Le boss n’a pas l’air content, et quand il est en rogne il dessine. Comme ces dessins sont l’expression de son état d’âme, celui qui se développe sur le buvard de son sous-main ressemble à un gorille constipé.
Son crâne ivoirin brille voluptueusement sous la lumière du réflecteur de bureau… Il le soutient d’une main racée à l’auriculaire de laquelle scintille un camée noir.
Le silence est si épais qu’on a envie de le détailler en tranches pour le vendre sur les aérodromes et dans les usines où s’activent des marteaux-pilons.
Assis sur le bord de ma chaise je le regarde sans piper. J’ai souvent vécu ces tête-à-tête muets avec lui. Rien n’est plus désagréable : je préférerais passer à la peau de chamois tous les passages cloutés de Paris plutôt que de subir sa souveraine autant que silencieuse réprobation.
Enfin il lâche son Waterman à bille et joint ses mains comme pour une prière.
— Résumons-nous, dit-il…
Il a les yeux mi-clos, idem un médium en transe.
— Hans Mutter est le troisième savant spécialisé dans l’énergie nucléaire qui disparaît cette année en France. Pour les deux premiers la presse a parlé de fugue derrière le rideau de fer, nous avons tout lieu de croire que ces « fugues » ont été « réalisées » contre la volonté des intéressés.
« Notre pays va devenir la bête noire du monde scientifique si l’on y kidnappe les sommités de l’énergie atomique ! Lorsque l’Anglais James Wood a disparu au Bourget, au moment où il débarquait, l’enquête a signalé la présence sur l’aéroport de Paul Mongin, dit Paul-le-Pourri…
Il jacte avec une certaine emphase et, dans sa bouche faite pour le subjonctif et les participes, les termes « Paul-le-Pourri » prennent un sens nouveau, pénible, répugnant…
— C’est pourquoi, enchaîne-t-il, intarissable lorsqu’il s’écoute parler ; c’est pourquoi, mon cher ami, je vous ai demandé d’entrer en rapport avec cet homme… Et ce, d’une manière qui vous permette de partager sa vie. Nous avions la ressource de l’arrêter et de le… questionner. Mais ce procédé risquait de tout faire échouer en mettant la puce à l’oreille de l’organisme clandestin chargé de l’enlèvement des savants.
Il palpe sa coquille en peau de choses-premier-choix comme s’il craignait qu’elle ne fût fêlée par son gambergeage à haute tension ; puis il reprend son stylo et ajoute une montre-bracelet au gorille.
— J’ai cru bien faire, dit-il, d’une voix qui appelle désespérément une ratification enthousiaste de ma part.
Sans vergogne j’affirme :
— C’était pensé en chef, chef !
Il opine avec un air à la fois satisfait et blasé.
— J’avais pensé à tout, sauf à ces histoires de balles à blanc…
Je prends la bévue à ma charge en bon subordonné soucieux de faire carrière.
— C’est pas de votre faute, chef… J’aurais dû me munir d’un vrai chargeur et remplacer l’autre aussitôt après la corrida rue Ballu.
Il calme mes scrupules d’une main apaisante et noble. Je louche sur son camée dont le motif est un petit mec à poil qui bande son arc comme un as. Ce petit mec, ça doit être Cupidon ou un mec de ses relations.
— Ce qui est fait est fait, décrète le Vieux qui adopte volontiers les formules toutes faites à condition toutefois qu’elles soient redondantes…
— C’est vrai, dis-je, un brin fataliste…
Il poursuit :
— Paul Mongin était un individu non dépourvu d’intelligence…
Je trouve la formule ravissante mais un peu longuette. Moi j’aurais dit qu’il n’était pas c…, c’était plus direct encore que moins académique.
— … Et il a averti « les autres » de l’incident. Alors ces gens, à la malignité desquels je rends hommage…
— Point de suspension, à la ligne ! je soupire…
— Pardon ?
— Rien, patron !
— Donc, reprend le Vieux, ces gens qui se préparent à kidnapper Hans Mutter, de la faculté de Stockholm…
Ça m’aurait étonné qu’il ne lui refile pas ses titres à M. Persil-dans-les-Manettes !
— … ces gens, dis-je, comprennent le parti qu’ils peuvent tirer de vous. Vous venez pour les surprendre, ce sont eux qui vous bernent… Vous êtes le collaborateur idéal. Tant que vous êtes sous leur contrôle ils peuvent agir en toute tranquillité, l’essentiel étant de vous supprimer une fois le coup réussi…
— C’est ce que je pensais, ne puis-je m’empêcher d’avouer.
Le boss me foudroie du regard. Il aime pas les interventions. Ça le défrise…
— Mande pardon, chef…
— Ils accomplissent donc le kidnapping, avec votre collaboration effective, ce qui ne manque pas d’humour. Hans Mutter arrive de Washington, il doit prendre le train au Havre pour Paris… C’est dans le train qu’il sera enlevé…
« Il y a l’incident malheureux dont vous êtes la cause…
Là, je viens au renaud ! Si maintenant mes chefs me font les mêmes griefs que les truands c’est le bouquet. Allez m’acheter pour vingt ronds de chrysanthèmes que je me suicide !
— Je ne pouvais tout de même pas conserver sur moi ma carte de commissaire ! protesté-je…
— Certes, dit le Vieux… Aussi bien ne vous le reproché-je pas…
« Toujours en votre compagnie, ils finissent par regagner leur P.C… Vous enterrez le mort, sous vos yeux on enferme le professeur Mutter dans une pièce, vous allez vous coucher et vous dormez. Pendant ce temps, Paul et son complice font sortir le savant de la maison et l’emmènent jusqu’au chemin où une autre voiture en provenance de Paris attend. Nous avons relevé des traces de gros pneus à cent mètres de la propriété, sur le chemin, à l’endroit où une clôture brisée permet à une voiture de manœuvrer…
Il me demande :
— Pourquoi avoir agi ainsi ?
Je vais pour répondre car sa question n’a rien de duraille, mais il me coupe la parole, gourmand, voulant s’entendre énoncer la solution :
— Parce qu’ils tenaient à vous faire croire que le professeur était toujours dans la maison. Cela leur permettait de gagner du temps. Un temps combien précieux ! Et de faire passer la frontière à Mutter. À l’heure où sa disparition était officiellement constatée il était embarqué pour une destination inconnue tandis que la police le croyait dans la maison, sous votre protection !
Il jubile.
— Admirable combinaison, plan machiavélique…
J’ai envie de lui taper sur l’épaule pour lui dire de lâcher le superlatif. On n’est pas laga pour faire l’apologie des petits malins qui m’ont repassé !
Il s’arrête de lui-même.
— Nous avons été mystifiés, San-Antonio. Je quitte à l’instant le ministre de l’Intérieur. Il en a assez de ces enlèvements camouflés en fugues ! Les nations amies dont les disparus sont les ressortissants s’indignent ! À la perte considérable que représente la disparition de ces hommes éminents…
Je pense : « Ouvrez le ban ! »
— … s’ajoute le déshonneur qui entache leur nom. Ils passent pour des traîtres alors que ce ne sont que des victimes. M. le ministre m’a laissé entendre que les choses iraient mal pour nous si nous ne parvenions pas dans un bref délai à une solution satisfaisante ! Vous comprenez ce que cette menace signifie ?
— Je comprends, chef !
— Bon, alors il nous faut décapiter d’urgence cette organisation. Mettez-vous en campagne sans perdre un instant. Disposez de tous les concours que vous jugerez nécessaires ! Mais il me faut des résultats ! Vous m’entendez, San-Antonio ? Des ré-sul-tats !
Il a presque crié. C’est la première fois que je le vois sortir de ses gonds. J’en suis baba. Et comme tous les babas j’ai besoin de m’humecter au rhum pour me sentir mieux.
Je me lève en tortillant mon bitos.
— O.K., je me mets en chasse…
— J’y compte. Souvenez-vous : si vous échouez, il y a quatre-vingt-dix chances sur quatre-vingt-dix que vous soyez muté à la P.J. ! Finies la liberté de mouvement, les notes de frais illimitées, les…
Il se tait, à court d’arguments.
— Si ça peut vous faire plaisir, dis-je, je vais démissionner.
Mon ton froid et tranchant le revigore.
Il s’adoucit. Ses châsses furibards prennent la douceur du velours de première qualité.
— Voyons, San-Antonio, murmure-t-il, vous savez tout le bien que je pense de vous, n’est-ce pas ? Seulement, croyez-moi, cette affaire est grave parce qu’elle dépasse le domaine du « secret ». C’est du « secret » à grand tapage et alors les gros bonnets s’émeuvent, c’est fatal…
Je répète :
— C’est fatal. Seulement les gros bonnets ont tout ce qu’il faut pour s’émouvoir : un fauteuil tournant, douze téléphones pour crier leur désapprobation et une armée de sous-fifres à engueuler…
Je hausse les épaules :
— Enfin, nous vivons dans une société organisée… Salut, chef !
Je sors et je manque m’étaler dans le couloir parce que mon collègue, le gros Bérurier, comme par hasard, relaçait ses lattes devant la lourde du Vieux. Il relace toujours ses pompes devant une porte par laquelle s’échappent des éclats de voix. C’est une manie chez cette gonfle !
Il balbutie :
— Ça ne va pas, collègue ?
— Ça va admirablement bien, dis-je en ricanant sauvage, j’ai lu ce matin dans le journal que le prix du sucre allait baisser de trois francs à partir de demain, alors tu parles si je suis joyeux…
Et je m’en vais siffler une paire de rhum au troquet d’en face parce qu’il y a des moments dans cette p… de vie où l’on doit faire appel aux paradis artificiels si on veut en oublier les laideurs.
Il y a un trèpe considérable aux obsèques de Paul Mongin dit Paul-le-Pourri, le surlendemain matin.
Messieurs les hommes sont tous laga : les maques des quartiers populeux, les patrons de boîtes des Champs-Zés, les diros de clandés, les rois de la chnouf, les buteurs diplômés, ceux de la traite ; les troncs, les Corsicos, les Ritals, les Grecs, les Espagos, tous loqués avec distinction : limaces de soie ou à l’extrême rigueur de Nylon premier jus, costards sur mesure non industriels, bitos de chez Mossant, avec tous au poignet des horloges en dix-huit carats made in Swiss ! Et en plus de messieurs les hommes, y a les pépées : le beau linge de la Madeloche, en rupture de rue Caumartin ; les mactées, les sous-mactées, les p… à trois francs, celles qui se farcissent le clodo avec les fortifications par-derrière et un parapluie ouvert par-devant pour économiser le prix d’une piaule ; les pompeuses du Bois, les marchandes de neige des boîtes… Bref, le tout-Paname du vice et du crime accompagne à sa dernière demeure un digne homme de chez lui, tombé au champ d’honneur. Car le flingage de Paul, aux yeux de ces messieurs-dames (à propos j’oubliais de mentionner les tantes), a pris des allures de catastrophe, car il s’auréole de mystère. Les baveux, pour une fois, ont suivi les indications de la rousse et ont mis une sourdine sur les circonstances de cette mort. Tout ce qu’ils ont dit c’est que deux dangereux repris de justice ont trouvé la mort dans une maison de Normandie assiégée par la garde mobile. Cette fin tient de l’épopée pour les truands. Depuis la mort en avion de Marcel Cerdan, on n’avait jamais été secoué pareillement dans le mitan.
Le cortège est long comme un défilé sur la place Rouge à Moscou. Et il y a plus de fleurs que pour une générale à Marigny !
Je suis le convoi funèbre qui s’engage sur le boulevard de Ménilmontant en direction du Père-Lachaise… Personne autour de moi ne se doute que c’est bibi qui a nettoyé du bal le défunt. Si quelqu’un s’en gaffait il y a des chances pour que ça aille mal pour ma pomme.
Tout à fait à l’avant, la môme Sofia croulante sous le crêpe mène le deuil avec une grande distinction. Je l’ai aperçue en sortant de l’église, un peu chouïa, qu’elle est, cette polka ! En la revoyant j’ai senti ma carte d’électeur frémir. Elle a tout ce qu’il lui faut pour donner aux mâles la notion précise de leurs attributs, cette douceur.
Je vais, suivant l’enterrement, sans trop savoir pourquoi… Peut-être au fond pour rester jusqu’au bout en contact avec feu Paul-le-Pourri, unique lien conduisant à la bande de kidnappeurs… Tout à coup, je me sens touché au bras et je balance un coup de périscope à mon voisin de droite. Je sursaute en reconnaissant Mémé-Bille-en-Bois, un petit casseur de mes relations qui bouffe à la Grande Gamelle depuis un bon bout de moment.
Il est tout petit, Mémé, c’est je crois un ancien jockey. Il « bricole ». Il n’a pas plus d’envergure que ses épaules et c’était fatal qu’il sombre un jour ou l’autre dans le job dégradant d’indic.
Il cligne de l’œil aimablement.
— Salut, fait-il…
Je lui rends sa politesse, à savoir un second clin d’yeux. Tout frétillant il se colle à moi.
— Alors ? fait-il, on est d’enterrement ?
— Tu vois…
— Pauvre Paul, hein ?
Je soupire :
— Qu’est-ce que tu veux, c’est toujours les bons qui s’en vont les premiers.
Un imperceptible sourire égaie un court instant sa face blême.
Nous pénétrons dans le cimetière. En tête du convoi le cureton à qui on a dû allonger un gentil pécule pour filer Popaul dans la terre glaise dévide son latin…
— Il sera vite au ciel, fait Mémé… C’était un brave gars, il aurait pas fait de mal à une mouche…
— À une mouche, non ! dis-je…
Là encore il réprime un sourire…
On va filer une tournanche d’eau bénite sur le pardingue sans manches de Paul. Le cimetière sent la fleur pourrie et la douceur de mourir… Il y a un soleil affable par-dessus les croix et mausolées en tout genre…
Toujours flanqué de Mémé je me taille sans serrer la louche à Sofia qui, nature, s’est mise debout devant la lourde pour essuyer les condoléances de la populace.
Elle en a au moins pour une demi-heure, la chérie. Alors j’ai tout mon temps.
— On prend un glass ? je propose à Mémé.
Surpris, flatté, béat, il accepte. Nous nous dirigeons vers le bistro situé en face de l’entrée principale. Mémé commande un Clacquesin chaud et moi un Cinzano.
Un instant de silence s’établit, enfin j’attaque très sec :
— Écoute, Mémé, je vais te faire une confidence…
— Oui ? il dit, inquiet de ce préambule.
— Oui ! Le mec qui pourrait me rancarder utilement sur les agissements du Pourri, ces derniers temps, aurait droit à une indulgence plénière… Mon petit doigt me dit qu’à la Grande Taule on lui accorderait un condé grand comme la place de la Nation à ce type… Il serait comme qui dirait tabou à vie pour chez nous…
Sur ce, je liche mon godet en regardant ailleurs. J’attends que le sens de mes paroles lui soit arrivé dans la comprenette. Ça ne tarde pas…
— Pas possible ? fait Mémé-Bille-en-Bois, d’un ton qui tâte le terrain.
— Si.
Il souffle sur son Clacquesin qui pue affreusement le goudron des Alpes.
— Je me disais bien aussi, murmure-t-il, que pour que vous soyez à c’t enterrement fallait que ça ne tourne pas rond…
— Ça ne tourne pas rond du tout, mon gars…
Je lui prends la main.
— Vois-tu, Mémé, à la Grande Boutique on s’entend toujours avec des truands car personne n’est plus susceptible qu’un poulet de faire ami-ami avec un truand, t’en sais quelque chose. Des fois, pour les besoins de la cause, on ferme les châsses sur des tas de trucs : braquage, trafic de stups, etc. J’ai même vu des zouaves bons pour la bicyclette à Deibler s’entendre avec nos zigues, pour te dire… Mais il y a un truc avec lequel on ne plaisante pas…
— Les faux fafs ? demande-t-il.
— Non : l’espionnage !
Il blêmit encore, ce qui revient à dire qu’il tourne au gris cendré.
— L’espionnage ! répète-t-il, comme si le sens du terme lui échappait…
— Voilà !
— Vous voulez dire que le gars Paul ?…
— Je veux le dire. J’ai la preuve qu’il était en cheville avec les dirigeants d’un réseau. Oh ! il ne prenait pas d’initiatives, il était comme qui dirait la bonne à tout faire ; l’homme de main ; mais le résultat est le même. Ce faisant il avait franchi la marge, la vraie, et il n’avait pas la moindre chance de s’en sortir…
Je laisse encore un blanc parce qu’il faut toujours donner aux gens le temps de méditer les paroles sensées.
Puis je reprends :
— C’est pourquoi, Mémé, le gars qui nous aiderait au sujet des activités de Paul aurait droit à la croix de guerre avec palmes !
Une vache aurore boréale s’épanouit dans le cœur de Mémé. Il voit le moyen de se mettre définitivement les perdreaux dans sa manche et pour un petit margoulin comme lui c’est une aubaine qui vaut la retraite des vieux et un abonnement au Figaro !
— Vois ce que tu peux faire pour m’aider, dis-je… Qui fréquentait Paul, ces derniers temps ? Ça c’est un point capital comme la peine du même nom…
Il hoche la tête.
— Vous me prenez au débotté, commissaire. Paul, je l’avais perdu de vue… On s’apercevait, comme-ci, comme-ça, de temps en temps… Écoutez, faut que je voie ça d’un peu plus près ; y a pas un endroit où je peux vous joindre en fin de journée ?
— Si, fais-je, tu veux rue Pigalle, à la pâtisserie ?
— D’accord, j’irai bouffer une assiette garnie vers neuf heures ce soir, j’espère pouvoir vous être utile…
Je me lève et appelle le garçon.
— Non, supplie Mémé, laissez-moi ça, c’est ma tournée.
Les voyous aiment bien payer le coup aux flics.
— Comme tu voudras, fais-je en rempochant mon bifton.
Je touche le bord de mon galure et je gagne l’entrée du Père-Lachaise où le flot des aminches commence à se tarir.
Paul-le-Pourri avait beaucoup de relations mais peu de famille car la môme Sofia, au bout d’un instant, reste seule à l’entrée du cimetière, la dernière paluche serrée.
Je m’approche d’elle. Elle sursaute en m’apercevant et pâlit.
— Vous ! dit-elle, comme dans les vieux vaudevilles !
— Moi, réponds-je, comme dans les vaudevilles vieux !
Elle regarde autour d’elle, effarée.
— Mais… Ça n’est pas prudent !
Au lieu de me perdre en explications je la pousse dans un taxi.
— On va chez toi ? je demande…
— Si tu veux…
Je jette son adresse au moujik et me renverse contre la banquette. À travers le voile noir j’aperçois son nez mignon, rougi par le chagrin… Ses beaux yeux verts ont un reflet doux, ses seins sont perceptibles même sous la veste ample du tailleur noir. Moi je suis comme le gars dans la chanson de Piaf : j’aime les filles en tailleur. J’y trouve mon compte ; chacun son vice, non ?
— Comment vous êtes-vous sorti de cette terrible aventure ? demande Sofia.
— Par la porte, dis-je en souriant.
Me voici une nouvelle fois dans l’appartement romantique de Sofia.
Ne croyez surtout pas que je sois venu ici pour la bagatelle. Le fignedé, j’aime ça, et même plus que les tartes à la framboise, mais le boulot passe avant…
Elle soulève son crêpe après avoir repoussé la lourde et me considère avec attention. Ses yeux clairs sont graves et tristes.
— Tu es vraiment imprudent, soupire-t-elle. C’est pour me revoir que tu prends de si gros risques ?
— Pour quoi veux-tu que ce soit ? fais-je avec un rien d’ennui car je n’aime pas abuser de la confiance d’une gentille petite poulette.
— Merci… Mais ça n’est pas prudent.
Elle murmure :
— Tout ça est affreux, Bernard, que s’est-il passé ?
Je hausse les épaules :
— Que veux-tu que je te dise, Sofia : le coup fourré, quoi. On avait un turbin, Paul et moi…
Je prends mon air le plus détaché.
— Tu sais lequel ? je demande.
J’attends, mine de rien…
Mais elle secoue négativement la tête.
— Non. Tu sais, le tonton me mettait pas au courant de ses affaires…
Son ignorance ne fait pas mon lot. Je hausse les épaules.
— On devait s’assurer d’un gars. La routière nous a filé le train. Y a eu de la casse. On est parvenu à se faire la paire mais le lendemain au réveil on était fait marrons par une escouade de matuches… Ils avaient de la mitraillette et tout ce qu’il faut pour le pique-nique champêtre… Ce pauvre Paul et Pantaroli ont été lessivés…
— Et toi ? demande-t-elle. Comment t’en es-tu sorti ?
— Un coup de vase terrible ! Je me suis caché dans un tonneau vide à la cave ! Ces c… — là devaient être miros, ils m’ont pas vu… vu…
Elle se jette sur moi.
— Mon chéri ! Mon chéri… Je suis heureuse que tu t’en sois sorti…
Je vous le dis, les gars, je suis pas venu laga pour me faire reluire, mais je suis pas en bois, ni même en carton-pâte.
Je cramponne Sofia par les meules et je la juche sur la table. Ses bras s’ouvrent comme les portes d’un cinéma à vingt heures trente. Elle a des bas fumés qui m’ensorcellent. Je les caresse voluptueusement jusqu’à leur limite. Le contact de la soie arachnéenne, comme disent les journalistes qui veulent impressionner le public, puis celui si doux, si velouté de sa peau, me produisent l’effet d’une décharge électrique, kif-kif si je faisais sit down sur la cadière de Sing-Sing.
Son deuil s’arrête aux jarretelles noires ; sa culotte est d’une blancheur cerfeuil ! Cet éclat blanc du sous-vêtement dans ce noir m’arrache les mirettes… Je la renverse sur la table, entre un cendrier vide et le dernier numéro de Marie-Claire.
Sur la couvrante de la revue, il y a la photo d’un bath mannequin qui me sourit d’un air complice… M’est avis qu’il aimerait lâcher la pose, le petit mannequin, pour venir remplacer Sofia… au pied levé ! Mais Sofia ne lui laisserait pas sa gâche ! Pour le quart d’heure, elle oublie la mort de son brave oncle et les voiles noirs qui la recouvrent.
Couchée dans ses crêpes, la jupe de son tailleur roulée jusqu’aux hanches, les jarretelles tendues, les jambes pendantes au bord de la table, elle me chante une chansonnette, et Dieu sait qu’elle n’est pas empêchée des bronches et qu’elle n’a pas les cordes vocales détendues… Sa gueulante me fouette comme un martinet. Ah ! les gars, je vous le dis, si le Vieux me voyait en ce moment, il s’achèterait une boîte d’aquarelles pour se dessiner un paysage alpestre sur le crâne. Penser que le ministre de l’Intérieur attend en tournant en rond dans son burlingue que je mette la paluche sur les dirigeants du gang de kidnappeurs ou bien que le gouvernement soit renversé pour passer la mouscaille à un autre, et moi, le sous-fifre sur qui l’on compte, être dévotement en train de prendre du bon temps au lieu de boulonner, non, je vous jure, y a de quoi se la faire sectionner et se l’envoyer recommandée au palais des Arts ménagers !
Quand j’ai bien pris mon fade je laisse ce beau morceau de gonzesse sur la table et je fais ce que font la plupart des hommes en pareil cas : j’allume une cigarette… Ces bouffées-là valent de l’or !
La môme Sofia n’est pas encore revenue de son voyage. Elle n’a même pas la force de remuer.
Comme j’aime pas les expositions de ce genre je vais l’aider à se relever.
— Allons, viens ! je murmure, ça n’est pas panoramique.
Elle se dresse et fait quelques pas en chancelant. Elle ôte son coquin petit galure alourdi par le voile noir et sa belle chevelure rousse ruisselle sur ses épaules. Je l’attrape par les crins et je lui fignole le patin de la reconnaissance.
— C’était bon, dit-elle, ce que tu sais bien y faire.
Le compliment me va droit au cœur. Je lui ferai porter une appréciation sur ma carte de travail un de ces jours. Je suis sûr qu’elle me délivrera tous les certificats que je voudrai !
Tandis qu’elle remet un peu d’ordre dans sa toilette je la regarde pensivement. Ce petit coup de zizi-panpan est parfait, mais il faut que je songe au turf… Ma conscience se met à me travailler le cuir.
— Pauvre Paul, dis-je, nos relations ont été de courte durée mais j’ai eu le temps de l’apprécier…
J’ajoute :
— Tu n’avais que lui comme parent ?
— Oui, dit-elle…
— Alors t’es son héritière ?…
Elle hausse les épaules.
— Oh ! y a que les épiciers qui héritent, Bernard, nous…
Je poursuis mon petit numéro avec tant d’innocence que je suis sur le point d’y croire moi aussi.
— Tu débloques, fillette. Paul a été tué en travaillant pour des mecs qui savaient à quoi il s’exposait. Il ne marnait pas pour son compte… Ces mecs sont des grossiums, j’en ai vu un dans une Mercury longue comme le pont de l’Alma… Ils te doivent un dédommagement.
Ce qu’il y a de chouette, dans un sens (qui n’est pas celui de la longueur) avec les nanas, c’est qu’elles sont toutes sensibles au côté fric de la vie. Le blé est un miroir aux alouettes plus efficace que le troulala ! Aucune n’y résiste, aucune !
La plus désintéressée se laisse tenter. Tenez, j’en ai connu une, une fille charmante dont je vous dirai pas le blaze, qui voulait même pas que je lui offre un Vittel menthe… au début ! Un mois après elle me faisait les fouilles pendant que je ronflais ! Pour vous dire…
Mettez un Luis Mariano de sexe masculin d’un côté et un billet de dix sacs d’un autre et vous verrez où les porteront leurs pas. Que voulez-vous, y a rien à faire, rien à dire… Elles sont comme ça !
Sofia qui, une seconde avant que je lui parle, était en plein délire amoureux a maintenant une sorte de petite lueur curieuse dans le regard.
— Qu’est-ce que tu racontes ? fait-elle, indécise. Tu te moques de moi ?
Je prends un air douloureusement choqué.
— Crois-tu que le moment soit bien choisi pour plaisanter, petite ?
— Sûrement pas…
— Alors ? Je parle sérieusement. Voyons, tu peux dire que ton brave oncle Paul te servait de père. Il est mort pour le compte de ces types et tu dois palper un dédommagement pour le préjudice matériel… Parlons pas du moral, une perte pareille n’est pas calculable en francs français !
Je me retiens à deux mains pour ne pas pouffer… Ma parole, on cause du Pourri comme s’il s’agissait du président du Conseil.
Mais Sofia ne voit pas l’énormité de mon baratin. Elle est hypnotisée par un gros paquet de fric qui devient à ses yeux de plus en plus probable…
— Oui, dit-elle, mais ces gens… Tu crois qu’ils prendraient ma demande en considération ?
Je fais un geste dubitatif.
— Pourquoi pas, on peut essayer…
— C’est peut-être dangereux, s’ils ont l’impression qu’on veut les faire chanter, peut-être que…
Vite, je calme ses scrupules…
— Pourquoi auraient-ils cette impression ? Faudra y aller carrément sans fioritures. Leur exposer la situation d’autorité, surtout pas menacer, ni geindre : être ferme, calme, tu vois ? Et t’as tout en main pour convaincre… En main et ailleurs !
Elle rit.
— Et combien crois-tu qu’on pourrait leur demander ?
— Il me semble qu’une brique serait le taf raisonnable.
— Tant que ça ?…
— Dis, la perte est en conséquence, non ?
Vous pouvez croire que je biche. J’ai comme qui dirait l’impression de toucher au but.
Mais elle a une question qui me fait dégoder rapide :
— Bon. Où je peux les voir, ces gens ?
Là, c’est le coup de mailloche sur le cigare. J’en ai les carreaux fêlés. Elle m’a tout l’air de ne rien connaître d’eux, ma Sofia d’amour-en-sucre.
— Où tu peux les voir ? articulé-je péniblement… Mais… Je… Je n’en sais rien ; je ne les connais pas !
— Pourtant tu me dis que tu en as vu dans une voiture américaine ?
— Je l’ai vu dans la rue : bonjour, bonsoir, la bagnole a disparu… Tu n’as pas une idée de qui il s’agit, toi ?
— Pas la moindre !
— Paul te parlait jamais de ses affaires ?
— Lui ? Tu penses : un tombeau…
Elle rougit parce que ça n’est plus une comparaison à faire.
— Il venait souvent te voir ?
— Comme ça : des fois il restait huit jours d’affilée, et puis des mois se passaient sans que j’aie de ses nouvelles… L’oiseau sur la branche, Paul !
— Il ne laissait pas de papiers, d’objets qui pourraient nous fournir une indication ?
— Non ! Il avait même pas une brosse à dents avec lui !
— Où crèchait-il ?
— En hôtel ; et il changeait tout le temps parce qu’il avait mauvais caractère et s’engueulait régulièrement avec ses logeurs pour des riens…
— T’as pas une idée de son dernier hôtel ?
— Si : l’Hôtel de la Grande France, la semaine passée il y était encore. C’est près de la Villette !
J’hésite :
— On pourrait y aller ?
Mais Sofia secoue la tête.
— Tu ne peux pas savoir ce qu’il était méfiant, l’oncle Paul ! C’était pas le genre d’homme à laisser traîner quoi que ce soit dans une chambre d’hôtel… Ses fringues, c’est tout ! Et en prenant soin de vider les poches avant de sortir, crois-moi !
Je me frotte le menton. J’ai besoin d’un coup de rasoir car l’énervement et la fatigue me font pousser la barbe à tout-va. Ça crisse sous mes doigts.
Elle est toute ravagée par la déception, la pauvre âme. Elle voit s’effriter sa liasse de talbins… La brique envisagée s’éloigne comme sur une planche savonnée en pente raide.
— Écoute, Sofia, soyons logiques : Paul, c’était un homme non ? Il ne vivait pas seul, personne n’est vraiment seul. On a toujours quelqu’un, quelque part : homme ou femme qui vous attend et qu’on va retrouver pour jouer au sifflet-dans-la-tirelire !
— C’est vrai…
— Alors ton oncle avait une poule, ou un petit ami s’il était de la pédale, mais il avait quelqu’un, bien que sa gueule — sauf le respect que je dois à sa mémoire — ne soit pas engageante.
Elle fait claquer ses doigts…
— Oui ! dit-elle, autrefois il fréquentait une bonne femme… La mère Tapecul… Une espèce d’ivrognesse effroyable… Elle devait avoir un vice qui plaisait au tonton…
— Qu’appelles-tu « autrefois » ?
— Ben… Il y a de ça deux ou trois ans…
— Peut-être qu’il la fréquentait toujours ?
— C’est à voir…
— Où habite-t-elle, cette pin-up ?
— Antony…
— On va y aller… Ça donnera p’t-être quelque chose ?
— Oui, mais ça n’est pas prudent pour toi…
— T’occupe ! On va prendre un taxi jusque chez un pote à moi qui me prêtera sa tire.
Inutile de vous préciser que la voiture du copain c’est en réalité la mienne que j’ai hâte de récupérer !
Une fois au volant de mon météore, je me sens en pleine possession de mes moyens et l’existence se présente par le bon bout. En vingt minutes je suis à Antony. Il fait un beau soleil et midi sonne à toutes les horloges de la région.
— Quand on aura vu la vioque on ira grailler, fais-je à Sofia.
Elle a troqué ses fringues noires contre un petit tailleur à rayures grises et blanches de coupe impeccable. Ce petit lot, on a un réel plaisir à le balader, croyez-moi…
Tout en conduisant je laisse traîner mes mains sur ses jambes et elle se coule carrément à la renverse, les yeux fermés, avec un soupir qui veut en dire long. C’est simple, j’ai jamais rencontré une fille pareille. Cette souris, pour l’éteindre, faut mobiliser les pompelards de la porte Champerret avec leur outillage de choc. Malgré la partie de tu-me-veux-tu-m’as qu’on vient de faire, elle est toute prête à remettre le couvert, Sofia. C’est du cratère en éruption. Avec elle, on a le Stromboli à domicile !
Je lui distribue quelques caresses furtives qui, loin de la calmer, lui font crier « maman » et je comprends que j’ai commis une cuterie monstre en la court-circuitant. C’est le genre de pépée qui, une fois branchée, a besoin d’aller jusqu’au bout.
— Prends-moi ! crie-t-elle…
Et ce, juste au moment où je ralentis à un carrefour à proximité d’un flic. Il en a la manette froissée, le pauvre…
Nous sortons de l’agglomération et, après avoir engagé ma charrette dans un petit chemin creux et balancé un coup de périscope sur les environs je lui offre le petit coup de ramonage de l’amitié.
Ensuite de quoi ça va mieux de part et d’autre, et les nerfs en paix je pénètre, pour changer, dans Antony.
Le plus coton, maintenant, c’est pour trouver la mère Tapecul, car, vous devez bien penser, malgré votre ramollissement de la coquille, que Tapecul est un sobriquet. Sofia ne lui connaissant pas d’autres blazes on doit fonctionner au signalement.
— Écoute, dis-je à ma douce compagne, si elle se poivre le naze, cette vieille peau, c’est dans les troquets qu’il faut se rancarder…
— C’est vrai, reconnaît ma vamp, tu as de la suite dans les idées.
— Tous les gars de Clermont sont comme ça, affirmé-je.
Nous repérons un petit bistrac qui ne paie pas de mine. Sur la vitre il y a écrit : « Chez le Gros ». J’enfonce le bec de cane et je pénètre, suivi de Sofia, dans une salle de bistro qui fait un peu cambrousse. Sur les murs il y a un papier peint unique en son genre, dont le motif représente un épagneul tenant un faisan dans sa gueule. Multiplié à l’infini, ça donne une jolie meute et un joli tableau de chasse. Le tout est pisseux à souhait…
Un billard couvert de moisissure occupe le fond de la salle. Il y a des tables de marbre autour, un vieux rade à l’avant et, en vitrine, des journaux jaunis (le gars fait sous-dépôt Hachette) et des bocaux de bonbons… Il est laga, le « Gros »… Et il a maigri depuis qu’il a fait peindre son enseigne. Ses joues sont flasques comme des fesses de centenaire, mais son bide est resté conséquent. Il paraît nourri au gaz de ville !
— Ce que ce sera ? éructe-t-il…
— Deux Cinzano !
Il nous sert…
— Dites voir, je susurre, vous connaissez pas dans le pays une brave poivrote qu’on appelle la mère Tapecul ?
Il a un rire languissant qui ressemble à une valve de chambre à air se libérant.
— La mère Tapecul ! dit-il… Vous pensez que je la connais, c’est ma meilleure cliente…
Il demande, réalisant brusquement que ma question est insolite :
— Pourquoi ?
— J’aimerais lui parler…
— C’est à quel sujet ?
Pas complexé, le Gros. La discrétion ne l’étouffera jamais !
— Je me réserve de le lui dire, fais-je, sentencieusement…
Ça le met en boule. Il se renfrogne et c’est d’un ton fulminant qu’il lâche :
— La seconde rue à droite, tout au fond, une baraque en planches couverte de tôle ondulée…
— Merci…
Je casque et on se taille.
Effectivement, la masure est digne du surnom de sa locataire. Elle fait « chiffonnier d’Emmaüs » en diable… Tout y est : les vieux bidons, les vieux pneus dans le jardin où trois poireaux végètent dans de la mauvaise herbe… Les fenêtres aux carreaux remplacés par des boîtes de conserves aplaties…
La porte qui ne ferme plus…
La cuisine-chambre à coucher-salle à manger, aux meubles constitués par des caisses, au lit fait avec de la paille sur lequel la mère Tapecul repose, peinarde à jamais, la gorge ouverte d’une oreille à l’autre.
C’est Sofia qui l’aperçoit la première. Elle pousse un cri et s’immobilise le doigt tendu. Je m’approche, les sourcils froncés… Ça n’est pas beau. L’ivrognesse était une dame qui n’avait pas besoin de se mettre des bigoudis pour friser la soixantaine ; elle est toute ridée, toute flétrie, et cradingue comme il est pas permis… Je ne sais pas s’il se l’embourbait encore, Paul, mais fallait pas qu’il ait l’imagination turbulente, je vous jure ! Un lot pareil, le dernier des crouilles l’aurait pas voulu ! De quoi vous guérir de l’amour pour toujours et vous faire prendre un engagement définitif dans le régiment des eunuques !
Elle est vêtue de hardes effroyables… Sa bouche est ouverte sur un dernier râle, ses yeux lui sortent de la tranche… Le sang qui a coulé de l’affreuse blessure est tout noir… Sec depuis belle lurette. La vieille est froide comme un nez de clebs. On a dû l’assaisonner hier, à mon avis, peut-être avant-hier… J’abandonne le corps pour examiner les lieux ; pas besoin d’avoir son brevet de pilote pour comprendre qu’on a farfouillé partout ! Il y a un désordre indescriptible… Des billets de banque jonchent le sol, ce qui prouve que le fricotin n’était pas le mobile du meurtre.
Si le Pourri avait confié quelque chose à la vieille morue, il est rigoureusement certain que les dirigeants du gang ont récupéré ce quelque chose. Ils pouvaient y aller carrément. Tous les jours on en bute, des mères Tapecul. La gargane ouverte, ça fait règlement de comptes ou geste de poivrot. La police met ça sur le compte d’un traîne-patins quelconque, on arrête un clodo, on le passe à la purge. S’est est chlass il avoue tout ce qu’on veut et il se retrouve dans le quartier des condamnés à la détronche un vilain matin, sans bien piger ce qui lui est arrivé.
— C’est atroce, gémit Sofia…
— Oui, dis-je, le coup est vache. Probable que les patrons de ton oncle tenaient à l’œil leurs employés. Ils ne prennent pas de risques inutiles, à preuve !
Elle soupire :
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Que veux-tu qu’on fasse ?
— On s’en va ?
— Oui…
Et en effet, on les met. Je me promets d’avertir la rousse plus tard, quand j’aurai largué la petite rouquine… Comme quoi je vais d’une rousse à l’autre sans hésiter ! Notez bien que ce jeu de mots est minable, je le sais, mais on ne peut pas distiller du génie à longueur de journée, ça fatigue tout le monde…
Nous quittons la petite localité et reprenons la route de Paris.
— On va toujours casser une graine, dis-je. C’est pas le moment de se laisser abattre…
Je repère une auberge gentillette à l’enseigne du Beau Pigeon. Espérant qu’il ne s’agit pas du client, j’arrête ma tire et nous investissons le territoire.
Une brave servante à l’air plus gourde que nature nous attribue une table près d’une fenêtre. Nous nous mettons à consommer une poularde demi-deuil (de circonstance après les obsèques de Popaul) lorsque la lourde s’ouvre sur Blandin, un inspecteur de la P.J. que j’ai eu sous mes ordres avant d’entrer dans les services secrets.
C’est un grand c… qui n’hésite jamais à dire ou à faire une c… lorsque l’occasion se présente.
Bien entendu il vient tout droit à moi.
— Monsieur le commissaire ! brame-t-il, quelle bonne surprise ! Qu’est-ce que vous faites dans mon bled ?
Pour un paveton dans la mare c’en est un. C’est même un vrai aérolithe. J’en suis soufflé et j’ai une peine inouïe à avaler ma bouchée de poultock.
Sofia est d’un joli gris tirant un peu sur le vert. Elle pose lentement sa fourchette sur le bord de son assiette et se met à nous regarder, cet endoffé de Blandin et moi, avec des yeux chargés de stupeur.
— Salut, fais-je mollement à Blandin…
Mon regard lui apprend qu’il a commis sa nième choserie de la journée.
Il se trouble, balbutie, déclare qu’il fait beau ; me dit que sa femme est en cloche de son troisième ; qu’il est en congé de maladie à la suite d’un phlegmon dans la gorge et enfin pirouette pour filer… Ce gnace, ça m’étonnerait qu’il ait de l’avancement, ou alors faudrait que je n’aie pas le temps de m’occuper de lui. Même si je cannais avant de l’avoir recommandé en haut lieu, je crois que je ferais un nœud à mon linceul pour ne pas l’oublier.
Deux pleines minutes d’un silence épais comme du mortier s’écoulent. Nous ne bronchons ni l’un ni l’autre. La serveuse, voyant que nous cessons de tortorer, nous demande si le poulet ne nous convient pas.
— Pensez-vous, fais-je, il est sensationnel… Le poulet, pensez ; c’est notre plat préféré, n’est-ce pas chérie ? je demande à Sofia…
Elle se remet à manger avec des gestes automatiques.
Quand elle a morfilé son aile, elle dit :
— Au fond, ça ne m’étonne pas…
— Qu’est-ce qui ne t’étonne pas, mon cœur ?
— Que tu sois un flic…
— Ah oui ?
— Oui ! Tu n’as pas les manières d’un truand… Il y avait quelque chose en toi qui sonnait faux. Tu semblais… je ne sais pas : trop vrai ; il y avait trop d’ironie dans ton personnage…
Elle tourne pour la première fois depuis l’incident ses beaux yeux sur ma belle personne.
— Qu’est-ce que tout ça veut dire ?…
Je soupire.
— Je suis des services secrets, avoué-je, pas la peine de te bluffer plus longtemps…
— Pas la peine en effet !
— Qu’est-ce que tu veux : ton oncle a joué au c… Il s’est lancé dans un turbin qui n’était pas fait pour lui, ni pour les mecs du milieu…
Elle hoche la tête.
— Vous avez pensé remonter jusqu’aux organisateurs grâce à lui ?
— C’est ça.
— C’est pourquoi tu as fait toute cette mise en scène ?
— Eh oui !…
— Je comprends pourquoi tu t’es sorti du mauvais pas. Le seul rescapé : tu parles ! Si ça se trouve c’est seulement toi qui les a descendus, dans la maison là-bas ?
J’avale ma confusion.
— T’es malade, Sofia ? Puisqu’au contraire je comptais sur Paul pour trouver les chefs du gang !
— Alors pourquoi la police a-t-elle donné l’assaut puisque tu y étais ?
Elle raisonne comme une reine, cette môme. Pour lui vendre des navets creux faut drôlement lui bander les yeux et lui mettre des gants de boxe…
— Il y a eu maldonne… Tu sais, la police est très compartimentée… Souvent la liaison se fait mal entre les différents services : la preuve !
Mais elle est triste, sceptique.
— Dire que je croyais que tu avais un penchant pour moi…
Je lui prends la taille.
— Ne sois pas bête ; tu as la preuve que je m’en ressens drôlement pour ton académie !
— Oh ! parce que t’es un homme…
J’exulte.
— Eh oui, justement : je suis un homme. Tu as résumé admirablement le problo… Tous les hommes sont des hommes, flics ou truands ! Des hommes qui aiment les belles filles, des hommes quoi ! Qu’importe le côté de la barricade. Tu me plais, Sofia… Je te le prouverai toujours quand tu voudras…
Elle a un pâle sourire.
— Tout de même, fait-elle, avoue que la situation est assez particulière…
— Moi je la trouve poilante. Tu ne veux plus bouffer ?
— Non.
— Moi non plus… Allez, viens !
En pilotant mon char, je gamberge. Je me dis qu’il n’est pas tellement prudent de laisser Sofia retourner chez elle car les employeurs de Paul ont une façon un peu dure de couper les ponts ! S’ils se mettent à ratisser le passé de Paul pour enlever les traces de leurs activités, Sofia est en danger.
Je lui explique ça et elle se trouble.
— Tu crois qu’ils…
— Et comment. Écoute, pendant deux ou trois jours va à l’hôtel sous un autre nom… Tiens, l’Hôtel du Printemps, rue de l’Isly. C’est central et ce sont des potes à moi qui le tiennent !
— Comme tu voudras, mais à une condition…
Son regard trouble m’en dit long sur ces conditions !
Je lui caresse la joue (pas la peine de l’enflammer, j’ai pas le temps de la servir).
— D’accord, Sofia… J’irai te voir ! Je sais que t’aimes pas pieuter seule !
Ça n’est pas une assiette garnie que s’empiffre Mémé, malgré son pronostic du matin, mais une poitrine farcie plus appétissante que celle de Lolobrigida.
Il tortore gloutonnement comme s’il n’avait rien ingéré depuis les restrictions.
Je m’assieds à côté de lui sur la moleskine sans qu’il m’ait vu radiner et il a un hoquet qui manque l’étouffer.
— Déjà vous ! fait-il…
— C’est un mot de reproche, ça, Mémé…
Il secoue la tête…
— Vous charriez, monsieur le…
— Ça va, dis-je, balance pas mon titre à tout-va, je suis pas mégalomane, Dieu merci.
Il louche sur sa poitrine qui refroidit, n’osant plus la consommer.
— Eh ben bouffe ! je lui fais, faut pas que je te coupe l’appétit, au contraire, je veux être ta bonne Quintonine des familles !
— Oh ! fait-il, ça peut attendre.
— Mais non, dis-je, la poitrine farcie c’est pas comme la vengeance, ça doit se manger chaud…
Il m’obéit rapidement, mais il est gêné et il avale des bouchées qui étoufferaient une autruche.
Pendant qu’il évacue son plat du jour je regarde l’animation de la rue Pigalle par la vitre qui se trouve dans notre dos. Il y a une rangée de plantes vertes, un store, des rideaux, mais comme le rideau est à jour et le store à claire-voie, la visibilité reste totale. La rue commence à s’animer. Il y a des p… en pagaïe qui font le touriste, des aboyeurs qui racolent aussi en promettant des sensations rares aux pauvres peigne-culs débarqués de leur bled ; les néons des boîtes se mettent à clignoter. Le populo remonte de la Trinité comme les truites remontent les ruisseaux en crue. L’Américain donne bien, le terreux aussi. Allons, la soirée sera bonnarde pour ces messieurs-dames.
— J’ai du nouveau, me fait Mémé-Bille-en-Bois avec un petit sourire triomphant dans le regard.
Cette affirmation me fait passer un frisson de plaisir au long de l’échine.
— C’est vrai, gars ?
— Authentique…
— Allons, tant mieux, mais ne parle pas la bouche pleine !
Il achève son glass de rouge et clape de la langue pour témoigner à l’assistance la satisfaction qu’il a éprouvée en becquetant ce plat garni.
Sa gueule est marrante : minuscule, avec des cils de pierrot et des éventails à hannetons démesurés.
— J’ai mené ma petite enquête, dit-il…
— C’est vrai ?
— Oui. Faut dire que le mitan ça me connaît. J’ai dragué toute la journée, interrogeant les uns et les autres…
— Et t’as obtenu du résultat ?
— Ouais…
— À savoir ?
— Paul voyait quèquefois un type genre haute société, bien loqué, les cheveux gris…
— Et des lunettes ovales ? je complète…
Attristé, Mémé balbutie :
— Ah ! vous êtes au courant ?
— De ça seulement…
— Bon. Des potes à Paul l’ont vu, une fois ou deux dans une tire ricaine, une vache bagnole…
— Je connais…
— Mais vous savez tout alors ! Vous n’avez plus besoin de moi !
— Oh ! que si… T’as le numéro de la tire, je parie ?
— Non… Mais je sais où on peut rencontrer le gars aux besicles !
— Alors là t’es un chef, Mémé !
— Vous comprenez, explique-t-il, un des mecs qui a vu Paul en sa compagnie l’a repéré dans un bar et…
Ce qu’il dit est intéressant, mais c’est court. Beaucoup trop court… Je regrette de lui avoir conseillé de finir sa poitrine farcie avant de parler, car c’est la sienne, brusquement, qui est farcie. Et pas avec du hachis, je vous l’annonce !
Ça se passe avec une telle soudaineté que je réalise mal la situation… C’est tellement confus que je ne sais pas par quel bout commencer pour vous raconter ça. D’abord y a un bruit pareil à celui que ferait une gigantesque allumette grattée sur une râpe. Ce bruit-là, pas la peine d’avoir fait son service militaire dans la garde princière de Monaco pour savoir qu’il est produit par une mitraillette.
La vitrine que nous avons dans le dos fait des petits ; j’en ai un gros tas sur la braguette, ce qui est plus gênant qu’un slip kangourou. Mémé se met à tousser et à glavioter du raisin sur la nappe… Tout le monde gueule… Un vrai rodéo, entrée gratuite, si cardiaque s’abstenir !
Je me dis qu’un enfoiré de première grandeur vient de lâcher une rafale sur nous, de dehors. Il nous a fait le coup de Jean Jaurès… Je me demande comment je ne suis pas transformé en tamis à l’instar de Mémé. Je pige en voyant que j’ai derrière moi, très exactement, la colonne de fer soutenant le montant de la longue vitrine. Cette colonne est double et elle fait à peu près la largeur d’un dos d’homme. Il existe entre les deux un intervalle assez grand, mais, par bonheur, aucune praline n’est passée entre et les bastos ont ricoché sur les colonnes… Qui donc disait que les miracles n’ont lieu qu’une fois ? Pour bibi ils se produisent à longueur de journée… Je sais bien que dans un bouquin le sympathique héros ne se fait jamais foutre en l’air et qu’à la fin finale, il épouse l’héroïne et lui plombe quatre chiares d’autorité, mais quand même…
Pour un vase c’est un vase… Et qui pourrait contenir toute la flore d’un jardin botanique. Y a des moments où je me demande si le Bon Dieu n’a pas attaché à ma personne toute une escouade d’anges gardiens en renfort…
Par contre, celui de Mémé a dû aller donner un récital de harpe à Pleyel car le pauvre gnard est arrangé de première…
Pour une poitrine farcie c’est une poitrine farcie… On le filerait à la baille il coulerait à pic ! La table est pleine de sang. Y en a partout, il m’en est giclé à la frimousse ; c’est une vraie calamité… J’ai l’air du grand chef indien Œil-de-Vraicon, peint en guerre… Mais c’est pas le sentier de la vertu que j’emprunte.
Le rififi est à son comble… Toutes les gagneuses, tous les messieurs qui tortoraient dans l’établissement se sont pris par la main pour s’emmener au bois voir si les lauriers ont repoussé et s’ils peuvent se planquer derrière !
Les perdreaux s’amènent… Ça gueule, ça cavale, ça siffle, ça se barre sans payer, ça se gourre de pardingue au portemanteau… Une corrida extraordinaire… Les garçons se sont enfermés dans le Frigidaire ; la caissière s’est pris un nichon dans le tiroir de son enregistreuse ; le chef cuisinier s’est renversé sa bassine à friture sur les valseuses et se met à appeler sa mère… Le patron dit que l’assurance ne marchera pas pour sa vitrine… Les perdreaux me demandent mes fafs… On examine Mémé lequel est tellement mort qu’on ne peut plus imaginer qu’il a été vivant…
Moi je file aux gogues pour remettre de l’ordre dans ma toilette.
Les toilettes jouxtent le laboratoire de la pâtisserie car la boîte fait boulangerie-pâtisserie-bar-restaurant… Là il y a un vieil ouvrier qui pétrit de la pâte avec conviction. À cause du chahut que fait son pétrin électrique, il n’a rien entendu… Il me sourit gentiment.
— Belle soirée, me dit-il…
— Épatante, fais-je…
— Les nuits sont encore fraîches, observe-t-il avec pertinence.
— Oui, encore, conviens-je…
Je quitte ce digne homme et il plonge dans le pétrin.
Moi aussi !
Maintenant la pâtisserie est pleine de trèpe, mais la clientèle a changé. Les gars qui sont ici ont un casier vierge, croyez-le.
Je m’approche du brigadier qui a regardé ma carte.
— Je suis obligé de filer, lui dis-je. J’irai au rapport un peu plus tard.
— Entendu, monsieur le commissaire…
Je sors. J’ai besoin de prendre un peu d’air. C’est bon de respirer la nuit de Montmartre quand on vient d’échapper à la grande seringue !
Je fais le tour du pâté de maisons par la rue Fontaine puis je reviens à ma tire.
J’avais besoin de calmer mes nerfs et c’est maintenant chose faite… Quand le grand toutim se déclenche, il se fait en moi un grand calme. Tout devient précis comme les rouages d’une montre et ma pensée fonctionne admirablement, avec une acuité de devin.
Je me dis que les patrons de Paul tiennent à leur anonymat au point qu’ils n’hésitent pas à prendre des risques énormes. Ils liquident tous ceux qui, de près ou de loin touchaient au Pourri. Ce matin, ils étaient à l’enterrement. Ils m’ont repéré et ont assisté à mon entretien avec Mémé… Ils ont flairé du louche… C’est Mémé qu’ils ont décidé de suivre afin de voir ce qu’il allait maquiller. Ils ont vu. Dès lors sa mort a été décidée. La mienne leur paraissant judicieuse aussi, ils ont voulu faire d’une pierre deux coups…
Je ne pense pas être suivi, mais comme deux précautions valent mieux qu’une j’arrête ma voiture devant une allée à double issue de la rue des Martyrs.
Je ressors de l’immeuble et gagne la station de taxis la plus proche.
— Dis, je demande au chauffeur, tu connais pas une turne qui s’appelle La Lune Verte, dans le quartier Trinité ?
Il fait un signe affirmatif.
— Rue de Milan…
— Alors, roule !
Dix minutes plus tard, il m’éjecte devant la boîte. Faut descendre trois marches et on débarque dans un vestiaire circulaire où de la pépée bien baraquée fait du zèle. Je laisse mon pardingue et un billet de cent dans ses mains et j’entre dans la salle.
Ça ressemble à une oasis telle que le petit Toto se l’imagine. Y a des palmiers en contreplaqué sur les murs, avec des cactus en carton-pâte et des dromadaires en peluche. Au-dessus du comptoir une vaste lune de verre vert justifie l’enseigne de l’établissement.
Trois Martiniquais jouent de la courgette évidée sur une estrade et deux couples de patards se frottent le nombril en cadence. À part ça rien d’autre à signaler sinon une barmaid qui se fait tartir derrière le simili-acajou du bar.
Je vais lui faire un brin de causette.
— Un whisky, dis-je, car je suppose qu’il est obligatoire ?
J’avais besoin de calmer mes nerfs et c’est porte aux confidences.
— Dites donc, Sofia n’est pas là ?
Elle secoue la tête :
— Jamais la nuit, elle fait le jour… Du reste aujourd’hui elle n’est pas venue car elle est allée à l’enterrement d’un de ses parents.
— Voyez-vous ! Et personne n’a demandé après elle, en fin de journée ?
— Si, fait-elle, surprise, comment le savez-vous ?
— Pas malin, c’est un pote à moi… Un type aux cheveux gris avec des lunettes ovales…
Je me marre, mais son visage me freine l’hilarité.
— Pas du tout ! C’était un grand mince tout rasé, assez jeune, il avait une tenue de chauffeur…
Je soupire.
— C’est le chauffeur de mon ami. Il vous a demandé son adresse ?
— Oui.
— Vous la lui avez donnée ?
— Non, pour la bonne raison que je ne la connais pas. Je sais qu’elle habite Montmartre, du côté de l’avenue Junot, mais c’est tout !
— Que lui avez-vous dit ?
— Je lui ai donné le téléphone du patron d’ici en lui disant de lui demander à lui…
— Donnez-le-moi aussi, le bignou du patron…
— Opéra 09–04…
Elle me regarde.
— Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ?
— Il y a longtemps que ce type est venu ?
— Une heure environ…
— Qu’est-ce que ça veut dire ? redemande-t-elle.
— C’est combien, le whisky ?
— Huit cents francs…
— C’est donné, vous allez droit à la faillite !
Je pose mille balles sur le rade et je m’esbigne sans répondre à son troisième « Qu’est-ce que ça veut dire ? ». Faut toujours laisser le champ libre à l’imagination des jeunes femmes.
Au vestiaire je réclame un jeton et je compose le numéro du patron de La Lune après avoir demandé son blaze à la préposée. La sonnerie vrille mon tympan. On décroche. Une voix de métèque demande à qui elle a affaire.
— Monsieur Armalfini ?
— Oui ?…
— Police…
Le mec a un hoquet à l’autre bout et commence à prendre des vapeurs.
— Ma qu’est-ce que c’est ? pleurniche-t-il.
— Chialez pas et ouvrez vos cornets, tout à l’heure quelqu’un vous a téléphoné pour vous demander l’adresse d’une de vos serveuses : Sofia Mongin ?
— Oui…
— Vous l’avez donnée ?
— Non, j’étais dans mon bain, ma bonne a dit de rappeler… J’attendais, justement je croyais que c’était…
Dieu soit loué !
— Bien, écoutez, ne bougez pas de chez vous avant que le gars ne vous ait appelé. Donnez l’adresse et ne vous inquiétez plus de rien, compris ?
— Compris.
— La consigne est simple, mais suivez-la à la lettre car il vous en cuirait, vous m’entendez ?
— Parfaitement.
— Alors au plaisir…
Je raccroche, j’endosse mon imper et je me propulse dans un taxi…
Décidément, ça s’enchaîne comme dans un drame bien foutu. J’ai eu raison de penser que les « zigotos » qui monnayaient les bons et loyaux services de Popaul finiraient par s’occuper de sa nièce. Le Pourri voyait celle-ci de façon très épisodique, il est donc normal qu’ils n’aient pas eu vent plus tôt de l’existence de Sofia… Mais ils ont su que leur ex-employé possédait une ravissante nièce à laquelle il rendait de lointaines visites et, avec leur système de la « terre brûlée » ils veulent supprimer cette possibilité de risque.
Heureusement que San-Antonio n’a pas de la terrine de canard à la place de la matière grise et qu’il est parvenu à battre les autres de vitesse.
La porte monumentale du porche n’est pas fermée. Je me glisse telle une ombre jusqu’à la petite cambuse de ma belle.
Grâce à mon sésame j’ouvre la lourde sans la moindre difficulté. J’ôte mon imper pour avoir la liberté de mes mouvements, et je m’empare de la petite lampe de chevet, celle qui éclaire parfois des paysages qui n’ont rien de champêtre. Je la porte à la cuisine où je la branche.
Ceci fait je reviens au living-room, j’installe un coussin à droite de la porte de manière à ce qu’en s’ouvrant celle-ci me masque automatiquement. Je m’assieds sur le coussin, je prends mon flingue, j’assujettis un silencieux dessus et j’attends en renaudant contre le besoin de fumer qui me tortille.
La faible lumière qui brille dans la cuisine donne à l’appartement une atmosphère de présence. C’est ce que je veux. Si les gnaces que je cherche s’amènent, ils ne douteront pas un instant que Sofia est en train de bricoler dans sa cuisine, et cela me donnera le temps nécessaire pour agir.
Une heure s’écoule sans que j’aie remué le petit doigt. Je me dis que je ne risque rien à mettre la radio. Ça renforcera l’impression d’« habité » et ça m’empêchera de m’endormir…
Je me coule jusqu’au petit poste de radio et je m’offre Luxembourg comme une reine.
André Claveau est en train de sévir. Il dit qu’il aime une femme et comme il est seul devant un micro personne ne se marre.
Après lui vient un jeu radiophonique. C’est bien les jeux radiophoniques, grâce à eux tout le monde a l’impression de s’en mettre plein les vagues par personne interposée.
Un type est en train de faire une fortune en devinant des airs de musique ancienne. Il en est à cent dix tickets lorsqu’un glissement se produit contre la porte. Une ombre se projette à l’intérieur du gourbi par les carreaux. Je fixe mon regard sur le loquet de la lourde. Je le vois tourner lentement. Je crispe un peu mes doigts sur la crosse du pétard. C’est mauvais pour les nerfs, ces séances-là !
La porte s’ouvre lentement. Je me presse contre le mur pour éviter que le battant ne bute pas contre moi trop tôt, signalant ma présence.
Une longue silhouette s’insinue dans la pièce, s’immobilise un instant comme pour se repérer dans l’obscurité et se dirige enfin à pas de loup vers la cuisine. Je me dresse, sans bruit. Je sais où se trouve le commutateur et je donne la lumière.
Le chauffeur de l’homme aux lunettes ovales est là, un gros lacet de cuir à la main. Il a fait un nœud coulant et le tient tout prêt. Il cligne des yeux à la lumière, lâche précipitamment son lacet et porte la main à sa poche.
— Arrête ! j’ordonne d’une voix qui ne laisse pas de place à la fantaisie.
Il s’arrête et me file un regard vipérin. Ce gnace me débecquette. Il est raide et glacé comme un Esquimau à la vanille avec le même teint.
— Tu allais à la pêche ? dis-je en désignant le lacet.
Il a un mauvais sourire. Puis, sans que rien ne me fasse prévoir un tel geste il plonge à mes pieds et me saisit par les chevilles. Je vais à dame sans passeport. Mais au moment de basculer je vide une partie de mon chargeur ce qui me permet de me relever sans subir de nouvel assaut.
Faut avouer que le chauffeur en serait bien empêché : il a ramassé plusieurs balles sur le dessus du crâne et le voilà scalpé comme un Mohican. Ça non plus, ça n’est pas beau à voir !
Domptant ma répugnance je le fouille. Il a sur lui des papiers au nom d’Ernest Flondet, 15, rue Paradis à Marseille, Bouches-du-Rhône. Doit s’agir d’une adresse bidon, probable… À part ça rien qui m’indique où il crèche à Paname !
J’abandonne le corps et je sors jusqu’au seuil de la maison. Je regarde à gauche et à droite dans la rue Lamarck, je ne vois rien. Certainement que le chauffeur a stoppé son tréteau dans une rue adjacente pour ne pas le faire repérer devant l’immeuble. Je relève le col de mon imper que j’ai eu le soin de reprendre et je pars à la recherche d’une bagnole ricaine. Mais balpeau ! Tout ce que je repère c’est une traction à cent mètres plus haut. Alors je me dis que les types qui sont des prudents ont troqué leur grosse bagnole contre une autre puisqu’ils m’ont permis de monter dans l’autre…
J’avance d’une allure de brave gars qui rentre chez lui le cœur en paix. Au moment où je parviens presque à la hauteur de l’auto le véhicule démarre sec.
J’ai un instant de flottement car je me dis qu’il s’agit peut-être d’une simple coïncidence… Mais je suis le genre de mec qui sait prendre ses responsabilités, contrairement à la plupart des fonctionnaires… À part les percepteurs, ces gars-là tirent toujours à la courte paille avant de savoir s’ils vont se farcir leur femme ou leur maîtresse et s’ils vont aller en retard au bureau ou en repartir en avance.
Le bref instant de flottement passé, je défouraille sur les boudins de la traction. Si jamais l’occupant est un paisible représentant en bières et limonades ça va faire un radada de b… de mouise dans la presse. Je les entends d’ici les journaleux, ou plutôt je les lis d’ici ! La police qui se croit tout permis ! Les poulagas toujours prêts à biller sur l’innocent pour en faire un coupable ! Les tueurs patentés ! Les assassins de l’État ! Embouchez les trompettes d’Aïda ! Sonnez braves archers du Roy !
Il ne restait plus que trois pilules Pink pour personnes pâles dans mon réservoir à fabriquer du défunt ; par bonheur l’une d’elles crève le pneu gauche arrière et la traction se met à zigzaguer dangereusement.
Je prends mes jambes à mon cou et j’arrive à la hauteur du bolide à l’instant précis où il stoppe en bordure du trottoir. Il y a du monde au balcon, je vous jure. Encore une fois, si j’ai fait erreur je ne risque pas d’arranger le coup à l’amiable !
Je parviens à la bagnole au moment précis où l’homme aux petites lunettes en sort. J’ai un soupir de soulagement en constatant qu’il n’y a pas maldonne.
Ce qui suit se déroule alors comme au ciné quand on enjambe une partie importante de l’action grâce à une succession de plans.
Je fonce sur le type tant désiré mais il tient un gentil P 45 qui aboie furieusement. Je n’ai pas d’autres ressources que de me jeter dans la voiture pour tâcher d’échapper à la distribution gratuite. Comme le moteur tourne encore j’embraie et je fonce d’un coup sec en avant. Ça chasse vilain sur l’arrière mais j’ai suffisamment de science du volant pour combattre ce handicap.
Le gars, surpris par cette manœuvre, continue de postillonner de l’acier… Mais je vais si vite qu’il rate la cible, c’est la voiture qui prend. Un dernier coup d’accélérateur qui emballe le moteur. Je suis sur lui. Dans la clarté aveuglante des phares je le vois se détourner pour se sauver, puis il y a un choc, il lève les bras et disparaît. Je stoppe. Le mec est à terre, un pneu de la guinde sur le bas-ventre. Il geint et ses lunettes sont allées valdinguer au milieu de la chaussée.
Je me penche sur lui.
— Faites excuse, cher monsieur, mais aux grands maux les grands remèdes.
Il ne me répond que par un soupir : son dernier !
Les gens font cercle autour de nous, en pygemoiça et robes de chambre.
Bon, voilà que j’éprouve le besoin de passer un coup de grelot au Vieux.
Le Vieux est dans son burlingue. Il y est toujours et à toute heure. Je me suis souvent demandé s’il n’avait pas un vrai jumeau rigoureusement identique qui prenait sa gâche fifty-fifty ? Je ne vois que cette explication. Un mec totalisant un pareil nombre d’heures de présence ne paraît pas pensable.
Il est moins tendu que la veille et il joue dans sa poche, avec un trousseau de clés ou avec de la monnaie, je ne sais au juste, mais ce ne peut être autre chose qui produit ce bruit métallique.
Il me regarde avec un petit air attendri qui signifie : « Je le savais bien que tu arriverais à un résultat. »
— L’homme que vous avez écrasé, dit-il, est identifié. C’est un Tchécoslovaque du nom de Kazec. Il a été signalé par l’Intelligence Service comme faisant de l’espionnage. Deux fois il a échappé à la police britannique.
Là un petit gloussement satisfait pour montrer la suprématie de la police française en cette affaire.
— Quant à la voiture, dit-il, elle a été louée à un certain Pétrus Holtz voici trois jours par un garage du boulevard Gouvion-Saint-Cyr… L’adresse donnée par Holtz est 8, avenue Frémiet !
Il me regarde.
— Je viens d’avoir à l’instant le renseignement, en pleine nuit ça n’a pas été facile… J’ai hésité à envoyer quelqu’un mais j’ai pensé…
— Vous avez bien fait de m’attendre, dis-je. Ça me revient, chef.
— Alors, good luck !
S’il se met à jaspiner anglais, c’est la fin de tout !
Il est minuit moins dix, presque l’heure du crime, lorsque je parviens avenue Frémiet. Devant la loge de la concierge, il y a un tableau des locataires qui m’apprend que M. Holtz crèche au cinquième.
Je prends l’ascenseur. Arrivé à l’étage convenu je sors un petit trousseau de clés pêchées sur le cadavre de Kazec et je considère le trou de serrure, puis les trois clés composant le trousseau. J’utiliserais bien mon sésame, mais à quoi bon trifouiller cette brave serrure alors que j’ai la chiave qui la fait obéir ?
La lourde bien huilée s’ouvre comme dans un rêve. J’entre dans un appartement feutré au fond duquel brille une lumière rose… Un froissement de papezingue m’apprend que, dans la pièce, un mec lit ou classe des fafs.
Je sors encore une fois ma pétoire. C’est un geste aussi rituel pour moi que celui, si auguste, du semeur.
Un flingue ! Toujours un flingue, avec de nouveaux chargeurs ! Des dragées qui volent, des hommes qui s’écroulent, du raisin qui coule ! Des menuisiers qui clouent des planches. Des fossoyeurs qui creusent un trou ! Des anges qui découpent des auréoles dans de la lumière dorée, ou bien des démons qui se font livrer de l’anthracite russe !
Le métier, quoi ! Le sale boulot… Celui qui dresse les hommes les uns contre les autres, pareils à des fauves sans intelligence. Le danger des hommes vient des hommes. Ils n’ont presque qu’eux à redouter… Ils portent leur mal en eux…
M… ! V’là que je philosophe ! C’est pas le moment du tout !
Je m’avance lentement vers la zone de lumière. Une voix d’homme lance une question dans une langue inconnue. Et cette question m’est destinée, car le mec me prend pour Kazec.
Je pousse la porte et je me trouve en face de Holtz. J’ai un instant de flottement en considérant cette grosse bouille chauve à lunettes dont les oreilles s’ornent de grosses touffes de persil.
— Professeur ! dis-je. Comment allez-vous depuis l’autre nuit ?
Le mec regarde mon pétard, puis il me regarde.
Il lève les bras sans que j’aie à le lui demander.
La vie est marrante tout de même ; tellement pleine de surprises.
Le gars kidnappé dans le train ! J’en ai déjà vu de raides, comme disait Martine Carol qui s’y connaît, mais j’avoue que je suis un brin surpris.
Je pige tout, très vite.
— Vous êtes très fort, admets-je… Très fort, Holtz… Vous vouliez absolument réussir ce coup-là… Votre suprême habileté, sachant que j’étais parmi vous a été de procéder à deux enlèvements : un faux, au cours duquel vous jouiez le rôle de la victime — à la perfection je le reconnais… Et un vrai que perpétraient Kazec et le chauffeur ! Vos kidnappings ont toujours réussi grâce à cette ruse… Vous employiez des gens du milieu pour faire un boulot inutile et ainsi donner le change… Grâce à ce simulacre vous pouviez agir plus librement.
Je me tais… Il n’a toujours pas dit un mot. Il sourit, s’assied et débouche un flacon de whisky. Il se verse un verre et boit calmement.
Puis, avec un accent indescriptible il murmure :
— Excuse-me. I do not speak French !
— Ça ne fait rien, dis-je, on va t’offrir un lexique…
Je vais à lui et je lui balance un coup de crosse sur la nuque. Il se répand dans le fauteuil et son caillou tourne au rose bonbon.
— Va te faire aimer, je murmure, ça te donnera des couleurs…
Pendant qu’il flotte dans les limbes je farfouille l’appartement. J’ai l’immense satisfaction de découvrir une salle de bains assez particulière, en ce sens qu’elle ferme au verrou et qu’à l’intérieur un vieil homme est enchaîné au moyen de menottes après la tuyauterie de la baignoire.
— Professeur Hans Muller, sans doute ? je demande…
Il a un signe affirmatif.
— Police française, ajouté-je, très heureux de faire enfin votre vraie connaissance, professeur, je crois que j’arrive à temps, n’est-ce pas ?
Il le croit aussi.
Le lendemain, sur les choses de midi, je sors de l’Hôtel du Printemps où je suis venu rejoindre Sofia au milieu de la nuit.
Pendant que je cigle la chambre, le patron qui est un vieux pote me dit :
— Tu ne changeras pas, quand tu es avec une polka faut que tu la fasses bramer toute la nuit. T’as foutu le tricotin à la moitié de ma clientèle, ce qui est mauvais pour les sommiers ; et l’autre moitié s’est plainte, évidemment…
Je souris.
— Pardonne, gars, c’est une vieille manie que j’ai contractée en quittant le collège…
— T’es un dur ! conclut-il…
Je suis frappé par cette appréciation. Je me rappelle les paroles du Vieux qui me disait : « San-Antonio, puisque vous aimez jouer aux durs… »
Un dur, est-ce que ça existe vraiment ?
Sofia me tend son aileron…
— À quoi penses-tu ? demande-t-elle…
— Sofia, interrogé-je, à ton avis, suis-je un dur ?
Elle glousse :
— Sans aucun doute, mon chéri… Et un vrai !