XI
La fin d’Anna
— Tu as réussi ton affaire ?
Mme Maigret s’étonnait de voir son mari de si méchante humeur. Elle tâtait le pardessus qu’elle venait de l’aider à retirer.
— Tu as encore circulé sous la pluie… Un jour, tu attraperas des douleurs et tu seras bien avancé !… Qu’est-ce que c’était, cette histoire-là ?… Un crime ?…
— Une affaire de famille !
— Et la jeune fille qui est venue te voir ?
— Une jeune fille ! Donne-moi mes pantoufles, veux-tu ?
— C’est bon ! Je ne te demanderai plus rien ! Du moins à ce sujet. Tu as bien mangé, au moins, à Givet ?
— Je ne sais pas…
C’était vrai ! Il se souvenait à peine des repas qu’il avait faits.
— Devine ce que je t’ai préparé ?
— Des quiches !
Ce n’était pas difficile à deviner, étant donné que toute la maison en était parfumée.
— Tu as faim ?
— Oui, ma chérie… En tout cas, j’aurai faim tout à l’heure… Raconte-moi ce qui s’est passé ici… À propos, l’affaire des meubles est arrangée…
Pourquoi, en regardant sa salle à manger, fixait-il toujours un même angle, où il n’y avait rien ? Il ne s’en rendit pas compte lui-même jusqu’au moment où sa femme lui dit :
— Tu as l’air de chercher quelque chose !
Alors, à haute voix, il s’écria :
— Parbleu ! Le piano…
— Quel piano ?
— Rien ! Tu ne peux pas comprendre… Tes quiches sont étonnantes…
— Ce serait bien la peine d’être Alsacienne pour ne pas savoir préparer des quiches… Seulement, si tu continues, tu ne m’en laisseras même pas un morceau… À propos de piano, les gens du quatrième…
Un an plus tard, Maigret pénétrait dans une maison d’exportation de la rue Poissonnière à la suite d’une affaire de faux billets de banque.
Les magasins étaient vastes, bourrés de marchandises, mais les bureaux étaient exigus.
— Je vais vous faire apporter le faux billet que j’ai découvert dans une liasse… dit le patron en appuyant sur un timbre.
Maigret regardait ailleurs. Il aperçut vaguement une jupe grise qui s’approchait du bureau, des jambes gainées de coton. Puis il leva la tête, resta un moment immobile à regarder le visage penché sur le bureau.
— Je vous remercie, mademoiselle Anna…
Et, comme le commissaire suivait l’employée du regard, le négociant expliqua :
— Elle a un peu l’air d’un dragon… Mais je vous souhaite une secrétaire comme celle-là !… Elle remplace exactement deux employés. Elle fait tout le courrier et elle trouve encore le temps d’assumer la tâche de comptable…
— Il y a longtemps que vous l’avez ?
— Une dizaine de mois.
— Elle est mariée ?
— Ah ! non ! C’est son péché mignon : une haine mortelle, qui s’étend à tous les hommes… Un jour, un collègue qui était venu me voir a tenté, en riant, de lui pincer la taille… Si vous aviez vu le coup d’œil qu’il a reçu…
« Elle arrive le matin à huit heures, parfois avant… Le soir, c’est elle qui ferme les portes… Elle doit être étrangère, car elle a un léger accent…
— Vous permettez que je lui dise quelques mots ?
— Je vais l’appeler.
— Non ! C’est dans son bureau que je voudrais…
Et Maigret franchit une porte vitrée. Le bureau donnait sur une cour encombrée de camions. Et toute la maison semblait subir la trépidation du flot d’autobus et d’autos déferlant dans la rue Poissonnière.
Anna était calme, comme tout à l’heure quand elle se penchait sur son patron, comme Maigret l’avait toujours connue. Elle devait maintenant avoir vingt-sept ans, mais elle en paraissait plutôt trente, car son teint n’avait plus la même fraîcheur, ses traits s’étaient fanés.
Dans deux ou trois ans, elle n’aurait plus d’âge. Dans dix, ce serait une vieille femme !
— Vous avez des nouvelles de votre frère ?
Elle détourna la tête sans répondre, tout en maniant machinalement un buvard à bascule.
— Il est marié ?
Elle se contenta de faire un signe affirmatif de la tête.
— Heureux ?
Alors les larmes que Maigret attendait depuis si longtemps jaillirent, en même temps que la gorge se gonflait, et elle lui lança, comme si elle l’eût rendu responsable de tout :
— Il s’est mis à boire… Marguerite attend un bébé…
— Ses affaires ?
— Son cabinet ne rapportait rien… Il a dû accepter une place à mille francs par mois à Reims…
Et elle se tamponna les yeux de son mouchoir, à petits coups secs, rageurs.
— Maria ?
— Elle est morte, huit jours avant de prendre le voile…
La sonnerie du téléphone retentit, et c’est d’une voix changée qu’Anna répondit en approchant un bloc-notes de sa main :
— Oui, monsieur Worms… C’est entendu… Demain soir… J’envoie un câble à l’instant même… À propos du chargement de laine, je vous adresse une lettre contenant quelques observations… Non ! je n’ai pas le temps… Vous la lirez…
Elle raccrocha. Son patron était sur le seuil, la regardant et regardant Maigret tour à tour.
Le commissaire revint dans le bureau voisin.
— Qu’est-ce que vous en dites ?… Et je ne vous ai pas parlé de son honnêteté !… À ce point-là c’est presque de la bêtise…
— Où habite-t-elle ?
— Je ne sais pas… Ou plutôt je ne connais pas son adresse, mais je sais que c’est dans une maison meublée pour femmes seules, tenue par une œuvre quelconque… Mais… Dites donc ! Vous commencez à me faire peur… Ce n’est pas dans l’exercice de vos fonctions que vous l’avez connue, au moins ?… Car ce serait un peu inquiétant…
— Ce n’est pas dans l’exercice de mes fonctions ! répondit lentement Maigret. Nous disions donc que vous avez découvert ce billet dans une liasse de…
Il tendait l’oreille aux bruits du bureau voisin où une voix de femme disait au téléphone :
— Non, monsieur, il est occupé ! C’est mademoiselle Anna qui est à l’appareil… Je suis au courant…
On n’eut jamais de nouvelles du marinier.
Antibes, « Les Roches-Grises », janvier 1932.
FIN