Je revisai mes propres œuvres : les vers d’amour, les pièces de circonstance, l’ode à la mémoire de Plotine. Un jour, quelqu’un aurait peut-être envie de lire tout cela. Un groupe de vers obscènes me fit hésiter ; je finis somme toute par l’inclure. Nos plus honnêtes gens en écrivent de tels. Ils s’en font un jeu ; j’eusse préféré que les miens fussent autre chose, l’image exacte d’une vérité nue. Mais là comme ailleurs les lieux communs nous encagent : je commençais à comprendre que l’audace de l’esprit ne suffit pas à elle seule pour s’en débarrasser, et que le poète ne triomphe des routines et n’impose aux mots sa pensée que grâce à des efforts aussi longs et aussi assidus que mes travaux d’empereur. Pour ma part, je ne pouvais prétendre qu’aux rares aubaines de l’amateur : ce serait déjà beaucoup, si, de tout ce fatras, deux ou trois vers subsistaient. J’ébauchai pourtant à cette époque un ouvrage assez ambitieux, mi-partie prose, mi-partie vers, où j’entendais faire entrer à la fois le sérieux et l’ironie, les faits curieux observés au cours de ma vie, des méditations, quelques songes ; le plus mince des fils eût relié tout cela ; c’eût été une sorte de Satyricon plus âpre. J’y aurais exposé une philosophie qui était devenue la mienne, l’idée héraclitienne du changement et du retour. Mais j’ai mis de côté ce projet trop vaste.

J’eus cette année-là avec la prêtresse qui jadis m’avait initié à Éleusis, et dont le nom doit rester secret, plusieurs entretiens où les modalités du culte d’Antinoüs furent fixées une à une. Les grands symboles éleusiaques continuaient à distiller pour moi une vertu calmante ; le monde n’a peut-être aucun sens, mais, s’il en a un, celui-ci s’exprime à Éleusis plus sagement et plus noblement qu’ailleurs. Ce fut sous l’influence de cette femme que j’entrepris de faire des divisions administratives d’Antinoé, de ses dèmes, de ses rues, de ses blocs urbains, un plan du monde divin en même temps qu’une image transfigurée de ma propre vie. Tout y entrait, Hestia et Bacchus, les dieux du foyer et ceux de l’orgie, les divinités célestes et celles d’outre-tombe. J’y mis mes ancêtres impériaux, Trajan, Nerva, devenus partie intégrante de ce système de symboles. Plotine s’y trouvait ; la bonne Matidie s’y voyait assimilée à Déméter ; ma femme elle-même, avec qui j’avais à cette époque des rapports assez cordiaux, figurait dans ce cortège de personnes divines. Quelques mois plus tard, je donnai à un des quartiers d’Antinoé le nom de ma sœur Pauline. J’avais fini par me brouiller avec la femme de Servianus, mais Pauline morte retrouvait dans cette ville de la mémoire sa place unique de sœur. Ce lieu triste devenait le site idéal des réunions et des souvenirs, les Champs Élysée d’une vie, l’endroit où les contradictions se résolvent, où tout, à son rang, est également sacré.

Debout à une fenêtre de la maison d’Arrien, dans la nuit semée d’astres, je songeais à cette phrase que les prêtres égyptiens avaient fait graver sur le cercueil d’Antinoüs : Il a obéi à l’ordre du ciel. Se pouvait-il que le ciel nous intimât des ordres, et que les meilleurs d’entre nous les entendissent là où le reste des hommes ne perçoit qu’un accablant silence ? La prêtresse éleusiaque et Chabrias le croyaient. J’aurais voulu leur donner raison. Je revoyais en pensée cette paume lissée par la mort, telle que je l’avais regardée pour la dernière fois le matin de l’embaumement ; les lignes qui m’avaient inquiété jadis ne s’y trouvaient plus ; il en était d’elle comme de ces tablettes de cire desquelles on efface un ordre accompli. Mais ces hautes affirmations éclairent sans réchauffer, comme la lumière des étoiles, et la nuit alentour est encore plus sombre. Si le sacrifice d’Antinoüs avait été pesé quelque part en ma faveur dans une balance divine, les résultats de cet affreux don de soi ne se manifestaient pas encore ; ces bienfaits n’étaient ni ceux de la vie, ni même ceux de l’immortalité. J’osais à peine leur chercher un nom. Parfois, à de rares intervalles, une faible lueur palpitait froidement à l’horizon de mon ciel ; elle n’embellissait ni le monde, ni moi-même ; je continuais à me sentir plus détérioré que sauvé.

Ce fut vers cette époque que Quadratus, évêque des chrétiens, m’envoya une apologie de sa foi. J’avais eu pour principe de maintenir envers cette secte la ligne de conduite strictement équitable qui avait été celle de Trajan dans ses meilleurs jours ; je venais de rappeler aux gouverneurs de provinces que la protection des lois s’étend à tous les citoyens, et que les diffamateurs des chrétiens seraient punis s’ils portaient contre eux des accusations sans preuves. Mais toute tolérance accordée aux fanatiques leur fait croire immédiatement à de la sympathie pour leur cause ; j’ai peine à m’imaginer que Quadratus espérait faire de moi un chrétien ; il tint en tout cas à me prouver l’excellence de sa doctrine et surtout son innocuité pour l’État. Je lus son œuvre ; j’eus même la curiosité de faire rassembler par Phlégon des renseignements sur la vie du jeune prophète nommé Jésus, qui fonda la secte, et mourut victime de l’intolérance juive il y a environ cent ans. Ce jeune sage semble avoir laissé des préceptes assez semblables à ceux d’Orphée, auquel ses disciples le comparent parfois. À travers la prose singulièrement plate de Quadratus, je n’étais pas sans goûter le charme attendrissant de ces vertus de gens simples, leur douceur, leur ingénuité, leur attachement les uns aux autres ; tout cela ressemblait fort aux confréries que des esclaves ou des pauvres fondent un peu partout en l’honneur de nos dieux dans les faubourgs populeux des villes ; au sein d’un monde qui malgré tous nos efforts reste dur et indifférent aux peines et aux espoirs des hommes, ces petites sociétés d’assistance mutuelle offrent à des malheureux un point d’appui et un réconfort. Mais j’étais sensible aussi à certains dangers. Cette glorification des vertus d’enfant et d’esclave se faisait aux dépens de qualités plus viriles et plus lucides ; je devinais sous cette innocence renfermée et fade la féroce intransigeance du sectaire en présence de formes de vie et de pensée qui ne sont pas les siennes, l’insolent orgueil qui le fait se préférer au reste des hommes, et sa vue volontairement encadrée d’œillères. Je me lassai assez vite des arguments captieux de Quadratus et de ces bribes de philosophie maladroitement empruntées aux écrits de nos sages. Chabrias, toujours préoccupé du juste culte à offrir aux dieux, s’inquiétait du progrès de sectes de ce genre dans la populace des grandes villes ; il s’effrayait pour nos vieilles religions qui n’imposent à l’homme le joug d’aucun dogme, se prêtent à des interprétations aussi variées que la nature elle-même, et laissent les cœurs austères s’inventer s’ils le veulent une morale plus haute, sans astreindre les masses à des préceptes trop stricts pour ne pas engendrer aussitôt la contrainte et l’hypocrisie. Arrien partageait ces vues. Je passai tout un soir à discuter avec lui l’injonction qui consiste à aimer autrui comme soi-même ; elle est trop contraire à la nature humaine pour être sincèrement obéie par le vulgaire, qui n’aimera jamais que soi, et ne convient nullement au sage, qui ne s’aime pas particulièrement soi-même.

Sur bien des points, d’ailleurs, la pensée de nos philosophes me semblait elle aussi bornée, confuse, ou stérile. Les trois quarts de nos exercices intellectuels ne sont plus que broderies sur le vide ; je me demandais si cette vacuité croissante était due à un abaissement de l’intelligence ou à un déclin du caractère ; quoi qu’il en fût, la médiocrité de l’esprit s’accompagnait presque partout d’une étonnante bassesse d’âme. J’avais chargé Hérode Atticus de surveiller la construction d’un réseau d’aqueducs en Troade ; il en profita pour gaspiller honteusement les deniers publics ; appelé à rendre des comptes, il fit répondre avec insolence qu’il était assez riche pour couvrir tous les déficits ; cette richesse même était un scandale. Son père, mort depuis peu, s’était arrangé pour le déshériter discrètement en multipliant les largesses aux citoyens d’Athènes ; Hérode refusa tout net d’acquitter les legs paternels ; il en résulta un procès qui dure encore. A Smyrne, Polémon, mon familier de naguère, se permit de jeter à la porte une députation de sénateurs romains qui avaient cru pouvoir tabler sur son hospitalité. Ton père Antonin, le plus doux des êtres, s’emporta ; l’homme d’État et le sophiste finirent par en venir aux mains ; ce pugilat indigne d’un futur empereur l’était plus encore d’un philosophe grec. Favorinus, ce nain avide que j’avais comblé d’argent et d’honneurs, colportait partout des mots d’esprit dont je faisais les frais. Les trente légions auxquelles je commandais étaient, à l’en croire, mes seuls arguments valables dans les joutes philosophiques où j’avais la vanité de me plaire et où il prenait soin de laisser le dernier mot à l’empereur. C’était me taxer à la fois de présomption et de sottise ; c’était surtout se targuer d’une étrange lâcheté. Mais les pédants s’irritent toujours qu’on sache aussi bien qu’eux leur étroit métier ; tout servait de prétexte à leurs remarques malignes ; j’avais fait mettre au programme des écoles les œuvres trop négligées d’Hésiode et d’Ennius ; ces esprits routiniers me prêtèrent aussitôt l’envie de détrôner Homère, et le limpide Virgile que pourtant je citais sans cesse. Il n’y avait rien à faire avec ces gens-là.

Arrien valait mieux. J’aimais à causer avec lui de toutes choses. Il avait gardé du jeune homme de Bithynie un souvenir ébloui et grave ; je lui savais gré de placer cet amour, dont il avait été témoin, au rang des grands attachements réciproques d’autrefois ; nous en parlions de temps à autre, mais bien qu’aucun mensonge ne fût proféré, j’avais parfois l’impression de sentir dans nos paroles une certaine fausseté ; la vérité disparaissait sous le sublime. J’étais presque aussi déçu par Chabrias : il avait eu pour Antinoüs le dévouement aveugle d’un vieil esclave pour un jeune maître, mais, tout occupé du culte du nouveau dieu, il semblait presque avoir perdu tout souvenir du vivant. Mon noir Euphorion au moins avait observé les choses de plus près. Arrien et Chabrias m’étaient chers, et je ne me sentais nullement supérieur à ces deux honnêtes gens, mais il me semblait par moments être le seul homme à s’efforcer de garder les yeux ouverts.

Oui, Athènes restait belle, et je ne regrettais pas d’avoir imposé à ma vie des disciplines grecques. Tout ce qui en nous est humain, ordonné, et lucide nous vient d’elles. Mais il m’arrivait de me dire que le sérieux un peu lourd de Rome, son sens de la continuité, son goût du concret, avaient été nécessaires pour transformer en réalité ce qui restait en Grèce une admirable vue de l’esprit, un bel élan de l’âme. Platon avait écrit La République et glorifié l’idée du Juste, mais c’est nous qui, instruits par nos propres erreurs, nous efforcions péniblement de faire de l’État une machine apte à servir les hommes, et risquant le moins possible de les broyer. Le mot philanthropie est grec, mais c’est le légiste Salvius Julianus et moi qui travaillons à modifier la misérable condition de l’esclave. L’assiduité, la prévoyance, l’application au détail corrigeant l’audace des vues d’ensemble avaient été pour moi des vertus apprises à Rome. Tout au fond de moi-même, il m’arrivait aussi de retrouver les grands paysages mélancoliques de Virgile, et ses crépuscules voilés de larmes ; je m’enfonçais plus loin encore ; je rencontrais la brûlante tristesse de l’Espagne et sa violence aride ; je songeais aux gouttes de sang celte, ibère, punique peut-être, qui avaient dû s’infiltrer dans les veines des colons romains du municipe d’Italica ; je me souvenais que mon père avait été surnommé l’Africain. La Grèce m’avait aidé à évaluer ces éléments, qui n’étaient pas grecs. Il en allait de même d’Antinoüs ; j’avais fait de lui l’image même de ce pays passionné de beauté ; c’en serait peut-être le dernier dieu. Et pourtant, la Perse raffinée et la Thrace sauvage s’étaient alliées en Bithynie aux bergers de l’Arcadie antique : ce profil délicatement arqué rappelait celui des pages d’Osroès ; ce large visage aux pommettes saillantes était celui des cavaliers thraces qui galopent sur les bords du Bosphore, et qui éclatent le soir en chants rauques et tristes. Aucune formule n’était assez complète pour tout contenir.

Je terminai cette année-là la révision de la constitution athénienne, commencée beaucoup plus tôt. J’y revenais dans la mesure du possible aux vieilles lois démocratiques de Clisthènes. La réduction du nombre des fonctionnaires allégeait les charges de l’État ; je mis obstacle au fermage des impôts, système désastreux, malheureusement encore employé çà et là par les administrations locales. Des fondations universitaires, établies vers la même époque, aidèrent Athènes à redevenir un centre important d’études. Les amateurs de beauté qui, avant moi, avaient afflué dans cette ville, s’étaient contentés d’admirer ses monuments sans s’inquiéter de la pénurie croissante de ses habitants. J’avais tout fait, au contraire, pour multiplier les ressources de cette terre pauvre. Un des grands projets de mon règne aboutit peu de temps avant mon départ : l’établissement d’ambassades annuelles, par l’entremise desquelles se traiteraient désormais à Athènes les affaires du monde grec, rendit à cette ville modeste et parfaite son rang de métropole. Ce plan n’avait pris corps qu’après d’épineuses négociations avec les villes jalouses de la suprématie d’Athènes ou nourrissant contre elle des rancunes séculaires et surannées ; peu à peu, toutefois, la raison et l’enthousiasme même l’emportèrent. La première de ces assemblées coïncida avec l’ouverture de l’Olympéion au culte public ; ce temple devenait plus que jamais le symbole d’une Grèce rénovée.

On donna à cette occasion au théâtre de Dionysos une série de spectacles particulièrement réussis : j’y occupai un siège à peine surélevé à côté de celui de l’Hiérophante ; le prêtre d’Antinoüs avait désormais le sien parmi les notables et le clergé. J’avais fait agrandir la scène du théâtre ; de nouveaux bas-reliefs l’ornaient ; sur l’un d’eux, mon jeune Bithynien recevait des déesses éleusiaques une espèce de droit de cité éternel. J’organisai dans le stade panathénaïque transformé pour quelques heures en forêt de la fable une chasse où figurèrent un millier de bêtes sauvages, ranimant ainsi pour le bref espace d’une fête la ville agreste et farouche d’Hippolyte serviteur de Diane et de Thésée compagnon d’Hercule. Peu de jours plus tard, je quittai Athènes. Je n’y suis pas retourné depuis.



Chapitre 24


L’administration de l’Italie, laissée pendant des siècles au bon plaisir des préteurs, n’avait jamais été définitivement codifiée. L’Édit perpétuel, qui la règle une fois pour toutes, date de cette époque de ma vie ; depuis des années, je correspondais avec Salvius Julianus au sujet de ces réformes ; mon retour à Rome activa leur mise au point. Il ne s’agissait pas d’enlever aux villes italiennes leurs libertés civiles ; bien au contraire, nous avons tout à gagner, là comme ailleurs, à ne pas imposer de force une unité factice ; je m’étonne même que ces municipes souvent plus antiques que Rome soient si prompts à renoncer à leurs coutumes, parfois fort sages, pour s’assimiler en tout à la capitale. Mon but était simplement de diminuer cette masse de contradictions et d’abus qui finissent par faire de la procédure un maquis où les honnêtes gens n’osent s’aventurer et où prospèrent les bandits. Ces travaux m’obligèrent à d’assez nombreux déplacements à l’intérieur de la péninsule. Je fis plusieurs séjours à Baïes dans l’ancienne villa de Cicéron, que j’avais achetée au début de mon principat ; je m’intéressais à cette province de Campanie qui me rappelait la Grèce. Sur le bord de l’Adriatique, dans la petite ville d’Hadria, d’où mes ancêtres, voici près de quatre siècles, avaient émigré pour l’Espagne, je fus honoré des plus hautes fonctions municipales ; près de cette mer orageuse dont je porte le nom, je retrouvai des urnes familiales dans un colombarium en ruine. J’y rêvai à ces hommes dont je ne savais presque rien, mais dont j’étais sorti, et dont la race s’arrêtait à moi.

A Rome, on s’occupait à agrandir mon Mausolée colossal, dont Décrianus avait habilement remanié les plans ; on y travaille encore aujourd’hui. L’Égypte m’inspirait ces galeries circulaires, ces rampes glissant vers des salles souterraines ; j’avais conçu l’idée d’un palais de la mort qui ne serait pas réservé à moi-même ou à mes successeurs immédiats, mais où viendront reposer des empereurs futurs, séparés de nous par des perspectives de siècles ; des princes encore à naître ont ainsi leur place déjà marquée dans la tombe. Je m’employais aussi à orner le cénotaphe élevé au Champ de Mars à la mémoire d’Antinoüs, et pour lequel un bateau plat, venu d’Alexandrie, avait débarqué des obélisques et des sphinx. Un nouveau projet m’occupa longtemps et n’a pas cessé de le faire : l’Odéon, bibliothèque modèle, pourvue de salles de cours et de conférences, qui serait à Rome un centre de culture grecque. J’y mis moins de splendeur que dans la nouvelle bibliothèque d’Éphèse, construite trois ou quatre ans plus tôt, moins d’élégance aimable que dans celle d’Athènes. Je compte faire de cette fondation l’émule, sinon l’égale, du Musée d’Alexandrie ; son développement futur t’incombera. En y travaillant, je pense souvent à la belle inscription que Plotine avait fait placer sur le seuil de la bibliothèque établie par ses soins en plein Forum de Trajan : Hôpital de l’Âme.

La Villa était assez terminée pour que j’y pusse faire transporter mes collections, mes instruments de musique, les quelques milliers de livres achetés un peu partout au cours de mes voyages. J’y donnai une série de fêtes où tout était composé avec soin, le menu des repas et la liste assez restreinte de mes hôtes. Je tenais à ce que tout s’accordât à la beauté paisible de ces jardins et de ces salles ; que les fruits fussent aussi exquis que les concerts, et l’ordonnance des services aussi nette que la ciselure des plats d’argent. Pour la première fois, je m’intéressais au choix des nourritures ; j’ordonnais qu’on veillât à ce que les huîtres vinssent du Lucrin et que les écrevisses fussent tirées des rivières gauloises. Par haine de la pompeuse négligence qui caractérise trop souvent la table impériale, j’établis pour règle que chaque mets me serait montré avant d’être présenté même au plus insignifiant de mes convives ; j’insistais pour vérifier moi-même les comptes des cuisiniers et des traiteurs ; je me souvenais parfois que mon grand-père avait été avare. Le petit théâtre grec de la Villa, et le théâtre latin, à peine plus vaste, n’étaient terminés ni l’un ni l’autre ; j’y fis pourtant monter quelques pièces. On donna par mon ordre des tragédies et des pantomimes, des drames musicaux et des atellanes. Je me plaisais surtout à la subtile gymnastique des danses ; je me découvris un faible pour les danseuses aux crotales qui me rappelaient le pays de Gadès et les premiers spectacles auxquels j’avais assisté tout enfant. J’aimais ce bruit sec, ces bras levés, ce déferlement ou cet enroulement de voiles, cette danseuse qui cesse d’être femme pour devenir tantôt nuage et tantôt oiseau, tantôt vague et tantôt trirème. J’eus même pour une de ces créatures un goût assez court. Les chenils et les haras n’avaient pas été négligés pendant mes absences ; je retrouvai le poil dur des chiens, la robe soyeuse des chevaux, la belle meute des pages. J’organisai quelques chasses en Ombrie, au bord du lac Trasimène, ou, plus près de Rome, dans les bois d’Albe. Le plaisir avait repris sa place dans ma vie ; mon secrétaire Onésime me servait de pourvoyeur. Il savait quand il fallait éviter certaines ressemblances, ou au contraire les rechercher. Mais cet amant pressé et distrait n’était guère aimé. Je rencontrais çà et là un être plus tendre ou plus fin que les autres, quelqu’un qu’il valait la peine d’écouter parler, peut-être de revoir. Ces aubaines étaient rares, sans doute par ma faute. Je me contentais d’ordinaire d’apaiser ou de tromper ma faim. À d’autres moments, il m’arrivait d’éprouver pour ces jeux une indifférence de vieillard.

Aux heures d’insomnie, j’arpentais les corridors de la Villa, errant de salle en salle, dérangeant parfois un artisan qui travaillait à mettre en place une mosaïque ; j’examinais en passant un Satyre de Praxitèle ; je m’arrêtais devant les effigies du mort. Chaque pièce avait la sienne, et chaque portique. J’abritais de la main la flamme de ma lampe ; j’effleurais du doigt cette poitrine de pierre. Ces confrontations compliquaient la tâche de la mémoire ; j’écartais, comme un rideau, la blancheur du Paros ou du Pentélique ; je remontais tant bien que mal des contours immobilisés à la forme vivante, du marbre dur à la chair. Je continuais ma ronde ; la statue interrogée retombait dans la nuit ; ma lampe me révélait à quelques pas de moi une autre image ; ces grandes figures blanches ne différaient guère de fantômes. Je pensais amèrement aux passes par lesquelles les prêtres égyptiens avaient attiré l’âme du mort à l’intérieur des simulacres de bois qu’ils utilisent pour leur culte ; j’avais fait comme eux ; j’avais envoûté des pierres qui à leur tour m’avaient envoûté ; je n’échapperais plus à ce silence, à cette froideur plus proche de moi désormais que la chaleur et la voix des vivants ; je regardais avec rancune ce visage dangereux au fuyant sourire. Mais, quelques heures plus tard, étendu sur mon lit, je décidais de commander à Papias d’Aphrodisie une statue nouvelle ; j’exigeais un modelé plus exact des joues, là où elles se creusent insensiblement sous la Tempé, un penchement plus doux du cou sur l’épaule ; je ferais succéder aux couronnes de pampres ou aux nœuds de pierres précieuses la splendeur des seules boucles nues. Je n’oubliais pas de faire évider ces bas-reliefs ou ces bustes pour en diminuer le poids, et en rendre ainsi le transport plus facile. Les plus ressemblantes de ces images m’ont accompagné partout ; il ne m’importe même plus qu’elles soient belles ou non.

Ma vie, en apparence, était sage ; je m’appliquais plus fermement que jamais à mon métier d’empereur ; je mettais à ma tâche plus de discernement peut-être, sinon autant d’ardeur qu’autrefois. J’avais quelque peu perdu mon goût des idées et des rencontres nouvelles, et cette souplesse d’esprit qui me permettait de m’associer à la pensée d’autrui, d’en profiter tout en la jugeant. Ma curiosité, où j’avais vu naguère le ressort même de ma pensée, l’un des fondements de ma méthode, ne s’exerçait plus que sur des détails fort futiles ; je décachetai des lettres destinées à mes amis, qui s’en offensèrent ; ce coup d’œil sur leurs amours et leurs querelles de ménage m’amusa un instant. Il s’y mêlait du reste une part de soupçon : je fus pendant quelques jours en proie à la peur du poison, crainte atroce, que j’avais vue jadis dans le regard de Trajan malade, et qu’un prince n’ose avouer, parce qu’elle paraît grotesque, tant que l’événement ne l’a pas justifiée. Une telle hantise étonne chez un homme plongé par ailleurs dans la méditation de la mort, mais je ne me pique pas d’être plus conséquent qu’un autre. Des fureurs secrètes, des impatiences fauves me prenaient en présence des moindres sottises, des plus banales bassesses, un dégoût dont je ne m’exceptais pas. Juvénal osa insulter dans une de ses Satires le mime Pâris, qui me plaisait. J’étais las de ce poète enflé et grondeur ; j’appréciais peu son mépris grossier pour l’Orient et la Grèce, son goût affecté pour la prétendue simplicité de nos pères, et ce mélange de descriptions détaillées du vice et de déclamations vertueuses qui titille les sens du lecteur tout en rassurant son hypocrisie. En tant qu’homme de lettres, il avait droit pourtant à certains égards ; je le fis appeler à Tibur pour lui signifier moi-même sa sentence d’exil. Ce contempteur du luxe et des plaisirs de Rome pourrait désormais étudier sur place les mœurs de province ; ses insultes au beau Pâris avaient marqué la clôture de sa propre pièce. Favorinus, vers la même époque, s’installa dans son confortable exil de Chios, où j’aimerais assez habiter moi-même, mais d’où sa voix aigre ne pouvait m’atteindre. Ce fut aussi vers ce temps-là que je fis chasser ignominieusement d’une salle de festin un marchand de sagesse, un Cynique mal lavé qui se plaignait de mourir de faim comme si cette engeance méritait de faire autre chose ; j’eus grand plaisir à voir ce bavard courbé en deux par la peur déguerpir au milieu des aboiements des chiens et du rire moqueur des pages : la canaille philosophique et lettrée ne m’en imposait plus.

Les plus minces mécomptes de la vie politique m’exaspéraient précisément comme le faisaient à la Villa la moindre inégalité d’un pavement, la moindre coulée de cire sur le marbre d’une table, le moindre défaut d’un objet qu’on voudrait sans imperfections et sans taches. Un rapport d’Arrien, récemment nommé gouverneur de Cappadoce, me mit en garde contre Pharasmanès, qui continuait dans son petit royaume des bords de la Mer Caspienne à jouer ce jeu double qui nous avait coûté cher sous Trajan. Ce roitelet poussait sournoisement vers nos frontières des hordes d’Alains barbares ; ses querelles avec l’Arménie compromettaient la paix en Orient. Convoqué à Rome, il refusa de s’y rendre, comme il avait déjà refusé d’assister à la conférence de Samosate quatre ans plus tôt. En guise d’excuses, il m’envoya un présent de trois cents robes d’or, vêtements royaux que je fis porter dans l’arène à des criminels livrés aux bêtes. Cet acte peu pondéré me satisfit comme le geste d’un homme qui se gratte jusqu’au sang.

J’avais un secrétaire, personnage médiocre, que je gardais parce qu’il possédait à fond les routines de la chancellerie, mais qui m’impatientait par sa suffisance hargneuse et butée, son refus d’essayer des méthodes nouvelles, sa rage d’ergoter sans fin sur des détails inutiles. Ce sot m’irrita un jour plus qu’à l’ordinaire ; je levai la main pour frapper ; par malheur, je tenais un style, qui éborgna l’œil droit. Je n’oublierai jamais ce hurlement de douleur, ce bras maladroitement plié pour parer le coup, cette face convulsée d’où jaillissait le sang. Je fis immédiatement chercher Hermogène, qui donna les premiers soins ; l’oculiste Capito fut ensuite consulté. Mais en vain ; l’œil était perdu. Quelques jours plus tard, l’homme reprit son travail ; un bandeau lui traversait le visage. Je le fis venir ; je lui demandai humblement de fixer lui-même la compensation qui lui était due. Il me répondit avec un mauvais sourire qu’il ne me demandait qu’une seule chose, un autre œil droit. Il finit pourtant par accepter une pension. Je l’ai gardé à mon service ; sa présence me sert d’avertissement, de châtiment peut-être. Je n’avais pas voulu éborgner ce misérable. Mais je n’avais pas voulu non plus qu’un enfant qui m’aimait mourût à vingt ans.



Chapitre 25


Les affaires juives allaient de mal en pis. Les travaux s’achevaient à Jérusalem malgré l’opposition violente des groupements zélotes. Un certain nombre d’erreurs furent commises, réparables en elles-mêmes, mais dont les fauteurs de troubles surent vite profiter. La Dixième Légion Expéditionnaire a pour emblème un sanglier ; on en plaça l’enseigne aux portes de la ville, comme c’est l’usage ; la populace, peu habituée aux simulacres peints ou sculptés dont la prive depuis des siècles une superstition fort défavorable au progrès des arts, prit cette image pour celle d’un porc, et vit dans ce petit fait une insulte aux mœurs d’Israël. Les fêtes du Nouvel An juif, célébrées à grand renfort de trompettes et de cornes de bélier, donnaient lieu chaque année à des rixes sanglantes ; nos autorités interdirent la lecture publique d’un certain récit légendaire, consacré aux exploits d’une héroïne juive qui serait devenue sous un nom d’emprunt la concubine d’un roi de Perse, et aurait fait massacrer sauvagement les ennemis du peuple méprisé et persécuté dont elle sortait. Les rabbins s’arrangèrent pour lire de nuit ce que le gouverneur Tinéus Rufus leur interdisait de lire de jour ; cette féroce histoire, où les Perses et les Juifs rivalisaient d’atrocité, excitait jusqu’à la folie la rage nationale des Zélotes. Enfin, ce même Tinéus Rufus, homme par ailleurs fort sage, et qui n’était pas sans s’intéresser aux fables et aux traditions d’Israël, décida d’étendre à la circoncision, pratique juive, les pénalités sévères de la loi que j’avais récemment promulguée contre la castration, et qui visait surtout les sévices perpétrés sur de jeunes esclaves dans un but de lucre ou de débauche. Il espérait oblitérer ainsi l’un des signes par lesquels Israël prétend se distinguer du reste du genre humain. Je me rendis d’autant moins compte du danger de cette mesure, quand j’en reçus avis, que beaucoup des Juifs éclairés et riches qu’on rencontre à Alexandrie et à Rome ont cessé de soumettre leurs enfants à une pratique qui les rend ridicules aux bains publics et dans les gymnases, et s’arrangent pour en dissimuler sur eux-mêmes les marques. J’ignorais à quel point ces banquiers collectionneurs de vases myrrhins différaient du véritable Israël.

Je l’ai dit : rien de tout cela n’était irréparable, mais la haine, le mépris réciproque, la rancune l’étaient. En principe, le Judaïsme a sa place parmi les religions de l’empire ; en fait, Israël se refuse depuis des siècles à n’être qu’un peuple parmi les peuples, possédant un dieu parmi les dieux. Les Daces les plus sauvages n’ignorent pas que leur Zalmoxis s’appelle Jupiter à Rome ; le Baal punique du mont Cassius s’est identifié sans peine au Père qui tient en main la Victoire et dont la Sagesse est née ; les Égyptiens, pourtant si vains de leurs fables dix fois séculaires, consentent à voir dans Osiris un Bacchus chargé d’attributs funèbres ; l’âpre Mithra se sait frère d’Apollon. Aucun peuple, sauf Israël, n’a l’arrogance d’enfermer la vérité tout entière dans les limites étroites d’une seule conception divine, insultant ainsi à la multiplicité du Dieu qui contient tout ; aucun autre dieu n’a inspiré à ses adorateurs le mépris et la haine de ceux qui prient à de différents autels. Je n’en tenais que davantage à faire de Jérusalem une ville comme les autres, où plusieurs races et plusieurs cultes pourraient exister en paix ; j’oubliais trop que dans tout combat entre le fanatisme et le sens commun, ce dernier a rarement le dessus. L’ouverture d’écoles où s’enseignaient les lettres grecques scandalisa le clergé de la vieille ville ; le rabbin Joshua, homme agréable et instruit, avec qui j’avais assez souvent causé à Athènes, mais qui s’efforçait de se faire pardonner par son peuple sa culture étrangère et ses relations avec nous, ordonna à ses disciples de ne s’adonner à ces études profanes que s’ils trouvaient à leur consacrer une heure qui n’appartiendrait ni au jour ni à la nuit, puisque la Loi juive doit être étudiée nuit et jour. Ismaël, membre important du Sanhédrin, et qui passait pour rallié à la cause de Rome, laissa mourir son neveu Ben Dama plutôt que d’accepter les services du chirurgien grec que lui avait envoyé Tinéus Rufus. Tandis qu’à Tibur on cherchait encore des moyens de concilier les esprits sans paraître céder aux exigences des fanatiques, le pire l’emporta en Orient ; un coup de main zélote réussit à Jérusalem.

Un aventurier sorti de la lie du peuple, un nommé Simon, qui se faisait appeler Bar Kochba, le Fils de l’Étoile, joua dans cette révolte le rôle de brandon enduit de bitume ou de miroir ardent. Je ne puis juger ce Simon que par ouï-dire ; je ne l’ai vu qu’une fois face à face, le jour où un centurion m’apporta sa tête coupée. Mais je suis disposé à lui reconnaître cette part de génie qu’il faut toujours pour s’élever si vite et si haut dans les affaires humaines ; on ne s’impose pas ainsi sans posséder au moins quelque habileté grossière. Les Juifs modérés ont été les premiers à accuser ce prétendu Fils de l’Étoile de fourberie et d’imposture ; je crois plutôt que cet esprit inculte était de ceux qui se prennent à leurs propres mensonges et que le fanatisme chez lui allait de pair avec la ruse. Simon se fit passer pour le héros sur lequel le peuple juif compte depuis des siècles pour assouvir ses ambitions et ses haines ; ce démagogue se proclama Messie et roi d’Israël. L’antique Akiba, à qui la tête tournait, promena par la bride dans les rues de Jérusalem le cheval de l’aventurier ; le grand prêtre Éléazar redédia le temple prétendu souillé depuis que des visiteurs non circoncis en avaient franchi le seuil ; des monceaux d’armes rentrés sous terre depuis près de vingt ans furent distribués aux rebelles par les agents du Fils de l’Étoile ; il en alla de même des pièces défectueuses fabriquées à dessein depuis des années dans nos arsenaux par les ouvriers juifs et que refusait notre intendance. Des groupes zélotes attaquèrent les garnisons romaines isolées et massacrèrent nos soldats avec des raffinements de fureur qui rappelèrent les pires souvenirs de la révolte juive sous Trajan ; Jérusalem enfin tomba tout entière aux mains des insurgés et les quartiers neufs d’Ælia Capitolina flambèrent comme une torche. Les premiers détachements de la Vingt-deuxième Légion Déjotarienne, envoyée d’Égypte en toute hâte sous les ordres du légat de Syrie Publius Marcellus, furent mis en déroute par des bandes dix fois supérieures en nombre. La révolte était devenue guerre, et guerre inexpiable.

Deux légions, la Douzième Fulminante et la Sixième Légion, la Légion de Fer, renforcèrent aussitôt les effectifs déjà sur place en Judée ; quelques mois plus tard, Julius Sévérus, qui avait naguère pacifié les régions montagneuses de la Bretagne du Nord, prit la direction des opérations militaires ; il amenait avec lui de petits contingents d’auxiliaires britanniques accoutumés à combattre en terrain difficile. Nos troupes pesamment équipées, nos officiers habitués à la formation en carré ou en phalange des batailles rangées, eurent du mal à s’adapter à cette guerre d’escarmouches et de surprises, qui gardait en rase campagne des techniques d’émeute. Simon, grand homme à sa manière, avait divisé ses partisans en centaines d’escouades postées sur les crêtes de montagne, embusquées au fond de cavernes et de carrières abandonnées, cachées chez l’habitant dans les faubourgs grouillants des villes ; Sévérus comprit vite que cet ennemi insaisissable pouvait être exterminé, mais non pas vaincu ; il se résigna à une guerre d’usure. Les paysans fanatisés ou terrorisés par Simon firent dès le début cause commune avec les Zélotes : chaque rocher devint un bastion, chaque vignoble une tranchée ; chaque métairie dut être réduite par la faim ou emportée d’assaut. Jérusalem ne fut reprise qu’au cours de la troisième année, quand les derniers efforts de négociations se furent avérés inutiles ; le peu que l’incendie de Titus avait épargné de la cité juive fut anéanti. Sévérus accepta de fermer longtemps les yeux sur la complicité flagrante des autres grandes villes ; celles-ci, devenues les dernières forteresses de l’ennemi, furent plus tard attaquées et reconquises à leur tour rue par rue et ruine par ruine. Par ces temps d’épreuves, ma place était au camp, et en Judée. J’avais en mes deux lieutenants la confiance la plus entière ; il convenait d’autant plus que je fusse là pour partager la responsabilité de décisions qui, quoi qu’on fît, s’annonçaient atroces. A la fin du second été de campagne, je fis amèrement mes préparatifs de voyage ; Euphorion empaqueta une fois de plus le nécessaire de toilette, un peu bosselé par l’usage, exécuté jadis par un artisan smyrniote, la caisse de livres et de cartes, la statuette d’ivoire du Génie Impérial et sa lampe d’argent ; je débarquai à Sidon au début de l’automne.

L’armée est mon plus ancien métier ; je ne m’y suis jamais remis sans être repayé de mes contraintes par certaines compensations intérieures ; je ne regrette pas d’avoir passé les deux dernières années actives de mon existence à partager avec les légions l’âpreté, la désolation de la campagne de Palestine. J’étais redevenu cet homme vêtu de cuir et de fer, mettant de côté tout ce qui n’est pas l’immédiat, soutenu par les simples routines d’une vie dure, un peu plus lent qu’autrefois à monter à cheval ou à en descendre, un peu plus taciturne, peut-être plus sombre, entouré comme toujours par les troupes (les dieux seuls savent pourquoi) d’un dévouement à la fois idolâtre et fraternel. Je fis durant ce dernier séjour à l’armée une rencontre inestimable : je pris pour aide de camp un jeune tribun nommé Céler, à qui je m’attachai. Tu le connais ; il ne m’a pas quitté. J’admirais ce beau visage de Minerve casquée, mais les sens eurent somme toute aussi peu de part à cette affection qu’ils peuvent en avoir tant qu’on vit. Je te recommande Céler : il a toutes les qualités qu’on désire chez un officier placé au second rang ; ses vertus mêmes l’empêcheront toujours de se pousser au premier. Une fois de plus, j’avais retrouvé, dans des circonstances un peu différentes de celles de naguère, un de ces êtres dont le destin est de se dévouer, d’aimer, et de servir. Depuis que je le connais, Céler n’a pas eu une pensée qui ne soit pour mon confort ou ma sécurité ; je m’appuie encore à cette ferme épaule.

Au printemps de la troisième année de campagne, l’armée mit le siège devant la citadelle de Béthar, nid d’aigle où Simon et ses partisans résistèrent pendant près d’un an aux lentes tortures de la faim, de la soif, et du désespoir, et où le Fils de l’Étoile vit périr un à un ses fidèles sans accepter de se rendre. Notre armée souffrait presque autant que les rebelles : ceux-ci en se retirant avaient brûlé les vergers, dévasté les champs, égorgé le bétail, infecté les puits en y jetant nos morts ; ces méthodes de la sauvagerie étaient hideuses, appliquées à cette terre naturellement aride, déjà rongée jusqu’à l’os par de longs siècles de folies et de fureurs. L’été fut chaud et malsain ; la fièvre et la dysenterie décimèrent nos troupes ; une discipline admirable continuait à régner dans ces légions forcées à la fois à l’inaction et au qui-vive ; l’armée harcelée et malade était soutenue par une espèce de rage silencieuse qui se communiquait à moi. Mon corps ne supportait plus aussi bien qu’autrefois les fatigues d’une campagne, les jours torrides, les nuits étouffantes ou glacées, le vent dur et la grinçante poussière ; il m’arrivait de laisser dans ma gamelle le lard et les lentilles bouillies de l’ordinaire du camp ; je restais sur ma faim. Je traînai une mauvaise toux fort avant dans l’été ; je n’étais pas le seul. Dans ma correspondance avec le Sénat, je supprimai la formule qui figure obligatoirement en tête des communiqués officiels : L’empereur et l’armée vont bien. L’empereur et l’armée étaient au contraire dangereusement las. Le soir, après la dernière conversation avec Sévérus, la dernière audience de transfuges, le dernier courrier de Rome, le dernier message de Publius Marcellus chargé de nettoyer les environs de Jérusalem ou de Rufus occupé à réorganiser Gaza, Euphorion mesurait parcimonieusement l’eau de mon bain dans une cuve de toile goudronnée ; je me couchais sur mon lit ; j’essayais de penser.

Je ne le nie pas : cette guerre de Judée était un de mes échecs. Les crimes de Simon et la folie d’Akiba n’étaient pas mon œuvre, mais je me reprochais d’avoir été aveugle à Jérusalem, distrait à Alexandrie, impatient à Rome. Je n’avais pas su trouver les paroles qui eussent prévenu, ou du moins retardé, cet accès de fureur du peuple ; je n’avais pas su être à temps assez souple ou assez ferme. Et certes, nous n’avions pas lieu d’être inquiets, encore moins désespérés ; l’erreur et le mécompte n’étaient que dans nos rapports avec Israël ; partout ailleurs, nous recueillions en ces temps de crise le fruit de seize ans de générosité en Orient. Simon avait cru pouvoir miser sur une révolte du monde arabe pareille à celle qui avait marqué les dernières et sombres années du règne de Trajan ; bien plus, il avait osé tabler sur l’aide parthe. Il s’était trompé, et cette faute de calcul causait sa mort lente dans la citadelle encerclée de Béthar ; les tribus arabes se désolidarisaient des communautés juives ; les Parthes étaient fidèles aux traités. Les synagogues des grandes villes syriennes se montraient elles-mêmes indécises ou tièdes : les plus ardentes se contentaient d’envoyer secrètement quelque argent aux Zélotes ; la population juive d’Alexandrie, pourtant si turbulente, demeurait calme ; l’abcès juif restait localisé dans l’aride région qui s’étend entre le Jourdain et la mer ; on pouvait sans danger cautériser ou amputer ce doigt malade. Et néanmoins, en un sens, les mauvais jours qui avaient immédiatement précédé mon règne semblaient recommencer. Quiétus avait jadis incendié Cyrène ; exécuté les notables de Laodicée, repris possession d’Édesse en ruine… Le courrier du soir venait de m’apprendre que nous nous étions rétablis sur le tas de pierres éboulées que j’appelais Ælia Capitolina et que les Juifs nommaient encore Jérusalem ; nous avions incendié Ascalon ; il avait fallu exécuter en masse les rebelles de Gaza… Si seize ans du règne d’un prince passionnément pacifique aboutissaient à la campagne de Palestine, les chances de paix du monde s’avéraient médiocres dans l’avenir.

Je me soulevais sur le coude, mal à l’aise sur mon étroit lit de camp. Certes, quelques Juifs au moins avaient échappé à la contagion zélote : même à Jérusalem, des Pharisiens crachaient sur le passage d’Akiba, traitaient de vieux fou ce fanatique qui jetait au vent les solides avantages de la paix romaine, lui criaient que l’herbe lui pousserait dans la bouche avant qu’on eût vu sur terre la victoire d’Israël. Mais je préférais encore les faux prophètes à ces hommes d’ordre qui nous méprisaient tout en comptant sur nous pour protéger des exactions de Simon leur or placé chez les banquiers syriens et leurs fermes en Galilée. Je pensais aux transfuges qui, quelques heures plus tôt, s’étaient assis sous cette tente, humbles, conciliants, serviles, mais s’arrangeant toujours pour tourner le dos à l’image de mon Génie. Notre meilleur agent, Élie Ben Abayad, qui jouait pour Rome le rôle d’informateur et d’espion, était justement méprisé des deux camps ; c’était pourtant l’homme le plus intelligent du groupe, esprit libéral, cœur malade, tiraillé entre son amour pour son peuple et son goût pour nos lettres et pour nous ; lui aussi, d’ailleurs, ne pensait au fond qu’à Israël. Josué Ben Kisma, qui prêchait l’apaisement, n’était qu’un Akiba plus timide ou plus hypocrite ; même chez le rabbin Joshua qui avait été longtemps mon conseiller dans les affaires juives, j’avais senti, sous la souplesse et l’envie de plaire, les différences irréconciliables, le point où deux pensées d’espèces opposées ne se rencontrent que pour se combattre. Nos territoires s’étendaient sur des centaines de lieues, des milliers de stades, par-delà ce sec horizon de collines, mais le rocher de Béthar était nos frontières ; nous pouvions anéantir les murs massifs de cette citadelle où Simon consommait frénétiquement son suicide ; nous ne pouvions pas empêcher cette race de nous dire non.

Un moustique sifflait ; Euphorion, qui se faisait vieux, avait négligé de fermer exactement les minces rideaux de gaze ; des livres, des cartes jetées à terre crissaient au vent bas qui rampait sous la paroi de toile. Assis sur mon lit, j’enfilais mes brodequins, je cherchais en tâtonnant ma tunique, mon ceinturon et ma dague ; je sortais pour respirer l’air de la nuit. Je parcourais les grandes rues régulières du camp, vides à cette heure tardive, éclairées comme celles des villes ; des factionnaires me saluaient solennellement au passage ; en longeant le baraquement qui servait d’hôpital, je respirais la fade puanteur des dysentériques. J’allais vers le remblai de terre qui nous séparait du précipice et de l’ennemi. Une sentinelle marchait à longs pas réguliers sur ce chemin de ronde, périlleusement dessinée par la lune ; je reconnaissais dans ce va-et vient le mouvement d’un rouage de l’immense machine dont j’étais le pivot ; je m’émouvais un instant au spectacle de cette forme solitaire, de cette flamme brève brûlant dans une poitrine d’homme au milieu d’un monde de dangers. Une flèche sifflait, à peine plus importune que le moustique qui m’avait troublé sous ma tente ; je m’accoudais aux sacs de sable du mur d’enceinte.

On me suppose depuis quelques années d’étranges clairvoyances, de sublimes secrets. On se trompe, et je ne sais rien. Mais il est vrai que durant ces nuits de Béthar j’ai vu passer sous mes yeux d’inquiétants fantômes. Les perspectives qui s’ouvraient pour l’esprit du haut de ces collines dénudées étaient moins majestueuses que celles du Janicule, moins dorées que celles du Sunion ; elles en étaient l’envers et le nadir. Je me disais qu’il était bien vain d’espérer pour Athènes et pour Rome cette éternité qui n’est accordée ni aux hommes ni aux choses, et que les plus sages d’entre nous refusent même aux dieux. Ces formes savantes et compliquées de la vie, ces civilisations bien à l’aise dans leurs raffinements de l’art et du bonheur, cette liberté de l’esprit qui s’informe et qui juge dépendaient de chances innombrables et rares, de conditions presque impossibles à réunir et qu’il ne fallait pas s’attendre à voir durer. Nous détruirions Simon ; Arrien saurait protéger l’Arménie des invasions alaines. Mais d’autres hordes viendraient, d’autres faux prophètes. Nos faibles efforts pour améliorer la condition humaine ne seraient que distraitement continués par nos successeurs ; la graine d’erreur et de ruine contenue dans le bien même croîtrait monstrueusement au contraire au cours des siècles. Le monde las de nous se chercherait d’autres maîtres ; ce qui nous avait paru sage paraîtrait insipide, abominable ce qui nous avait paru beau. Comme l’initié mithriaque, la race humaine a peut-être besoin du bain de sang et du passage périodique dans la fosse funèbre. Je voyais revenir les codes farouches, les dieux implacables, le despotisme incontesté des princes barbares, le monde morcelé en états ennemis, éternellement en proie à l’insécurité. D’autres sentinelles menacées par les flèches iraient et viendraient sur le chemin de ronde des cités futures ; le jeu stupide, obscène et cruel allait continuer, et l’espèce en vieillissant y ajouterait sans doute de nouveaux raffinements d’horreur. Notre époque, dont je connaissais mieux que personne les insuffisances et les tares, serait peut-être un jour considérée, par contraste, comme un des âges d’or de l’humanité.

Natura deficit, fortuna mutatur, deus omnia cernit. La nature nous trahit, la fortune change, un dieu regarde d’en haut toutes ces choses. Je tourmentais à mon doigt le chaton d’une bague sur laquelle, par un jour d’amertume, j’avais fait inciser ces quelques mots tristes ; j’allais plus loin dans le désabusement, peut-êtr dans le blasphème ; je finissais par trouver naturel, sinon juste, que nous dussions périr. Nos lettres s’épuisent ; nos arts s’endorment ; Pancratès n’est pas Homère ; Arrien n’est pas Xénophon ; quand j’ai essayé d’immortaliser dans la pierre la forme d’Antinoüs, je n’ai pas trouvé de Praxitèle. Nos sciences piétinent depuis Aristote et Archimède ; nos progrès techniques ne résisteraient pas à l’usure d’une longue guerre ; nos voluptueux eux-mêmes se dégoûtent du bonheur. L’adoucissement des mœurs, l’avancement des idées au cours du dernier siècle sont l’œuvre d’une infime minorité de bons esprits ; la masse demeure ignare, féroce quand elle le peut, en tout cas égoïste et bornée, et il y a fort à parier qu’elle restera toujours telle. Trop de procurateurs et de publicains avides, trop de sénateurs méfiants, trop de centurions brutaux ont compromis d’avance notre ouvrage ; et le temps pour s’instruire par leurs fautes n’est pas plus donné aux empires qu’aux hommes. Là où un tisserand rapiécerait sa toile, où un calculateur habile corrigerait ses erreurs, où l’artiste retoucherait son chef-d’œuvre encore imparfait ou endommagé à peine, la nature préfère repartir à même l’argile, à même le chaos, et ce gaspillage est ce qu’on nomme l’ordre des choses.

Je levais la tête ; je bougeais pour me désengourdir. Au haut de la citadelle de Simon, de vagues lueurs rougissaient le ciel, manifestations inexpliquées de la vie nocturne de l’ennemi. Le vent soufflait d’Égypte ; une trombe de poussière passait comme un spectre ; les profils écrasés des collines me rappelaient la chaîne arabique sous la lune. Je rentrais lentement, ramenant sur ma bouche un pan de mon manteau, irrité contre moi-même d’avoir consacré à de creuses méditations sur l’avenir une nuit que j’aurais pu employer à préparer la journée du lendemain, ou à dormir. L’écroulement de Rome, s’il se produisait, concernerait mes successeurs ; en cette année huit cent quatre vingt-sept de l’ère romaine, ma tâche consistait à étouffer la révolte en Judée, à ramener d’Orient sans trop de pertes une armée malade. En traversant l’esplanade, je glissais parfois dans le sang d’un rebelle exécuté la veille. Je me couchais tout habillé sur mon lit ; deux heures plus tard, j’étais réveillé par les trompettes de l’aube.



Chapitre 26


J’avais toute ma vie fait bon ménage avec mon corps ; j’avais implicitement compté sur sa docilité, sur sa force. Cette étroite alliance commençait à se dissoudre ; mon corps cessait de ne faire qu’un avec ma volonté, avec mon esprit, avec ce qu’il faut bien, maladroitement, que j’appelle mon âme ; le camarade intelligent d’autrefois n’était plus qu’un esclave qui rechigne à sa tâche. Mon corps me craignait ; je sentais continuellement dans ma poitrine la présence obscure de la peur, un resserrement qui n’était pas encore la douleur, mais le premier pas vers elle. J’avais pris de longue date l’habitude de l’insomnie, mais le sommeil désormais était pire que son absence ; à peine assoupi, j’avais d’affreux réveils. J’étais sujet à des maux de tête qu’Hermogène attribuait à la chaleur du climat et au poids du casque ; le soir, après les longues fatigues, je m’asseyais comme on tombe ; se lever pour recevoir Rufus ou Sévérus était un effort auquel je m’apprêtais longtemps à l’avance ; mes coudes pesaient sur les bras de mon siège ; mes cuisses tremblaient comme celles d’un coureur fourbu. Le moindre geste devenait une corvée, et de ces corvées la vie était faite.

Un accident presque ridicule, une indisposition d’enfant, mit au jour la maladie cachée sous l’atroce fatigue. Un saignement de nez, dont je me préoccupai d’abord assez peu, me prit durant une séance de l’état-majo ; il persistait encore au repas du soir ; je me réveillai la nuit trempé de sang. J’appelai Céler, qui couchait sous la tente voisine ; il alerta à son tour Hermogène, mais l’horrible coulée tiède continua. Les mains soigneuses du jeune officier essuyaient ce liquide qui me barbouillait le visage ; à l’aube, je fus pris de haut-le-corps comme en ont à Rome les condamnés à mort qui s’ouvrent les veines dans leur bain ; on réchauffa du mieux qu’on put à l’aide de couvertures et d’affusions brûlantes ce corps qui se glaçait ; pour arrêter le flux de sang, Hermogène avait prescrit de la neige ; elle manquait au camp ; au prix de mille difficultés, Céler en fit transporter des sommets de l’Hermon. Je sus plus tard qu’on avait désespéré de ma vie ; et moi-même, je ne m’y sentais plus rattaché que par le plus mince des fils, imperceptible comme ce pouls trop rapide qui consternait mon médecin. L’hémorragie inexpliquée s’arrêta pourtant ; je quittai le lit ; je m’astreignis à vivre comme à l’ordinaire ; je n’y parvins pas. Un soir où, mal remis, j’avais imprudemment essayé d’une brève promenade à cheval, je reçus un second avertissement, plus sérieux encore que le premier. L’espace d’une seconde, je sentis les battements de mon cœur se précipiter, puis se ralentir, s’interrompre, cesser ; je crus tomber comme une pierre dans je ne sais quel puits noir qui est sans doute la mort. Si c’était bien elle, on se trompe quand on la prétend silencieuse : j’étais emporté par des cataractes, assourdi comme un plongeur par le grondement des eaux. Je n’atteignis pas le fond ; je remontai à la surface ; je suffoquais. Toute ma force, dans ce moment que j’avais cru le dernier, s’était concentrée dans ma main crispée sur le bras de Céler debout à mon côté : il me montra plus tard les marques de mes doigts sur son épaule. Mais il en est de cette brève agonie comme de toutes les expériences du corps : elle est indicible, et reste bon gré mal gré le secret de l’homme qui l’a vécue. J’ai traversé depuis des crises analogues, jamais d’identiques, et sans doute ne supporte-t-on pas deux fois sans mourir de passer par cette terreur et par cette nuit. Hermogène finit par diagnostiquer un commencement d’hydropisie du cœur ; il fallut accepter les consignes que me donnait ce mal, devenu subitement mon maître, consentir à une longue période d’inaction, sinon de repos, borner pour un temps les perspectives de ma vie au cadre d’un lit. J’avais presque honte de cette maladie tout intérieure, quasi invisible, sans fièvre, sans abcès, sans douleurs d’entrailles, qui n’a pour symptômes qu’un souffle un peu plus rauque et la marque livide laissée sur le pied gonflé par la courroie de la sandale.

Un silence extraordinaire s’établit autour de ma tente ; le camp de Béthar tout entier semblait devenu une chambre de malade. L’huile aromatique qui brûlait aux pieds de mon Génie rendait plus lourd encore l’air renfermé sous cette cage de toile ; le bruit de forge de mes artères me faisait vaguement penser à l’île des Titans au bord de la nuit. À d’autres moments, ce bruit insupportable devenait celui d’un galop piétinant la terre molle ; cet esprit si soigneusement tenu en rênes pendant près de cinquante ans s’évadait ; ce grand corps flottait à la dérive ; j’acceptais d’être cet homme las qui compte distraitement les étoiles et les losanges de sa couverture ; je regardais dans l’ombre la tache blanche d’un buste ; une cantilène en l’honneur d’Épona, déesse des chevaux, que chantait jadis à voix basse ma nourrice espagnole, grande femme sombre qui ressemblait à une Parque, remontait du fond d’un abîme de plus d’un demi-siècle. Les journées, puis les nuits, semblaient mesurées par les gouttes brunes qu’Hermogène comptait une à une dans une tasse de verre.

Le soir, je rassemblais mes forces pour écouter le rapport de Rufus : la guerre touchait à sa fin ; Akiba, qui, depuis le début des hostilités, s’était en apparence retiré des affaires publiques, se consacrait à l’enseignement du droit rabbinique dans la petite ville d’Usfa en Galilée ; cette salle de cours était devenue le centre de la résistance zélote ; des messages secrets étaient rechiffrés et transmis aux partisans de Simon par ces mains nonagénaires ; il fallut renvoyer de force dans leurs foyers les étudiants fanatisés qui entouraient ce vieillard. Après de longues hésitations, Rufus se décida à faire interdire comme séditieuse l’étude de la loi juive ; quelques jours plus tard, Akiba, qui avait contrevenu à ce décret, fut arrêté et mis à mort. Neuf autres docteurs de la Loi, l’âme du parti zélote, périrent avec lui. J’avais approuvé toutes ces mesures d’un signe de tête. Akiba et ses fidèles moururent persuadés jusqu’au bout d’être les seuls innocents, les seuls justes ; aucun d’eux ne songea à accepter sa part de responsabilité dans les malheurs qui accablaient son peuple. On les envierait, si l’on pouvait envier des aveugles. Je ne refuse pas à ces dix forcenés le titre de héros ; en tout cas, ce n’étaient pas des sages.

Trois mois plus tard, par un froid matin de février, assis au haut d’une colline, adossé au tronc d’un figuier dégarni de ses feuilles, j’assistai à l’assaut qui précéda de quelques heures la capitulation de Béthar ; je vis sortir un à un les derniers défenseurs de la forteresse, hâves, décharnés, hideux, beaux pourtant comme tout ce qui est indomptable. À la fin du même mois, je me fis transporter au lieudit du puits d’Abraham, où les rebelles pris les armes à la main dans les agglomérations urbaines furent rassemblés et vendus à l’encan ; des enfants ricanants, déjà féroces, déformés par des convictions implacables, se vantant très haut d’avoir causé la mort de dizaines de légionnaires, des vieillards emmurés dans un rêve de somnambule, des matrones aux chairs molles, et d’autres, solennelles et sombres comme la Grande Mère des cultes d’Orient, défilèrent sous l’œil froid des marchands d’esclaves ; cette multitude passa devant moi comme une poussière. Josué Ben Kisma, chef des soi-disant modérés, qui avait lamentablement échoué dans son rôle de pacificateur, succomba vers cette même époque aux suites d’une longue maladie ; il mourut en appelant de ses vœux la guerre étrangère et la victoire des Parthes sur nous. D’autre part, les Juifs christianisés, que nous n’avions pas inquiétés, et qui gardent rancune au reste du peuple hébreu d’avoir persécuté leur prophète, virent en nous les instruments d’une colère divine. La longue série des délires et des malentendus continuait.

Une inscription placée sur le site de Jérusalem défendit aux Juifs, sous peine de mort, de s’installer à nouveau dans ce tas de décombres ; elle reproduisait mot pour mot la phrase inscrite naguère au portail du temple, et qui en interdisait l’entrée aux incirconcis. Un jour par an, le neuf du mois d’Ab, les Juifs ont le droit de venir pleurer devant un mur en ruine. Les plus pieux se refusèrent à quitter leur terre natale ; ils s’établirent du mieux qu’ils purent dans les régions les moins dévastées par la guerre ; les plus fanatiques émigrèrent en territoire parthe ; d’autres allèrent à Antioche, à Alexandrie, à Pergame ; les plus fins se rendirent à Rome, où ils prospérèrent. La Judée fut rayée de la carte, et prit par mon ordre le nom de Palestine. Durant ces quatre ans de guerre, cinquante forteresses, et plus de neuf cents villes et villages avaient été saccagés et anéantis ; l’ennemi avait perdu près de six cent mille hommes ; les combats, les fièvres endémiques, les épidémies nous en avaient enlevé près de quatre-vingt-dix mille. La remise en état du pays suivit immédiatement les travaux de la guerre ; Ælia Capitolina fut rebâtie, à une échelle d’ailleurs plus modeste ; il faut toujours recommencer.

Je me reposai quelque temps à Sidon, où un marchand grec me prêta sa maison et ses jardins. En mars, les cours intérieures étaient déjà tapissées de roses. J’avais repris des forces : je trouvais même de surprenantes ressources à ce corps qu’avait prostré d’abord la violence de la première crise. On n’a rien compris à la maladie, tant qu’on n’a pas reconnu son étrange ressemblance avec la guerre et l’amour : ses compromis, ses feintes, ses exigences, ce bizarre et unique amalgame produit par le mélange d’un tempérament et d’un mal. J’allais mieux, mais j’employais à ruser avec mon corps, à lui imposer mes volontés ou à céder prudemment aux siennes, autant d’art que j’en avais mis autrefois à élargir et à régler mon univers, à construire ma personne, et à embellir ma vie. Je me remis avec modération aux exercices du gymnase ; mon médecin ne m’interdisait plus l’usage du cheval, mais ce n’était plus qu’un moyen de transport ; j’avais renoncé aux dangereuses voltiges d’autrefois. Au cours de tout travail, de tout plaisir, travail et plaisir n’étaient plus l’essentiel, mon premier souci était de m’en tirer sans fatigue. Mes amis s’émerveillaient d’un rétablissement en apparence si complet ; ils s’efforçaient de croire que cette maladie n’était due qu’aux efforts excessifs de ces années de guerre, et ne recommencerait pas ; j’en jugeais autrement ; je pensais aux grands pins des forêts de Bithynie, que le bûcheron marque en passant d’une entaille, et qu’il reviendra jeter bas à la prochaine saison. Vers la fin du printemps, je m’embarquai pour l’Italie sur un vaisseau de haut bord de la flotte ; j’emmenais avec moi Céler, devenu indispensable, et Diotime de Gadara, jeune Grec de naissance servile, rencontré à Sidon, et qui était beau. La route du retour traversait l’Archipel ; pour la dernière fois sans doute de ma vie, j’assistais aux bonds des dauphins dans l’eau bleue ; j’observais, sans songer désormais à en tirer des présages, le long vol régulier des oiseaux migrateurs, qui parfois, pour se reposer, s’abattent amicalement sur le pont du navire ; je goûtais cette odeur de sel et de soleil sur la peau humaine, ce parfum de lentisque et de térébinthe des îles où l’on voudrait vivre, et où l’on sait d’avance qu’on ne s’arrêtera pas. Diotime a reçu cette parfaite instruction littéraire qu’on donne souvent, pour accroître encore leur valeur, aux jeunes esclaves doués des grâces du corps ; au crépuscule, couché à l’arrière, sous un tendelet de pourpre, je l’écoutais me lire des poètes de son pays, jusqu’à ce que la nuit effaçât également les lignes qui décrivent l’incertitude tragique de la vie humaine, et celles qui parlent de colombes, de couronnes de roses, et de bouches baisées. Une haleine humide s’exhalait de la mer ; les étoiles montaient une à une à leur place assignée ; le navire penché par le vent filait vers l’Occident où s’éraillait encore une dernière bande rouge ; un sillage phosphorescent s’étirait derrière nous, bientôt recouvert par les masses noires des vagues. Je me disais que seules deux affaires importantes m’attendaient à Rome ; l’une était le choix de mon successeur, qui intéressait tout l’empire ; l’autre était ma mort, et ne concernait que moi.



Chapitre 27


Rome m’avait préparé un triomphe, que cette fois j’acceptai. Je ne luttais plus contre ces coutumes à la fois vénérables et vaines ; tout ce qui met en lumière l’effort de l’homme, ne fût-ce que pour la durée d’un jour, me semblait salutaire en présence d’un monde si prompt à l’oubli. Il ne s’agissait pas seulement de la répression de la révolte juive ; dans un sens plus profond et connu de moi seul, j’avais triomphé. J’associai à ces honneurs le nom d’Arrien. Il venait d’infliger aux hordes alaines une série de défaites qui les rejetait pour longtemps dans ce centre obscur de l’Asie d’où elles avaient cru sortir ; l’Arménie était sauvée ; le lecteur de Xénophon s’en révélait l’émule ; la race n’était pas éteinte de ces lettrés qui savent au besoin commander et combattre. Ce soir-là, de retour dans ma maison de Tibur, c’est d’un cœur las, mais tranquille, que je pris des mains de Diotime le vin et l’encens du sacrifice journalier à mon Génie.

Simple particulier, j’avais commencé d’acheter et de mettre bout à bout ces terrains étalés au pied des monts sabins, au bord des eaux vives, avec l’acharnement patient d’un paysan qui arrondit ses vignes ; entre deux tournées impériales, j’avais campé dans ces bosquets en proie aux maçons et aux architectes, et dont un jeune homme imbu de toutes les superstitions de l’Asie demandait pieusement qu’on épargnât les arbres. Au retour de mon grand voyage d’Orient, j’avais mis une espèce de frénésie à parachever cet immense décor d’une pièce déjà aux trois quarts finie. J’y revenais cette fois terminer mes jours le plus décemment possible. Tout y était réglé pour faciliter le travail aussi bien que le plaisir : la chancellerie, les salles d’audience, le tribunal où je jugeais en dernier ressort les affaires difficiles m’épargnaient de fatigants va-et-vient entre Tibur et Rome. J’avais doté chacun de ces édifices de noms qui évoquaient la Grèce : le Pœcile, l’Académie, le Prytanée. Je savais bien que cette petite vallée plantée d’oliviers n’était pas Tempé, mais j’arrivais à l’âge où chaque beau lieu en rappelle un autre, plus beau, où chaque délice s’aggrave du souvenir de délices passées. J’acceptais de me livrer à cette nostalgie qui est la mélancolie du désir. J’avais même donné à un coin particulièrement sombre du parc le nom de Styx, à une prairie semée d’anémones celui de Champs Élysées, me préparant ainsi à cet autre monde dont les tourments ressemblent à ceux du nôtre, mais dont les joies nébuleuses ne valent pas nos joies. Mais surtout, je m’étais fait construire au cœur de cette retraite un asile plus retiré encore, un îlot de marbre au centre d’un bassin entouré de colonnades, une chambre Capitolina secrète qu’un pont tournant, si léger que je peux d’une main le faire glisser dans ses rainures, relie à la rive, ou plutôt sépare d’elle. Je fis transporter dans ce pavillon deux ou trois statues aimées, et ce petit buste d’Auguste enfant qu’aux temps de notre amitié m’avait donné Suétone ; je m’y rendais à l’heure de la sieste pour dormir, pour rêver, pour lire. Mon chien couché en travers du seuil allongeait devant lui ses pattes raides ; un reflet jouait sur le marbre ; Diotime, pour se rafraîchir, appuyait la joue au flanc lisse d’une vasque. Je pensais à mon successeur.

Je n’ai pas d’enfants, et ne le regrette pas. Certes, aux heures de lassitude et de faiblesse où l’on se renie soi-même, je me suis parfois reproché de n’avoir pas pris la peine d’engendrer un fils, qui m’eût continué. Mais ce regret si vain repose sur deux hypothèses également douteuses : celle qu’un fils nécessairement nous prolonge, et celle que cet étrange amas de bien et de mal, cette masse de particularités infimes et bizarres qui constitue une personne, mérite d’être prolongé. J’ai utilisé de mon mieux mes vertus ; j’ai tiré parti de mes vices ; mais je ne tiens pas spécialement à me léguer à quelqu’un. Ce n’est point par le sang que s’établit d’ailleurs la véritable continuité humaine : César est l’héritier direct d’Alexandre, et non le frêle enfant né à une princesse perse dans une citadelle d’Asie ; et Épaminondas mourant sans postérité se vantait à bon droit d’avoir pour filles ses victoires. La plupart des hommes qui comptent dans l’histoire ont des rejetons médiocres, ou pires que tels : ils semblent épuiser en eux les ressources d’une race. La tendresse du père est presque toujours en conflit avec les intérêts du chef. En fût-il autrement, que ce fils d’empereur aurait encore à subir les désavantages d’une éducation princière, la pire de toutes pour un futur prince. Par bonheur, pour autant que notre État ait su se former une règle de succession impériale, l’adoption est cette règle : je reconnais là la sagesse de Rome. Je sais les dangers du choix, et ses erreurs possibles ; je n’ignore pas que l’aveuglement n’est pas réservé aux seules affections du père ; mais cette décision où l’intelligence préside, ou à laquelle du moins elle prend part, me semblera toujours infiniment supérieure aux obscures volontés du hasard et de l’épaisse nature. L’empire au plus digne : il est beau qu’un homme qui a prouvé sa compétence dans le maniement des affaires du monde choisisse son remplaçant, et que cette décision si lourde de conséquences soit à la fois son dernier privilège et son dernier service rendu à l’État. Mais ce choix si important me semblait plus que jamais difficile à faire.

J’avais amèrement reproché à Trajan d’avoir tergiversé vingt ans avant de prendre la résolution de m’adopter, et de ne l’avoir fait qu’à son lit de mort. Mais près de dix-huit ans s’étaient écoulés depuis mon accession à l’empire, et, en dépit des risques d’une vie aventureuse, j’avais à mon tour remis à plus tard le choix d’un successeur. Mille bruits avaient couru, presque tous faux ; mille hypothèses avaient été échafaudées ; mais ce qu’on prenait pour mon secret n’était que mon hésitation et mon doute. Je regardais autour de moi : les fonctionnaires honnêtes abondaient ; aucun n’avait l’envergure nécessaire. Quarante ans d’intégrité postulaient en faveur de Marcius Turbo, mon cher compagnon d’autrefois, mon incomparable préfet du prétoire ; mais il avait mon âge : il était trop vieux. Julius Sévérus, excellent général, bon administrateur de la Bretagne, comprenait peu de chose aux complexes affaires de l’Orient ; Arrien avait fait preuve de toutes les qualités qu’on demande à un homme d’État, mais il était Grec ; et le temps n’est pas venu d’imposer un empereur grec aux préjugés de Rome.

Servianus vivait encore : cette longévité faisait de sa part l’effet d’un long calcul, d’une forme obstinée d’attente. Il attendait depuis soixante ans. Du temps de Nerva, l’adoption de Trajan l’avait à la fois encouragé et déçu ; il espérait mieux ; mais l’arrivée au pouvoir de ce cousin sans cesse occupé aux armées semblait au moins lui assurer dans l’État une place considérable, la seconde peut-être ; là aussi, il se trompait : il n’avait obtenu qu’une assez creuse portion d’honneurs. Il attendait à l’époque où il avait chargé ses esclaves de m’attaquer au détour d’un bois de peupliers, au bord de la Moselle ; le duel à mort engagé ce matin-là entre le jeune homme et le quinquagénaire avait continué vingt ans ; il avait aigri contre moi l’esprit du maître, exagéré mes incartades, profité de mes moindres erreurs. Un pareil ennemi est un excellent professeur de prudence : Servianus, somme toute, m’avait beaucoup appris. Après mon accession au pouvoir, il avait eu assez de finesse pour paraître accepter l’inévitable ; il s’était lavé les mains du complot des quatre consulaires ; j’avais préféré ne pas remarquer les éclaboussures sur ces doigts encore sales. De son côté, il s’était contenté de ne protester qu’à voix basse et de ne se scandaliser qu’à huis clos. Soutenu au Sénat par le petit et puissant parti de conservateurs inamovibles que dérangeaient mes réformes, il s’était confortablement installé dans ce rôle de critique silencieux du règne. Il m’avait peu à peu aliéné ma sœur Pauline. Il n’avait eu d’elle qu’une fille, mariée à un certain Salinator, homme bien né, que j’élevai à la dignité consulaire, mais que la phtisie emporta jeune ; ma nièce lui survécut peu ; leur seul enfant, Fuscus, fut dressé contre moi par son pernicieux grand-père. Mais la haine entre nous conservait des formes : je ne lui marchandais pas sa part de fonctions publiques, évitant toutefois de figurer à ses côtés dans des cérémonies où son grand âge lui aurait donné le pas sur l’empereur. À chaque retour à Rome, j’acceptais par décence d’assister à un de ces repas de famille où l’on se tient sur ses gardes ; nous échangions des lettres ; les siennes n’étaient pas dépourvues d’esprit. À la longue pourtant, j’avais pris en dégoût cette fade imposture ; la possibilité de jeter le masque en toutes choses est l’un des rares avantages que je trouve à vieillir ; j’avais refusé d’assister aux funérailles de Pauline. Au camp de Béthar, aux pires heures de misère corporelle et de découragement, la suprême amertume avait été de me dire que Servianus touchait au but, et y touchait par ma faute ; cet octogénaire si ménager de ses forces s’arrangerait pour survivre à un malade de cinquante-sept ans ; si je mourais intestat, il saurait obtenir à la fois les suffrages des mécontents et l’approbation de ceux qui croiraient me rester fidèles en élisant mon beau-frère ; il profiterait de cette mince parenté pour saper mon œuvre. Pour me calmer, je me disais que l’empire pourrait trouver de pires maîtres ; Servianus en somme n’était pas sans vertus ; l’épais Fuscus lui-même serait peut-être un jour digne de régner. Mais tout ce qui me restait d’énergie se refusait à ce mensonge, et je souhaitais vivre pour écraser cette vipère.

A mon retour à Rome, j’avais retrouvé Lucius. Jadis, j’avais pris envers lui des engagements que d’ordinaire on ne se préoccupe guère de tenir, mais que j’avais gardés. Il n’est pas vrai d’ailleurs que je lui eusse promis la pourpre impériale ; on ne fait pas ces choses là Mais pendant près de quinze ans j’avais payé ses dettes, étouffé les scandales, répondu sans tarder à ses lettres, qui étaient délicieuses, mais qui finissaient toujours par des demandes d’argent pour lui ou d’avancement pour ses protégés. Il était trop mêlé à ma vie pour que je pusse l’en exclure, si je l’avais voulu, mais je ne voulais rien de tel. Sa conversation était éblouissante : ce jeune homme qu’on estimait futile avait plus et mieux lu que les gens de lettres dont c’est le métier. Son goût était exquis en toutes choses, qu’il s’agît d’êtres, d’objets, d’usages, ou de la façon la plus juste de scander un vers grec. Au Sénat, où on le jugeait habile, il s’était fait une réputation d’orateur ; ses discours à la fois nets et ornés servaient tout frais de modèles aux professeurs d’éloquence. Je l’avais fait nommer préteur, puis consul : il avait bien rempli ces fonctions. Quelques années plus tôt, je l’avais marié à la fille de Nigrinus, l’un des hommes consulaires exécutés au début de mon règne ; cette union devint l’emblème de ma politique d’apaisement. Elle ne fut que modérément heureuse : la jeune femme se plaignait d’être négligée ; elle avait pourtant de lui trois enfants, dont un fils. À ses gémissements presque continuels, il répondait avec une politesse glacée qu’on se marie pour sa famille, et non pour soi-même, et qu’un contrat si grave s’accommode mal des jeux insouciants de l’amour. Son système compliqué exigeait des maîtresses pour l’apparat et de faciles esclaves pour la volupté. Il se tuait de plaisir, mais comme un artiste se tue à réaliser un chef-d’œuvre : ce n’est pas à moi de le lui reprocher.

Je le regardais vivre : mon opinion sur lui se modifiait sans cesse, ce qui n’arrive guère que pour les êtres qui nous touchent de près ; nous nous contentons de juger les autres plus en gros, et une fois pour toutes. Parfois, une insolence étudiée, une dureté, un mot froidement frivole m’inquiétaient ; plus souvent, je me laissais entraîner par cet esprit rapide et léger ; une remarque acérée semblait faire pressentir tout à coup l’homme d’État futur. J’en parlais à Marcius Turbo, qui, après sa fatigante journée de préfet du prétoire, venait chaque soir causer des affaires courantes et faire avec moi sa partie de dés ; nous ré-examinions minutieusement les chances qu’avait Lucius de remplir convenablement une carrière d’empereur. Mes amis s’étonnaient de mes scrupules ; certains me conseillaient en haussant les épaules de prendre le parti qui me plaisait ; ces gens-là s’imaginent qu’on lègue à quelqu’un la moitié du monde comme on lui laisserait une maison de campagne. J’y repensais la nuit : Lucius avait à peine atteint la trentaine : qu’était César à trente ans, sinon un fils de famille criblé de dettes et sali de scandales ? Comme aux mauvais jours d’Antioche, avant mon adoption par Trajan, je songeais avec un serrement de cœur que rien n’est plus lent que la véritable naissance d’un homme : j’avais moi-même dépassé ma trentième année à l’époque où la campagne de Pannonie m’avait ouvert les yeux sur les responsabilités du pouvoir ; Lucius me semblait parfois plus accompli que je ne l’étais à cet âge. Je me décidai brusquement, à la suite d’une crise d’étouffement plus grave que les autres, qui vint me rappeler que je n’avais plus de temps à perdre. J’adoptai Lucius qui prit le nom d’Ælius César. Il n’était ambitieux qu’avec nonchalance ; il était exigeant sans être avide, ayant de tout temps l’habitude de tout obtenir ; il prit ma décision avec désinvolture. J’eus l’imprudence de dire que ce prince blond serait admirablement beau sous la pourpre ; les malveillants se hâtèrent de prétendre que je repayais d’un empire l’intimité voluptueuse d’autrefois. C’est ne rien comprendre à la manière dont fonctionne l’esprit d’un chef, pour peu que celui-ci mérite son poste et son titre. Si de pareilles considérations avaient joué un rôle, Lucius n’était d’ailleurs pas le seul sur qui j’aurais pu fixer mon choix.

Ma femme venait de mourir dans sa résidence du Palatin, qu’elle continuait à préférer à Tibur, et où elle vivait entourée d’une petite cour d’amis et de parents espagnols, qui seuls comptaient pour elle. Les ménagements, les bienséances, les faibles velléités d’entente avaient peu à peu cessé entre nous et laissé à nu l’antipathie, l’irritation, la rancœur, et, de sa part à elle, la haine. Je lui rendis visite dans les derniers temps ; la maladie avait encore aigri son caractère âcre et morose ; cette entrevue fut pour elle l’occasion de récriminations violentes, qui la soulagèrent, et qu’elle eut l’indiscrétion de faire devant témoins. Elle se félicitait de mourir sans enfants ; mes fils m’eussent sans doute ressemblé ; elle aurait eu pour eux la même aversion que pour leur père. Cette phrase où suppure tant de rancune est la seule preuve d’amour qu’elle m’ait donnée. Ma Sabine : je remuais les quelques souvenirs tolérables qui restent toujours d’un être, quand on prend la peine de les chercher ; je me remémorais une corbeille de fruits qu’elle m’avait envoyée pour mon anniversaire, après une querelle ; en passant en litière par les rues étroites du municipe de Tibur, devant la modeste maison de plaisance qui avait jadis appartenu à ma belle-mère Matidie, j’évoquais avec amertume quelques nuits d’un lointain été, où j’avais vainement essayé de me plaire auprès de cette jeune épouse froide et dure. La mort de ma femme me touchait moins que celle de la bonne Arété, l’intendante de la Villa, emportée le même hiver par un accès de fièvre. Comme le mal auquel succomba l’impératrice, médiocrement diagnostiqué par les médecins, lui causa vers la fin d’atroces douleurs d’entrailles, on m’accusa d’avoir usé de poison, et ce bruit insensé trouva facilement créance. Il va sans dire qu’un crime si superflu ne m’avait jamais tenté.

Le décès de ma femme poussa peut-être Servianus à risquer son tout : l’influence qu’elle avait à Rome lui avait été solidement acquise ; avec elle s’effondrait un de ses appuis les plus respectés. De plus, il venait d’entrer dans sa quatre-vingt-dixième année ; lui non plus n’avait plus de temps à perdre. Depuis quelques mois, il s’efforçait d’attirer chez lui de petits groupes d’officiers de la garde prétorienne ; il osa parfois exploiter le respect superstitieux qu’inspire le grand âge pour se faire entre quatre murs traiter en empereur. J’avais récemment renforcé la police secrète militaire, institution répugnante, j’en conviens, mais que l’événement prouva utile. Je n’ignorais rien de ces conciliabules supposés secrets où le vieil Ursus enseignait à son petit-fils l’art des complots. La nomination de Lucius ne surprit pas le vieillard ; il y avait longtemps qu’il prenait mes incertitudes à ce sujet pour une décision bien dissimulée ; mais il profita pour agir du moment où l’acte d’adoption était encore à Rome une matière à controverse. Son secrétaire Crescens, las de quarante ans de fidélité mal rétribuée, éventa le projet, la date du coup, le lieu, et le nom des complices. L’imagination de mes ennemis ne s’était pas mise en frais ; on copiait tout simplement l’attentat prémédité jadis par Nigrinus et Quiétus ; j’allais être abattu au cours d’une cérémonie religieuse au Capitole ; mon fils adoptif tomberait avec moi.

Je pris mes précautions cette nuit même : notre ennemi n’avait que trop vécu ; je laisserais à Lucius un héritage nettoyé de dangers. Vers la douzième heure, par une aube grise de février, un tribun porteur d’une sentence de mort pour Servianus et son petit-fils se présenta chez mon beau-frère ; il avait pour consigne d’attendre dans le vestibule que l’ordre qui l’amenait eût été accompli. Servianus fit appeler son médecin ; tout se passa convenablement. Avant de mourir, il me souhaita d’expirer lentement dans les tourments d’un mal incurable, sans avoir comme lui le privilège d’une brève agonie. Son vœu a déjà été exaucé.

Je n’avais pas commandé cette double exécution de gaieté de cœur ; je n’en éprouvai par la suite aucun regret, encore moins de remords. Un vieux compte venait de se clore ; c’était tout. L’âge ne m’a jamais paru une excuse à la malignité humaine ; j’y verrais plutôt une circonstance aggravante. La sentence d’Akiba et de ses acolytes m’avait fait hésiter plus longtemps : vieillard pour vieillard, je préférais encore le fanatique au conspirateur. Quant à Fuscus, si médiocre qu’il pût être, et si complètement que me l’eût aliéné son odieux aïeul, c’était le petit-fils de Pauline. Mais les liens du sang sont bien faibles, quoi qu’on dise, quand nulle affection ne les renforce ; on s’en rend compte chez les particuliers, durant les moindres affaires d’héritage. La jeunesse de Fuscus m’apitoyait un peu plus ; il atteignait à peine dix-huit ans. Mais l’intérêt de l’État exigeait ce dénouement, que le vieil Ursus avait comme à plaisir rendu inévitable. Et j’étais désormais trop près de ma propre mort pour prendre le temps de méditer sur ces deux fins.

Pendant quelques jours, Marcius Turbo redoubla de vigilance ; les amis de Servianus auraient pu le venger. Mais rien ne se produisit, ni attentat, ni sédition, ni murmures. Je n’étais plus le nouveau venu s’essayant à mettre de son côté l’opinion publique après l’exécution de quatre hommes consulaires ; dix-neuf ans de justice décidaient en ma faveur ; on exécrait en bloc mes ennemis ; la foule m’approuva de m’être débarrassé d’un traître. Fuscus fut plaint, sans d’ailleurs être jugé innocent. Le Sénat, je le sais, ne me pardonnait pas d’avoir une fois de plus frappé un de ses membres ; mais il se taisait, il se tairait jusqu’à ma mort. Comme naguère aussi, une dose de clémence mitigea bientôt la dose de rigueur ; aucun des partisans de Servianus ne fut inquiété. La seule exception à cette règle fut l’éminent Apollodore, le fielleux dépositaire des secrets de mon beau-frère, qui périt avec lui. Cet homme de talent avait été l’architecte favori de mon prédécesseur ; il avait remué avec art les grands blocs de la Colonne Trajane. Nous ne nous aimions guère : il avait jadis tourné en dérision mes maladroits travaux d’amateur, mes consciencieuses natures mortes de courges et de citrouilles ; j’avais de mon côté critiqué ses ouvrages avec une présomption de jeune homme. Plus tard, il avait dénigré les miens ; il ignorait tout des beaux temps de l’art grec ; ce plat logicien me reprochait d’avoir peuplé nos temples de statues colossales qui, si elles se levaient, briseraient du front la voûte de leurs sanctuaires : sotte critique, qui blesse Phidias encore plus que moi. Mais les dieux ne se lèvent pas ; ils ne se lèvent ni pour nous avertir, ni pour nous protéger, ni pour nous récompenser, ni pour nous punir. Ils ne se levèrent pas cette nuit-là pour sauver Apollodore.



Chapitre 28


Au printemps, la santé de Lucius commença à m’inspirer des craintes assez graves. Un matin, à Tibur, nous descendîmes après le bain à la palestre où Céler s’exerçait en compagnie d’autres jeunes hommes ; l’un d’eux proposa une de ces épreuves où chaque participant court armé d’un bouclier et d’une pique ; Lucius se déroba, comme à son habitude ; il céda enfin à nos plaisanteries amicales ; en s’équipant, il se plaignit du poids du bouclier de bronze ; comparé à la ferme beauté de Céler, ce corps mince paraissait fragile. Au bout de quelques foulées, il s’arrêta hors d’haleine et s’effondra crachant le sang. L’incident n’eut pas de suites ; il se remit sans peine. Mais je m’étais alarmé ; j’aurais dû me rassurer moins vite. J’opposai aux premiers symptômes Se la maladie de Lucius la confiance obtuse d’un homme longtemps robuste, sa foi implicite dans les réserves inépuisées de la jeunesse, dans le bon fonctionnement des corps. Il est vrai qu’il s’y trompait aussi ; une flamme légère le soutenait ; sa vivacité lui faisait illusion comme à nous. Mes belles années s’étaient passées en voyage, aux camps, aux avant-postes ; j’avais apprécié par moi même les vertus d’une vie rude, l’effet salubre des régions sèches ou glacées. Je décidai de nommer Lucius gouverneur de cette même Pannonie où j’avais fait ma première expérience de chef. La situation sur cette frontière était moins critique qu’autrefois ; sa tâche se bornerait aux calmes travaux de l’administrateur civil ou à des inspections militaires sans danger. Ce pays difficile le changerait de la mollesse romaine ; il apprendrait à mieux connaître ce monde immense que la Ville gouverne et dont elle dépend. Il redoutait ces climats barbares ; il ne comprenait pas qu’on pût jouir de la vie ailleurs qu’à Rome. Il accepta pourtant avec cette complaisance qu’il avait quand il voulait me plaire.

Tout l’été, je lus soigneusement ses rapports officiels, et ceux, plus secrets, de Domitius Rogatus, homme de confiance que j’avais mis à ses côtés en qualité de secrétaire chargé de le surveiller. Ces comptes rendus me satisfirent : Lucius en Pannonie sut faire preuve de ce sérieux que j’exigeais de lui, et dont il se fût peut-être relâché après ma mort. Il se tira même assez brillamment d’une série de combats de cavalerie aux avant-postes. En province comme ailleurs, il réussissait à charmer ; sa sécheresse un peu cassante ne le desservait pas ; ce ne serait pas au moins un de ces princes débonnaires qu’une coterie gouverne. Mais, dès le début de l’automne, il prit froid. On le crut vite guéri, mais la toux reparut ; la fièvre persista et s’installa à demeure. Un mieux passager n’aboutit qu’à une rechute subite au printemps suivant. Les bulletins des médecins m’atterrèrent ; la poste publique que je venais d’établir, avec ses relais de chevaux et de voitures sur d’immenses territoires, semblait ne fonctionner que pour m’apporter plus promptement chaque matin des nouvelles du malade. Je ne me pardonnais pas d’avoir été inhumain envers lui par crainte d’être ou de sembler facile. Dès qu’il fut assez remis pour supporter le voyage, je le fis ramener en Italie.

Accompagné du vieux Rufus d’Éphèse, spécialiste de la phtisie, j’allai moi-même attendre au port de Baïes mon frêle Ælius César. Le climat de Tibur, meilleur que celui de Rome, n’est pourtant pas assez doux pour des poumons atteints ; j’avais résolu de lui faire passer l’arrière-saison dans cette région plus sûre. Le navire mouilla en plein golfe ; une mince embarcation amena à terre le malade et son médecin. Sa figure hagarde semblait plus maigre encore sous la mousse de barbe dont il se couvrait les joues, dans l’intention de me ressembler. Mais ses yeux avaient gardé leur dur feu de pierre précieuse. Son premier mot fut pour me rappeler qu’il n’était revenu que sur mon ordre ; son administration avait été sans reproche ; il m’avait obéi en tout. Il se comportait en écolier qui justifie l’emploi de sa journée. Je l’installai dans cette villa de Cicéron où il avait jadis passé avec moi une saison de ses dix-huit ans. Il eut l’élégance de ne jamais parler de ce temps-là. Les premiers jours parurent une victoire sur le mal ; en soi-même, ce retour en Italie était déjà un remède ; à ce moment de l’année, ce pays était pourpre et rose. Mais les pluies commencèrent ; un vent humide soufflait de la mer grise ; la vieille maison construite au temps de la République manquait des conforts plus modernes de la villa de Tibur ; je regardais Lucius chauffer mélancoliquement au brasero ses longs doigts chargés de bagues. Hermogène était rentré depuis peu d’Orient, où je l’avais envoyé renouveler et compléter sa provision de médicaments ; il essaya sur Lucius les effets d’une boue imprégnée de sels minéraux puissants ; ces applications passaient pour guérir de tout. Mais elles ne profitèrent pas plus à ses poumons qu’à mes artères.

La maladie mettait à nu les pires aspects de ce caractère sec et léger ; sa femme lui rendit visite ; comme toujours, leur entrevue finit par des mots amers ; elle ne revint plus. On lui amena son fils, bel enfant de sept ans, édenté et rieur ; il le regarda avec indifférence. Il s’informait avec avidité des nouvelles politiques de Rome ; il s’y intéressait en joueur, non en homme d’État. Mais sa frivolité restait une forme de courage ; il se réveillait de longues après-midi de souffrance ou de torpeur pour se jeter tout entier dans une de ses conversations étincelantes d’autrefois ; ce visage trempé de sueur savait encore sourire ; ce corps décharné se soulevait avec grâce pour accueillir le médecin. Il serait jusqu’au bout le prince d’ivoire et d’or.

Le soir, ne pouvant dormir, je m’établissais dans la chambre du malade ; Céler, qui aimait peu Lucius, mais qui m’est trop fidèle pour ne pas servir avec sollicitude ceux qui me sont chers, acceptait de veiller à mon côté ; un râle montait des couvertures. Une amertume m’envahissait, profonde comme la mer : il ne m’avait jamais aimé ; nos rapports étaient vite devenus ceux du fils dissipateur et du père facile ; cette vie s’était écoulée sans grands projets, sans pensées graves, sans passions ardentes ; il avait dilapidé ses années comme un prodigue jette des pièces d’or. Je m’étais appuyé à un mur en ruine : je pensais avec colère aux sommes énormes dépensées pour son adoption, aux trois cents millions de sesterces distribués aux soldats. En un sens, ma triste chance me suivait : j’avais satisfait mon vieux désir de donner à Lucius tout ce qui peut se donner ; mais l’État n’en souffrirait pas ; je ne risquerais pas d’être déshonoré par ce choix. Tout au fond de moi-même, j’en venais à craindre qu’il allât mieux ; si par hasard il traînait encore quelques années, je ne pouvais pas léguer l’empire à cette ombre. Sans jamais poser de questions, il semblait pénétrer ma pensée sur ce point ; ses yeux suivaient anxieusement mes moindres gestes ; je l’avais nommé consul pour la seconde fois ; il s’inquiétait de n’en pouvoir remplir les fonctions ; l’angoisse de me déplaire empira son état. Tu Marcellus eris… Je me redisais les vers de Virgile consacrés au neveu d’Auguste, lui aussi promis à l’empire, et que la mort arrêta en route. Manibus date lilia plenis… Purpureos spargam flores… L’amateur de fleurs ne recevrait de moi que d’inanes gerbes funèbres.

Il se crut mieux ; il voulut rentrer à Rome. Les médecins, qui ne disputaient plus entre eux que du temps qui lui restait à vivre, me conseillèrent d’en faire à son gré ; je le ramenai par petites étapes à la Villa. Sa présentation au Sénat en qualité d’héritier de l’empire devait avoir lieu durant la séance qui suivrait presque immédiatement la Nouvelle Année ; l’usage voulait qu’il m’adressât à cette occasion un discours de remerciements ; ce morceau d’éloquence le préoccupait depuis des mois ; nous en limions ensemble les passages difficiles. Il y travaillait le matin des calendes de janvier, quand il fut pris d’un soudain crachement de sang ; la tête lui tourna ; il s’appuya au dossier de son siège et ferma les yeux. La mort ne fut qu’un étourdissement pour cet être léger. C’était le jour de l’An : pour ne pas interrompre les fêtes publiques et les réjouissances privées, j’empêchai qu’on ébruitât sur-le-champ la nouvelle de sa fin ; elle ne fut officiellement annoncée que le jour suivant. Il fut enterré discrètement dans les jardins de sa famille. La veille de cette cérémonie, le Sénat m’envoya une délégation chargée de me faire ses condoléances et d’offrir à Lucius les honneurs divins, auxquels il avait droit, en tant que fils adoptif de l’empereur. Mais je refusai : toute cette affaire n’avait déjà coûté que trop d’argent à l’État. Je me bornai à lui faire construire quelques chapelles funéraires, à lui faire ériger çà et là des statues dans les différents endroits où il avait vécu : ce pauvre Lucius n’était pas dieu.

Cette fois, chaque moment pressait. Mais j’avais eu tout le temps de réfléchir au chevet du malade ; mes plans étaient faits. J’avais remarqué au Sénat un certain Antonin, homme d’une cinquantaine d’années, d’une famille provinciale, apparentée de loin à celle de Plotine. Il m’avait frappé par les soins à la fois déférents et tendres dont il entourait son beau-père, vieillard impotent qui siégeait à ses côtés ; je relus ses états de service ; cet homme de bien s’était montré, dans tous les postes qu’il avait occupés, un fonctionnaire irréprochable. Mon choix se fixa sur lui. Plus je fréquente Antonin, plus mon estime pour lui tend à se changer en respect. Cet homme simple possède une vertu à laquelle j’avais peu pensé jusqu’ici, même quand il m’arrivait de la pratiquer : la bonté. Il n’est pas exempt des modestes défauts d’un sage ; son intelligence appliquée à l’accomplissement méticuleux des tâches quotidiennes vaque au présent plutôt qu’à l’avenir ; son expérience du monde est limitée par ses vertus mêmes ; ses voyages se sont bornés à quelques missions officielles, d’ailleurs bien remplies. Il connaît peu les arts ; il n’innove qu’à son corps défendant. Les provinces, par exemple, ne représenteront jamais pour lui les immenses possibilités de développement qu’elles n’ont pas cessé de comporter pour moi ; il continuera plutôt qu’il n’élargira mon œuvre ; mais il la continuera bien ; l’État aura en lui un honnête serviteur et un bon maître.

Mais l’espace d’une génération me semblait peu de chose quand il s’agit d’assurer la sécurité du monde ; je tenais, si possible, à prolonger plus loin cette prudente lignée adoptive, à préparer à l’empire un relais de plus sur la route des temps. À chaque retour à Rome, je n’avais jamais manqué d’aller saluer mes vieux amis, les Vérus, Espagnols comme moi, l’une des familles les plus libérales de la haute magistrature. Je t’ai connu dès le berceau, petit Annius Vérus qui par mes soins t’appelles aujourd’hui Marc Aurèle. Durant l’une des années les plus solaires de ma vie, à l’époque que marque l’érection du Panthéon, je t’avais fait élire, par amitié pour les tiens, au saint collège des Frères Arvales, auquel l’empereur préside, et qui perpétue pieusement nos vieilles coutumes religieuses romaines ; je t’ai tenu par la main durant le sacrifice qui eut lieu cette année-là au bord du Tibre ; j’ai regardé avec un tendre amusement ta contenance d’enfant de cinq ans, effrayé par les cris du pourceau immolé, mais s’efforçant de son mieux d’imiter le digne maintien des aînés. Je me préoccupai de l’éducation de ce bambin trop sage ; j’aidai ton père à te choisir les meilleurs maîtres. Vérus, le Vérissime : je jouais avec ton nom ; tu es peut-être le seul être qui ne m’ait jamais menti. Je t’ai vu lire avec passion les écrits des philosophes, te vêtir de laine rude, coucher sur la dure, astreindre ton corps un peu frêle à toutes les mortifications des Stoïques. Il y a de l’excès dans tout cela, mais l’excès est une vertu à dix-sept ans. Je me demande parfois sur quel écueil sombrera cette sagesse, car on sombre toujours : sera ce une épouse, un fils trop aimé, un de ces pièges légitimes enfin où se prennent les cœurs timorés et purs ; sera-ce plus simplement l’âge, la maladie, la fatigue, le désabusement qui nous dit que si tout est vain, la vertu l’est aussi ? J’imagine, à la place de ton visage candide d’adolescent, ton visage las de vieillard. Je sens ce que ta fermeté si bien apprise cache de douceur, de faiblesse peut-être ; je devine en toi la présence d’un génie qui n’est pas forcément celui de l’homme d’État ; le monde, néanmoins, sera sans doute à jamais amélioré pour l’avoir vu une fois associé au pouvoir suprême. J’ai fait le nécessaire pour que tu fusses adopté par Antonin ; sous ce nom nouveau que tu porteras un jour dans les listes d’empereurs, tu es désormais mon petit-fils. Je crois donner aux hommes la seule chance qu’ils auront jamais de réaliser le rêve de Platon, de voir régner sur eux un philosophe au cœur pur. Tu n’as accepté les honneurs qu’avec répugnance ; ton rang t’oblige à vivre au palais ; Tibur, ce lieu où j’assemble jusqu’au bout tout ce que la vie a de douceurs, t’inquiète pour ta jeune vertu ; je te vois errer gravement sous ces allées entrelacées de roses ; je te regarde, avec un sourire, te prendre aux beaux objets de chair placés sur ton passage, hésiter tendrement entre Véronique et Théodore, et vite renoncer à tous deux en faveur de l’austérité, ce pur fantôme. Tu ne m’as pas caché ton dédain mélancolique pour ces splendeurs qui durent peu, pour cette cour qui se dispersera après ma mort. Tu ne m’aimes guère ; ton affection filiale va plutôt à Antonin ; tu flaires en moi une sagesse contraire à celle que t’enseignent tes maîtres, et dans mon abandon aux sens une méthode de vie opposée à la sévérité de la tienne, et qui pourtant lui est parallèle. N’importe : il n’est pas indispensable que tu me comprennes. Il y a plus d’une sagesse, et toutes sont nécessaires au monde ; il n’est pas mauvais qu’elles alternent.

Huit jours après la mort de Lucius, je me fis conduire en litière au Sénat ; je demandai la permission d’entrer ainsi dans la salle des délibérations, et de prononcer mon adresse couché, soutenu contre une pile de coussins. Parler me fatigue : je priai les sénateurs de former autour de moi un cercle étroit, pour n’être pas tenu à forcer ma voix. Je fis l’éloge de Lucius ; ces quelques lignes remplacèrent au programme de la séance le discours qu’il aurait dû faire ce jour-là. J’annonçai ensuite ma décision ; je nommai Antonin ; je prononçai ton nom. J’avais tablé sur l’adhésion la plus unanime ; je l’obtins. J’exprimai une dernière volonté qui fut acceptée comme les autres ; je demandai qu’Antonin adoptât aussi le fils de Lucius, qui aura de la sorte pour frère Marc Aurèle ; vous gouvernerez ensemble ; je compte sur toi pour avoir à son égard des attentions d’aîné. Je tiens à ce que l’État conserve quelque chose de Lucius.

En rentrant chez moi, pour la première fois depuis de longs jours, je fus tenté de sourire. J’avais singulièrement bien joué. Les partisans de Servianus, les conservateurs hostiles à mon œuvre n’avaient pas capitulé ; toutes les politesses faites par moi à ce grand corps sénatorial antique et suranné ne compensaient pas pour eux les deux ou trois coups que je lui avais portés. Ils profiteraient à n’en pas douter du moment de ma mort pour essayer d’annuler mes actes. Mais mes pires ennemis n’oseraient récuser leur représentant le plus intègre et le fils d’un de leurs membres les plus respectés. Ma tâche publique était faite : je pouvais désormais retourner à Tibur, rentrer dans cette retraite qu’est la maladie, expérimenter avec mes souffrances, m’enfoncer dans ce qui me restait de délices, reprendre en paix mon dialogue interrompu avec un fantôme. Mon héritage impérial était sauf entre les mains du pieux Antonin et du grave Marc Aurèle ; Lucius lui-même se survivrait dans son fils. Tout cela n’était pas trop mal arrangé.



PATIENTIA


PATIENTIA



Chapitre 29


Arrien m’écrit : Conformément aux ordres reçus, j’ai terminé la circumnavigation du Pont-Euxin. Nous avons bouclé la boucle à Sinope, dont les habitants te sont à jamais reconnaissants des grands travaux de réfection et d’élargissement du port, menés à bien sous ta surveillance il y a quelques années… A propos, ils t’ont érigé une statue qui n’est ni assez ressemblante, ni assez belle : envoie-leur-en une autre, de marbre blanc… Plus à l’est, non sans émotion, j’ai embrassé du regard ce même Pont-Euxin, du haut des collines d’où notre Xénophon l’a jadis aperçu pour la première fois et d’où toi-même l’as contemplé naguère…

J’ai inspecté les garnisons côtières : leurs commandants méritent les plus grands éloges pour l’excellence de la discipline, l’emploi des plus nouvelles méthodes d’entraînement, et la bonne qualité des travaux du génie… Pour toute la partie sauvage et encore assez mal connue des côtes, j’ai fait faire de nouveaux sondages et rectifier, là où il le fallait, les indications des navigateurs qui m’ont précédé…

Nous avons longé la Colchide. Sachant combien tu t’intéresses aux récits des anciens poètes, j’ai questionné les habitants au sujet des enchantements de Médée et des exploits de Jason. Mais ils paraissent ignorer ces histoires…

Sur la rive septentrionale de cette mer inhospitalière, nous avons touché une petite île bien grande dans la fable : l’île d’Achille. Tu le sais : Thétis passe pour avoir fait élever son fils sur cet îlot perdu dans les brumes ; elle montait du fond de la mer et venait chaque soir converser sur la plage avec son enfant. L’île, inhabitée aujourd’hui, ne nourrit que des chèvres. Elle contient un temple d’Achille. Les mouettes, les goélands, les long-courriers, tous les oiseaux de mer la fréquentent, et le battement de leurs ailes tout imprégnées d’humidité marine rafraîchit continuellement le parvis du sanctuaire. Mais cette île d’Achille, comme il convient, est aussi l’île de Patrocle, et les innombrables ex-voto qui décorent les parois du temple sont dédiés tantôt à Achille, tantôt à son ami, car, bien entendu, ceux qui aiment Achille chérissent et vénèrent la mémoire de Patrocle. Achille lui-même apparaît en songe aux navigateurs qui visitent ces parages : il les protège et les avertit des dangers de la mer, comme le font ailleurs les Dioscures. Et l’ombre de Patrocle apparaît aux côtés d’Achille.

Je te rapporte ces choses, parce que je les crois valoir d’être connues, et parce que ceux qui me les ont racontées les ont expérimentées eux-mêmes ou les ont apprises de témoins dignes de foi… Achille me semble parfois le plus grand des hommes par le courage, la force d’âme, les connaissances de l’esprit unies à l’agilité du corps, et son ardent amour pour son jeune compagnon. Et rien en lui ne me paraît plus grand que le désespoir qui lui fit mépriser la vie et désirer la mort quand il eut perdu le bien-aimé.

Je laisse retomber sur mes genoux le volumineux rapport du gouverneur de la Petite-Arménie, du chef de l’escadre. Arrien comme toujours a bien travaillé. Mais, cette fois, il fait plus : il m’offre un don nécessaire pour mourir en paix ; il me renvoie une image de ma vie telle que j’aurais voulu qu’elle fût. Arrien sait que ce qui compte est ce qui ne figurera pas dans les biographies officielles, ce qu’on n’inscrit pas sur les tombes ; il sait aussi que le passage du temps ne fait qu’ajouter au malheur un vertige de plus. Vue par lui, l’aventure de mon existence prend un sens, s’organise comme dans un poème ; Tunique tendresse se dégage du remords, de l’impatience, des manies tristes comme d’autant de fumées, d’autant de poussières ; la douleur se décante ; le désespoir devient pur. Arrien m’ouvre le profond empyrée des héros et des amis : il ne m’en juge pas trop indigne. Ma chambre secrète au centre d’un bassin de la Villa n’est pas un refuge assez intérieur : j’y traîne ce corps vieilli ; j’y souffre. Mon passé, certes, me propose çà et là des retraites où j’échappe au moins à une partie des misères présentes : la plaine de neige au bord du Danube, les jardins de Nicomédie, Claudiopolis jaunie par la récolte du safran en fleur, n’importe quelle rue d’Athènes, une oasis où des nénuphars ondoient sur la vase, le désert syrien à la lueur des étoiles au retour du camp d’Osroès. Mais ces lieux si chers sont trop souvent associés aux prémisses d’une erreur, d’un mécompte, de quelque échec connu de moi seul : dans mes mauvais moments, tous mes chemins d’homme heureux semblent mener en Égypte, dans une chambre de Baïes, ou en Palestine. Il y a plus : la fatigue de mon corps se communique à ma mémoire ; l’image des escaliers de l’Acropole est presque insupportable à un homme qui suffoque en montant les marches du jardin ; le soleil de juillet sur le terre-plein de Lambèse m’accable comme si j’y exposais aujourd’hui ma tête nue. Arrien m’offre mieux. À Tibur, du sein d’un mois de mai brûlant, j’écoute sur les plages de l’île d’Achille la longue plainte des vagues ; j’aspire son air pur et froid ; j’erre sans effort sur le parvis du temple baigné d’humidité marine ; j’aperçois Patrocle… Ce lieu que je ne verrai jamais devient ma secrète résidence, mon suprême asile. J’y serai sans doute au moment de ma mort.

J’ai donné jadis au philosophe Euphratès la permission du suicide. Rien ne semblait plus simple : un homme a le droit de décider à partir de quel moment sa vie cesse d’être utile. Je ne savais pas alors que la mort peut devenir l’objet d’une ardeur aveugle, d’une faim comme l’amour. Je n’avais pas prévu ces nuits où j’enroulerais mon baudrier autour de ma dague, pour m’obliger à réfléchir à deux fois avant de m’en servir. Arrien seul a pénétré le secret de ce combat sans gloire contre le vide, l’aridité, la fatigue, l’écœurement d’exister qui aboutit à l’envie de mourir. On ne guérit jamais : la vieille fièvre m’a terrassé à plusieurs reprises ; j’en tremblais d’avance, comme un malade averti d’un prochain accès. Tout m’était bon pour reculer l’heure de la lutte nocturne : le travail, les conversations follement prolongées jusqu’à l’aube, les baisers, les livres. Il est convenu qu’un empereur ne se suicide que s’il y est acculé par des raisons d’État ; Marc Antoine lui-même avait l’excuse d’une bataille perdue. Et mon sévère Arrien admirerait moins ce désespoir rapporté d’Égypte si je n’en avais pas triomphé. Mon propre code interdisait aux soldats cette sortie volontaire que j’accordais aux sages ; je ne me sentais pas plus libre de déserter que le premier légionnaire venu. Mais je sais ce que c’est que d’effleurer voluptueusement de la main l’étoupe d’une corde ou le fil d’un couteau. J’avais fini par faire de ma mortelle envie un rempart contre elle-même : la perpétuelle possibilité du suicide m’aidait à supporter moins impatiemment l’existence, tout comme la présence à portée de la main d’une potion sédative calme un homme atteint d’insomnie. Par une intime contradiction, cette obsession de la mort n’a cessé de s’imposer à mon esprit que lorsque les premiers symptômes de la maladie sont venus m’en distraire ; j’ai recommencé à m’intéresser à cette vie qui me quittait ; dans les jardins de Sidon, j’ai passionnément souhaité jouir de mon corps quelques années de plus.

On voulait mourir ; on ne voulait pas étouffer ; la maladie dégoûte de la mort ; on veut guérir, ce qui est une manière de vouloir vivre. Mais la faiblesse, la souffrance, mille misères corporelles découragent bientôt le malade d’essayer de remonter la pente : on ne veut pas de ces répits qui sont autant de pièges, de ces forces chancelantes, de ces ardeurs brisées, de cette perpétuelle attente de la prochaine crise. Je m’épiais : cette sourde douleur à la poitrine n’était-elle qu’un malaise passager, le résultat d’un repas absorbé trop vite, ou fallait-il s’attendre de la part de l’ennemi à un assaut qui cette fois ne serait pas repoussé ? Je n’entrais pas au Sénat sans me dire que la porte s’était peut-être refermée derrière moi aussi définitivement que si j’avais été attendu, comme César, par cinquante conjurés armés de couteaux. Durant les soupers de Tibur, je redoutais de faire à mes invités l’impolitesse d’un soudain départ ; j’avais peur de mourir au bain, ou dans de jeunes bras. Des fonctions qui jadis étaient faciles, ou même agréables, deviennent humiliantes depuis qu’elles sont devenues malaisées ; on se lasse du vase d’argent offert chaque matin à l’examen du médecin. Le mal principal traîne avec soi tout un cortège d’afflictions secondaires : mon ouïe a perdu son acuité d’autrefois ; hier encore, j’ai été forcé de prier Phlégon de répéter toute une phrase : j’en ai eu plus de honte que d’un crime. Les mois qui suivirent l’adoption d’Antonin furent affreux : le séjour de Baïes, le retour à Rome et les négociations qui l’accompagnèrent avaient excédé ce qui me restait de forces. L’obsession de la mort me reprit, mais cette fois les causes en étaient visibles, avouables ; mon pire ennemi n’en aurait pu sourire. Rien ne me retenait plus : on eût compris que l’empereur, retiré dans sa maison de campagne après avoir mis en ordre les affaires du monde, prît les mesures nécessaires pour faciliter sa fin. Mais la sollicitude de mes amis équivaut à une constante surveillance : tout malade est un prisonnier. Je ne me sens plus la vigueur qu’il faudrait pour enfoncer la dague à la place exacte, marquée jadis à l’encre rouge sous le sein gauche ; je n’aurais fait qu’ajouter au mal présent un répugnant mélange de bandages, d’éponges sanglantes, de chirurgiens discutant au pied du lit. Il me fallait mettre à préparer mon suicide les mêmes précautions qu’un assassin à monter son coup.

Je pensai d’abord à mon maître des chasses, Mastor, la belle brute sarmate qui me suit depuis des années avec un dévouement de chien-loup, et qu’on charge parfois de veiller la nuit à ma porte. Je profitai d’un moment de solitude pour l’appeler et lui expliquer ce que j’attendais de lui : tout d’abord, il ne comprit pas. Puis, la lumière se fit ; l’épouvante crispa ce mufle blond. Il me croit immortel ; il voit soir et matin les médecins entrer dans ma chambre ; il m’entend gémir pendant les ponctions sans que sa foi en soit ébranlée ; c’était pour lui comme si le maître des dieux, s’avisant de le tenter, descendait de l’Olympe pour réclamer de lui le coup de grâce. Il m’arracha des mains son glaive, dont je m’étais saisi, et s’enfuit en hurlant. On le retrouva au fond du parc divaguant sous les étoiles dans son jargon barbare. On calma comme on put cette bête affolée ; personne ne me reparla de l’incident. Mais, le lendemain, je m’aperçus que Céler avait remplacé sur la table de travail à portée de mon lit un style de métal par un calame de roseau.

Je me cherchai un meilleur allié. J’avais la plus entière confiance en Iollas, jeune médecin d’Alexandrie qu’Hermogène s’était choisi l’été dernier comme substitut durant son absence. Nous causions ensemble : je me plaisais à échafauder avec lui des hypothèses sur la nature et l’origine des choses ; j’aimais cet esprit hardi et rêveur, et le feu sombre de ces yeux cernés. Je savais qu’il avait retrouvé au palais d’Alexandrie la formule de poisons extraordinairement subtils combinés jadis par les chimistes de Cléopâtre. L’examen de candidats à la chaire de médecine que je viens de fonder à l’Odéon me servit d’excuse pour éloigner Hermogène pendant quelques heures, m’offrant ainsi l’occasion d’un entretien secret avec Iollas. Il me comprit à demi-mot ; il me plaignait ; il ne pouvait que me donner raison. Mais son serment hippocratique lui interdisait de dispenser à un malade une drogue nocive, sous quelque prétexte que ce fût ; il refusa, raidi dans son honneur de médecin. J’insistai ; j’exigeai ; j’employai tous les moyens pour essayer de l’apitoyer ou de le corrompre ; ce sera le dernier homme que j’ai supplié. Vaincu, il me promit enfin d’aller chercher la dose de poison. Je l’attendis vainement jusqu’au soir. Tard dans la nuit, j’appris avec horreur qu’on venait de le trouver mort dans son laboratoire, une fiole de verre entre les mains. Ce cœur pur de tout compromis avait trouvé ce moyen de rester fidèle à son serment sans rien me refuser.

Le lendemain, Antonin se fit annoncer ; cet ami sincère retenait mal ses larmes. L’idée qu’un homme qu’il s’est habitué à aimer et à vénérer comme un père souffrait assez pour chercher la mort lui était insupportable ; il lui semblait avoir manqué à ses obligations de bon fils. Il me promettait d’unir ses efforts à ceux de mon entourage pour me soigner, me soulager de mes maux, me rendre la vie jusqu’au bout douce et facile, me guérir peut-être. Il comptait sur moi pour continuer le plus longtemps possible à le guider et à l’instruire ; il se sentait responsable envers tout l’empire du reste de mes jours. Je sais ce que valent ces pauvres protestations, ces naïves promesses : j’y trouve pourtant un soulagement et un réconfort. Les simples paroles d’Antonin m’ont convaincu ; je reprends possession de moi-même avant de mourir. La mort d’Iollas fidèle à son devoir de médecin m’exhorte à me conformer jusqu’au bout aux convenances de mon métier d’empereur. Patientia : j’ai vu hier Domitius Rogatus, devenu procurateur des monnaies, et chargé de présider à une nouvelle frappe ; j’ai choisi cette légende qui sera mon dernier mot d’ordre. Ma mort me semblait la plus personnelle de mes décisions, mon suprême réduit d’homme libre ; je me trompais. La foi de millions de Mastors ne doit pas être ébranlée ; d’autres Iollas ne seront pas mis à l’épreuve. J’ai compris que le suicide paraîtrait au petit groupe d’amis dévoués qui m’entourent une marque d’indifférence, d’ingratitude peut-être ; je ne veux pas laisser à leur amitié cette image grinçante d’un supplicié incapable de supporter une torture de plus. D’autres considérations se sont présentées à moi, lentement, durant la nuit qui a suivi la mort d’Iollas : l’existence m’a beaucoup donné, ou, du moins, j’ai su beaucoup obtenir d’elle ; en ce moment, comme au temps de mon bonheur, et pour des raisons toutes contraires, il me paraît qu’elle n’a plus rien à m’offrir : je ne suis pas sûr de n’avoir plus rien à en apprendre. J’écouterai ses instructions secrètes jusqu’au bout. Toute ma vie, j’ai fait confiance à la sagesse de mon corps ; j’ai tâché de goûter avec discernement les sensations que me procurait cet ami : je me dois d’apprécier aussi les dernières. Je ne refuse plus cette agonie faite pour moi, cette fin lentement élaborée au fond de mes artères, héritée peut-être d’un ancêtre, née de mon tempérament, préparée peu à peu par chacun de mes actes au cours de ma vie. L’heure de l’impatience est passée ; au point où j’en suis, le désespoir serait d’aussi mauvais goût que l’espérance. J’ai renoncé à brusquer ma mort.



Chapitre 30


Tout reste à faire. Mes domaines africains, hérités de ma belle-mère Matidie, doivent devenir un modèle d’exploitation agricole ; les paysans du village de Borysthènes, établi en Thrace à la mémoire d’un bon cheval, ont droit à des secours au sortir d’un hiver pénible ; il faut par contre refuser des subsides aux riches cultivateurs de la vallée du Nil, toujours prêts à profiter de la sollicitude de l’empereur. Julius Vestinus, préfet des études, m’envoie son rapport sur l’ouverture des écoles publiques de grammaire ; je viens d’achever la refonte du code commercial de Palmyre : tout y est prévu, le taux des prostituées et l’octroi des caravanes. On réunit en ce moment un congrès de médecins et de magistrats chargés de statuer sur les limites extrêmes d’une grossesse, mettant fin de la sorte à d’interminables criailleries légales. Les cas de bigamie se multiplient dans les colonies militaires ; je fais de mon mieux pour persuader les vétérans de ne pas mésuser des lois nouvelles leur permettant le mariage, et de n’épouser prudemment qu’une femme à la fois. À Athènes, on érige un Panthéon à l’instar de Rome ; je compose l’inscription qui trouvera place sur ses murs ; j’y énumère, à titre d’exemples et d’engagements pour l’avenir, les services rendus par moi aux villes grecques et aux peuples barbares ; les services rendus à Rome vont de soi. La lutte contre la brutalité judiciaire continue : j’ai dû réprimander le gouverneur de Cilicie qui s’avisait de faire périr dans les supplices les voleurs de bestiaux de sa province, comme si la mort simple ne suffisait pas à punir un homme et à s’en débarrasser. L’État et les municipalités abusaient des condamnations aux travaux forcés afin de se procurer une main-d’œuvre à bon marché ; j’ai prohibé cette pratique pour les esclaves comme pour les hommes libres ; mais il importe de veiller à ce que ce système détestable ne se rétablisse pas sous d’autres noms. Les sacrifices d’enfants se commettent encore sur certains points du territoire de l’ancienne Carthage : il faut savoir interdire aux prêtres de Baal la joie d’attiser leurs bûchers. En Asie Mineure, les droits des héritiers des Séleucides ont été honteusement lésés par nos tribunaux civils, toujours mal disposés à l’égard des anciens princes ; j’ai réparé cette longue injustice. En Grèce, le procès d’Hérode Atticus dure encore. La boîte aux dépêches de Phlégon, ses grattoirs de pierre ponce et ses bâtons de cire rouge seront avec moi jusqu’au bout.

Comme au temps de mon bonheur, ils me croient dieu ; ils continuent à me donner ce titre au moment même où ils offrent au ciel des sacrifices pour le rétablissement de la Santé Auguste. Je t’ai déjà dit pour quelles raisons cette croyance si bienfaisante ne me paraît pas insensée. Une vieille aveugle est arrivée à pied de Pannonie ; elle avait entrepris cet épuisant voyage pour me demander de toucher du doigt ses prunelles éteintes ; elle a recouvré la vue sous mes mains, comme sa ferveur s’y attendait à l’avance ; sa foi en l’empereur-dieu explique ce miracle. D’autres prodiges se sont produits ; des malades disent m’avoir vu dans leurs rêves, comme les pèlerins d’Épidaure voient Esculape en songe ; ils prétendent s’être réveillés guéris, ou du moins soulagés. Je ne souris pas du contraste entre mes pouvoirs de thaumaturge et mon mal ; j’accepte ces nouveaux privilèges avec gravité. Cette vieille aveugle cheminant vers l’empereur du fond d’une province barbare est devenue pour moi ce que l’esclave de Tarragone avait été autrefois : l’emblème des populations de l’empire que j’ai régies et servies. Leur immense confiance me repaie de vingt ans de travaux auxquels je ne me suis pas déplu. Phlégon m’a lu dernièrement l’œuvre d’un Juif d’Alexandrie qui lui aussi m’attribue des pouvoirs plus qu’humains ; j’ai accueilli sans sarcasmes cette description du prince aux cheveux gris qu’on vit aller et venir sur toutes les routes de la terre, s’enfonçant parmi les trésors des mines, réveillant les forces génératrices du sol, établissant partout la prospérité et la paix, de l’initié qui a relevé les lieux saints de toutes les races, du connaisseur en arts magiques, du voyant qui plaça un enfant au ciel. J’aurai été mieux compris par ce Juif enthousiaste que par bien des sénateurs et des proconsuls ; cet adversaire rallié complète Arrien ; je m’émerveille d’être à la longue devenu pour certains yeux ce que je souhaitais d’être, et que cette réussite soit faite de si peu de chose. La vieillesse et la mort toutes proches ajoutent désormais leur majesté à ce prestige ; les hommes s’écartent religieusement sur mon passage ; ils ne me comparent plus comme autrefois au Zeus rayonnant et calme, mais au Mars Gradivus, dieu des longues campagnes et de l’austère discipline, au grave Numa inspiré des dieux ; dans ces derniers temps, ce visage pâle et défait, ces yeux fixes, ce grand corps raidi par un effort de volonté leur rappellent Pluton, dieu des ombres. Seuls, quelques intimes, quelques amis éprouvés et chers échappent à cette terrible contagion du respect. Le jeune avocat Fronton, ce magistrat d’avenir qui sera sans doute un des bons serviteurs de ton règne, est venu discuter avec moi une adresse à faire au Sénat ; sa voix tremblait ; j’ai lu dans ses yeux cette même révérence mêlée de crainte. Les joies tranquilles de l’amitié humaine ne sont plus pour moi ; ils m’adorent ; ils me vénèrent trop pour m’aimer.

Une chance analogue à celle de certains jardiniers m’a été départie : tout ce que j’ai essayé d’implanter dans l’imagination humaine y a pris racine. Le culte d’Antinoüs semblait la plus folle de mes entreprises, le débordement d’une douleur qui ne concernait que moi seul. Mais notre époque est avide de dieux ; elle préfère les plus ardents, les plus tristes, ceux qui mêlent au vin de la vie un miel amer d’outre-tombe. À Delphes, l’enfant est devenu l’Hermès gardien du seuil, maître des passages obscurs qui mènent chez les ombres. Éleusis, où son âge et sa qualité d’étranger lui avaient interdit autrefois d’être initié à mes côtés, en fait le jeune Bacchus des Mystères, prince des régions limitrophes entre les sens et l’âme. L’Arcadie ancestrale l’associe à Pan et à Diane, divinités des bois ; les paysans de Tibur l’assimilent au doux Aristée, roi des abeilles. En Asie, les dévots retrouvent en lui leurs tendres dieux brisés par l’automne ou dévorés par l’été. A l’orée des pays barbares, le compagnon de mes chasses et de mes voyages a pris l’aspect du Cavalier Thrace, du mystérieux passant qui chevauche dans les halliers au clair de lune, emportant les âmes dans un pli de son manteau. Tout cela pouvait n’être encore qu’une excroissance du culte officiel, une flatterie des peuples, une bassesse de prêtres avides de subsides. Mais la jeune figure m’échappe ; elle cède aux aspirations des cœurs simples : par un de ces rétablissements inhérents à la nature des choses, l’éphèbe sombre et délicieux est devenu pour la piété populaire l’appui des faibles et des pauvres, le consolateur des enfants morts. L’image des monnaies de Bithynie, le profil du garçon de quinze ans, aux boucles flottantes, au sourire émerveillé et crédule qu’il a si peu gardé, pend au cou des nouveau-nés en guise d’amulette ; on la cloue dans des cimetières de village sur de petites tombes. Naguère, quand je pensais à ma propre fin, comme un pilote, insoucieux pour soi-même, mais qui tremble pour les passagers et la cargaison du navire, je me disais amèrement que ce souvenir sombrerait avec moi ; ce jeune être soigneusement embaumé au fond de ma mémoire me semblait ainsi devoir périr une seconde fois. Cette crainte pourtant si juste s’est calmée en partie ; j’ai compensé comme je l’ai pu cette mort précoce ; une image, un reflet, un faible écho surnagera au moins pendant quelques siècles. On ne fait guère mieux en matière d’immortalité.

J’ai revu Fidus Aquila, gouverneur d’Antinoé, en route pour son nouveau poste de Sarmizégéthuse. Il m’a décrit les rites annuels célébrés au bord du Nil en l’honneur du dieu mort, les pèlerins venus par milliers des régions du Nord et du Sud, les offrandes de bière et de grain, les prières ; tous les trois ans, des jeux anniversaires ont lieu à Antinoé, comme aussi à Alexandrie, à Mantinée, et dans ma chère Athènes. Ces fêtes triennales se renouvelleront cet automne, mais je n’espère pas durer jusqu’à ce neuvième retour du mois d’Athyr. Il importe d’autant plus que chaque détail de ces solennités soit réglé d’avance L’oracle du mort fonctionne dans la chambre secrète du temple pharaonique relevé par mes soins ; les prêtres distribuent journellement quelques centaines de réponses toutes préparées à toutes les questions posées par l’espérance ou l’angoisse humaine. On m’a fait grief d’en avoir moi-même composé plusieurs. Je n’entendais pas ainsi manquer de respect envers mon dieu, ni de compassion envers cette femme de soldat qui demande si son mari reviendra vivant d’une garnison de Palestine, envers ce malade avide de réconfort, envers ce marchand dont les vaisseaux tanguent sur les vagues de la Mer Rouge, envers ce couple qui voudrait un fils. Tout au plus, je prolongeais de la sorte les parties de logogriphe, les charades versifiées auxquelles nous jouions parfois ensemble. De même, on s’est étonné qu’ici, dans la Villa, autour de cette chapelle de Canope où son culte se célèbre à l’égyptienne, j’aie laissé s’établir les pavillons de plaisir du faubourg d’Alexandrie qui porte ce nom, leurs facilités, leurs distractions que j’offre à mes hôtes et auxquelles il m’arrivait de prendre part. Il avait pris l’habitude de ces choses-là. Et on ne s’enferme pas pendant des années dans une pensée unique sans y faire rentrer peu à peu toutes les routines d’une vie.

J’ai fait tout ce qu’on recommande. J’ai attendu : j’ai parfois prié. Audivi voces divinas… La sotte Julia Balbilla croyait entendre à l’aurore la voix mystérieuse de Memnon : j’ai écouté les bruissements de la nuit. J’ai fait les onctions de miel et d’huile de rose qui attirent les ombres ; j’ai disposé le bol de lait, la poignée de sel, la goutte de sang, support de leur existence d’autrefois. Je me suis étendu sur le pavement de marbre du petit sanctuaire ; la lueur des astres se faufilait par les fentes ménagées dans la muraille, mettait çà et là des miroitements, d’inquiétants feux pâles. Je me suis rappelé les ordres chuchotes par les prêtres à l’oreille du mort, l’itinéraire gravé sur la tombe : Et il reconnaîtra la route… Et les gardiens du seuil le laisseront passer… Et il ira et viendra autour de ceux qui l’aiment pour des millions de jours… Parfois, à de longs intervalles, j’ai cru sentir l’effleurement d’une approche, un attouchement léger comme le contact des cils, tiède comme l’intérieur d’une paume. Et l’ombre de Patrocle apparaît aux côtés d’Achille… Je ne saurai jamais si cette chaleur, cette douceur n’émanaient pas simplement du plus profond de moi-même, derniers efforts d’un homme en lutte contre la solitude et le froid de la nuit. Mais la question, qui se pose aussi en présence de nos amours vivants, a cessé de m’intéresser aujourd’hui : il m’importe peu que les fantômes évoqués par moi viennent des limbes de ma mémoire ou de ceux d’un autre monde. Mon âme, si j’en possède une, est faite de la même substance que les spectres ; ce corps aux mains enflées, aux ongles livides, cette triste masse à demi dissoute, cette outre de maux, de désirs et de songes, n’est guère plus solide ou plus consistant qu’une ombre. Je ne diffère des morts que par la faculté de suffoquer quelques moments de plus ; leur existence en un sens me paraît plus assurée que la mienne. Antinoüs et Plotine sont au moins aussi réels que moi.

La méditation de la mort n’apprend pas à mourir ; elle ne rend pas la sortie plus facile, mais la facilité n’est plus ce que je recherche. Petite figure boudeuse et volontaire, ton sacrifice n’aura pas enrichi ma vie, mais ma mort. Son approche rétablit entre nous une sorte d’étroite complicité : les vivants qui m’entourent, les serviteurs dévoués, parfois importuns, ne sauront jamais à quel point le monde ne nous intéresse plus. Je pense avec dégoût aux noirs symboles des tombes égyptiennes : le sec scarabée, la momie rigide, la grenouille des parturitions éternelles. À en croire les prêtres, je t’ai laissé à cet endroit où les éléments d’un être se déchirent comme un vêtement usé sur lequel on tire, à ce carrefour sinistre entre ce qui existe éternellement, ce qui fut, et ce qui sera. Il se peut après tout que ces gens-là aient raison, et que la mort soit faite de la même matière fuyante et confuse que la vie. Mais toutes les théories de l’immortalité m’inspirent de la méfiance ; le système des rétributions et des peines laisse froid un juge averti de la difficulté de juger. D’autre part, il m’arrive aussi de trouver trop simple la solution contraire, le néant propre, le vide creux où sonne le rire d’Épicure. J’observe ma fin : cette série d’expérimentations faites sur moi-même continue la longue étude commencée dans la clinique de Satyrus. Jusqu’à présent, les modifications sont aussi extérieures que celles que le temps et les intempéries font subir à un monument dont ils n’altèrent ni la matière, ni l’architecture : je crois parfois apercevoir et toucher à travers les crevasses le soubassement indestructible, le tuf éternel. Je suis ce que j’étais ; je meurs sans changer. À première vue, l’enfant robuste des jardins d’Espagne, l’officier ambitieux rentrant sous sa tente en secouant de ses épaules des flocons de neige semblent aussi anéantis que je le serai quand j’aurai passé par le bûcher ; mais ils sont là ; j’en suis inséparable. L’homme qui hurlait sur la poitrine d’un mort continue à gémir dans un coin de moi-même, en dépit du calme plus ou moins qu’humain auquel je participe déjà ; le voyageur enfermé dans le malade à jamais sédentaire s’intéresse à la mort parce qu’elle représente un départ. Cette force qui fut moi semble encore capable d’instrumenter plusieurs autres vies, de soulever des mondes. Si quelques siècles venaient par miracle s’ajouter au peu de jours qui me restent, je referais les mêmes choses, et jusqu’aux mêmes erreurs, je fréquenterais les mêmes Olympes et les mêmes Enfers. Une pareille constatation est un excellent argument en faveur de l’utilité de la mort, mais elle m’inspire en même temps des doutes quant à sa totale efficacité.

Durant certaines périodes de ma vie, j’ai noté mes rêves ; j’en discutais la signification avec les prêtres, les philosophes, les astrologues. Cette faculté de rêver, amortie depuis des années, m’a été rendue au cours de ces mois d’agonie ; les incidents de l’état de veille semblent moins réels, parfois moins importuns que ces songes. Si ce monde larvaire et spectral, où le plat et l’absurde foisonnent plus abondamment encore que sur terre, nous offre une idée des conditions de l’âme séparée du corps, je passerai sans doute mon éternité à regretter le contrôle exquis des sens et les perspectives réajustées de la raison humaine. Et pourtant, je m’enfonce avec quelque douceur dans ces régions vaines des songes ; j’y possède pour un instant certains secrets qui bientôt m’échappent ; j’y bois à des sources. L’autre jour, j’étais dans l’oasis d’Ammon, le soir de la chasse au grand fauve. J’étais joyeux ; tout s’est passé comme au temps de ma force : le lion blessé s’est abattu, puis dressé ; je me suis précipité pour l’achever. Mais, cette fois, mon cheval cabré m’a jeté à terre ; l’horrible masse sanglante a roulé sur moi ; des griffes me déchiraient la poitrine ; je suis revenu à moi dans ma chambre de Tibur, appelant à l’aide. Plus récemment encore, j’ai revu mon père, auquel je pense pourtant assez peu. Il était couché dans son lit de malade, dans une pièce de notre maison d’Italica, que j’ai quittée sitôt après sa mort. Il avait sur sa table une fiole pleine d’une potion sédative que je l’ai supplié de me donner. Je me suis réveillé sans qu’il ait eu le temps de me répondre. Je m’étonne que la plupart des hommes aient si peur des spectres, eux qui acceptent si facilement de parler aux morts dans leurs songes.

Les présages aussi se multiplient : désormais, tout semble une intimation, un signe. Je viens de laisser choir et de briser une précieuse pierre gravée enchâssée au chaton d’une bague ; mon profil y avait été incisé par un artisan grec. Les augures secouent gravement la tête ; je regrette ce pur chef-d’œuvre. Il m’arrive de parler de moi au passé : au Sénat, en discutant certains événements qui s’étaient produits après la mort de Lucius, la langue m’a fourché et je me suis pris plusieurs fois à mentionner ces circonstances comme si elles avaient eu lieu après ma propre mort. Il y a quelques mois, le jour de mon anniversaire, montant en litière les escaliers du Capitole, je me suis trouvé face à face avec un homme en deuil, et qui pleurait : j’ai vu pâlir mon vieux Chabrias. À cette époque, je sortais encore ; je continuais d’exercer en personne mes fonctions de Grand Pontife, de Frère Arvale, de célébrer moi-même ces antiques rites de la religion romaine que je finis par préférer à la plupart des cultes étrangers. J’étais debout devant l’autel, prêt à allumer la flamme ; j’offrais aux dieux un sacrifice pour Antonin. Soudain, le pan de ma toge qui me couvrait le front glissa et me retomba sur l’épaule, me laissant nu tête ; je passais ainsi du rang de sacrificateur à celui de victime. En vérité, c’est bien mon tour.

Ma patience porte ses fruits ; je souffre moins ; la vie redevient presque douce. Je ne me querelle plus avec les médecins ; leurs sots remèdes m’ont tué ; mais leur présomption, leur pédantisme hypocrite est notre œuvre : ils mentiraient moins si nous n’avions pas si peur de souffrir. La force me manque pour les accès de colère d’autrefois : je sais de source certaine que Platorius Népos, que j’ai beaucoup aimé, a abusé de ma confiance ; je n’ai pas essayé de le confondre ; je n’ai pas puni. L’avenir du monde ne m’inquiète plus ; je ne m’efforce plus de calculer, avec angoisse, la durée plus ou moins longue de la paix romaine ; je laisse faire aux dieux. Ce n’est pas que j’aie acquis plus de confiance en leur justice, qui n’est pas la nôtre, ou plus de foi en la sagesse de l’homme ; le contraire est vrai. La vie est atroce ; nous savons cela. Mais précisément parce que j’attends peu de chose de la condition humaine, les périodes de bonheur, les progrès partiels, les efforts de recommencement et de continuité me semblent autant de prodiges qui compensent presque l’immense masse des maux, des échecs, de l’incurie et de l’erreur. Les catastrophes et les ruines viendront ; le désordre triomphera, mais de temps en temps l’ordre aussi. La paix s’installera de nouveau entre deux périodes de guerre ; les mots de liberté, d’humanité, de justice retrouveront çà et là le sens que nous avons tenté de leur donner. Nos livres ne périront pas tous ; on réparera nos statues brisées ; d’autres coupoles et d’autres frontons naîtront de nos frontons et de nos coupoles ; quelques hommes penseront, travailleront et sentiront comme nous : j’ose compter sur ces continuateurs placés à intervalles irréguliers le long des siècles, sur cette intermittente immortalité. Si les barbares s’emparent jamais de l’empire du monde, ils seront forcés d’adopter certaines de nos méthodes ; ils finiront par nous ressembler. Chabrias s’inquiète de voir un jour le pastophore de Mithra ou l’évêque du Christ s’implanter à Rome et y remplacer le Grand Pontife. Si par malheur ce jour arrive, mon successeur le long de la berge vaticane aura cessé d’être le chef d’un cercle d’affiliés ou d’une bande de sectaires pour devenir à son tour une des figures universelles de l’autorité. Il héritera de nos palais et de nos archives ; il différera de nous moins qu’on ne pourrait le croire. J’accepte avec calme ces vicissitudes de Rome éternelle.

Les médicaments n’agissent plus ; l’enflure des jambes augmente ; je sommeille assis plutôt que couché. L’un des avantages de la mort sera d’être de nouveau étendu sur un lit. C’est à moi maintenant de consoler Antonin. Je lui rappelle que la mort me semble depuis longtemps la solution la plus élégante de mon propre problème ; comme toujours, mes vœux enfin se réalisent, mais de façon plus lente et plus indirecte qu’on n’avait cru. Je me félicite que le mal m’ait laissé ma lucidité jusqu’au bout ; je me réjouis de n’avoir pas à faire l’épreuve du grand âge, de n’être pas destiné à connaître ce durcissement, cette rigidité, cette sécheresse, cette atroce absence de désirs. Si mes calculs sont justes, ma mère est morte à peu près à l’âge où je suis arrivé aujourd’hui ; ma vie a déjà été de moitié plus longue que celle de mon père, mort à quarante ans. Tout est prêt : l’aigle chargé de porter aux dieux l’âme de l’empereur est tenu en réserve pour la cérémonie funèbre. Mon mausolée, sur le faîte duquel on plante en ce moment les cyprès destinés à former en plein ciel une pyramide noire, sera terminé à peu près à temps pour le transfert des cendres encore chaudes. J’ai prié Antonin qu’il y fasse ensuite transporter Sabine ; j’ai négligé de lui faire décerner à sa mort les honneurs divins, qui somme toute lui sont dus ; il ne serait pas mauvais que cet oubli fût réparé. Et je voudrais que les restes d’Ælius César soient placés à mes côtés.

Ils m’ont emmené à Baïes ; par ces chaleurs de juillet, le trajet a été pénible, mais je respire mieux au bord de la mer. La vague fait sur le rivage son murmure de soie froissée et de caresse ; je jouis encore des longs soirs roses. Mais je ne tiens plus ces tablettes que pour occuper mes mains, qui s’agitent malgré moi. J’ai envoyé chercher Antonin ; un courrier lancé à fond de train est parti pour Rome. Bruit des sabots de Borysthènes, galop du Cavalier Thrace… Le petit groupe des intimes se presse à mon chevet. Chabrias me fait pitié : les larmes conviennent mal aux rides des vieillards. Le beau visage de Céler est comme toujours étrangement calme ; il s’applique à me soigner sans rien laisser voir de ce qui pourrait ajouter à l’inquiétude ou à la fatigue d’un malade. Mais Diotime sanglote, la tête enfouie dans les coussins. J’ai assuré son avenir ; il n’aime pas l’Italie ; il pourra réaliser son rêve, qui est de retourner à Gadara et d’y ouvrir avec un ami une école d’éloquence ; il n’a rien à perdre à ma mort. Et pourtant, la mince épaule s’agite convulsivement sous les plis de la tunique ; je sens sous mes doigts des pleurs délicieux. Hadrien jusqu’au bout aura été humainement aimé.

Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus… Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts…



Epitaphe


AU DIVIN HADRIEN AUGUSTE

FILS DE TRAJAN

CONQUÉRANT DES PARTHES

PETIT-FILS DE NERVA

GRAND PONTIFE

REVÊTU POUR LA XXIIe FOIS

DE LA PUISSANCE TRIBUNITIENNE

TROIS FOIS CONSUL DEUX FOIS TRIOMPHANT

PÈRE DE LA PATRIE

ET À SA DIVINE ÉPOUSE

SABINE

ANTONIN LEUR FILS

A LUCIUS ÆLIUS CÆSAR

FILS DU DIVIN HADRIEN

DEUX FOIS CONSUL



CARNETS DE NOTES DE « MÉMOIRES D’HADRIEN »


CARNETS DE NOTES DE « MÉMOIRES D’HADRIEN »

à G. F.

Ce livre a été conçu, puis écrit, en tout ou en partie, sous diverses formes, entre 1924 et 1929, entre la vingtième et la vingt-cinquième année. Tous ces manuscrits ont été détruits, et méritaient de l’être.

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Retrouvé dans un volume de la correspondance de Flaubert, fort lu et fort souligné par moi vers 1927, la phrase inoubliable : « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. » Une grande partie de ma vie allait se passer à essayer de définir, puis à peindre, cet homme seul et d’ailleurs relié à tout.

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Travaux recommencés en 1934 ; longues recherches ; une quinzaine de pages écrites et crues définitives ; projet repris et abandonné plusieurs fois entre 1934 et 1937.

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J’imaginai longtemps l’ouvrage sous forme d’une série de dialogues, où toutes les voix du temps se fussent fait entendre. Mais, quoi que je fisse, le détail primait l’ensemble ; les parties compromettaient l’équilibre du tout ; la voix d’Hadrien se perdait sous tous ces cris. Je ne parvenais pas à organiser ce monde vu et entendu par un homme.

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La seule phrase qui subsiste de la rédaction de 1934 : « Je commence à apercevoir le profil de ma mort. » Comme un peintre établi devant un horizon, et qui sans cesse déplace son chevalet à droite, puis à gauche, j’avais enfin trouvé le point de vue du livre.

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Prendre une vie connue, achevée, fixée (autant qu’elles peuvent jamais l’être) par l’Histoire, de façon à embrasser d’un seul coup la courbe tout entière ; bien plus, choisir le moment où l’homme qui vécut cette existence la soupèse, l’examine, soit pour un instant capable de la juger. Faire en sorte qu’il se trouve devant sa propre vie dans la même position que nous.

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Matins à la Villa Adriana ; innombrables soirs passés dans les petits cafés qui bordent l’Olympéion ; va-et-vient incessant sur les mers grecques ; routes d’Asie Mineure. Pour que je pusse utiliser ces souvenirs, qui sont miens, il a fallu qu’ils devinssent aussi éloignés de moi que le IIe siècle.

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Expériences avec le temps : dix-huit jours, dix-huit mois, dix-huit années, dix-huit siècles. Survivance immobile des statues, qui, comme la tête de l’Antinoüs Mondragone, au Louvre, vivent encore à l’intérieur de ce temps mort. Le même problème considéré en termes de générations humaines ; deux douzaines de paires de mains décharnées, quelque vingt-cinq vieillards suffiraient pour établir un contact ininterrompu entre Hadrien et nous.

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En 1937, durant un premier séjour aux États-Unis, je fis pour ce livre quelques lectures à la bibliothèque de l’Université de Yale ; j’écrivis la visite au médecin, et le passage sur le renoncement aux exercices du corps. Ces fragments subsistent, remaniés, dans la version présente.

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En tout cas, j’étais trop jeune. Il est des livres qu’on ne doit pas oser avant d’avoir dépassé quarante ans. On risque, avant cet âge, de méconnaître l’existence des grandes frontières naturelles qui séparent, de personne à personne, de siècle à siècle, l’infinie variété des êtres, ou au contraire d’attacher trop d’importance aux simples divisions administratives, aux bureaux de douane ou aux guérites des postes armés. Il m’a fallu ces années pour apprendre à calculer exactement les distances entre l’empereur et moi.

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Je cesse de travailler à ce livre (sauf pour quelques jours, à Paris) entre 1937 et 1939.

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Rencontre du souvenir de T. E. Lawrence, qui recoupe en Asie Mineure celui d’Hadrien. Mais l’arrière-plan d’Hadrien n’est pas le désert, ce sont les collines d’Athènes. Plus j’y pensais, plus l’aventure d’un homme qui refuse (et d’abord se refuse) me faisait désirer présenter à travers Hadrien le point de vue de l’homme qui ne renonce pas, ou ne renonce ici que pour accepter ailleurs. Il va de soi, du reste, que cet ascétisme et cet hédonisme sont sur bien des points interchangeables.

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En octobre 1939, le manuscrit fut laissé en Europe avec la plus grande partie des notes ; j’emportai pourtant aux États-Unis les quelques résumés faits jadis à Yale, une carte de l’Empire romain à la mort de Trajan que je promenais avec moi depuis des années, et le profil de l’Antinoüs du Musée archéologique de Florence, acheté sur place en 1926, et qui est jeune, grave et doux.

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Projet abandonné de 1939 à 1948. J’y pensais parfois, mais avec découragement, presque avec indifférence, comme à l’impossible. Et quelque honte d’avoir jamais tenté pareille chose.

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Enfoncement dans le désespoir d’un écrivain qui n’écrit pas.

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Aux pires heures de découragement et d’atonie, j’allais revoir, dans le beau Musée de Hartford (Connecticut), une toile romaine de Canaletto, le Panthéon brun et doré se profilant sur le ciel bleu d’une fin d’après-midi d’été. Je la quittais chaque fois rassérénée et réchauffée.

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Vers 1941, j’avais découvert par hasard, chez un marchand de couleurs, à New York, quatre gravures de Piranèse, que G… et moi achetâmes. L’une d’elles, une vue de la Villa d’Hadrien, qui m’était restée inconnue jusque-là, figure la chapelle de Canope, d’où furent tirés au XVIIe siècle l’Antinoüs de style égyptien et les statues de prêtresses en basalte qu’on voit aujourd’hui au Vatican. Structure ronde, éclatée comme un crâne, d’où de vagues broussailles pendent comme des mèches de cheveux. Le génie presque médiumnique de Piranèse a flairé là l’hallucination, les longues routines du souvenir, l’architecture tragique d’un monde intérieur. Pendant plusieurs années, j’ai regardé cette image presque tous les jours, sans donner une pensée à mon entreprise d’autrefois, à laquelle je croyais avoir renoncé. Tels sont les curieux détours de ce qu’on nomme l’oubli.

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Au printemps 1947, en rangeant des papiers, je brûlai les notes prises à Yale : elles semblaient devenues définitivement inutiles.

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Pourtant, le nom d’Hadrien figure dans un essai sur le mythe de la Grèce, rédigé par moi en 1943 et publié par Caillois dans Les Lettres françaises de Buenos Aires. En 1945, l’image d’Antinoüs noyé, porté en quelque sorte sur ce courant d’oubli, remonte à la surface dans un essai encore inédit, Cantique de l’Âme libre, écrit à la veille d’une maladie grave.

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Se dire sans cesse que tout ce que je raconte ici est faussé par ce que je ne raconte pas ; ces notes ne cernent qu’une lacune. Il n’y est pas question de ce que je faisais durant ces années difficiles, ni des pensées, ni des travaux, ni des angoisses, ni des joies, ni de l’immense répercussion des événements extérieurs, ni de l’épreuve perpétuelle de soi à la pierre de touche des faits. Et je passe aussi sous silence les expériences de la maladie, et d’autres, plus secrètes, qu’elles entraînent avec elles, et la perpétuelle présence ou recherche de l’amour.

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N’importe : il fallait peut-être cette solution de continuité, cette cassure, cette nuit de l’âme que tant de nous ont éprouvée à cette époque, chacun à sa manière, et si souvent de façon bien plus tragique et plus définitive que moi, pour m’obliger à essayer de combler, non seulement la distance me séparant d’Hadrien, mais surtout celle qui me séparait de moi-même.

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Utilité de tout ce qu’on fait pour soi, sans idée de profit. Pendant ces années de dépaysement, j’avais continué la lecture des auteurs antiques : les volumes à couverture rouge ou verte de l’édition LoebHeinemann m’étaient devenus une patrie. L’une des meilleures manières de recréer la pensée d’un homme : reconstituer sa bibliothèque. Durant des années, d’avance, et sans le savoir, j’avais ainsi travaillé à remeubler les rayons de Tibur. Il ne me restait plus qu’à imaginer les mains gonflées d’un malade sur les manuscrits déroulés.

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Refaire du dedans ce que les archéologues du XIXe siècle ont fait du dehors.

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En décembre 1948, je reçus de Suisse, où je l’avais entreposée pendant la guerre, une malle pleine de papiers de famille et de lettres vieilles de dix ans. Je m’assis auprès du feu pour venir à bout de cette espèce d’horrible inventaire après décès ; je passai seule ainsi plusieurs soirs. Je défaisais des liasses de lettres ; je parcourais, avant de le détruire, cet amas de correspondance avec des gens oubliés et qui m’avaient oubliée, les uns vivants, d’autres morts. Quelques-uns de ces feuillets dataient de la génération d’avant la mienne ; les noms même ne me disaient rien. Je jetais mécaniquement au feu cet échange de pensées mortes avec des Maries, des François, des Pauls disparus. Je dépliai quatre ou cinq feuilles dactylographiées ; le papier en avait jauni. Je lus la suscription : « Mon cher Marc… » Marc… De quel ami, de quel amant, de quel parent éloigné s’agissait-il ? Je ne me rappelais pas ce nom-là.

Il fallut quelques instants pour que je me souvinsse que Marc était mis là pour Marc Aurèle et que j’avais sous les yeux un fragment du manuscrit perdu. Depuis ce moment, il ne fut plus question que de récrire ce livre coûte que coûte.

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Cette nuit-là, je rouvris deux volumes parmi ceux qui venaient aussi de m’être rendus, débris d’une bibliothèque dispersée. C’étaient Dion Cassius dans la belle impression d’Henri Estienne, et un tome d’une édition quelconque de l’Histoire Auguste, les deux principales sources de la vie d’Hadrien, achetés à l’époque où je me proposais d’écrire ce livre. Tout ce que le monde et moi avions traversé dans l’intervalle enrichissait ces chroniques d’un temps révolu, projetait sur cette existence impériale d’autres lumières, d’autres ombres. Naguère, j’avais surtout pensé au lettré, au voyageur, au poète, à l’amant ; rien de tout cela ne s’effaçait, mais je voyais pour la première fois se dessiner avec une netteté extrême, parmi toutes ces figures, la plus officielle à la fois et la plus secrète, celle de l’empereur. Avoir vécu dans un monde qui se défait m’enseignait l’importance du Prince.

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Je me suis plu à faire et à refaire ce portrait d’un homme presque sage.

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Seule, une autre figure historique m’a tentée avec une insistance presque égale : Omar Khayyam, poète astronome. Mais la vie de Khayyam est celle du contemplateur, et du contemplateur pur : le monde de l’action lui a été par trop étranger. D’ailleurs, je ne connais pas la Perse et n’en sais pas la langue.

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Impossibilité aussi de prendre pour figure centrale un personnage féminin, de donner, par exemple, pour axe à mon récit, au lieu d’Hadrien, Plotine. La vie des femmes est trop limitée, ou trop secrète. Qu’une femme se raconte, et le premier reproche qu’on lui fera est de n’être plus femme. Il est déjà assez difficile de mettre quelque vérité à l’intérieur d’une bouche d’homme.

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Je partis pour Taos, au Nouveau-Mexique. J’emportais avec moi les feuilles blanches sur quoi recommencer ce livre : nageur qui se jette à l’eau sans savoir s’il atteindra l’autre berge. Tard dans la nuit, j’y travaillai entre New York et Chicago, enfermée dans mon wagon-lit comme dans un hypogée. Puis, tout le jour suivant, dans le restaurant d’une gare de Chicago, où j’attendais un train bloqué par une tempête de neige. Ensuite, de nouveau, jusqu’à l’aube, seule dans la voiture d’observation de l’express de Santa-Fé, entourée par les croupes noires des montagnes du Colorado et par l’éternel dessin des astres. Les passages sur la nourriture, l’amour, le sommeil et la connaissance de l’homme furent écrits ainsi d’un seul jet. Je ne me souviens guère d’un jour plus ardent, ni de nuits plus lucides.

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Je passe le plus rapidement possible sur trois ans de recherches, qui n’intéressent que les spécialistes, et sur l’élaboration d’une méthode de délire qui n’intéresserait que les insensés. Encore ce dernier mot fait-il la part trop belle au romantisme : parlons plutôt d’une participation constante, et la plus clairvoyante possible, à ce qui fut.

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Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l’intérieur de quelqu’un.

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Portrait d’une voix. Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi.

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Ceux qui mettent le roman historique dans une catégorie à part oublient que le romancier ne fait jamais qu’interpréter, à l’aide des procédés de son temps, un certain nombre de faits passés, de souvenirs conscients ou non, personnels ou non, tissus de la même matière que l’Histoire. Tout autant que La Guerre et la Paix, l’œuvre de Proust est la reconstitution d’un passé perdu. Le roman historique de 1830 verse, il est vrai, dans le mélo et le feuilleton de cape et d’épée ; pas plus que la sublime Duchesse de Langeais ou l’étonnante Fille aux Yeux d’Or. Flaubert reconstruit laborieusement le palais d’Hamilcar à l’aide de centaines de petits détails ; c’est de la même façon qu’il procède pour Yonville. De notre temps, le roman historique, ou ce que, par commodité, on consent à nommer tel, ne peut être que plongé dans un temps retrouvé, prise de possession d’un monde intérieur.

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Le temps ne fait rien à l’affaire. Ce m’est toujours une surprise que mes contemporains, qui croient avoir conquis et transformé l’espace, ignorent qu’on peut rétrécir à son gré la distance des siècles.

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Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie de mon père m’est plus inconnue que celle d’Hadrien. Ma propre existence, si j’avais à l’écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à des lettres, aux souvenirs d’autrui, pour fixer ces flottantes mémoires. Ce ne sont jamais que murs écroulés, pans d’ombre. S’arranger pour que les lacunes de nos textes, en ce qui concerne la vie d’Hadrien, coïncident avec ce qu’eussent été ses propres oublis.

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Ce qui ne signifie pas, comme on le dit trop, que la vérité historique soit toujours et en tout insaisissable. Il en va de cette vérité comme de toutes les autres : on se trompe plus ou moins.

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Les règles du jeu : tout apprendre, tout lire, s’informer de tout, et, simultanément, adapter à son but les Exercices d’Ignace de Loyola ou la méthode de l’ascète hindou qui s’épuise, des années durant, à visualiser un peu plus exactement l’image qu’il crée sous ses paupières fermées. Poursuivre à travers des milliers de fiches l’actualité des faits ; tâcher de rendre leur mobilité, leur souplesse vivante, à ces visages de pierre. Lorsque deux textes, deux affirmations, deux idées s’opposent, se plaire à les concilier plutôt qu’à les annuler l’un par l’autre ; voir en eux deux facettes différentes, deux états successifs du même fait, une réalité convaincante parce qu’elle est complexe, humaine parce qu’elle est multiple. Travailler à lire un texte du IIe siècle avec des yeux, une âme, des sens du IIe siècle ; le laisser baigner dans cette eau-mère que sont les faits contemporains ; écarter s’il se peut toutes les idées, tous les sentiments accumulés par couches successives entre ces gens et nous. Se servir pourtant, mais prudemment, mais seulement à titre d’études préparatoires, des possibilités de rapprochements ou de recoupements, des perspectives nouvelles peu à peu élaborées par tant de siècles ou d’événements qui nous séparent de ce texte, de ce fait, de cet homme ; les utiliser en quelque sorte comme autant de jalons sur la route du retour vers un point particulier du temps. S’interdire les ombres portées ; ne pas permettre que la buée d’une haleine s’étale sur le tain du miroir ; prendre seulement ce qu’il y a de plus durable, de plus essentiel en nous, dans les émotions des sens ou dans les opérations de l’esprit, comme point de contact avec ces hommes qui comme nous croquèrent des olives, burent du vin, s’engluèrent les doigts de miel, luttèrent contre le vent aigre et la pluie aveuglante et cherchèrent en été l’ombre d’un platane, et jouirent, et pensèrent, et vieillirent, et moururent.

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J’ai fait diagnostiquer plusieurs fois par des médecins les brefs passages des chroniques qui se rapportent à la maladie d’Hadrien. Pas si différents, somme toute, des descriptions cliniques de la mort de Balzac.

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Utiliser pour mieux comprendre un commencement de maladie de cœur.

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Qu’est Hécube pour lui ? se demande Hamlet en présence de l’acteur ambulant qui pleure sur Hécube. Et voilà Hamlet bien obligé de reconnaître que ce comédien qui verse de vraies larmes a réussi à établir avec cette morte trois fois millénaire une communication plus profonde que lui-même avec son père enterré de la veille, mais dont il n’éprouve pas assez complètement le malheur pour être sans délai capable de le venger.

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La substance, la structure humaine ne changent guère. Rien de plus stable que la courbe d’une cheville, la place d’un tendon, ou la forme d’un orteil. Mais il y a des époques où la chaussure déforme moins. Au siècle dont je parle, nous sommes encore très près de la libre vérité du pied nu.

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En prêtant à Hadrien des vues sur l’avenir, je me tenais dans le domaine du plausible, pourvu toutefois que ces pronostics restassent vagues. L’analyste impartial des affaires humaines se méprend d’ordinaire fort peu sur la marche ultérieure des événements ; il accumule au contraire les erreurs quand il s’agit de prévoir leur voie d’acheminement, leurs détails et leurs détours. Napoléon à Sainte-Hélène annonçait qu’un siècle après sa mort l’Europe serait révolutionnaire ou cosaque ; il posait fort bien les deux termes du problème ; il ne pouvait pas les imaginer se superposant l’un à l’autre. Mais, dans l’ensemble, c’est seulement par orgueil, par grossière ignorance, par lâcheté, que nous nous refusons à voir sous le présent les linéaments des époques à naître. Ces libres sages du monde antique pensaient comme nous en terme de physique ou de physiologie universelle : ils envisageaient la fin de l’homme et la mort du globe. Plutarque et Marc Aurèle n’ignoraient pas que les dieux et les civilisations passent et meurent. Nous ne sommes pas les seuls à regarder en face un inexorable avenir.

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Cette clairvoyance attribuée par moi à Hadrien n’était d’ailleurs qu’une manière de mettre en valeur l’élément presque faustien du personnage, tel qu’il se fait jour, par exemple, dans les Chants Sibyllins, dans les écrits d’Ælius Aristide, ou dans le portrait d’Hadrien vieilli tracé par Fronton. À tort ou à raison, on prêtait à ce mourant des vertus plus qu’humaines.

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Si cet homme n’avait pas maintenu la paix du monde et rénové l’économie de l’empire, ses bonheurs et ses malheurs personnels m’intéresseraient moins.

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On ne se livrera jamais assez au travail passionnant qui consiste à rapprocher les textes. Le poème du trophée de chasse de Thespies, consacré par Hadrien à l’Amour et à la Vénus Ouranienne « sur les collines de l’Hélicon, au bord de la source de Narcisse », est de l’automne 124 ; l’empereur passa vers la même époque à Mantinée, où Pausanias nous apprend qu’il fit relever la tombe d’Épaminondas et y inscrivit un poème. L’inscription de Mantinée est aujourd’hui perdue, mais le geste d’Hadrien ne prend peut-être tout son sens que mis en regard d’un passage des Moralia de Plutarque qui nous dit qu’Épaminondas fut enseveli dans ce lieu entre deux jeunes amis tués à ses côtés. Si l’on accepte pour la rencontre d’Antinoüs et de l’empereur la date du séjour en Asie Mineure de 123-124, de toute façon la plus plausible et la mieux soutenue par les trouvailles des iconographes, ces deux poèmes feraient partie de ce qu’on pourrait appeler le cycle d’Antinoüs, inspirés tous deux par cette même Grèce amoureuse et héroïque qu’Arrien évoqua plus tard, après la mort du favori, lorsqu’il compara le jeune homme à Patrocle.

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Un certain nombre d’êtres dont on voudrait développer le portrait : Plotine, Sabine, Arrien, Suétone. Mais Hadrien ne pouvait les voir que de biais. Antinoüs lui même ne peut être aperçu que par réfraction, à travers les souvenirs de l’empereur, c’est-à-dire avec une minutie passionnée, et quelques erreurs.

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Tout ce qu’on peut dire du tempérament d’Antinoüs est inscrit dans la moindre de ses images. Eager and impassionated tenderness, sullen effeminacy : Shelley, avec l’admirable candeur des poètes, dit en six mots l’essentiel, là où les critiques d’art et les historiens du xIxe siècle ne savaient que se répandre en déclamations vertueuses, ou idéaliser en plein faux et en plein vague.

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Portraits d’Antinoüs : ils abondent, et vont de l’incomparable au médiocre. Tous, en dépit des variations dues à l’art du sculpteur ou à l’âge du modèle, à la différence entre les portraits faits d’après le vivant et les portraits exécutés en l’honneur du mort, bouleversent par l’incroyable réalisme de cette figure toujours immédiatement reconnaissable et pourtant si diversement interprétée, par cet exemple, unique dans l’Antiquité, de survivance et de multiplication dans la pierre d’un visage qui ne fut ni celui d’un homme d’État ni celui d’un philosophe, mais simplement qui fut aimé. Parmi ces images, les deux plus belles sont les moins connues : ce sont aussi les seules qui nous livrent le nom d’un sculpteur. L’une est le bas-relief signé d’Antonianus d’Aphrodisias et retrouvé il y a une cinquantaine d’années sur une terre d’un institut agronomique, les Fundi Rustici, dans la salle du conseil d’administration duquel il est placé aujourd’hui. Comme aucun guide de Rome n’en signale l’existence dans cette ville déjà encombrée de statues, les touristes l’ignorent. L’œuvre d’Antonianus a été taillée dans un marbre italien ; elle fut donc certainement exécutée en Italie, et sans doute à Rome, par cet artiste installé de longue date dans la Ville ou ramené par Hadrien de l’un de ses voyages. Elle est d’une délicatesse infinie. Les rinceaux d’une vigne encadrent de la plus souple des arabesques le jeune visage mélancolique et penché : on songe irrésistiblement aux vendanges de la vie brève, à l’atmosphère fruitée d’un soir d’automne. L’ouvrage porte la marque des années passées dans une cave pendant la dernière guerre : la blancheur du marbre a momentanément disparu sous les taches terreuses ; trois doigts de la main gauche ont été brisés. Ainsi les dieux souffrent des folies des hommes. [Note de 1958. Les lignes ci-dessus ont paru pour la première fois il y a six ans ; entre-temps, le bas-relief d’Antonianus a été acquis par un banquier romain, Arturo Osio, curieux homme qui eût intéressé Stendhal ou Balzac. Osio a pour ce bel objet la même sollicitude qu’il a pour les animaux à l’état libre qu’il garde dans une propriété à deux pas de Rome, et pour les arbres qu’il a plantés par milliers dans son domaine d’Orbetello. Rare vertu : « Les Italiens détestent les arbres », disait déjà Stendhal en 1828, et que dirait-il aujourd’hui, où les spéculateurs de Rome tuent à coups d’injections d’eau chaude les pins parasols trop beaux, trop protégés par les règlements urbains, qui les gênent pour édifier leurs termitières ? Luxe rare aussi : combien peu d’hommes riches animent leurs bois et leurs prairies de bêtes en liberté, non pour le plaisir de la chasse, mais pour celui de reconstituer une espèce d’admirable Éden ? L’amour des statues antiques, ces grands objets paisibles, à la fois durables et fragiles, est presque aussi peu commun chez les collectionneurs à notre époque agitée et sans avenir. Sur l’avis des experts, le nouveau possesseur du bas-relief d’Antonianus vient de lui faire subir par une main habile le plus délicat des nettoyages ; une lente et légère friction du bout des doigts a débarrassé le marbre de sa rouille et de ses moisissures, rendant à la pierre son doux éclat d’albâtre et d’ivoire.] Le second de ces chefs-d’œuvre est l’illustre sardoine qui porte le nom de Gemme Marlborough, parce qu’elle appartint à cette collection aujourd’hui dispersée ; cette belle intaille semblait égarée ou rentrée sous terre depuis plus de trente ans. Une vente publique à Londres l’a remise en lumière en janvier 1952 ; le goût éclairé du grand collectionneur Giorgio Sangiorgi l’a ramenée à Rome. J’ai dû à la bienveillance de ce dernier de voir et de toucher cette pièce unique. Une signature incomplète, qu’on juge, sans doute avec raison, être celle d’Antonianus d’Aphrodisias, se lit sur le rebord. L’artiste a enfermé avec tant de maîtrise ce profil parfait dans le cadre étroit d’une sardoine que ce bout de pierre reste au même degré qu’une statue ou qu’un bas-relief le témoignage d’un grand art perdu. Les proportions de l’œuvre font oublier les dimensions de l’objet. À l’époque byzantine, le revers du chef d’œuvre a été coulé dans une gangue de l’or le plus pur. Il a passé ainsi de collectionneur inconnu en collectionneur inconnu jusqu’à Venise, où on signale sa présence dans une grande collection au XVIIe siècle ; Gavin Hamilton, l’antiquaire célèbre, l’acheta et l’apporta en Angleterre, d’où il revient aujourd’hui à son point de départ, qui fut Rome. De tous les objets encore présents aujourd’hui à la surface de la terre, c’est le seul dont on puisse présumer avec quelque certitude qu’il a souvent été tenu entre les mains d’Hadrien.

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Il faut s’enfoncer dans les recoins d’un sujet pour découvrir les choses les plus simples, et de l’intérêt littéraire le plus général. C’est seulement en étudiant Phlégon, secrétaire d’Hadrien, que j’ai appris qu’on doit à ce personnage oublié la première et l’une des plus belles d’entre les grandes histoires de revenants, cette sombre et voluptueuse Fiancée de Corinthe dont se sont inspirés Gœthe, et l’Anatole France des Noces corinthiennes. Phlégon, d’ailleurs, notait de la même encre, et avec la même curiosité désordonnée pour tout ce qui passe les limites humaines, d’absurdes histoires de monstres à deux têtes et d’hermaphrodites qui accouchent. Telle était, du moins à certains jours, la matière des conversations à la table impériale.

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Ceux qui auraient préféré un Journal d’Hadrien à des Mémoires d’Hadrien oublient que l’homme d’action tient rarement de journal : c’est presque toujours plus tard, du fond d’une période d’inactivité, qu’il se souvient, note, et le plus souvent s’étonne.

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Dans l’absence de tout autre document, la lettre d’Arrien à l’empereur Hadrien au sujet du périple de la Mer Noire suffirait à recréer dans ses grandes lignes cette figure impériale : minutieuse exactitude du chef qui veut tout savoir ; intérêt pour les travaux de la paix et de la guerre ; goût des statues ressemblantes et bien faites ; passion pour les poèmes et les légendes d’autrefois. Et ce monde, rare de tout temps, et qui disparaîtra complètement après Marc Aurèle, dans lequel, si subtiles que soient les nuances de la déférence et du respect, le lettré et l’administrateur s’adressent encore au prince comme à un ami. Mais tout est là : mélancolique retour à l’idéal de la Grèce ancienne ; discrète allusion aux amours perdues et aux consolations mystiques cherchées par le survivant ; hantise des pays inconnus et des climats barbares. L’évocation si profondément pré-romantique des régions désertes peuplées d’oiseaux de mer fait songer à l’admirable vase, retrouvé à la Villa Adriana et placé aujourd’hui au Musée des Thermes, où une bande de hérons s’éploie et s’envole en pleine solitude dans la neige du marbre.

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Note de 1949. Plus j’essaie de faire un portrait ressemblant, plus je m’éloigne du livre et de l’homme qui pourraient plaire. Seuls, quelques amateurs de destinée humaine comprendront.

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Le roman dévore aujourd’hui toutes les formes ; on est à peu près forcé d’en passer par lui. Cette étude sur la destinée d’un homme qui s’est nommé Hadrien eût été une tragédie au XVIIe siècle ; c’eût été un essai à l’époque de la Renaissance.

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Ce livre est la condensation d’un énorme ouvrage élaboré pour moi seule. J’avais pris l’habitude, chaque nuit, d’écrire de façon presque automatique le résultat de ces longues visions provoquées où je m’installais dans l’intimité d’un autre temps. Les moindres mots, les moindres gestes, les nuances les plus imperceptibles étaient notés ; des scènes, que le livre tel qu’il est résume en deux lignes, passaient dans le plus grand détail et comme au ralenti. Ajoutés les uns aux autres, ces espèces de comptes rendus eussent donné un volume de quelques milliers de pages. Mais je brûlais chaque matin ce travail de la nuit. J’écrivis ainsi un très grand nombre de méditations fort abstruses, et quelques descriptions assez obscènes.

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L’homme passionné de vérité, ou du moins d’exactitude, est le plus souvent capable de s’apercevoir, comme Pilate, que la vérité n’est pas pure. De là, mêlés aux affirmations les plus directes, des hésitations, des replis, des détours qu’un esprit plus conventionnel n’aurait pas. À de certains moments, d’ailleurs peu nombreux, il m’est même arrivé de sentir que l’empereur mentait. Il fallait alors le laisser mentir, comme nous tous.

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Grossièreté de ceux qui vous disent : « Hadrien, c’est vous. » Grossièreté peut-être aussi grande de ceux qui s’étonnent qu’on ait choisi un sujet si lointain et si étranger. Le sorcier qui se taillade le pouce au moment d’évoquer les ombres sait qu’elles n’obéiront à son appel que parce qu’elles lapent son propre sang. Il sait aussi, ou devrait savoir, que les voix qui lui parlent sont plus sages et plus dignes d’attention que ses propres cris.

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Je me suis assez vite aperçue que j’écrivais la vie d’un grand homme. De là, plus de respect de la vérité, plus d’attention, et, de ma part, plus de silence.

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En un sens, toute vie racontée est exemplaire ; on écrit pour attaquer ou pour défendre un système du monde, pour définir une méthode qui nous est propre. Il n’en est pas moins vrai que c’est par l’idéalisation ou par l’éreintement à tout prix, par le détail lourdement exagéré ou prudemment omis, que se disqualifie presque tout biographe : l’homme construit remplace l’homme compris. Ne jamais perdre de vue le graphique d’une vie humaine, qui ne se compose pas, quoi qu’on dise, d’une horizontale et de deux perpendiculaires, mais bien plutôt de trois lignes sinueuses, étirées à l’infini, sans cesse rapprochées et divergeant sans cesse : ce qu’un homme a cru être, ce qu’il a voulu être, et ce qu’il fut.

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Quoi qu’on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c’est déjà beaucoup de n’employer que des pierres authentiques.

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Tout être qui a vécu l’aventure humaine est moi.

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Ce IIe siècle m’intéresse parce qu’il fut, pour un temps fort long, celui des derniers hommes libres. En ce qui nous concerne, nous sommes peut-être déjà fort loin de ce temps-là.

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Le 26 décembre 1950, par un soir glacé, au bord de l’Atlantique, dans le silence presque polaire de l’Ile des Monts Déserts, aux États-Unis, j’ai essayé de revivre la chaleur, la suffocation d’un jour de juillet 138 à Baïes, le poids du drap sur les jambes lourdes et lasses, le bruit presque imperceptible de cette mer sans marée arrivant çà et là à un homme occupé des rumeurs de sa propre agonie. J’ai essayé d’aller jusqu’à la dernière gorgée d’eau, le dernier malaise, la dernière image. L’empereur n’a plus qu’à mourir.

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Ce livre n’est dédié à personne. Il aurait dû l’être à G. F…, et l’eût été, s’il n’y avait une espèce d’indécence à mettre une dédicace personnelle en tête d’un ouvrage d’où je tenais justement à m’effacer. Mais la plus longue dédicace est encore une manière trop incomplète et trop banale d’honorer une amitié si peu commune. Quand j’essaie de définir ce bien qui depuis des années m’est donné, je me dis qu’un tel privilège, si rare qu’il soit, ne peut cependant être unique ; qu’il doit y avoir parfois, un peu en retrait, dans l’aventure d’un livre mené à bien, ou dans une vie d’écrivain heureuse, quelqu’un qui ne laisse pas passer la phrase inexacte ou faible que nous voulions garder par fatigue ; quelqu’un qui relira vingt fois s’il le faut avec nous une page incertaine ; quelqu’un qui prend pour nous sur les rayons des bibliothèques les gros tomes où nous pourrions trouver une indication utile, et s’obstine à les consulter encore, au moment où la lassitude nous les avait déjà fait refermer ; quelqu’un qui nous soutient, nous approuve, parfois nous combat ; quelqu’un qui partage avec nous, à ferveur égale, les joies de l’art et celles de la vie, leurs travaux jamais ennuyeux et jamais faciles ; quelqu’un qui n’est ni notre ombre, ni notre reflet, ni même notre complément, mais soi-même ; quelqu’un qui nous laisse divinement libres, et pourtant nous oblige à être pleinement ce que nous sommes. Hospes Comesque.

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Appris en décembre 1951 la mort assez récente de l’historien allemand Wilhelm Weber, en avril 1952 celle de l’érudit Paul Graindor, dont les travaux m’ont beaucoup servi. Causé ces jours-ci avec deux personnes, G. B… et J. F…, qui connurent à Rome le graveur Pierre Gusman, à l’époque où celui-ci s’occupait à dessiner avec passion les sites de la Villa. Sentiment d’appartenir à une espèce de Gens Ælia, de faire partie de la foule des secrétaires du grand homme, de participer à cette relève de la garde impériale que montent les humanistes et les poètes se relayant autour d’un grand souvenir. Ainsi (et il en va sans doute de même des spécialistes de Napoléon, des amateurs de Dante) un cercle d’esprits inclinés par les mêmes sympathies ou soucieux des mêmes problèmes se forme à travers le temps.

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Les Blazius et les Vadius existent, et leur gros cousin Basile est encore debout. Il m’est une fois, et une fois seulement, arrivé de me trouver en présence de ce mélange d’insultes et de plaisanteries de corps de garde, de citations tronquées ou déformées avec art pour faire dire à nos phrases une sottise qu’elles ne disaient pas, d’arguments captieux soutenus par des assertions à la fois assez vagues et assez péremptoires pour être crues sur parole par le lecteur respectueux de l’homme à diplômes et qui n’a ni le temps ni l’envie d’enquêter lui-même aux sources. Tout cela caractérise un certain genre et une certaine espèce, heureusement fort rares. Que de bonne volonté, au contraire, chez tant d’érudits qui pourraient si bien, à notre époque de spécialisation forcenée, dédaigner en bloc tout effort littéraire de reconstruction du passé qui semble empiéter sur leurs terres… Trop d’entre eux ont bien voulu spontanément se déranger pour rectifier après coup une erreur, confirmer un détail, étayer une hypothèse, faciliter une nouvelle recherche, pour que je n’adresse pas ici un remerciement amical à ces collaborateurs bénévoles. Tout livre republié doit quelque chose aux honnêtes gens qui l’ont lu.

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Faire de son mieux. Refaire. Retoucher imperceptiblement encore cette retouche. « C’est moi-même que je corrige, disait Yeats, en retouchant mes œuvres. »

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Hier, à la Villa, pensé aux milliers de vies silencieuses, furtives comme celles des bêtes, irréfléchies comme celles des plantes, bohémiens du temps de Piranèse, pilleurs de ruines, mendiants, chevriers, paysans logés tant bien que mal dans un coin de décombres, qui se sont succédé ici entre Hadrien et nous. Au bord d’une olivaie, dans un corridor antique à demi déblayé, G… et moi nous sommes trouvées en face du lit de roseaux d’un berger, de son portemanteau de fortune fiché entre deux blocs de ciment romain, des cendres de son feu à peine froid. Sensation d’humble intimité à peu près pareille à celle qu’on éprouve au Louvre, après la fermeture, à l’heure où les lits de sangle des gardiens surgissent au milieu des statues.

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[Rien à modifier en 1958 aux lignes qui précèdent ; le portemanteau du berger, sinon son lit, est encore là. G… et moi avons de nouveau fait halte sur l’herbe de Tempé, parmi les violettes, à ce moment sacré de l’année où tout recommence en dépit des menaces que l’homme de nos jours fait partout peser sur le monde et lui-même. Mais la Villa a pourtant subi un insidieux changement. Point complet, certes : on n’altère pas si vite un ensemble que des siècles ont doucement détruit et formé. Mais par une erreur rare en Italie, des « embellissements » dangereux sont venus s’ajouter aux réfections et aux consolidations nécessaires. Des oliviers ont été coupés pour faire place à un indiscret parc à automobiles et à un kiosque-buvette genre champ d’exposition, qui transforment la noble solitude du Pœcile en un paysage de square ; une fontaine en ciment abreuve les passants à travers un inutile mascaron de plâtre qui joue à l’antique ; un autre mascaron, plus inutile encore, ornemente la paroi de la grande piscine agrémentée aujourd’hui d’une flottille de canards. On a copié, en plâtre aussi, d’assez banales statues de jardin gréco-romaines glanées ici dans des fouilles récentes, et qui ne méritaient ni cet excès d’honneur ni cette indignité ; ces répliques en cette vilaine matière boursouflée et molle, placées un peu au hasard sur des piédestaux, donnent au mélancolique Canope l’aspect d’un coin de studio pour reconstitution filmée de la vie des Césars. Rien de plus fragile que l’équilibre des beaux lieux. Nos fantaisies d’interprétation laissent intacts les textes eux-mêmes, qui survivent à nos commentaires ; mais la moindre restauration imprudente infligée aux pierres, la moindre route macadamisée entamant un champ où l’herbe croissait en paix depuis des siècles, créent à jamais l’irréparable. La beauté s’éloigne ; l’authenticité aussi.]

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Lieux où l’on a choisi de vivre, résidences invisibles qu’on s’est construites à l’écart du temps. J’ai habité Tibur, j’y mourrai peut-être, comme Hadrien dans l’Ile d’Achille.

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Non. Une fois de plus, j’ai revisité la Villa, et ses pavillons faits pour l’intimité et le repos, et ses vestiges d’un luxe sans faste, aussi peu impérial que possible, de riche amateur qui s’efforce d’unir les délices de l’art aux douceurs champêtres ; j’ai cherché au Panthéon la place exacte où se posa une tache de soleil un matin du 21 avril ; j’ai refait, le long des corridors du Mausolée, la route funèbre si souvent suivie par Chabrias, Céler et Diotime, amis des derniers jours. Mais j’ai cessé de sentir de ces êtres, l’immédiate présence, de ces faits, l’actualité : ils restent proches de moi, mais révolus, ni plus ni moins que les souvenirs de ma propre vie. Notre commerce avec autrui n’a qu’un temps ; il cesse une fois la satisfaction obtenue, la leçon sue, le service rendu, l’œuvre accomplie. Ce que j’étais capable de dire a été dit ; ce que je pouvais apprendre a été appris. Occupons-nous pour un temps d’autres travaux.

NOTE

Une reconstitution du genre de celle qu’on vient de lire, c’est-à-dire faite à la première personne et mise dans la bouche de l’homme qu’il s’agissait de dépeindre, touche par certains côtés au roman et par d’autres à la poésie ; elle pourrait donc se passer de pièces justificatives ; sa valeur humaine est néanmoins singulièrement augmentée par la fidélité aux faits. Le lecteur trouvera plus loin une liste des principaux textes sur lesquels on s’est appuyé pour établir ce livre. En étayant ainsi un ouvrage d’ordre littéraire, on ne fait du reste que se conformer à l’usage de Racine, qui, dans les préfaces de ses tragédies, énumère soigneusement ses sources. Mais tout d’abord, et pour répondre aux questions les plus pressantes, suivons aussi l’exemple de Racine en indiquant certains des points, assez peu nombreux, sur lesquels on a ajouté à l’histoire, ou modifié prudemment celle-ci. Le personnage de Marullinus est historique, mais sa caractéristique principale, le don divinatoire, est empruntée à un oncle et non à un grand-père d’Hadrien ; les circonstances de sa mort sont imaginaires. Une inscription nous apprend que le sophiste Isée fut l’un des maîtres du jeune Hadrien, mais il n’est pas sûr que l’étudiant ait fait, comme on le dit ici, le voyage d’Athènes. Gallus est réel, mais le détail concernant la déconfiture finale de ce personnage n’est là que pour souligner l’un des traits le plus souvent mentionnés du caractère d’Hadrien : la rancune. L’épisode de l’initiation mithriaque est inventé ; ce culte était déjà, à cette époque, en vogue aux armées ; il est possible, mais nullement prouvé, qu’Hadrien, jeune officier, ait eu la fantaisie de s’y faire initier. Il en va naturellement de même du taurobole auquel Antinoüs se soumet à Palmyre : Mélès Agrippa, Castoras, et, dans l’épisode précédent, Turbo, sont bien entendu des personnages réels ; leur participation aux rites d’initiation est inventée de toutes pièces. On a suivi dans ces deux scènes la tradition qui veut que le bain de sang ait fait partie du rituel de Mithra aussi bien que de celui de la déesse syrienne, auquel certains érudits préfèrent le réserver, ces emprunts d’un culte à l’autre restant psychologiquement possibles à cette époque où les religions de salut « contaminaient » dans l’atmosphère de curiosité, de scepticisme et de vague ferveur qui fut celle du 11E siècle. La rencontre avec le Gymnosophiste n’est pas, en ce qui concerne Hadrien, donnée par l’histoire ; on s’est servi de textes du Ier et du IIe siècle qui décrivent des épisodes du même genre. Tous les détails concernant Attianus sont exacts, sauf une ou deux allusions à sa vie privée, dont nous ne savons rien. Le chapitre sur les maîtresses est tiré tout entier de deux lignes de Spartien (XI, 7) sur ce sujet ; on s’y est efforcé, tout en inventant là où il le fallait, de rester dans les généralités les plus plausibles. Pompéius Proculus fut gouverneur de Bithynie ; il n’est pas sûr qu’il le fut en 123-124, lors du passage de l’empereur. Straton de Sardes, poète érotique dont l’œuvre nous est connue par l’Anthologie Palatine, vivait probablement au temps d’Hadrien ; rien ne prouve, ni n’empêche, que l’empereur l’ait rencontré au cours d’un de ses voyages en Asie Mineure. La visite de Lucius à Alexandrie en 130 est déduite (comme le fit déjà Grégorovius) d’un texte souvent contesté, la Lettre d’Hadrien à Servianus, où le passage qui concerne Lucius n’oblige nullement à une telle interprétation. La donnée de sa présence en Égypte est donc plus qu’incertaine ; les détails concernant Lucius durant cette période sont au contraire tirés presque tous de sa biographie par Spartien, la Vie d’Ælius César. L’histoire du sacrifice d’Antinoüs est traditionnelle (Dion, LXIX, 11 ; Spartien, XIV, 7) ; le détail des opérations de sorcellerie est inspiré des recettes des papyrus magiques de l’Égypte, mais les incidents de la soirée à Canope sont inventés. L’épisode de l’enfant tombé d’un balcon au cours d’une fête, placé ici pendant l’escale d’Hadrien à Philæ, est tiré d’un rapport des Papyrus d’Oxyrhynchus et s’est passé en réalité près de quarante ans après le voyage d’Hadrien en Égypte. Le rattachement de l’exécution d’Apollodore au complot de Servianus n’est qu’une hypothèse, peut-être défendable. Chabrias, Céler, Diotime, sont plusieurs fois mentionnés par Marc Aurèle, qui pourtant n’indique d’eux que leurs noms et leur fidélité passionnée à la mémoire d’Hadrien. On s’est servi d’eux pour évoquer la cour de Tibur dans les dernières années du règne : Chabrias représente le cercle de philosophes platoniciens ou stoïques qui entouraient l’empereur ; Céler (qu’il ne faut pas confondre avec le Céler, mentionné par Philostrate et Aristide, qui fut secrétaire ab epistulis Græcis) l’élément militaire ; et Diotime le groupe des éromènes impériaux. Ces trois noms historiques ont donc servi de point de départ à l’invention partielle de trois personnages. Le médecin Iollas, au contraire, est un personnage réel dont l’histoire ne nous donnait pas le nom ; elle ne nous dit pas non plus qu’il tût originaire d’Alexandrie. L’affranchi Onésime a existé, mais nous ne savons pas s’il tint auprès d’Hadrien le rôle d’entremetteur ; Servianus eut bien un secrétaire nommé Crescens, mais l’histoire ne nous dit pas qu’il trahit son maître. Le marchand Opramoas est réel, mais rien ne prouve qu’il ait accompagné Hadrien sur l’Euphrate. La femme d’Arrien est un personnage historique, mais nous ne savons pas si elle était, comme le dit ici Hadrien, « fine et fière ». Quelques comparses seulement, l’esclave Euphorion, les acteurs Olympos et Bathylle, le médecin Léotychide, le jeune tribun britannique et le guide Assar, sont entièrement inventés. Les deux sorcières, celle de l’île de Bretagne et celle de Canope, personnages fictifs, résument le monde de diseurs de bonne aventure et de praticiens en sciences occultes dont s’entoura volontiers Hadrien. Le nom d’Arété provient d’un poème authentique d’Hadrien (Ins. Gr., XIV, 1089), mais c’est arbitrairement qu’il est donné ici à l’intendante de la Villa ; celui du courrier Ménécratès est tiré de la Lettre du roi Fermès à l’empereur Hadrien (Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 74, 1913), texte tout légendaire, dont l’histoire proprement dite ne pourrait se servir, mais qui, pourtant, a pu emprunter ce détail à d’autres documents aujourd’hui perdus. Les noms de Bénédicte et de Théodote, pâles fantômes amoureux qui traversent les Pensées de Marc Aurèle, ont été transposés pour des raisons stylistiques en Véronique et Théodore. Enfin, les noms grecs et latins gravés sur la base du Colosse de Memnon, à Thèbes, sont pour la plupart empruntés à Letronne, Recueil des Inscriptions grecques et latines de l’Égypte, 1848 ; celui, imaginaire, d’un certain Eumène, qui se serait tenu à cette place six siècles avant Hadrien, a pour raison d’être de mesurer pour nous, et pour Hadrien lui-même, le temps écoulé entre les premiers visiteurs grecs de l’Égypte, contemporains d’Hérodote, et ces promeneurs romains d’un matin du IIe siècle. La brève esquisse du milieu familial d’Antinoüs n’est pas historique, mais tient compte des conditions sociales qui prévalaient à cette époque en Bithynie. Sur certains points controversés, causes de la mise à la retraite de Suétone, origine libre ou servile d’Antinoüs, participation active d’Hadrien à la guerre de Palestine, date de l’apothéose de Sabine et de l’enterrement d’Ælius César au château Saint-Ange, il a fallu choisir entre les hypothèses des historiens ; on s’est efforcé de ne se décider que pour de bonnes raisons. Dans d’autres cas, adoption d’Hadrien par Trajan, mort d’Antinoüs, on a tâché de laisser planer sur le récit une incertitude qui, avant d’être celle de l’histoire, a sans doute été celle de la vie elle-même. Les deux sources principales pour l’étude de la vie et du personnage d’Hadrien sont l’historien grec Dion Cassius, qui écrivit les pages de son Histoire Romaine consacrées à l’empereur environ quarante ans après la mort de celui-ci, et le chroniqueur latin Spartien, un des rédacteurs de l’Histoire Auguste, qui composa un peu plus d’un siècle plus tard sa Vita Hadriani, l’un des meilleurs textes de cette collection, et sa Vita Ælii Cæsaris, œuvre plus mince, qui présente du fils adoptif d’Hadrien une image singulièrement plausible, superficielle seulement parce qu’en somme le personnage l’était. Ces deux auteurs s’appuyaient sur des documents désormais perdus, entre autres des Mémoires, publiés par Hadrien sous le nom de son affranchi Phlégon, et un recueil de lettres de l’empereur rassemblées par ce dernier. Ni Dion, ni Spartien ne sont de grands historiens, ou de grands biographes, mais précisément, leur absence d’art, et jusqu’à un certain point de système, les laisse singulièrement proches du fait vécu, et les recherches modernes ont le plus souvent, et de façon saisissante, confirmé leurs dires. C’est en grande partie sur cet amas de petits faits que se base l’interprétation qu’on vient de lire. Mentionnons aussi, sans d’ailleurs essayer d’être complets, quelques détails glanés dans d’autres Vies d’Histoire Auguste, comme celles d’Antonin et de Marc Aurèle, par Julius Capitolinus ; et quelques phrases tirées d’Aurélius Victor et de l’auteur de l’Épitome, qui ont déjà de la vie d’Hadrien une conception légendaire, mais que la splendeur du style met dans une classe à part. Les notices historiques du Dictionnaire de Suidas ont fourni deux faits peu connus : la Consolation adressée à Hadrien par Nouménios, et les musiques funèbres composées par Mésomédès à l’occasion de la mort d’Antinoüs. Il reste d’Hadrien lui-même un certain nombre d’œuvres authentiques dont on s’est servi : correspondance administrative, fragments de discours ou de rapports officiels, comme la célèbre Adresse de Lambèse, conservés le plus souvent par des inscriptions ; décisions légales transmises par des jurisconsultes ; poèmes mentionnés par les auteurs du temps, comme l’illustre Animula vagula blandula, ou retrouvés sur les monuments où ils figuraient à titre d’inscriptions votives, comme le poème à l’Amour et à l’Aphrodite Ouranienne gravé sur la paroi du temple de Thespies (Kaibel, Epigr. Gr. 811). Les trois lettres d’Hadrien concernant sa vie personnelle (Lettre à Matidie, lettre à Servianus, lettre adressée par l’empereur mourant à Antonin, qu’on trouvera respectivement dans le recueil de lettres compilé par le grammairien Dosithée, dans la Vita Saturnini de Vopiscus, et dans Grenfell and Hunt, Fayum Towns and their Papyri, 1900) sont d’authenticité discutable ; toutes trois, néanmoins, portent à un degré extrême la marque de l’homme à qui on les prête ; et certaines des indications fournies par elles ont été utilisées dans ce livre. Les innombrables mentions d’Hadrien ou de son entourage, éparses chez presque tous les écrivains du IIe et du e III siècle, aident à compléter les indications des chroniques et en remplissent souvent les lacunes. C’est ainsi, pour ne citer que quelques exemples tirés de Mémoires d’Hadrien, que l’épisode des chasses en Libye sort tout entier d’un fragment très mutilé du poème de Pancratès, Les Chasses d’Hadrien et d’Antinoüs, retrouvé en Égypte, et publié en 1911 dans la collection des Papyrus d’Oxyrhynchus (III, n° 1085) ; qu’Athénée, Aulu-Gelle et Philostrate ont fourni de nombreux détails sur les sophistes et les poètes de la cour impériale ; ou que Pline le Jeune et Martial ajoutent quelques traits à l’image un peu effacée d’un Voconius ou d’un Licinius Sura. La description de la douleur d’Hadrien à la mort d’Antinoüs s’inspire des historiens du règne, mais aussi de certains passages des Pères de l’Église, réprobateurs à coup sûr, mais parfois sur ce point plus humains, et surtout d’opinions plus variées qu’on n’aurait cru. Des portions de la Lettre d’Arrien à l’empereur Hadrien à l’occasion du Périple de la Mer Noire, qui contiennent des allusions au même sujet, ont été incorporées au présent ouvrage, l’auteur se rangeant à l’avis des érudits qui croient, dans son ensemble, ce texte authentique. Le Panégyrique de Rome, du sophiste Ælius Aristide, œuvre de type nettement hadrianique, a fourni quelques lignes à l’esquisse de l’État idéal tracée ici par l’empereur. Quelques détails historiques mêlés dans le Talmud à un immense matériel légendaire viennent s’ajouter pour la guerre de Palestine au récit de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe. La mention de l’exil de Favorinus provient d’un fragment de ce dernier dans un manuscrit de la Bibliothèque du Vatican publié en 1931 (M. Norsa et G. Vitelli, Il papiro vaticano greco, II, dans Studi e Testi, LIII) ; l’atroce épisode du secrétaire éborgné est tiré d’un traité de Galien, qui fut médecin de Marc Aurèle ; l’image d’Hadrien mourant s’inspire du tragique portrait fait par Fronton de l’empereur vieilli. D’autres fois, c’est aux monuments figurés et aux inscriptions qu’on s’est adressé pour le détail de faits non enregistrés par les historiens antiques. Certains aperçus sur la sauvagerie des guerres daces et sarmates, prisonniers brûlés vifs, conseillers du roi Décébale s’empoisonnant le jour de la capitulation, proviennent des bas-reliefs de la Colonne Trajane (W. Frœhner, La Colonne Trajane, 1865 ; I. A. Richmond, Trajan’s Army on Trajan’s Column, dans Papers of the British School at Rome, XIII, 1935) ; une grande partie de l’imagerie des voyages est empruntée aux monnaies du règne. Les poèmes de Julia Balbilla gravés sur la jambe du Colosse de Memnon servent de point de départ au récit de la visite à Thèbes (R. Cagnat, Inscrip. Gr. ad res romanas pertinentes, 1186-7) ; la précision au sujet du jour de naissance d’Antinoüs est due à l’inscription du Collège d’artisans et d’esclaves de Lanuvium, qui en 133 prit Antinoüs pour patron protecteur (Corp. Ins. Lat. XIV, 2112), précision contestée par Mommsen, mais acceptée depuis par des érudits moins hypercritiques ; les quelques phrases données comme inscrites sur la tombe du favori sont prises au grand texte hiéroglyphique de l’Obélisque du Pincio, qui relate ses funérailles et décrit les cérémonies de son culte (A. Erman, Obelisken Römischer Zeit, dans Röm, Mitt., XI, 1896 ; O. Marucchi, Gli obelischi egiziani di Roma, 1898). Pour l’histoire des honneurs divins rendus à Antinoüs, pour la caractérisation physique et psychologique de celui-ci, le témoignage des inscriptions, des monuments figurés, et des monnaies, dépasse de beaucoup celui de l’histoire écrite. Il n’existe pas à cette date de bonne biographie moderne d’Hadrien à laquelle on puisse renvoyer le lecteur ; le seul ouvrage de ce genre qui mérite une mention, le plus ancien aussi, celui de Grégorovius, publié en 1851 (éd. revisée, 1884), point dépourvu de vie et de couleur, mais faible en tout ce qui concerne en Hadrien l’administrateur et le prince, est en grande partie suranné. De même, les brillantes esquisses d’un Gibbon ou d’un Renan ont vieilli. L’œuvre de B. W. Henderson, The Life and Principate of the Emperor Hadrian, publiée en 1923, superficielle en dépit de sa longueur, n’offre qu’une image incomplète de la pensée d’Hadrien et des problèmes de son temps, et n’utilise que très insuffisamment les sources. Mais si une biographie définitive d’Hadrien reste à faire, les résumés intelligents et les solides études de détail abondent, et sur bien des points l’érudition moderne a renouvelé l’histoire du règne et de l’administration d’Hadrien. Pour ne citer que quelques ouvrages récents, ou quasi tels, et plus ou moins facilement accessibles, mentionnons en langue française les chapitres consacrés à Hadrien dans Le Haut-Empire Romain, de Léon Homo, 1933, et dans L’Empire Romain d’E. Albertini, 1936 ; l’analyse des campagnes parthes de Trajan et de la politique pacifique d’Hadrien dans le premier volume de l’Histoire de l’Asie de René Grousset, 1921 ; l’étude sur l’œuvre littéraire d’Hadrien dans Les Empereurs et les Lettres latines de Henri Bardon, 1944 ; les ouvrages de Paul Graindor, Athènes sous Hadrien, Le Caire, 1934 ; de Louis Perret, La Titulature impériale d’Hadrien, 1929, et de Bernard d’Orgeval, L’Empereur Hadrien, son œuvre législative et administrative, 1950, ce dernier parfois confus dans le détail. Les travaux les plus approfondis sur le règne et la personnalité d’Hadrien demeurent toutefois ceux de l’école allemande, J. Dürr, Die Reisen des Kaisers Hadrian, Vienne, 1881 ; J. Plew, Quellenuntersuchungen zur Geschichte des Kaisers Hadrian, Strasbourg, 1890 ; E. Kornemann, Kaiser Hadrian und der Letzte grosse Historiker von Rom, Leipzig, 1905, et surtout le court et admirable ouvrage de Wilhelm Weber, Untersuchungen zur Geschichte des Kaisers Hadrianus, Leipzig, 1907, et le substantiel essai, plus aisément procurable, publié par lui en 1936 dans le recueil Cambridge Ancient History, vol. XI, The Imperial Peace, pp. 294-324. En langue anglaise, l’œuvre d’Arnold Toynbee contient çà et là des allusions au règne d’Hadrien ; elles ont servi de germes à certains passages de Mémoires d’Hadrien dans lesquels l’empereur définit lui-même ses vues politiques ; voir en particulier son Roman Empire and Modem Europe, dans la Dublin Review, 1945. Voir aussi l’important chapitre consacré aux réformes sociales et financières d’Hadrien dans M. Rostovtzeff, Social and Economic History of the Roman Empire, 1926 ; et, pour le détail des faits, les études de R. H. Lacey, The Equestrian Officials of Trajan and Hadrian : Their Career, with Some Notes on Hadrian’s Reforms, 1917 ; de Paul Alexander, Letters and Speeches of the Emperor Hadrian, 1938 ; de W. D. Gray, A Study of the Life of Hadrian Prior to his Accession, Northampton, Mass., 1919 ; de F. Pringsheim, The Legal Policy and Reforms of Hadrian, dans le Journ. of Roman Studies, XXIV, 1934. Pour le séjour d’Hadrien dans les Iles Britanniques et l’érection du Mur sur la frontière d’Écosse, consulter l’ouvrage classique de J. C. Bruce, The Handbook to the Roman Wall, édition révisée par R. G. Collingwood en 1933, et, de ce même Collingwood en collaboration avec J. N. L. Myres, Roman Britain and the English Settlements, 2e éd., 1937. Pour la numismatique du règne (les monnaies d’Antinoüs, mentionnées plus bas, mises à part), voir les travaux relativement récents de H. Mattingly et E. A. Sydenham, The Roman Imperial Coinage, II, 1926 ; et de P. L. Strack, Untersuchungen zur Römische Reichsprägung des zweiten Jahrhunderts, II, 1933. Sur la personnalité de Trajan et ses guerres, voir R. Paribeni, Optimus Princeps, 1927 ; R. P. Longden, Nerva and Trajan, et The Wars of Trajan, dans le Cambridge Ancient History, XI, 1936 ; M. Durry, Le Règne de Trajan d’après les Monnaies, Rev. His., LVII, 1932, et W. Weber, Traian und Hadrian, dans Meister der Politik, I2, Stuttgart, 1923. Sur Ælius César, A. S. L. Farquharson, On the names of Ælius Cæsar, Classical Quarterly, II, 1908, et J. Carcopino, L’Hérédité dynastique chez les Antonins, 1950, dont les hypothèses ont été écartées au profit d’une interprétation plus littérale des textes. Sur l’affaire des quatre consulaires, voir A. von Premerstein, Das Attentat der Konsulare auf Hadrian in Jahre 118, dans Klio, 1908 ; J. Carcopino, Lusius Quiétus, l’homme de Qwrnyn, dans Istros, 1934. Sur l’entourage grec d’Hadrien, A. von Premerstein, C. Julius Quadratus Bassus, dans les Sitz. Bayr. Akad. d. Wiss., 1934 ; P. Graindor, Un Milliardaire Antique, Hérode Atticus et sa famille, Le Caire, 1930 ; A. Boulanger, Ælius Aristide et la Sophistique dans la Province d’Asie au IIe siècle de notre ère, dans les publications de la Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome, 1923 ; K. Horna, Die Hymnen des Mesomedes, Leipzig, 1928 ; G. Martellotti, Mesomede, publications de la Scuola di Filologia Classica, Rome, 1929 ; H.-C. Puech, Numénius d’Apamée, dans les Mélanges Bidez, Bruxelles, 1934. Sur la guerre juive, W. D. Gray, The Founding of Ælia Capitolina and the Chronology of the Jewish War under Hadrian, American Journal of Semitic Language and Literature, 1923 ; A. L. Sachar, A History of the Jews, 1950 ; et S. Lieberman, Greek in Jewish Palestine, 1942. Les découvertes archéologiques faites en Israël durant ces dernières années et concernant la révolte de Bar Kochba ont enrichi sur certains points de détail notre connaissance de la guerre de Palestine ; la plupart d’entre elles, survenues après 1951, n’ont pu être utilisées au cours du présent ouvrage. L’iconographie d’Antinoüs, et, de façon plus incidentelle, l’histoire du personnage, n’ont pas cessé d’intéresser les archéologues et les esthéticiens, surtout en pays de langue germanique, depuis qu’en 1764 Winckelmann donna à la portraiture d’Antinoüs, ou du moins à ses principaux portraits connus à l’époque, une place importante dans son Histoire de l’Art Antique. La plupart de ces travaux datant de la fin du XVIIIe siècle et même du xIxe siècle n’ont plus guère aujourd’hui en ce qui nous concerne qu’un intérêt de curiosité : l’ouvrage de L. Dietrichson, Antinoüs, Christiania, 1884, d’un idéalisme assez confus, demeure néanmoins digne d’attention par le soin avec lequel l’auteur a rassemblé la presque totalité des allusions antiques au favori d’Hadrien ; le côté iconographique représente cependant aujourd’hui un point de vue et des méthodes dépassées. Le petit livre de F. Laban, Der Gemütsausdruck des Antinoüs, Berlin, 1891, fait le tour des théories esthétiques en vogue en Allemagne à l’époque, mais n’enrichit en rien l’iconographie proprement dite du jeune Bithynien. Le long essai consacré à Antinoüs par J. A. Symonds dans ses Sketches in Italy and Greece, Londres, 1900, bien que de ton et d’information parfois surannés, reste d’un grand intérêt, ainsi qu’une note du même auteur sur le même sujet, dans son remarquable et rarissime essai sur l’inversion antique, A Problem in Greek Ethics (dix ex. hors commerce, 1883, réimprimés à 100 ex. en 1901). L’ouvrage de E. Holm, Das Bildnis des Antinoüs, Leipzig, 1933, recension de type plus académique, n’apporte guère sur le sujet de vues ni d’informations nouvelles. Pour les monuments figurés d’Antinoüs, à l’exception de la numismatique, le meilleur texte relativement récent est l’étude publiée par Pirro Marconi, Antinoo. Saggio sull’ Arte dell’ Eta’ Adrianea, dans le volume XXIX des Monumenti Antichi, R. Accademia dei Lincei, Rome, 1923, étude d’ailleurs assez peu accessible au grand public, du fait que les nombreux tomes de cette collection ne sont représentés au complet que dans fort peu de grandes bibliothèques.

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