Il marchait le long d’un corridor sans fin dont les murs étaient de verre. Un soleil brillant donnait obliquement d’un côté et tombait sur le sac en toile bleue qu’il portait sur le dos. Qui il était, ce qu’il faisait ici, tout cela restait imprécis. La vérité demeurait tapie dans un recoin de sa conscience, hors d’atteinte de la perception immédiate.
Le corridor déboucha enfin dans une vaste salle dont le plafond était constitué par une haute coupole ― un peu dans le genre gare de chemin de fer ou aéroport. Il la traversa tout droit.
En le voyant, un homme appuyé négligemment contre une colonne de pierre, nettement sur sa droite mais pourtant dans son champ de vision, se redressa et lui lança un bref commandement : « Halte ! » Il allongea le pas, sans tourner la tête.
Deux hommes bondirent d’une salle d’attente située à sa gauche et se mirent à crier. Il changea de direction et commença à courir.
Les cris et le bruit des pas de ceux qui le poursuivaient le harcelaient. Il coupa vers la droite, se dirigeant vers l’escalator qui desservait le second étage, mais deux autres hommes dégringolaient cet escalator, deux marches à la fois. Sans ralentir, il s’enfonça alors dans un couloir qui s’ouvrait sur le côté.
Dès le premier virage, il comprit que ce couloir faisait le tour de la cage d’escalier et le ramenait dans la grande salle par l’autre extrémité. C’était un piège. Il jeta rapidement un coup d’œil autour de lui.
Derrière lui, il vit un groupe de casiers de consigne automatique à l’usage des voyageurs. Il glissa une pièce dans une fente, fit jouer la fermeture Éclair de son sac et en sortit un porte-documents plat. Il ne lui fallut que trois secondes pour le glisser dans le casier, fermer la porte et mettre la clé sous le meuble, à même le sol.
Après quoi, il n’y avait plus rien à faire ― qu’à attendre.
Les hommes qui le poursuivaient arrivèrent en se bousculant au virage du couloir. D’un coup de pied, il repoussa le sac, puis il assura instinctivement son équilibre en écartant les jambes.
Jusqu’à cet instant, il avait eu l’intention de se battre. Mais il évalua la situation : ils étaient cinq. Il pouvait en mettre hors de combat deux ou trois et filer. Mais le fait qu’ils étaient là à le guetter indiquait que d’autres l’attendaient très probablement à l’extérieur. Il avait donc tout avantage à jouer les ignorants. Il se détendit.
Quand les hommes furent sur lui, il n’offrit aucune résistance.
Ils n’étaient pas de caractère affable. Une grande brute au visage bronzé, luisant de sueur et d’huile de corps, le saisit par le revers de sa veste et le projeta contre la rangée de casiers métalliques. Comme il tentait de reprendre son équilibre, un autre lui envoya son poing en pleine figure. Il commença à lever les mains ; à ce moment, un objet à la fois dur et plat s’écrasa sur le côté de son crâne. Ses jambes se dérobèrent sous lui…
— « Qu’est-ce que vous y comprenez ? » demanda le psychanalyste Milton Bergstrom.
John Zarwell secoua la tête. « Ai-je parlé sous l’effet de la drogue ? »
— « Oh ! oui… D’ailleurs, c’est fait pour ça. De cette façon je peux suivre assez bien ce que vous revivez. »
— « Et comment cela se rattache-t-il à ce que je vous ai raconté avant ? »
Le visage fin, au teint clair de Bergstrom demeura impénétrable : son regard, habituellement très vif, se figea dans une réflexion approfondie.
— « Je ne vois aucun lien, » déclara-t-il. Comme toujours les mots qu’il employait étaient d’une précision presque méticuleuse. « Nous n’avons pas assez de matière première pour travailler. Vous sentez-vous en état de subir une autre analyse en sommeil comatique dès cet après-midi ? »
— « Pas d’objection. » Zarwell déboutonna le col de sa chemise. La journée était chaude. La pièce n’avait pas d’appareil de conditionnement d’air ; de tels appareils représentaient un luxe encore rare sur St Martin. La fenêtre du cabinet médical était ouverte, mais aucune fraîcheur ne venait du dehors. Il percevait seulement cette odeur douceâtre et un peu rance qui stagnait sur toute la zone habitable de la planète.
— « Parfait ! » fit Bergstrom en se levant, « Ce sérum est d’ailleurs absolument inoffensif, John. » Bergstrom poursuivit un monologue sur des sujets médicaux pour détourner l’attention de son patient au moment où il lui administrait la piqûre. « Ce n’est qu’un dérivé de la scopolamine, expérimenté des milliers de fois. »
Sous les pieds de Zarwell, le plancher prit brusquement la consistance incertaine et flasque d’une éponge mouillée. Il se plissa en une vague de 30 centimètres qui glissa jusqu’au mur du fond.
Bergstrom continuait à discourir sur un ton très mondain. « Lorsque la psychiatrie était une science moins exacte… » Sa voix semblait maintenant venir de très loin. « … un médecin devait perdre des semaines, voire des mois ou des années à interviewer un malade. S’il connaissait suffisamment son métier il réussissait à « pêcher » les informations intéressantes dans une masse énorme de détails sans intérêt. Nous sommes maintenant en mesure, grâce à ce sérum, de réduire la discussion à des sujets très voisins de l’origine des troubles. »
Le sol continua à se contorsionner, puis Zarwell sombra profondément dans des abîmes gluants. « Demeurez bien à plat, relaxez-vous. Ne faites pas… »
Les mots pleuvaient sur lui de très haut. Ils s’affaiblirent, disparurent.
Zarwell était debout au centre d’une vaste plaine. Pas de ciel au-dessus de lui. Pas d’horizon autour de lui. Il se trouvait en un lieu sans dimension ni espace. Il n’y avait rien là, hormis lui-même… et le revolver qu’il tenait en sa main.
C’était une arme magnifique de simplicité et de puissance. Il en connaissait bien le fonctionnement et les possibilités, mais il ne parvenait pas à concentrer son attention sur ce sujet. Il plissa le front dans son effort.
Brusquement, la fausse réalité qui l’entourait se transforma comme un décor de théâtre. Sans marcher, mais seulement parce que la distance entre eux diminuait, il s’approchait de l’homme qui tenait le revolver. Cet homme n’était d’ailleurs autre que lui-même. L’autre « lui-même » avançait aussi. C’était comme s’ils s’attiraient mutuellement par une curieuse force d’attraction.
L’homme au revolver leva son arme et pressa la détente.
Comme si elle obéissait à ce geste, la perspective se transforma à nouveau. Zarwell considérait maintenant l’homme qu’il avait abattu. Son visage s’étirait, se déformait. Ce visage, en fait, devenait différent bien qu’il ne fût pas blessé. Ce visage, étranger maintenant, arborait un sourire approbateur.
— « Bizarre ! » fit Bergstrom. Il leva les mains et joignit délicatement les extrémités de ses doigts. « Mais nous avons là un autre élément de notre puzzle. En temps opportun, nous lui trouverons sa place. » Il se tut un instant. « Je suppose que, pour vous, ça n’a pas plus de signification que lors de la première séance ? »
— « Non, pas plus, » répondit Zarwell.
Il n’est pas du genre bavard, se dit Bergstrom. Ce n’était pas seulement de la réticence de sa part. L’homme était très dur : sa personnalité n’était pas entièrement masquée par ses préoccupations du moment. Zarwell était sûrement capable de se montrer énergique, maître de lui, en cas de nécessité.
Bergstrom haussa les épaules et reprit : « Je m’y attendais tout à fait. C’est normal dans cette phase du traitement. » Il remit en place un papier qui était resté sur son bureau. « De toute façon, ça suffit pour aujourd’hui. Deux analyses par séance, c’est le maximum que nous ayons jamais fait. En continuant, nous risquerions qu’un épisode quelconque crée chez le patient une tension psychologique excessive et aboutisse à un blocage prolongé du processus. » Bergstrom jeta un coup d’œil sur son carnet de rendez-vous. « Demain à 2 heures, donc ? »
Zarwell grogna une approbation et, en s’appuyant sur les bras du fauteuil, se mit debout. Il ne paraissait pas s’apercevoir que sa chemise, trempée de sueur, collait à son dos.
Le soleil était encore haut dans le ciel lorsque Zarwell quitta le cabinet du psychanalyste. Les façades de marbre blanc des immeubles de la ville tremblaient dans la chaleur de l’après-midi, puissantes et massives comme des troncs d’arbres géants, piquetées de myriades de petites taches grises ― les fenêtres. Zarwell prenait garde de ne pas poser la main sur ces pierres qui l’auraient brûlé comme un fer rouge.
L’heure du repas du soir approchait quand il atteignit le quartier de La Plaine, qu’il devait traverser pour arriver chez lui. Dans cette partie de la ville qui était la plus ancienne, les rues étaient presque désertes. Les seuls bruits qu’il entendait en passant étaient les cris des bébés, toujours incommodés par la chaleur, et aussi les meuglements du bétail importé qui était parqué sous un hangar voisin en attendant d’être réexpédié à la campagne.
Toute la planète de St Martin vivait dans cette atmosphère particulière, qui sentait le marais asséché avec une légère touche supplémentaire de poisson crevé. Pourtant dans le quartier de La Plaine, l’odeur était différente : ici l’air avait un parfum d’usines, d’entrepôts, de marché, auquel s’ajoutait le relent de cuisine provenant des logements des ouvriers et des sous-techniciens habitant cette zone.
Zarwell dépassa un groupe d’enfants qui jouaient sans ardeur pour des bonbons et des cigarettes. Lentement il gravit l’escalier de pierre de son appartement. Il se prépara son dîner et l’absorba distraitement, sans déplaisir ni satisfaction. Puis il alla s’étendre, tout habillé, sur son lit. La visite qu’il avait faite au psychanalyste n’avait rien fait pour dissiper son ennui.
Le lendemain matin à son éveil, Zarwell demeura étendu immobile pendant quelque temps. L’obsession était encore là, comme un paysage réel. Comme s’il suffisait de tourner la tête pour le voir. C’était comme une immense sagesse à la lisière de son entendement. S’il avait pu rester parfaitement calme et tranquille, cette sagesse se serait approchée de lui mais au moment où son esprit reprenait sa clairvoyance en émergeant des brumes du sommeil, la sagesse s’échappait
Ce matin-là, le désarroi qu’il éprouvait chaque fois au réveil ne disparut pas comme les autres jours quand il retrouva sa pleine conscience. Il n’y gagnait pas pour autant une intuition plus aiguë, mais l’impression d’étrangeté demeurait et persista même lorsqu’il se mit sur son séant
Il regarda autour de lui. La chambre ne semblait plus être la sienne. Les meubles et même les vêtements qu’il apercevait dans un placard lui paraissaient appartenir à un autre.
Il rejeta ses couvertures. Son corps fonctionnait comme une mécanique sur laquelle il n’aurait aucun pouvoir. Les pantoufles à l’intérieur desquelles il glissa ses pieds lui semblèrent plus grandes qu’elles auraient dû. Il circula dans le petit appartement, qu’il reconnaissait mais seulement comme s’il en avait étudié les plans, sans y avoir jamais vécu.
Ces impressions étranges persistaient en lui à deux heures, quand il pénétra à nouveau chez le psychanalyste.
Cette fois, la scène était plus anonyme, plus extérieure.
Un village avait été ravagé. Les hommes se battaient et mouraient dans les rues. Zarwell circulait parmi eux, ne prenant que rarement part aux combats individuels, mais se sentant engagé dans le conflit
Le décor changea. Il comprit qu’il se trouvait sur une autre planète. Là, une ville brûlait Sa résistance touchait à sa fin. Zarwell chevauchait un poney à longs poils : il faisait le tour extérieur des remparts de la métropole menacée. Il pénétra dans la ville et rejoignit un groupe de petits hommes barbus. Il les commandait Ces hommes manœuvraient un énorme bélier qui était posé sur un chariot à multiples roues et qu’ils poussaient contre les remparts.
Le bélier finit par ouvrir une brèche par laquelle les assaillants se ruèrent, repoussant les assiégés qui tentaient vainement de les contenir. À nouveau, les combats firent rage dans les rues, les deux partis tuant et massacrant
Zarwell n’était pas le chef des assiégeants : il n’était qu’un sous-ordre, mais il avait pris une part décisive dans l’élaboration de la stratégie qui avait conduit à la conquête de la ville. Le plan qu’il avait dressé habilement avait été magistralement exécuté.
Le temps s’écoulait, sans interruption visible dans le paysage. Pourtant Zarwell était maintenant en fuite, poursuivi par les hommes barbus qui étaient, l’instant précédent, ses camarades de combat. Et pourtant il continuait à agir avec le même sang-froid, attentif, plein d’idées, curieusement prêt à affronter ce retournement imprévu de la situation. Il réussit, sans grande difficulté, à échapper aux coups de ses adversaires.
D’un astronef, il débarqua sur une troisième planète ― autre glissement dans le temps. Autre ambiance de guerre… Las, mais résigné, il s’y soumit. Et de suite, il se mit en état d’accomplir ce que son devoir lui commandait de faire…
Bergstrom l’examinait avec une attention réfléchie.
— « Vous avez eu jusqu’ici une vie apparemment très active… » fit-il observer.
Zarwell eut un sourire un peu embarrassé. « Oui, si vous en jugez par mes rêves, » répondit-il.
— « Vos rêves ? » Les yeux de Bergstrom s’agrandirent de surprise. « Oh ! excusez-moi. J’ai dû oublier de vous l’expliquer… Ce travail est pour moi une telle routine que j’oublie parfois que toutes ces notions sont nouvelles pour mon patient… Ce que vous racontez actuellement sous l’influence de la scopolamine, ce ne sont pas des rêves : en réalité vous revivez des épisodes vrais de votre passé. »
L’expression de Zarwell manifesta sa préoccupation. Il se mit à examiner Bergstrom très attentivement. Pourtant, au bout d’une minute, il parut satisfait et se laissa aller à nouveau dans le fond de son fauteuil, en appuyant sa nuque contre le coussin. « Je ne me souviens absolument pas de ce que j’ai vu dans mon rêve, » fit-il remarquer.
— « C’est bien pourquoi vous êtes ici, vous savez, » répliqua Bergstrom. « Pour que je vous aide à vous souvenir. »
— « Mais ce que j’ai vu sous l’influence de la drogue est tellement… »
— « Chaotique ? C’est exact… Les épisodes le sont toujours, et leur enchaînement ne tient aucun compte de la chronologie. Notre tâche sera ultérieurement de les replacer dans l’ordre convenable… Mais une scène particulière peut déclencher un rappel intégral. » Bergstrom poursuivit : « Mon opinion, tout bien considéré, est que votre perte de mémoire n’a rien de commun avec une amnésie banale. Je pense que nous allons finir par découvrir que votre psychisme a été faussé. »
— « Rien de ce que j’ai vu sous l’effet de la drogue ne correspond au passé dont je me souviens. »
— « C’est bien pourquoi je suis si sûr de moi, » répondit tranquillement Bergstrom. « Vous ne vous souvenez pas de ce que je vous ai montré comme étant la réalité. Par réciproque, ce dont vous croyez vous souvenir est certainement faux. Ce sont en fait des souvenirs artificiels… Mais nous reviendrons plus tard à ce problème… Nous en avons fait assez pour aujourd’hui. Cette séance a été longue. »
— « Je n’ai pas de temps libre avant le prochain week-end, » lui rappela Zarwell.
— « Je sais… » fit Bergstrom en réfléchissant. « Je ne veux pas laisser tout cela en suspens pendant trop longtemps. Pourriez-vous revenir me voir demain soir après votre travail ? »
— « Je ne pense pas qu’il y ait d’inconvénient… »
— « Parfait… » conclut Bergstrom avec une satisfaction manifeste. « Je dois vous dire que je deviens extraordinairement intéressé par votre cas à partir d’aujourd’hui. »
Un camion vint prendre Zarwell le lendemain matin pour l’emmener, avec d’autres techniciens, jusqu’à la limite de la zone de terrains en cours de récupération. Son bulldozer l’attendait à proximité du convoyeur à bande qui amenait sur le rivage la boue fertile provenant de l’usine de conversion.
Il prit sa place au volant et commença à repousser la boue entre les panneaux coupe-vent fixés sur les rochers. Le long d’une route provisoire qui traversait les mauvaises terres, les camions apportaient du limon broyé et du phosphore pour enrichir le sédiment que l’océan y avait déjà déposé. Le progrès de la vie s’effectuait depuis le bord de l’océan en direction de l’intérieur du continent. Ce nouveau monde se créait ainsi systématiquement.
Deux cents ans plus tôt, lorsque la Terre avait installé une colonie sur St Martin, la surface des continents était absolument stérile. Seules les mers recelaient une vie végétale et animale. Le matériel nécessaire et les techniciens avaient été fournis par la Terre. Ainsi avait commencé la longue lutte pour transformer ce nouveau monde et le rendre habitable aux humains. Lorsque Zarwell débarqua, six mois plus tôt, la superficie vitalisée représentait déjà cinq cents kilomètres le long de la côte, sur une profondeur de cent kilomètres vers l’intérieur. Et chaque jour, cette superficie s’agrandissait. Un fort pourcentage de l’énergie et des ressources de la planète était consacré à cette indispensable conquête.
Les équipes de techniciens recouvraient les roches stériles de terre arable, plantaient des végétaux pour maintenir cette terre, des arbres, semaient des graines, détournaient les rivières pour assurer la fertilité des sols. Quand il n’y avait pas de cours d’eau à détourner, ils faisaient jaillir des sources de la montagne ou vidaient les lacs pour alimenter des canaux d’irrigation. Les biologistes développaient les germes nécessaires, ainsi que les insectes, à partir de ce qu’ils pouvaient trouver dans la mer ; à défaut, ils importaient des micro-organismes de la Terre.
Trois convoyeurs à piste caoutchoutée descendaient de la montagne jusqu’à la route côtière. Ils transportaient du minerai qui serait transformé en métal à l’intention de la Terre qui en manquait ou d’autres planètes. Jusqu’à maintenant, c’était la seule exportation de St Martin.
Zarwell abaissa son casque pour mieux protéger son visage du soleil. Le vent soufflait en permanence sur St Martin mais il ne soulageait que bien peu des ardeurs du soleil. Après avoir parcouru cinq mille kilomètres de roches stériles et desséchées, il venait pomper toute l’humidité que pouvait conserver un corps humain et provoquait une dessiccation des conduits nasaux qui amenait une douloureuse contraction des muqueuses. En outre ce vent transportait cette écœurante senteur de boue.
Le regard de Zarwell allait de l’un à l’autre de ses compagnons de travail. Les trois quarts d’entre eux étaient atteints de béribéri. Aucun traitement n’avait été réellement mis au point contre les maladies de la peau : le visage et les mains de ces hommes étaient couverts de rougeurs et de croûtes. La colonie avait presque atteint son autarcie économique ; elle pouvait même espérer obtenir dans un proche avenir un solde d’exploitation légèrement positif. Mais elle manquait encore de médicaments appropriés aux conditions de vie locale et n’avait pas entrepris les travaux de recherche nécessaires.
Tous les citoyens de ce nouveau monde n’étaient pas encore totalement satisfaits.
Bergstrom l’attendait dans son cabinet quand Zarwell s’y présenta ce soir-là.
Il était couché, immobile, sur une couche très dure, les yeux fermés, mais tous ses sens en éveil. Pour faire un essai, il banda certains des muscles de ses bras et de ses jambes. Sur ses poignets et sur ses cuisses, il sentit les lanières qui les immobilisaient sur le lit.
— « Voilà donc notre grand méchant ! » fit observer ironiquement une voix basse au-dessus de lui. « À l’heure qu’il est, il ne paraît plus tellement dangereux, n’est-ce pas ? »
— « On aurait mieux fait de le tuer tout de suite, » répondit une autre voix, apparemment moins sûre d’elle. « Certains prétendaient qu’il était impossible de le garder prisonnier. »
— « Sottises ! On nous a dit de le faire : nous l’avons fait. Nous allons le garder prisonnier. »
— « À votre avis, que vont-ils faire de lui ? »
— « L’exécuter, je pense, » répondit la voix grasse d’une façon très objective. « Ils ont seulement voulu voir d’abord de quoi il avait l’air, par simple curiosité. À cet égard, ils seront déçus. »
Zarwell entrouvrit les yeux de façon à examiner les lieux au travers de ses cils. C’était une erreur.
— « Il est maintenant sur la touche, » déclara la grosse voix. Zarwell se permit d’ouvrir les yeux tout à fait.
Il vit que la grosse voix appartenait au géant qui l’avait projeté contre les casiers de consigne automatique au Cosmoport. Il se surprit en train de rechercher (ce n’était guère le moment !) comment il avait pu deviner que ce bâtiment était un aéroport spatial.
L’énorme visage de son geôlier s’abaissa en ricanant au-dessus de Zarwell. « As-tu bien dormi ? » demanda-t-il avec une sollicitude ironique. Zarwell ne fit pas mine d’entendre.
Le géant se retourna. « Vous pouvez aller dire au Chef qu’il est réveillé. » Zarwell suivit son regard et constata la présence derrière lui d’un jeune homme, caractérisé par la boucle blonde qui lui tombait sur le front. Le garçon acquiesça et sortit, tandis que le géant approchait une chaise de la couche de Zarwell.
Profitant de ce que leur attention s’était un instant distraite de lui, Zarwell avait pu desserrer ses liens, sans se faire remarquer, simplement en utilisant son bras comme levier. Lorsque le géant approcha sa chaise, il réussit à faire glisser sa main la plus éloignée de l’homme hors de la boucle de la lanière de cuir. Puis il attendit.
Le géant laissa tomber, comme s’il vomissait : « Il paraît que tu es à la hauteur, dans ce genre de situation. » Son visage marron se fendit dans un grand sourire, révélant de grosses dents carrées. « Tu pourrais peut-être me montrer ce que tu sais faire. »
— « Espèce de ruine dégénérée ! »
Le sourire se figea sur les joues huileuses de l’homme, qui se leva. À nouveau, il se pencha vers la couche. La main gauche de Zarwell se détacha brusquement et lui frappa la gorge. La main droite doubla immédiatement le coup.
L’homme ouvrit la bouche et essaya de crier, en se jetant violemment en arrière. Ses mains s’agrippèrent aux mains qui serraient son cou, mais sans parvenir à desserrer l’étreinte. L’homme chercha alors un autre équilibre et tenta de frapper Zarwell à la tête.
Zarwell serra le corps énorme contre sa poitrine et le maintint étroitement jusqu’à ce qu’il cesse de s’agiter. Alors il laissa glisser le corps inerte sur le sol et s’assit sur son lit. Les lanières de cuir qui emprisonnaient ses cuisses cédèrent ensuite sans grand effort.
Le psychanalyste essuya délicatement sa lèvre supérieure avec un fin mouchoir. « Les épisodes commencent à se relier les uns aux autres, » déclara-t-il en essayant de se montrer désinvolte. « Encore deux séances et nous y sommes ! »
Zarwell ne répondit rien. Il avait l’impression que tous ses souvenirs allaient lui revenir en bloc. Il demeurait assis là, plein d’espoir. Pourtant rien ne venait. Il reporta son attention sur le problème du moment
Déboutonnant sa chemise, il fit sauter un ruban adhésif fixé sous sa cage thoracique et sortit un petit revolver extra-plat. Il le prit fermement en main. Il comprit alors pourquoi il n’avait jamais voulu s’en séparer.
Bergstrom était dans une mauvaise passe. « Vous n’allez quand même pas… » commença-t-il à balbutier à la vue de l’arme. Puis il se reprit : « Vous plaisantez… »
— « Je n’ai guère le sens de l’humour… » répliqua Zarwell.
— « Vous êtes fou ! »
Bergstrom se rendait manifestement compte qu’il était très près de la mort. Pourtant, de façon surprenante, après la première réaction, il ne se montrait pas effrayé. Zarwell avait imaginé que cet homme un peu douillet, habitué au confort et à la considération, ne pourrait affronter de sang-froid le danger. La curiosité suffit à immobiliser son doigt sur la détente.
— « Pourquoi suis-je fou ? » demanda-t-il. « Secret professionnel ? »
Bergstrom secoua la tête. « Il a été violé d’autres fois… Mais, c’est vous qui avez besoin de moi. Vous n’êtes pas sorti d’affaire, vous savez. Si vous me tuez, vous aurez à vous livrer à un autre psychanalyste, et à tout recommencer. »
— « Ne pouvez-vous faire mieux ? »
— « Non. » Bergstrom était maintenant furieux. « Mais essayez au moins de faire fonctionner l’esprit logique que vous êtes censé posséder ! Les séances précédentes m’ont montré le genre d’homme que vous êtes. Que les plus récentes heures de votre vie aient été vécues sur cette planète de St Martin ne change rien au reste… Si j’avais voulu vous livrer à la police, il y a longtemps que ce serait fait. »
Zarwell soupesa les arguments de son interlocuteur. « Et pourquoi donc ne m’avez-vous pas livré ? »
— « Parce que je ne vous considère pas comme un simple tueur. » Maintenant que l’orage semblait passé, Bergstrom s’exprimait plus calmement ; il paraissait même se relaxer volontairement. « Vous êtes encore en plein brouillard avec vous-même. Je lis plus facilement dans vos aveux que vous ne le faites… J’ai même deviné votre identité ! »
Les sourcils de Zarwell s’arquèrent.
— « Mon identité ? » répéta-t-il. Il était maintenant très intéressé. Sans y prendre garde, il glissa son revolver dans la poche de son pantalon.
Bergstrom écarta la question d’un revers de main.
— « Votre nom demeure sans importance. D’ailleurs vous vous êtes servi de plusieurs noms successifs. Mais vous êtes un idéaliste. Si vous avez tué, c’était pour imposer la justice là où vous êtes passé. Actuellement, vous êtes presque un héros légendaire pour toutes les planètes habitées par les êtres humains. J’aimerais d’ailleurs que nous ayons l’occasion de reprendre cette discussion. »
Pendant que Zarwell réfléchissait, Bergstrom poussa ses avantages.
« Une seule séance peut nous permettre d’aboutir, » continua-t-il. « Voulez-vous que nous essayions, si vous avez encore confiance en moi ? »
Zarwell prit sa décision immédiatement.
— « Continuons, » dit-il.
Toute l’attention de Zarwell semblait concentrée sur le cigare qu’il allumait en descendant l’escalator, mais il surveillait très soigneusement le bas des marches par-dessus le revers de sa main. Il ne put déceler aucun badaud suspect.
Au pied de l’escalator, il tâtonna le long du plancher, sous les consignes automatiques, et il retrouva sa clé. Moins d’une minute après, le porte-documents était sous son bras.
Dans les lavabos du sous-sol, il mit une pièce dans la fente d’un cabinet individuel et s’y enferma.
En ouvrant la fermeture Éclair du porte-documents, il observa son visage dans le miroir. Un petit muscle bougeait spasmodiquement au coin de sa paupière. Une de ses joues se relevait en un quart de sourire figé. Trente-six heures de paralysie était plus qu’il n’était raisonnable. Les muscles doivent se reposer au moins toutes les vingt heures. Heureusement, son visage véritable serait maintenant un déguisement valable.
Il adapta une monture circulaire sur l’instrument en forme de pistolet qu’il prit dans le porte-documents. Très soigneusement, il massa certaines partie de son visage pour détendre les muscles qui étaient restés contractés trop longtemps. Il poussa un soupir de soulagement et poursuivit l’opération en se massant les joues et le front avec un réel plaisir. Encore un coup d’œil dans le miroir. La transformation était tout à fait appréciable. Reprenant le porte-documents, il y replaça le revolver et prit une petite seringue qu’il mit dans sa poche de pantalon, ainsi qu’un rasoir mécanique à une lame.
Il ôta sa veste en tissu synthétique, la découpa en bandes à l’aide du rasoir et en jeta les débris dans la cuvette. Avec ses manches de chemise retroussées, il avait l’air d’un quelconque ouvrier lorsqu’il sortit des lavabos.
Il revint à la consigne automatique, replaça le porte-documents dans le casier et, avec un morceau d’adhésif, colla la clé sous le bâti du meuble.
Dernière opération : reprenant la seringue dans sa poche, il se piqua l’aiguille dans l’avant-bras et s’administra tout le contenu de l’instrument. Il fit trois pas puis s’arrêta, incertain de ce qu’il allait faire.
Lorsqu’il se mit à regarder autour de lui, ce fut avec l’expression d’un homme sortant d’un rêve particulièrement intense.
— « C’est très fort ! » reconnut Bergstrom, admiratif. « Vous mettiez ainsi votre psychisme « en condition ». Mais pourquoi vous infligiez-vous délibérément cette amnésie ? »
— « Il n’y a pas de meilleur déguisement que d’avoir la foi dans le rôle que l’on joue. »
— « Une tierce personne aurait pu vous donner un coup de main, » commenta Bergstrom. « Personnellement, j’aurais hésité à le faire. Il vous a fallu une bonne dose de confiance en vous ! »
— « De la confiance… Et puis, ça m’a coûté assez cher, » fit remarquer Zarwell sur un ton assez sec.
— « Vous avez donc recouvré votre mémoire… »
Zarwell acquiesça de la tête.
— « Eh bien, je suis ravi de l’apprendre, » affirma Bergstrom. « Puisque vous êtes guéri maintenant, je vais vous présenter à un homme appelé Vernon Johnson. Cette planète… »
Zarwell l’arrêta d’un geste de la main. « Grands Dieux ! Ne voyez-vous donc pas pourquoi j’ai agi de la sorte ? Je suis fatigué. Je vais essayer de prendre ma retraite. »
— « Votre retraite ? » demanda Bergstrom qui ne comprenait pas bien où il voulait en venir.
— « Tout a commencé sur la planète où je suis né, » se mit à expliquer Zarwell avec une nonchalance voulue. « Une bande de rapaces s’était emparée du pouvoir. J’ai aidé à la constitution d’un mouvement pour les chasser. Il y eut un peu de sang versé, mais l’opération réussit. Quelques mois plus tard, un émissaire très secret d’une autre planète vint pressentir plusieurs d’entre nous. Il voulait que nous l’aidions à faire un coup du même genre. Sur cette planète, la situation politique était complètement pourrie. Nous nous décidâmes à accompagner l’émissaire. Cette fois encore, nous triomphâmes. Je dois être spécialement doué pour ce genre de besogne. »
Il étendit les jambes et examina attentivement la pointe de ses souliers. « C’est alors que j’ai compris que Russel avait dit vrai : Quand les opprimés arrachent par la force leur liberté, leur dictature se fait aussi lourde que celle de leurs anciens maîtres. Lorsque mes compagnons de lutte devinrent oppresseurs à leur tour, je passai à l’opposition. Mais cette fois, ce fut l’échec. Je réussis cependant à m’échapper. Pour m’échapper, je suis aussi assez doué.
» Je ne suis pas un philanthrope professionnel, » continua Zarwell sur un ton sollicitant la compréhension de Bergstrom. « J’ai seulement une répulsion très normale pour l’injustice. Je considère que j’ai accompli mon devoir, et même plus. J’en ai assez fait. Pourtant, partout où je vais, les gens doivent se donner le mot car je suis immédiatement happé par la lutte… C’est comme le singe du proverbe qui est accroché à mon épaule… Il y a un homme en moi qui ne me quitte jamais. »
Zarwell se leva. « Ce déguisement, cet ensevelissement de mes souvenirs avaient pour but de me débarrasser de cet homme encombrant J’aurais dû me douter que la méthode n’était pas bonne… Quoi qu’il en soit, je n’ai aucune intention de me laisser encore traîner dans une bagarre. Vous et votre Vernon, faites votre petite révolution si vous voulez ! Moi, je ne m’en mêle pas ! ».
Bergstrom n’insista pas. Et Zarwell s’en fut.
Une certaine impatience interdit à Zarwell de demeurer enfermé dans son appartement le lendemain, qui était jour férié sur St Martin. Il sortit en ville. Au cours de sa promenade, il en vint à s’arrêter près d’une parcelle de terrain entourée d’une clôture. À l’ombre d’un immeuble voisin, il surveilla pendant quelque temps une équipe de travailleurs qui faisaient une fouille en vue de l’établissement des fondations d’un nouvel édifice.
Un inconnu arriva quelque temps après lui et s’arrêta aussi pour voir travailler les ouvriers. Zarwell ne manifesta aucune surprise, mais il attendit que l’autre prît l’initiative de la conversation.
— « J’aimerais vous entretenir d’un projet, si vous voulez bien m’accorder quelques instants… » déclara effectivement l’inconnu au bout de quelque temps.
Zarwell pivota sur les talons et examina l’homme sans répondre. Il était de taille moyenne, mais il avait un corps d’athlète, bien qu’il eût sans doute dépassé depuis dix ans l’âge de pratiquer les sports. Il donnait une impression d’une énergie difficilement contenue.
— « Vous vous nommez Johnson ? » demanda enfin Zarwell.
L’autre acquiesça.
Zarwell attendait la bouffée de colère qui devait le suffoquer. Elle ne se manifesta pas. Au lieu d’injurier l’audacieux, il ne trouva que ceci à lui déclarer : « Je n’ai rien à vous dire. »
L’autre reprit : « Veuillez donc m’écouter. Quand j’aurai fini de parler, je m’éloignerai… à moins que vous ne décidiez de me retenir. »
À contrecœur, il dut admettre que l’homme était sympathique. Zarwell voulut donc se montrer courtois. C’était la moindre des choses. De la tête, il indiqua une grande poubelle en forme de croissant, avec un couvercle plat. « Asseyons-nous. »
— « Lorsque les Terriens fondèrent cette colonie sur St Martin, » commença Johnson sans autre préambule, « le pouvoir fut confié à un gouverneur, entouré d’un conseil de douze membres. Des élections devaient avoir lieu tous les deux ans pour renouveler ces dignitaires. Au début, les choses se passèrent normalement. Peu à peu le climat s’altéra. La situation actuelle est celle-ci : depuis vingt-trois ans, le peuple n’a pas eu l’occasion de s’exprimer… St Martin commence à devenir une communauté prospère. Pourtant, les seuls qui en profitent, ce sont ceux qui détiennent le pouvoir. Le simple citoyen travaille douze heures par jour. Il est mal logé, insuffisamment nourri, pauvrement vêtu. Il… »
Zarwell s’aperçut qu’il n’écoutait plus Johnson, dont l’éloquence ne devait pas connaître de bornes… L’histoire était toujours et partout la même. Mais pourquoi fallait-il qu’ils viennent chaque fois le chercher et le charger de leurs soucis ?
Pourquoi n’avait-il pas choisi une autre planète pour s’y cacher ?
Cette dernière question l’engagea dans une autre voie : pourquoi avait-il donc choisi la planète St Martin ? Était-ce une simple coïncidence ? Était-ce son subconscient qui l’avait conduit là ? Zarwell s’était toujours considéré comme la victime désignée ― bon gré mal gré ― de politiciens spéciaux mais trop habiles… À moins d’incriminer seulement sa mauvaise nature, son impitoyable destinée… ce singe qu’il portait sur son dos.
« Voilà pourquoi nous avons absolument besoin de votre concours, » conclut Johnson.
Zarwell leva les yeux vers le ciel pur. Il prit une forte aspiration, qui fut suivie d’un long soupir.
— « Alors ? Dites-moi maintenant quelles sont vos intentions… » demanda-t-il sur un ton résigné.