et George Brett, bien qu’il débutât à peine du quand de Jake et ait dû être à deux doigts de la retraite dans celui d’Eddie.

— Les Kansas City Athletics, vous voulez dire, fit Susannah, qui eut l’air abasourdie.

Roland se tenait à l’écart de tout ça ; il était en train de zoner dans sa couche d’ozone personnelle.

— Pas en 1986, ma chérie, dit gentiment Eddie. En 1986, les Athletics étaient à Oakland.

Il détacha les yeux de l’autocollant et reporta son regard sur Jake.

— Une équipe de deuxième division, peut-être ? demanda-t-il. Ou même de troisième ?

— Les Royals de troisième division sont toujours des Royals, dit Jake. Et ils jouent à Omaha. Allez, bougeons de là.

Et sans savoir ce qu’il en était pour les autres, Jake se remit en route d’un cœur plus léger. C’était peut-être idiot, mais il était soulagé. Il ne croyait plus que ce terrible fléau menaçait son monde, parce que, dans ce monde-là, il n’y avait pas de Kansas City Monarchs. Peut-être que c’était là une information bien mince pour tirer des conclusions, mais ça lui semblait vrai. Et c’était s’ôter un poids énorme que de réussir à se persuader que ni son père ni sa mère n’étaient voués à mourir à cause d’un virus qu’on appelait Capitaine Trips et à être incinérés dans une… une décharge ou quoi ou qu’est-ce.

Sauf que ce n’était pas certain à cent pour cent, même si ce n’était pas là la version 1986 de son monde de 1977. Parce que même si cet effroyable fléau était survenu dans un monde où on trouvait des voitures Takuro Spirit et où George Brett jouait pour les K.C. Monarchs, Roland avait dit que le mal s’étendait… et que des choses comme la supergrippe grignotaient l’étoffe de l’existence comme l’acide attaque le moindre bout de tissu.

Le Pistolero avait parlé d’une flaque de temps, une expression que Jake avait trouvée au premier abord romantique et charmante. Mais à supposer que l’eau de cette flaque devienne stagnante et marécageuse ? Et à supposer que ces trucs style Triangle des Bermudes que Roland appelait des tramées, autrefois d’une grande rareté, deviennent la règle au lieu de l’exception ? À supposer — oh, et c’était là une pensée effroyable, une de celles qui vous garantissaient de rester éveillé, passé trois heures du matin — que toute réalité s’affaisse au fur et à mesure que s’aggravaient les faiblesses structurelles de la Tour ? À supposer que survienne un crash, un niveau s’effondrant sur le suivant… puis sur le suivant… et ainsi de suite… jusqu’à ce que…

Quand Eddie l’agrippa par l’épaule et la lui pressa, Jake dut se mordre la langue pour s’empêcher de hurler.

— Tu te files la poisse à toi-même, dit Eddie.

— Qu’est-ce que t’en sais ? demanda Jake.

C’était insolent, mais il était fou furieux. D’être terrorisé ou d’être vu dans cet état ? Il n’aurait su le dire. Et il s’en foutait pas mal, d’ailleurs.

— Question poisse, j’en connais un bout, fit Eddie. Je ne sais pas ce que tu rumines exactement, mais quoi que ce soit, le moment est bien choisi pour arrêter d’y penser.

C’était probablement de bon conseil, décida Jake. Ils traversèrent la rue de concert en direction de Gage Park et de l’un des plus grands chocs que Jake devait éprouver de sa vie.

2

Une fois franchie l’arche de fer forgé où GAGE PARK était inscrit en lettres onciales à l’ancienne, ils se retrouvèrent sur un sentier de briques, traversant un espace tenant à la fois du jardin à l’anglaise et de la jungle équatoriale. Laissé à l’abandon, pendant le chaud été du Midwest, il avait prospéré anarchiquement ; toujours laissé à l’abandon cet automne, il avait complètement périclité. Un écriteau, juste après l’arche, proclamait qu’il s’agissait là de la Roseraie Reinisch, et des roses, ce n’était pas ça qui manquait : partout, des roses. Si la plupart étaient fanées, certaines, les plus sauvages, étaient des plus florissantes et donnèrent à Jake une nostalgie si grande de la rose du terrain vague au coin de la 46e Rue et de la 2e Avenue qu’elle vira à la douleur.

À peine entrés dans le parc, en retrait sur l’un des côtés, ils virent un magnifique carrousel d’autrefois, aux fringants destriers et étalons de course, désormais immobiles sur leur barre. Le silence du manège, ses lumières clignotantes éteintes à jamais et la musique de son limonaire qui s’était tue pour toujours, firent frissonner Jake. Le gant de base-ball d’un enfant pendillait de l’encolure d’un cheval, au bout d’une lanière de cuir. Jake eut du mal à ne pas détourner les yeux.

Au-delà du carrousel, la végétation se faisait plus dense, étouffant le sentier et obligeant bientôt les voyageurs à avancer en file indienne, comme des enfants égarés dans une forêt de conte de fées. Les épines des rosiers luxuriants et non taillés s’accrochaient aux vêtements de Jake. Il s’était retrouvé en tête un peu par hasard (probablement parce que Roland était toujours plongé dans ses pensées) et c’est pourquoi il fut le premier à apercevoir Charlie le Tchou-tchou.

Sa seule idée en approchant des rails de chemin de fer à écartement étroit qui traversaient le sentier — on aurait dit une voie miniature, en fait —, c’était ce que le Pistolero avait dit : le ka est comme une roue revenant sans cesse au même point. Les roses et les trains nous hantent, songea-t-il. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je suppose que c’est encore une devi…

Il regarda alors sur sa gauche et lâcha « Ohbontédivine » d’un seul tenant. Les jambes coupées, il dut s’asseoir. Sa voix lui parut lointaine, comme filtrée par de l’eau. Il ne s’évanouit pas complètement, mais la couleur se retira de ce qui l’entourait au point que les feuillages exubérants du côté ouest du parc lui semblèrent du même gris que le ciel d’automne au-dessus de sa tête.

— Jake ! Jake, ça ne va pas ?

C’était Eddie et Jake décelait une véritable inquiétude dans sa voix, mais elle lui parvenait comme lors d’une mauvaise communication interurbaine. De Beyrouth, disons, ou même de Sirius. Et il sentait aussi la main apaisante que Roland posait sur son épaule, mais elle était aussi lointaine que la voix d’Eddie.

— Jake !

C’était Susannah.

— Qu’est-ce qui t’arrive, mon lapin ? Qu’est-ce…

Puis, voyant la chose à son tour, elle cessa de s’adresser à lui. Ensuite ce fut à Eddie de se taire. Enfin, la main de Roland le lâcha. Ils restèrent tous plantés là à regarder… sauf Jake qui continuait à le faire, assis par terre. Il supposa qu’il recouvrerait bientôt assez de force dans les jambes pour se relever mais, pour l’instant, il se sentait mou comme une chiffe.

Le train était arrêté quinze mètres plus loin, dans une gare-jouet, réplique de celle qu’ils venaient de quitter. Accroché à son avant-toit un panneau indiquait TOPEKA. Le train, c’était Charlie le Tchou-tchou, chasse-pierres et tout et tout ; une locomotive à vapeur 402 Big Boy. Et Jake savait que s’il trouvait assez de force pour se remettre debout et s’en approcher, il découvrirait une nichée de souris dans le siège du mécano qui avait dû s’appeler Bob Truc-Machin-Chose. Quant à la cheminée, elle abriterait une famille d’hirondelles.

Sans oublier ses larmes huileuses et sombres, songea Jake, regardant le train miniature devant sa gare miniature, gagné par la chair de poule, l’estomac serré, le trouillomètre à zéro. La nuit, il pleure ces larmes huileuses et sombres qui rouillent comme de beaux diables son superbe phare Stratham. Mais de ton temps, mon vieux Charlie, tu as tiré plus que ton content de gamins, hein ? Tu faisais des tours et des détours dans Gage Park et les gamins riaient, sauf ceux qui riaient jaune ; ceux qui voyaient clair dans ton jeu criaient à pleins poumons. Comme moi aussi je crierais maintenant, si j’en avais la force.

Mais ses forces lui revenaient et, quand Eddie passa la main sous l’un de ses bras et que Roland l’imita de l’autre côté, Jake fut capable de se lever. Il chancela une fois, puis affermit son équilibre.

— Que ce soit bien entendu, je ne te reproche rien, fit Eddie.

Il avait la voix grave ; son visage l’était aussi.

— J’ai bien failli tomber à la renverse, moi aussi. C’est celui de ton bouquin ; et le voilà, plus vrai que nature.

— Nous savons maintenant d’où Miss Beryl Evans a tiré l’idée de Charlie le Tchou-tchou, dit Susannah. Ou bien elle a vécu ici, ou bien un peu avant 1942, quand son bouquin de merde a été publié, elle a visité Topeka…

— … et vu le train pour enfants qui traverse la Roseraie Reinisch et fait le tour de Gage Park, acheva Jake.

Il dominait sa frayeur à présent et lui, qui était non seulement un enfant mais qui, une bonne partie de sa vie, avait été un enfant solitaire, ressentit une bouffée d’amour et de gratitude pour ses amis. Ils avaient vu ce qu’il avait vu, et avaient compris où sa frayeur avait pris sa source. Normal, ils formaient un ka-tet.

— Il ne répondra pas à des questions bêtes, il ne jouera pas à des jeux bêtes, fit Roland, rêveusement. Tu te sens d’attaque pour continuer, Jake ?

— Oui.

— T’en es sûr ? demanda Eddie.

En voyant Jake opiner, Eddie poussa Susannah et lui fit franchir la voie. Roland suivit. Jake hésita encore un instant, se souvenant d’un rêve qu’il avait fait — lui et Ote se trouvaient à un passage à niveau et le bafouilleux avait sauté tout à coup au beau milieu des rails, aboyant comme un perdu contre le phare de la loco qui s’approchait.

Jake se baissa alors et souleva Ote vite fait. Il contempla le train, à l’arrêt dans sa gare, qui rouillait tranquillement. Son phare avant éteint avait tout d’un œil mort.

— J’ai pas peur, dit-il à voix basse. Pas peur de toi.

Le phare, reprenant vie soudain, lança un éclair d’une brièveté aveuglante, comme pour dire de façon grandiloquente : Pas à moi, pas à moi, mon cher petit louchon.

Puis il s’éteignit.

Les trois autres n’avaient rien vu. Jake jeta un dernier coup d’œil au train, s’attendant à ce que le phare lance un nouvel éclair — et même peut-être que la maudite machine démarre pour de bon et tente de l’écraser —, mais rien ne se passa.

Le cœur tambourinant dans sa poitrine, Jake se hâta de rejoindre ses compagnons.

3

Le Zoo de Topeka (De renommée mondiale, à en croire les divers panneaux) regorgeait de cages vides et de cadavres d’animaux. Les bêtes qu’on avait libérées avaient disparu, les autres étaient mortes à proximité. Les grands singes se trouvaient encore dans le secteur Habitat du Gorille et paraissaient être morts, main dans la main. Eddie faillit en chialer. Depuis qu’il n’avait plus trace d’héroïne dans les veines, ses émotions menaçaient constamment d’exploser comme un cyclone. Ses vieux potes se seraient bien marrés.

Au-delà de l’Habitat du Gorille, le cadavre d’un loup gris gisait au beau milieu du chemin. Ote s’en approcha précautionneusement, le renifla, puis, étirant son long cou, commença à hurler à la mort.

— Fais-le arrêter ça, Jake, tu m’entends ? fit Eddie d’un ton bourru.

Il prit soudain conscience de l’odeur des bêtes en décomposition. C’était une senteur vague que la chaleur de l’été finissant avait quasiment évaporée, mais ce qu’il en subsistait dans l’air lui donna envie de gerber. Même s’il avait du mal à se rappeler la dernière fois qu’il avait mangé.

— Ote ! Au pied !

Ote lança un dernier hurlement et s’en retourna près de Jake. Il leva vers lui ses yeux cerclés d’or, comme d’inquiétantes alliances. Jake le prit dans ses bras, lui fit contourner le loup, puis le reposa sur le sentier pavé de briques.

Le sentier les amena jusqu’à une volée de marches des plus raides (déjà envahie par les mauvaises herbes qui s’insinuaient à travers la maçonnerie). Une fois au sommet, Roland jeta un coup d’œil rétrospectif sur le zoo et les jardins. De là-haut, ils distinguaient très nettement le circuit de la voie de chemin de fer miniature qui permettait aux passagers de Charlie d’effectuer le tour complet de Gage Park. Au-delà, une bourrasque de vent froid balayait à grand tapage les feuilles mortes sur Gage Boulevard.

— Ainsi chut Lord Perth, murmura Roland.

— Et la contrée a tremblé sous ce coup de tonnerre, acheva Jake.

Roland le regarda d’un air surpris, tel un homme émergeant d’un profond sommeil. Puis il sourit et lui entoura les épaules de son bras.

— J’ai joué les Lord Perth dans le temps, dit-il.

— Ah oui ?

— Oui. Très bientôt, tu en entendras parler.

4

Au-delà des marches se trouvait une volière remplie d’oiseaux exotiques crevés ; au-delà de la volière, un snack-bar affichait (avec une certaine cruauté, peut-être due au lieu) : LE MEILLEUR BUFFALOBURGER DE TOUT TOPEKA ; au-delà du snack-bar, on lisait sur l’enseigne d’une nouvelle arche en fer forgé : À TRÈS BIENTÔT À GAGE PARK ! Au-delà, enfin, on distinguait la courbe d’une bretelle d’autoroute à accès limité. Au-dessus se détachaient nettement les panneaux verts qu’ils avaient repérés tout d’abord, depuis l’autre côté.

— Et c’est reparti pour un tour de péagisage, fit Eddie de façon presque inaudible. Nom de Dieu, soupira-t-il.

— C’est quoi le péagisage, Eddie ?

Jake ne comptait pas qu’Eddie lui répondrait ; quand Susannah pivota pour le regarder, Eddie, empoignant encore à pleines mains les bras de son nouveau fauteuil roulant, détourna les yeux. Puis il fixa tour à tour Susannah et Jake.

— C’est pas joli-joli. À l’image de ma vie avant que Gary Cooper ici présent ne me tire à travers la Grande Faille Temporelle.

— Tu n’es pas obligé…

— C’est pas très important non plus. On se réunissait en bande — moi, mon frère Henry, Bum O’Hara d’habitude parce qu’il avait une bagnole, Sandra Corbitt et peut-être aussi ce pote de mon frère qu’on appelait Jimmie Polio — et on mettait nos noms dans un chapeau. Celui qu’on tirait au sort était le… le guide du trip, Henry l’appelait comme ça. Lui — ou elle, si ça tombait sur Sandi — devait rester clean de dope. Enfin, tout est relatif. Tous les autres se défonçaient grave. Ensuite on s’entassait dans la Chrysler de Bum et on filait dans le Connecticut par l’Interstate 95 ou bien on fonçait vers le nord de l’État de New York en se farcissant la route touristique Taconic… sauf que nous, on l’appelait la Catatonique. On s’écoutait les Creedence Clearwater Revival, Marvin Gaye ou même le best-of d’Elvis sur l’autoradio. C’était mieux la nuit et quand c’était la pleine lune. On glandait des heures parfois, la tête à la portière comme les chiens, à mater la lune et à guetter les étoiles filantes. On appelait ça faire un tour de péagisage.

Eddie sourit, avec effort semblait-il.

— Une vie de rêve, j’vous dis que ça, les mecs.

— Ça m’a l’air plutôt sympa, fit Jake. Pas la partie drogue, etc., je veux dire, mais rouler avec des copains la nuit, regarder la lune en écoutant de la musique… moi, je trouve ça super.

— Ouais, ça l’était, reconnut Eddie. Même si, quand on était bourrés à bloc de reds[4], on était capables d’arroser aussi bien nos godasses que les buissons, c’était super.

Il marqua un temps.

— C’est ça le plus horrible, tu piges pas ?

— Va pour le péagisage. C’est parti, fit le Pistolero.

Et quittant Gage Park, ils gagnèrent l’entrée de la rampe d’accès à l’autoroute.

5

On avait bombé les deux panneaux flanquant la courbe ascendante de la bretelle. Sur celui où on lisait : SAINT LOUIS 344, on avait barbouillé en noir par-dessus :

Sur l’autre, qui annonçait : PROCHAINE AIRE DE REPOS, 16 KM, on avait tracé en grosses lettres rouges :

Cet écarlate-là était encore assez vif pour claquer même après tout un été. Les deux panneaux portaient un symbole identique :

— Tu sais ce que signifient tous ces trucs, Roland ? demanda Susannah.

Roland fit non de la tête, tout en paraissant perplexe. Et ce regard d’introspection ne quitta plus ses yeux.

Ils poursuivirent leur avancée.

6

Au point de jonction de la bretelle et de l’autoroute à péage, les deux hommes, le jeune garçon et le bafouilleux se regroupèrent autour du fauteuil roulant de Susannah. Ils avaient tous le regard tourné vers l’est.

Eddie ignorait quel serait l’état du trafic, une fois sortis de Topeka, mais, ici, toutes les voies, aussi bien en direction de l’est (celles du côté où ils se tenaient) que de l’ouest, étaient engorgées par les voitures et les camions. La plupart des véhicules croulaient sous un entassement de biens divers et variés qu’une saison de pluies avait fait rouiller.

Mais la circulation était le cadet de leurs soucis, tandis qu’ils restaient plantés là, à scruter l’est sans dire un mot. Sur environ un kilomètre dans les deux sens, la ville se poursuivait : ils apercevaient des flèches d’églises, une enfilade de fast-foods (Arby’s, Wendy’s, MacDonald, Pizza Hut et Boing Boing Burgers, chaîne dont Eddie n’avait jamais entendu parler), d’établissements concessionnaires de marques d’automobiles, le toit d’un bowling du nom d’Heartland Lanes. Un peu plus loin, devant eux, il y avait une autre sortie dont le panneau annonçait Hôpital public de Topeka et 6e Sud-Ouest. Au-delà de la bretelle se tassait un vieil édifice de brique rouge, percé de minuscules fenêtres comme autant d’yeux aux aguets à travers les cascades de lierre de sa façade. Eddie songea qu’un bâtiment si semblable à la prison d’Attica devait être un hôpital, probablement ce genre de purgatoire de l’aide sociale où de pauvres hères restaient assis des heures d’affilée sur des chaises de plastique merdiques pour permettre à un docteur lambda de les examiner comme s’ils n’étaient rien d’autre que de la crotte de chien.

Après l’hôpital, la ville se terminait brusquement et la tramée commençait.

Aux yeux d’Eddie, on aurait dit les eaux mortes d’un vaste marécage. Miroitantes et argentées, elles se pressaient des deux côtés de la chaussée surélevée de l’Interstate 70 (faisant trembloter panneaux, glissières de sécurité et voitures à l’arrêt comme autant de mirages). La tramée émettait son bourdonnement liquide comme une pestilence.

Susannah se boucha les oreilles avec une grimace.

— Je sais pas comment j’arrive à supporter ça. Vraiment. Je veux pas vous filer le cafard, mais j’ai déjà envie de vomir et je n’ai pourtant rien avalé de la journée.

Eddie ressentait la même chose. Cependant, tout barbouillé qu’il fut, il avait du mal à détacher ses yeux de la tramée. C’était comme si l’irréel avait été doté d’un… d’un quoi ? D’un visage ? Ah ça non. La vaste étendue argentée et vrombissante qui s’étalait devant eux était sans visage, était l’antithèse même d’un visage, en fait, mais elle avait un corps… un aspect… une présence.

Oui, c’était bien ça ; elle avait une présence, semblable à celle du démon venu dans le cercle de pierres quand ils s’efforçaient de tirer Jake.

Roland, entre-temps, fouilla au tréfonds de sa bourse avant de trouver ce qu’il cherchait : une poignée de balles de revolver. Détachant la main droite de Susannah du bras du fauteuil, il lui en colla deux dans la paume. Puis en prenant deux autres, il se les enfonça dans les oreilles. Susannah le regarda faire, d’abord éberluée, puis amusée, sceptique au final. Mais elle n’en suivit pas moins son exemple. Son visage exprima aussitôt un soulagement béat.

Eddie se déchargea de son havresac et en sortit la boîte de balles de calibre 44 à moitié pleine, correspondant au Ruger de Jake. Le Pistolero fit non de la tête, tendant sa main ouverte. Elle contenait encore quatre de ses balles : deux pour Eddie, deux pour Jake.

— Qu’est-ce qui cloche chez celles-là ? demanda Eddie qui, agitant la boîte trouvée derrière les classeurs verticaux du tiroir du secrétaire d’Elmer Chambers, en fit tomber deux trois balles.

— Elles viennent de ton monde, elles n’arrêteront pas ce son. Ne me demande pas comment je le sais : je le sais, c’est tout. Tu peux les essayer si ça te chante, mais ça ne marchera pas.

Eddie désigna les balles que Roland lui proposait.

— Celles-là aussi viennent de notre monde. De l’armurerie à l’angle de la 7e Avenue et la 49e Rue. De chez Clements, c’était pas ça le nom ?

— Non, rien à voir, Eddie. Elles sont à moi. On les a souvent rechargées, mais je les ai fait suivre de la verte contrée. De Gilead.

— Tu veux dire celles qui ont pris l’eau ? demanda Eddie avec incrédulité. Les dernières cartouches trempées de la plage ?

Roland opina.

— Tu disais qu’elles étaient inutilisables et le resteraient ! Même si elles séchaient ! Que la poudre avait été… comment tu disais déjà ? Ah oui, éventée.

Roland opina de plus belle.

— Alors pourquoi les as-tu gardées ? Pourquoi avoir trimballé cette ribambelle de balles inutiles aussi loin ?

— Qu’est-ce que je t’ai appris à dire après avoir tué, Eddie ? Pour te clarifier les idées ?

— Père, guide mes mains et mon cœur afin qu’aucune partie de cet animal ne soit gâtée.

Roland opina pour la troisième fois. Jake prit deux balles du Pistolero et se les glissa dans les oreilles. Eddie prit les deux qui restaient, mais ne put s’empêcher d’essayer d’abord celles en sa possession. Elles avaient beau atténuer le son de la tramée, il n’en demeurait pas moins vibrant au milieu de son front, lui faisant pleurer les yeux comme quand il était enrhumé, lui donnant la sensation que l’arête de son nez allait exploser. Retirant les siennes, il les remplaça par les balles plus grosses des antiques revolvers de Roland. M’enfiler des balles dans les oreilles, songea-t-il. M’man en chierait une pendule. Mais quelle importance ? Le son de la tramée avait disparu — ou du moins s’était estompé jusqu’à n’être plus qu’un lointain zonzon — et voilà le résultat. Se retournant vers Roland pour lui parler, il s’attendait à entendre sa propre voix assourdie, comme quand on porte des boules Quies, mais il découvrit qu’elle était parfaitement audible.

— Y a-t-il quelque chose que tu ignores ? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit Roland. Des tas.

— Et Ote ? demanda Jake.

— Pour Ote, ça ira, je crois, dit Roland. Allons-y, tâchons de couvrir quelques kilomètres avant la nuit.

7

Le gazouillis de la tramée ne parut pas déranger Ote ; il ne quitta pas Jake Chambers d’une semelle de tout l’après-midi, examinant avec méfiance les voitures immobilisées qui obstruaient les voies de l’Interstate 70 en direction de l’est. Susannah s’aperçut pourtant que la congestion n’était pas complète. L’embouteillage se clairsemait au fur et à mesure que les voyageurs laissaient le centre-ville derrière eux ; mais, même aux endroits où la circulation avait été dense, on avait poussé les véhicules en rade, d’un côté ou de l’autre, et garé certains sur le terre-plein central, bétonné dans la partie urbaine, gazonné en rase campagne.

Quelqu’un a utilisé sa dépanneuse, d’après moi, songea Susannah. Cette idée la rasséréna. Personne ne se serait soucié de s’ouvrir un passage sur l’autoroute pendant que le fléau faisait rage. Et si quelqu’un s’en était chargé depuis — s’il s’était trouvé quelqu’un dans le coin depuis —, cela signifiait que ledit fléau n’avait pas rayé tout le monde de la carte et que ces voitures-cénotaphes n’étaient pas le fin mot de l’histoire.

S’il y avait des cadavres dans certains habitacles, la plupart, comme ceux qu’ils avaient découverts au pied de l’escalier de la gare, étaient desséchés et non pas des momies dégoulinantes de sanie, maintenues par leur ceinture de sécurité. Mais en grande majorité, les voitures étaient vides. Nombre de conducteurs et leurs passagers, pris dans ces embouteillages monstres, avaient probablement tenté de fuir à pied la zone frappée par le fléau, supposa-t-elle. Mais ça ne devait pas être la seule raison, subodorait-elle.

Susannah savait qu’en ce qui la concernait il aurait fallu l’enchaîner au volant pour la faire demeurer dans une voiture, dès qu’elle aurait ressenti les premiers symptômes d’une maladie fatale : si elle devait mourir, autant que ce fût à l’air libre de la Création. Une colline serait l’endroit idéal, ou n’importe quelle autre élévation, mais même un champ de blé ferait l’affaire, s’il fallait en venir là. Tout, plutôt que de rendre son dernier soupir avec l’odeur du bloc désodorisant, pendouillant du rétroviseur, dans les narines.

Susannah pressentait qu’ils auraient pu voir les nombreux cadavres de ces morts fauchés en pleine fuite, mais que le moment en était passé. À cause de la tramée. Ils s’en approchaient sans coup férir et elle sut exactement quand ils y pénétrèrent. Une sorte de picotement frissonnant lui parcourut l’échine, et elle raidit ses moignons de jambes. Le fauteuil roulant s’arrêta d’avancer un instant. En se retournant, elle vit Roland, Eddie et Jake qui se tenaient le ventre en grimaçant. Comme s’ils avaient été pris collectivement de coliques. Puis Eddie et Roland se redressèrent. Jake se pencha pour caresser Ote, qui n’avait pas cessé de l’observer avec anxiété.

— Alo’s les mecs, ça boume ? demanda Susannah.

La question fut posée avec la voix mi-ronchon mi-sarcastique de Detta Walker. Ça la reprenait à l’improviste, sans prévenir.

— Ouais, fit Jake. Mais j’ai l’impression d’avoir une boule dans la gorge.

Il fixait la tramée avec un certain malaise. Son vide blanchâtre les cernait de toutes parts à présent, comme si le monde entier s’était transformé en une « fagne » du Norfolk à l’aube. Tout près, les arbres crevaient sa surface argentée, projetant des reflets distordus qui ne restaient jamais en repos ni tout à fait nets. Un petit peu plus loin, Susannah aperçut la tour d’un silo à grains qui paraissait flotter. ALIMENTS GADDISH se détachait sur son flanc en lettres roses, qui devaient être rouges, en temps normal.

— Moi, c’est dans la tête que j’ai l’impression d’avoir une boule, fit Eddie. Putain, comme elle miroite, cette merde.

— Tu l’entends toujours ? demanda Susannah.

— Ouais. Mais faiblement. Je peux supporter. Et toi ?

— Hum-hum. Marchons.

C’était comme voler dans le cockpit ouvert d’un avion à travers des lambeaux de nuages, décida Susannah. Ils avaient avancé sur des kilomètres et des kilomètres, leur semblait-il, à travers cette brillance bourdonnante, qui n’était ni brume ni eau, distinguant de vagues formes au passage (une grange, un tracteur, un panneau publicitaire Stuckey) avant que tout ne disparaisse sauf la route devant eux qui se poursuivait avec constance, au-dessus de la surface indistincte et luisante de la tramée.

Puis, tout à coup, le paysage se dégageait. Le bourdonnement s’amenuisait jusqu’à frôler le seuil de l’audible ; ils pouvaient même se déboucher les oreilles sans être gênés, du moins jusqu’à ce qu’ils approchent de la fin de cette trouée. Ils voyaient à nouveau le panorama…

Enfin, non, ce terme de panorama était trop fort pour le Kansas, mais des champs s’étalaient à perte de vue et, çà et là, un bouquet d’arbres colorés par l’automne marquait l’emplacement d’une source ou d’une mare à bestiaux. Rien à voir avec le Grand Canyon ou le ressac venant se briser au phare de Portland, mais du moins pouvait-on apercevoir une ligne d’horizon et échapper à la déplaisante sensation d’être mis au tombeau. Puis, c’était reparti pour la purée de pois. Jake fournit la description la plus juste, d’après Susannah, en déclarant que se trouver dans la tramée, c’était comme avoir rejoint le mirage aquatique qui borne l’horizon les jours de forte chaleur, sur la route.

Quoi que ce fût et la description qu’on en donnait, s’y trouver englué était un purgatoire claustrophobique, le monde extérieur étant gommé sauf la double voie de l’autoroute à péage et les épaves des voitures évoquant celles de navires à l’abandon sur un océan pris par les glaces.

Je vous en prie, aidez-nous à sortir de là, supplia Susannah, s’adressant à un Dieu auquel elle ne croyait plus vraiment — tout en croyant encore en quelque chose, mais depuis son réveil dans le monde de Roland sur la plage de la Mer Occidentale, sa conception de l’invisible avait considérablement changé. Je vous en prie, aidez-nous à retrouver le Rayon. Je vous en prie, aidez-nous à échapper à ce monde de silence et de mort.

Ils gagnèrent la plus vaste trouée qu’ils aient rencontrée jusque-là, près d’un panneau autoroutier où on lisait BIG SPRINGS, 3 KM. Derrière eux, à l’ouest, le soleil couchant brillait par une étroite percée entre les nuages, ses éclats écarlates rebondissant à la surface de la tramée et incendiant vitres et feux arrière des voitures immobilisées. De part et d’autre s’étiraient des champs vides. La Pleine Terre (venue et repartie), songea Susannah : La Moisson (venue et repartie) aussi. C’est ce que Roland appelle la clôture de l’année. À cette idée, elle frissonna.

— On va camper ici cette nuit, dit bientôt Roland, à peine dépassée la bretelle de sortie de Big Springs.

Devant eux, ils apercevaient la tramée empiéter à nouveau sur l’autoroute, mais à plusieurs kilomètres de là. On voyait rudement loin vers l’est du Kansas, découvrit soudain Susannah.

— On peut trouver du bois pour le feu sans se rapprocher beaucoup de la tramée et le son restera supportable. On pourra même dormir sans se fourrer des balles dans les oreilles.

Eddie et Jake enjambèrent la glissière de sécurité, descendirent le remblai et se mirent en quête de bois le long du lit à sec d’une rivière, restant ensemble comme Roland les avait exhortés à le faire. À leur retour, les nuages avaient à nouveau englouti le soleil et un crépuscule cendreux sans intérêt s’installait furtivement sur le monde.

Le Pistolero écorça des brindilles pour en faire du petit bois, avant de le disposer à sa façon habituelle, édifiant une sorte de cheminée sur la bande d’arrêt d’urgence. Pendant ce temps, Eddie gagna nonchalamment le terre-plein central et resta là, mains dans les poches, les yeux fixés vers l’est. Peu après, il fut rejoint par Jake et par Ote.

Roland sortit sa barre d’acier et son silex, fit jaillir une étincelle dans le conduit de sa cheminée de fortune et bientôt le petit feu de camp pétilla haut et clair.

— Roland ! Suzie ! les héla Eddie. Venez voir par ici !

Susannah commença à faire rouler son fauteuil en direction d’Eddie, puis Roland — après un dernier coup d’œil au feu de camp — s’empara des poignées et la poussa.

— Voir quoi ? demanda Susannah.

Eddie montrait quelque chose du doigt. Tout d’abord, Susannah ne discerna rien, bien que l’autoroute demeurât parfaitement visible, même au-delà du point où la tramée se refermait autour d’elle, à cinq kilomètres de là. Puis… oui, il lui sembla distinguer vaguement quelque chose. Une forme quelconque, à l’extrême limite de son champ visuel. Si ce n’était pas un tour du jour qui tombait…

— C’est pas un immeuble ? demanda Jake. Sapristi ! On dirait qu’on l’a construit en plein milieu de la route !

— Qu’est-ce que c’est, Roland ? fit Eddie. Toi, qui as les meilleurs yeux de la Création.

Le Pistolero demeura silencieux un moment, se contentant d’observer en amont du terre-plein central, ses pouces passés dans son ceinturon.

— On y verra plus clair, une fois plus près, fut sa conclusion.

— Oh, ça va ! s’exclama Eddie. Nom de Dieu ! Tu sais ce que c’est ou pas ?

— On y verra plus clair, une fois plus près, répéta le Pistolero.

… ce qui était tout sauf une réponse. Il refranchit sans se presser les voies est pour aller vérifier le feu de camp, faisant claquer les talons de ses bottes sur l’asphalte. Susannah échangea un regard avec Eddie et Jake. Puis haussa les épaules. Ils les haussèrent en retour… Jake éclata soudain d’un rire sonore. D’habitude, songea Susannah, le gosse se comportait plus comme un ado de dix-huit ans que comme un gamin de onze, mais ce fou rire avait neuf, dix ans d’âge. Ce qui ne la dérangeait pas du tout.

Elle baissa les yeux vers Ote, qui les regardait sérieux comme un pape, tentant en vain d’imiter un haussement d’épaules de l’échine.

8

Ils mangèrent les friandises roulées dans une feuille qu’Eddie surnommait les burritos du pistolero. Ils se rapprochèrent du feu auquel ils rajoutèrent du bois au fur et à mesure que l’obscurité venait. Quelque part au sud, un oiseau poussa son cri — le son le plus solitaire qu’il ait entendu de sa vie, estima Eddie. Nul d’entre eux ne parlait beaucoup et il lui traversa l’esprit qu’à ce moment de la journée ils le faisaient rarement. Comme si l’heure où la terre escamotait le jour pour la nuit était particulière, comme si elle les coupait de cette puissante camaraderie que Roland appelait le ka-tet.

Jake nourrissait Ote de miettes de viande de daim séchée de son dernier burrito ; Susannah, installée sur son sac de couchage, jambes croisées sous son cache-poussière, contemplait rêveusement le feu ; Roland, arc-bouté sur les coudes, regardait, lui, vers le ciel où les nuages se fondaient loin des étoiles. Levant la tête à son tour, Eddie s’aperçut que le Vieil Astre et la Vieille Mère avaient disparu, remplacés par l’étoile Polaire et la Grande Ourse. Ce n’était peut-être pas là son monde — les voitures Takuro, les Kansas City Monarchs, la chaîne de fast-foods Boing Boing Burgers l’attestaient —, mais Eddie trouvait qu’il ressemblait au sien de trop près pour conserver sa tranquillité d’esprit. Peut-être, songea-t-il, est-ce tout bonnement le monde de la porte d’à côté.

L’oiseau poussa à nouveau son cri au loin et le tira de sa torpeur. Il regarda Roland.

— Tu devais nous raconter quelque chose, fit-il. Une histoire super excitante de ta folle jeunesse, je crois. À propos d’une certaine… Susan, c’était bien son nom ?

Le Pistolero continua de contempler le ciel un petit moment — à présent, c’était au tour de Roland de se laisser aller à la dérive parmi les constellations, comprit Eddie — avant de reporter son regard sur ses amis. Il eut l’air étrangement penaud, bizarrement mal à l’aise.

— Vous m’accuseriez de vous gruger, fit-il, si je vous demandais encore un jour pour repenser à toutes ces choses ? Ou peut-être est-ce d’une nuit que j’ai besoin, pour y rêver. Ce sont des choses si anciennes, des choses mortes, peut-être que je…

Il leva la main en un geste éperdu.

— Certaines choses ne reposent pas en paix, même quand elles sont mortes. Leurs ossements crient dans la terre.

— Ce sont des fantômes, dit Jake, et Eddie vit passer dans ses yeux l’ombre de la terreur qu’il avait dû éprouver dans la maison de Dutch Hill. Celle qu’avait dû lui inspirer le Gardien en se détachant du mur pour tenter de s’emparer de lui.

— Parfois, y a des fantômes, répéta-t-il. Et parfois, ils jouent aux revenants.

— Oui, tu as raison, confirma Roland.

— Peut-être qu’il vaut mieux pas broyer du noir, dit Susannah. Y a des fois, surtout quand on sait qu’un truc va être duraille, vaut mieux enfourcher son cheval et partir au galop.

Roland rumina ce qu’elle venait de dire, puis leva les yeux vers elle.

— Demain soir, autour du feu, je vous parlerai de Susan. Je vous le promets au nom de mon père.

— On est obligés de t’écouter ? demanda Eddie tout à trac.

Il fut quasiment ahuri de s’entendre formuler cette question ; personne n’était plus curieux de connaître le passé du Pistolero que lui.

— Je veux dire, si ça t’est vraiment douloureux, Roland… si ça te fait mal un max… peut-être que…

— Je ne suis pas sûr qu’il faut que vous m’écoutiez, mais je crois que, moi, j’ai besoin d’en parler. Notre avenir, c’est la Tour, et pour m’y rendre en y mettant tout mon cœur, je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour tracer une croix sur mon passé. Il m’est impossible de vous le narrer dans son intégralité — dans mon monde, même le passé change, il se réarrange selon de nombreuses et vitales façons —, mais cette histoire-là tiendra lieu de tout le reste.

— C’est un western ? demanda Jake soudain.

Roland le regarda, perplexe.

— Je ne saisis pas bien ce que tu veux dire, Jake. Gilead est une Baronnie du Monde Occidental, et Mejis aussi, mais…

— Ce sera un western, affirma Eddie. Toutes les histoires de Roland sont des westerns, au fond[5].

Il s’étendit, remontant la couverture sous son menton. Provenant à la fois de l’est et de l’ouest, il entendait faiblement le zonzon de la tramée. Il chercha dans ses poches les cartouches que Roland lui avait données et fut satisfait de les sentir sous ses doigts. Il estima qu’il pouvait dormir sans, cette nuit-là, mais qu’il en aurait besoin le lendemain soir. Ils étaient loin d’avoir fini de péagiser.

Susannah, se penchant sur lui, lui embrassa le bout du nez.

— Rétamé par ta journée, chouchou ?

— Ouaip, fit Eddie, se nouant les mains derrière la tête. C’est pas tous les jours que je me tape un voyage sur le train le plus rapide du monde, que je détruis l’ordinateur le plus intelligent du monde et que je découvre que la grippe a tordu le cou à tout le monde. Et tout ça avant le dîner. Des conneries de ce genre, ça vous crève un homme.

Eddie sourit et ferma les yeux. Il souriait encore quand le sommeil s’empara de lui.

9

Dans son rêve, toute la bande se trouvait au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue, regardant par-dessus la palissade dans le terrain vague plein d’herbes folles qui se trouvait derrière. Ils portaient leurs vêtements de l’Entre-Deux-Mondes — un assemblage bariolé de daim et de vieilles chemises, qui tenaient ensemble à la va-comme-je-te-pousse — mais aucun des passants qui se pressaient sur la 2e Avenue ne semblaient leur prêter attention. Personne ne remarquait le bafouilleux que Jake tenait dans ses bras pas plus que l’artillerie qu’ils trimballaient.

Parce qu’on est des fantômes, songeait Eddie. Des fantômes qui reposent pas en paix.

Sur la palissade, il y avait des affiches — une des Sex Pistols (celle de la tournée de la reconstitution du groupe, d’après le poster, et Eddie se disait que c’était plutôt marrant — s’il y avait un groupe qui ne se reconstituerait jamais, c’était bien les Sex Pistols), une autre d’un comique du nom d’Adam Sandler, dont Eddie n’avait jamais entendu parler, et une affiche du film Dangereuse alliance sur une bande de sorcières ados. À la suite de cette dernière, on lisait en lettres d’un rose poussiéreux, celui des roses d’été :

Vois l’OURS effrayant de taille !

Ses yeux reflètent le MONDE

Le TEMPS montre sa trame,

Le passé est une devinette

La TOUR t’attend au milieu.

Là, dit Jake pointant le doigt. La rose. Regardez comme elle nous attend, au beau milieu du terrain vague.

Oui, comme elle est belle, ajouta Susannah, qui désigna alors le panneau planté près de la rose, face à la 2e Avenue. Le ton de sa voix et ses yeux trahissaient son trouble. Mais c’est quoi, ça ?

Si l’on en croyait le panneau, deux sociétés immobilières — Les Entreprises Mills et Sombra Promotion — s’associaient pour un projet du nom de Résidence de la Baie de la Tortue, qui devait être construit sur cet emplacement. Quand ? TRÈS BIENTÔT était la seule précision que fournissait le panneau à cet égard.

Je m’en ferais pas pour ça, dit Jake. Ce panneau était déjà là. Il est probablement aussi vieux que…

À ce moment-là, un bruit de moteur se mettant en route déchira l’atmosphère. Au-delà de la palissade, côté 46e Rue du terrain vague, des bouffées de gaz d’échappement marronnasses montèrent tels des signaux de fumée annonciateurs de mauvaises nouvelles. Soudain, les planches de la palissade de ce côté-là explosèrent sous la poussée d’un énorme bulldozer rouge. Même sa pelle était rouge, bien que les mots balafrant le capot — VIVE LE ROI CRAMOISI — soient d’un jaune panique. Perché sur le siège surélevé, son visage en putréfaction les guignant au-dessus des commandes, on reconnaissait le kidnappeur de Jake sur le pont de la Send — leur vieux pote Gasher. Sur le devant de son casque repoussé en arrière, se détachaient en noir les mots Fonderie Lamerk, surmontés d’un œil ouvert.

Gasher abaissa le tranchant du bulldozer qui plongea en diagonale dans le terrain vague, écrasant de la brique, réduisant en poussière scintillante bouteilles de bière et de soda, faisant jaillir des étincelles des morceaux de roche. En plein sur sa trajectoire, la rose penchait sa délicate corolle.

Voyons voir si vous allez poser des questions bêtes, maintenant ! s’écria l’apparition indésirable. Allez-y, exprimez tous vos désirs, mes chers p’tits couillons, pourquoi pas ? Votre vieux pote Gasher, il adeûre les d’vinettes ! Mais y a une chose qu’y faut bien vous fourrer dans le crâne, posez-m’en tant qu’vous voudrez, j’m’en vas quand même vous écrabouiller cette saleté comme une crêpe, ouais, et comment ! Pis, j’lui repass’rai d’ssus, mes chers p’tits couillons ! J’lui arracherai les racines et les feuilles, mes couillons ! Ouais, les racines et les feuilles !

Susannah poussa un cri perçant en voyant la pelle écarlate du bulldozer s’avancer et menacer la rose. Eddie empoigna la palissade à pleines mains. Il voulait sauter par-dessus, se jeter sur la rose pour tenter de la protéger…

… sauf que c’était trop tard. Et qu’il le savait.

Reportant son regard vers la chose caquetante perchée sur le siège du bulldozer, il vit que Gasher avait disparu. Celui qui était aux commandes à présent, c’était Bob le Mécano de Charlie le Tchou-tchou.

Arrêtez ! cria Eddie. Pour l’amour de Dieu, arrêtez-vous !

J’peux pas, Eddie. Le monde a changé, j’peux pas m’arrêter. Je dois bouger avec lui.

Et comme l’ombre du bulldozer tombait sur la rose tandis que la pelle arrachait l’un des pieds du panneau (Eddie s’aperçut alors que TRÈS BIENTÔT s’était transformé en AUJOURD’HUI), il prit conscience que le conducteur n’était pas non plus Bob le Mécano.

Mais que c’était Roland.

10

Eddie se redressa en sursaut, sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute, cherchant l’air comme un perdu, sa sueur déjà glacée sur sa peau brûlante. Il était sûr d’avoir hurlé, il devait l’avoir fait, mais Susannah dormait toujours à poings fermés près de lui : le haut de ses cheveux dépassait seul du sac de couchage qu’ils partageaient. Jake ronflait légèrement sur sa gauche, un bras hors des couvertures serrant Ote. Le bafouilleux dormait lui aussi.

Mais pas Roland. Tranquillement installé près du feu de camp éteint, il nettoyait ses revolvers à la clarté des étoiles en regardant Eddie.

— Tu as fait de mauvais rêves.

Une constatation, pas une question.

— Ouais.

— Encore une visite de ton frère ?

Eddie fit non de la tête.

— Alors, tu as rêvé de la Tour ? Du champ de roses et de la Tour ?

Le visage de Roland demeurait impassible, mais Eddie percevait l’impatience subtile qui affectait toujours sa voix quand il était question de la Tour Sombre. Eddie avait surnommé autrefois le Pistolero l’Accro de la Tour et Roland ne s’était pas récrié.

— Pas cette fois.

— Alors tu as rêvé de quoi ?

Eddie frissonna.

— Fait froid.

— Oui. Rends grâce à tes dieux, il n’a pas plu, du moins. La pluie d’automne est un mal à éviter chaque fois qu’on le peut. Tu as rêvé de quoi ?

Eddie hésitait toujours.

— Tu ne nous trahiras jamais, hein, Roland ?

— Personne ne peut répondre à coup sûr à une question pareille, Eddie, et j’ai déjà joué les traîtres, plus d’une fois. À ma plus grande honte. Mais… je pense que cette époque est définitivement révolue. Nous ne faisons plus qu’un, nous sommes un ka-tet. Si je trahis un seul d’entre vous — même le petit ami à fourrure de Jake, peut-être —, c’est moi que je trahirai. Pourquoi tu me demandes ça ?

— Et tu ne trahiras jamais ta quête.

— Renoncer à la Tour ? Non, Eddie. Ça, jamais. Raconte-moi ton rêve.

Eddie s’exécuta sans rien omettre. Quand il eut fini, Roland baissa les yeux vers ses revolvers, en fronçant le sourcil. Ils semblaient s’être réassemblés tout seuls pendant le récit d’Eddie.

— Alors ça veut dire quoi que je t’aie vu conduire ce bulldozer à la fin ? Que je te fais toujours pas confiance ? Qu’inconsciemment…

— C’est de l’ologie de la psyché, la kabbale dont je t’ai entendu parler avec Susannah ?

— Oui, si on veut.

— C’est de la merde, dit Roland pour couper court. Des tartines de merde de l’esprit. Les rêves signifient tout ou rien. Et quand ils signifient tout, c’est quasiment des messages de… eh bien, d’autres niveaux de la Tour.

Il regarda Eddie d’un air finaud.

— Et tous les messages ne nous sont pas envoyés par des amis.

— Quelque chose ou quelqu’un fout la merde dans ma tête ? C’est ça que tu veux dire ?

— Je crois que c’est possible. Mais tu dois me surveiller, tout pareil. Je supporte qu’on me surveille, tu es bien placé pour le savoir.

— Je te fais confiance, dit Eddie.

Et la maladresse avec laquelle il prononça ces mots les lesta de sincérité. Roland eut l’air ému, presque bouleversé, et Eddie se demanda comment il avait pu juger que cet homme n’était qu’un robot dénué d’affect. Roland ne débordait pas d’imagination, soit, mais il avait des sentiments.

— Il y a une chose dans ton rêve qui m’inquiète beaucoup, Eddie.

— Le bulldozer ?

— La machine, oui. Et le fait qu’elle menace la rose.

— Jake a vu la rose, Roland. Elle était intacte.

Roland acquiesça.

— Dans son quand, le quand de ce jour particulier, la rose était florissante. Ça ne signifie pas que ça durera. Si le chantier dont parle le panneau s’ouvre… si le bulldozer survient…

— Il existe d’autres mondes, fit Eddie. Tu te rappelles ?

— Certaines choses n’existent peut-être que dans un seul. Dans un seul où, dans un seul quand.

Roland s’étendit, le regard tourné vers les étoiles.

— Il faut que nous protégions cette rose, dit-il. Il faut la préserver à tout prix.

— Tu penses qu’il y a une autre porte, hein ? Une qui ouvre sur la Tour Sombre ?

Le Pistolero tourna vers lui des yeux tout brillants de la lueur des étoiles.

— Je pense qu’elle ne fait peut-être qu’un avec la Tour, dit-il. Et que si on la détruit…

Il ferma les yeux. Et n’en dit pas davantage.

Eddie demeura éveillé longtemps.

11

Le jour suivant se leva, clair, ensoleillé et froid. Dans la lumière neuve du matin, le machin qu’Eddie avait repéré la veille au soir était nettement plus visible. Mais il ne pouvait toujours pas dire ce que c’était. Une devinette de plus et, les devinettes, il en avait soupé.

Sa main en visière, il observait ce truc en plissant les yeux, encadré par Susannah et Jake. Roland était de retour près du feu de camp, rassemblant ce qu’il appelait leur gunna, un mot qui semblait recouvrir l’ensemble de leurs biens matériels. Il ne semblait pas concerné par la chose devant eux ni savoir ce que c’était.

Ça se trouvait à quelle distance ? Cinquante kilomètres ? Quatre-vingts ? La réponse était fonction de la distance à laquelle la vue portait sur cette étendue plate, et Eddie ne connaissait pas la réponse. Une chose dont il était tout à fait sûr en revanche, c’était que Jake avait eu raison au moins sur deux points — c’était une sorte de construction, qui s’étalait sur les quatre voies de l’autoroute. Bien obligé : comment auraient-ils pu la voir sinon ? Elle aurait été noyée dans la tramée sans ça… non ?

Peut-être que ça se dresse dans une de ces échappées — que Suzie appelle « les trous dans les nuages ». Ou peut-être que la tramée se termine avant qu’on arrive aussi loin. Ou peut-être que c’est rien d’autre qu’une saloperie d’hallucination. En tout cas, vaudrait mieux que tu te retires ça de la tête pour le moment. On a encore un peu de péagisage à faire.

Cependant, le bâtiment retenait toujours son attention. On aurait dit un palais aérien, bleu et or, sorti des Mille et Une Nuits… sauf qu’Eddie avait dans l’idée qu’il dérobait son bleu au firmament et l’or au soleil levant ;

— Roland, viens voir une seconde !

Il crut d’abord que le Pistolero n’obtempérerait pas, mais Roland (après avoir sanglé d’une lanière de cuir le paquetage de Susannah) se releva et portant les mains au creux de ses reins, s’étira avant de venir les rejoindre.

— Mes dieux, on croirait que personne à part moi dans cette clique n’a la fibre domestique, dit Roland.

— On te donnera volontiers un coup de main, dit Eddie. Comme d’habitude, d’ailleurs, non ? Mais regarde-moi d’abord ce truc.

Roland s’exécuta. Mais n’y accorda qu’un regard des plus brefs, comme s’il ne voulait même pas en reconnaître l’existence.

— C’est bien en verre, hein ? demanda Eddie.

Roland jeta un nouveau coup d’œil.

— J’intuite, fit-il.

Ce qui dans sa bouche sonnait comme m’en a tout l’air, partenaire.

— Là d’où je viens, des buildings en verre, c’est pas ce qui manque, mais la plupart c’est des immeubles de bureau. Ce truc là-bas devant, on dirait que ça sort tout droit de Disney World. Tu connais ?

— Non.

— Alors pourquoi tu veux pas le regarder ? demanda Susannah.

Roland jeta un nouveau coup d’œil au lointain flamboiement de lumière reflété par du verre, mais encore une fois brièvement — à peine le temps d’un battement de cils.

— Parce que c’est des ennuis en perspective, dit Roland. Et en plein sur notre route. Nous y serons bien assez tôt. Inutile de devancer l’appel.

— On y arrivera aujourd’hui ? demanda Jake.

Roland haussa les épaules, son expression ne trahissant toujours rien.

— Il y aura de l’eau, si Dieu le veut, dit-il.

— Merde alors, t’aurais fait fortune en écrivant des proverbes pour les crackers, dit Eddie.

Il espérait au moins récolter un sourire, mais bernique. Roland se contenta de retraverser la route, de s’agenouiller, de se charger de son havresac et de sa bourse avant d’attendre le reste de la troupe. Une fois fins prêts, ils reprirent leur avancée vers l’est, le long de l’Interstate 70. Le Pistolero ouvrait la marche, tête baissée, les yeux fixant le bout de ses bottes.

12

Roland garda le silence toute la journée. Au fur et à mesure que le bâtiment se rapprochait d’eux (des ennuis en perspective, et en plein sur notre route, avait-il dit), Susannah comprit que Roland ne les gratifiait pas d’une crise de mauvaise humeur ni d’inquiétude à propos de ce qui les attendait, mais pas le soir même. C’était le récit qu’il avait promis de leur faire qui le taraudait.

À l’heure de la pause-déjeuner, ils distinguaient nettement le bâtiment devant eux — un palais à multiples tourelles, taillé entièrement dans du verre réfléchissant, semblait-il. La tramée le cernait de toutes parts, mais le palais s’élevait avec sérénité au-dessus, lançant ses tourelles à l’assaut du ciel. D’une folle étrangeté dans le plat pays du Kansas oriental, c’était certain, mais Susannah se disait que c’était le plus bel édifice qu’elle ait vu de sa vie ; plus beau même que la Tour Chrysler, ce qui n’était pas rien.

Plus ils s’en approchaient, plus elle trouvait difficile d’en détacher les yeux. Contempler le reflet des nuages boursouflés cingler à travers les murailles et les courtines bleu céleste du château de verre, c’était comme assister à un magnifique mirage… doté de consistance. Il vous avait, comme ça, un petit côté indiscutable. Cela tenait probablement à son ombre portée — les mirages n’en projetaient pas, à ce qu’elle en savait. Mais ce n’était pas tout. Il se posait un peu là, un point c’est tout. Susannah avait beau n’avoir aucune idée de ce qu’un tel prodige fabriquait dans la contrée de Stuckey et Hardee, sans parler des Boing Boing Burgers, elle constatait qu’il s’y trouvait bel et bien. Elle jugea que, le moment venu, elle serait en mesure de répondre aux questions qu’elle se posait.

13

Ils établirent le campement en silence, regardèrent Roland bâtir sa cheminée de petit bois en silence, s’installèrent en silence et en lui tournant le dos, puis contemplèrent le soleil couchant transmuer en palais de flammes l’énorme édifice vitré sous leurs yeux. Tours et créneaux virèrent du rouge le plus ardent à l’orange, puis à l’or, qui se refroidit rapidement jusqu’à l’ocre, au moment où le Vieil Astre apparut au firmament…

Mah non, se dit-elle avec la voix de Detta. C’est pas celle-là, ma fille. Alo’s ça, pas du tout. C’est l’étoile du No’d. Celle qu’ tu ’ega’dais d’puis chez toi, assise su’ les genoux de ton p’pa.

Mais c’était du Vieil Astre qu’elle se languissait, découvrit-elle ; du Vieil Astre et de la Vieille Mère. Elle fut stupéfaite de se découvrir nostalgique du monde de Roland, puis se demanda pourquoi cela devait tant la surprendre. Après tout, c’était un monde dans lequel personne ne l’avait jamais traitée de sale négresse (du moins pas encore), un monde où elle avait trouvé quelqu’un à aimer… et s’était fait de bons amis, aussi. Ce dernier point manqua la faire pleurer et elle serra Jake contre elle. Il se laissa faire en souriant, les yeux mi-clos. Au lointain, déplaisante mais supportable, même sans balles comme boules Quies, la tramée gazouillait son chant plaintif.

Quand les dernières lueurs jaunes s’effacèrent peu à peu du château, tout là-bas, Roland les abandonna sur les voies de l’autoroute et revint à son feu. Il fit cuire une nouvelle fournée de viande de daim enveloppée de feuilles et distribua la nourriture à la ronde. Ils mangèrent sans dire un mot (Roland grignota du bout des dents, observa Susannah). Quand ils eurent terminé, ils aperçurent la voie lactée disséminant sur les murs du château devant eux des points lumineux qui s’y réfléchissaient comme dans une eau tranquille.

Ce fut Eddie qui finit par briser le silence.

— Rien ne t’y oblige, fit-il. Tu es tout excusé. Ou absous. Ou ce qu’il te plaira, tout pourvu que tu ne fasses plus cette tête, merde.

Roland l’ignora. Il but, inclinant l’outre coincée au creux du coude, comme un poivrot une bouteille d’absinthe, la tête en arrière, les yeux dans les étoiles. Il cracha la dernière gorgée sur le bas-côté.

— Longue Vie à tes récoltes, dit Eddie, sans sourire.

Roland ne répondit pas. Mais son visage pâlit, comme s’il venait de voir un spectre. Ou plutôt d’en entendre un.

14

Le Pistolero se tourna vers Jake, qui lui rendit son regard avec gravité.

— J’ai passé l’épreuve de virilité à l’âge de quatorze ans, j’étais le plus jeune de mon ka-tet, de ma classe, si tu préfères. Et le plus jeune qu’il y eût jamais. Je te l’ai raconté en partie, Jake. Tu t’en souviens ?

À nous tous, tu l’as raconté en partie, songea Susannah. Mais elle se tut et intima d’un coup d’œil à Eddie de l’imiter. Roland n’avait pas été lui-même pendant son récit ; avec en tête l’image de Jake, à la fois mort et vivant, il luttait contre la folie.

— Tu veux dire quand on poursuivait Walter, fit Jake. Après le relais, mais avant ma… ma chute.

— Oui.

— Je m’en souviens un petit peu, mais pas de grand-chose. Comme on se rappelle vaguement ce qu’on a rêvé.

Roland acquiesça.

— Écoute-moi, alors. Je vais t’en dire plus cette fois, Jake, parce que tu as pris de l’âge. Je suppose qu’on en a tous pris.

Susannah ressentit la même fascination que la première fois en réentendant l’histoire : comment le jeune Roland avait surpris par hasard Marten, le conseiller (ou plutôt le magicien) de son père dans les appartements de sa mère. Sauf que rien de tout cela ne s’était produit par hasard, bien entendu ; le garçon serait passé devant la porte de sa mère en lui jetant à peine un coup d’œil, si Marten ne l’avait ouverte et invité à entrer. Ce dernier avait dit à Roland que sa mère désirait le voir, mais un seul regard posé sur Gabrielle Deschain assise dans son fauteuil à dossier bas, son sourire mélancolique et ses yeux baissés, signifia au garçon qu’il était bien la dernière personne au monde qu’elle désirât voir à ce moment-là.

Ses joues empourprées et le suçon dans son cou lui apprirent tout le reste.

Marten l’avait incité de la sorte à mettre précocement sa virilité à l’épreuve et, en recourant à une arme — David, son faucon — que son instructeur n’avait pas prévue, Roland avait vaincu Cort, arraché son bâton… et s’était fait un ennemi mortel de Marten Largecape.

Grièvement blessé, son visage gonflé évoquant un masque de gnome de carnaval, Cort avait eu le temps, avant de sombrer dans le coma, de donner un conseil à son nouvel apprenti pistolero : tiens-toi encore quelque temps à l’écart de Marten.

— Il m’a conseillé aussi d’attendre que le récit de notre affrontement devienne légendaire, dit le Pistolero à Eddie, Susannah et Jake. D’attendre qu’il pousse de la barbe à mon ombre et qu’elle hante Marten dans ses rêves.

— Et tu as suivi ses conseils ? demanda Susannah.

— Je n’ai pas eu cette chance, dit Roland.

Son visage se fendit d’un sourire douloureux.

— Je comptais bien y réfléchir sérieusement, mais avant que j’en aie eu le temps, les choses ont… changé.

— Elles ont le chic pour ça, hein ? fit Eddie. Bonté divine, pour ça oui.

— J’ai enterré mon faucon, la première arme que j’aie jamais maniée, et la meilleure, peut-être. Puis — et cette partie-là, je suis sûr de ne pas t’en avoir soufflé mot, Jake — j’ai gagné la ville basse. La chaleur de cet été-là creva en une succession d’orages de grêle et, dans une chambre à l’étage de l’un des bordels où Cort avait coutume d’aller faire la noce, j’ai couché avec une femme pour la première fois de ma vie.

L’air pensif, il attisa le feu avec un morceau de bois puis, semblant prendre conscience du symbolisme implicite de son geste, s’en débarrassa en le jetant au loin avec un sourire en biais. Le bout de bois incandescent atterrit près du pneu d’un Dodge Aspen abandonné et s’éteignit.

— C’était bon. Baiser, c’était bon. Pas aussi extraordinaire que moi et mes amis on se l’était imaginé quand on en parlait entre nous, bien sûr…

— La jeunesse a tendance à surévaluer la chatte quand on la paie, mon chou. À mon humble avis, dit Susannah.

— Je me suis endormi en écoutant en bas les ivrognes chanter accompagnés par le piano et le bruit des grêlons contre la vitre. J’ai été réveillé le lendemain matin par… hum, disons d’une façon à laquelle je ne me serais jamais attendu dans un endroit pareil.

Jake remit du bois sur le feu. Il flamba haut et clair, rehaussant de couleur les joues de Roland, brossant un croissant d’ombres sous ses sourcils et sa lèvre du bas. Tandis qu’il parlait, Susannah découvrit qu’elle pouvait se représenter ce qui s’était passé ce matin-là, si éloigné dans le temps ; ce matin-là, qui avait dû fleurer le pavé mouillé et la chaleur d’été rafraîchie par la pluie ; ce qui s’était passé dans la chambrette d’une putain, au-dessus d’un cabaret de la ville basse de Gilead, siège de la Baronnie de la Nouvelle Canaan, atome de poussière situé dans les régions occidentales de l’Entre-Deux-Mondes.

Un garçon, tout endolori encore par son combat de la veille, tout nouvellement initié aux mystères du sexe. Un garçon, qui avait l’air maintenant d’avoir douze ans au lieu de quatorze, dont les cils balayaient les joues, les paupières tirées comme des persiennes devant ces yeux d’un bleu si extraordinaire ; un garçon dont la main épousait négligemment la courbe du sein d’une putain ; un garçon, dont le poignet, portant encore les griffures de son faucon, paraissait hâlé sur la courtepointe. Un garçon, dans les ultimes instants du dernier sommeil paisible de sa vie ; un garçon, qui sous peu se mettrait en marche et commencerait à dégringoler tel le petit caillou se détachant d’un éboulis en dévale la pente à pic ; petit caillou qui en cogne un autre, et puis un autre, et encore un autre, tous ces petits cailloux en cognant plein d’autres encore jusqu’à ce que la pente se retrouve entièrement en mouvement, et que la terre tremble sous le vacarme du glissement de terrain.

Un garçon, un petit caillou sur une pente friable et prête à s’ébouler.

Un nœud du bois explosa dans le feu. Quelque part dans ce Kansas de rêve, un animal jappa. Susannah regarda tourbillonner des étincelles devant le visage incroyablement vieux de Roland, distinguant sous ses traits ceux du garçon assoupi par ce lointain matin d’été sur la couche d’une ribaude. Puis elle vit la porte s’ouvrir à grand fracas, mettant un terme au dernier rêve troublé de Gilead.

15

L’homme, qui venait d’entrer, traversa la chambre à grandes enjambées jusqu’au lit, avant que Roland n’ouvre les yeux (et avant que ce tapage n’ait fait réagir la femme couchée à ses côtés). Il était grand, mince, vêtu d’un jean délavé et d’une chemise bleue poussiéreuse, en toile de Cambrai. Il était coiffé d’un chapeau gris foncé au ruban en peau de serpent. Des deux étuis en cuir fatigué posés assez bas sur ses hanches, on voyait pointer les crosses — en santal — de revolvers que le garçon porterait un jour sur des terres dont cet homme à l’air menaçant et à l’œil bleu furieux ne rêverait jamais.

Roland fut en mouvement avant même de desceller ses yeux : roulant sur le flanc gauche, il chercha à tâtons une arme quelconque sous le lit. Il se montrait rapide, d’une rapidité effrayante mais — et Susannah vit aussi cela on ne peut plus clairement — l’homme en jean délavé fut plus rapide encore. Tirant le garçon par l’épaule, il le précipita au bas du lit, entièrement nu. Le garçon étalé par terre de tout son long continua à fouiller sous le lit, vif comme l’éclair. L’homme en jean lui écrasa les doigts sous sa botte avant qu’ils aient pu saisir ce qu’il cherchait.

— Salopard, fit le garçon d’une voix entrecoupée. Salop…

Il avait à présent les yeux ouverts et, en les levant, il s’aperçut que l’intrus, le salopard, n’était autre que son père.

La putain se redressait sur sa couche. Elle avait les yeux bouffis, les traits mous, mais la mine courroucée.

— Eh là ! s’écria-t-elle. Oh là, doucement ! On n’entre pas comme ça chez les gens, ah ça non ! Attendez un peu que je donne de la voix…

L’homme l’ignora et retira deux ceinturons de sous le lit. Chacun était terminé par un pistolet dans son étui. Tout imposants qu’ils étaient et des plus stupéfiants dans ce monde où les armes à feu ne couraient pas les rues, ils étaient loin d’égaler les revolvers du père de Roland. Leur crosse était faite de plaques de métal érodé et non de bois incrusté. À peine la pute aperçut-elle les armes que l’intrus arborait sur les hanches et celles qu’il tenait entre les mains — celles-là mêmes que son jeune client de la veille au soir portait jusqu’à ce qu’elle l’emmène au premier et ne le prive de toutes ses armes, sauf de celle avec laquelle elle entretenait la plus grande familiarité — que sa mauvaise humeur léthargique disparut. Ce qui la remplaça fut le regard madré de celle chez qui l’instinct de survie est inné. Elle se redressa, sortit du lit, traversa la pièce et, le temps d’entrevoir son cul nul sous l’éclat du soleil matinal, avait déjà enfilé la porte.

Ni le père se tenant à la tête du lit ni le fils étalé à poil sur le plancher ne lui firent l’aumône d’un regard. L’homme en jean tendit à Roland les ceinturons que, la veille dans l’après-midi, il avait pris dans la chambre forte, sous le baraquement des apprentis, utilisant la clé de Cort pour ouvrir la porte de l’arsenal. L’homme agita les ceinturons sous le nez de Roland, comme l’on montre un vêtement déchiré à un chiot qui vient de le mordiller sans savoir. Il les agita si fort que l’un des pistolets tomba. En dépit de sa stupéfaction, Roland le rattrapa au vol.

— Je te croyais dans l’Ouest, dit Roland. En Cressie. À la poursuite de Farson et de son…

Le père de Roland le gifla suffisamment fort pour l’expédier à l’autre bout de la chambre, du sang plein la bouche.

Le premier réflexe — épouvantable — de Roland fut de braquer l’arme qu’il n’avait pas lâchée.

Steven Deschain le dévisagea, mains sur les hanches, déchiffrant sa pensée avant même qu’elle ait pris consistance. Ses lèvres se retroussèrent en un rictus dénué singulièrement de gaieté, qui lui découvrit toutes les dents et une bonne partie des gencives.

— Descends-moi si ça te chante. Pourquoi pas ? Allons jusqu’au bout de l’horreur. Ah, mes dieux, j’accueillerai la mort avec joie !

Roland, reposant le pistolet par terre, le repoussa loin de lui d’un revers de main. Tout soudain, il ne voulait plus que ses doigts se trouvent à proximité de la détente d’une arme. Il ne les tenait plus sous contrôle, ses doigts. Il avait découvert la chose pas plus tard que la veille, à l’instant même où il avait brisé le nez de Cort.

— Père, j’ai subi l’épreuve hier. J’ai pris le bâton de Cort. J’ai gagné. Je suis un homme.

— Tu es un imbécile, répondit son père.

Il ne souriait plus ; il avait l’air vieux et hagard. Il s’écroula lourdement sur la couche de la putain, regarda les ceinturons qu’il tenait toujours, puis les laissa choir entre ses pieds.

— Un imbécile de quatorze ans, un imbécile de la pire espèce, désespérant.

Relevant les yeux, il connut un nouvel accès de fureur, mais cela ne dérangea pas Roland, qui préférait la colère à cet air de lassitude. À cette impression de vieillesse.

— Dès tes premiers pas, j’ai su que tu n’avais rien d’un génie, mais jusqu’à tantôt, jamais je n’aurais cru que tu étais un tel idiot. Te laisser mener par lui comme le bétail à l’abattoir ! Mes Dieux ! Tu as oublié le visage de ton père ! Avoue !

Ce fut là l’étincelle qui raviva la fureur du garçon. Tout ce qu’il avait accompli la veille, il l’avait fait avec le visage de son père devant les yeux.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria-t-il du coin où il se trouvait, cul nu sur le plancher plein d’échardes de la bauge de la putain, le dos au mur, le duvet blond de ses belles joues sans cicatrices brillant sous le soleil qui entrait par la fenêtre.

— Si, c’est vrai, sale morveux ! Chenapan ! Idiot ! Bats ta coulpe ou je vais t’arracher la peau du…

— Ils étaient ensemble ! explosa Roland. Ta femme et ton conseiller — ton magicien ! J’ai vu la marque que sa bouche à lui avait laissée sur son cou à elle ! Sur le cou de ma mère !

Il tendit la main vers le pistolet et le ramassa, mais même au comble de la honte et de la rage, n’autorisa pas ses doigts à s’aventurer près de la détente ; il tenait son revolver d’apprenti par le canon de métal uni.

— Grâce à ça, aujourd’hui même, je mettrai fin à son existence de séducteur et de traître et si tu te sens impuissant à me seconder, tu n’as qu’à rester en retrait et me laisser f…

Steven dégaina avant que Roland ait perçu le moindre mouvement. Une seule déflagration, assourdissante comme un coup de tonnerre, retentit dans la chambrette ; une bonne minute s’écoula avant que Roland n’entende bafouiller des questions et se manifester un certain tumulte à l’étage en dessous. Entre-temps, son arme d’apprenti, arrachée de sa main où elle ne laissa qu’un picotement vrombissant, n’était plus qu’un lointain souvenir. Elle vola par la fenêtre, sa crosse réduite à une ruine de métal salement cabossée et sa brève participation à la longue histoire du Pistolero trouvant là sa conclusion.

Roland, stupéfait, regarda son père, encore sous le choc. Steven lui rendit son regard et demeura silencieux un bon moment. Mais il avait retrouvé le visage dont Roland se souvenait depuis sa plus tendre enfance : celui qui reflétait une calme et mâle assurance. Sa lassitude et sa fureur teintées d’affolement s’étaient évanouies comme les orages de la veille au soir.

Son père finit par prendre la parole.

— J’ai eu tort de te dire ce que je t’ai dit, je m’en excuse. Tu n’as pas oublié mon visage, Roland. Mais tu n’en as pas moins fait preuve de stupidité — tu t’es laissé manipuler par quelqu’un de plus rusé que tu le seras jamais. C’est par la seule grâce des dieux et de l’œuvre du ka que tu n’as pas été envoyé dans l’Ouest, un vrai pistolero de moins hors du chemin de Marten… hors du chemin de John Farson… et de celui qui mène à la créature qui règne sur eux deux.

Il tendit les bras.

— Si je t’avais perdu, Roland, je serais mort.

Roland se remit debout et, nu comme la main, se dirigea vers son père, qui l’étreignit sauvagement. Quand Steven Deschain l’embrassa d’abord sur une joue puis sur l’autre, Roland se mit à pleurer. Steven Deschain lui chuchota alors six mots dans le creux de l’oreille.

16

— Six mots ? demanda Susannah. Lesquels ?

— Je sais tout depuis deux ans, répondit Roland. Voilà ce qu’il m’a murmuré.

— Nom de Dieu, fit Eddie.

— Puis il m’a dit que je ne pouvais pas retourner au palais. Que si je passais outre, je serais mort à la tombée de la nuit. « Tu es né pour accomplir ton destin, m’a-t-il dit, en dépit de tout ce que Marten pourrait faire ; cependant, il a juré de te tuer avant que tu ne sois assez grand pour lui causer des problèmes. Il semble que, vainqueur ou pas de l’épreuve, tu doives quitter Gilead, de toute façon. Pour un certain temps, du moins, et tu iras en direction de l’est au lieu de l’ouest. Mais je ne t’enverrai là-bas ni sans amis ni sans but. »

Puis, en guise de réflexion après coup, il ajouta :

— Ni avec une paire de piteux revolvers d’apprenti.

— Quel but ? demanda Jake, que le récit de Roland avait positivement captivé.

Il avait les yeux aussi brillants que ceux d’Ote.

— Et quels amis ?

— Vous devez entendre ces choses à présent, dit Roland. Le jugement que vous porterez sur moi viendra en temps et en heure.

Il expectora le profond soupir d’un homme confronté à une tâche ardue — puis rajouta du bois dans le feu. Les flammes, en se ranimant, firent reculer légèrement les ombres. Roland se mit à parler. Il parla toute une nuit d’une longueur insolite et ne termina l’histoire de Susan Delgado qu’au lever du soleil, dont les rayons teintèrent là-bas le palais de verre de toutes les nuances d’un jour nouveau, le dotant surtout d’une étrange luminescence verte qui était sa vraie couleur.

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