Le cri était prisonnier des orgues. Il sifflait dans les tuyaux. Résonnait dans toute l’église. Atténué. Feutré. Détaché. Lionel Kasdan fit trois pas et demeura près des cierges allumés. Il observa le chœur désert, les piliers de marbre, les chaises revêtues de skaï, couleur de framboise sombre.
Sarkis avait dit : « En haut, près de l’orgue. » Il pivota et se coula dans la spirale de pierre qui monte jusqu’à la tribune. A Saint-Jean-Baptiste, l’orgue a une particularité : ses tuyaux trônent au centre, comme une batterie de lance-missiles, mais son clavier se tient à droite, dissocié, formant un angle perpendiculaire avec le buffet. Kasdan avança sur le tapis rouge, longeant la rambarde de pierre bleue.
Le corps était coincé entre les tuyaux et le pupitre du clavier.
Allongé sur le ventre, jambe droite repliée, mains crispées, comme s’il était en train de ramper. Une petite mare noire auréolait sa tête. Partitions et livres de prières se répandaient autour de lui. Par réflexe, Kasdan regarda sa montre : 16 h 22.
Un instant, il envia cette mort, ce repos. Il avait toujours cru qu’avec l’âge, il ressentirait une angoisse, une appréhension intolérables à l’égard du néant. Mais c’était le contraire qui s’était produit. Au fil des années, une impatience, une sorte d’attirance magnétique pour la mort était montée en lui.
La paix, enfin.
Le silence de ses démons intérieurs.
A part la tache de sang, aucun signe ici de violence. L’homme avait pu succomber à une crise cardiaque et se blesser dans sa chute. Kasdan mit un genou au sol. Le visage du mort était invisible, caché dans son bras replié. Non, un meurtre. Il le sentait au fond de ses tripes.
Le coude de la victime s’appuyait sur le pédalier de l’orgue. Kasdan ne connaissait rien au mécanisme de l’instrument mais il devinait que la pédale actionnée avait ouvert les tuyaux d’étain et de plomb, amplifiant la résonance du cri. Comment l’homme avait-il été tué ? Pourquoi avait-il hurlé ?
Kasdan se releva et attrapa son téléphone. De mémoire, il composa plusieurs numéros. À chaque appel, on reconnut sa voix. Chaque fois, on lui répondit : « OK. » Chaleur dans ses veines. Il n’était donc pas mort. Pas tout à fait.
Il songea à Secret Agent d’Alfred Hitchcock, un de ces films en noir et blanc qu’il voyait pour s’occuper l’après-midi, dans les studios d’art et essai du Quartier latin. Deux espions découvraient un cadavre assis face au clavier de l’orgue, dans une petite église helvétique, les doigts figés sur un accord discordant.
Il s’avança vers la balustrade, contempla la salle sous ses pieds. La toile du Christ entouré par l’ange de saint Matthieu et l’aigle de saint Jean, au fond de l’abside. Les lustres à pendeloques. Le rideau doré de l’autel. Les tapis pourpres. C’était bien la même scène que dans le film d’Hitchcock, mais dans une version arménienne.
— Qu’est-ce que vous foutez là ?
Kasdan se retourna. Un inconnu, front bas, gros sourcils, se tenait sur le seuil de l’escalier. Dans le demi-jour, il ressemblait à un dessin satirique, tracé au feutre noir. Il avait l’air furieux.
Sans répondre, Kasdan fit un signe explicite : « chut ». Il voulait encore écouter le sifflement, devenu presque imperceptible. Quand la note fut bien morte, il s’avança vers le nouveau venu :
— Lionel Kasdan, commandant à la Brigade criminelle. L’expression de l’homme vira à la surprise :
— Toujours en activité ?
La question valait toutes les réponses. Kasdan ne faisait plus illusion. Avec son treillis couleur sable, ses cheveux gris taillés en brosse, son chèche roulé autour du cou et ses soixante-trois piges bien frappées, il ressemblait plus à un mercenaire oublié sur un sentier de caillasse, Tchad ou Yémen, qu’à un officier de police en service.
L’autre était son exact opposé : jeune, vigoureux, sûr de son fait. Un souleveur de fonte, serré dans un Bombers vert luisant, portant haut son Glock à la ceinture de son jean baggy. Seule leur carrure les rapprochait. Deux quartiers de bœuf de plus d’un mètre quatre-vingt-cinq, pesant chacun dans les cent kilos.
— N’avancez pas, dit Kasdan. Vous allez foutre en l’air les indices.
— Capitaine Eric Vernoux, rétorqua le flic. Première DPJ. Qui vous a appelé ?
Il parlait à voix basse, malgré son irritation, comme s’il avait peur de troubler une cérémonie.
— Le révérend père Sarkis.
— Avant nous ? Pourquoi vous ?
— J’appartiens à la paroisse.
L’homme fronça ses sourcils qui formaient une seule barre noire.
— Vous êtes dans la cathédrale arménienne Saint-Jean-Baptiste, fit Kasdan. Je suis arménien.
— Comment êtes-vous arrivé si vite ?
— J’étais déjà là. Dans les bureaux administratifs, de l’autre côté de la cour. Quand le père Sarkis a découvert le corps, il est venu me chercher. Tout simplement. (Il montra ses mains.) Je suis allé chercher des gants dans ma voiture et je suis rentré, par la porte principale. Comme vous.
— Et vous n’avez rien entendu ? Je veux dire, avant. Des bruits de violence ?
— Non. Dans l’immeuble, on n’entend pas ce qui se passe dans l’église.
Vernoux plongea sa main dans son blouson et en sortit un téléphone cellulaire. Kasdan fixa la gourmette, la chevalière. Un vrai flic. Lourd. Vulgaire. Il éprouva un élan de tendresse pour ces détails.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il.
— J’appelle le Parquet.
— Déjà fait.
— Quoi ?
— J’ai contacté aussi mes équipes.
— Vos équipes ?
Des sirènes mugirent dehors, dans la rue Goujon. D’un coup, la nef se remplit de techniciens vêtus de combinaisons blanches tandis que d’autres montaient sur la tribune, munis de mallettes chromées. L’homme en tête arborait un large sourire sous sa cagoule. Hugues Puyferrat, un des responsables de l’Identité judiciaire :
— Kasdan… T’es donc increvable ?
— Le cadavre bande encore, sourit l’Arménien. Tu me fais la totale ?
— Ça roule.
Le regard de Vernoux fit la navette entre l’homme de ITT et l’ex-flic. Il paraissait ahuri.
— On descend, ordonna Kasdan. Y’a pas assez de place ici pour tout le monde.
Sans attendre de réponse, il plongea dans l’escalier et rejoignit la nef, alors que des techniciens relevaient déjà les empreintes entre les chaises, sacs à scellés dans les mains, et que les flashs crépitaient aux quatre coins de l’église.
Le père Sarkis apparut, à droite de l’abside. Col blanc. Costume sobre. Il avait des sourcils noirs et une chevelure grise, comme Charles Aznavour. Quand Kasdan fut tout proche, il murmura :
— C’est incroyable. Je ne comprends pas.
— On a rien volé ? Tu as vérifié ?
— Il n’y a rien à voler ici.
Le révérend père disait vrai. Le culte arménien interdit l’idolâtrie. Pas de statues, très peu de tableaux. Il n’y avait aucun objet dans cette église sinon une lampe à huile et quelques trônes à dorures.
Kasdan considéra le religieux en silence. Le vieil homme encaissait déjà. Ses yeux noirs s’étaient voilés de fatalisme. Ce fatalisme qui n’est jamais loin quand votre peuple a subi 2 000 ans de persécutions, qu’on a vécu soi-même une vie d’exil, qu’un génocide a tué votre famille — et que les auteurs de ce génocide refusent même d’avouer leur crime.
Il se retourna. Vernoux, de dos, à quelques mètres, chuchotait au téléphone.
Il s’approcha et tendit l’oreille :
— Je sais pas ce qu’il fout là… Ouais… Comment ça s’écrit ? J’en sais rien, moi ! Comme un casse-noix, non ?
L’Arménien éclata de rire derrière lui :
— Non. Comme un casse-couilles !
Le premier tableau représentait les chefs de la bataille d’Avaraïr, en 451, lorsque les Arméniens se sont soulevés contre les Perses. Le deuxième était un portrait de saint Mesrob-Machtots, l’inventeur de l’alphabet arménien. Le troisième était consacré à des intellectuels célèbres, déportés et tués durant le génocide de 1915.
Eric Vernoux scrutait ces personnages barbus peints sur le mur de la cour, alors qu’une vingtaine de gamins tournoyaient autour de lui, jouant à s’attraper. Il paraissait incrédule, désorienté, comme s’il venait d’atterrir sur la planète Mars.
— Nous sommes mercredi, expliqua Sarkis. Le cours de catéchisme vient de se terminer. Normalement, la plupart des enfants participent à la chorale. La répétition aurait déjà dû commencer. Leurs parents vont venir les chercher. On les a prévenus. En attendant, autant qu’ils jouent ici, non ?
Le flic de la première DPJ acquiesça. Sans conviction. Il leva les yeux vers la grande croix de tuf qui ornait le mur voisin de la fresque.
— Vous… vous êtes catholiques ?
Kasdan répondit, avec une nuance de perversité :
— Non. L’Eglise apostolique arménienne est une Eglise orthodoxe orientale autocéphale. Elle fait partie des Eglises des trois conciles.
Les pupilles de Vernoux s’arrondirent.
— Historiquement, poursuivit Kasdan en montant la voix pour couvrir les cris des gamins, l’Église arménienne est la plus ancienne Église chrétienne. Fondée dès le Ie siècle de notre ère, par deux apôtres du Christ. Ensuite, il y a eu pas mal de divergences avec les autres chrétiens. Des conciles, des conflits… Par exemple, nous sommes monophysites.
— Mono… quoi ?
— Pour nous, Jésus-Christ n’était pas un homme. Il était le fils de Dieu, c’est-à-dire d’essence exclusivement divine.
Silence de Vernoux. Kasdan sourit. Il était toujours amusé par le choc produit par le monde arménien. Ses règles. Ses croyances. Ses différences. Le flic sortit son calepin avec humeur. Il en avait marre qu’on lui fasse la leçon :
— Bon. La victime s’appelait… (Il lut dans son carnet.) Wilhelm Goetz, c’est ça ?
Sarkis acquiesça, les bras croisés.
— C’est un nom arménien ?
— Non. Chilien.
— Chilien ?
— Wilhelm n’appartenait pas à notre communauté. Il y a trois ans, notre organiste est rentré au pays. Nous avons cherché un remplaçant. Un musicien qui pourrait aussi diriger la chorale. On m’a parlé de Goetz. Organiste. Musicologue. Il dirigeait déjà plusieurs chorales à Paris.
— Goetz…, répéta Vernoux, d’un ton dubitatif. Ça sonne pas très chilien non plus…
— C’est allemand, intervint Kasdan. Une bonne partie de la population chilienne est d’origine germanique.
Le flic fronça les sourcils :
— Des nazis ?
— Non, fit Sarkis en souriant. La famille de Goetz s’est installée au Chili, je crois, au début du XXe siècle.
Le capitaine tapotait son carnet avec son feutre :
— Ça me paraît pas clair. Chilien, Arméniens, où est le point commun ?
— La musique, répondit Sarkis. La musique et l’exil, ajouta Kasdan. Nous autres Arméniens, nous comprenons les réfugiés. Wilhelm était socialiste. Il avait subi l’oppression du régime de Pinochet. Avec nous, il avait trouvé une nouvelle famille.
Vernoux reprit des notes. Tout cela semblait lui faire l’effet d’une monstrueuse galère. Pourtant, Kasdan le sentait, l’homme voulait cette enquête.
— Quelle était sa situation familiale, à Paris ?
— Ni femme ni enfant, je crois… (Sarkis parut réfléchir.) Wilhelm était un homme réservé. Très discret.
En son for intérieur, Kasdan tenta de dresser un portrait du Chilien. L’homme venait jouer deux dimanches par mois durant la messe, et il dirigeait chaque mercredi les répétitions de la chorale. Il n’avait pas d’amis au sein de l’Ephorie, l’administration de la cathédrale. La soixantaine, maigrichon, des manières effacées. Un fantôme qui longeait les murs, brisé sans doute par le calvaire du passé.
L’Arménien se concentra sur les paroles de Vernoux, qui demandait :
— Quelqu’un aurait pu lui en vouloir ?
— Non, dit Sarkis. Je ne pense pas.
— Pas de problèmes politiques ? Des anciens ennemis, au Chili ?
— Le coup d’État de Pinochet date de 1973. Goetz est arrivé en France dans les années 80. Il y a prescription, non ? D’ailleurs, la junte militaire ne dirige plus le Chili depuis des années. Et Pinochet vient de mourir. Tout ça, c’est de la vieille histoire.
Vernoux écrivait toujours. Kasdan évalua les chances du flic de conserver l’affaire. A priori, le Proc allait la refiler à la Brigade criminelle, sauf si Vernoux le persuadait qu’il tenait des éléments solides et qu’il pouvait rapidement sortir l’enquête. Kasdan paria pour cette version. Il l’espérait en tout cas. L’armoire à glace serait plus facile à manipuler que ses anciens collègues de la Crim.
— Pourquoi était-il là ? reprit le capitaine. Je veux dire : seul, dans l’église ?
— Il venait en avance, chaque mercredi, expliqua Sarkis. Il jouait de l’orgue en attendant les enfants. J’allais le saluer à ce moment-là. C’est ce que j’ai fait aujourd’hui…
— À quelle heure, précisément ?
— 16 h 15. Je l’ai découvert là-haut. J’ai aussitôt prévenu Lionel, qui est un ancien policier. Il a dû vous le dire. Puis je vous ai appelés.
Kasdan réalisa soudain la situation : quand Sarkis avait découvert le corps, le tueur était peut-être encore sur la tribune. Il avait pris la fuite lorsque le religieux était parti le chercher, lui. A quelques secondes près, il aurait pu le croiser dans l’escalier de pierre. Vernoux se tourna vers Kasdan :
— Et vous, qu’est-ce que vous faisiez dans les bureaux ?
— Je dirige plusieurs associations, liées à la paroisse. Nous préparons des manifestations, pour l’année prochaine. 2007 est l’année de l’Arménie en France.
— Quelles manifestations ?
— En ce moment, nous organisons la venue d’enfants arméniens qui apprennent le français, pour le gala de charité de Charles Aznavour au Palais Garnier, au mois de février prochain. Nous les appelons les « jeunes ambassadeurs » et…
Son portable sonna.
— Excusez-moi.
Kasdan s’écarta et répondit :
— Allô ?
— Mendez.
— Où tu es ?
— A ton avis ?
— J’arrive.
Kasdan s’excusa à nouveau auprès de Sarkis et de Vernoux puis se glissa par la petite porte qui donne accès à la nef. Ricardo Mendez était un des meilleurs légistes de TML. Un vieux briscard d’origine cubaine. À la BC, tout le monde le surnommait « Mendez-France ».
Le légiste descendait l’escalier quand Kasdan parvint à l’entrée principale éclairée de cierges. Les deux hommes se saluèrent. Sans effusion.
— Qu’est-ce que tu peux me dire ? Comment est-il mort ?
— Aucune idée.
Mendez était un homme trapu, froissé dans un imper beige. Son visage avait la couleur d’un cigare, ses cheveux celle de sa cendre. Il tenait toujours un vieux cartable d’instituteur sous le bras, à la manière d’un prof en retard à son cours.
— Il n’y a pas de blessure ?
— Rien vu pour l’instant. Faut attendre l’autopsie. Mais a priori pas de plaie, non. Pas de déchirure des vêtements.
— Et le sang ?
— Y a du sang, mais pas de plaie.
— T’as une explication ?
— A mon avis, ça provient d’un orifice naturel. Bouche, nez, oreilles. Ou alors, une blessure au cuir chevelu. Cette région pisse beaucoup. Mais pour l’instant, je n’ai rien constaté.
— La mort pourrait avoir une cause naturelle ? Je veux dire : une maladie, une attaque ?
— T’en fais pas, ricana le Cubain. Ton mec s’est fait refroidir. Aucun doute là-dessus. Mais pour piger comment ça s’est passé, il faut que j’entre dans le vif du sujet, si je puis dire. J’en saurai plus long ce soir.
Mendez parlait avec un accent légèrement zézeyant, qui lui donnait l’air de sortir d’une opérette espagnole.
— Je peux pas attendre, fit Kasdan. Dans quelques heures, l’affaire m’échappera. Tu comprends ?
— Oh que oui. Je sais même pas pourquoi je te parle…
— Parce que je suis ici chez moi et qu’un salopard a profané l’église de mes pères !
— Quand le corps sera transféré à la Râpée, on sera plus chez toi, ma poule. Tu seras plus qu’un flic à la retraite qui emmerde tout le monde avec ses questions.
— Tu me rancarderas ?
— Appelle-moi. Mais ne compte pas sur une copie du rapport. Un tuyau ou deux, d’accord. Rien de plus.
Le Cubain dressa son index près de sa tempe, un salut de cow-boy, et sortit en serrant son cartable. Kasdan observa la nef qui scintillait dans la lumière des projecteurs. Les quatre arches encadrant la salle, le baldaquin abritant le portrait de la Vierge. Chaque dimanche, il venait ici, pour assister à une messe de plus de deux heures, pleine de chants et d’encens. Ce lieu était pour lui comme un second manteau, porteur d’une chaleur, d’une solidarité incorruptibles. Les rites. Les voix. Les visages familiers. Et le sang d’Arménie, qui coulait au fond des veines.
Des pas dans l’escalier. Hugues Puyferrat descendait à son tour, arrachant sa capuche d’un geste. Au premier coup d’œil, l’Arménien devina qu’il avait quelque chose.
— L’amorce d’une chaussure, confirma le technicien. Parmi les éclaboussures de sang. Derrière les tuyaux de l’orgue.
— Le meurtrier ?
— Un témoin, plutôt. C’est du 36. Soit ton tueur est un nain, soit, et c’est ce que je pense, c’est un des mômes de la chorale. Et il a tout vu.
La rumeur des enfants dans la cour revint au premier plan sous le crâne de Kasdan. Il imagina la scène. Un gamin monte voir Goetz. Surprend l’affrontement entre l’organiste et son assassin. Se planque derrière les tuyaux puis redescend, sans rien dire, en état de choc.
Kasdan saisit son portable et appela Hohvannès, le sacristain.
— Kasdan. Les gosses sont toujours là ?
— Il y en a plusieurs qui partent. Leurs parents sont arrivés.
— Changement de programme. Aucun môme ne quitte l’église avant que je ne l’aie interrogé. Aucun, tu m’entends ?
Il raccrocha et planta ses yeux dans les pupilles de Puyferrat :
— Tu peux me rendre un service ?
— Non.
— Merci. Ne dis rien à Vernoux, le mec de la DPJ. Je veux dire : maintenant.
— Je vais rédiger mon rapport.
— On est d’accord. Mais Vernoux découvrira l’histoire de l’empreinte quand tu le lui donneras. Ça me donne deux ou trois heures d’avance. Tu peux faire ça, non ?
— Il aura mon rapport avant minuit, ce soir.
— Comment tu t’appelles ?
— Benjamin. Benjamin Zarmanian.
— T’as quel âge ?
— 12 ans.
— Où tu habites ?
— 84, rue du Commerce, dans le quinzième arrondissement.
Kasdan nota les renseignements. Puyferrat avait donné des précisions. Selon lui, les sillons de l’empreinte désignaient une basket de marque Converse. Le technicien avait ajouté : « J’ai les mêmes aux pieds. » Kasdan avait ordonné à Hohvannès de trouver le môme qui portait ces chaussures. Le sacristain avait ramené sept enfants, tous en baskets bicolores. Visiblement la chaussure de l’hiver 2006.
— Tu es dans quelle classe ?
— Cinquième.
— Quel collège ?
— Victor-Duruy.
— Et tu chantes dans la chorale ?
Bref signe de tête. C’était le troisième gamin qu’il interrogeait et il n’obtenait, chaque fois, que des monosyllabes, ponctuées de silences. Kasdan ne s’attendait pas à un témoignage spontané. Il traquait plutôt un trouble, des signes de traumatisme chez celui qui avait vu le crime. Pour l’instant, il ne voyait rien.
— Quelle est ta tessiture ?
— Ma quoi ?
— Ta place dans la chorale.
— Soprano.
Kasdan ajouta cette mention sur sa fiche. Cela n’avait rien à voir avec le meurtre mais, à ce stade, chaque détail devait être consigné.
— Qu’est-ce que vous répétez en ce moment ?
— Un truc pour Noël.
— Quel truc ?
— Un Ave Maria.
— Ce n’est pas un chant arménien ?
— Non. C’est de Schubert, je crois.
Sarkis avait dû autoriser cet écart à l’orthodoxie et cela ne lui plut pas. Tout se perdait.
— A part le chant, tu joues d’un instrument ?
— Du piano.
— Tu aimes ça ?
— Pas trop, non.
— Qu’est-ce que tu aimes ?
Nouveau haussement d’épaules. Ils étaient installés dans la cuisine, sous les bureaux de la paroisse. Les autres enfants attendaient à côté, dans la bibliothèque. L’Arménien passa à la chronologie des faits :
— Après le catéchisme, où tu es allé ?
— Dans la cour. J’ai joué.
— A quoi ?
— Au foot. On a une balle, avec les autres.
— Tu n’es pas rentré dans l’église ?
— Non.
— Tu n’es pas monté voir monsieur Goetz ?
— Non.
— Sûr ?
— Je suis pas un fayot.
Le môme avait dit cela d’une voix rocailleuse, étrangement grave pour son âge. Vêtu d’une chemise blanche, d’un pull jacquard et d’un pantalon de velours à côtes, il avait une tête de moins que les autres. De grosses lunettes achevaient de le cataloguer « fils à maman ». Pourtant, on sentait chez lui une sourde rébellion, une volonté de casser cette image. Il ne cessait de s’agiter dans son pull comme dans une peau qui l’aurait démangé.
— Combien tu chausses ?
— Je sais pas. 36, je crois.
Peut-être aurait-il dû suivre une autre méthode. Récupérer chaque paire de Converse. Les marquer. Les numéroter. Les donner au laboratoire scientifique pour analyses. Mais l’opération n’était pas fiable — le gamin terrifié avait pu rincer ses chaussures. Et surtout, il n’avait pas l’autorité pour engager une telle procédure.
— OK, conclut-il. Tu peux y aller.
Le gamin disparut. Kasdan jeta un coup d’œil sur sa liste. Le premier, Brian Zarossian, avait été le plus bavard. Un petit gars tranquille, âgé de 9 ans. Au terme de l’audition, Kasdan avait noté, en bas de sa fiche : non. Le second, Kevin Davtian, 11 ans, avait été plus coriace. Massif, front large, cheveux noirs, presque rasés. Il n’avait répondu aux questions de Kasdan que par onomatopées. Mais aucun signe de trouble. Non.
On frappa. Le quatrième gamin entra. Silhouette effilée, cheveux en bataille. Une parka étroite et noire, une chemise blanche, dont le col dessinait deux ailes pâles sous ses épaules. Il ressemblait au leader d’un groupe de rock.
David Simonian. 12 ans. Habitant au 27, rue d’Assas, sixième arrondissement. En cinquième au lycée Montaigne. Alto. 37.
— Tu es le fils de Pierre Simonian, le gynécologue ?
— C’est ça.
Kasdan connaissait son père, qui exerçait boulevard Raspail, dans le quatorzième. Il prit de ses nouvelles puis garda le silence, observant le gamin du coin de l’œil. Il tentait de capter, encore une fois, une résonance, une réverbération teintée de peur. Rien.
Il changea de cap :
— Monsieur Goetz, il était sympa ?
— Ça va.
— Sévère ?
— Ça va. Il était… (Il parut réfléchir.) Il était comme ses partitions.
— C’est-à-dire ?
— Il parlait comme un robot. C’était toujours : « soutiens ta note », « ta colonne d’air », « articule », ce genre de trucs… Il nous donnait même des points.
— Des points ?
— Y avait le point de chant, de scène, de tenue… Après chaque concert, il distribuait ses trucs. Personne en avait rien à foutre.
Kasdan imaginait Goetz dirigeant ses enfants, obsédé par des détails qui n’intéressaient que lui. Quel pouvait être le mobile pour tuer un bonhomme aussi triste, aussi inoffensif ?
— Il vous parlait, en dehors de la chorale ?
— Non.
— Il n’évoquait jamais son pays d’origine, le Chili ?
— Jamais.
— Tu sais où c’est, le Chili ?
— Pas trop, non. En géographie, on fait l’Europe.
— Tu jouais dans la cour, tout à l’heure ?
— Ouais. Comme tous les mercredis, après le caté.
— Tu n’as rien remarqué de bizarre ?
— Comme quoi ?
— Un de tes copains n’avait pas l’air effrayé ? Aucun ne pleurait ?
Le gamin lui lança un regard éberlué.
— OK. Fais entrer le suivant.
Kasdan fixa la croix sur le mur, au-dessus du frigidaire. Il regarda l’évier en inox et le robinet — il avait la gorge sèche mais ne voulait pas boire. Ne pas se détendre. Ne pas se relâcher. Il se répéta qu’un des mômes avait vu le tueur. Bon sang. Un témoin oculaire, ce n’était pas rien…
La porte s’ouvrit. Le cinquième gosse apparut. Petit mais déjà dandy. Des cheveux noirs, soigneusement décoiffés, passant sur ses yeux comme une biffure. Des yeux très clairs, presque laiteux. Il portait un treillis militaire et un sac à dos qui semblait rempli de pierres. Voûté, renfrogné dans sa veste, il manipulait une petite boîte plate. Un jeu vidéo. Kasdan scruta un instant l’objet et éprouva un bref vertige. Téléphone portable. Internet. MSN… Une génération téléchargée, saturée d’images, de sons, de hiéroglyphes incompréhensibles.
Il posa ses questions. Harout Zacharian, 10 ans. 72, rue Ordener, dix-huitième arrondissement. En CM2, à l’école primaire située rue Cavé. Soprano. 36. Le môme ne lâchait pas son jeu. Nerveux, mais sans plus. Kasdan tenta quelques questions périphériques pour n’obtenir que des réponses neutres. Suivant.
Ella Kareyan, 11 ans. 34, rue La Bruyère. En sixième au lycée Condorcet. Basse. 36. Signes particuliers : violoniste et judoka. Un vrai moulin à paroles. Il pratiquait l’art martial chaque mercredi, après la chorale. Il avait manqué son cours aujourd’hui, à cause de « tout ce truc ». Ce n’était pas comme ça qu’il décrocherait sa ceinture orange. Suivant.
Timothée Avedikian. 13 ans. Un simple coup d’œil à ses chaussures suffit à Kasdan pour saisir qu’il ne pouvait être son témoin. Très grand, le gamin chaussait au moins du 39. Pour la forme, il effectua son interrogatoire. 45, rue Sadi-Carnot, à Bagnolet. En quatrième. Basse. Le môme avait une passion : la guitare. Électrique, saturée, vrombissante. L’ex-flic le photographia du regard : cheveux raides, lunettes rondes. Un physique d’intello plutôt que de « guitar-hero ».
Entre 16 h et 16 h 30, Timothée était resté dans la cour, à discuter sur son portable avec sa « copine ». Dernier regard sur les binocles. Pas de double-fond. Pas de cachotteries.
— Tu peux y aller, conclut l’Arménien.
La porte de la cuisine se referma sur le silence — et la croix.
Kasdan regarda sa liste : rien.
Il avait planté sa meilleure chance d’avancer.
19 h 30.
Kasdan se leva. Il avait un plan pour la suite.
Mais il devait d’abord passer à Alfortville — prendre des vivres.
Les bustes de marbre des anciens directeurs de l’Institut médico-légal se dressaient dans le hall du bâtiment. Orfila (1819–1822). Tardieu (1861–1879). Brouardel (1879–1906). Thoinot (1906–1918)…
— Franchement, tu deviens lourd.
Kasdan se retourna : Ricardo Mendez, blouse verte, badge « IML » autour du cou, venait d’apparaître. Dans cet accoutrement, il était directement passé de l’opérette espagnole à un épisode d’Urgences. Mais il conservait, avec son teint mat, un petit côté ensoleillé, un charme roussi des Caraïbes.
Kasdan lui fit un clin d’œil et désigna les statues :
— Tu te vois un jour avec ta tête ici ?
— Tu fais vraiment chier. Je t’ai dit que je t’appellerais. L’Arménien brandit la bouteille de verre et le sac plastique qu’il tenait dans chaque main.
— T’as besoin d’une petite pause : je le lis dans tes yeux. J’ai apporté le dîner !
— Pas le temps. J’ai les mains dans la sauce.
L’ancien flic désigna le jardin central, derrière les vitres, plongé dans la nuit.
— Un pique-nique en plein air, Ricardo. On bouffe, on trinque, et je repars aussi sec.
— Vraiment chier. (Il retira ses gants et les fourra dans sa poche.) Cinq minutes, pas une de plus.
Depuis les années 90, sous l’impulsion du professeur Dominique Lecomte, directrice de l’Institut médico-légal, la cour de la morgue avait été transformée en jardin fleuri. Un lieu de recueillement, ponctué de buis, de muguet, de jonquilles, de lilas. Sur la gauche, un saule répondait à la fontaine centrale, à sec, mais bienfaisante avec son bassin rond et clair. Il y avait même des fresques murales, sur la façade de droite. Des femmes placides, immobiles, à moitié effacées, prenaient des poses languides au fond des voûtes de briques.
Les deux sexagénaires s’installèrent sur un banc qui avait l’air d’avoir été piqué dans un jardin public. Kasdan sortit des petits paquets enveloppés de papier d’aluminium. Avec précaution, il en ouvrit un en murmurant :
— Des pahlavas. Des crêpes fourrées au miel et aux noix.
— C’est roulé sous les aisselles ? gloussa Mendez.
— Goûte, fit Kasdan en tendant une serviette en papier. Tu parleras après.
Le légiste attrapa une des crêpes coupées en parts triangulaires et croqua. Kasdan l’imita. Les deux hommes savourèrent en silence. On percevait au loin la rumeur des voitures sur la voie express, qui courait derrière la morgue, et, de temps à autre, le sifflement du métro aérien.
— Tu as vu les nouvelles ? attaqua Kasdan pour faire diversion. Les choses bougent pour nous à l’Assemblée. Ils examinent une proposition de loi qui…
— Je te préviens, fit Mendez la bouche pleine. Si tu me parles du génocide arménien, je préfère tout de suite sauter le mur et me jeter sur la voie express.
— T’as raison. Il faut que je me surveille. Je commence à radoter.
— Tu as toujours radoté.
Kasdan rit et fouilla à nouveau dans son sac. Il en extirpa deux gobelets en plastique. Les remplit d’un liquide épais et blanchâtre :
— Du mazoun, expliqua-t-il. C’est à base de yogourt. Tu sais que ce sont les Arméniens qui ont inventé le yogourt ?
Ils trinquèrent. Mendez saisit une autre crêpe :
— C’est bon, tes vacheries. C’est toi qui les fais ?
— Non. Une copine. Une veuve d’Alfortville.
— Un coup, quoi.
— Une perle.
Le métro aérien siffla au-dessus de leurs têtes.
— Les veuves…, répéta le Cubain d’un ton songeur. Il faudrait que j’y pense, moi aussi. Dans ma branche, c’est pas ça qui manque.
Kasdan remplit à nouveau leurs gobelets et lança en riant :
— A la mortalité masculine !
Ils burent. Et se turent. Des panaches de buée s’échappaient de leurs lèvres. Kasdan posa son gobelet et croisa les bras :
— Je crois que je vais partir en voyage.
— Où ?
— Dans mon pays. Cette fois, je ferai le grand tour.
— Le grand tour ?
— Mon petit père, tu m’aurais écouté plus souvent, tu saurais que l’Arménie a été morcelée et rognée d’une manière scandaleuse. Sur les 350 000 km2 de l’Arménie historique, il ne reste plus qu’un petit État qui fait le dixième de cette surface.
— Où est passé le reste ?
— En Turquie, principalement. Je vais changer de nom et franchir les frontières d’Anatolie.
— Pourquoi changer de nom ?
— Parce que, quand t’arrives en Turquie et que ton nom finit en « an », les emmerdes commencent. Si tu veux en plus aller sur le mont Ararat, t’as droit à une escorte militaire et t’es jamais sûr de revenir.
— Qu’est-ce que tu veux foutre là-bas ?
— Contempler les premières églises du monde ! Quand les chrétiens se faisaient encore bouffer dans les cirques de Rome, nous autres Arméniens, on construisait déjà nos églises. Je veux suivre la route de ces sites, construits à partir du Ve siècle. Des « martyria », des mausolées destinés à recueillir les restes des martyrs, des chapelles creusées dans des falaises, des stèles… Ensuite, je visiterai les basiliques de l’âge d’or, le VIIe siècle. J’ai déjà tracé mon itinéraire.
Mendez reprit une crêpe :
— Vraiment bon, tes saloperies…
Kasdan sourit. Il attendait que la nourriture fasse son effet. Le miel, les noix, le sucre. Le temps que ces éléments passent dans le sang du Cubain et toutes ses résistances seraient dissoutes. Le légiste mâchait toujours, sans savoir que la crêpe le mâchait en retour.
— Bon, fit enfin l’Arménien. Ce cadavre, qu’est-ce qu’il raconte ?
— Malaise cardiaque.
— Tu m’avais certifié que c’était un meurtre !
— Laisse-moi finir. Malaise cardiaque, provoqué par une violente douleur.
Kasdan songea au cri prisonnier des orgues.
— Pour être précis, une douleur dans les tympans. Le sang provenait des oreilles.
— On lui a percé les tympans ?
— Les tympans et le reste de l’organe auriculaire, ouais. Une experte ORL est venue vérifier tout ça. A priori, le tueur a enfoncé violemment une pointe dans chaque oreille. Quand je dis « violemment », je pèse mes mots. Si c’était plausible, je parlerais d’une aiguille à tricoter et d’un marteau.
— Donne-moi des détails.
— Nous avons observé l’organe à l’otoscope. La pointe a percé le tympan, détruit les osselets, atteint la cochlée. Pour toucher cette région, crois-moi, fallait en vouloir. Ton Chilien n’avait aucune chance. Son cœur s’est arrêté net.
— C’est si douloureux ?
— Tu as déjà eu une otite, non ? L’appareil auditif est bourré de ramifications nerveuses.
En 40 ans de vie de flic, Kasdan n’avait jamais entendu une histoire pareille.
— On peut mourir de douleur ? Ce n’est pas une légende ?
— Ce serait compliqué à t’expliquer en détail mais on possède deux systèmes nerveux, le sympathique et le parasympathique. Toutes nos fonctions vitales reposent sur l’équilibre entre ces deux réseaux : palpitations cardiaques, tension artérielle, respiration. Un violent stress peut perturber cette balance et avoir des conséquences décisives sur ces mécanismes. C’est ce qui se passe par exemple quand une personne s’évanouit à la vue du sang. Le choc émotionnel a créé un déséquilibre entre les deux systèmes et provoqué une vasodilatation des artères. On tombe aussi sec dans les pommes.
— On ne parle pas ici d’un simple évanouissement.
— Non. Le stress a été vraiment intense. L’équilibre s’est rompu d’un coup. Et le cœur a lâché.
Le tueur avait voulu que sa victime meure de douleur. C’était le but de la manœuvre. Qu’avait fait Goetz pour qu’on lui en veuille à ce point ?
— Sur l’instrument du crime, qu’est-ce que tu peux me dire ?
— Une aiguille. Très longue. Très robuste. En métal, sans doute. On en saura plus demain matin.
— Tu attends des analyses ?
— Ouais. On a prélevé l’os du rocher, qui contient la cochlée. On l’a envoyé au laboratoire de biophysique de l’hôpital Henri-Mondor pour la métallisation. A mon avis, ils vont trouver des particules, laissées par la pointe en frottant contre l’os.
— C’est toi qui vas recevoir les analyses ?
— D’abord mon experte ORL.
— Son nom ?
— Oublie. Je te connais : tu vas l’emmerder dès la première heure demain matin.
— Son nom, Mendez.
Ricardo soupira, en sortant de sa poche un cigarillo :
— France Audusson. Service ORL, à l’hôpital Trousseau. Kasdan nota le nom dans son carnet. Sa mémoire faiblissait depuis plusieurs années.
— Et les analyses toxico ?
— Dans deux jours. Mais on trouvera rien. Le cas est clair, Kasdan. Pas banal, mais clair.
— Sur le tueur lui-même, qu’est-ce que tu peux me dire ?
— Une grande force. Une grande rapidité. Il a percé les deux tympans, tchac-tchac, avant que l’organiste ne s’écroule. Le geste a été fulgurant. Et précis.
— Tu dirais qu’il a des connaissances en anatomie ?
— Non. Mais c’est un mec habile. Il a visé juste.
— Tu peux déduire sa taille, son poids ?
— On peut rien déduire, à part sa force. Je te répète qu’il fallait une puissance prodigieuse pour percer l’os. A moins qu’il ait utilisé une technique qu’on n’imagine pas encore.
— Tu n’as pas trouvé d’empreintes sur une partie du corps ? Sur les lobes d’oreilles par exemple ? Des traces de salive ou d’autres éléments, qui permettraient une analyse ADN ?
— Que dalle. Le tueur n’a pas touché sa victime. La pointe a été le seul contact.
Kasdan se leva et posa la main sur l’épaule du légiste :
— Merci, Mendez.
— Pas de quoi. Pour le même tarif, je te donne un conseil. Laisse tomber. Tout ça, c’est plus de ton âge. Les gars de la Crim vont gérer le coup aux petits oignons. Dans moins de deux jours, ils auront identifié le salaud qui a fait ça. Prépare ton voyage et n’emmerde plus personne.
Kasdan murmura — la buée précédait ses paroles :
— Ce tueur a profané mon territoire. Je le retrouverai. Je suis le gardien du temple.
— T’es surtout le roi des emmerdeurs. Kasdan lui offrit son plus beau sourire :
— Je te laisse les crêpes.
Wilhelm Goetz habitait au 15–17, rue Gazan, face au parc Montsouris. Kasdan traversa la Seine sur le pont d’Austerlitz et remonta le boulevard de l’Hôpital jusqu’à la place d’Italie. Là, il suivit le métro aérien, boulevard Auguste-Blanqui, puis, place Denfert-Rochereau, emprunta l’avenue René-Coty, qui porte déjà en elle le calme et l’ampleur du parc Montsouris situé au bout de l’artère.
Parvenu aux jardins, il tourna à gauche et se gara avenue Reille, à quelque trois cents mètres de son objectif. Simple réflexe de prudence.
Tout le trajet, il avait ruminé son échec auprès des enfants. Il s’était précipité sur cette opportunité et n’avait rien obtenu. Or, un interrogatoire mal engagé signifiait un gâchis sans retour. On n’obtiendrait plus rien des mômes. Il avait vraiment merdé.
« C’est plus de ton âge », avait dit Mendez. Peut-être avait-il raison. Mais Kasdan ne pouvait laisser filer ce meurtre. Que la violence soit venue le chercher au fond de son trou était un signe. Il devait résoudre l’affaire. Ensuite, cassos. Le grand voyage. Les églises primitives. Les croix de pierre. Les stèles des origines.
Kasdan s’assura que l’avenue était bien déserte puis alluma son plafonnier. Il avait piqué à l’Ephorie la fiche de Wilhelm Goetz, remplie par l’organiste lui-même à ses débuts. Le Chilien n’avait pas écrit grand-chose. Né en 1942, à Valdivia (Chili). Célibataire. Vivait à Paris depuis 1987.
Heureusement, Sarkis avait interrogé lui-même le musicien et ajouté, au crayon, quelques notes en bas de page. Goetz avait suivi ses études musicales à Valparaiso jusqu’en 1964. Piano, orgue, harmonie, composition. Il s’était ensuite installé à Santiago où il était devenu professeur de piano au conservatoire central de la ville. Il avait alors participé à la vie politique du pays et accompagné Salvador Allende dans son ascension jusqu’au pouvoir. 1973. Coup d’État de Pinochet. Goetz avait été arrêté et interrogé. Ensuite, trou noir. Goetz réapparaissait en France, en 1987, avec le statut de réfugié politique.
En vingt années, le Chilien s’était fait sa place à Paris, occupant le poste d’organiste dans plusieurs paroisses et dirigeant quelques chorales. A cela, s’ajoutaient des cours particuliers de piano. Rien de folichon, mais de quoi survivre dans la capitale et y goûter les douceurs d’une bonne vieille démocratie. Wilhelm Goetz avait réussi le rêve de tout immigré : se fondre dans la masse.
Kasdan appela l’image mentale du Chilien. Rougeaud. Des cheveux d’un blanc très vif. Une tignasse plantée haut et fort, frisée comme le pelage d’une brebis. A part ça, pas grand-chose à dire. Des yeux enfouis sous des sourcils épais. Un regard fuyant. Kasdan s’était toujours méfié de lui. Un Odar. Un non-Arménien…
L’ex-flic balaya cette poussée de raciste primaire et réalisa, par contrecoup, à quel point il avait éprouvé peu de compassion pour la mort du bonhomme. Était-il indifférent ? Ou simplement trop vieux pour réagir ? Au fil de sa carrière, son cuir n’avait cessé de s’épaissir. Surtout les dernières années, à la BC, où la viande froide et les histoires sordides étaient monnaie courante.
Kasdan éteignit le plafonnier. Attrapa dans la boîte à gants une lampe-stylo Searchlight, des gants de chirurgien et un fragment de radiographie. Il sortit de la voiture. La verrouilla, inspectant au passage sa carrosserie. Il gratta avec précaution une minuscule fiente d’oiseau puis observa le véhicule avec satisfaction. 5 ans qu’il bichonnait le break Volvo qu’il s’était payé à sa retraite. Impeccable.
Il descendit à pied l’avenue Reille en direction de la rue Gazan, longeant les grilles du parc et respirant l’atmosphère particulière de ce quartier, aux confins du quatorzième arrondissement.
Calme. Silence. S’il n’y avait pas eu la rumeur lointaine du boulevard Jourdan, on aurait pu se croire dans une ville de province.
L’air était d’une douceur inquiétante pour un 22 décembre. Cette douceur inexplicable, qui filait les jetons à tout le monde en l’an 2006 parce qu’elle annonçait, à plus ou moins long terme, la fin du monde.
Cette pensée en appela une autre. Il songea aux générations futures. A son fils, David, dont il n’avait aucune nouvelle depuis deux ans — depuis la mort de Nariné, sa femme. Morsure à l’estomac. Où était David aujourd’hui ? Était-il toujours à Erevan, en République d’Arménie ? Lorsqu’il était parti, il l’avait prévenu qu’il allait « bouffer l’Arménie ». Comme si des générations d’envahisseurs ne s’en étaient pas chargés avant lui…
La brûlure dans son ventre se mua en colère. On lui avait tout volé — sa famille, et avec elle, la possibilité de la protéger, cette mission qui avait constitué sa colonne de direction durant près de 30 ans. Il aurait voulu que sa rage soit tournée contre le ciel, le destin, mais au fond, elle était tournée contre lui-même. Comment avait-il pu laisser partir son fils ? Comment avait-il pu laisser l’orgueil, la colère, l’entêtement, se dresser entre eux ? Il avait tout sacrifié pour ce môme et une engueulade, une seule, avait suffi à couper les ponts entre eux.
La rue Gazan croisa l’avenue Reille. Le 15–17 était à quelques numéros sur la droite. Un de ces blocs mochards datant des années 60 et dont la seule vue vous filait le cafard. Façade de crépi beige. Baies crasseuses de pollution. Balcons maculés, aux barreaux de geôle. Le Chilien avait sans doute obtenu ce logement social grâce à son statut de réfugié politique.
Kasdan utilisa sa clé PTT et pénétra dans le hall. Pénombre. Faux marbre. Portes vitrées. L’Arménien avait vécu dans un bâtiment de ce genre durant des années. Des constructions qui étaient à l’habitat ce que le Formica est au bois. Du faux, du toc, du lisse, où les existences se suivent et se ressemblent, sans laisser de trace.
IL s’approcha des boîtes aux lettres et repéra un index indiquant le nom des locataires et leur appartement. Goetz vivait au deuxième étage, appartement 204. Kasdan grimpa les marches en silence puis inspecta le couloir. Personne. On entendait seulement une télévision, étouffée par une cloison. Il s’approcha du 204.
Une porte de contreplaqué brun verni, branlant sur ses gonds. Le verrou cadrait avec le reste. Un « deux points » qui ne posait pas de problème. Pas de ruban de non-franchissement croisant le chambranle. Les flics n’étaient pas encore venus. A moins que Vernoux ait déjà fait un saut, en toute discrétion. Il avait dû trouver les clés dans les poches de Goetz…
Kasdan colla son oreille à la paroi. Aucun bruit. Il sortit la radiographie qu’il avait roulée dans sa poche et la glissa entre la porte et le chambranle. Le verrou n’était pas fermé — Goetz ne se méfiait pas. Kasdan opéra un mouvement de haut en bas, sec et rapide, tout en poussant la porte de l’épaule. En quelques secondes, il était à l’intérieur.
Il n’avait pas fait un pas dans le vestibule qu’un bruit résonna dans l’appartement.
L’ouverture d’une porte-fenêtre.
Il hurla : « Police ! On bouge plus ! » et se précipita dans le couloir. Dans le même mouvement, sa main se serra sur le vide — il n’avait pas emporté d’arme. Il se cogna contre un meuble, jura, avança encore, lançant des regards incertains vers les pièces qu’il croisait et qui ne lui renvoyaient que leur propre obscurité.
Au bout du couloir, il trouva le salon.
Porte-fenêtre ouverte : le voilage flottait dans la pénombre.
Kasdan bondit sur le balcon.
Un homme courait le long de la grille du parc.
L’Arménien ne comprit pas comment le mec avait pu sauter la hauteur des deux étages. Puis il repéra la camionnette stationnée juste sous le balcon. Son toit portait encore la marque de l’impact. Sans réfléchir, Kasdan enjamba la balustrade et sauta.
Il rebondit sur la tôle, roula sur le côté, se rattrapa maladroitement à la galerie de l’estafette et dégringola le long de la portière. Pieds au sol, il mit quelques secondes à retrouver ses repères : la rue, les immeubles, la silhouette, sac à dos tressautant sur les épaules, qui courait et tournait déjà à gauche, dans l’avenue Reille.
Kasdan rugit dans son col :
— Putain de blawel !
Il partit au pas de charge. Sa discipline quotidienne — jogging tous les matins, musculation, régime alimentaire strict — allait enfin servir à quelque chose. Avenue Reille.
L’ombre courait deux cents mètres devant lui. Dans la nuit, elle semblait désarticulée, les bras partant en tous sens, sac à dos bringuebalant à contretemps de la course. Le fuyard paraissait jeune. On percevait sa panique à travers sa cadence irrégulière. Kasdan sentait au contraire son propre corps parfaitement lancé, montant en puissance à mesure qu’il se chauffait. Il allait rattraper le salopard.
Le pantin franchit l’avenue René-Coty sans tourner à droite, dans la direction de Denfert-Rochereau — Kasdan aurait parié pour cette direction — et poursuivit tout droit, sur le trottoir de gauche, face aux réservoirs de Montsouris. Kasdan traversa à son tour. Il gagnait du terrain. Plus que cent mètres. Les pas des deux coureurs résonnaient dans la rue sombre, ricochant contre le mur aveugle de l’immense édifice, sorte de temple maya gigantesque, aux versants obliques.
Cinquante mètres. Kasdan tenait le rythme. Mais il devait rattraper l’homme au plus vite. Dans quelques minutes, il n’aurait plus assez de jus pour se propulser et le plaquer au sol. De plus, il sentait que le fuyard connaissait le quartier. Il ne s’enfonçait pas par hasard dans cette artère. Il avait un plan. Une bagnole ?
En réponse, le fugitif traversa l’avenue et se dirigea vers un poteau d’autobus. Il agrippa le panneau indiquant l’itinéraire, se hissa d’une traction, puis plaça son autre main sur la pancarte du sommet. Il coinça son pied au-dessus du premier panneau, se propulsa et parvint à attraper le rebord du mur du réservoir. De maladroit, le mec devenait carrément agile. Il roula sur le côté, se relevant et courant à nouveau, en équilibre sur la crête du mur. Le tout n’avait pas pris cinq secondes.
Kasdan ne se voyait pas tenter la même prouesse. D’autant plus que ni le poteau ni le panneau ne résisteraient à ses cent dix kilos. Trop tard pour trouver d’autre solution. Il traversa la chaussée. Lança sa main au-dessus de la pancarte, la plus haute. Se hissa en un bond. Le panneau céda mais son autre main avait déjà attrapé l’arête du mur. Il agrippa la pierre, plaça un coude, opéra une traction et roula à son tour, lourdement. Il toussa, cracha, se releva. Entre deux pulsations cardiaques, un sentiment de fierté. Il y était parvenu.
Il leva les yeux. La proie courait au sommet du tumulus, se détachant bien nette sur la toile de la nuit. Une vision cinématographique. Digne, encore une fois, d’un bon vieux film de Hitchcock. L’ombre filant sur le ciel, encadrée par les deux belvédères de céramique qui brillaient sous la lune.
Sans réfléchir, Kasdan imita le fuyard, montant les marches de pierre puis attrapant la rampe de fer de l’escalier extérieur, qui permettait d’accéder au toit plat de la pyramide. Cassé en deux, à bout de souffle, l’Arménien parvint au sommet.
Ce qu’il vit acheva de lui couper la respiration.
Trois hectares de gazon, un véritable terrain de football, suspendu au-dessus de Paris. Les lumières des rues, en dessous, créaient tout autour un halo irréel, transformant le temple maya en un vaisseau spatial luminescent.
Et toujours, au ras de cette surface, l’ombre qui courait, véritable trait métaphysique, résumant à lui seul la solitude de l’homme dans l’univers. Du sang plein la tête, les poumons en feu, Kasdan se paya encore une petite comparaison esthétique. La scène ressemblait à un tableau de De Chirico. Paysage vide. Lignes infinies. Omniprésence du néant.
Kasdan reprit sa course, haletant, au bord de l’évanouissement. Il avait maintenant un point de côté et les genoux douloureux. Il traversa la surface immense, miroir de la nuit, éprouvant le moelleux de la pelouse sous ses semelles. Le petit bonhomme courait toujours devant lui…
Soudain, le type s’arrêta. Un champignon de verre affleurait le toit. Il se pencha, souleva un panneau, provoquant un reflet de lune, puis disparut.
L’homme avait plongé dans les réservoirs de Montsouris.
L’arménien parvint près de la lucarne, restée ouverte. Une confirmation : le fuyard connaissait les lieux. Il était parvenu à ouvrir cette trappe vitrée en un temps record. Avait-il les clés ? On était en plein délire. La main appuyée sur son point de côté, Kasdan emprunta l’escalier qui descendait droit dans les ténèbres.
Spirale. Rampe de fer. Et déjà, l’humidité. Au bas des marches, il s’immobilisa, laissant le lieu se révéler, se matérialiser dans la pénombre. Il savait où il se trouvait. Il avait vu un documentaire à la télé sur ces réservoirs. Un tiers de l’eau potable des Parisiens était stockée ici. Des milliers d’hectolitres d’eau de source, détournés de plusieurs rivières, placés à l’abri de la chaleur et des impuretés, en attendant que les Parisiens les utilisent pour boire, se laver, faire la vaisselle…
Kasdan se serait attendu à des citernes, des bassins protégés. Or, l’eau était là, à ses pieds, à découvert. Une immense surface verte, plantée de centaines de colonnes rouges, vaguement visibles dans l’obscurité. A cette heure de la nuit, on était à marée haute. Pas vraiment l’heure de la douche. Il sortit sa lampe et inclina son faisceau vers la surface. Au fond de l’eau, il pouvait distinguer des numéros, inscrits au pied des colonnes, comme des mosaïques antiques englouties. E34, E38, E42…
Kasdan tendit l’oreille. Pas un bruit au fond de l’antre, à l’exception de quelques clapotis et d’une résonance indicible, profonde, aquatique. Où était le fuyard ? Soit déjà loin, ayant emprunté un passage qu’il ne pouvait soupçonner, soit, au contraire tout proche, tapi dans une niche qu’il n’allait pas tarder à découvrir…
Il promena son faisceau pour mieux voir le décor. Il était sur une coursive, qui s’ouvrait de part et d’autre sur un couloir voûté. Il opta pour la droite et plongea dans le boyau. Les parois suintaient. Le sol était percé de flaques. De temps à autre, sur sa gauche, le mur s’arrêtait à mi-corps et révélait les bassins. Masse liquide aux tons verts, limpide, immobile. Les piliers se rejoignaient en arches, dessinant de multiples ogives, à la manière d’un monastère roman. Les couleurs, vert pour l’eau, rouge pour les colonnes, évoquaient même des motifs maures, des tons vifs d’émaux. Un Alhambra pour troglodytes.
Sa lampe accrocha autre chose. Le mur de gauche était percé d’aquariums creusés dans la pierre. A l’intérieur, des truites allaient et venaient, au-dessus d’un lit de graviers. L’ex-flic se souvint du reportage. Jadis, ces truites étaient placées dans les eaux pour en tester le degré de pureté. Au moindre signe de pollution, les poissons mouraient. Aujourd’hui, les fontainiers possédaient d’autres méthodes de surveillance mais on avait gardé les truites. Sans doute pour l’ambiance.
Toujours pas un bruit. Il allait finir par se perdre, lui, dans ce dédale. Une autre comparaison lui vint. Le labyrinthe du Minotaure. Version aquatique. Il imaginait un monstre marin traquant ses victimes, les épuisant dans ces flots immobiles…
Une toux résonna.
Le bruit fut si bref, si incongru, que Kasdan crut l’avoir rêvé. Il éteignit sa lampe. La froideur du lieu lui pénétrait les os et, curieusement, lui faisait du bien. Son corps s’apaisait au fil des minutes.
De nouveau, la toux.
L’homme se terrait quelque part — et il était en train de grelotter. Kasdan reprit sa marche, à l’aveugle, soulevant ses pas au maximum. Le bruit n’avait résonné qu’à quelques dizaines de mètres.
La toux, encore une fois.
Plus que quelques pas.
Kasdan sourit. Cette toux frêle, maladive, impliquait une faiblesse chez l’adversaire. Une vulnérabilité qui collait avec la silhouette qu’il avait aperçue le long de la grille.
— Sors de ton trou, dit-il de sa voix la plus rassurante. Je ne te ferai pas de mal.
Silence. Clapotis. Ses pieds s’enfonçaient dans la boue. Une odeur de cave inondée lui crispait les narines. Kasdan changea de ton :
— Sors de là ! Je suis armé. Un temps encore, puis :
— Ici…
Kasdan alluma sa torche et la dirigea vers la voix. Sous une voûte écaillée, un homme était recroquevillé. L’Arménien braqua son faisceau sur le gars, histoire de renforcer sa menace. Le type se blottit dans la niche. Kasdan pouvait entendre ses dents claquer. La peur, plus que le froid. Lentement, il détailla sa proie acculée, passant son rayon du visage aux épaules, des épaules aux pieds.
Un Indien.
Un jeune homme au teint noir et aux cheveux plus noirs encore.
Sauf que le gamin avait les yeux verts. Des iris d’une clarté surnaturelle, comme s’il portait des lentilles de contact. Une transparence qui coïncidait bizarrement avec le grand bassin qui stagnait dans leur dos. Kasdan songea à ces sang-mêlé créoles et hollandais qu’on rencontre sur certaines îles des Caraïbes.
— Qui es-tu ?
— Me faites pas de mal…
Kasdan l’empoigna et l’arracha de sa planque. D’un seul mouvement, il le remit sur ses pieds. Soixante kilos tout mouillé, pas plus.
— QUI ES-TU ?
— J’m’appelle… (Une toux l’arrêta puis il reprit :) J’m’appelle Naseerudin Sarakramahata. Mais tout le monde m’appelle Naseer.
— Tu m’étonnes. D’où tu viens ?
— De l’île Maurice.
L’exotisme continuait. Un flic arménien interrogeait un Mauricien au sujet d’un maître de chœur chilien. Ce n’était plus une enquête mais de la « world kitchen ».
— Qu’est-ce que tu foutais chez Goetz ?
— Je suis venu récupérer mes affaires.
— Tes affaires ?
Un frêle sourire se dessina sur les lèvres roses de l’Indien. Un sourire que Kasdan eut aussitôt envie d’écraser à coups de poing. Il commençait à deviner de quoi il s’agissait.
— Je suis un ami de Willy. Enfin, de Wilhelm. Kasdan lâcha sa prise.
— Explique-toi.
Le jeune homme se tortilla d’une manière déplaisante. Il reprenait du poil de la bête.
— Son ami… Son boy-friend, quoi.
Kasdan observa son prisonnier. Minceur de la silhouette. Attaches fines et fragiles, portant bagues et bracelets. Jean taille basse. Autant de détails qui sonnaient comme des confirmations.
Mentalement, l’Arménien battit ses cartes et réordonna son jeu. Wilhelm Goetz avait une raison d’être si discret sur sa vie privée. Un pédé à l’ancienne. Qui dissimulait ses préférences sexuelles comme un secret honteux.
Kasdan inspira une grande bouffée d’air humide puis ordonna :
— Raconte.
— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Tout. Pour commencer.
J’ai connu Willy à la Préfecture de police. On faisait la queue pour nos papiers. Notre carte de séjour. Quand il était flic, Kasdan respectait toujours cette vérité. Plus une histoire paraît absurde, plus elle a des chances d’être vraie.
— On était tous les deux réfugiés politiques.
— Toi, un réfugié ?
— Depuis la victoire du Mouvement socialiste mauricien et le retour au pouvoir d’Aneerood Jugnauth, je…
— Tes papiers.
Le Mauricien palpa son blouson et en sortit un portefeuille. Kasdan lui arracha des mains. Des photos des îles, de Goetz, de minets huilés. Des préservatifs. L’Arménien eut un haut-le-cœur. Il luttait contre son dégoût et sa violence, qui lui battaient sous la peau et ne demandaient qu’à jaillir.
Enfin, il trouva la carte de séjour et le passeport. Kasdan les empocha et balança le reste à la tête du minet :
— Supprimés.
— Mais…
— Ta gueule. Cette rencontre, c’était quand ?
— En 2004. On s’est vus. On s’est… enfin, on s’est compris. Le minou parlait d’une voix nasillarde, avec un accent indolent, mi-indien, mi-créole.
— Depuis quand tu es à Paris ?
— 2003.
— Tu vivais chez Goetz ?
— Je dormais chez lui trois soirs par semaine. Mais on s’appelait tous les jours.
— Tu as d’autres mecs ?
— Non.
— Te fous pas de ma gueule.
Le minet se contorsionna avec langueur. Tout en lui respirait la féminité. Kasdan avait les nerfs en pelote. Vraiment allergique aux lopettes.
— Je rencontre d’autres hommes, oui.
— Ils te payent ?
L’oiseau exotique ne répondit pas. Kasdan lui braqua la lampe dans la gueule et l’observa plus en détail. Un visage de félin sombre, aux mâchoires avancées. Un nez court, des petites narines rondes, collées près de l’arête comme des piercings. Des lèvres sensuelles, plus claires que la peau. Et ces yeux clairs, éclatants dans ce visage cuivré, sous des paupières légèrement gonflées de boxeur. Pour ceux qui aimaient ça, le petit mec doré devait être à croquer.
— Ils me donnent des sous, oui.
— Goetz aussi ?
— Aussi, oui.
— Pourquoi tu es venu chercher tes affaires, justement ce soir ?
— Je… (Il toussa encore, puis cracha.) Je veux pas d’ennuis.
— Pourquoi tu aurais des ennuis ?
Naseer leva des yeux langoureux. Des larmes accentuaient l’éclat de ses iris.
— Je suis au courant pour Willy. Il est mort. Il a été assassiné.
— Comment le sais-tu ?
— Ce soir, on avait rendez-vous. Dans un café, rue Vieille-du-Temple. Il est pas venu. Je me suis inquiété. J’ai appelé l’église. Saint-Jean-Baptiste. J’ai parlé au curé.
— Saint-Jean-Baptiste est une église arménienne. Nous n’avons pas de curé, mais des pères.
— Oui, enfin, je lui ai parlé. Et il m’a dit.
— Comment avais-tu les coordonnées de la cathédrale ?
— Willy m’avait donné un planning. Une sorte d’emploi du temps. Les lieux, les heures, les coordonnées des églises, des familles où il donnait des cours. Comme ça, je savais toujours où il était…
Il eut un mince sourire. Doucereux. Poisseux. Dégueulasse.
— Je suis plutôt du genre jaloux.
— Ce planning, file-le-moi.
Sans broncher, Naseer ôta son sac à dos et en ouvrit la poche avant. Il en sortit une page pliée. Kasdan l’attrapa et la parcourut. Il n’aurait pu rêver meilleure pêche. Les noms et adresses des paroisses où travaillait Goetz, ainsi que les coordonnées de chaque foyer chez qui il donnait des cours de piano. Pour collecter ces seuls renseignements, Vernoux allait mettre au moins deux jours.
Il empocha la liste et revint au petit Indien :
— Tu n’as pas l’air bouleversé.
— Bouleversé, si. Surpris, non. Willy était en danger. Il m’avait dit que quelque chose pouvait lui arriver…
Kasdan se pencha, intéressé :
— Il t’avait dit pourquoi ?
— A cause de ce qu’il a vu.
— Qu’est-ce qu’il a vu ?
— Au Chili, dans les années 70.
La piste politique revenait au galop.
— OK, articula Kasdan. Maintenant, on va y aller lentement. Tu vas me raconter, avec précision, ce que Goetz t’a raconté à ce sujet.
— Il n’en parlait jamais. Je sais seulement que Willy a été emprisonné en 1973. Il a été interrogé. Torturé. Il a subi des choses horribles. Compte tenu du contexte actuel, il avait décidé de témoigner.
— Quel contexte ?
Un nouveau sourire apparut sur le visage de Naseer. Mais cette fois, c’était une moue teintée de mépris. Kasdan fourra ses poings dans sa poche pour ne pas le frapper.
— Vous ne savez pas que les tortionnaires de ce temps-là sont aujourd’hui poursuivis ? Au Chili ? En Espagne ? En Grande-Bretagne ? En France ?
— J’en ai entendu parler, si.
— Willy voulait témoigner contre ces salauds. Mais il se sentait surveillé…
— Il avait contacté un juge ?
— Willy n’en parlait pas. Il disait que moins j’en saurais, mieux ce serait pour moi.
L’histoire lui paraissait rocambolesque. Il ne voyait pas comment l’organiste pouvait se sentir menacé à ce point, pour des histoires vieilles de 35 ans et des procès qui n’avaient jamais lieu, les accusés mourant de leur belle mort avant la fin de la procédure, comme l’avait fait Augusto Pinochet quelques mois auparavant.
— Il t’a donné des noms ?
— Je vous répète qu’il ne me disait rien ! Mais il avait peur.
— Ces gens savaient donc qu’il s’apprêtait à parler ?
— Oui.
— Et tu n’as aucune idée de ce qu’il voulait révéler ?
— Je ne sais qu’un truc : ça concernait le plan Condor.
— Le quoi ?
— Vous êtes nul.
Kasdan leva la main. L’Indien rentra la tête dans ses épaules. Face à la carrure de l’Arménien, il paraissait minuscule.
— Vous ne connaissez que la violence, murmura Naseer d’un ton buté. Willy luttait contre les gens comme vous.
— Le plan Condor, c’est quoi ? Le Mauricien prit son souffle :
— Au milieu des années 70, les dictatures d’Amérique latine ont décidé de s’unir pour éliminer tous leurs opposants. Le Brésil, le Chili, l’Argentine, la Bolivie, le Paraguay et l’Uruguay ont créé une sorte de milice internationale, chargée de traquer les gauchistes qui s’étaient exilés. Ils étaient décidés à les retrouver partout en Amérique latine, mais aussi aux Etats-Unis et en Europe. Le plan Condor prévoyait de les enlever, de les torturer puis de les tuer.
Kasdan n’avait jamais entendu parler de ça. Comme pour l’enfoncer, Naseer ajouta :
— Tout le monde connaît cette histoire. C’est la base.
— Pourquoi Goetz aurait-il détenu des informations sur cette opération ?
— Peut-être qu’il avait entendu quelque chose quand il était prisonnier. Ou simplement qu’il pouvait reconnaître ses tortionnaires. Des gars qui avaient joué un rôle dans cette opération. Je sais pas…
— Quand allait-il témoigner ?
— Je sais pas, mais il avait pris un avocat.
— Tu as son nom ?
— Non.
Kasdan songea qu’il faudrait étudier son relevé téléphonique — à moins que la vieille pédale se soit méfiée et ait utilisé une cabine. Il imagina son mode de vie paranoïaque, se méfiant de tous et de tout. En même temps, il se souvint que sa porte n’était pas verrouillée. Il comprit, avec un temps de retard, que c’était le petit Indien qui avait ouvert les verrous.
— Tu avais les clés de l’appartement de Goetz ?
— Oui. Willy me faisait confiance.
— Pourquoi es-tu venu prendre tes affaires ?
— Je veux pas être mêlé à ça. Avec la police, on a toujours tort. Je suis étranger. Je suis homosexuel. Pour vous, j’ai deux fois tort.
— Je te le fais pas dire. À 16 h, aujourd’hui, où t’étais ?
— Vous me soupçonnez ?
— Où t’étais ?
— Au hammam des grands boulevards.
— On vérifiera.
Il avait dit cela machinalement. Il ne vérifierait rien du tout, pour la simple raison qu’il ne soupçonnait pas le minet. Pas une seconde.
— Parle-moi un peu de votre vie à deux. Naseer haussa une épaule et oscilla des hanches.
— On vivait cachés. Willy ne voulait pas que ça se sache. Je ne pouvais venir chez lui que la nuit. Il avait peur de tout. Moi, je crois que Willy était traumatisé par ses années de torture.
— Il avait d’autres amants ?
— Non. Willy était trop timide. Trop… pur. Il était mon ami. Mon vrai ami. Même si notre relation était difficile. Il était pas d’accord avec ce que je pouvais faire… à côté. Il était même pas d’accord avec lui-même. Il acceptait pas ses propres tendances… Il était déchiré par sa foi, vous comprenez ?
— Plus ou moins. Pas de femmes ? Naseer gloussa. Kasdan enchaîna :
— À ton avis, il aurait pu avoir des ennemis, en dehors de son passé politique ?
— Non. Il était doux, calme, généreux. Il n’aurait pas fait de mal à une mouche. Il n’avait qu’une passion : ses chorales. Il avait un don avec les enfants. Il comptait mettre en place une formation pour les chanteurs qui muaient et qui voulaient continuer la musique. Vous l’auriez connu, il…
— Je le connaissais.
Naseer leva un regard d’incompréhension.
— Comment vous pouvez le…
— Laisse tomber. Quand tu as fui tout à l’heure, tu es venu droit ici. Tu connaissais l’endroit ?
— Oui. On venait dans ces bassins, avec Wilhelm. On aimait se cacher et, enfin, vous voyez… (Il gloussa encore.) Pour les sensations…
Kasdan eut une vision bien nette. Les deux hommes s’envoyant en l’air au-dessus de la masse d’eau verdâtre. Il ne savait pas s’il avait envie de vomir ou d’éclater de rire.
— File-moi ton portable.
Naseer s’exécuta. D’un doigt, Kasdan enregistra ses propres coordonnées et se baptisa « flic ».
— Mon numéro. S’il te revient quoi que ce soit, tu m’appelles. Je m’appelle Kasdan. Facile à se rappeler, non ? Tu as une piaule ?
— Une chambre de bonne, oui.
— Ton adresse.
— 137, boulevard Malesherbes.
Kasdan nota l’adresse puis enregistra le numéro de son cellulaire. En guise de geste d’adieu, il saisit son sac à dos, le retourna et le vida sur le sol boueux. Une brosse à dents, deux livres, des chemises, des débardeurs, des bijoux en toc, quelques photos de Goetz. Une petite vie de pédé triste, résumée en quelques objets.
L’Arménien en éprouva de la pitié et cette pitié même le débecta. Malgré lui, il se baissa pour aider le môme à ramasser ses affaires.
A ce moment, Naseer attrapa doucement sa main :
— Protégez-moi. Peut-être qu’ils vont me tuer, moi aussi. Je ferai ce que vous voudrez…
Kasdan retira vivement ses doigts :
— Casse-toi.
— Et mes papiers ?
— Je les garde.
— Je vais les récupérer quand ?
— Quand je l’aurai décidé. Casse-toi.
L’Indien ne bougeait pas, le regard langoureux. Kasdan hurla pour de bon :
— Casse-toi avant que je t’éclate !
Parquet flottant. C’était bien le mot. Le sol de l’appartement s’enfonçait sous ses pas et lui donnait l’impression de tanguer. A la manière d’un pont de navire filant au ras des cimes du parc, qu’on apercevait par la porte-fenêtre encore ouverte.
Kasdan la verrouilla, ferma les rideaux, chercha, le long du châssis, un commutateur. Il devinait qu’un système commandait un store roulant. Il trouva le bouton et l’actionna. Le volet descendit lentement, fermant la pièce au monde extérieur et à la clarté des réverbères.
Quand l’obscurité fut complète, Kasdan ferma les deux portes de la pièce, à tâtons, puis sortit sa Searchlight, en quête d’un autre interrupteur : celui de la lumière. Il ne risquait plus d’être aperçu du dehors. Il alluma un lustre. Un salon bon marché se révéla. Un canapé affaissé. Une bibliothèque en contreplaqué. Des fauteuils dépareillés. Goetz ne s’était pas ruiné en mobilier.
Aucun tableau au mur. Pas de bibelots sur les étagères. Aucune note personnelle dans la décoration. L’ensemble évoquait plutôt un meublé à deux balles. Kasdan s’approcha de la bibliothèque. Des partitions, des biographies de compositeurs, quelques livres en espagnol. Goetz avait appliqué son goût de la discrétion à son propre appartement : il n’y aurait rien à trouver ici.
L’Arménien enfila ses gants de chirurgien et regarda sa montre : presque minuit. Il prendrait le temps qu’il faudrait mais passerait l’appartement au peigne fin.
Il commença par la cuisine. A la lueur des réverbères. De la vaisselle propre sur l’égouttoir, à côté de l’évier. Des assiettes et des verres alignés dans les placards. Goetz avait le sens de l’ordre. Le frigo : presque vide. Le congélateur : rempli de plats surgelés. L’organiste n’était pas un chef cuistot. Kasdan nota un détail. Il n’y avait pas ici l’ombre d’une épice ou d’un produit chilien. Goetz avait fait table rase du passé, même dans ses goûts culinaires. Et aucun détail ne trahissait la présence du petit Naseer : Goetz ne conservait même pas ici les céréales de son amant.
Il passa à la chambre, se livrant de nouveau au manège du store. Lumière. Un lit au carré. Des murs nus. Des vêtements usés et ternes dans une penderie. Pas le moindre détail qui trahisse la personnalité du locataire, à l’exception de deux livres de la collection « Microcosmes ». L’un sur Bartok, l’autre sur Mozart. Et une croix suspendue au-dessus du lit. Tout cela sentait la vie bien réglée du retraité sans fantaisie. Une vie qu’il connaissait bien…
Mais Kasdan devinait autre chose. Une discrétion, une volonté de neutralité qui dissimulait un arrière-fond. Naseer, bien sûr. Mais aussi, Kasdan l’aurait juré, d’autres versants cachés. Où le musicien avait-il planqué ses secrets ?
Salle de bains. Bien rangée, sans plus. Goetz faisait le ménage lui-même et avait interdit à Naseer d’apporter le moindre de ses produits de soins. Pas de médicaments non plus. Pour son âge, le Chilien pétait la forme.
Reprenant le couloir, Kasdan découvrit une deuxième pièce. Un salon de musique, où trônaient un piano et une chaîne hi-fi à l’ancienne, énorme. Goetz avait tapissé le plafond d’emballages d’œufs, sans doute pour insonoriser l’espace. Store. Lumière. Les multiples alcôves du plafond projetèrent des ombres démultipliées, dignes d’un tableau de Vasarely.
En scrutant les murs, Kasdan comprit qu’il se rapprochait ici de l’intimité de Goetz. Ce salon respirait la passion de l’organiste : la musique. Deux cloisons étaient couvertes de CD mais aussi de disques vinyle. Des collectors. Versions historiques d’opéras, de symphonies, de concertos pour piano. Cette pièce trahissait aussi une minutie, un chichi de vieux garçon. Malgré la grandeur du sujet — la musique —, quelque chose de mesquin, de ratatiné, planait entre ces murs et couvrait tout comme une fine couche de poussière.
Kasdan s’approcha du piano. Un modèle électrique sur lequel était branché un casque. Il s’attarda sur la chaîne hi-fi. Ampli intégré de marque Harman-Kardon. Deux enceintes colonnes. Caisson de basses. Du matos de pro. Tout le fric de l’organiste devait passer dans cette qualité du son.
Le boîtier d’un disque reposait sur le lecteur. Kasdan contempla la jaquette. L’enregistrement d’une œuvre vocale, le Miserere de Gregorio Allegri. L’Arménien lut le dos de la boîte et eut une surprise : le chef de chœur était Wilhelm Goetz en personne. Il tira le livret de son conditionnement et le feuilleta. Une photo de groupe sur deux pages. Parmi les enfants vêtus en blanc et noir, Goetz, plus jeune, regardait l’objectif, l’air enjoué. On discernait dans ses yeux une lueur de fierté, un éclat que Kasdan ne lui connaissait pas. L’homme aux cheveux déjà blancs rayonnait parmi son chœur, sa machine à produire des sons célestes…
Kasdan ouvrit le tiroir de la chaîne et vérifia que le disque était bien le Miserere. Toujours muni de ses gants, il attrapa le casque du piano, le brancha sur l’ampli, démarra le disque, s’assurant que la musique ne sortait pas en même temps des enceintes.
Tout de suite, ce fut un choc.
Il était habitué aux œuvres chorales. Chaque dimanche, la cathédrale Saint-Jean-Baptiste résonnait des chants arméniens a cappella. Mais il s’agissait de voix d’hommes, graves et martiales. Ici, rien de tel. Le Miserere semblait être une partition destinée aux enfants. Une polyphonie qui tissait des accords d’une innocence, d’une pureté bouleversantes.
L’œuvre commençait par de longues notes tenues, comme compressées encore par la prise de son. On croyait entendre les sons ronds et flûtes d’un orgue humain, dont les tuyaux auraient été des gorges d’enfants…
Kasdan s’assit à terre, casque sur les oreilles. Tout en écoutant, il parcourut la notice intérieure du livret. A l’évidence, le Miserere était un tube de la musique vocale. Une œuvre mille fois enregistrée. Elle avait été écrite durant la première moitié du XVIIe siècle. Gregorio Allegri était un membre du chœur de la chapelle Sixtine et l’exécution annuelle de cette pièce était demeurée un événement rituel pendant plus de deux siècles. Un détail frappa Kasdan. Le contraste entre le nom lugubre de l’œuvre, Miserere, et celui du compositeur, Allegri, qui évoquait plutôt la joie, la fête, l’allégresse.
Soudain, une voix aiguë jaillit des écouteurs. Une voix d’une douceur si étrange, si intense, qu’elle brisait quelque chose à l’intérieur de vous-même et vous nouait instantanément la gorge. La voix d’un petit garçon, suspendue, inaccessible, se détachant au-delà des accords, suivant une ligne mélodique très haute, comme lancée au-dessus du monde.
Kasdan sentit ses yeux se voiler. Bon Dieu, il allait pleurer, là, chez un mort, à minuit, assis par terre avec son casque et ses gants de chirurgien. Pour contrer l’émotion qui le submergeait, il se focalisa sur la notice. Le texte était rédigé par Wilhelm Goetz lui-même. Il racontait comment, lors d’un après-midi de pluie de 1989, il avait obtenu cet enregistrement quasi divin, alors que rien ne le laissait prévoir. Quelques minutes plus tôt, les petits chanteurs jouaient encore au football dans les jardins de l’église Saint-Eustache de Saint-Germain-en-Laye où la prise de son devait avoir lieu. Puis l’enfant soliste, un gamin du nom de Régis Mazoyer, avait lancé sa mélodie dès la première prise, les genoux encore maculés de boue. Alors, dans la chapelle glacée, le miracle s’était produit. La voix stupéfiante s’était élevée sous les voûtes de la nef…
Les lignes se troublèrent de nouveau sous ses yeux. Kasdan vit défiler des souvenirs. Nariné. David. D’un coup, il ressentit une immense tristesse, celle qu’il essayait toujours d’enfouir au fond de lui mais qu’il savait jamais oubliée ni enterrée. Tel était le pouvoir du petit choriste, ce Régis Mazoyer. Par sa seule voix, il parvenait à exhumer la mélancolie la plus profonde, à ressusciter en vous les disparus. Ceux qui ne vous laissent jamais en paix.
Kasdan arrêta la musique. Il éteignit la chaîne et prit conscience du silence qui l’entourait, entre ces murs de disques et ce plafond en boîtes d’œufs. Alors, ce fut comme un signal subliminal. Un avertissement. Une des clés du meurtre se trouvait dans cette voix ensorcelante. Ou dans l’œuvre chantée : le Miserere. Il se leva, sortit le disque du tiroir, le remit dans sa boîte et empocha le tout. Cette œuvre avait encore des choses à lui dire. Il éteignit la lumière. Ouvrit le volet roulant. Sortit.
De retour dans le salon, il se livra à une fouille attentive des tiroirs. Il dénicha la comptabilité personnelle de Goetz. Feuilles de Sécurité sociale, relevés bancaires, contrats d’assurances, bulletins de paie, émanant d’associations et de paroisses régies par la loi 1901. L’Arménien parcourut rapidement ces documents — sans intérêt. Et il n’était pas d’humeur à étudier des chiffres.
Puis l’idée lui vint. Naseer avait dit : « Willy se sentait surveillé. » Pouvait-il être sur écoute ? Dans ce cas, ce serait une écoute à l’ancienne, avec mouchard intégré au combiné. L’Arménien dévissa l’appareil téléphonique. Il possédait une solide expérience en matière d’écoutes illégales. Sa période « cellule antiterroriste ». Rien, bien sûr. Pas l’ombre d’un micro.
Il s’assit dans un fauteuil. Réfléchit. Sur Goetz, son opinion était faite : pas seulement discret mais obsédé par le secret. S’il y avait quelque chose à trouver ici, il faudrait démonter l’appartement. Kasdan n’en avait ni le temps ni le pouvoir. Son regard se posa sur l’ordinateur posé sur un bureau, dans le coin du salon. Là non plus, rien à faire. La machine était sans doute scellée par un mot de passe et, si elle abritait des secrets, Goetz avait dû prendre soin de les cacher, aussi bien que le reste.
Kasdan laissa sa pensée divaguer. Il soupesait l’information essentielle de la soirée : Goetz homosexuel. Cela ouvrait une possibilité nouvelle : un crime passionnel. Pas Naseer mais un autre amant, parallèle au petit Mauricien. Un dingue qui en voulait au Chilien pour une raison ou une autre et avait voulu le tuer par la douleur. Autre possibilité : la mauvaise rencontre d’un soir. Kasdan avait beau lutter contre ses préjugés, pour lui, tous les homosexuels étaient des queutards, des baiseurs jamais apaisés. Goetz avait-il croisé un psychopathe sur sa route ?
Il laissa errer son regard à travers la pièce. Il détaillait chaque recoin, chaque plinthe, à la recherche d’il ne savait quoi. Soudain, son regard s’arrêta sur une anomalie, au-dessus de la tringle à voilages de la baie vitrée. Il attrapa une chaise et se hissa à hauteur du châssis. Il observa la zone qui présentait une différence de couleur, entre la porte-fenêtre et le plafond. A l’évidence, on avait repeint cette bande étroite. Kasdan la palpa, à la recherche d’un relief. Ses doigts captèrent une bosse. Il passa sa main plusieurs fois dessus. Une forme circulaire, de la taille d’une pièce d’un euro.
Il partit dans la cuisine chercher un couteau et remonta sur son perchoir. Avec précaution, il creusa autour de la forme puis glissa la lame dessous. D’un coup sec, il fit craquer la peinture et détacha l’objet.
Une onde de glace le traversa.
IL tenait dans sa paume un micro.
Et pas n’importe lequel : un des modèles de marque coréenne qu’utilisait l’atelier de la PJ ces dernières années. Lui-même l’avait souvent posé quand il sonorisait les appartements des suspects. Le mouchard contenait un capteur de sensibilité, qui l’actionnait selon un certain seuil de bruit — le claquement de la porte d’entrée par exemple.
Le froid se dilua dans ses veines à mesure que ses idées se précisaient. Wilhelm Goetz était bien sous surveillance mais pas d’une milice chilienne ou de barbouzes sud-américains. Il était écouté par les services de la PJ ! Ou encore les RG ou la DST. Dans tous les cas, du pur jus franchouillard.
Kasdan contempla sa pièce à conviction puis observa le téléphone fixe. Le fait qu’il n’ait pas trouvé de micro dans le combiné ne prouvait rien. Aujourd’hui, les lignes étaient surveillées par la police à la source, à travers France Télécom ou les opérateurs de téléphones portables. Cela, il pouvait le vérifier en passant quelques coups de fil.
Il empocha le zonzon et recommença sa fouille de l’appartement. Cette fois, il savait ce qu’il cherchait. En moins d’une demi-heure, il découvrit trois micros. Un dans la chambre. Un dans la cuisine. Un dans la salle de bains. Seul, le salon de musique avait été épargné. Kasdan fit jouer dans sa paume gantée ses quatre mouchards. Pourquoi les flics épiaient-ils le Chilien ? Etait-il vraiment sur le point de témoigner dans un procès de crime contre l’humanité ? En quoi cela pouvait-il intéresser la Boîte ?
Kasdan retourna vérifier si ses « prélèvements » ne laissaient pas de traces trop apparentes. Si Vernoux et ses acolytes ne fouillaient que superficiellement l’appartement, ils n’y verraient que du feu. L’Arménien remit les meubles en place, éteignit les lumières, releva les stores et partit à reculons, refermant la porte d’entrée en douceur.
Il en avait assez pour cette nuit.
Le cri le traversa de part en part. Ce n’était pas lui, Cédric Volokine, qui avait hurlé, mais son ventre. Une souffrance inouïe, jaillie du plus profond de ses tripes, se transformant en sillon de feu dans sa gorge. Il avait vomi. Et vomi encore. Maintenant, ce n’était plus qu’une poussée, une convulsion, déchirant tout sur son passage, résonnant contre ses cartilages, lacérant son cerveau, le propulsant aux limites de l’évanouissement.
A genoux au-dessus de la cuvette des gogues, Volokine sentait la brûlure palpiter dans sa trachée. Et la peur, déjà, de la prochaine décharge…
Loin, très loin, il perçut des pas.
Son voisin de piaule venait voir s’il n’était pas en train de crever.
— Ça va pas ?
Il lui fit signe de se casser. Il voulait souffrir jusqu’au bout. Seul. Toucher le fond, pour ne plus jamais remonter. L’autre recula alors que, déjà, un nouveau spasme le propulsait dans le trou.
Il tremblait au-dessus de la lunette. Un filet de bave coulait de ses lèvres, gouttant jusqu’à la bile qui reposait au creux des chiottes. Volokine ne bougeait plus. Le moindre geste, le moindre déglutissement pouvait réveiller la bête…
En même temps, il se voulait stoïque. Il ne prendrait aucun traitement. Ni méthadone ni Subutex. On l’avait transféré ici, dans ce foyer de l’Oise, le temple du « non-médoc ». Eh bien, il s’en tiendrait à ce « non » radical jusqu’au bout.
La crise reculait. Il le sentait. La fièvre s’atténuait, pour laisser place au froid. Un jus glacé dans ses artères, cliquetis de cristaux, blessant les parois de ses veines.
Il en était à son deuxième jour sans came.
L’un des pires, avec le troisième.
Et, pour dire la vérité, pas mal de ceux qui allaient suivre.
Mais il fallait s’accrocher. Pour se prouver à soi-même qu’on n’était pas malade. Ou du moins que la maladie n’était pas incurable. On pouvait s’en sortir. Il le savait. On lui en avait parlé. Dans son esprit violenté par le manque, cette idée sonnait comme un mythe. Une rumeur invérifiable.
Il se redressa. Se laissa choir sur le cul, dos au mur, bras gauche posé sur la lunette, bras droit ouvert, comme en attente d’un fix. Il baissa les yeux sur ce membre, détaché de lui-même, jaune, bleu, violacé, aussi maigre qu’une liane. Il éclata d’un rire bref, sinistre. Tu tiens pas la grande forme, Volo… Il se massa lentement l’avant-bras, sentant la peau, dure comme une écorce, les muscles, les os là-dessous, serrés, rongés.
Deux jours sans came. Aujourd’hui, il avait essuyé le trou noir classique. Le calme avant la tempête. Quand le monstre sort du puits pour exiger sa nourriture. Il avait attendu que l’hydre jaillisse, sorte sa tête hideuse. Elle était apparue sur le coup de minuit et voilà 2 h qu’il se débattait avec elle, façon héros de l’Antiquité.
Il noua les deux bras autour de ses épaules et tenta de réprimer ses tremblements. Il claquait tellement des dents et des os, que la lunette à côté de lui tressautait à contre-rythme. Il sentit son estomac se soulever à nouveau et crut qu’il était bon pour un tour. Mais non. Après un rot sec, son ventre se relâcha brusquement. Tu tiens le bon bout… Il allait pouvoir ramper jusqu’à sa chambre et prier pour que le sommeil l’emmène au moins jusqu’à l’aube.
De jour, l’enfer avait tout de même une autre gueule.
Il trouva la chasse d’eau. Actionna le mécanisme.
A quatre pattes, il commença à avancer. Sa chemise trempée de sueur lui collait au dos. Des frissons lui faisaient vibrer les bras, comme lorsqu’on en est à sa centième pompe…
Retourner dans la chambre.
Se blottir dans son duvet. Supplier le sommeil.
Quand il se réveilla, sa montre indiquait : 4 h 20. Il était resté sans connaissance plus de 2 h mais n’avait pas dépassé la porte des chiottes. Il s’était simplement évanoui, là, sur le carreau, au sens propre du terme.
Il reprit sa marche. Rythme de limace. Se recroquevillant encore, s’arc-boutant dans ses frusques raides de sueur séchée, il parvint jusqu’au couloir. Un vague espoir s’insinua en lui. Il allait ressortir plus fort de ce cauchemar. Oui. Plus fort et tatoué au fer rouge, jusque dans les moindres replis de son cerveau. Plus jamais ça.
Il parvint à se mettre debout, épaule contre le chambranle. Se glissa dans le couloir dos au mur, soulevant sa carcasse de quelques centimètres pour la lancer un peu plus loin. Le crépi, puis le contreplaqué d’une porte. Et ainsi de suite. Dans chaque chambre, il devinait les autres suppliciés, les tocards dans son genre, tous en cure de désintox…
Une porte. Deux portes. Trois portes…
Enfin, il attrapa la poignée de sa piaule et franchit le seuil. Un demi-jour régnait dans l’espace de quinze mètres carrés. Il ne comprenait pas. Comme pour achever sa confusion, il entendit les cloches du village d’à côté. Il fixa sa montre : 7 h. Il s’était évanoui une nouvelle fois et avait fini sa nuit, sans même s’en rendre compte, dans le couloir.
Il révisa ses plans.
Plus la peine de dormir. Un café, et en route.
Avec une lucidité nouvelle, il photographia du regard chaque détail de sa chambre. Le tapis élimé couvert de taches. Le linoléum rougeâtre. Le duvet. La table avec sa lampe Ikea. Les motifs graffités sur le papier peint. La fenêtre où pleurait un jour de suie.
Une convulsion l’arracha à sa contemplation.
Il grelottait. Depuis deux jours, il oscillait entre ces états brûlants et ces chutes glacées, dans des frusques toujours moites. Du blanc des yeux aux orteils, il avait la même teinte jaunâtre. Ses urines étaient rouges. Ses fièvres noires. Au fond, le manque s’apparentait à une maladie tropicale. Une saleté qu’il aurait contractée dans un pays lointain, pourri, qu’il connaissait bien : les terres boueuses de l’héroïne.
Il avait besoin d’une douche bien chaude mais il ne voulait pas retourner dans le couloir. Il opta pour un café. Il avait ici tout ce qu’il lui fallait. Un réchaud, du Nés, de l’eau. Il se dirigea jusqu’à l’évier, fit couler de la flotte dans une gamelle de camping, puis revint près du réchaud. D’une main tremblante, il gratta une allumette et resta immobile, hypnotisé par la flamme bleutée. Il demeura ainsi jusqu’à ce que la morsure du feu le rappelle à l’ordre. Il gratta une autre allumette, puis une autre encore.
A la quatrième, il parvint à allumer la couronne du réchaud. Il pivota et saisit la cuillère avec précaution. Il la plongea dans la boîte de Nescafé. Alors que l’eau crépitait déjà dans la casserole, il stoppa de nouveau son geste. La cuillère. La poudre. Il réalisa qu’il apportait un soin particulier à cette opération comme s’il s’agissait du rituel qu’il cherchait à oublier.
Il répandit le Nés dans le verre. Tomba de nouveau en pâmoison devant la surface de l’eau qui frémissait. Les cloches sonnèrent. Une heure était encore passée. Le temps était désormais dilaté. Une chose molle qui évoquait les toiles de Dali où les aiguilles des horloges sont fléchies comme des rubans de réglisse.
Il enfonça sa main dans sa manche. Saisit l’anse de la casserole. Fit couler l’eau dans le verre, qui se remplit aussitôt d’un liquide brunâtre collant parfaitement à cette heure morne du jour.
Alors seulement, il se souvint qu’il avait rendez-vous.
Cette nuit, avant la crise, il avait reçu un appel.
Un signe dans les ténèbres…
Il sourit en songeant au télex qu’on avait détourné pour lui. Un meurtre, une église, des enfants : tout ce qu’il lui fallait. La situation tenait désormais en un axiome. Cette enquête avait besoin de lui. Mais surtout, il avait besoin d’elle.
Comme chaque fois, l’homme roule dans la poussière.
La poussière rouge de la terre africaine.
Empêtré dans sa djellaba, il tente de se relever mais la ranger le cueille au ventre, puis sous le menton. L’homme se cambre, s’écroule. Coups de pied. Au visage. Dans le ventre. Dans l’entrejambe. Les bouts ferrés trouvent les pommettes, les côtes, les os fragiles à fleur de chair. L’homme ne bouge plus. L’agresseur peut calculer ses coups à son aise. La mâchoire, les dents, l’arête du nez, les lèvres, le fond des yeux. La peau éclate, dénudant les muscles, les fibres, en une boue sanglante mêlée de terre.
Les mains attrapent le jerrican. L’odeur du gas-oil supplante celle du sang. La coulée s’attarde sur la figure, le cou, les cheveux. Le briquet claque et tombe sur le torse. Le feu prend en un souffle brusque. Flamme violacée qui vire tout de suite au rouge. Soudain, l’homme se redresse : c’est un lézard. Un lézard géant, dont la gueule effilée jaillit de la capuche, et les pattes griffues des manches de la djellaba…
Lionel Kasdan se réveilla, le cœur affolé. Il avait encore dans les narines l’odeur de la toile brûlée, associée à celle, atroce, des chairs et des cheveux grillés. Il mit plusieurs secondes à comprendre que le bruissement des flammes n’était que la sonnerie du téléphone.
— Allô ?
— C’est moi.
Ricardo Mendez, le légiste roucoulant.
— Je te réveille ?
— Ouais. (Il jeta un œil à sa montre : 8 h 15.) Et tu fais bien.
— Statistiquement, un vieux dort quatre heures de plus qu’un homme d’âge moyen.
— Ecrase.
— La mauvaise humeur, un autre truc de vieux. Bon. Je vais me coucher. J’ai passé la nuit sur ton Chilien. Tu veux les conclusions définitives ?
Kasdan se leva sur un coude. La terreur se dissolvait dans son sang.
— En résumé, continua Mendez, je confirme ce que je t’ai dit hier. Arrêt cardiaque, lié à une douleur intense, elle-même provoquée par une pointe enfoncée dans les deux organes auriculaires. Le fait nouveau, c’est qu’il y avait un état antérieur.
— Qu’est-ce que tu appelles un « état antérieur » ?
— Notre homme a eu des problèmes cardiaques. Son cœur portait des lésions significatives d’infarctus. Aspect rougeâtre, tigré du muscle. Je te passe les détails. Le mec a eu la breloque à l’arrêt. Plusieurs fois dans sa vie.
— Ce qui veut dire ?
— D’ordinaire, un cœur pareil trahit des excès : clopes, alcool, bouffe… Mais Goetz a des artères de jeune homme. Aucune trace d’abus d’aucune sorte.
— Donc ?
— Je penche pour de brefs arrêts cardiaques, des spasmes coronariens, provoqués par des stress intenses. Des peurs extrêmes. Des souffrances aiguës.
Kasdan se frotta le visage. Sa lucidité revenait. Le cauchemar et son odeur de porc brûlé s’éloignaient.
— Goetz est passé entre les mains de la junte chilienne. Il a été torturé.
— Cela pourrait expliquer ces traces de lésions. Et aussi autre chose.
— Quoi ?
— Des cicatrices. Sur la verge, le torse, les membres. Mais surtout la verge. Je dois encore bosser dessus. Les observer au microscope pour les dater avec exactitude. Et imaginer avec quoi on lui a fait ça.
Kasdan se taisait. Il songea à la cause de la mort de Goetz : la douleur. Il existait un lien entre son passé de martyr et les circonstances de sa mort. Des bourreaux chiliens revenus l’exécuter ?
— Dernier détail, continua Mendez. Ton bonhomme a subi une intervention chirurgicale pour une hernie discale. Il porte une prothèse numérotée, d’origine française. Avec la marque et le numéro de série, je peux retrouver la trace de l’opération.
— Pour quoi faire ?
— Vérifier que notre bonhomme est bien arrivé en France sous le même nom. (Mendez roula un rire.) Faut toujours se méfier avec les immigrés !
— Tu m’avais parlé d’analyses à Mondor, sur l’organe auriculaire…
— Pas encore reçu.
— Et ton experte, à Trousseau ?
— Pas encore eue au téléphone. J’espère que t’as pas dans l’idée de débouler là-bas avec ta gueule de croquemitaine. C’est un hôpital pédiatrique, rempli d’enfants sourds, pour qui c’est jamais Noël.
— Merci, Ricardo.
Kasdan raccrocha et s’étira dans son lit. Le rêve revint, par fragments. Il avait lu des bouquins sur l’univers onirique, notamment ceux de Freud. Il connaissait les grands principes du travail du rêve. Condensation. Déplacement. Mise en images. Et toujours, derrière ces scènes décalées, le désir sexuel. Que cachait cette exécution sauvage, qui le hantait depuis des dizaines d’années ? L’Arménien secoua la tête. A son âge, il se mentait encore, faisant mine de croire que son rêve était un simple cauchemar, alors qu’il s’agissait d’un souvenir.
Salle de bains. L’Arménien vivait depuis trois ans dans une série de chambres de service, situées au coin de la rue Saint-Ambroise et du boulevard Voltaire. Il avait acheté la première piaule en 1997 pour son fils. Puis, dans les années 2000, on lui avait proposé les trois chambres voisines. Il les avait acquises et rénovées en prévoyant de les louer pour améliorer sa pension.
Le sort avait changé la donne. Sa femme, Nariné, était morte.
Son fils était parti. Il s’était retrouvé seul dans l’appartement qu’il avait occupé durant 20 ans, près de la place Balard. Il avait préféré tourner la page et s’était installé dans cette suite de chambres qui sentaient encore la peinture fraîche. Idéales pour un homme seul, à condition d’aimer la vie en file indienne. L’autre problème était le plafond mansardé. Dès que Kasdan franchissait une certaine ligne latérale, il devait se pencher. Il vivait à cinquante pour cent cassé en deux, ce qui lui semblait bien résumer l’humiliation de la retraite.
Sous la douche, il songea à son enquête. D’ordinaire, chaque matin, il suivait le même emploi du temps. Lever. Virée au bois de Vincennes. Jogging. Exercices physiques. Retour à la maison. Petit déjeuner. Revue de presse jusqu’à 11 h. Après ça, paperasses, Internet, courrier jusqu’à midi. Déjeuner. L’après-midi, il traitait ses « affaires » — les différentes associations arméniennes dont il avait la charge. Des trucs dont personne n’avait rien à foutre. Même pas lui. Enfin, à 16 h, il s’enfouissait dans le Quartier latin, Pariscope en poche, en quête d’un bon vieux film de jadis. Parfois, il poussait la balade jusqu’à la Cinémathèque, qui avait eu la mauvaise idée de s’expatrier aux confins de Paris, à Bercy.
Il sortit de la cabine et s’observa dans le miroir. La calotte grise des cheveux ras accentuait encore l’aspect rugueux du visage. Des traits musclés, qui refusaient de s’empâter. Des rides profondes, comme de la peinture au couteau. Un nez énorme, piton rocheux d’où partaient des travées d’amertume. Dans ce paysage aride, une exception : deux yeux gris qui ressemblaient à deux flaques d’eau. Les oasis de son Ténéré.
Il repassa dans sa chambre. S’habilla. Passa à la cuisine et se concocta le cocktail du moment. Un comprimé de Depakote 500 mg et un cachet de Seroplex 10 mg. En 40 ans de soins, il n’avait jamais vraiment voulu connaître les mécanismes de tout de ce qu’il ingurgitait. Mais voilà ce qu’il avait compris : le Depakote était un normothymique. Un régulateur d’humeur. Le Seroplex un antidépresseur nouvelle génération. Par une balance mystérieuse, l’association des deux médicaments parvenait à le maintenir, lui, à flot.
A 63 ans, Kasdan savourait ce calme relatif. Il avait tout vu, tout connu, en matière psychiatrique. Dépressions. Hallucinations. Délires… Et aussi en matière de traitements. À lui tout seul, il était un vrai Vidal. Teralithe et Anafranil dans les années 70. Depamide et Prozac dans les années 80. Sans compter les neuroleptiques qu’il avait dû ingurgiter au moment de ses crises maniaco-dépressives. Ce qu’on appelait les « épisodes psychotiques aigus ». Au fil des décennies, il avait vu les traitements s’affiner, se préciser, au point de lui offrir maintenant du sur-mesure. Sans effets secondaires. Ce n’était pas du luxe.
Il se prépara un café. A l’ancienne. Poudre. Filtre. Goutte-à-goutte. Il avait renoncé aux machines à capsules quand on lui avait demandé, dans une boutique aux tons chauds et aux hôtesses souriantes, de remplir un formulaire sur ses goûts les plus intimes en vue d’acquérir une carte de membre. Il avait répondu qu’il voulait simplement boire du bon café, pas entrer dans une secte. Il ne supportait plus cette société de consommation, saturée de jeux-concours et de cartes de fidélité. Société matérialiste, mesquine, craintive, où le sommet du risque était de voir son meilleur ami allumer une cigarette et le top du bonheur de faire ses courses de Noël, en payant uniquement avec des chèques-cadeaux. Il sourit. Au fond, il ne supportait plus rien. Mendez avait raison : la mauvaise humeur, un « autre truc de vieux ».
Emportant sa chope, il s’installa à son bureau et déplia le document qu’il voulait étudier en priorité. L’emploi du temps que Goetz avait rédigé à l’attention de son giton. Il chaussa ses lunettes et lut la liste. L’organiste ne chômait pas. Hormis la cathédrale arménienne, il œuvrait pour trois autres églises à Paris : Notre-Dame-du-Rosaire, rue Raymond-Losserand, dans le quatorzième arrondissement ; Notre-Dame-de-Lorette, rue Fléchier, dans le neuvième ; l’église Saint-Thomas-d’Aquin, place Saint-Thomas-d’Aquin, dans le septième. Kasdan surligna au stabilo chaque coordonnée. Goetz avait pris soin, sans doute pour rassurer son amant, de noter les noms des sacristains et des aumôniers à contacter, « en cas d’urgence ». Kasdan n’avait plus qu’à décrocher son téléphone et sonner aux portes.
Le musicien donnait aussi des cours particuliers de piano et rayonnait dans tout Paris. Kasdan grimaça. Il allait devoir se farcir chaque famille. Non. Il se contenterait d’un simple appel. Mais il ne devait exclure aucune possibilité. Pas même celle d’une liaison scabreuse avec un élève, crime passionnel ou vengeance de parents horrifiés.
Il replia sa liste. La glissa dans sa poche de jean. Avant sa tournée, il avait plusieurs coups de fil à passer.
Il commença par Puyferrat, de l’Identité judiciaire.
— Rien de neuf sur notre organiste ?
— Non. Les paluches sur le balcon appartiennent toutes à la victime. On n’a rien trouvé d’autre. Le seul scoop, je te l’ai filé hier : l’empreinte de la Converse. (Il s’arrêta, faisant claquer les feuilles de son rapport.) Ah si… Un autre détail. On a trouvé des particules de bois sur la tribune. Des esquilles, des échardes.
— Quelle essence ?
— Trop tôt pour le dire. Je les ai envoyées au labo de Lyon pour analyses. A mon avis, ce sont des parcelles de l’orgue. Goetz a dû se cramponner dans la bagarre.
Kasdan visualisa la scène de crime. Le buffet des tuyaux. Le meuble du clavier. Puyferrat se trompait. Les surfaces étaient nickel. Aucune trace de coup d’ongle. Le bois venait d’ailleurs.
— T’as rendu ton rapport ?
— Il part maintenant.
— Par mail ?
— Par mail et par courrier.
L’avance qu’il avait sur Vernoux était donc cuite. Le jeune flic allait convoquer au poste tous les mômes chaussés de Converse. Obtiendrait-il plus de résultats que lui-même ? Non. Vernoux comprendrait seulement que Kasdan avait tenté sa chance en solo et l’appellerait pour l’engueuler.
— Tu me rappelles quand tu as les résultats ?
— Pas de problème. On m’en a raconté une bonne, cette nuit. C’est Superman qui aperçoit Wonderwoman sur le toit d’un immeuble et…
— Je la connais. Rappelle-moi.
Kasdan composa le numéro du SCOAT — Service Central Opérationnel Assistance Technique. Une dizaine de gars, chargés de sonoriser les appartements des suspects. Des types qui avaient plus à voir avec une équipe d’installateurs de chaînes câblées qu’avec un département de haute technologie. Ils étaient basés au Chesnay, une petite ville du 78.
Kasdan tomba sur une ancienne connaissance : Nicolas Longho.
— C’est à quel sujet, ma vieille ?
— Une sonorisation. Wilhelm Goetz. 15–17, rue Gazan, quatorzième arrondissement.
— Qu’est-ce que tu espères ?
— Le mec est mort. J’ai retrouvé votre matos dans son appart, planqué au-dessus des rideaux.
— Ça ne me dit rien.
— C’est pourtant votre style. Un amplificateur, ajusté dans l’axe de la tringle.
— Pourquoi tu fourres ton nez là-dedans ?
— Le mec a été retrouvé mort dans ma paroisse, la cathédrale arménienne.
— C’est un Arménien ?
— Non. Un Chilien. La présence du micro démontre qu’il faisait l’objet d’une procédure. Je veux savoir laquelle. Et connaître le nom du juge qui a ordonné les zonzons.
— Et toi, t’es saisi par qui ?
— Je suis à la retraite depuis 5 ans.
— C’est bien ce que je me disais.
— Tu peux vérifier ?
— J’en parle aux collègues. Mais si c’est un Chilien, je serais toi, j’appellerais plutôt la DST. Ou la DGSE.
Longho avait raison. Il y avait de fortes chances que les Affaires étrangères soient sur le coup. Mauvaise nouvelle : Kasdan les avait souvent croisés dans sa carrière, toujours dans un climat de rivalité, voire d’hostilité. Il ne pourrait obtenir aucune info de ce côté-là.
Il composa un nouveau numéro. Un vieux pote qui avait intégré une brigade nouvelle, spécialisée dans les suspects en cavale, la BNRF, Brigade Nationale de Recherche des Fugitifs. L’homme, un ancien des Stups, se nommait Laugier-Rustain. Tout le monde l’appelait Rustine.
Kasdan le cueillit sur son portable. Reconnaissant la voix, le flic éclata de rire :
— Comment ça va la pêche à la ligne ?
— Je t’appelle justement pour une histoire de pêche. De pêche au gros.
— Ne me dis pas que tu joues encore aux fouineurs.
— Juste un renseignement. Ta nouvelle brigade, ça marche dans les deux sens ?
— Qu’est-ce que tu appelles les « deux sens » ?
— Vous cherchez les Français en cavale à l’étranger mais aussi les étrangers cachés en France ?
— On a des accords avec les autres polices européennes, ouais.
— Tu as des criminels de guerre en stock ?
— Notre créneau, c’est plutôt les malfrats, les tueurs en série, les pédophiles.
— Tu pourrais jeter un œil ?
— Tu cherches qui exactement ?
— Des Chiliens. Des anciens du régime de Pinochet. Des mecs qui auraient au cul un mandat d’arrêt international et qui se seraient planqués en France.
— Le Chili, c’est un peu loin de Schengen. Je ne sais même pas si on a des conventions d’entraide judiciaire avec ce pays.
— Ce n’est peut-être pas la justice du Chili qui les recherche. Le mandat peut émaner d’un autre pays. Espagne, Grande-Bretagne, France… Les plaintes proviennent des pays des ressortissants. Beaucoup de victimes au Chili étaient originaires d’Europe.
— Merci pour la leçon, mon vieux, mais si tu veux tout savoir, c’est encore plus compliqué que ça. Parce que tes mecs restent chiliens et pour être à leurs trousses, il nous faut un accord avec leur pays d’origine. Pas avec celui des plaignants, tu piges ?
— Mais tu peux vérifier ?
— Tu as des noms ?
— Non.
— Des signalements ?
— Que dalle.
— Tu crois que j’ai que ça à faire ? Courir après des fantômes ?
— Hier, un Chilien s’est fait tuer. Un réfugié politique. Il semblerait qu’il voulait témoigner contre ses tortionnaires. Je te demande juste de regarder si un ou plusieurs de ces salopards sont sur tes listes.
— C’est drôle que tu me parles du Chili…
— Pourquoi ?
— Un collègue a reçu une demande concernant ce pays, il y a moins d’une heure. Quitte pas.
Kasdan patienta. Rustine revint à l’appareil :
— Éric Vernoux, première DPJ. Tu connais ?
— C’est mon outsider. Le flic officiel sur ce coup. Tu me rappelles en express ?
— Je vais voir avec mon collègue. A nous deux, on aura les infos dans la journée.
— Je pourrais les avoir avant Vernoux ?
— Pousse pas trop, Kasdan.
Il raccrocha. Le nom du flic de la DPJ impliquait deux vérités. D’une part, le capitaine avait conservé l’affaire. D’autre part, le flic au Bombers ne lâchait pas son hypothèse — la piste politique.
L’Arménien se leva et endossa son treillis.
Il était temps, avant d’aller se faire les églises, d’enrichir sa culture.
Le dossier Pinochet. L’or des dictatures. L’introuvable démocratie autoritaire. Pinochet face à la justice espagnole. 20 ans d’impunité. Condor : le projet de l’ombre…
Le Chili et ses bouleversements politiques occupaient trois étagères de la librairie. Pinochet et sa dictature deux d’entre elles. Kasdan sélectionna les livres les plus intéressants, sauta de son escabeau puis se dirigea vers l’escalier pour remonter au rez-de-chaussée.
Il se trouvait dans le sous-sol de L’Harmattan, sa librairie préférée, au 16 de la rue des Écoles. Une librairie dédiée en priorité à l’Afrique et qui paraissait construite en bouquins tant les murs étaient uniformément tapissés de livres. Les cloisons d’ouvrages montaient si haut qu’on donnait une échelle à chaque client pour accéder aux rayons.
Kasdan paya — cher — ses livres et regretta l’époque bienheureuse des notes de frais. Une fois dehors, il respira une goulée d’air. La librairie était située au bout de la rue des Écoles, là où les immeubles semblent en finir avec le Quartier latin pour s’ouvrir sur d’autres zones : la rue Monge qui monte on ne sait où, la boutique de pianos Hamm, qui s’avance comme l’étrave d’un paquebot, les derniers cinémas Action…
L’Arménien vérifia son portable. Un message du révérend père Sarkis. D’une pression, il rappela.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Un autre flic est venu me voir.
— De la Brigade criminelle ?
— Non. De la « B » quelque chose. Il y avait le mot « mineurs » dedans.
— BPM. Brigade de Protection des Mineurs.
— C’est ça.
Kasdan tiqua. Le rapport de Puyferrat, mentionnant l’empreinte de basket, était parvenu à Vernoux aux environs de 9 h. Il était 11 h. Le capitaine avait-il aussitôt contacté la BPM, pour que les gars encadrent l’interrogatoire des petits choristes ? Bizarre. Vernoux n’avait aucun intérêt à saisir une autre brigade.
— Le flic, comment il était ?
— Spécial.
— C’est-à-dire ?
— Jeune. Sale. Pas rasé. Assez beau. Il avait plutôt l’air d’un musicien de rock. Il a même joué de l’orgue.
— Quoi ?
— Je te jure. En m’attendant, il est monté sur le balcon. Il y a toujours les grands rubans jaunes. Il est passé dessous et s’est installé au clavier. Il l’a allumé et a commencé à jouer le début d’un tube des années 70…
Sarkis se mit à fredonner quelques notes de sa voix rauque. Kasdan reconnut le morceau :
— Light my fire, des Doors.
— Peut-être, oui.
Kasdan cherchait à visualiser ce flic. Un jeune gars peu soigné, piétinant une scène de crime et jouant un air des Doors dans « son » église. Pas banal, en effet.
— Il t’a donné son nom ?
— Oui. Je l’ai noté… Cédric Volokine.
— Connais pas. Il t’a montré sa carte ?
— Oui. Pas de problème.
— Qu’est-ce qu’il t’a demandé, exactement ?
— Des précisions sur l’heure de la découverte du corps, sur sa position, sur les traces de sang… Mais il voulait surtout interroger les gamins. Comme toi. Les gamins chaussés de baskets Converse.
Aucun doute : Vernoux avait vendu la mèche. Mais pourquoi ? Ne se sentait-il pas capable d’interroger lui-même les mômes ?
— Je vais me renseigner, conclut Kasdan. Rien de neuf à part ça ?
— Le flic d’hier, Vernoux, a téléphoné. Il veut lui aussi interroger les enfants. Vous ne pourriez pas tous…
Quelque chose ne cadrait pas. Si Vernoux souhaitait aussi auditionner les mômes, alors le flic rock venait d’ailleurs. Comment avait-il été informé de l’affaire ?
— Vernoux : tu lui as dit que je les avais déjà interrogés ?
— J’étais obligé, Lionel.
— Comment a-t-il réagi ?
— Il t’a traité de vieux con.
— Je te rappelle. Ne t’en fais pas.
Kasdan s’achemina vers sa voiture. Une fois installé, il composa le numéro du capitaine de la première DPJ. L’officier ne lui laissa pas le temps de parler :
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Vous jouez à quoi, nom de Dieu ?
— J’avance. Tout simplement.
— Au nom de quoi ? Au nom de qui ?
— Cette église est mon église.
— Écoutez-moi. Si je vous retrouve, ne serait-ce qu’une seule fois sur ma route, je vous fous en garde à vue. Histoire de vous calmer.
— Je comprends.
— Vous ne comprenez rien mais je vous jure que je le ferai ! Après un bref silence, Vernoux reprit, un ton plus bas :
— Les mômes, ils vous ont parlé ?
— Non.
— Putain. Quel gâchis. Vous salopez mon enquête !
— Calme-toi. Quelque chose cloche. Je ne suis pas le roi des psychologues et je ne m’attendais pas à des confessions cash. Mais j’aurais dû percevoir un signe. Un trouble chez le gamin qui a été témoin du meurtre.
— Aucun n’avait l’air choqué ?
— Non. Il doit y avoir une autre explication. Toi, tu en es où ?
— Vous voulez un rapport signé ? J’ai rien à vous dire. Et n’approchez plus de mon affaire ! (Sa colère montait à nouveau.) Comment avez-vous pu interroger ces mômes sans la moindre autorisation ? Sans la moindre précaution ?
Kasdan ne répondit pas. A chaque phrase, il attendait que la résonance retombe. Et avec elle, la colère. Enfin, il prononça :
— Un dernier détail : tu as contacté la BPM ?
— La BPM ? Pourquoi j’aurais fait ça ? Sans répondre, Kasdan changea de ton :
— Écoute-moi. Je comprends que tu fasses la gueule. Tu dois te dire que tu n’as pas besoin d’un vieux ringard dans mon genre. Mais n’oublie pas une chose : tu n’as qu’une semaine pour sortir l’affaire.
— Une semaine ?
— Oui. Le délai de flagrance. Après ça, un juge sera nommé et les compteurs seront remis à zéro. Tu devras demander la permission pour la moindre perquise. Pour l’instant, tu es seul maître à bord.
Vernoux se tut. Il connaissait la loi. La découverte d’un corps donne les pleins pouvoirs pendant huit jours au service saisi par le procureur. Les flics en charge de l’enquête n’ont alors besoin d’aucune commission rogatoire. Perquises, auditions, gardes à vue : tout est possible.
— Mais tu as besoin d’aide, reprit Kasdan. Le meurtre a été commis chez les Arméniens. Et il concerne une autre communauté : les Chiliens. Un vieil immigré comme moi peut te filer des tuyaux. A l’arrivée, c’est toi qui récolteras les lauriers.
— Je me suis renseigné sur vous, admit Vernoux. Vous avez été un grand flic.
— Le passé composé. C’est le temps qui convient. Vous avez fini l’enquête de proximité ?
— On a interrogé le quartier, oui. Personne a rien vu. La rue Goujon est un désert.
— Et l’autopsie ?
Vernoux lui expliqua ce qu’il savait déjà. Il put ainsi tester sa franchise. Ce flic-là n’était pas un tordu. Plutôt un jeune qui en voulait.
— Quelle est ton hypothèse ? relança-t-il.
— Je crois à la piste politique. Je cherche à savoir qui était Goetz au Chili.
— Tu as appelé l’ambassade ?
— Ouais. Mais le seul attaché qui pourrait me renseigner, un mec du nom de Velasco, est en déplacement pour deux jours. Et il n’y a pas d’officier de liaison pour le Chili à Paris. Je vais contacter celui d’Argentine, on sait jamais. J’ai aussi appelé la DPJ, la Division des Relations Internationales, et Interpol. Je veux être sûr qu’il n’y a pas d’arrêts internationaux.
— Contre Goetz ?
— Pourquoi contre Goetz ? Non. Je pense à des bourreaux, des salopards de l’ancien régime, qui en voudraient au Chilien. J’ai aussi contacté la BRNF. Ils m’ont déjà rappelé. Ils n’ont aucun Chilien sur le gril. Dans le même temps, j’ai balancé les empreintes de Goetz dans le fichier international. Au cas où… Goetz pourrait aussi être quelqu’un d’autre. J’aurai les résultats demain.
— Bien joué. Quoi d’autre ?
— J’ai lancé une recherche sur le SALVAC pour voir s’il n’y avait pas eu d’autres meurtres de ce type. En France ou en Europe. Je veux dire : un meurtre par les tympans.
Le « Système d’Analyse des Liens de la Violence Associés aux Crimes » était un nouveau système informatique recensant les meurtres commis sur le sol français. Un truc à l’américaine tout récent, dont Kasdan avait vaguement entendu parler. Le moins qu’on puisse dire, c’était que Vernoux s’agitait.
— Et vous ?
Kasdan tourna sa clé de contact et démarra :
— Moi ? Je me réveille, mentit-il.
— Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Mon jogging. Après ça, je gratterai dans les archives de nos paroissiens. On ne sait jamais, il y a peut-être chez les Arméniens un repris de justice…
— Pas de conneries, Kasdan. Si vous traversez encore ma route, je…
— J’ai compris. Mais sois sympa : tiens-moi au courant.
Il raccrocha. La conversation s’était achevée en eau de boudin. La confiance n’était pas passée et, dans ce jeu de dupes, il était difficile d’évaluer ce que chacun gardait pour lui-même. Pourtant, Kasdan sentait une collaboration en marche.
Descendant la rue des Fossés-Saint-Bernard, le long de la faculté de Jussieu, Kasdan songea de nouveau au flic dépenaillé qui était venu jouer de l’orgue à Saint-Jean-Baptiste. Il ne voyait qu’une solution pour expliquer sa présence : l’État-Major. Pour chaque affaire d’importance, on rédige un rapport à l’attention de la Place Beauvau. Ce qu’on appelle un « télex ». Vernoux avait dû envoyer le sien hier soir. D’une façon ou d’une autre, Volokine était informé des coups qui tombaient. Qui le renseignait ? Ce service se résumait à quelques femmes qui se partageaient la permanence, 24 heures sur 24.
Kasdan tenta une hypothèse : une des fliquettes en pinçait pour le flic rebelle. Même Sarkis avait remarqué la beauté du jeune gars. Mais comment Volokine avait-il su pour l’empreinte ?
Kasdan rappela Puyferrat. Le technicien réagit aussitôt :
— Putain, Kasdan, c’est du harcèlement, je…
— Est-ce qu’un flic de la BPM t’a appelé, ce matin, à propos de Goetz ?
— Juste après ton appel, oui. Il était pas 9 h.
Frissons sur ses avant-bras. Il pouvait sentir la rapidité, l’électricité du jeune flic.
— Tu lui as parlé de l’empreinte ?
— Je sais plus… Je crois, oui. Mais il était au courant, non ? Lui-même m’a parlé des mômes…
Un quiproquo. Volokine avait simplement appelé l’Identité judiciaire pour flairer le meurtre. Il avait évoqué les choristes. Puyferrat en avait déduit qu’il était déjà affranchi, à propos des Converse. Et il avait lâché son scoop.
— Tu ne t’es pas demandé comment il était au courant ? grogna Kasdan. Alors que tu n’avais même pas envoyé ton rapport à Vernoux ?
— C’est vrai, merde, j’y ai pas pensé. C’est grave ?
— Laisse tomber. Rappelle-moi quand tu as les résultats d’analyse.
Kasdan regarda sa montre : 11 h. Il parvenait au bout du quai d’Austerlitz, barré par le métro aérien. Sur la gauche, de l’autre côté de la Seine, se dressait l’immense pyramide à toit plat du palais omnisports de Bercy. L’Arménien tourna dans cette direction. Il était l’heure d’aller interroger l’experte ORL, à Trousseau. Elle devait avoir reçu les analyses de l’organe auriculaire de Wilhelm Goetz.
L’hôpital Armand-Trousseau ressemblait à un village de mineurs, dont on aurait déplacé les pavillons de briques pour en former des carrés successifs. A chaque nouveau patio, les façades grises, roses, crème, semblaient se rapprocher encore pour vous écraser entre leurs murs. On tournait en voiture dans ce dédale comme un rat dans une cage.
Kasdan haïssait les hôpitaux. Toute sa vie, à intervalles réguliers, il avait dû séjourner dans ces lieux lugubres. Sainte-Anne et Maison-Blanche, à Paris. Mais aussi Ville-Evrard, à Neuilly-sur-Marne, Paul-Guiraud, à Villejuif… Ces campus avaient abrité sa vie de soldat sans guerre. Ou plutôt sa guerre personnelle dont le champ de bataille était son propre cerveau. Le délire et le réel ne cessaient de s’y affronter jusqu’au moment de la trêve. Toujours précaire. Kasdan quittait alors l’hôpital, fragile, apeuré, ne possédant qu’une seule certitude : un de ces quatre, une nouvelle crise le ferait revenir ici.
Pourtant, son pire souvenir d’hôpital ne concernait pas sa propre folie mais Nariné, sa femme. Kasdan l’avait connue quand il avait 32 ans, lors d’un mariage arménien, alors qu’il était un des héros de la BRI. Il l’avait d’abord passionnément aimée, puis simplement estimée, puis vraiment détestée, jusqu’à ce qu’elle ne devienne qu’une simple présence, intégrée à sa vie aussi sûrement que son ombre ou son arme de service. Il n’aurait pu résumer ces vingt-cinq années d’union. Ni même les décrire. Une chose était sûre : Nariné était la personne qu’il avait le mieux connue dans son existence. Et réciproquement. Ils avaient traversé ensemble tous les âges, tous les sentiments, toutes les galères. Pourtant, aujourd’hui, quand il évoquait son souvenir, il ne voyait plus qu’une scène, une seule, toujours la même. La dernière fois qu’il l’avait visitée, dans sa chambre de l’hôpital Necker, quelques heures avant sa mort.
Cette femme-là n’avait plus rien à voir avec celle qui avait partagé son destin. Sans maquillage, sans perruque, elle ressemblait à un bonze décharné, en robe de papier vert. Son élocution était devenue étrange, distante, à cause de la morphine et chacun de ses mots, qui n’avait plus aucun sens, était comme une petite mort, déposée au creux du cerveau de Kasdan.
Pourtant, il souriait, assis à son chevet, détournant son regard, observant les appareils qui entouraient son épouse. Les sillons verdâtres du Physioguard. La lente perfusion dont l’éclat translucide renvoyait la lumière blanche des néons. Ces instruments, ces goutte-à-goutte évoquaient pour lui le cérémonial intime d’un drogué — shoot d’héroïne ou pipe d’opium. Il y avait dans cet attirail, et les gestes réguliers qu’il impliquait, quelque chose de méticuleux, d’assassin. Les choses finissaient donc comme elles avaient commencé. Sous le signe de la drogue. Car Kasdan s’en souvenait, quand il avait appris le prénom de sa future femme, « Nariné », il l’avait aussitôt associé au mot « narguilé »…
Nariné parlait toujours. Et ses paroles absurdes le maintenaient à distance. C’était un spectre, déjà imprégné par la mort, comme infusé par elle, qui s’exprimait. Un souvenir très lointain lui revenait. Cameroun, 1962. Une nuit, des villageois avaient organisé une fête. Des tambours, du vin de palme, des pieds nus frottant la terre rouge. Il se rappelait une danseuse en particulier. Elle levait son visage vers le ciel étoile, ouvrant les bras avec indolence, tournant sur elle-même, un sourire figé, absent, sur les lèvres. On aurait dit une somnambule. Son regard, surtout, était fascinant. Un regard tendu, projeté si loin qu’il en devenait hautain, insaisissable. Kasdan avait mis quelques minutes à capter la vérité. La danseuse était aveugle. Et ce qu’elle regardait, c’était le cœur sourd du rythme. L’envers de la nuit.
Nariné lui faisait penser à cette danseuse. Ses paroles flottaient dans l’ombre. Ses yeux regardaient ailleurs. Vers un au-delà indicible. Ce soir-là, Kasdan avait renoncé à sa voiture. Il avait erré, à pied, dans le quartier de Duroc. Il avait croisé d’autres aveugles — l’Institut pour les Non-Voyants n’est qu’à quelques pas de Necker. Il avait eu l’impression d’évoluer dans un monde de zombies, où il était le seul être encore vivant.
Quand il était enfin rentré chez lui, un message l’attendait : Nariné s’était éteinte. Pendant son errance. Il avait alors compris qu’il se souviendrait toujours de la curieuse créature qu’il venait de quitter. C’était ce spectre qui occulterait toutes les autres images.
Kasdan s’arrêta au volant de sa voiture, sur le campus de l’hôpital. Il ferma les paupières. Serra ses tempes entre ses paumes, pour compresser la force des souvenirs, et respira un grand coup. Quand il ouvrit les yeux, il avait repris sa place dans le temps présent. Trousseau. L’experte ORL. L’enquête.
Il dénicha le pavillon André-Lemariey au fond d’une cour. Un bâtiment de briques claires, avec coulées coagulées plus sombres. La porte 6 indiquait les différentes spécialités du bloc, dont le département ORL.
Dès le hall, le ton était donné. Rhinocéros, lions et girafes collés aux murs. Cabanes de bois, bancs colorés disposés en carré. Jouets en pagaille… Kasdan se souvint des paroles de Mendez : « Un hôpital pédiatrique, rempli d’enfants sourds, pour qui c’est jamais Noël. » Des guirlandes et des boules multicolores étaient suspendues au plafond. Un sapin clignotait dans un coin alors que les néons étaient déjà allumés.
Au centre de la pièce, des infirmières coiffées de bonnets verts à grelot, installaient un théâtre de bois et de feutre.
Il s’avança vers elles, captant en même temps la chaleur du lieu et les effluves de médicaments. Son malaise grandissait. Il surprenait, sans l’expliquer, un lien entre le cadavre de Goetz et cette atmosphère mortifère d’enfants coupés du monde.
— Je cherche le Dr France Audusson.
Les rideaux rouges du théâtre miniature s’ouvrirent. Une femme aux larges épaules apparut :
— C’est moi. Qu’est-ce que vous voulez ?
France Audusson devait avoir 50 ans. Ronde, massive, ses cheveux gris coiffés en deux arches symétriques. Elle ressemblait aux publicités de jadis pour Mamie Nova. Elle se releva et se déporta sur la gauche. Elle était aussi déguisée en lutin. Chasuble à bretelles, d’un vert pétant. Chaussures noires à grosses boucles en forme de papillons. Bonnet à grelot.
Kasdan sortit la carte tricolore qu’il avait conservée en douce. Comme tous les flics mélancoliques, il avait déclaré sa carte perdue six mois avant la retraite. Il avait obtenu un nouveau document, qu’il avait rendu au moment de son départ. Quant à l’ancienne, il l’avait gardée bien au chaud, comme un fétiche.
— J’appartiens au groupe d’enquête chargé du meurtre de Wilhelm Goetz, dit-il enfin.
France Audusson retira son bonnet dans un bruit de clochettes :
— J’ai reçu ce matin les résultats de Mondor. Venez avec moi. Kasdan lui emboîta le pas sous les regards intrigués des autres infirmières-lutins. Ils longèrent plusieurs cabanes de bois jusqu’à ce que l’ex-flic comprenne qu’il s’agissait de vrais bureaux et non de décors. L’experte ORL déverrouilla l’avant-dernière porte, décorée d’un profil de renne.
— Nous préparons le spectacle de Noël, précisa-t-elle. Pour les enfants.
L’intérieur était minuscule. Un bureau plaqué contre le mur de droite, un fauteuil dans la continuité, un autre placé latéralement, le tout enseveli sous les dossiers, schémas de coupes de tympans, scanners épingles. Avec ses cent dix kilos, Kasdan n’osait plus bouger.
— Asseyez-vous, proposa-t-elle, en ôtant sur sa droite une pile de dossiers du fauteuil.
Kasdan s’exécuta avec précaution alors que la femme faisait sauter les bretelles de sa chasuble et s’extirpait de son déguisement. Elle portait un sous-pull et un jean noirs, qui moulaient son corps épais. Sa poitrine était lourde et son soutien-gorge blanc pointait sous les mailles sombres, dessinant de petits sommets enneigés. Kasdan sentit passer une onde de chaleur dans son entrejambe. La sensation lui plut.
— Il y a un problème avec les résultats, dit-elle en attrapant une enveloppe posée contre le mur. (Elle s’assit et l’ouvrit.) Le labo n’a rien trouvé.
— Vous voulez dire : pas de particules ?
— Rien. Les gens de Mondor ont observé l’intérieur de l’os du rocher au microscope électronique. Ils ont pratiqué des tests chimiques. Il n’y a rien. Pas l’ombre d’un éclat, d’une limaille, rien.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— L’aiguille utilisée devait être composée d’un alliage si compact qu’il ne s’est pas effrité au contact de l’os. Ce qui est vraiment bizarre. Parce que l’aiguille s’est insinuée entre les osselets et s’est enfoncée jusqu’à la cochlée. Il y a donc eu frottement. Or, l’instrument n’a laissé aucune trace.
— L’aiguille, comment l’imaginez-vous ?
— Très longue. Elle s’est déplacée dans l’appareil auriculaire comme une onde sonore de très grande puissance. La pointe a brisé les cellules ciliées de la cochlée, dans laquelle se trouve l’organe de Corti. Je vais vous montrer les clichés pris au microscope électronique.
Elle déploya sur son bureau des tirages en noir et blanc. Les images montraient des espèces de plaines sous-marines, dont les algues auraient été désordonnées. Ces clichés semblaient sortir d’un cauchemar. D’abord, parce qu’ils montraient une vie microscopique, fourmillante, ténébreuse. Ensuite, parce que le chaos des cils évoquait le bouleversement d’un raz de marée.
— Les cellules ciliées externes que vous voyez, continua la spécialiste, sont les parties sensitives qui captent et amplifient les vibrations du son. Comme vous pouvez le voir, les cils ont été cassés par l’arme. Si la victime avait survécu, elle aurait été sourde le restant de ses jours.
Kasdan releva les yeux. Son regard tomba à nouveau sur les seins mais, cette fois, la vision ne lui fit aucun effet.
— Le Dr Mendez m’a parlé d’une aiguille à tricoter. Qu’en pensez-vous ?
— Ce n’est pas ça. L’extrémité de l’aiguille est beaucoup plus fine.
La femme se leva et désigna un schéma accroché au mur : une sorte d’escargot bigarré. Elle pointa l’index sur un passage étroit :
— Sur ce schéma de l’organe auriculaire, vous pouvez voir les osselets, qui forment un très mince couloir, ici. L’aiguille s’est insinuée dans cet interstice. Ce qui suppose une pointe très effilée. J’imagine que cette pointe était munie d’une poignée, le tout fondu dans le même alliage, très solide, pour ne pas se briser.
France Audusson se rassit. Kasdan eut soudain une idée. Une idée rocambolesque :
— Cette pointe aurait pu être en glace ? L’eau gelée n’aurait laissé aucune trace…
— Non. Une aiguille de glace de cette finesse se serait cassée contre l’os. Je vous parle d’une arme de quelques microns. Fabriquée dans un alliage… inconnu. Un truc de science-fiction.
Elle sourit, réalisant ce qu’elle venait de dire :
— Excusez-moi, je regarde trop de séries télévisées. Ce que je veux dire c’est que le mystère est là. Dans l’arme du crime.
Kasdan posa de nouveau les yeux sur les tirages. Ces plaines charbonneuses étaient comme des images pétrifiées, matérialisées, de la souffrance de la victime. De nouveau, son intuition : une connivence existait entre la cause de la mort, la douleur, et le mobile, peut-être venu du Chili et de ses tortionnaires.
— J’ai eu la chance d’arriver très rapidement sur les lieux du crime, expliqua-t-il. Le cri de la victime résonnait encore dans les tuyaux de l’orgue. Wilhelm Goetz a dû pousser un sacré hurlement. Ricardo Mendez pense qu’il est mort de douleur. Cela vous paraît plausible ?
— Tout à fait. Nous avons effectué pas mal d’études ici sur le seuil douloureux du tympan. C’est une région très sensible. Nous soignons toute l’année des barotraumatismes, liés à de brusques différences de pression, lors de plongées sous-marines ou de voyages en avion. Selon tous les témoignages, la douleur est très aiguë. Dans le cas de ce meurtre, la pointe est allée beaucoup plus loin. La souffrance a dû bouleverser tout le métabolisme du corps et provoquer l’arrêt cardiaque.
L’Arménien se leva en faisant gaffe de ne rien faire tomber puis prononça de sa voix grave :
— Merci, docteur. Je peux emporter les clichés et les résultats ? L’experte s’immobilisa. Une lueur de méfiance passa dans son regard.
— Je préfère suivre la procédure normale. J’envoie l’ensemble à l’Institut médico-légal. Vous recevrez la copie à votre bureau.
— Bien sûr, fit Kasdan en s’inclinant. Je voulais simplement brûler une étape. Vous m’avez déjà fait gagner pas mal de temps.
France Audusson attrapa une carte de visite puis inscrivit un numéro de téléphone :
— Mon portable. C’est tout ce que je peux vous donner. Kasdan attrapa le bonnet et le secoua, provoquant un bruit de clochettes :
— Merci. Et joyeux Noël !
Après Trousseau, Kasdan visita les trois paroisses où Goetz était également organiste et chef de chœur. A Notre-Dame-du-Rosaire, dans le quatorzième arrondissement, il ne trouva personne pour le renseigner. L’aumônier était souffrant et le prêtre officiant absent. A Notre-Dame-de-Lorette, rue Fléchier, il interrogea le père Michel, qui lui fit un portrait standard de Goetz. Discret, paisible, sans histoire. Kasdan fila à Saint-Thomas-d’Aquin, près du boulevard Saint-Germain, où il fit encore chou blanc. Le personnel religieux était en voyage pour deux jours.
A 15 h 30, Kasdan rentra chez lui. Il alla dans la cuisine et se prépara un sandwich. Pain de mie. Jambon. Gouda. Cornichons. Buvant en même temps un café tiède, il se dit qu’il n’avait pas envie de téléphoner aux familles chez qui Goetz donnait des cours de piano. Pas plus qu’il ne souhaitait se plonger dans l’histoire récente du Chili. En revanche, l’idée du jeune flic bizarre excitait sa curiosité. Il devait évaluer la concurrence.
Avalant son sandwich en quelques bouchées, il se servit un nouveau café et s’installa à son bureau. Il composa directement le numéro de Jean-Louis Greschi, vieux collègue de la Crim qui avait pris la direction de la Brigade de Protection des Mineurs.
— Comment ça va ? s’exclama le commissaire. Tu casses toujours les dents ?
— Les miennes, surtout. Sur la mie de pain.
— Quel mauvais vent t’amène ?
— Cédric Volokine : tu connais ?
— Un de mes meilleurs éléments. Pourquoi ?
— Ce type a l’air d’enquêter sur un meurtre qui concerne ma paroisse. La cathédrale arménienne.
— Impossible. Il est en disponibilité. Pour une durée illimitée.
— En quel honneur ?
Greschi hésita. Il reprit un ton plus bas :
— Volokine a un problème.
— Quel problème ?
— La défonce. Accro à l’héroïne. Il s’est fait choper avec une shooteuse dans les chiottes de nos bureaux. Ça fait désordre. On l’a envoyé en cure de détox.
— Il a été révoqué ?
— Non. J’ai étouffé le coup. Je deviens sentimental avec l’âge.
— Le centre, où est-il exactement ?
— Dans l’Oise. « Jeunesse & Ressource ». Mais tout le monde l’appelle « Cold Turkey ».
— Ça veut dire quoi ?
— C’est l’expression anglo-saxonne pour désigner le sevrage à sec, sans médicaments ni substance chimique. Ils soignent là-bas par la parole, paraît-il. Et aussi le sport. Des vieux babas. Des héritiers de l’antipsychiatrie.
Kasdan rumina l’expression. Il imagina des pipes d’opium, des minarets, des narguilés sous une pluie glacée, à Istanbul. Puis il comprit qu’il faisait fausse route. « Turkey » ne désignait pas le pays mais la volaille. « Cold Turkey » signifiait simplement « dinde froide ». Allusion transparente aux symptômes du manque : suées glacées et chair de poule…
— Selon toi, insista-t-il, c’est impossible qu’il se soit rancardé sur mon affaire ?
— Il a été interné il y a trois jours. A mon avis, il est plutôt en train de claquer des dents dans son duvet.
— Quel âge a-t-il ?
— Je dirais : dans les 27–28 ans.
— Quelle formation ?
— Maîtrise de droit, maîtrise de philo, Cannes-Écluse. Une grosse tête, mais pas seulement. Premier au tir. Il a été aussi champion national d’un art martial, je ne sais plus lequel.
— Et côté boîte ?
— Deux ans aux Stups, d’abord. C’est là qu’il a plongé dans la dope, à mon avis.
— Et tu l’as pris ensuite dans ta brigade ?
— Il n’y avait pas marqué « junkie » sur son front. Et il tenait à venir. On ne refuse pas un mec qui a un cursus pareil. Aux Stups, il affichait un taux d’élucidation de 98 %. Ce gars-là est bon pour le Livre des records.
— Quoi d’autre ?
— Musicien. Pianiste, je crois.
Kasdan assemblait chaque morceau et était de plus en plus intéressé par le résultat. Un flic vraiment original.
— Marié ?
— Non. Mais un vrai tombeur. Toutes les filles en sont folles. Les nanas adorent ce genre de mecs. Mignon. Tourmenté. Insaisissable. Il attire les gonzesses comme un aimant la limaille.
Kasdan avait donc vu juste. A tous les coups, Volokine avait tourné le cœur d’une des filles de l’Etat-Major, ce qui lui permettait de guetter les affaires qui le branchaient.
— Il s’est porté candidat à la BPM. Tu sais pourquoi ?
— C’est le nerf de la guerre. Il a un mobile personnel, j’en suis sûr. Volokine est orphelin. Il a traîné ses basques dans pas mal d’orphelinats, de foyers, d’instituts religieux. De là à imaginer qu’il est lui-même passé à la casserole, y a qu’un pas. Et de là à penser qu’il a un compte à régler avec les pédos, y a plus qu’un orteil.
— Un peu simpliste, non ?
— Plus c’est simpliste, plus ça a des chances d’être vrai, Kasdan, tu le sais comme moi.
L’Arménien ne releva pas. Ses quarante piges à la maison Poulaga lui avaient appris en effet que l’espèce humaine n’a pas d’imagination. Chaque matin, dans la vie d’un flic, la loi des clichés se vérifie.
— En tout cas, continua Greschi, il est souvent bord-cadre. Il a démoli un pédo récemment. A la brigade, on a glissé sur l’affaire et on a promis au pointu une cellule pleine d’assassins s’il portait plainte. Mais j’ai pris le môme entre quat’z’yeux. On n’est pas là pour dérouiller les suspects. Même si, chez nous, on vit avec cette tentation permanente.
Kasdan cadrait le chien fou. Doué. Intelligent. Dangereux. Pourquoi s’intéressait-il au meurtre de Saint-Jean-Baptiste ? Parce que des gamins étaient concernés ?
Greschi poursuivait :
— Mais sa grande qualité rattrape tout. Son feeling avec les mômes. Notre problème, à la brigade, ce sont les gosses. La plupart du temps, ils sont nos seuls témoins à charge. Des enfants terrifiés. En état de choc. Impossible de leur tirer un mot. Sauf Volokine.
Kasdan songea à son échec auprès des petits choristes :
— Comment fait-il ?
— Mystère. Il sait les prendre. Les mettre en confiance. Il comprend leurs silences. Leurs phrases avortées. Il sait aussi déchiffrer leurs dessins, leurs gestes. Un vrai psy, j’te jure. Et acharné. Il travaille jour et nuit. Une blague circule sur lui à la boîte, comme quoi il connaît mieux les femmes de ménage qui bossent la nuit que ses propres collègues.
L’Arménien se demanda tout à coup s’il n’avait pas trouvé un allié potentiel. Un mec à la marge, comme lui, mais avec 35 ans de moins et un savoir-faire qu’il ne possédait pas.
— Tu as les coordonnées exactes du centre ?
Greschi donna l’adresse du foyer, situé à cinquante kilomètres de Paris, tout en répétant son scepticisme. A cette heure, Cédric Volokine devait être couché, malade comme un chien. Kasdan salua le commissaire.
Il avait envie d’en savoir plus. Il se donna une heure pour creuser le portrait du flic et commença par Cannes-Écluse. Il demanda à parler à l’officier orientateur. Avec de l’assurance, un numéro de matricule et une certaine manière de s’exprimer, on obtenait n’importe quel renseignement auprès de n’importe quel collègue.
— Je me souviens, fit l’officier. Il était chez nous de septembre 1999 à juin 2001. Quittez pas, je vais chercher son dossier. (Une minute passa puis l’homme reprit l’appareil :) On en a peu de ce calibre. Il est sorti major de sa promotion. Des notes exceptionnelles. Dans tous les domaines. Et, si vous me passez l’expression, des couilles comme ça. Ses rapports de stages insistent sur ce point. Courageux. Tenace. Instinctif.
— En juin 2001, quand il est sorti de l’école, il avait quel âge ? Le flic tiqua :
— Vous avez pas sa date de naissance ?
— Pas sous les yeux.
— Il allait avoir 23 ans. Il est né en septembre 1978.
— Où ?
— Paris, neuvième arrondissement.
— Selon mes notes, après l’école il a intégré la brigade des Stups.
— C’est ce qu’il a demandé. Vu ses résultats, il aurait pu choisir beaucoup mieux.
— Justement. Pourquoi pas un poste plus ambitieux ? Le ministère de l’Intérieur ?
— Les bureaux, c’était pas son truc. Pas du tout. Il voulait être dans la rue. Bouffer du dealer.
Kasdan remercia l’officier et coupa. Greschi avait précisé que Volokine était orphelin. Kasdan composa le numéro de la Ddass. Volokine n’était pas né sous X. Il n’était pas non plus orphelin de naissance. Les enfants abandonnés portent toujours des noms composés de prénoms — Jean-Pierre Alain, Sylvie André. D’autre part, leur naissance est toujours déclarée dans le quatorzième arrondissement, là où siège la Ddass. Une convention qui signifie surtout que ces mômes sont nés sous une mauvaise étoile.
Comme il s’y attendait, Kasdan tomba sur un fonctionnaire verrouillé à double tour. L’homme ne lâcha que quelques monosyllabes, entre ses dents serrées. Pourtant, Kasdan obtint une adresse. Le premier centre d’accueil de Cédric Volokine, en 1983, à Epinay-sur-Seine. Il avait 5 ans.
Après avoir parlé à plusieurs personnes, il s’entretint avec une vieille femme qui se souvenait du gamin. L’Arménien inventa une histoire d’article à rédiger dans le journal interne de la PJ et ajouta une circonstance : Cédric Volokine avait gagné une citation pour un fait de bravoure.
— J’en étais sûre ! se rengorgea la mamie. J’étais sûre que Cédric réussirait…
— Comment était-il ?
— Il avait tous les dons ! Vous savez qu’il a appris le piano tout seul, sans professeur ? Il chantait à la messe, aussi. Une voix d’ange. Il aurait pu entrer chez les Chanteurs à la Croix de bois, s’il y avait pas eu son grand-père paternel. Un sale bonhomme.
— Dites-m’en plus.
— Vous avez vraiment besoin de tous ces renseignements ?
— Racontez-moi ce qui vous revient. Je ferai le tri.
— Nous avons recueilli Cédric à 5 ans. Son père était mort peu de temps après la naissance. Un alcoolique. Un bon à rien, qui vivait d’expédients.
— Et la mère ?
— Elle buvait aussi. Avec un problème mental, en plus. A la naissance de Cédric, elle a commencé une espèce de régression. Quand on lui a retiré l’enfant, elle ne savait plus ni lire ni écrire.
— Pourquoi le grand-père n’a pas gardé l’enfant ?
— Parce qu’il valait pas mieux que son fils. Un Russe. Un sale type.
— Il venait le voir chez vous ?
— De temps en temps. Un homme mauvais. Aigri. Haineux. Je me suis toujours félicitée que Cédric n’ait pas vécu avec lui. Pourtant, quelques années plus tard, il l’a placé dans un autre centre. Des religieux, je crois. Il avait récupéré la tutelle. (La vieille baissa la voix pour demander :) Je peux vous donner mon avis ?
— Bien sûr.
— Je pense qu’il avait fait ça pour l’argent. Il espérait toucher des subsides sociaux. Mais le cancer l’a rattrapé. Il est mort et Cédric a été transféré encore ailleurs. Je ne sais pas où.
— Vous avez eu de ses nouvelles, ensuite ?
— Durant une dizaine d’années, non. Puis il est revenu me voir. Il venait d’avoir son baccalauréat. A 17 ans ! Il était beau comme un dieu. A partir de là, il est passé plusieurs fois chaque année. Ou il me téléphonait. J’ai encore de ses nouvelles, vous savez…
Kasdan prenait des notes. Volokine avait dû rebondir de foyer en foyer jusqu’à sa majorité. Comment avait-il payé ses études ?
Avait-il été aidé par le SAV, le Service d’Accueil en Ville, qui alloue une petite pension aux orphelins ?
L’Arménien remercia la vieille dame et fit ses comptes. Si Volokine avait eu son bac avant d’avoir 18 ans, cela signifiait qu’il l’avait décroché en juin 96. Ensuite, il avait dû s’inscrire à la Sorbonne, à la faculté d’Assas ou de Nanterre pour faire son droit. Contacter ses professeurs ? Non. Kasdan préférait s’orienter vers ses prouesses sportives. Il en restait peut-être des traces sur le Net.
Il n’eut pas à chercher loin. En tapant les mots-clés « kick-boxing » (une discipline qu’il avait choisie au hasard), « champion » et « France », il tomba sur un site très complet : « LA BOXE PIEDS-POINGS ». Le site traitait à la fois du kick-boxing, du full-contact, de la boxe française et du muay thaï — la « boxe thaïe ». Une des entrées proposait les listes des champions par décennies, toutes disciplines confondues : « années 80 », « années 90 », « les champions de demain »…
Dans la catégorie « 90 », Kasdan trouva sans difficulté le palmarès de Volokine, assorti d’une photo de mauvaise qualité :
Deux fois champion de France Junior de muay thaï en 1995 et 1996. Né le 17 septembre 1978, à Paris. Taille : 1, 78 m. Poids : 70–72 kg. Palmarès : 34 combats, 30 victoires (23 victoires par K-O), 2 nuls, 2 défaites.
L’article signalait que l’athlète était toujours resté fidèle à son club, le « Muay Thaï Loisirs », à Levallois-Perret. Kasdan appela.
— Allô ?
Ton essoufflé. Kasdan tombait en plein cours. Il se présenta et demanda à parler au directeur.
— C’est moi. Je suis l’entraîneur du club.
— Je vous téléphone au sujet de Cédric Volokine.
— Il a des ennuis ?
— Pas du tout. Nous mettons simplement à jour nos dossiers.
— Vous êtes de la police des polices ?
L’homme s’annonçait coriace. Kasdan prit son ton le plus chaleureux :
— Non. Ma requête est purement administrative. Il nous faut le cursus exact de nos meilleurs éléments. Pour prendre des décisions d’avenir en ce qui les concerne, vous comprenez ?
Silence. L’entraîneur n’avait pas l’air convaincu — et ce n’était en effet pas très convaincant.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— D’après nos informations, Cédric a arrêté la compétition en 1996, après avoir été deux fois champion de France Junior.
— C’est exact.
— Pourquoi n’a-t-il pas continué ? Il n’a jamais combattu dans la catégorie Senior ?
Nouveau silence. Plus long. Plus renfrogné.
— Désolé. Secret professionnel.
— Allons. Vous n’êtes ni médecin, ni avocat. Je vous écoute.
— Non. Secret professionnel.
Kasdan se racla la gorge. Il était temps d’abandonner le velours pour la matraque.
— Écoutez. Tout cela concerne une affaire peut-être plus importante que ce que j’ai bien voulu vous dire. Alors, soit on parle ensemble, maintenant, au téléphone, et tout est fini en trois minutes, soit je vous promets du papier bleu pour demain matin. Convocation au 36 et tout le bazar.
— Le 36, c’est pas la Brigade criminelle ?
— Pas seulement.
— Vous êtes de quelle brigade ?
— Les questions, c’est moi. Et j’attends toujours votre réponse.
— Je sais plus où j’en étais, marmonna l’entraîneur.
— Toujours au même endroit. Pourquoi Volokine n’a-t-il pas participé à d’autres championnats ?
— Il y a eu un problème, admit-il. En 1997. Un contrôle antidopage.
— Volokine était dopé ?
— Non. Mais ses urines n’étaient pas claires.
— Qu’y a-t-on trouvé ? Nouvelle hésitation, puis :
— Traces d’opiacés. Héroïne.
Kasdan remercia le coach et raccrocha. L’information était primordiale. Et redéfinissait complètement le jeu. On lui avait présente un jeune gars modèle, tombé dans la dope à 25 ans, au contact des dealers et des drogués.
Mais ce n’était pas l’histoire.
Pas du tout.
Bien avant la brigade des Stups, Volokine était déjà défoncé. Kasdan voyait plutôt se dessiner un môme fermé sur ses traumatismes. Un gamin qui avait tâté très tôt de la horse. Tentative pour oublier ce qu’il avait vécu dans les foyers ou auprès de son salopard de grand-père.
La même question revint le tarauder. Comment le jeune Volokine s’était-il démerdé financièrement durant ses études ? Ce n’était pas avec les mille francs mensuels du SAV qu’il avait pu s’acheter sa dose quotidienne. Il n’y avait qu’une seule solution, facile à imaginer. Volokine avait dealé. Ou s’était livré à d’autres activités criminelles.
Kasdan appela un de ses anciens collègues de la PJ et lui demanda d’effectuer un passage fichier. Après s’être fait tirer l’oreille, l’homme accepta de fouiller du côté du permis de conduire de Cédric Volokine et des appartements qu’il avait occupés durant ses études.
En 1999, alors que Volokine passait sa maîtrise de droit, l’étudiant habitait au 28, rue Tronchet, un trois-pièces de cent mètres carrés près de la Madeleine. Au bas mot, un loyer de vingt mille francs…
Dealer.
Kasdan demanda quel véhicule il conduisait. L’ordinateur mit quelques secondes à répondre. En 1998, il avait acquis une Mercedes 30 °CE 24. La bagnole la plus chère et la plus branchée de l’époque. Le modèle du pur frimeur. Volokine avait 20 ans.
DEALER.
Il demanda enfin une vérification au STIC (Système de Traitement des Infractions Constatées). Le fichier qui mémorise tout — du moindre PV à la condamnation ferme. Aucun résultat. Cela ne signifiait rien. Volokine avait pu avoir des ennuis mineurs et bénéficier de l’amnistie des élections présidentielles de l’époque. Dans ces cas-là, on effaçait tout et on recommençait…
Kasdan raccrocha et se posa la question à mille euros. Qu’est-ce qui pouvait pousser un dealer défoncé, dans la force de l’âge, à s’inscrire à l’école des flics et à endosser l’uniforme pour deux années ? La réponse était à la fois limpide et tordue. Volokine avait oublié d’être con. Il savait qu’un jour ou l’autre, il finirait par tomber — et qu’il crèverait à petit feu, en taule, en état de manque. Or, où peut-on se procurer de la drogue, tout en bénéficiant d’un maximum de sécurité ? Chez les flics. Volokine était passé de l’autre côté, simplement pour s’approvisionner en toute impunité. Et à l’œil.
Tout cela n’était ni très moral, ni très sympathique.
Mais Kasdan se sentait attiré par ce chien fou qui avait bricolé avec la vie, au point de bousculer tous les repères. L’Arménien pressentait une autre vérité. La drogue et le passage aux Stups ne constituaient qu’une étape pour le Russe. Kasdan le sentait : profondément, Cédric Volokine avait choisi d’être flic pour une autre raison.
Au bout de 2 ans, il était passé à la BPM. Y mettant une fureur particulière. Le vrai combat, la vraie motivation de Volokine, c’était les pédos. Protéger les enfants. Pour cela, il lui fallait sa dose et il avait dû bosser aux Stups pour établir ses réseaux. Alors seulement, il était passé aux choses sérieuses. Sa croisade contre les prédateurs pédophiles.
En parcourant ses notes, Kasdan avait l’impression de lire la biographie d’un super-héros, comme il en lisait autrefois dans les bandes dessinées Marvel ou Strange. Un super-flic doté de nombreux pouvoirs — intelligence, courage, expertise du muay thaï, habileté au tir — mais possédant aussi une faille, un talon d’Achille, comme Iron Man et son cœur fragile, Superman et sa sensibilité à la kryptonite…
Pour Cédric Volokine, cette fêlure avait un nom : la came. Un problème qu’il n’avait jamais réussi à régler. Comme en témoignait son séjour actuel en désintox.
Kasdan sourit.
Dans toute sa carrière, il n’avait connu qu’un seul flic aux motivations aussi tordues. Lui-même.
L’enquêteur officiel, Éric Vernoux, ne posait pas de problème.
C’était l’autre, l’Arménien, qui allait lui casser les couilles.
Après avoir visité la cathédrale Saint-Jean-Baptiste, Volokine avait appelé les familles des six gosses chaussés de Converse. Il s’était fait recevoir. Les enfants avaient déjà été interrogés par le commandant Lionel Kasdan. Volo n’avait pas insisté. Le révérend père Sarkis avait déjà évoqué Kasdan, « membre actif de la paroisse », officier de police retraité, sur place au moment de la découverte du corps…
A midi, Volokine s’était rendu à l’ambassade du Chili et s’était cette fois pris les pieds dans le sillage de l’autre flic, Vernoux, déjà passé au 2, avenue de la Motte-Picquet. Encore une fois, on ne comprenait pas pourquoi un deuxième policier posait les mêmes questions. Trop de flics pour un seul cadavre.
Volo avait fait le point. Faute d’avancer sur le mort, il allait avancer sur les vivants. Ses rivaux. Un coup de fil avait suffi pour cadrer Vernoux. 35 ans. Capitaine à la Ie DPJ depuis trois ans. Bien noté par sa hiérarchie. Assez efficace pour avoir convaincu le Proc de garder l’enquête. Un gugus consciencieux qui allait consacrer sa semaine de flagrance à débusquer le tueur. Ce gars-là ne le gênerait pas. Pour une raison simple : il suivait la piste politique et Volo savait que le meurtre n’avait rien à voir avec le passé chilien de la victime.
Le problème, c’était l’autre.
Il avait pris des renseignements sur le retraité arménien. Lionel Kasdan. 63 ans. Des états de service longs comme le bras. Volo connaissait vaguement son nom. L’Arménien était un ancien de la BRI, celle de la grande époque, dirigée par Broussard. Il avait aussi effectué un passage au Raid puis avait fini sa carrière à la Crim, en apothéose, bossant sur des affaires célèbres, dont celle de Guy George.
Concernant les faits d’armes, Volo n’avait entendu que des histoires exagérées — et il ne pouvait s’y fier. Mais Kasdan apparaissait comme un flic du pavé, tenace, violent, possédant un sens très sûr des hommes et du crime. Un mec de terrain, mais pas un mec de pouvoir, qui avait fini commandant presque malgré lui, à force de citations et de résultats.
Plusieurs fois, Kasdan avait bravé le feu. On parlait aussi, à la Crim, des taux d’élucidation record — mais pas mieux que ses propres résultats à lui. On évoquait également son flair, sa ténacité, son héroïsme, sa camaraderie. Toutes ces valeurs à la con dont lui, Volo, n’avait rien à foutre. Des valeurs de flic à l’ancienne, facho sur les bords, brave con au milieu. A l’époque où il entendait ces contes, lui bossait aux Stups, entre seringue et menottes, obsédé par sa dose et l’élaboration de ses filières. Lionel Kasdan avançait au son de La Marseillaise. Lui carburait aux paroles de Neil Young : « I’ve seen the needle and the damage done / A little part of it in every one / But every junkie’s like a settin’sun. »
Volo voulait des détails. Des dates. Des faits. Dans l’après-midi, il avait rejoint les archives de la PP, où le dossier de chaque flic est consigné. Les dates étaient là, noir sur blanc. Et les faits ne démentaient pas la légende.
1944.
Naissance à Lille, avec passeport iranien. 1959. Pensionnat et bourse à Arras. Obtient la nationalité française, grâce à l’obstination de ses parents, tanneurs dans le troisième arrondissement de Paris. 1962. Service militaire. Appelé au Cameroun, où se déroule — ce que Volo ignorait — une « opération de maintien de l’ordre », comme en Algérie. 1964. Retour en France. Trou noir jusqu’en 1966. Kasdan passe le concours administratif de gardien de la paix. Devient le matricule « RY 456321 ». Intègre la deuxième BT (Brigade Territoriale), dans le dix-huitième arrondissement.
Habitué à la guerre, l’homme doit sacrement se faire chier à patrouiller dans la rue. Mais à ce moment, c’est la guerre qui le rejoint dans la rue. Mai 1968. Durant les événements, Kasdan quitte l’uniforme et se noie dans la masse, pour participer à la grande bataille.
A ce point de l’histoire, Volo, installé derrière un petit bureau au fond des archives de la PP, avait joué du téléphone, afin d’étoffer les faits du dossier. Il connaissait assez d’anciens pour nourrir ces éléments bruts d’anecdotes circonstanciées.
C’est face aux barricades que l’Arménien rencontre Robert Broussard, alors que toutes les forces de police sont réquisitionnées contre la racaille gauchiste. Broussard sait reconnaître un flic quand il en voit un. Il repère le colosse arménien qui n’a pas froid aux yeux.
Trois ans plus tard, quand Broussard intègre la BRI, il se souvient de l’ancien soldat. En 1972, « Casse-dents », qu’on surnomme aussi « Doudouk », du nom de l’instrument arménien, rejoint l’Antigang. Ce sont les années Giscard. Les années du grand banditisme. Mesrine. Les frères Zemour. François Besse. Attaques à main armée en série, prises d’otages… Doudouk est sur tous les coups, Manurhin au poing.
Chaque année, le dossier d’un flic comporte une note, allouée par son supérieur direct — cette note, de un à sept, joue un rôle-clé pour son avancement. A chaque Noël, Kasdan se prenait un « sept sur sept ». Volokine sentait naître en lui une admiration pour le vieil Arménien mais aussi une sourde irritation contre ce bon petit soldat de la République. Lui qui plafonnait toujours à « quatre », traînant sa réputation de soufre, alors qu’il devait être dix fois plus génial que « Doudouk ».
Volokine avait aussi déniché dans le dossier la photocopie d’un passage des Mémoires de Broussard. Le commissaire avait écrit : « Lionel Kasdan était un des plus durs de la brigade. Un homme de poings et d’idées. Ses poings, il les réservait pour les truands. Ses idées, il les gardait pour lui. J’ai toujours soupçonné que l’Arménien était un intellectuel, un vrai, mais il n’a jamais assommé quiconque avec ses discours. Silencieux, précis, solitaire, il savait faire équipe et était toujours d’une loyauté sans faille. »
Sept années de « saute-dessus », durant lesquelles Kasdan avait tout connu. La blessure.
En 1974, à Brest, un cadre licencié prend en otage huit membres de la société où il travaille. L’Antigang intervient le soir même. Kasdan s’approche jusqu’aux portes de l’entreprise. A ce moment, un journaliste allume un projecteur. Le forcené aperçoit le reflet de Kasdan dans la porte vitrée. Surpris, il tire. Une gerbe de cinquante-quatre plombs touche l’Arménien à la poitrine et au cou. Il est miraculeusement sauvé par les chirurgiens du CHU de Brest. Trois mois de convalescence. Avec, en prime, une lettre de félicitations du ministre de l’Intérieur et une citation à l’ordre du Mérite — qu’on reçoit plutôt d’habitude à titre posthume.
La bavure.
En 1977, un malfrat marseillais est interpellé à Paris, dans le huitième arrondissement, après une poursuite musclée jusqu’à l’impasse Robert-Estienne. Quelques heures plus tard, dans les bureaux du 36, l’homme meurt, après avoir été interrogé par Kasdan. Ce dernier prononce, comme seule défense, regardant ses mains ouvertes : « J’ai rien vu venir. » L’autopsie, elle, conclut à une commotion cérébrale, provoquée par un choc. Ce choc a-t-il eu lieu durant la poursuite ou pendant l’interrogatoire ? Réponse impossible à établir. Non-lieu pour Kasdan.
1979.
Pendant trois années, Doudouk disparaît. Volokine est incapable de trouver le moindre document sur cette période. L’Arménien réapparaît en 1982. Les années Mitterrand. Surnommées aussi les « années zonzon », à cause des écoutes illégales ordonnées par le président lui-même. Kasdan est impliqué dans l’affaire. Christian Prouteau, fondateur du GIGN, vient de monter sa cellule antiterroriste. Il propose à Kasdan de le rejoindre — ils se sont connus sur les stands de tir. L’Arménien intègre la cellule qui devient rapidement un bureau de coordination, c’est-à-dire d’espionnage interne. Sans doute, Kasdan participe à ces missions d’écoutes illégales, visant des rivaux politiques, des personnalités, des journalistes. Il témoignera d’ailleurs lors du procès de Christian Prouteau, en 1998. Mais en sortira indemne.
1984, nouvelle disparition.
En 1986, Pierre Joxe, alors ministre de l’Intérieur, crée le RAID (Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion), une sorte de GIGN pour les flics. C’est Broussard, encore une fois, qui supervise le groupe. De nouveau, il se souvient du capitaine Kasdan. L’Arménien a près de 40 ans. Il a une femme et un fils de 5 ans. Il a passé l’âge de jouer au cow-boy. Il devient formateur des tireurs d’élite. Kasdan est un spécialiste des pistolets semi-automatiques. Il sera l’artisan de la généralisation de ces modèles au sein des forces de police.
Les années passent à Bièvres, où les gars du RAID s’entraînent. En 1991, Kasdan rempile sur le terrain. Il intègre la Brigade criminelle. Jusqu’alors, Doudouk n’a jamais été un pur enquêteur. Homme d’action, barbouze, instructeur, il ne s’est jamais colleté avec la recherche d’indices, la paperasse, les procédures, les analyses scientifiques… A 47 ans, Kasdan devient un investigateur prodigieux. Un expert capable de repérer les indices, de décortiquer des faits, de recoller les pièces et de retourner les suspects…
Sur cette période, Volokine avait pu discuter avec un collègue de Kasdan. L’Arménien s’était révélé dans sa peau de limier. Un homme qui avait toujours les oreilles qui traînaient. Un sens du détail qui confinait à l’hyper-mémoire. Un mec qui avait la capacité de lire sur les lèvres, de mémoriser les visages aperçus une seule fois, et surtout un flic qui possédait l’art de sonder les esprits, les motivations, les mensonges.
Volokine devinait qu’à cet âge, Kasdan possédait une grande expérience du mal et de la violence et qu’il avait réussi à la reverser, la canaliser dans la traque des assassins. Il était devenu un artisan de la patience, prenant le temps qu’il fallait, jusqu’à identifier le coupable.
1995.
Kasdan devient commandant, à 51 ans, et part à la retraite à 57 ans, l’âge réglementaire. Depuis ce jour, plus personne à la PJ n’avait entendu parler de lui. Il n’était jamais revenu traîner ses pompes dans les bureaux du 36. Il n’avait jamais cassé les burnes à quiconque avec une nostalgie de mauvais aloi.
Kasdan avait tourné la page pour de bon.
16 h. Volokine quitta les archives, saluant les fonctionnaires, avec la gueule pénétrée du mec en pleine enquête. Les informations bourdonnaient dans sa tête. Kasdan, quarante années de bons et loyaux services, sans peur et sans reproche. Un condé. Un vrai. Pas une de ces tapettes qu’on croisait dans les romans policiers, qui jouait du violon le week-end ou se passionnait pour la philologie. Regagnant sa bagnole, Volo fut saisi par une idée. Derrière ce profil, Volokine sentait quelque chose d’autre. Une faille qu’il n’arrivait pas à nommer mais que son instinct avait repérée.
Il prit la direction d’un cybercafé et s’installa dans le box le plus au fond. Objectif : trouver des traces de Kasdan sur la Toile. Coupures de presse, participations à des associations arméniennes, discours de mariage… N’importe quoi, pourvu que cela soit d’ordre privé.
Quelques clics plus tard, Volokine n’en croyait pas ses yeux.
Il avait découvert une source inespérée. L’autobiographie du flic arménien, signée de sa propre main ! Non pas un ouvrage édité, ni même un texte chronologique structuré, mais une série d’articles parus dans un magazine mensuel de la communauté arménienne, Ammt, lié à l’association UGA (Union Générale Arménienne), implantée à Alforville. Depuis plusieurs années, Kasdan rédigeait un article mensuel, sur un thème donné, partant toujours d’une anecdote personnelle pour rejoindre son thème favori : son Arménie bien-aimée.
Cette chronique abordait toutes sortes de sujets. Problème des passeports des Arméniens. Monastère de San Lazzaro, situé sur une île au large de Venise. Les romans de William Saroyan. La carrière d’Henri Verneuil, réalisateur français, de son vrai nom Achad Malakian. Kasdan avait même rédigé un texte sur un groupe de néo-métal américain, « System of a down », dont les membres étaient tous d’origine arménienne. Ce détail étonna Volokine. Il écoutait depuis des années ce groupe de Los Angeles — et il imaginait mal Papy écouter Chop-Suey ou Attack, tubes lacérés de hurlements et de guitares saturées.
Au fil de sa lecture, son étonnement ne cessait de se renforcer. L’Arménien se montrait raffiné, nuancé, complexe. « Un intellectuel », avait dit Broussard. En tout cas, on était loin du flic brutal, borné, qui n’avait « rien vu venir » quand un suspect lui avait claqué entre les doigts.
L’article sur San Lazzaro degli Armeni était particulièrement touchant. Après son retour du Cameroun, en 1964, Kasdan s’était exilé sur cette île, habitée exclusivement par des moines arméniens. Là, il avait plongé dans cette culture et amélioré sa connaissance de la langue. Les mots de Kasdan, sa façon de décrire sa solitude, son apaisement, avaient réveillé des souvenirs chez Volokine, qui avait connu lui aussi des moments de retraite — ses périodes de décrochage. Lui aussi avait savouré cette paix, en plus agité, quand il s’était écarté — ou avait tenté de s’écarter — du chaos de son existence, marquée par la violence et la drogue.
Un autre article était frappant. Sur un peintre, Arman Tatéos Manookian, un Américain d’origine turque qui s’était passionné pour Hawaï et s’était installé à Honolulu, dans les années 30. Une sorte de Gauguin, aux toiles pleines de couleurs, qui s’était donné la mort par empoisonnement, à 27 ans, foudroyé par une dépression.
Le texte de Kasdan était bouleversant. L’Arménien décrivait les deux visages de l’artiste. Les lignes pures et les aplats colorés des toiles, les ténèbres de son cerveau. Volo n’était pas dupe. Kasdan parlait de la dépression de l’intérieur. Le flic avait connu des troubles psychiques.
Le dernier portrait marquant était celui d’Achad Malakian, alias Henri Verneuil. Le réalisateur français avait tout pour séduire le flic. D’abord, il était un immigré, comme Kasdan, et son œuvre exprimait souvent, en filigrane, ce sentiment d’exil. Par ailleurs, Verneuil était l’homme du cinéma d’action des années 60. Celui de Jean-Paul Belmondo et d’Alain Delon. Volokine pressentait que Kasdan s’était toujours identifié à ce genre de flics. Après tout, il était une sorte de Belmondo réel, le héros de Peur sur la ville.
Plus profondément encore, Volokine devinait l’amour de Kasdan pour le cinéma en noir et blanc. Cette esthétique de contrastes, d’ombres portées, de visages traités comme des paysages. Oui, Kasdan voyait la vie en blanc et noir. Il se considérait lui-même comme un héros de polar, aux valeurs dépassées, à l’accent traînant. Jean Gabin dans Mélodie en sous-sol.
Volokine quitta le cybercafé à 18 h. L’heure de la soupe allait bientôt sonner au foyer. Il plongea dans le RER, tout à ses pensées. Il tenta une synthèse sur Kasdan. 63 ans, un mètre quatre-vingt-huit, cent dix kilos. Un as du flag, un barbouze, un instructeur, un limier. Mais aussi un Arménien, un exilé mélancolique, se pointant à l’église chaque dimanche, imitant Charles Aznavour dans les mariages — il tenait ce détail d’un autre flic arménien qu’il avait eu au bout du fil —, nourrissant sa propre personnalité de sa communauté. Un être tourmenté, peut-être dépressif, abritant en lui tout un tas de valeurs contradictoires. Une sorte d’intellectuel, plutôt radin, qui passait aussi pour un « chaud lapin » mais n’avait jamais quitté sa femme.
En arrivant au foyer, une image frappa l’esprit de Volo. Kasdan était une bombe à fragmentation. Un ensemble d’éclats compressés, toujours prêts à sauter. Si Doudouk n’avait jamais explosé, lançant des fragments meurtriers aux quatre coins du décor, c’était grâce à son boulot de flic, qui l’avait toujours tenu entier et debout.
Volokine ouvrit le portail sans sonner et se glissa dans le terrain vague qui tenait lieu de jardin au centre. Il s’installa dans une brouette, près du potager. Sa planque habituelle pour se rouler un joint. Il statua sur son rival. Un partenaire potentiel, avec qui il ne partageait aucun point commun, à l’exception d’un seul. Sa vocation de keuf. Le principal, en somme.
Au fond de sa brouette, sentant déjà le froid nocturne s’insinuer dans ses os, Volokine ouvrit lentement, avec un ongle, une Craven dans sa longueur et répandit le tabac blond dans deux feuilles à rouler collées ensemble. Le bruit du portail lui fit lever les yeux et stopper son geste. Volokine resta bouche bée.
Dans l’encadrement de la grille, approchait la bombe à fragmentation en personne.
Lionel Kasdan, avançant d’un pas d’ours mal léché. Treillis couleur sable et chèche roulé autour du cou. Volo sourit.
Il s’attendait à cette visite, mais pas si tôt.
— Salut, dit Kasdan. Pas de réponse.
— Tu sais qui je suis, non ?
Silence.
A la lueur d’une des ampoules de la grille, Kasdan pouvait détailler son visage. Bien plus nettement que sur la photo. La première chose qui le frappa, c’était la beauté du mec. Sarkis n’avait pas menti : le jeune homme, malgré ses cheveux collés de pluie et sa barbe de trois jours, resplendissait. Des traits réguliers, de grands yeux clairs, sous des sourcils épais, juste ce qu’il fallait pour ne pas ressembler à une fille, une bouche sensuelle, bien dessinée, qui évoquait les jeunes chanteurs de rock hérités de l’école grange.
— Tu es sans doute dans ta phase « légume », reprit-il. Mais je n’y crois pas. Pas du tout.
Volokine ne leva même pas un cil. Talons calés contre les parois de la brouette, il fixait un point lointain, indifférent à la bruine qui lui poissait les mèches.
L’Arménien posa son regard aux alentours : des piquets étaient posés sur des tréteaux. Il opta pour les grands moyens. En un seul geste, il attrapa un des bâtons à deux mains, façon sabre japonais, pivota et l’abattit violemment sur la tête du junkie.
Tout ce qu’il réussit à faire, ce fut l’amorce du mouvement. Volokine lui avait déjà bloqué les deux bras en l’air de la main gauche. Quant à la droite, Kasdan pouvait sentir la vibration du poing serré, arrêté à quelques millimètres de sa propre gorge. Un courant glacé lui descendit dans les chaussettes — la conviction qu’en un seul coup, le jeune rebelle aurait pu le briser net, lui, ses cent dix kilos et sa soi-disant puissance.
— Je vois que les réflexes reviennent.
Volokine acquiesça d’un signe de tête. Le tabac blond, déposé dans une feuille à rouler dans les plis de sa veste, n’avait pas bougé.
— Ils valent mieux que les vôtres, Papy.
Kasdan se recula, se libérant de l’emprise. Il balança son « sabre » par terre.
— Je n’en doute pas, mon garçon. Mais je préférerais que tu laisses tomber les surnoms désobligeants. (Il frappa dans ses mains.) Si on passait aux présentations ?
— Pas besoin. Je me suis renseigné sur vous.
— C’est ce que je veux savoir. Que sais-tu sur moi ?
— Lionel Kasdan. Croisé arménien. Prêt à défendre, par tous les moyens, la veuve, l’orphelin, et les innocents… Surtout s’ils viennent du pays.
— Pour le meurtre, comment tu as su ?
— L’État-Major. Une copine place Beauvau fait la permanence. Elle me file les tuyaux qui m’intéressent.
Depuis le début, Kasdan avait vu juste. Il voulut la jouer complice.
— Tu la sautes ? demanda-t-il en faisant un clin d’œil.
— Non. (Volokine acheva de rouler sa cigarette, sans doute un joint en devenir, qu’il renonçait maintenant à « épicer ».) Je ne suis pas comme vous.
— Comme moi ?
— On m’a dit que même un trou dans un mur, vous vous l’enfileriez.
L’Arménien éprouva un sentiment mitigé. Flatté qu’on puisse encore lui prêter cette réputation d’étalon. Vexé pour la même raison. Cette légende qu’il avait soigneusement entretenue durant sa carrière, en partie fausse, lui paraissait aujourd’hui vulgaire. Face à lui, ce jeune homme émacié, mal rasé, dégageait une forme de pureté bien plus séduisante.
— Passons. Tu as donc eu entre les mains le télex de Vernoux ?
— Par mail, oui.
— A quelle heure ?
— Hier soir. Vers 23 h.
— Et ce matin, tu as appelé l’Identité judiciaire ?
— Arrêtez les questions. Vous connaissez les réponses.
— Ce que je ne sais pas, c’est pourquoi cette affaire t’intéresse.
— Elle concerne des enfants.
— Elle concerne un enfant. Un témoin. Tu te considères comme un spécialiste ?
Le Russe lui lança un sourire. Une éclaboussure sensuelle, du bout des lèvres, qui devait faire craquer plusieurs étages de secrétaires à la Préfecture de Police.
— Kasdan, vous aussi vous connaissez mon pedigree. Alors, gagnons du temps.
— Tu es un flic de la BPM. Un obsédé des pédophiles. Pas un spécialiste des crimes de sang. Ni un psychologue chargé d’interroger les enfants impliqués dans cette affaire.
Le Russe alluma sa cigarette et la pointa vers Kasdan :
— Vous avez besoin de moi.
— Pour interroger les mômes ?
— Pas seulement. Pour saisir les enjeux de cette affaire. Kasdan éclata de rire.
— Ne sois pas dur : donne-moi une piste.
Le jeune flic aspira une longue bouffée et lança un coup d’œil au vieux briscard. Ses yeux brillaient d’un éclat cristallin, sous la pluie qui redoublait. Des gouttes perlaient sur ses cils. Kasdan comprit. L’état de manque, l’apathie, la vulnérabilité du mec en plein sevrage, tout cela, c’était du camouflage — un leurre.
Sous l’épave, il y avait un génie.
Un soldat qui pouvait constituer un partenaire de choc.
— Les empreintes de baskets.
— Eh bien ?
— Ce ne sont pas celles d’un témoin.
— Non ?
— Ce sont celles du tueur.
Les yeux clairs s’enfoncèrent dans les pupilles de Kasdan.
— Le tueur est un môme, Kasdan.
— Un môme ? répéta stupidement l’Arménien.
— Mon hypothèse, c’est que Goetz était pédophile. Un des enfants de la chorale lui a réglé son compte. Voilà l’histoire. Une vengeance de gamin violé. Une conspiration de gosse.
Sur la route du retour, une phrase trottait dans sa tête. Une réplique fameuse de Raimu, dans un film de Henri Decoin, Les inconnus dans la maison. Jouant le rôle d’un avocat alcoolique, l’acteur lançait à la barre : « Les enfants ne sont jamais coupables ! » Kasdan répéta à voix haute dans sa voiture, imitant l’accent méridional du comédien : « Les enfants ne sont jamais coupâbleeeeees… »
En écho à cette réplique, il entendait celle du jeune loup. « Le tueur est un môme. » Absurde. Choquant. Stupide. En 40 ans de carrière, Kasdan n’avait jamais entendu parler d’un meurtre commis par un enfant — à part, très rarement, dans les pages des faits divers. Voilà où il en était. Il avait parcouru cinquante bornes, perdu trois heures de son temps, pour entendre une connerie.
Son opinion sur Volokine était faite. Le jeune Russe était givré. Un homme sous tension qui avait dû subir un traumatisme dans son enfance et voyait partout des prédateurs pédophiles. Une poignée de main, un échange de numéros de portables, et Kasdan lui avait fait comprendre qu’il devait en rester là. Se reposer dans son foyer et ne plus le gêner, lui, dans cette enquête.
Il regarda sa montre. 21 h. Dans moins de trente minutes, il serait rentré chez lui. Il se concocterait un café bien chaud et se plongerait dans ses bouquins spécialisés. La piste politique sonnait la plus juste. Demain matin, il serait incalable sur l’histoire politique du Chili.
Il parvenait sur le boulevard périphérique quand son portable sonna.
— Mendez.
— Tu as du nouveau ?
— Non. Oui. Les tests toxico sont négatifs, comme prévu. Mais il y a autre chose. (Le légiste toussa puis reprit :) Un détail qui cloche. J’ai fini l’anapath des cicatrices — celles de la verge, notamment. Je les ai observées au microscope.
— Et alors ?
— Elles ne datent pas des années 70. Pas du tout. Certaines contiennent même de l’hémosidérine. Des traces de fer, c’est-à-dire de sang. Ce qui signifie qu’elles viennent à peine de se refermer…
— Il aurait été torturé cette année ?
— Pas torturé, non. A mon avis, c’est un truc plus glauque…
— Comme ?
— Il s’est mutilé lui-même. Ses cicatrices sur le sexe sont caractéristiques de certaines pratiques. Tu te garrottes le membre pour provoquer des sensations…
L’Arménien conservait le silence. Mendez continua :
— Si tu savais ce qu’on voit parfois… Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai reçu un morceau de phallus. Une tranche de bite, je te jure. Par la poste. Le morceau était…
— Selon toi, Goetz serait un pervers ?
— Un SM, oui. Ce n’est pas une certitude à 100 %. Mais j’imagine bien le mec se taillader la teube…
Kasdan songea à Naseer, le petit pédé. Pouvait-il être son partenaire dans ces jeux malsains ? Il se souvenait de leurs pratiques érotiques au fond du réservoir. Cela ouvrait une autre piste : le monde tordu des pervers. Et l’hypothèse d’un compagnon de jeu, caché, sadique, assassin.
— C’est tout ?
— Non. Il y a aussi un mystère du côté de la prothèse.
— Quelle prothèse ?
— Je t’ai expliqué hier que Goetz avait subi une opération…
— OK. J’y suis.
— Grâce au numéro de la prothèse, j’aurais dû retrouver son origine et le lieu d’intervention.
— Ce n’est pas le cas ?
— Non. J’ai bien l’origine — l’objet a été fabriqué par un grand labo français — mais impossible d’identifier la clinique ou l’hosto qui l’a acquis. La prothèse s’est volatilisée.
— Comment tu expliques ça ?
— A priori, elle a été exportée. Mais il y aurait une trace aux douanes. Or, il n’y a rien. Elle est sortie de France mais n’a jamais franchi aucune frontière. Incompréhensible.
Kasdan ne savait quoi penser de ce détail. Peut-être une simple bourde administrative. Pour l’heure, l’Arménien était intéressé par l’autre découverte — les possibles pratiques SM du Chilien.
Kasdan remercia Mendez — encore une vérité qu’il possédait quelques heures avant Vernoux — puis raccrocha.
Sortie du périphérique. Il se glissa dans la rue de la Chapelle et savoura la fluidité du trafic. D’ordinaire, cette artère était toujours bouchée. Il appréciait aussi la brillance, la vivacité du Paris nocturne sous la pluie. 40 ans à arpenter sa ville de nuit et il ne s’en lassait pas.
Nouveau coup de fil.
Kasdan décrocha en attrapant la rue Marx-Dormoy.
— Monsieur Kasdan ?
— C’est moi, dit-il sans reconnaître la voix.
— Je suis le père Stanislas. Je dirige la paroisse Notre-Dame-du-Rosaire, dans le quatorzième arrondissement.
Un des prêtres qu’il avait manques aujourd’hui, lors de sa visite aux églises.
— J’ai appris la nouvelle à propos de Wilhelm Goetz. C’est terrible. Incompréhensible.
— Qui vous l’a dit ?
— Le père Sarkis. Il m’a laissé un message. Nous nous connaissons bien. Vous êtes l’inspecteur chargé de l’enquête ?
« Inspecteur » : pendant combien de siècles encore utiliserait-on ce terme complètement caduc ? Ce n’était pas le moment de faire la fine gueule.
— C’est bien moi, répondit Kasdan.
— Que puis-je pour vous ?
— Je cherche des informations sur Goetz. Je cherche à savoir qui il était.
Le père déballa le portrait habituel. L’immigré modèle, passionné de musique. Par esprit de contradiction, Kasdan lança :
— Vous saviez qu’il était homosexuel ?
— Je m’en doutais, oui.
— Ça ne vous gênait pas ?
— Pourquoi cela m’aurait-il gêné ? Vous ne m’avez pas l’air très… ouvert d’esprit, inspecteur.
— A votre avis, Goetz pouvait-il mener une vie cachée ?
— Liée à son homosexualité, vous voulez dire ?
— Ou à autre chose. Des goûts pervers, des pratiques de détraqué…
Kasdan s’attendait à une réplique offusquée — il poussait exprès le bouchon. Mais il n’eut droit qu’à un silence. Le prêtre semblait réfléchir.
— Vous aviez remarqué quelque chose ? insista l’Arménien.
— Ce n’est pas ça…
— Qu’avez-vous à me dire ?
— Cela n’a peut-être aucun rapport… Mais nous avons eu un problème.
— Quel problème ?
— Une disparition. Au sein de notre chorale.
— Un enfant ?
— Un enfant, oui. Il y a 2 ans.
— Que s’est-il passé ?
— Le choriste a disparu, c’est tout. Du jour au lendemain. Sans laisser de trace. Au début, on a pensé à une fugue. L’enquête a montré que le gamin avait préparé ses affaires. Mais sa personnalité ne laissait pas prévoir une telle… décision.
— Attendez. Je me gare.
Kasdan était parvenu sous le métro aérien, boulevard de la Chapelle. Il se rangea à l’ombre des structures de fer, coupa le contact, sortit son carnet.
— Le nom du gosse, souffla-t-il en décapuchonnant son feutre.
— Tanguy Viesel.
— Il était juif ?
— Non. Catholique. Il a peut-être une origine juive, je ne sais pas. Son nom s’écrit avec un « V ».
— Quel âge avait-il ? La voix se crispa :
— Vous en parlez au passé. Rien ne dit qu’il soit mort.
— Quel âge avait-il au moment des faits ?
— 11 ans.
— Dans quelles circonstances a-t-il disparu ?
— Après une répétition. Il a quitté la paroisse, comme les autres enfants, le mardi soir, à 18 h. Il n’est jamais rentré chez lui.
— Quelle date, exactement ?
— Au début de l’année scolaire. En octobre 2004.
— Il y a eu une enquête ?
— Bien sûr. Mais cela n’a rien donné.
— Vous vous souvenez du nom de la brigade qui s’est occupée de l’affaire ?
— Non.
— Le nom de l’enquêteur ?
— Non.
— La BPM : ça ne vous dit rien ?
— Non.
— Pourquoi vous me parlez spontanément de cette histoire ? Wilhelm Goetz a été soupçonné ?
— Bien sûr que non ! Qu’allez-vous chercher ?
— Il a été interrogé ?
— Nous avons tous été interrogés.
Bref silence. Kasdan sentait l’imminence d’une révélation.
— Mon père, si vous savez quelque chose, c’est le moment d’en parler.
— Il n’y a rien de plus à dire. Wilhelm est simplement la dernière personne à avoir vu Tanguy ce soir-là.
L’homme reculait. L’Arménien poursuivit :
— Parce qu’il dirigeait la chorale ?
— Pas seulement. Quand Wilhelm finissait sa répétition, il quittait lui aussi la paroisse. Il faisait donc un bout de route avec certains élèves. Les policiers lui ont demandé s’il avait accompagné Tanguy…
— Et alors ?
— Wilhelm Goetz a répondu par la négative. Il n’empruntait pas le même chemin.
— Quelle est l’adresse de l’enfant ?
— C’est important pour votre enquête ?
— Tout est important.
— Les Viesel vivent dans le quatorzième arrondissement. Au 56, rue Boulard, près de la rue Daguerre.
Kasdan nota et reprit :
— C’est tout ce que vous pouvez me dire sur Goetz ?
— Oui. Et encore une fois, il n’a jamais été soupçonné de quoi que ce soit dans l’affaire Viesel. Je regrette de vous en avoir parlé.
— Ne vous en faites pas. J’ai bien compris. Je passerai vous voir demain.
— Pourquoi ?
Kasdan faillit répondre : « Pour lire dans tes yeux ce que tu ne m’as pas dit », mais il se contenta d’un : « Simple formalité. » Une fois qu’il eut raccroché, un frisson courut dans ses membres. La disparition du môme et le meurtre de Goetz avaient une chance d’entretenir un rapport.
Il rangea son carnet, son feutre, puis fixa un instant les hautes structures en arcs du métro aérien. Il songea aux révélations de Mendez. Le soupçon de perversité. Et maintenant cette disparition d’enfant… Kasdan se demanda si Goetz était si blanc que ça… Il luttait pour ne pas associer ces trois termes : homosexuel-pervers-pédophile.
Se pouvait-il que Volokine ait raison ?
Kasdan se raisonna. La technique même du meurtre contredisait la voie d’un enfant assassin. La pointe utilisée. L’alliage inconnu. La partie visée du corps — les tympans. Tout cela allait à l’encontre d’une vengeance de gamin.
Kasdan enclencha une vitesse et reprit le boulevard de Rochechouart.
Les enfants ne sont jamais coupables.
La réplique de Raimu sonnait creux maintenant.
Elle n’apparaissait plus comme un axiome définitif.
Cédric Volokine s’était fait beau. Costume noir, plus de la première jeunesse. Chemise blanche, en coton trop épais, dont le col rebiquait. Cravate sombre chiffonnée, du genre de celles que portent les enfants, dont le nœud factice dissimule un élastique sous le col. Le tout était englouti sous un lourd treillis kaki.
Il y avait dans ce look quelque chose de touchant — de maladroit, de naïf. Sans compter les baskets qui ne cadraient pas avec l’effort d’ensemble. Justement des Converse. Kasdan perçut dans ce détail la preuve matérielle de la proximité de Volokine avec les gamins de la cathédrale.
Le Russe attendait le long de la grille de Cold Turkey, tel un auto-stoppeur. Dès qu’il vit la Volvo de Kasdan s’approcher, il attrapa son sac et courut dans sa direction.
— Alors, Papy ? On a changé d’avis ?
Kasdan l’avait appelé à la première heure pour l’avertir qu’il passerait le prendre sur le coup des 10 h. Le deal était simple : une journée pour interroger à nouveau les enfants et prouver d’une manière quelconque que son hypothèse était la bonne. Parallèlement, il avait contacté Greschi, le patron de la BPM, pour le prévenir qu’il sortait le gamin du frigo. « En stage ». Le commissaire avait eu l’air plutôt étonné mais n’avait pas posé de questions.
— Monte.
Volokine contourna la voiture. Kasdan remarqua que son sac était une gibecière de l’armée. Une de ces sacoches que les soldats de la guerre de 14–18 portaient en bandoulière pour trimballer leurs grenades.
Le Russe s’installa. L’Arménien démarra. Les premiers kilomètres filèrent en silence. Au bout d’une dizaine de minutes, le jeunot reprit son manège de la veille. Feuilles à rouler. Tabac blond…
— Qu’est-ce que tu fais ?
— A votre avis ? C’est le directeur du centre qui nous donne le shit. Il prétend qu’il est bio. Dans le réfectoire, un panneau prévient : « Vive le chanvre ! » Vous voyez le genre ?
— On t’a jamais dit que c’était mauvais pour les neurones ? Volokine passa sa langue sur la partie adhésive du papier à cigarette et colla deux feuilles.
— Là d’où je viens, c’est un moindre mal. Kasdan sourit :
— Au Cameroun, on disait : une balle dans le cul, ça vaut mieux qu’une balle dans le cœur.
— Exactement. Le Cameroun, c’était comment ?
— Loin.
— De la France ?
— Et d’aujourd’hui. Parfois, j’ai même du mal à croire que j’y suis allé.
— J’ignorais qu’il y avait eu une guerre là-bas…
— Tu n’es pas le seul. Et c’est tant mieux.
Volokine sortit avec précaution une barrette de cannabis de son emballage d’aluminium. A l’aide d’un briquet, il brûla l’un des angles et l’émietta au-dessus du tabac. L’odeur ensorcelante de la drogue se répandit dans la voiture. Kasdan ouvrit sa vitre en se disant que la journée prenait déjà une tournure étrange.
Il décida d’entrer dans le vif du sujet.
— Tanguy Viesel : comment tu étais au courant ?
— Qui ?
— Tanguy Viesel. Le môme disparu de la chorale de Notre-Dame-du-Rosaire.
— Quel môme ? Quelle chorale ?
Kasdan lança un bref regard à Volokine — il était en train d’encoller son joint.
— Tu ne savais rien ?
— J’le jure, Votre Honneur, répondit-il en levant son joint de la main droite.
Kasdan rétrograda et se glissa sur la voie d’accès de l’autoroute. Durant la nuit, il avait identifié le groupe d’enquête en charge de la disparition du petit Tanguy : des gars de la 3e DPJ, avenue du Maine, et non la BPM. Après tout, le Russe n’était peut-être pas au jus.
Il se fendit d’une explication sommaire :
— Un gosse a disparu, il y a 2 ans. Il appartenait à une des chorales que dirigeait Goetz. Notre-Dame-du-Rosaire.
— Je ne savais même pas que Goetz en dirigeait plusieurs. Quelles sont les circonstances de la disparition ?
— Le môme a quitté un soir la paroisse et n’est jamais rentré chez lui.
— Il a peut-être fugué.
— Il semble avoir préparé un sac, en effet. L’enquête n’a rien donné. Tanguy Viesel s’est évaporé.
— Cela pourrait confirmer mon hypothèse de pédophilie, mais il ne faut pas s’emballer.
— T’as raison. Parce que rien ne dit que Goetz est dans le coup. Absolument rien.
Volokine alluma son cône. L’odeur du haschisch redoubla dans la voiture. Kasdan avait toujours aimé ce parfum. Il lui rappelait l’Afrique. Il nota le contraste entre l’odeur exotique, chaleureuse, et l’absolue désolation de la vue : champs noirs, pavillons sales, zone commerciale aux couleurs criardes.
— J’ai passé la nuit sur différents fichiers, reprit-il. Pour savoir si Goetz avait des antécédents. Je n’ai rien trouvé. (Il fit claquer l’ongle de son pouce sous ses dents.) Pas ça. J’ai épluché le FIJAIS. J’ai consulté les archives de ta brigade, la BPM. J’ai gratté du côté de l’OCRVP. Jamais le nom de Goetz n’est apparu où que ce soit. Le mec est blanc comme neige.
Volokine souffla lentement la fumée par les narines :
— Si vous êtes venu me chercher, c’est que vous n’en êtes pas si sûr. (Il tira une nouvelle taffe, longue et appliquée.) D’ailleurs, dans le domaine des pointus, il faut se méfier des fichiers. J’ai connu pas mal de pédos qui avaient réussi à passer entre les mailles du filet durant des années. Le pédo est un animal extrêmement méfiant. Et malin. Certainement pas un de ces malfrats abrutis auxquels vous êtes habitué. Il se méfie non seulement des flics, mais aussi de tous. Et même de Dieu. Il est à rebours du monde. Il sait qu’il est un monstre. Que personne ne le comprend. Qu’en prison, les autres voyous lui feront la peau. Ça donne des ailes pour devenir invisible…
Kasdan haussa une épaule et continua son exposé.
— Je n’ai rien trouvé non plus sur Naseer.
— Qui ?
— Le minet de Goetz. Tu savais au moins que le Chilien était pédé ?
— Non.
L’Arménien soupira :
— Naseer est un Mauricien d’une vingtaine d’années, d’origine indienne. Il était maqué avec Goetz depuis plusieurs années et tapine en douce. Je suis d’ailleurs étonné de ne pas avoir dégoté un dossier sur lui, à la BPM. A mon avis, ce mec s’est déjà fait ramasser, place Dauphine, dans le Marais ou sur les extérieurs. Et il était mineur.
— Je ne savais pas tout ça.
— Tu m’as l’air de ne rien savoir du tout, en effet.
Kasdan ne le disait pas mais cette ignorance même renforçait son admiration. Sans le moindre élément, le gamin avait peut-être vu juste à propos de Goetz. Le Russe lui proposa le joint. L’Arménien refusa d’un signe de tête.
— Vous ne me dites pas tout, rétorqua le jeune flic. Quand je vous ai parlé de ma théorie hier, celle d’un Goetz pédophile et d’un enfant vengeur, vous m’avez pris pour un fou. Aujourd’hui, vous venez me chercher. Entre-temps, vous avez peut-être découvert que Goetz était pédé. Et aussi qu’un gamin a disparu. Mais il y a autre chose, j’en suis sûr.
— C’est vrai, admit Kasdan. Le légiste m’a appelé hier soir. Goetz porte des cicatrices sur le corps, notamment sur la verge. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait de souvenirs du Chili de Pinochet. Mais ces blessures sont toutes fraîches. Goetz a l’air de se mutiler lui-même. A moins que ce soit son minou qui lui travaille le zgueg.
— Je vous vois venir. Vous passez allègrement de pédé à pervers. Et de là à penser qu’il aimait les petits garçons…
— Tu n’es pas d’accord ?
— Non. Vous parlez de trois choses complètement différentes.
— Un pédé ne fait pas un pédophile, OK. Mais Goetz commence à avoir un profil vraiment tordu, non ? Et son petit mec, Naseer, ne me paraît pas franc du collier non plus. Une pute mâle habituée à satisfaire les désirs les plus bizarres…
Porte de la Chapelle. Les voies d’autoroute se croisaient, se chevauchaient, s’enchevêtraient comme une végétation inextricable. Les bouches noires des tunnels s’ouvraient à la manière de gueules terrifiantes. Il fallait passer l’épreuve des ténèbres pour accéder à la cité.
Volokine se roulait un nouveau joint. Kasdan se demandait s’il allait tenir à ce rythme. Le bruissement du papier, l’odeur du shit se mêlaient au vacarme des klaxons et des moteurs du dehors. Il s’engagea sur le boulevard périphérique, direction porte de Bercy.
Le Russe passa encore sa langue sur les feuilles et déclara :
— Jouons cartes sur table. Vous avez besoin de moi. J’ai besoin de vous. J’ai l’expérience que vous n’avez pas dans le domaine des enfants. Et disons que vous possédez une autorité que je ne posséderai jamais. Pourtant, nous restons deux flics à la marge, totalement illégitimes. Même si je crois qu’on peut se faire le salopard, on peut aussi passer totalement à côté de l’affaire, vu notre manque de moyens.
— Et alors ?
— Alors rien. Dans tous les cas, nous aurons appris l’un de l’autre. Nous sommes en stage, vous et moi.
Kasdan ouvrit la boîte à gants, sans lâcher d’une main son volant :
— Pour toi.
Tenant son pétard avec deux doigts, Volokine plongea sa main gauche dans la boîte. Il en ressortit un Glock 19 — compact, polymères et acier, avec chargeur de quinze balles. Kasdan observa l’expression du môme. Neutre :
— Vous en faites pas un peu trop, non ?
Kasdan sentait lui-même le poids de son arme, un P. 226, 9 mm Para, de marque Sig Sauer, qu’il avait exhumé de son coffre le matin même.
— Etre prêt pour le pire. Première règle du stage.
Sans lâcher son joint, Volokine glissa le flingue dans sa ceinture, après avoir vérifié sa sécurité. Puis il alluma tranquillement son cône. Le port d’une arme ne semblait lui faire ni chaud ni froid.
— Quelles sont les autres règles ?
— Hormis pour les mômes, c’est moi qui interroge. Toujours. Et c’est moi qui présente l’équipe. J’ai au fond de ma poche une vieille carte qui fait encore illusion. Même si je n’ai pas la bonne tête pour interroger des enfants, j’ai encore la bonne gueule pour impressionner les adultes.
— Je vous crois.
— Au premier bug, je te ramène à ton asile. Un mot de travers, une crise de manque ou je ne sais quelle connerie, et c’est le retour à la case départ, OK ?
— Pas de problème.
— Et je parle même pas de dope.
— Je suis clean, Kasdan.
— Tous les criminels que j’ai connus étaient innocents. Tous les junks étaient clean. Si jamais j’ai le moindre soupçon que tu repiques au truc dans la journée, je t’expédie direct à la Dinde Froide. Mais avant, je t’aurai explosé la gueule. Capisci ?
Volokine cracha une bouffée en souriant :
— C’est bon de se sentir materné. Et Vernoux ?
— Vernoux, je m’en charge.
Volokine ricana, trop fort — les effets du shit :
— A nous deux, je suis sûr qu’on va faire un flic potable. Kasdan avait la tête qui tournait. Il se demanda s’ils n’allaient pas mener leur enquête perpétuellement envapés. Pour contrer son vertige, il prit sa voix d’instructeur militaire :
— Pas de question ?
— Non.
— Pas de règles de ton côté ?
— Non. C’est ce qui fait ma force.
Volokine balaya d’un geste la fumée qui se déployait devant ses yeux et observa les panneaux au-dessus de la voie. Kasdan venait de prendre la sortie PORTE DE VINCENNES.
— Où on va là ?
— On reprend l’enquête à zéro. Tu vas interroger les mômes de la cathédrale, l’un après l’autre. On va vérifier ton fameux pouvoir. Si un des gosses est l’assassin, comme tu le penses, tu n’auras aucun mal à le démasquer.
— Il y a école aujourd’hui, non ?
— Exactement. On doit se taper chaque collège. J’ai la liste.
— J’ai bien fait de mettre ma cravate.
— T’as raison. J’espère simplement que Vernoux ne s’est pas encore manifesté. Sinon, tout est foutu.
— C’est quoi, ton nom ?
— Kevin.
— Le père Noël, il va t’apporter la Wii ?
— Le père Noël, c’est mon père. On est allés tous les deux à Score Games.
— T’es sûr de ton coup ? T’es bien sur la liste ?
— La première vague, sourit l’adolescent. J’suis inscrit depuis septembre.
— Zelda. Need for Speed Carbon. Splinter Call Double Agent : lequel tu kiffes le plus ?
— Need for Speed Carbon. La version Wii : ça a l’air trop top.
— Tu sais qu’on parle d’une version PES pour la Wii ?
— Trop.
La conversation continuait ainsi, dans une langue inintelligible pour Kasdan. Mais une chose était sûre : le courant passait. Le ton. La voix. Tout était différent. Kasdan, lui, restait en retrait. Adossé contre le mur, à quelques mètres du face-à-face, dans la salle de classe vide.
Ils étaient parvenus au lycée Hélène-Boucher à 11 h 30. Le moment du déjeuner à la cantine — idéal pour isoler l’enfant. La directrice du collège n’avait fait aucune objection. Les parents de Kevin Davtian avaient déjà évoqué le drame en amenant leur fils à l’école et Vernoux ne s’était pas encore pointé. Le rythme d’une enquête officielle avait sa propre inertie. Inertie qu’ils ignoraient, eux, électrons libres…
Volokine entra dans le vif du sujet :
— Goetz, il était sympa ?
— Sympa, ouais. Sans plus.
— Si tu devais le décrire en quelques mots, qu’est-ce que tu dirais ?
Kasdan laissa son collègue à son audition. Il remonta le couloir. Il doutait que Volo obtienne plus de résultats que lui-même, malgré son ton de complicité. Mais peut-être surprendrait-il une faille, un détail, qui trahirait l’enfant-témoin ou l’enfant-coupable…
Il descendit l’escalier — ils étaient au premier étage. L’architecture du lycée était impressionnante. Immense édifice de briques rouges, déployant des espaces hauts et majestueux, rappelant ces constructions des villes d’Amérique du Sud qui rivalisent avec les plaines et les montagnes du dehors.
Kasdan sortit son portable. Pas de signal. Il se dirigea vers le portail. Le lieu était vraiment écrasant : du bronze, du marbre, des briques. Toujours pas de signal. Il franchit le seuil et accéda au cours de Vincennes. Enfin, les barres sur l’écran. Il composa le numéro d’un ancien collègue à qui il demanda de consulter certains fichiers sur ordinateur.
S’il acceptait l’idée d’un enfant assassin, alors il y avait du boulot. Un môme capable de passer à l’acte, ce n’était pas rien. Il avait peut-être des antécédents. Psychologiques. Judiciaires. Il fallait vérifier pour chaque nom de la liste.
Le collègue rechigna. Chaque consultation de fichier est mémorisée par un logiciel qui agit comme un mouchard général, capable de retrouver le jour, l’heure et le matricule du flic qui a effectué la connexion. Rien ne se perd. Rien ne s’oublie. Kasdan négocia encore et parvint à convaincre le mec au bout du fil, se disant que ces « passages fichiers » par téléphone n’auraient qu’un temps.
Au bout d’une demi-heure, il n’avait rien trouvé. Pas l’ombre d’un délit ni même d’une hospitalisation psychiatrique au nom d’un des gamins. Kasdan rangea ses lunettes et remercia l’homme qui le prévint en retour :
— Je sais pas ce que tu magouilles, Doudouk. Mais c’était la dernière fois.
Kasdan retourna dans le hall. Volokine marchait à sa rencontre :
— Alors ?
— Alors, rien. Il ne sait rien et je le vois mal en train de buter l’organiste.
L’Arménien ne put retenir un sourire. Le chien fou reprit :
— Quel est le prochain ?
— On passe Rive gauche. David Simonian. 10 ans. Lycée Montaigne, dans le sixième arrondissement.
Ils filèrent jusqu’à la place de la Nation, empruntèrent le boulevard Diderot, le descendirent jusqu’au pont d’Austerlitz. Sur l’autre rive, ils remontèrent les quais en direction de Notre-Dame. Les immeubles de pierre avaient la couleur du ciel, les gaz d’échappement tissaient une atmosphère de grisaille. Dans ces moments-là, Paris semblait construit en une seule matière : l’ennui.
Kasdan braqua à gauche. Remonta la rue Saint-Jacques. Au sommet, il prit une petite artère à droite, la rue de l’Abbé-de-l’Epée, traversa le boulevard Saint-Michel, enquilla sur la rue Auguste-Comte et tomba pile devant le lycée Montaigne. Volokine ne lâcha pas un mot sur cette prouesse d’orientation. Il savait, comme Kasdan, que n’importe quel flic peut se reconvertir en chauffeur de taxi à la fin de sa carrière.
Au sein de l’établissement, même manège. Présentation d’une carte invalide. Bluff sur la soi-disant enquête officielle. Un coup de fil, un seul, du proviseur aux parents ou à la PJ, et ils étaient morts. Mais on alla chercher David Simonian, en plein repas, et on le plaça dans le réfectoire.
Lorsque Kasdan revit le gamin tout en longueur, à la coupe ébouriffée, la proximité avec Volo lui sauta aux yeux. Ils avaient l’air d’appartenir au même groupe de rock. Il s’exila une nouvelle fois. Il voulait essayer un autre truc. Si Goetz était bien un pédocriminel, s’il avait fait quoi que ce soit qui ait pu traumatiser un enfant et lui inspirer une vengeance, alors il fallait aller au bout du raisonnement. L’enfant-assassin pouvait appartenir à une autre chorale. Celle de Notre-Dame-du-Rosaire ?
Il repartit à zéro et rappela le père Stanislas. Il s’était juré d’aller le visiter en personne mais il ne voulait pas lâcher Volo — on verrait plus tard. Docilement, le prêtre lui dicta la liste de ses choristes.
Kasdan se creusa le ciboulot et trouva encore, à l’arraché, un flic qui accepta de faire la recherche à sa place.
Lunettes sur le nez, l’Arménien dictait les noms, faisant les cent pas dans le hall du lycée, attendant chaque consultation, appréciant au passage les différences d’architecture avec l’établissement précédent. Ici, régnait la pierre de taille. Claire. Immortelle. Le bahut devait avoir au moins trois siècles et il avait été entièrement rénové. Pierres blanches. Jardins impeccables. Vastes espaces où les pas résonnaient comme des marches funèbres.
Une demi-heure plus tard, il n’avait rien péché et Volokine réapparaissait avec une expression fermée. Rien, lui non plus.
A 14 h, ils débarquaient au lycée Victor-Duruy, boulevard des Invalides.
Benjamin Zarmanian, 12 ans.
Volokine demanda à Kasdan d’aller acheter des sandwiches pendant qu’il s’entretenait avec le gamin. Kasdan repartit, éprouvant la désagréable sensation d’être l’assistant du jeunot.
Le temps qu’il revienne avec les vivres, Volokine ressortait déjà de la salle de classe. Zéro, encore une fois. Secrètement, Kasdan se réjouissait de ces échecs. Volokine n’était pas plus malin que lui.
14 h 45. Brian Zarossian.
Lycée Jacques-Decourt, avenue de Trudaine, neuvième arrondissement. Chou blanc.
15 h 30. Harout Zacharian.
Ecole Jean-Jaurès, rue Cavé, dix-huitième arrondissement. Que dalle.
Kasdan assistait maintenant Volokine durant chaque interview. Il ne comprenait pas un mot de leur conversation sur les jeux vidéo, les personnages de séries télévisées ou les nouveaux modes de communication. Cela semblait être le passage obligé pour un vrai échange entre l’homme et l’enfant. De toute façon, cette complicité ne menait nulle part. Pas l’ombre d’un trouble. Pas un mot qui trahisse le moindre secret.
16 h 45. Ella Kareyan.
Lycée Condorcet, rue du Havre.
Au cœur du quartier de la gare Saint-Lazare, le trafic ne cessait de s’intensifier. À mesure que l’après-midi s’écoulait, les deux partenaires s’enfonçaient dans un carcan de pierres et de bagnoles. Bredouilles, encore une fois.
A 18 h, il ne restait plus qu’un enfant à interroger. Timothée Avedikian, 13 ans, à Bagnolet.
Ils hésitèrent. La nuit était tombée. Avec les embouteillages, cela signifiait que leur fin de journée était grillée.
Ils filèrent tout de même. Dans une enquête, ne pas achever une liste revient à ne pas l’avoir commencée. Volokine ne desserrait plus les dents. Kasdan se demanda si cette journée stérile expliquait son cafard ou si les effets du manque se faisaient sentir.
Porte de Bagnolet, Kasdan se risqua à sonder l’orage :
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Rien. Ils sont opaques. Ou innocents. Tout simplement.
Ils sillonnèrent Bagnolet. Banlieue terne. Banlieue noire. Comme engluée dans du goudron. Timothée Avedikian avait déjà quitté l’étude. Kasdan avait son adresse. Ils rejoignirent le pavillon rue Paul-Vaillant-Couturier.
Une fois les présentations effectuées avec la famille, Volokine commença à cuisiner le gosse.
L’Arménien s’installa dans le jardin, sur une vieille balancelle déglinguée, redoutant que les parents viennent lui demander des précisions. La mauvaise humeur de Volokine l’avait contaminé. La colère, surtout, montait en lui. Que foutait-il ici ? Il avait gâché une journée, au nom d’un mirage. Il avait accordé un crédit démesuré aux intuitions d’un jeune flic drogué, au point de brûler des heures précieuses, dans cette enquête qui était une course contre la montre.
Kasdan était d’autant plus furieux qu’il tenait une autre voie — la piste politique. Wilhelm Goetz était sur écoute. Les RG ou la DST s’intéressaient à l’organiste. Il y avait quelque chose à creuser de ce côté. Il aurait dû remuer ces services pour obtenir des informations sur le passé politique du Chilien. Il aurait dû éplucher ses notes de téléphone pour trouver le numéro de l’avocat qu’il avait contacté. Il aurait dû aussi appeler les familles où Goetz donnait des cours de piano. Toutes ces démarches, Vernoux était en train de les mener alors que lui, flic expérimenté, gâchait une journée auprès d’un junk obsédé par la pédophilie.
Au fond, il savait pourquoi il avait écouté le gamin. Il vivait avec une blessure et elle l’avait guidé. Cette blessure, c’était le départ de son fils. Or, le ciel lui avait envoyé un partenaire du même âge. Un jeunot en lequel il retrouvait David. En beaucoup plus proche. Un flic. Un homme de la rue. Kasdan ne l’oubliait jamais : la vraie pierre de rupture avec son fils, le silex tranchant qui avait coupé leur lien, c’était ce métier de condé.
David ne détestait pas les keufs. Il les méprisait. Un jour, il lui avait dit, mi-haineux, mi-ironique : « Un flic, c’est un truand qu’a pas réussi. » Et il le pensait. Ce gamin, appartenant à cette génération grisée par les start-up, les nouvelles technologies et le fric facile, ne comprenait pas comment son père avait pu traîner dans les rues pendant 40 ans, pour un salaire de misère.
Oui, il s’était trouvé de bonnes raisons de s’associer avec Volokine. Simplement pour partager du temps avec un gosse qui lui plaisait, qui lui rappelait ses belles années et effaçait ses échecs avec son propre enfant. Il avait été aveuglé. Il avait… Non, ce n’était pas vrai non plus. Il n’avait pas été à ce point fasciné par Volokine. S’il était venu chercher le Russe, s’il avait voulu interroger de nouveau les mômes avec ce flic à peine plus âgé qu’eux, c’était parce qu’il sentait, avec son ventre, que le drogué touchait une vérité de l’enquête. Le gosse qui avait laissé son empreinte sur le balcon de la cathédrale n’était pas un simple témoin. Il aurait pu maintenant le jurer.
Des pas dans son dos.
Volokine, dans son petit costume de plouc et sa parka, arrivait tête baissée, rajustant sa cravate.
— Alors ?
— Rien.
— Il va peut-être falloir réviser ta théorie, non ?
— Non. Je ne peux pas m’être trompé. Pas à ce point-là.
— L’entêtement : le pire ennemi du flic…
Le Russe leva les yeux et fixa Kasdan. Ses pupilles ressemblaient à deux lucioles dans les ténèbres. Il attrapa une Craven. L’alluma. Les muscles de ses mâchoires se tendirent puis se dénouèrent pour aspirer une taffe.
— J’ai toujours écouté mon instinct, fit-il en crachant sa première bouffée. Et ça m’a toujours réussi.
— Tu as 30 ans. Il est encore un peu tôt pour déduire des grands principes.
Volokine tourna les talons, dans un panache de fumée blonde :
— Venez. J’ai une autre idée.
Kasdan quitta avec difficulté sa balancelle rouillée. Il rattrapa Volokine, déjà dans la rue. A ses côtés, il avait l’impression d’être le sixième du groupe d’enquête. Celui qui interroge les témoins qui n’ont rien vu et visite les lieux à un kilomètre de la scène de crime.
— Quelle idée ?
— On va chez Goetz.
— J’ai déjà fouillé là-bas. Il n’y a rien.
— Vous avez fouillé son ordinateur ?
— Non. Pas l’ordinateur. Je ne suis pas assez calé dans ce…
— Alors, on y va.
Kasdan, en une enjambée, se dressa devant lui :
— Écoute-moi. Goetz était un homme secret. Un vrai parano. Jamais il n’aurait laissé quelque chose de compromettant. Ni dans son ordinateur, ni ailleurs.
Pour la première fois depuis le début de l’après-midi, Volokine sourit :
— Les pédophiles, c’est comme les limaces. Malgré leurs efforts, ils laissent toujours un sillage. Et ce sillage est dans leur ordinateur.
— Un Mac Power PC G4, murmura Volokine en découvrant l’ordinateur dans l’appartement noyé de ténèbres. Plus connu sous le nom de « G4 ». Un vieux modèle. (Il alluma la machine après avoir fermé le volet roulant de la pièce.) On va le laisser charger ses programmes.
— Mac Intosh : c’est un problème pour toi ?
— Non. PC ou Mac : j’opère indifféremment. Chaque salopard a ses préférences. Et ils ne doivent avoir aucune chance. Ni d’un côté, ni de l’autre.
— Tu t’y connais tant que ça en informatique ?
Volokine hocha la tête. La lumière de l’ordinateur flattait ses traits par en dessous, accrochant ses pupilles comme deux larmes de nacre. Un pirate découvrant un trésor.
— J’ai été formé en Allemagne, par les meilleurs hackers d’Europe. Les gars du Chaos Computeur Club.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des surdoués de l’informatique. Ils se décrivent eux-mêmes comme une « communauté galactique » qui œuvre pour la liberté d’information. Ils montent des coups, visant à mettre en évidence les dangers des technologies pour la société. En Allemagne, ils ont cassé plusieurs fois des banques, informatiquement. À chaque fois, ils ont rendu l’argent le lendemain.
— Comment tu les as connus ?
— Une affaire de pédos, entre Paris et Berlin, sur laquelle ils nous ont aidés. Grâce à eux, on a remonté la trace de l’ordure. Je vous le répète. Le talon d’Achille des pervers, c’est leur bécane. La machine conserve le moindre vestige de leurs recherches, de leurs contacts. J’ai passé des nuits à traquer des photos et des vidéos sur le Net, grâce à des logiciels « peer to peer ». La chasse cybernétique, c’est l’arme définitive contre les pointus.
Kasdan se plaça derrière le jeune flic. Il se sentait dépassé. Le fond d’écran de Goetz représentait un désert de sel, blanc et infini. Sans doute un paysage chilien.
— Pas de mot de passe pour ouvrir la machine, fit Volokine. Un bon début. Sinon, on était morts. À moins d’embarquer l’ordinateur dans un atelier, pour lui ouvrir les tripes.
Kasdan ne comprenait pas. Sur l’écran, venait justement de s’afficher un cadre, demandant un mot de passe. Volokine devina sa confusion :
— Le code qu’il nous demande concerne seulement la session. Pour consulter spécifiquement les documents de Goetz. C’est très différent. Parce que ce mot de passe-là, je peux le contourner.
Il ôta son treillis puis pianota sur le clavier. Avec son petit costard noir, sa chemise trop épaisse et sa cravate postiche, il évoquait un broker qui aurait tout ignoré des us et coutumes de son propre monde, notamment la loi des marques chères. Il ressemblait plutôt à un jeune péquenaud endimanché, sorti d’une nouvelle de Maupassant.
Kasdan le regardait faire. Au début de sa retraite, il s’était pris de passion pour Internet, se réjouissant d’avance des plaisirs qu’il pourrait tirer de cette nouvelle discipline. Il avait déchanté. Le monde du Web s’était révélé une sorte de fast-food de l’information, superficiel, étanche à toute nuance, toute profondeur. Une machine aliénante, comme disent les marxistes. Aujourd’hui, il se contentait de commander ses livres et ses DVD sur le réseau, l’utilisant comme le bon vieux Minitel de jadis.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Kasdan.
— Je passe en mode « shell ».
— Parle français, s’il te plaît.
— Le langage du système d’exploitation. Pour l’ordinateur, la langue humaine n’est qu’un logiciel parmi d’autres. Il fait semblant de comprendre le français — il est programmé pour donner cette illusion — mais ne saisit que les chiffres, et encore, binaires…
Kasdan regardait courir les lignes en caractères courrier. La définition même de ces signes était plus fine, plus fragile que les caractères habituels. Il songea au film Matrix. Les frères Wachowski avaient su exploiter la ressemblance entre le langage informatique et la calligraphie asiatique.
— Où tu en es ?
— J’ai créé un fichier de configuration. Une sorte de « superutilisateur » qui va passer au-dessus des utilisateurs habituels pour accéder à la liste des fichiers.
Volo fit redémarrer l’ordinateur. Le bourdonnement recommença puis l’écran demanda à nouveau un mot de passe. Cette fois, le Russe écrivit quelques lettres. L’ordinateur proposa docilement sa liste d’icônes.
— Je remonte maintenant à la racine du programme. Les ordinateurs fonctionnent comme des arbres généalogiques. Il faut suivre la chaîne des sous-répertoires, enchâssés les uns dans les autres : système, applications, fichiers…
Des colonnes de noms apparaissaient, foisonnantes.
— Les documents créés et mémorisés par Goetz. Les textes, les images, les sons…
L’écran déroulait sigles, chiffres, lettres à une vitesse hallucinante. Les lignes se tordaient, virevoltaient à la manière d’herbes folles secouées par le vent.
— Comment tu peux comprendre ça ?
— Je ne cherche pas à comprendre. Je filtre. Je passe ces listes à travers un programme que j’ai importé par le Net. Une sorte de filet qui repère les mots-clés, mêmes cryptés, utilisés par les pédophiles.
Les hiéroglyphes filaient toujours. De temps à autre, Volokine stoppait la liste et ouvrait un document. Puis la myriade repartait de plus belle.
— Putain, marmonna-t-il. Il n’y a rien. Ce Mac, c’est le kit du parfait petit musicien chilien. Même les mails ont l’air clean. Il se méfiait, le salopard.
— Je te rappelle que, pour l’instant, Wilhelm Goetz est une victime. Un homme âgé de 63 ans qui s’est fait perforer les tympans.
— Vous oubliez qu’il était sur écoute. C’est vous-même qui me l’avez dit.
— On ne sait pas vraiment par qui. Ni pourquoi. Il n’y a que toi qui aies décrété que Goetz était un pervers sexuel.
Volokine fit de nouveau claquer les touches :
— On va passer aux consultations Internet. En général, c’est une mine d’or.
— En admettant que Goetz ait consulté des sites pédophiles, il aurait aussitôt effacé l’historique de ses manipulations, non ?
— Bien sûr. Mais sur un ordi, rien ne s’efface. C’est une chose impossible, vous comprenez ?
— Non.
— Accorder cette fonction aux utilisateurs impliquerait de leur révéler, indirectement, les rouages fondamentaux du système. Le code initial. Celui qui permet de créer un disque dur. Or, ce code est un des secrets les mieux gardés au monde. Sinon, n’importe quel quidam pourrait créer son propre disque et il n’y aurait plus de marché informatique. Dans un ordinateur, tout se passe en surface. On donne l’impression à l’utilisateur qu’il efface ses données mais c’est seulement une concession accordée à sa petite logique humaine. Dans l’univers des algorithmes, dans les couches profondes des structures binaires, tout se conserve. Toujours.
— Même des consultations furtives ? Des trucs qui n’ont duré que le temps d’un clic ?
Volokine sourit et tourna l’écran vers l’Arménien :
— Tout. A chaque consultation, l’ordinateur crée ce qu’on appelle un fichier temporaire. Il mémorise la page consultée et la reconstruit à l’écran. De cette façon, on a l’impression de consulter un serveur mais en réalité la machine a déjà mémorisé l’image et c’est cette image qu’on consulte.
Il pianota encore.
— Ces fichiers temporaires sont archivés dans un coin de la mémoire et on peut toujours les consulter, pour peu qu’on connaisse les sésame.
— Le langage shell ?
— Non. Maintenant, il faut parler à l’ordinateur avec son alphabet spécifique : le code ASCII. C’est un autre niveau. Ça a l’air compliqué comme ça mais ce sont des gestes, des logiques à choper. Kasdan, pour questionner les machines, il faut parler leur langage à elles. Et suivre leur logique.
Nouveaux claquements de touches. Nouveaux symboles à l’écran.
— Les fichiers temporaires. Mémorisés par ordre de fréquentation. Les sites que vous sollicitez le plus souvent se trouvent en haut de la liste, prêts à l’emploi. Je vais soumettre ces nouveaux fichiers à mon programme de détection. Des milliers de sites pédophiles sont identifiés et mémorisés. Nous connaissons leurs coordonnées, leur code, leurs mots-clés… Merde.
— Quoi ?
— Je n’obtiens rien non plus. Pas même un truc gay ou une commande de Viagra. C’est impossible.
— Pourquoi impossible ?
— Vous n’avez jamais consulté de sites porno ?
Kasdan ne répondit pas. Des noms de sites flottaient dans son esprit. Big Natural Tits. Big Boobies Heaven. Il n’aurait pas aimé que Volokine vienne fouiner dans son Mac Intosh.
— Je n’ai pas dit mon dernier mot, fit Volo. Il reste les inodes.
— Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ?
— Un ordinateur, c’est comme une ville. Chaque fichier est une maison, avec une adresse unique. Ce qu’on appelle l’inode. Je vais décrypter les documents à travers leur inode et non plus leur nom — la façade. En général, pour brouiller les pistes, les mecs qui ont quelque chose à cacher créent plusieurs documents portant le même nom. Des coquilles vides, placées en évidence, alors que le vrai fichier, compromettant, est enfoui dans les méandres de la mémoire.
Volokine frappa plusieurs lignes de chiffres. Une nouvelle liste s’afficha. Kasdan tenta de raisonner le gamin :
— Volo, on est en train parler d’un vieux bonhomme qui dirigeait des chorales. Je ne le vois pas créer des leurres informatiques, des…
— Je vous le répète : le pédophile est un animal hyper-méfiant. Il sait qu’il évolue au ban de la société. Il sait que la plupart des gens n’ont qu’un désir : lui couper les couilles. Ça aide à devenir un informaticien de génie.
Les signes couraient toujours. Kasdan avait l’impression de s’enfoncer dans une jungle profonde, inextricable. Volo semblait au contraire en terre d’intelligence. Il tapait avec une rage contenue — la tension du chasseur qui « sent » le gibier mais avance avec discrétion.
— Merde de merde de merde !
— Tu n’as rien ?
— Que dalle. Goetz a dû être formé par des spécialistes. Il est insaisissable.
— Tu pousses un peu, non ?
— Les pédos sont solidaires. Ils se tiennent les coudes. Un expert forme les autres et ainsi de suite. Croyez-moi, j’ai l’expérience de ces enculés.
Il se baissa et plongea sa main dans sa gibecière :
— Il me reste l’arme fatale.
Volokine brandit un CD scintillant, qu’il glissa d’un geste dans l’ordinateur :
— Un programme « Undelete ». Une sorte de sonde qui plonge dans les couches ultimes de l’ordinateur. Ce qu’on appelle le bas niveau. Ce logiciel procède par balayage dans les entrailles de la machine et récupère tout ce qui est censé être effacé. C’est un programme hyper-rapide qu’on utilise pendant les gardes à vue.
L’ordinateur grondait toujours comme un moteur. Le souffle de la ventilation semblait courir après lui, pour l’apaiser et l’empêcher d’exploser. De nouvelles listes apparurent. Chaque ligne commençait par un point d’interrogation :
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Volokine chuchota, comme s’il était en train de surprendre la vie intime d’un monstre endormi :
— L’ordinateur n’efface jamais. Il cède simplement la place à de nouvelles informations. Pour dégager cet espace, il écarte le fichier précédent en occultant sa première lettre, d’où les points d’interrogation. La suite de l’intitulé reste la même, ce qui nous permet de les reconnaître facilement.
Kasdan regardait les lignes toujours initiées par un « ? ». Il ne voyait pas ce qu’on pouvait retrouver dans ce charabia mais le gamin semblait sûr de lui. Les secondes s’écoulaient, scandées par le moteur.
L’Arménien demanda, lui aussi à voix basse :
— Qu’est-ce que tu repères ?
— Toujours la même merde inoffensive. Goetz, c’était saint Wilhelm.
— C’est possible, non ? Cet homme pouvait simplement occuper son temps entre les chorales et les souvenirs de son pays. Même s’il avait des pratiques bizarres avec son amant.
— Kasdan, vous êtes plus âgé que moi. Vous connaissez la nature humaine. Wilhelm Goetz était homosexuel. Naseer n’était pas son premier mec. Ni le seul. Les pédés sont chauds comme des baraques à frites. Or, il n’y a ici aucune trace du moindre contact. Je ne vois qu’une explication : il utilisait une autre machine. Ailleurs.
Volokine sortit son CD de la machine et cracha un long soupir.
— Ou alors Goetz utilisait la méthode préférée des terroristes : le contact humain. Pas de technologie, pas de trace. Dans ce cas, il est mort avec ses secrets.
Le jeune flic continuait à tricoter ses touches. Kasdan devinait qu’il effaçait les traces de son propre passage. Enfin, Volokine éteignit l’ordinateur.
— Cette rage contre les pédophiles, pourquoi ? demanda Kasdan en conclusion.
— Je vous vois venir, fit le Russe en souriant. Si je m’acharne sur ces ordures, c’est parce que j’ai un compte à régler avec eux. Le petit orphelin qui est passé à la casserole dans son enfance…
— Ce n’est pas le cas ?
— Non. Désolé de vous décevoir. Je n’ai pas rigolé tous les jours chez les prêtres mais je n’ai jamais eu ce genre de problème.
Volokine boucla sa gibecière et se leva.
— Je vais vous dire les traumatismes qui m’ont bouleversé. Ils s’appellent « viols », « fissures anales », « tortures », « infections », « meurtres », « suicides ». Ils sont entassés dans les archives de la BPM. Mes traumatismes, ce sont tous ces mômes que je connais pas, sous toutes les latitudes, qu’on force à faire des trucs dégueulasses. Des trucs qu’ils ne comprennent pas. Des trucs qui détruisent leur monde à eux. Et les laissent en miettes quand ce n’est pas tout simplement mort. Pour traquer les enculés qui leur ont fait ça, je n’ai pas besoin d’être passé par la case vécu. Il suffit que je pense à ces gosses.
Kasdan conserva le silence. Il était d’accord, bien sûr, mais il savait aussi, par expérience, que lorsqu’un homme met ses tripes sur la table, c’est qu’il possède une raison intime de le faire. Il ouvrit le store roulant et désigna la porte d’entrée :
— Et si on retournait interroger Naseer, le giton de Goetz ? Un bon vieux face-à-face à l’ancienne ? Avec un être humain, des mots humains et, si besoin est, quelques bonnes baffes humaines ?
Naseerudin Sarakramahata habitait au 137, boulevard Malesherbes, non loin du parc Monceau. Un immeuble haussmannien, imposant, ciselé de blasons et de cariatides. Kasdan se souvenait : le Mauricien avait précisé qu’il créchait dans les hauteurs de l’édifice, à l’étage des chambres de bonne.
Clé universelle. Puis une autre porte, barrée par un interphone. Pas de concierge. Et pas question de sonner à l’aveugle pour laisser une trace de leur passage. Sans un mot, les deux hommes s’appuyèrent contre les murs qui se faisaient face. Ils se détendirent, position repos, dans la pénombre du hall. Il n’y avait plus qu’à attendre qu’un résident entre ou sorte.
Au bout de quelques secondes, Kasdan sourit :
— Ça me rappelle ma jeunesse. Mes premières années à la BRI.
— Moi, dans ma jeunesse, je n’attendais pas qu’on m’ouvre la porte. Je passais par la fenêtre.
— Tu veux dire : à l’époque où tu dealais ?
— Je dealais avec mon destin, Kasdan. C’est pas pareil. L’Arménien secoua la tête, feignant une admiration ironique.
Le bruit de l’ascenseur claqua. Une femme, manteau de fourrure et sac de soirée, ouvrit la porte vitrée. Elle lança un regard méfiant aux deux escogriffes qui la saluèrent poliment.
Ils montèrent directement à l’étage des chambres. Le long couloir rappela à Kasdan celui de son propre domicile. Mais surtout, ce boyau grisâtre cadrait avec le petit sac du pédé minable qu’il avait fouillé avec répugnance. Tout ici était à l’aune de cette vie misérable. Peinture écaillée. Vasistas fêlés. Chiottes à la turque… Ni l’un ni l’autre n’appuyèrent sur le minuteur.
— On va pas frapper à toutes les portes.
— Non, fit Kasdan en attrapant son téléphone. L’Arménien composa le numéro de Naseer. Dans le silence du couloir, une frêle sonnerie retentit. D’un signe de tête, Kasdan invita Volokine à lui emboîter le pas. Ils avancèrent dans le noir. Passèrent sous deux lucarnes. Frôlèrent le bruit assourdi d’une télé. Une voix parlait au téléphone, en langue asiatique.
Et toujours, la sonnerie qui les guidait…
Naseer ne décrochait pas.
Ils avancèrent encore. Les rais bleutés de la nuit, filtrant par les vasistas, ressemblaient à des traits de laque barrant un tableau sombre. Enfin, ils parvinrent à la porte. Derrière, le portable sonnait. Pourquoi le petit pédé ne répondait-il pas ?
L’Arménien frappa :
— Naseer, ouvre. C’est Kasdan.
Pas de réponse. La sonnerie s’obstinait.
— Ouvre, putain. Ou j’enfonce la porte.
L’Arménien contenait sa voix. Deux Philippines apparurent sur un seuil. Volokine braqua sa carte tricolore. Les deux filles disparurent comme si elles n’avaient jamais existé.
La sonnerie s’arrêta. Kasdan écouta. Il entendit le message du répondeur. La voix indolente de Naseer. Au fond de son cerveau, cette voix agit comme un signal.
Sans se concerter, les deux hommes dégainèrent. Kasdan se plaça face à la porte alors que Volokine se plaquait contre le mur, côté droit, arme au poing.
Un coup de pied : pas de résultat.
Un autre : la porte s’arrache de ses gonds et revient en force. Kasdan s’est déjà tourné sur le côté, pour encaisser le retour d’un coup d’épaule.
Il s’engouffre dans la piaule, Sig Sauer devant lui. Volokine sur ses talons.
La première chose qu’il voit est l’inscription sur le plafond mansardé. DÉLIVRE-MOI DU SANG, DIEU DE MON SALUT, ET MA LANGUE PROCLAMERA TA JUSTICE.
La deuxième chose est le corps assis sur le sol de tommettes, déjà raide. Le minet minable, aussi froid que le mur de plâtre qui le soutient.
La troisième chose qu’il aperçoit est la balafre qui déchire son visage. On lui a ouvert les commissures des lèvres d’une oreille à l’autre, tranchant ses chairs en un rictus immonde. Un souvenir lui revient : une mutilation particulière, réservée aux balances dans les prisons. Le sourire tunisien. Une lame glissée dans la bouche ouvrant la joue d’un seul coup. Tchac. Ici, le sourire s’ouvre des deux côtés. Un clown monstrueux.
La quatrième chose qu’il repère est le filet de sang qui a coulé de l’oreille gauche de la victime. Naseer a la tête légèrement tournée de côté. Un trois quarts figé, verni, exhibant cette clarté sinistre de la peau refroidie. Le minet a été tué comme son micheton. Par les tympans. Kasdan comprend qu’un tueur, enfant ou non, est en train de se faire une série — en éliminant les noms d’une liste connue de lui seul.
— Bougez-vous, Kasdan. On respire pas ici. Et on peut pas s’éterniser.
L’Arménien lance un regard circulaire. Le gamin a raison. La pièce ne doit pas excéder cinq mètres carrés et il se tient au centre, occupant tout l’espace avec ses cent dix kilos.
— File-moi des gants.
Volokine, à genoux près du corps, lui lance une paire de gants de chirurgien. Kasdan les enfile, le visage brûlant. La sueur s’écrase au bout de ses doigts. Il se baisse et attrape le poing serré de Naseer.
Il parvient à ouvrir les doigts crispés du mort.
A l’intérieur, du sang.
Un caillot de sang.
De l’index, il tâte la masse noirâtre.
Non : pas un caillot, un organe.
Kasdan saisit l’objet et le fait rouler dans sa paume gantée. C’est la langue sectionnée de Naseer.
Kasdan lève les yeux.
Les lettres écrites avec la langue en guise de pinceau DÉLIVRE-MOI DU SANG, DIEU DE MON SALUT, ET MA LANGUE PROCLAMERA TA JUSTICE.
MacDonald’s de l’avenue de Wagram, 21 h. A quelques pas de l’Étoile. Volokine attaquait son deuxième Royal Bacon. Des étuis de frites et une boîte de neuf nuggets égayaient aussi son plateau, ainsi qu’un Sundae caramel et une flopée de sachets de ketchup et de mayonnaise. Au centre, trônait un Coca Zéro, taille maxi. Le môme pataugeait là-dedans comme un bébé goret dans son auge.
Kasdan contemplait le tableau, plutôt sidéré. Il n’avait pris qu’un café. Il avait le cuir dur mais n’avait jamais réussi à se départir, au contact des cadavres, d’un malaise, d’un questionnement qui lui emportait un morceau chaque fois. Volokine semblait appartenir à une autre espèce. Le spectacle de la mort le laissait indifférent. L’Arménien soupçonnait même que le macchabée l’avait mis en appétit.
Le Russe surprit son regard :
— Je ne sais pas comment vous faites avec votre carcasse. Vous ne bouffez rien.
Kasdan ignora la réflexion et dit :
— J’ai perdu assez de temps avec toi. Ta journée est terminée. Nous n’avons rien trouvé et le meurtre de Naseer coupe court à tes conneries.
— Pourquoi ?
— Ton hypothèse d’enfant-tueur me semblait absurde mais je pouvais, à l’extrême rigueur, imaginer un gamin violé, privé de tout repère, éliminant son tortionnaire. Et encore, il fallait mettre de côté la méthode du meurtre. Une technique trop sophistiquée pour un gosse. Maintenant, avec ce deuxième meurtre, il est clair qu’il s’agit d’une fausse piste.
— Parce que le gosse pourrait tuer un violeur, mais pas deux ?
— Je ne vois pas un gamin mener une enquête, retrouver l’amant de Goetz, monter chez lui, l’amadouer puis lui percer les tympans et lui couper la langue. Trop, c’est trop, tu piges ?
Volokine plongea son sandwich dans une flaque rosâtre, mélange immonde de ketchup et de mayonnaise. De son autre main, il attrapa une poignée de frites.
— Vous n’avez pas remarqué l’écriture ?
— Quoi, l’écriture ?
— L’inscription. Des lettres rondes et appliquées. L’écriture d’un enfant.
— Je ne veux plus entendre tes conneries.
— Vous avez tort.
— C’est toi qui as tort. Nous avons interrogé une deuxième fois les enfants de la chorale. On a rien obtenu. Ces gamins sont innocents.
Le Russe ouvrit la boîte de nuggets puis décapsula la boîte de sauce barbecue :
— Ceux-là, peut-être. Mais Goetz dirigeait d’autres chorales.
— J’ai vérifié aussi les antécédents des chanteurs de la chorale de Notre-Dame-du-Rosaire, à laquelle le petit Tanguy Viesel appartenait. Aucun gosse n’a un casier ni d’antécédents psychiatriques. Nous avons affaire à des mômes parfaitement normaux, dans un monde parfaitement normal. Putain. Il faut prendre une autre voie !
Kasdan but une goulée de café. Aucun goût. Il se demanda si on ne lui avait pas refilé un thé par erreur. Ils s’étaient placés au fond d’un box, près d’une poubelle à ouverture pivotante. Autour d’eux, s’élevait le brouhaha standard d’un fast-food. La touche originale était la décoration de Noël qui scintillait mollement, ajoutant une couche de tristesse au lieu aseptisé.
— Toute ta théorie tient sur l’idée que Goetz est pédophile, reprit Kasdan. J’ai passé ma nuit sur les fichiers spécialisés. Jamais son nom n’est apparu où que ce soit. Nous avons retourné son ordinateur, sans trouver le moindre indice. Goetz était homosexuel. OK. Il avait un mec et sans doute des pratiques bizarres. D’accord. Mais c’est tout. Finalement, c’est toi qui as des préjugés. On peut être pédé, SM, sans être pour autant un pédocriminel.
Volokine plaça devant lui son Sundae caramel :
— Et mon instinct ? Que faites-vous de mon instinct ? Kasdan plaça les boîtes et autres débris de repas sur le plateau et fit pivoter l’ensemble dans la gueule de la poubelle.
— C’est votre réponse ? sourit Volokine. L’Arménien planta son regard dans les iris du jeune flic :
— Le pire, dans tout ça, c’est que j’aurais peut-être pu éviter le meurtre de Naseer. Si j’étais retourné l’interroger plus tôt, je…
— Kasdan, vous n’y croyez pas vous-même. Vous avez fini votre sermon ?
— C’est toi qui as fini. Ton dîner. Ton enquête. Je te ramène à la Dinde Froide.
Le jeune Russe ne répondit pas. Il jouait tranquillement de sa cuillère en plastique dans la crème de son Sundae. Il demanda enfin, l’air narquois :
— A votre avis, d’où provient l’inscription sanglante, sur le plafond ?
— Aucune idée.
— C’est un extrait du Miserere.
— Le chant ?
— Avant d’être un chant, le Miserere est un psaume. Le Psaume 51 ou 50. Ça dépend de quelle notation on parle. Hébraïque ou romaine. Dans la liturgie chrétienne, cette prière est un must. On la prononce le plus souvent dans les offices du matin. C’est la prière du rachat. L’appel au pardon. Les rares ordres monastiques qui pratiquent encore la flagellation, comme les Rédemptoristes, se fouettent en récitant le Miserere. Pour se purifier encore et encore. Plus loin dans le texte, il y a un passage qui dit : « Lave-moi, je serai plus blanc que la neige… »
Kasdan scrutait le jeune homme famélique, mélange contradictoire d’énergie et de maladie, de maigreur et d’appétit dantesque. Un homme qui semblait d’une extrême vulnérabilité mais qui aurait pu le neutraliser en une seconde, lui, et le tuer à mains nues la seconde suivante.
— Comment tu sais tout ça ?
— Dix ans d’écoles religieuses. J’ai bouffé du curé jusqu’à plus soif.
Tout à coup, Kasdan se souvint de sa conviction inexplicable, l’avant-veille, lorsqu’il écoutait le Miserere au casque. Ce chant jouait un rôle dans l’affaire. Il se surprit à demander :
— A ton avis, pourquoi le tueur a-t-il inscrit cet extrait sur le mur ?
— C’est un don.
— Un don ?
— Le tueur s’est vengé, mais il a fait preuve de miséricorde. En écrivant ces mots sur le mur, il implore le Seigneur de pardonner à Naseer. À mon avis, le tueur est religieux. Il croit en la vertu sacrée des mots. Vous savez, pour celui qui a la foi, la prière est un signal envoyé à Dieu, mais c’est aussi un signal qui « contient » Dieu. Écrire ces mots, c’est déjà faire naître le pardon…
— Pourquoi n’y avait-il pas d’inscription sur la scène de crime de Goetz ?
— Le tueur a peut-être été surpris. Il n’a pas eu le temps de finir le boulot. Ou bien il considère que Goetz ne mérite pas de pardon alors que le petit Naseer, si. L’enfer pour l’un. Le purgatoire pour l’autre. On doit gratter encore, Kasdan.
— Si je ne te ramenais pas à la Dinde Froide, que ferais-tu ce soir ?
— Je filerais au Service des disparus, rue du Château-des-Rentiers, voir s’il n’y a pas eu d’autres disparitions d’enfants dans le sillage de Goetz, depuis qu’il est en France. Parmi toutes les chorales qu’il a dirigées. Ensuite, je foncerais à la BPM, vérifier le pedigree de tous les petits chanteurs de toutes ces chorales.
— Je l’ai déjà fait et je n’ai rien trouvé.
— Vous avez vérifié pour Saint-Jean-Baptiste et Notre-Dame-du-Rosaire. Il reste, si je me souviens bien, Saint-Thomas-d’Aquin et Notre-Dame-de-Lorette. De plus, vous avez vérifié par téléphone. Moi, je veux passer les archives au peigne fin. Rien ne vaut une bonne recherche dans les cartons.
— C’est tout ?
— Non. J’appellerais toutes les familles chez qui Goetz donnait des cours de piano. Puis je checkerais le profil de chaque môme. Je chercherais aussi le dossier d’enquête de Tanguy Viesel. A mon avis, la BPM a une copie. Je fouillerais dans le passé de Goetz, côté Chili. C’est impossible à vous expliquer, Kasdan, mais je sens que le mec n’est pas clair.
— Tu ne dors donc jamais ?
— Rarement. Et ce n’est pas moi qui décide. En revanche, vous, je vous conseille de rentrer tranquillement chez vous et de peaufiner votre culture.
— En matière religieuse ?
— En matière criminelle. Les enfants-tueurs. Cherchez sur le Net. Vous verrez qu’il ne s’agit pas d’une aberration. J’ai 30 ans mais c’est vous le bleu.
Il y eut un silence. Kasdan réfléchissait. Devait-il encore donner une chance au gamin ? Volokine lui répondit, comme par télépathie :
— Donnez-moi encore cette nuit et une autre journée. Laissez-moi vous prouver que j’ai raison. Ces deux mecs ont péché et ce péché concerne des enfants. Mes couilles sur la table.
Kasdan attrapa son cellulaire.
— Qui appelez-vous ?
— Vernoux. Il faut bien que quelqu’un fasse le ménage boulevard Malesherbes.
Service des disparitions, Brigade de Répression de la Délinquance Contre la Personne. Rue du Château-des-Rentiers, treizième arrondissement. Au cœur de cet étrange bâtiment, construit en demi-lune, Volo évoluait comme un chasseur solitaire. Il contemplait les archives des disparus. Dans des tiroirs métalliques, étroits et profonds, se serraient des milliers de fiches cartonnées de différentes couleurs. Chaque couleur pour une année, chaque fiche pour une personne disparue. Les fiches étaient classées par ordre alphabétique, portant le signalement du disparu ainsi qu’une photo. Volo se frotta les mains avec satisfaction. De bonnes vieilles archives à feuilleter, fouiller, éplucher. Il respira à pleins poumons l’atmosphère saturée de poussière puis ouvrit le premier tiroir, sous l’éclairage des rampes. Attaquant le boulot, une partie de son cerveau se concentra alors que l’autre dérivait vers d’autres pensées.
24 h de plus sans came. Chaque pas, chaque minute l’éloignaient un peu plus de l’abîme — trou béant, genre cyclone, au fond de sa propre chair. Il ramait, ramait, sur sa pauvre barque, pour s’éloigner de la bonde géante qui ne cessait de l’attirer. Une boule orange et noire qui le brûlait en son centre et l’appelait sans relâche : « … every junkie’s like a settin sun… »
Dans la journée, il avait eu deux crises. Deux visages distincts du manque. La première fois, en route vers Bagnolet, une torsion, une flamme l’avait traversé, du coccyx à la nuque. Il avait cru que ses organes allaient éclater, alors que sa colonne vertébrale se tordait, et avec elle la moelle épinière et sa myriade de nerfs. Il avait étouffé un cri dans sa gorge. Il avait ouvert sa fenêtre, respiré un grand coup, compté les secondes.
La deuxième fois, la crise était survenue sur la route du retour. Apathie totale. Nerfs plombés. Léthargie agissant comme un ciment frais qui « prenait » au fond de son corps. Dans ces moments-là, lever la main était mission impossible. La moindre pensée d’avenir relevait de l’utopie. Des suées glacées sur ses tempes et, dans une horrible morsure d’estomac, la bête se retournait au fond de ses tripes et lui murmurait : « suicide ».
Chez Goetz, face à l’ordinateur, il s’était senti mieux. Malgré son nez qui coulait. Malgré ses nausées. Et cette pensée chaleureuse, derrière les autres pensées, ce mouvement derrière chaque mouvement : il ne prenait rien. Le temps qui passait était une douleur, mais c’était du temps clean.
La présence de Kasdan le rassurait aussi. Il sentait que le gros nounours avait aussi ses secrets mais son âge, son calme, sa masse avaient quelque chose de réconfortant. Et surtout, il sentait que le vieil Arménien avait besoin de lui. Cela renforçait sa propre énergie à vivre, à s’accrocher, à se battre…
Kasdan avait besoin de lui pour sa jeunesse, son énergie, son électricité. Mais aussi pour sa connaissance des vices humains. L’Arménien était trop carré pour cette enquête.
Volo n’avait pas ce genre de problèmes.
Il était lui-même un être tordu, vicieux, corrompu.
Un junkie. Menteur, voleur, instable. Jamais à l’heure à un rendez-vous. Jamais fidèle à une parole. Un zombie à qui il était impossible de faire confiance. Un mec qui bandait seulement quand il voyait un dealer. En ce sens, il était comme ceux qu’il pourchassait. La racaille, les malfrats, les pourris de tous poils. Des êtres centrés sur un noyau obscur, déviant, illégal. Il pouvait prévoir leurs réflexes, leurs pensées, leur logique. Parce qu’il était eux. Son taux d’élucidation record, il le devait à ce fait. Il était un criminel parmi d’autres. Et il n’y a pas de meilleur chasseur que celui qui chasse les siens…
Volo feuilletait toujours les fiches — une partie de sa conscience lisait chaque date, chaque âge, chaque signalement. En même temps, sa vie de junk défilait, avec ses souvenirs de cauchemar.
Amsterdam. 1995. Au fond d’un squat. Quand ses compagnons de défonce s’étaient aperçus qu’un des leurs avait fait une OD, ils n’avaient eu qu’une idée : se débarrasser du corps. Pas de cadavre, pas d’emmerdes. Mais c’était une idée molle, informe. Une idée de camés. C’était lui, Volo, alors qu’il vacillait encore sous les effets de l’héroïne, qui s’y était collé. Il avait trouvé une bâche plastique au dernier étage de l’entrepôt. Il avait roulé le macchabée à l’intérieur puis l’avait laissé glisser sur les eaux noires du fleuve, sous les fondations du squat.
Chaque nuit, il revoyait cet étrange sarcophage, flottant dans les ténèbres. Il entendait le bruissement du paquet dans les flots, et le silence des autres freaks qui regardaient leur pote emporté par le courant. Ce convoi sordide, c’était ce qui les attendait. Tous. Mort anonyme, glauque, dégueulasse, qui surviendrait demain ou dans quelques années. A ce moment, Volo n’avait pas 17 ans.
Il se souvenait aussi d’une fiancée espagnole qu’il avait eue à Tanger, alors qu’il avait fait le voyage dans l’espoir de trouver de la dope moins chère. Leur histoire avait duré peu de temps. La fille s’était perdue dans la Médina, en quête d’un fix. On l’avait retrouvée violée, le crâne défoncé à coups de pierre.
Il avait appris la nouvelle par d’autres junks — répercutée à mi-voix, à travers le souk. Une chance sur deux pour que cela soit vrai. Volo était allé à l’hôpital et avait trouvé la fille. Trépanée. La moitié de son crâne était rasée. Quand il était entré dans la chambre, elle ne l’avait pas reconnu. Il avait eu alors cette conviction. On lui avait retiré la moitié du cerveau qui le concernait, lui. Pour elle, il n’existait plus. Et la vraie question, dans ce couloir ensoleillé, était : pour qui existait-il, vraiment ?
D’autres souvenirs.
D’autres trucs merdiques.
Paris. Attente interminable d’un dealer. Finalement, Volo fonce à son atelier — le gars est soi-disant peintre. Il le découvre inanimé, secoué de convulsions, en pleine OD. Il faudrait alerter les pompiers, appeler le SAMU. Au lieu de ça, Volo retourne la pièce en quête de petits papiers plies. Quand il trouve les doses, sous une latte du parquet, il se fait aussitôt un fix dans la salle de bains. Alors seulement, il reprend ses esprits. Il appelle la PJ pour qu’ils rappliquent avec du secours. Il les attend, une cinquantaine de grammes dans la poche, prétendant que l’agonisant est son indic.
Les camés. Ils cherchent toujours à avoir l’air normal, aimable, ouvert. Ils font semblant d’entretenir avec les autres des rapports sains, souriants, curieux. Ils essaient de convaincre, en toutes circonstances, qu’il y a partage. Mais rien n’est plus faux. Les élans d’un drogué ne vont jamais bien loin. Ses questions, ses raisonnements ne dépassent jamais un mur invisible — celui de la came. En avoir ou pas. La seule question qui compte. Lui-même avait couché avec des filles parce qu’elles dealaient de la poudre. Il avait flatté des connards friqués parce qu’ils organisaient des soirées pourvues. Il avait volé des taulards, des dealers, des potes.
De la merde.
Volokine s’écroula dans l’allée de rayonnages. Un violent spasme venait de le casser en deux. Il crut qu’il allait vomir. Ses Royal Bacon et le reste. Mais non, la convulsion passa. Il se redressa sur un genou, alors qu’un jet de bile lui brûlait la gorge comme une giclée de napalm.
Il sourit. Un sourire de tête de mort. Jamais il ne pourrait s’en sortir sans défonce. La drogue appartenait à son métabolisme profond. Quand il songeait à son état, il songeait aux diabétiques. Il était exactement dans la même situation. Il souffrait d’une déficience physiologique. Il y avait au fond de son sang une carence, un dysfonctionnement que seule la drogue pouvait soigner. À moins que le trou noir ne soit, au départ, psychique… Peu importait. La paix, la sérénité était au bout de l’aiguille. Reproche-t-on aux diabétiques de s’injecter de l’insuline ? Aux dépressifs de prendre leurs antidépresseurs ?
Sa main s’accrocha aux tiroirs ouverts. Il parvint à se remettre debout. Malgré les tremblements qui l’agitaient dans son costume, il se fit une promesse. Il ne prendrait rien avant d’avoir identifié le coupable de l’affaire Goetz. Un môme, il le savait, il le sentait, avait décidé de se venger parce qu’on lui avait fait du mal. Il ne prendrait pas un gramme avant d’avoir mis la main sur ce gamin. Non pas pour l’arrêter, mais pour le sauver…
Des enfants assassins. Des gamins cruels, malsains, pyromanes. Des adolescents tueurs en série, armés jusqu’aux dents.
Kasdan en était à sa deuxième heure devant l’écran. Les faits, tout proches, incrustés au fond des yeux. 2004, Ancourteville, Seine-Maritime.
Pierre Folliot, 14 ans, tue à coups de fusil sa mère, sa sœur, son petit frère puis son père, tout en regardant, entre chaque meurtre, une vidéocassette de Shrek.
1999, Littieton, État du Colorado.
Éric Harris et Dylan Klebold sèment la panique dans le lycée Columbine, en tirant par rafales dans les classes. Ils abattent un professeur et douze élèves, blessent plus de vingt autres personnes, avant de mettre fin à leurs jours en tournant leurs armes contre eux-mêmes.
1999, Los Angeles.
Mario Padilla, 15 ans, assassine sa mère de 47 coups de couteau, aidé par Samuel Ramirez, 14 ans, qui utilise un tournevis. Ils portent tous deux le costume du tueur du film Scream.
1993, Liverpool.
Robert Thompson et Jon Venables, 11 ans, torturent et tuent James Bulger, 3 ans, à coups de briques et de barres de fer. Ils l’abandonnent sur une voie ferrée afin que le corps soit coupé en deux.
1993, État de New-York.
Éric Smith, 13 ans, bat à mort puis étrangle Derrick Robie, 4 ans, dans un parc public. Il sodomise ensuite le corps avec un bâton.
1989, Californie.
Erik et Lyle Menendez assassinent de plusieurs coups de fusil dans le dos leur père et leur mère dans l’espoir de toucher un héritage.
1978, banlieue d’Auxerre.
Quatre garçons, entre 12 et 13 ans, lapident un clochard et l’abandonnent à son agonie.
Face à son ordinateur, Kasdan avait simplement tapé « enfants meurtriers » et la litanie avait commencé. Il connaissait plusieurs de ces faits divers mais placés bout à bout, ils donnaient l’impression d’une chaîne de cauchemars. Une boîte de Pandore. On se poignardait à l’école pour une casquette. On tuait ses parents. On violait à l’âge de 8 ans…
Kasdan tenta d’atténuer la violence de la liste en cherchant des explications. Appeler le rationnel au secours de l’horreur. Se rassurer avec des commentaires analytiques face aux faits bruts.
Il trouva rapidement sur le Web des rapports psychiatriques, analyses psychologiques, expertises — la plupart en langue anglaise — dont la confusion et les contradictions n’avaient rien de rassurant. Certains parlaient d’héritage génétique : il y avait un gène de la violence, qui prédisposait au crime. D’autres cherchaient une explication dans la folie : l’enfant-tueur était schizophrène, souffrant d’un dédoublement de personnalité. D’autres évoquaient l’influence du milieu social et familial : pauvreté et violence poussaient au meurtre dès le plus jeune âge. La culture de masse — télévision, Internet, jeux vidéo — était aussi invoquée pour expliquer des comportements d’extrême violence chez l’enfant.
Seul problème, aucune de ces explications ne pouvait s’appliquer à tous les enfants-tueurs. Il n’existait pas un profil type pour ces assassins. Ce qui revenait à dire qu’il n’y avait pas une solution clé. Ou bien alors : la plus simple. L’homme était mauvais et, par conséquent, le « petit d’homme » ne valait guère mieux…
A minuit et demi, Kasdan lâcha son écran. Écœuré, accablé, épuisé. Il partit dans la cuisine se préparer un café. Revint dans le salon. S’approcha de la fenêtre, à demi voûté sous le toit mansardé. Du septième étage, il avait une vue imprenable sur le boulevard Voltaire et l’église Saint-Ambroise.
Son portable sonna. Il songea à Volokine. C’était Vernoux.
— Alors ? demanda-t-il aussitôt.
— Personne n’a rien vu, expliqua-t-il. Mendez fait l’autopsie. Et j’attends les premiers résultats de l’Identité judiciaire. Mais a priori, on a pas la queue d’un indice. L’inscription a été effectuée avec la langue de la victime, et l’organe a été manipulé avec des gants. Sinon, pas un cheveu, pas un brin de salive. Le tueur est un pro. Et toujours cette technique bizarre des tympans. Vous saviez que la métallisation de l’organe auriculaire de Goetz n’avait rien donné ?
Kasdan ne répondit pas. Vernoux continua. Il paraissait sonné par le meurtre de Naseer. Il voulait maintenant collaborer. Il fallait unir ses forces contre cet ennemi beaucoup plus dangereux que prévu.
Le seul coup de chance de Vernoux était que le boulevard Malesherbes était sous sa juridiction. Il avait donc hérité de cette nouvelle affaire. Mais il lui serait difficile de convaincre le Proc de conserver ces deux enquêtes criminelles. Du tout cuit pour la BC.
En retour, l’Arménien donna à Vernoux quelques os à ronger, notamment les informations sur l’inscription issue du Miserere. Il ne faisait que répéter les mots de Volokine. Mais il ne lâcha rien sur la disparition du petit Tanguy Viesel ni sur le soupçon de pédophilie. Il voulait conserver cette piste. Foireuse ou non.
— Et Goetz ? conclut-il. La piste politique ?
— Le mec de l’ambassade n’est toujours pas rentré. J’ai contacté l’officier de liaison argentin. Il ne sait rien sur le Chili. Il a l’air de prendre le Chili pour un pays de cons.
Kasdan songea aux zonzons. Un bref instant, il fut tenté d’en parler à Vernoux. Puis se ravisa.
— Tu as épluché ses notes de téléphone ? questionna-t-il au hasard.
— En cours. Pour l’instant, rien de spécial.
— Goetz n’avait pas contacté un avocat, récemment ?
— Pourquoi un avocat ?
— Je ne sais pas, éluda-t-il. Peut-être qu’il se sentait en danger.
— On vérifie tous les numéros. Mais on n’a rien noté dans ce sens.
Vernoux ne parlait pas des enfants de Saint-Jean-Baptiste. Dans la tourmente, le flic n’avait sans doute pas eu le temps de convoquer les familles. Il ignorait donc que l’Arménien l’avait doublé une deuxième fois. Avec un autre flic, issu de la BPM.
Kasdan raccrocha. Consulta sa montre. 1 h du matin. Le sommeil ne viendrait pas de lui-même. Il partit dans la cuisine prendre deux Xanax — piqûres de moustiques sur le cuir d’un buffle — puis s’installa de nouveau derrière son ordinateur.
Google. Enfants. Guerre. L’horreur se resserra d’un cran, passant des crimes particuliers aux crimes de masse. Enfants-soldats du Mozambique. Enfants-cannibales du Liberia. Enfants-coupeurs de mains de la Sierra Leone. Enfants-monstres, hallucinés, drogués, vicieux, indifférents, qui se répandaient sur l’Afrique comme un cancer incontrôlable…
Un clic, et l’horreur se déporta en Amérique latine. Colombie. Bolivie. Pérou. Les gangs. Les « baby-killers » des narcotrafiquants. Dans ces pays, la plupart des contrats sont assurés par des gosses de la rue, défoncés, élevés dans la haine et la violence.
Kasdan se forçait à lire, la nausée au ventre. La sonnerie de son portable le sauva. Coup d’œil à l’horloge du Mac. 1 h 45 du matin. Il songea encore une fois à Volokine mais reconnut la voix de Puyferrat, de l’Identité judiciaire.
— Je te réveille pas ?
— Non. T’as quelque chose ?
— Je veux. Je suis en train de rédiger mon PV sur la scène de crime de Nasiru… Enfin, tu vois qui je veux dire…
— Je vois.
— J’ai d’autres empreintes de chaussures. Elles n’étaient pas visibles à l’œil nu mais j’ai fait luminer la piaule.
Le luminol est un produit vieux comme Hérode. Une substance qui révèle la moindre particule de fer, donc la moindre trace de sang. Dix années après un meurtre, une tache d’hémoglobine, nettoyée à l’eau de Javel, brille encore au contact de cette substance.
— Des empreintes de basket, continua Puyferrat.
— Du 36 ?
— Exactement. C’est dingue.
La théorie de Volokine revenait en force. Kasdan inspira. Pourquoi fallait-il que sa dernière enquête repoussât les limites de l’horreur ? Le Russe avait dit : « J’ai 30 ans mais c’est vous le bleu. » Il avait raison.
— Mais il y a pire, poursuivit le technicien. Il y en a plusieurs.
— Plusieurs empreintes ?
— Plusieurs mômes.
— Quoi ?
— Il n’y a aucun doute. A moins que le meurtrier se marche lui-même sur les pompes.
Trou d’air dans son estomac. Éclairs au fond du cerveau. Sentiment d’être dans un avion au bord du crash. Kasdan se souvint d’un autre détail. Lors de leur première rencontre, Volokine avait parlé d’une « conspiration de gosse. » Il en parlait au singulier mais le mot était juste. Comme si le Russe entrevoyait déjà la vérité.
— Les empreintes se croisent. Toutes de petite taille. Si j’avais fumé, je dirais que le mec s’est fait refroidir par une bande de gosses en délire. Certaines empreintes sont plus nettes que la première fois. Je les ai envoyées à l’IRCGN, au fort de Rosny-sous-Bois. Ils ont des catalogues pour tout. Fusils, empreintes dentaires, empreintes d’oreilles. Ils possèdent aussi un index de moulages de chaussures.
— Tu n’es plus sûr que ce soit des Converse ?
— Non. Finalement, le dessin n’est pas tout à fait le même.
— Putain. Je bosse depuis deux jours sur une fausse piste ?
— Tu bosses sur rien du tout, Doudouk. Je suis déjà bien gentil de t’appeler.
Kasdan ravala sa rage.
— C’est tout ?
— Non. On a aussi d’autres parcelles de bois.
Les échardes trouvées sur la tribune de la cathédrale. L’élément lui était complètement sorti de la tête.
— C’est le même bois que la dernière fois ?
— Trop tôt pour le dire. J’ai même pas les résultats d’analyse du premier prélèvement. On l’a envoyé encore une fois au labo, à Lyon. Ça va pas tarder à revenir.
— OK. Rappelle-moi vite. Et… merci.
— Pas de quoi, ma vieille.
L’Arménien sentit — ou crut sentir — les effets des Xanax. Son cerveau réagissait avec distance. La décontraction l’envahissait. Ses pensées reculaient. Son esprit s’épanchait à la manière d’une flaque de thé tiède. Il mit en marche son imprimante afin d’éditer les dernières pages qu’il avait mémorisées sur les enfants-soldats.
Il se leva pour récupérer les feuilles puis s’arrêta net.
Un autre bruit venait de retentir.
Un bruit léger, lointain, régulier. Il songea à un mécanisme, frigo ou autre engin électroménager, et écouta attentivement, retrouvant d’un coup sa concentration. Tic-tic-tic… Le bruit ne provenait pas de l’appartement mais du couloir. Dehors. Il songea aux chiottes du palier.
Ce n’était pas un clapotis.
Ni un contact contre les vitres des vasistas.
Plutôt un tapotement, faible et persistant à la fois. Comme le contact d’une canne d’aveugle. Il était 2 h du matin. Qu’aurait foutu un aveugle à cette heure-ci dans le couloir ?
Il se leva, l’ouïe toujours tendue vers le mur. Marcha vers le commutateur. Il éteignit la lumière du salon après avoir sorti son Sig Sauer du holster. S’approcha de la porte d’entrée. Oreille collée au bois, Kasdan écouta. La cadence ne cessait pas. Tic-tic-tic-tic…
Le bruit se rapprochait. Ou du moins évoluait à l’intérieur du couloir. Kasdan chercha à imaginer la source du son. Une canne d’aveugle, oui. Ou un fragment de sureau, très souple, utilisé comme une sonde…
Ce simple bruit provoqua en lui un mécanisme d’angoisse. Il sentait la sueur perler sur son front. Sa circulation sanguine fourmiller à la surface de la peau. Il leva le cran de sécurité du 9 mm Para puis tira à lui, très lentement, la culasse de l’arme. Avec plus de précaution encore, il tourna la molette du verrou supérieur. Il ouvrit sa porte. Le silence se dilatait autour de lui, prenant une densité, une masse de plus en plus oppressante.
Le couloir, absolument noir. Le visiteur, si visiteur il y avait, avançait sans visibilité. Kasdan se pencha et écouta. Le bruit persistait. Ni plus proche, ni plus lointain.
Tic-tic-tic-tic-tic…
Kasdan se raisonna. Peut-être un voisin qui rentrait chez lui… Un porte-clés qui se balançait… Le frottement d’un sac contre une cloison…
Il se glissa à l’extérieur, à pas prudents. Les ténèbres de son appartement se mélangeaient avec celles du couloir comme des eaux noires. Sur une impulsion, Kasdan opta pour la bonne vieille sommation policière.
Il se plaça au centre du couloir, son arme dressée vers le plafond :
— On bouge plus. Police ! Le bruit s’arrêta net.
De sa main gauche, Kasdan tâtonna le mur, à la recherche du commutateur. Il n’en trouva pas et se souvint qu’il devait faire quelques pas en avant pour trouver la minuterie.
Il marcha, le Sig Sauer maintenant braqué devant lui comme une torche, hésitant, ne voyant absolument rien. Pourtant, il pouvait sentir la présence, face à lui, au bout du couloir.
Un pas. Deux pas. Et toujours pas de commutateur.
L’adrénaline, à flots continus dans son sang.
Kasdan se sentait prêt à exploser.
Une seconde plus tard, il craqua et hurla :
— Qui va là, putain ?
Le silence en retour puis, soudain, du fond du couloir, un chuchotement :
— Qui va là, putain ?
Kasdan se pétrifia, comme si on lui avait enfoncé une sonde de givre dans le cul. Sa main gauche trouva le commutateur. Lumière.
Le couloir était vide.
Mais la terreur ne le quittait pas.
La voix qui venait de lui répondre était une voix d’enfant.
La sonnerie du téléphone le réveilla en sursaut. Cœur qui cogne. Visage chauffé à blanc. Esprit au bord du vide. Prêt à replonger… Nouvelle sonnerie.
Non, pas le téléphone… La porte d’entrée. Kasdan eut un éclair de lucidité. Le fait en soi était étrange — il y avait un interphone en bas. On ne sonnait donc jamais directement, sur le seuil de l’appartement. A moins d’être un voisin.
Il se souleva et mesura dans quel état il était. Littéralement inondé. Pas une parcelle de son corps qui ne soit trempée. Il avait exsudé ses rêves. Sa peur. Les draps plissés étaient imbibés des traces de sa terreur. Et son corps déjà froid, comme enveloppé de cette fine pellicule figée.
La porte, encore.
Il se leva sans prendre la peine d’enfiler ni pull ni pantalon.
— C’est qui ?
— Volokine.
Il regarda sa montre. 8 h 45. Presque 9 h. Bon Dieu. Il se levait de plus en plus tard. Que foutait le gamin sur son palier ? Il se sentit vexé d’être surpris ainsi au saut du lit. Pourtant, il ouvrit la porte en caleçon et tee-shirt, acceptant sa vulnérabilité.
— Room-service.
Volokine tenait un sac en papier, frappé du logo d’une boulangerie. Son costume était encore plus froissé que la veille.
— Comment as-tu eu mon adresse ?
— Je suis flic.
— Et l’interphone ?
— Même réponse.
— Entre et ferme la porte.
Kasdan tourna les talons et traversa le salon pour accéder à la cuisine.
— Pas mal, chez vous. On dirait une péniche.
— Il ne manque que le fleuve. Café ?
— Merci, ouais. Bien dormi ?
Il saisit un filtre sans répondre et le remplit de poudre brune.
— J’ai fait pas mal de cauchemars, dit-il enfin. A cause de toi.
— De moi ?
— Les enfants-tueurs. Je me suis farci toutes ces merdes une partie de la nuit.
— Édifiant, non ?
Kasdan lança un regard à Volokine. Appuyé sur le chambranle de la porte, il lui offrait un large sourire. L’Arménien hocha la tête. Il mentait. Il n’avait pas rêvé des mômes assassins. Il n’avait pas besoin de nouveaux cauchemars — il avait les siens.
Cette fois, il était à la poursuite d’une expédition punitive dans la brousse africaine. Des soldats qui avaient perdu tout repère, tout contact avec l’ordre et la rigueur militaires. Des salopards de Blancs qui se livraient au pillage, au viol, au meurtre… Kasdan, dans son rêve, avait les yeux irrités par un microbe ou un virus. Il avançait sous la pluie, comptant les points de l’horreur, suivant les exactions du bataillon fantôme. Avant que la porte ne sonne, il avait découvert enfin la horde. Des soldats dépenaillés, ensanglantés, pataugeant sous la pluie rouge. A cet instant, il avait compris la vérité. Cette troupe était la sienne. Leur chef était lui-même, les yeux gonflés, irrités, par les larmes et la pluie.
Kasdan mit en marche la machine. Les secondes se mirent à crépiter, se résolvant en un mince filet noir, odorant et appétissant.
— Et toi, demanda-t-il, tu as dormi ?
— Quelques heures.
— Où ?
— Aux archives des disparus. J’ai des rapports compliqués avec le sommeil. Quand il vient, je l’accueille à bras ouverts, où que je sois. Le problème, c’est que je n’ai pas fait le tiers de ce que j’avais prévu. Je peux prendre une douche ?
Kasdan considéra le jeunot. Malgré sa chemise blanche et sa cravate, il avait l’air d’un SDF. Un chien errant, sous son treillis et sa gibecière en bandoulière.
— Vas-y. Le temps que le café passe.
— Merci. (Il sortit de sa sacoche un dossier cartonné assez épais.) Tenez. Ma moisson de la nuit. J’ai photographié les documents avec mon appareil numérique et j’ai tout fait imprimer ce matin, chez un copieur.
— Qu’est-ce que tu as trouvé ? demanda-t-il en plaçant les croissants dans une coupe en porcelaine.
— Un autre disparu. Une autre chorale. En 2005. Celle de Saint-Thomas-d’Aquin, dirigée par feu monsieur Goetz.
— Tu déconnes.
— C’est nous qui déconnons. On aurait dû vérifier tout ça en priorité. Goetz dirigeait quatre chorales. Dans deux d’entre elles, en deux années, il y a eu deux disparitions. Vous pouvez toujours parler de hasard, de coïncidences. Moi, je vous dis que Goetz est mouillé jusqu’à l’os. L’os de la bite, si vous n’avez pas compris.
Kasdan attrapa la liasse de documents et la feuilleta.
— Goetz est impliqué dans ces disparitions, insista le gamin. C’est un pédo, nom de Dieu. Et un môme a décidé de se venger. De lui et de son minet.
— Tu ne sais pas tout.
L’Arménien expliqua à Volo la découverte de la nuit. Les empreintes qui démontraient que le tueur était plusieurs. Plusieurs gosses.
Le Russe parut à peine étonné :
— Cela confirme ce que je pense, fit-il. Les mômes se sont retournés contre leur agresseur.
— Il est trop tôt pour…
— Lisez. J’ai aussi chopé le dossier de Tanguy Viesel. Je file sous la douche.
Volo disparut. Kasdan parcourut le dossier. En entendant les robinets s’ouvrir, il se demanda si le gamin n’était pas en train de se faire un fix. La douche : la ruse préférée des junks pour squatter la salle de bains et se livrer à leur rituel, couvert par le bruit de l’écoulement.
Aussitôt, une autre pensée vint le saisir, sans lien avec la première. Il ne parlerait pas de l’étrange visite de cette nuit. Qui va là, putain ? L’avait-il rêvée ? Un enfant était-il vraiment venu, au fond du couloir, tapotant le sol avec une baguette de bois ? Etait-ce aussi terrifiant qu’il l’avait ressenti ?
Les données sur la disparition de Tanguy Viesel n’apportaient rien. Les gars du quatorzième avaient mené leur enquête, sans résultat, puis avaient refilé le dossier aux « disparus ». Le fait que le gamin ait emporté des vêtements semblait confirmer l’idée d’une fugue. Malgré son jeune âge, 11 ans, l’enfant avait peut-être réussi à vivre sa vie en solo, loin de sa famille.
Le cas avait rejoint le flux continu des disparitions en France. Chaque année, la Brigade de Répression de la Délinquance Contre la Personne (BRDCP), un service dont la compétence était limitée à l’Ile-de-France, traitait environ 3 000 « dispas », sans compter les 250 cadavres inconnus et les 500 amnésiques dont il fallait réveiller la mémoire.
L’autre disparition, un gamin du nom de Hugo Monestier, 12 ans, habitant dans le cinquième arrondissement, était similaire à celle de Tanguy. Évaporé sur le chemin de l’école. Affaires emportées, qui laissaient penser à une fugue. Pas le moindre résultat après plusieurs semaines d’enquête. Les keufs avaient comparé les deux affaires. Noté les similitudes. Deux membres de chorales. Deux sopranos. Dirigés tous deux par monsieur Goetz. Le Chilien avait été interrogé et était ressorti des auditions blanc comme neige.
L’Arménien lâcha ses feuilles et but une goulée de café. Par association, il songea au père Paolini, qui dirigeait la paroisse de Saint-Thomas-d’Aquin. Le prêtre devait justement rentrer de voyage ce matin. Il saisit son portable. Composa le numéro de l’église — la douche bruissait toujours.
On répondit à la quatrième sonnerie. Kasdan demanda à parler au père.
— C’est moi, fit une voix de baryton bien appuyée. Kasdan se présenta et évoqua l’affaire Hugo Monestier.
— J’ai déjà tout dit à l’époque.
— Des faits nouveaux nous font rouvrir la procédure.
— Quels faits nouveaux ?
— Le secret de l’enquête m’interdit de vous répondre.
— Je vois. Que voulez-vous savoir ?
— Que pensez-vous de Wilhelm Goetz ?
— Je comprends maintenant ce qui vous amène. La mort de Goetz.
— Vous êtes au courant ?
— Oui. Le père Sarkis, de la cathédrale Saint-Jean-Baptiste, m’a laissé un message. C’est terrible.
Sarkis avait décidément fait la tournée des paroisses. La voix était grave, lente, doucement chaloupée par l’accent corse. Kasdan enquilla :
— Je précise ma question : quelle est votre conviction sur un lien éventuel entre la disparition de Hugo Monestier et Wilhelm Goetz ?
— Wilhelm était innocent. Les policiers ont rapidement abandonné cette piste. Au départ, je me souviens, ils tournaient autour de lui comme des vautours. C’est malheureux à dire, mais son homosexualité semblait constituer, aux yeux de vos collègues, une circonstance aggravante.
— Vous saviez qu’il était homosexuel ?
— Un secret de Polichinelle. Malgré ses efforts pour cacher sa vie privée, Goetz ne pouvait nier cette évidence.
— Il n’a jamais eu une attitude limite avec les enfants ?
— Non. Il était parfaitement correct. Et c’était un grand musicien, doublé d’un excellent pédagogue. Si j’étais vous, je chercherais ailleurs la cause de sa mort.
— Vous avez une autre idée ?
— Pas une idée. Une impression. Wilhelm Goetz avait peur. Terriblement peur.
— De quoi ?
— Je ne sais pas.
Kasdan regarda sa montre : 10 h.
— J’aimerais parler de tout ça avec vous, de vive voix.
— Quand vous voulez.
— Je serai là dans moins d’une heure.
— Je vous attends dans la sacristie. Nous sommes place Saint-Thomas-d’Aquin, près du boulevard Saint-Germain.
L’Arménien raccrocha alors que Volokine apparaissait sur le seuil de la cuisine, peigné, rasé, brillant comme un sou neuf. Il portait toujours son costume froissé mais renvoyait maintenant de vrais reflets de lumière, à la manière d’un paysage trempé de rosée. Il attrapa un croissant dans la coupe et l’avala en deux bouchées.
Il désigna le dossier posé sur la table :
— Ça vous a plu ?
— Bon boulot. Mais le taf ne fait que commencer.
— Je suis d’accord. J’ai déjà lancé une autre recherche. Au Service des disparus et à la BPM. Pour voir s’il n’y a pas d’autres petits chanteurs envolés.
— Dans des chorales qui n’étaient pas dirigées par Goetz ?
— Une idée comme ça. On se focalise sur le Chilien. Mais l’autre point commun de ces mômes est qu’ils avaient une voix — pure, juste, innocente. Je sais de quoi je parle : moi-même, j’ai été chanteur. C’est un don. Une grâce dont on ne se rend pas compte quand on est gosse. Un truc tombé du ciel, qui disparaît avec la mue.
— Ces voix pourraient être un mobile des disparitions ?
— J’en sais rien. Peut-être qu’il y a derrière tout ça une perversion à base de chants religieux. J’ai vu tellement de trucs zarbis…
Kasdan songea au Miserere qu’il avait écouté chez Goetz, le premier soir. Cette voix qui l’avait bouleversé et qui avait attiré, comme un aimant, à la surface de sa conscience, ses blessures les plus sensibles. Il s’arracha à cette sensation irrationnelle et dit d’une voix ferme :
— OK. On se partage le boulot. Je fonce à Saint-Thomas-d’Aquin. Parler avec le prêtre de la paroisse. J’ai l’impression qu’il a des choses à me dire.
Volokine prit un autre croissant :
— Moi, je file à Notre-Dame-de-Lorette, dans le neuvième. Ce matin, avant de venir ici, je me suis procuré la liste des chanteurs des quatre chorales de Goetz puis j’ai consulté les dossiers de la BPM, concernant les enfants délinquants. Si nous avons bien affaire à des enfants assassins, ils ont peut-être eu des antécédents.
— J’ai déjà vérifié pour les chorales de Saint-Jean-Baptiste et de Notre-Dame-du-Rosaire.
— Moi, j’ai checké les deux autres et je suis tombé sur un nom. Sylvain François. 12 ans. Un môme de la Ddass. Admis dans la chorale de Notre-Dame-de-Lorette pour ses qualités de chanteur et aussi parce que la paroisse veut faire œuvre de charité. Ils ont tiré le gros lot. Le môme a l’air ingérable. Vol. Voies de fait. Fugue. Ils répètent ce matin au grand complet, pour la messe de minuit. Je vais choper le petit Sylvain et le sonder. On ne sait jamais : c’est peut-être notre « tueur ».
— Tu y crois vraiment ?
— Je crois que s’il a quelque chose à dire, il me le dira. La mauvaise graine, ça me connaît. On garde le contact sur nos portables.
L’Église Saint-Thomas-d’Aquin était spacieuse et raffinée. Un pur produit du Second Empire. Sous ses voûtes claires, des grands tableaux sombres et mordorés se déployaient, comme dans un musée. La noblesse, la dimension impériale dominaient ici l’atmosphère liturgique.
Kasdan s’avança dans la nef. Il jugeait avec mépris cette décoration trop riche, trop sophistiquée. Le mépris d’un Arménien, habitué à des églises rudes, sans fioritures, où toute représentation divine est interdite. Côté catholique, il ne trouvait ses repères que dans les églises romanes, brutales et nues. L’expression d’une vraie foi, sans bla-bla ni symbole inutile.
— Vous êtes le policier du téléphone ?
Kasdan se retourna. Deux hommes en soutane noire se tenaient près de l’autel. L’un était petit, couronné d’une tignasse grise ondulée. L’autre, costaud et chauve. A leur contact, on remontait le temps d’un siècle ou deux. Ils avaient l’air de sortir des Lettres de mon Moulin.
— C’est moi. Lionel Kasdan. Vous êtes le père Paolini ?
Il s’était adressé au plus petit mais les deux hommes répondirent « oui » à l’unisson. Devant l’étonnement de Kasdan, les prêtres sourirent :
— Nous sommes frères.
— Pardon ?
Leur sourire s’accentua. Le petit expliqua :
— Dans le monde séculier, nous sommes frères.
Le second ajouta :
— Dans le monde de Dieu, nous sommes pères.
Ils rirent franchement, heureux de leur vanne, qu’ils devaient servir à chaque visiteur. Kasdan tendit la main. Tour à tour, les curés l’emprisonnèrent avec énergie. L’Arménien en profita pour les détailler.
Le petit, tout sourire, exhibait une dentition éclatante. Le plus grand souriait les lèvres fermées, comme s’il marmonnait un air d’allégresse. Malgré leur différence de taille et de coiffure, les deux frères se ressemblaient. Même teint d’olive noire. Même nez en bec de toucan. Même accent corse. En revanche, ils n’évoluaient pas à la même vitesse. Le modèle réduit avait la morgue d’un cortège funéraire. Le grand frangin s’agitait comme un danseur. Son crâne chauve évoquait une cagoule. Kasdan songea au célèbre catcheur masqué, Santo.
— Venez avec nous, fit Cheveux Gris.
— Nous serons plus à l’aise dans notre salle paroissiale, ajouta Santo.
Ils quittèrent l’église et traversèrent la place déserte qui longe le boulevard Saint-Germain. Le petit Paolini déverrouilla une porte surmontée d’un vitrail en forme de croix. Ils plongèrent dans l’ombre. La salle paroissiale n’offrait aucune surprise. Des tables d’école disposées en carré. Des affiches exhortant à suivre « la Voie de Jésus ». Deux fenêtres donnant sur une cour grise. Le prêtre chauve alluma le plafonnier et fit signe à Kasdan de s’installer derrière un des angles droits du carré. Les deux curés se placèrent des deux côtés de l’angle opposé.
Kasdan commença par évoquer le meurtre de Wilhelm Goetz. Il résuma la situation. Le lieu, l’heure, l’environnement. Et la chorale. Il la joua « enquête de proximité ». Faute de mobile et de suspect, la police se concentrait sur la victime et son profil.
— Vous vous entendiez bien avec Wilhelm Goetz ?
— Plus que bien, fit Cheveux Gris. Je suis pianiste, moi aussi. Nous avons joué ensemble.
— Moi aussi, ajouta Santo. Des œuvres pour deux pianos.
— Oui. Franck. Debussy. Rachmaninov…
Kasdan comprit que les deux frères allaient répondre chacun leur tour aux mêmes questions, façon Dupont et Dupond. Il sortit carnet et lunettes :
— Je voudrais avoir votre sentiment personnel. Qu’avez-vous pensé lorsque vous avez appris le meurtre de Goetz ?
— J’ai pensé que c’était une erreur, fit le petit. Une erreur sur la personne.
— Ou alors, fit le grand, le fruit du hasard.
— Du hasard ?
— Goetz a été tué par un fou, qui a frappé sans mobile.
— Selon vous, il n’avait rien à se reprocher ? Personne n’aurait pu lui en vouloir ?
Cheveux Gris parla avec lenteur :
— Goetz était un vieil homme, qui coulait des années heureuses auprès de Dieu. Discret, souriant, humain. Il avait bien mérité sa retraite, après les atrocités du Chili.
— Vous saviez qu’il était homosexuel ?
— Nous l’avons toujours su, oui.
Il n’y avait décidément qu’à Saint-Jean-Baptiste que personne n’avait deviné les mœurs de l’organiste.
— Pourquoi ?
— Une intuition. Les femmes étaient étrangères à son univers.
— Il y avait un mur invisible, insista Santo. Un mur qui maintenait les femmes à distance et le protégeait, en quelque sorte. Son monde était un monde d’hommes.
Kasdan regarda le petit Paolini :
— Au téléphone, vous m’avez dit que Goetz avait peur. Il vous en a parlé ?
— Non.
— Pourquoi cette remarque ?
— Il avait l’air nerveux. Agité. C’est tout. Santo compléta, d’une voix rapide :
— Une fois, il nous a demandé si quelqu’un était venu nous interroger à son sujet.
— Qui ?
— Il n’a pas précisé.
— Il se sentait donc épié ?
— Difficile à dire, fit Cheveux Gris. Il venait jouer de l’orgue. Faisait répéter là chorale. Et repartait chez lui.
L’Arménien sentait qu’il n’arriverait à rien avec ce tandem.
— OK, reprit-il. Quels étaient ses rapports avec les enfants ?
— Parfait. Rien à dire. Beaucoup de patience.
— Goetz était un merveilleux pédagogue, surenchérit Santo. Il ne vivait que pour les enfants. Il avait toujours un tas de projets…
Kasdan changea d’aiguillage :
— En réalité, je suis venu vous parler de la disparition de Hugo Monestier.
— Vous pensez qu’il y a un lien entre cette disparition et le meurtre de Wilhelm ?
— Et vous ?
— Pas du tout, fit Cheveux Gris. Pas le moindre lien.
— Parlez-moi de cette affaire.
— Nous ne savons rien. Hugo a disparu, c’est tout. Il y a eu une enquête. Une campagne d’affichage. Des appels à témoins. Ça n’a rien donné.
— Vous y pensez, parfois ?
— Chaque jour, oui.
— Nous prions pour lui, ajouta Santo.
Les frères Ping-Pong commençaient à lui donner mal à la tête. Il révéla :
— On m’a parlé d’une autre disparition, en 2004. Au sein d’une chorale, également dirigée par Goetz.
— Nous en avons entendu parler. Des policiers sont venus nous interroger à ce sujet. Ils avaient l’air de soupçonner Wilhelm. Mais savez-vous combien de mineurs disparaissent chaque année ?
— Près de six cents. C’est mon métier.
— Cela laisse la place à une coïncidence, non ?
Kasdan perdait son temps ici. Il songea à Volokine, qui interrogeait au même moment un petit délinquant pour savoir s’il n’était pas un tueur religieux et mutilateur. Une autre mauvaise direction.
— Je voulais vous demander…, reprit Cheveux Gris. A propos de l’assassinat de Wilhelm. Dans cette affaire, il y a eu d’autres meurtres ou non ?
Kasdan hésita. Il n’avait aucune raison de répondre. Pourtant, il hocha la tête affirmativement. L’homme enchaîna :
— Cela ne pourrait pas être l’œuvre d’un tueur en série ?
— Un tueur en série ?
— Nous nous intéressons aux meurtriers récidivistes, précisa Santo. Nous cherchons à pénétrer leur mystère.
« Allons bon », pensa Kasdan. D’un ton patient, il rétorqua :
— Plutôt bizarre pour des prêtres, non ?
— Au contraire, ces hommes sont les êtres les plus éloignés de Dieu. Ils sont donc à sauver en priorité. Nous en avons visité plusieurs en prison…
— Je vous félicite. Mais nous n’avons pas affaire à un tueur en série.
— Vous en êtes sûr ? Y a-t-il des différences entre les meurtres ? L’Arménien ne répondit pas. Puis, mû par son instinct, il livra quelques explications. Il parla des tympans crevés. Des différences entre le premier et le deuxième meurtre. Du sourire tunisien. De la langue coupée. Et aussi de l’inscription issue du Miserere. Les deux frères lui offrirent un même sourire en réponse.
— Nous avons une théorie sur les tueurs en série, dit Cheveux Gris. Vous voulez la connaître ?
— Allez-y toujours.
— Vous connaissez les variations Diabelli ?
— Non.
— Une des plus belles œuvres de Beethoven. Son chef-d’œuvre. Certains disent même le chef-d’œuvre de la musique pour piano. C’est un peu excessif mais dans tous les cas, on peut la considérer comme une quintessence de l’écriture pianistique. Au départ, il y a un thème, presque insignifiant, qui s’amplifie, se déploie, varie à l’infini…
— Je ne vois pas le rapport avec les meurtres. Santo hocha la tête :
— Nous avons connu un grand pianiste qui refusait d’enregistrer les Variations en studio. Il voulait les jouer seulement en concert, sans s’interrompre. L’œuvre devient alors un vrai voyage. Un processus émotionnel. Chaque variation s’enrichit des autres. Chaque fragment contient la fatigue du précédent, la promesse du suivant. Un réseau se constitue, des jeux d’échos, de correspondances, selon un ordre secret…
— Je ne vois toujours pas le rapport. Cheveux Gris sourit :
— On peut considérer une série de meurtres comme des variations sur un thème. D’une certaine façon, le tueur écrit une partition. Ou bien c’est cette partition qui l’écrit. En tout cas, son développement est inéluctable. Chaque meurtre est une variation par rapport au précédent. Chaque meurtre annonce le suivant. Il faut trouver, derrière la combinaison, le thème initial, la source…
Kasdan planta ses coudes sur la table et prit un ton ironique.
— Et comment je devrais faire, d’après vous, pour découvrir ce thème ?
— Observer les points communs. Mais aussi les nuances, les différences entre chaque crime. Le thème se dessine ainsi, par défaut.
L’Arménien se leva et conclut, toujours sur le mode sarcastique :
— Excusez-moi, mais vous dépassez mes compétences.
— Vous avez lu Bernanos ?
— Il y a longtemps.
— Songez à cette phrase qui finit Le Journal d’un curé de campagne : « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce… » Tout est grâce, commandant. Même votre assassin. Derrière les actes, il y a toujours une partition. Il y a toujours la volonté de Dieu. Vous devez trouver le thème. Le leitmotiv. Alors vous trouverez votre tueur.
Putains de guirlandes de Noël. Elles surplombaient chaque avenue et lui piquaient les yeux comme des aiguilles. Volokine ruminait dans son taxi. Les lampions, les étoiles, les boules scintillantes, tout cela lui plombait les nerfs, comme tout ce qui se rapportait aux fêtes en général, et celles destinées aux mômes en particulier. En même temps, quelque chose en lui aimait encore Noël. Un morceau de sa chair réagissait encore.
La voiture contourna l’opéra Garnier et dut stopper à l’intersection du boulevard Haussmann. Les Galeries Lafayette, un samedi 23 décembre. En termes de trafic, on pouvait difficilement faire pire.
Volokine contempla les vitrines. Un ours géant à l’air débile était couché à l’horizontale, assailli par des légions d’oursons. Il y avait aussi d’autres nounours enfermés dans des boules de Noël translucides, qui ressemblaient à des fœtus suspendus. Des mannequins de femmes, filiformes, évoquant des spectres anorexiques, se dressaient dans des poses bizarres, avec des lapins albinos à leurs pieds, qui avaient l’air naturalisés. Flippant.
Mais le pire, c’était la foule béate. Ces parents gagas, tenant leur progéniture comme s’ils tenaient leurs propres rêves perdus, qui s’extasiaient devant ces scènes naïves. Des vitrines qui ne faisaient que leur rappeler que le temps avait passé, que leur enfance était close et que le cimetière se rapprochait. « Les enfants poussent aux tombeaux », disait Hegel.
A travers sa rage, son mépris, Volokine sentit pointer encore l’autre sentiment. Sa nostalgie d’enfant. Des souvenirs jaillirent, façon images saccadées. Il eut mal, au fond de lui. Et la nausée monta, comme chaque fois qu’il se souvenait. Réaction instantanée : l’idée d’un shoot. Il connaissait au moins trois dealers à deux pas d’ici, dans les hauteurs de Pigalle et de la rue Blanche. Un coup de fil, un détour, ni vu ni connu, et l’étau de l’angoisse s’ouvrirait.
Il serra les poings. La promesse qu’il s’était faite à lui-même. Pas le moindre gramme avant le dénouement de l’enquête. Pas un seul fix avant de regarder dans les yeux le ou les assassins.
Il éclata en sanglots. De chaudes larmes, coulant sur sa sale gueule de défoncé. La morve lui sortit du nez, lui mouilla les lèvres, avec un goût de mer salée. Il songea à ses dents branlantes, à son corps pourri de junk en rémission — et ses larmes redoublèrent.
— Ça va pas, m’sieur ?
Le chauffeur de taxi lui lançait des coups d’œil circonspects dans le rétroviseur.
— Ça va. C’est Noël. Je supporte pas.
— Alors ça, moi non plus. Avec tous ces cons qui…
Le conducteur se lança dans une diatribe contre les jours fériés. Volo n’écoutait pas. Ses sanglots lui faisaient du bien. Ils agissaient comme une purge. Repoussaient l’appel de l’héroïne. La circulation reprit. Il vit surgir la rue Lafayette avec soulagement. Le chauffeur se faufila dans sa voie réservée puis braqua rue Laffitte, droit vers Notre-Dame-de-Lorette. Enfin, il se gara rue de Châteaudun, tout près de la rue Fléchier.
Volo paya et s’extirpa du taxi en s’essuyant les yeux. Il gravit les marches. Poussa la porte à tambour. Chaque église avait son petit truc en plus, son trésor caché. A l’évidence, le morceau de bravoure de celle-ci était le plafond à caissons. Dès qu’on levait les yeux, on découvrait dans la pénombre une série de reliefs boisés et travaillés, qui luisaient dans l’ombre comme des ruches.
Il fit quelques pas le nez en l’air quand un nouveau choc le cueillit. La chorale retentissait dans l’église, jaillissant de quelque part comme un pur cauchemar. Le Russe avait prévu le coup mais le contact était plus violent encore qu’il n’aurait cru. Il s’écroula sur une chaise. Merde. Tant d’années passées et sa phobie des voix était toujours là, intacte, à fleur de nerfs…
Tout son corps vomissait le chant. Il ne pouvait plus entendre des chœurs d’enfants. Il ne pouvait les supporter, sans savoir pourquoi. Il pressa ses mains sur ses oreilles quand une voix s’éleva, toute proche :
— Qu’avez-vous, mon fils ? Je suis le père Michel.
Un prêtre se tenait devant lui, les yeux mi-clos, à la manière d’un chat près de s’assoupir. Le flic eut envie de lui défoncer le portrait mais, dans le même temps, le silence s’imposa dans la nef. Les voix s’étaient tues. Le calme revint dans ses veines.
— Nous préparons la messe de minuit, reprit le prêtre à voix basse, d’un ton onctueux. Nous…
Le religieux s’arrêta. Volokine venait de se lever et lui braquait sous le nez sa carte tricolore. La stupeur du prêtre lui redonna du baume au cœur. Il était heureux de lui prouver qu’il n’était pas un clodo de plus et qu’il n’en avait rien à foutre de sa compassion. Il était un flic, nom de Dieu. Un mec capable de lui pourrir sa journée…
Volo expliqua brutalement qu’il enquêtait sur le meurtre de Wilhelm Goetz et qu’il souhaitait interroger Sylvain François.
— Vos soupçons se portent sur… Sylvain ?
— Je dois l’interroger, c’est tout.
Le prêtre était tout pâle. Volokine fut magnanime :
— C’est la procédure. Nous devons interroger les personnes dans l’entourage de Wilhelm Goetz qui ont un casier judiciaire.
— Sylvain n’a pas de casier.
— Parce qu’il est mineur. (Volo retrouvait son assurance.) Écoutez-moi, mon père. Je ne bosse pas à la Crim mais à la BPM. La Brigade de Protection des Mineurs. Ils m’ont envoyé ici parce que j’ai l’habitude d’interroger des gamins, et souvent des pas commodes. Alors, accordez-moi quelques minutes avec Sylvain et tout se passera bien.
— Je… Bon. Très bien. Mais un policier est déjà venu, avant-hier et…
— Je sais. Lionel Kasdan, on bosse ensemble.
Rassuré, l’homme tendit une longue main vers le fond de l’église. Dans le demi-jour, le Russe aperçut une file de mômes qui descendaient l’escalier de la tribune. Tout de suite, il repéra Sylvain François. Ou crut le repérer.
Roux, coiffé en brosse, il dépassait les autres d’une tête. Il paraissait avoir vécu plus d’années que les autres. Des années sourdes, vicieuses, qui comptaient double ou triple.
— Sylvain est celui qui…
— C’est bon, fit Volo au flanc. Je l’ai reconnu. Où peut-on se mettre pour parler un peu ?
Quelques minutes plus tard, Cédric Volokine était installé face au rouquin, dans un petit bureau qui ressemblait à une cabine de télégraphiste du début du XXe siècle. Une ampoule nue descendait bas, au-dessus de la table en bois. Dans un coin, des paperasses, des imprimés : des invitations à des messes, des incitations au recueillement, agrémentées de mauvaises photos et de lettrages ringards. Volokine eut une pensée pour la tristesse et l’isolement de la foi catholique puis se concentra. Il sortit son paquet de Craven et en proposa une au gamin.
Sylvain François, planqué au fond de sa méfiance, prit une cigarette comme un loup happe le morceau de viande qu’on lui tend. Ils se tenaient de part et d’autre de la petite table, leur profil à se toucher.
— Ça fait combien de temps que tu chantes dans cette chorale ?
— Deux ans.
— Ça craint, non ?
— Ça va.
Le gamin refusait toute complicité. Dans un coin de sa tête, Volo nota ce fait : Sylvain François devait chausser du 40. Il ne pouvait donc être l’un des assassins. Pourtant, le Russe sentait que quelque chose pouvait sortir de l’entrevue.
— Wilhelm Goetz n’est pas là aujourd’hui. Tu sais pourquoi ?
— Il a été assassiné. Ils parlent que de ça, les autres.
Le gamin tira une taffe géante sur sa cigarette. Volokine regarda mieux son client. Des pupilles noires, un teint blanc de rouquin, des traces d’acné qui lui donnaient un côté pas net. Sa coupe en brosse lui enveloppait la tête comme un étau. Un étau pour des pensées serrées.
Derrière ce visage, Volo voyait autre chose. Une géographie cérébrale bien spécifique. Il avait lu des livres sur les aires fonctionnelles du cerveau : les zones dédiées aux sens, au langage, à l’émotion… C’était l’éducation qui définissait ces régions. Leur place. Leur étendue dans le cerveau. Le Russe se souvenait de cette phrase d’un spécialiste : « Si l’enfant-loup, découvert au XIXe siècle dans l’Aveyron, avait pu subir les tests dans nos machines, on n’aurait sans doute discerné aucune des régions spécifiques à l’homme. En revanche, sa cartographie cérébrale aurait été proche de celle du loup, si c’est bien cet animal qui s’est chargé de son éducation. Des tests olfactifs auraient démontré un vaste territoire dans son cortex pour ce sens… »
Voilà ce qu’il lisait à travers le regard de Sylvain : un cerveau spécifique, différent de celui des autres enfants. Le cerveau d’un môme abandonné, qui avait poussé dans une jungle d’emmerdes. Parents au-dessous de tout, défonce et alcool au quotidien, châtaignes et gueulantes en guise d’affection. Oui, une géographie bien précise, avec de larges territoires dédiés à la méfiance, la peur, l’agressivité, l’intuition…
— Goetz, comment il était ?
— Un pauvre mec. Tout seul, tout vieux. Avec ses partoches.
— A ton avis, qui l’a tué ?
— Une vieille pédale, comme lui.
— Comment sais-tu qu’il était homosexuel ?
— J’ai le nez pour ce genre de trucs.
— Il ne t’a jamais approché ?
Nouvelle taffe. Longue. Lente. Imitation réussie du « gros dur » impassible.
— Toi, t’es vraiment un obsédé de la bite. Mais Goetz, c’était pas un pervers.
D’instinct, Volokine comprit qu’il n’obtiendrait rien en la jouant ami-ami, ni en cherchant des trésors de psychologie. Il décida de lui tenir le langage qu’il aurait voulu qu’on lui tienne, à lui, au même âge.
— OK, ma couille, dit-il. Tu sais ce que je cherche, alors on va la jouer franco. Cinquante euros pour toi si t’as un scoop. Mon poing dans la gueule si tu me sors un truc bidon.
Sylvain François sourit. Il lui manquait une dent, à droite. Ce trou noir dans ce visage de pré-adolescent avait quelque chose de terrifiant. Une lucarne, un soupirail, ouvert sur son cerveau primitif.
— T’aurais pas de quoi fumer, plutôt ?
Volokine plaça sur la table une barrette de shit de dix centimètres, enveloppée de papier d’argent. Sous l’ampoule nue, elle brillait comme un mystérieux petit lingot.
— Réserve personnelle. L’info, ducon. Et tu fumeras à ma santé. Sylvain François écrasa sa cigarette sous le bureau puis commença :
— Goetz, il m’aimait bien. Y disait que j’avais des dons pour le chant. Des fois même, y me faisait des confidences. Un jour, on était dans la sacristie. Il a fermé la porte à double tour. J’me suis dit : c’est tout l’un ou tout l’autre. Un coup dans la gueule ou un coup dans le cul. Mais il voulait juste me parler.
— Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?
— Les conneries habituelles. Que j’avais des super-qualités de voix, que je pouvais aller loin…
— C’est tout ?
— File-moi une autre clope.
Une Craven, du feu. Il espérait que le petit con ne le menait pas en bateau.
— Comme il voyait que j’en avais rien à branler, il s’est mis à me menacer. Des punitions à la con. Le pire qui pouvait m’arriver, selon lui, c’était d’être viré de la chorale. Je me suis marré.
— Alors ?
— Il a changé de ton. Il m’a dit que si ça continuait, l’Ogre allait s’en mêler.
— L’Ogre ?
— Ouais. Il a répété ça plusieurs fois. En fait, il l’a dit en espagnol : « El Ogro. »
— Qu’est-ce que ça signifiait ?
— Je sais pas. Mais il déconnait pas, j’te jure. Il s’est mis à parler d’un Ogre qui nous surveillait et qui pouvait nous punir d’une manière atroce…
Sylvain regarda l’extrémité incandescente en gloussant doucement :
— El Ogro, putain le con…
— Ton histoire, elle vaut pas un clou.
— Parce que j’ai pas fini.
— Alors, continue.
Sylvain souffla quelques ronds parfaits. Un autre numéro réussi.
— Goetz, il a continué à déconner comme ça sur El Ogro. Une espèce de géant sans pitié qui nous écoutait chanter. Qui pouvait se mettre en colère. Il commençait à me gonfler avec ces histoires débiles. Et pis tout à coup, j’ai senti un truc. Goetz, il y croyait vraiment…
— Comment ça ?
— C’est lui qu’avait peur. Il avait les jetons. Comme si tout ça, c’était vrai.
— Comment ça s’est fini, votre petite conversation ?
— On est retournés dans l’église et on a repris la répète. Goetz, il a alors posé sa main sur mon épaule, et là, j’ai su que j’avais raison. Cette main, c’était pour lui-même. Il avait l’impression de m’avoir lâché un truc terrible. Un truc que j’avais pas compris et finalement, c’était mieux comme ça. Son secret, c’était trop lourd, trop grave pour un môme, tu piges ?
Volokine réfléchit. Il ne s’attendait pas à ça. Pas du tout. El Ogro : qu’est-ce que cela pouvait signifier ? La menace que redoutait Goetz ? La menace qui l’avait tué de douleur ? Son imagination partit en vrille. El Ogro. Peut-être était-ce lui qui avait enlevé Tanguy Viesel, puis Hugo Monestier… Un monstre qui était attiré par les voix pures et innocentes, pour une raison qu’il ne pouvait encore discerner. Pour la première fois, il sentit son intuition se fissurer. Peut-être avait-il tout faux, depuis le départ, avec ses histoires de pédophilie et de vengeance.
— Cette histoire, c’était quand ?
— Y a pas longtemps. Trois semaines.
Il poussa la barrette argentée vers le rouquin :
— De l’afghane. Le top sur le marché.
Le gamin tendit le bras. Volo referma sa main dessus.
— Attention. Si jamais tu touches à l’héro ou au crack, je le saurai. Je connais tous les dealers de Paris. Je vais leur donner ton nom et ton signalement. Si j’apprends quoi que ce soit, je te jure que je reviendrai te péter la gueule. A partir d’aujourd’hui, je t’ai à l’œil, mon salaud.
Sylvain François cilla. La crainte apparut dans ses yeux. Volokine lui sourit. Il savait pourquoi le môme avait peur. Le gosse de la Ddass avait vu passer dans les pupilles du flic, comme dans un miroir, la même géographie cérébrale que la sienne. Des aires internes, entièrement dévouées à l’instinct, la peur, la violence. Un cerveau primitif, un « tout-au-ventre » qui aboutissait à une brutalité précise, efficace, sans rémission. La géographie cérébrale de l’enfant-loup.
Kasdan attendait devant Notre-Dame-de-Lorette depuis une demi-heure. Il s’était garé à la diable, dans la rue circulaire de l’église, à cheval sur le trottoir, ajoutant encore au bordel du quartier. Il avait laissé un premier message, prévenant le Russe qu’il venait le chercher. Pas de réponse. Un deuxième message pour lui dire qu’il était devant l’église. Pas de réponse non plus.
Il allait tenter un nouvel appel quand Volokine déboula. Avec son treillis et sa gibecière, il ressemblait à un militant d’une cause altermondialiste, des tracts plein le sac, prêt à mobiliser des troupes sous le frontispice des églises.
Le chien fou descendit les marches quatre à quatre. Quand il fut installé à la place passager, Kasdan fulmina :
— Jamais t’écoutes ton portable ?
— Désolé, Papy. Grande conférence. Je viens seulement de consulter ma messagerie.
— Du nouveau ?
— Ouais, mais pas ce que j’attendais.
— Quel genre ?
— Sylvain François n’est pas notre coupable. D’ailleurs, il chausse du 40 ou du 42.
— Alors quoi ?
Volokine résuma. La peur de Goetz. El Ogro. Cette idée d’un monstre qui enlèverait les enfants pour leur voix. Kasdan ne comprenait pas l’intérêt de ces nouvelles informations.
— Que des conneries, quoi.
Volokine sortit son nécessaire à joints. Kasdan grogna :
— Tu peux pas t’arrêter un peu, non ?
— C’est bon pour ce que j’ai. Roulez. Y a des keufs partout, ici. Kasdan démarra. Conduire le détendait et il en avait besoin.
— Et vous ? demanda Volokine les yeux baissés sur ses feuilles.
— Je suis tombé sur les deux seuls prêtres criminologues au monde.
— Ça donne quoi ?
— Des théories bidon, mais contagieuses.
— Comme ?
Kasdan ne répondit pas. Il remonta la rue de Châteaudun jusqu’à la station de métro Cadet puis tourna à droite, dans la rue Saulnier. Il avait un objectif. Il prit à contresens la rue de Provence sur plusieurs centaines de mètres, faisant comme s’il possédait un gyrophare et une carte de flic valable. Enfin, il tomba dans la rue du Faubourg-Montmartre, bourrée de passants, et stoppa devant les Folies-Bergère.
— Pourquoi ici ? demanda Volo, en lissant son joint qui avait la perfection d’un sceptre d’Egypte.
— La foule. Pas de meilleure planque.
Le Russe acquiesça en allumant sa mèche de papier. Les volutes parfumées se répandirent dans l’habitacle. En réalité, Kasdan se livrait ici à un pèlerinage personnel. A la fin des années 60, il avait été amoureux d’une danseuse des Folies-Bergère. Ce souvenir ne l’avait jamais lâché. Les attentes, en uniforme, dans sa bagnole pie. La femme bondissant sur le siège passager, après le spectacle, les seins saupoudrés de paillettes. Et ses tergiversations. Elle était mariée. Elle n’aimait ni les flics ni les mecs fauchés…
Kasdan souriait en silence. Il voguait tranquille sur ses souvenirs. Il était à un âge où chaque quartier de Paris est le lieu d’un mémorial.
— Putain, ricana Volo. C’est moi qui fume et c’est vous qui planez.
L’Arménien se secoua de ses rêveries. Dans la voiture, les bouffées avaient dressé un épais brouillard. On n’y voyait plus à cinq centimètres.
— Tu peux ouvrir ta fenêtre ?
— Pas de problème, fit le Russe en s’exécutant. Alors, ces théories ?
Kasdan monta la voix pour couvrir le bruit de la foule qui s’engouffrait à l’intérieur :
— Les deux prêtres ont mis le doigt sur un fait particulier. Un truc qui devient évident.
— Quel fait ?
— L’absence de mobile. Il n’y avait aucune raison d’éliminer Goetz. Je t’ai suivi sur tes histoires de pédophilie mais on n’a pas trouvé la queue d’un indice.
— Et la piste politique ?
— Des suppositions, rien de plus. En admettant que d’anciens généraux éliminent des témoins gênants, ce qui en soi est déjà limite, il n’y a aucune raison pour qu’ils suivent un modus operandi aussi compliqué. Les mutilations, l’inscription, tout ça.
— Donc ?
— Les curés m’ont parlé d’un tueur en série. Qui agirait sans autre mobile que la jouissance du meurtre.
Volokine cala ses talons sur le tableau de bord :
— Kasdan, on sait qu’ils sont plusieurs. On sait que ce sont des mômes.
— Tu sais ce qu’a dit Freud ? « Nous sommes tous fascinés par les petits enfants et les grands criminels. » Nos « petits enfants » sont peut-être aussi de « grands criminels ». Tout cela, à la fois.
— Hier encore, vous n’admettiez même pas l’idée de violence chez un gosse.
— La faculté d’adaptation. Essentielle pour un flic. Les deux prêtres m’ont mis la puce à l’oreille. Les crimes suivent un rituel. Un rituel qui évolue. Les tympans et la douleur pour Goetz. La même chose pour Naseer, avec quelques atrocités supplémentaires. Le sourire tunisien. La langue coupée. L’inscription sanglante. Le ou les tueurs nous parlent. Leur message évolue.
Volokine cracha une longue langue de fumée vers le dehors, façon lézard :
— Développez.
— Dans une des quatre chorales que Goetz dirigeait, il y a deux ou trois mômes, apparemment semblables aux autres, mais en réalité différents. Des bombes à retardement. Un signal va provoquer leur crise meurtrière. Quelque chose chez Goetz va transformer ces enfants en tueurs. Ce « quelque chose » est très important parce que ça nous force à considérer Goetz à nouveau, à le détailler encore, jusqu’à trouver chez lui ce qui a pu provoquer ce passage à l’acte. Le Chilien abrite, dans sa personnalité, son métier, son comportement, un signe, un détail qui a suscité la pulsion criminelle des enfants. Quand nous aurons trouvé ce signe, nous serons tout près de ceux que nous cherchons.
— Et Naseer ?
— Peut-être qu’il porte le même signe. Ou que le complot criminel englobait le Mauricien, pour une raison qu’on ignore. Ou bien encore Naseer a été tué parce qu’il avait vu quelque chose. Mais maintenant, les tueurs suivent leur voie. La machine est lancée.
— Ce signal, ça pourrait être une faute, un acte coupable, non ? Dans ce cas, on reviendrait à ma première théorie : la vengeance.
— Sauf qu’en deux jours, on a pas trouvé de preuve d’une faute chez Goetz.
— D’accord. Vous avez une autre idée ?
— Je pense à la musique.
— La musique ?
— Quand Goetz a été tué, il était en train de jouer de l’orgue. Peut-être qu’une mélodie particulière a provoqué la crise chez les enfants.
— Vous êtes sûr que vous n’avez rien pris, aujourd’hui ? Kasdan se tourna vers son partenaire. Sa voix se renforçait. Il ouvrit ses mains :
— Il est 16 h. Les mômes jouent dans la cour, derrière la cathédrale Saint-Jean-Baptiste. Tout à coup, les notes de l’orgue résonnent, discrètement. Dans le brouhaha, nos enfants entendent la mélodie. Ils sont attirés, aspirés par ce fragment. Ils plongent sous la voûte qui mène à l’intérieur de l’église… Ils poussent la porte entrebâillée… Ils pénètrent dans la nef et montent les marches de la tribune… La musique les hypnotise, les fascine…
— On reviendrait donc à des membres de la chorale de Saint-Jean-Baptiste ?
— Je ne sais pas.
— Et cette mélodie : vous pensez à un morceau spécifique ?
— Le Miserere de Gregorio Allegri.
— C’est une œuvre vocale.
— On doit pouvoir l’interpréter à l’orgue.
— Pourquoi Goetz aurait-il joué ça, justement ce jour-là ?
— Je n’ai pas d’explication. Mais je suis sûr que le Miserere joue un rôle dans l’affaire. Laisse-moi continuer. La ligne mélodique résonne. Les fameuses notes très hautes. Tu connais sans doute…
— C’est le do le plus aigu de toute la musique écrite. Il ne peut être chanté que par un enfant ou un castrat.
— OK. Ces notes rentrent dans la tête des enfants. Elles leur rappellent quelque chose. Elles transforment leur personnalité. Ils doivent stopper cette mélodie. Détruire celui qui joue. Oui. Je suis sûr que la musique est une clé dans cette histoire.
Le Russe reprit une taffe de son cône :
— Eh bien, mon vieux… Touchez jamais à la drogue, ça pourrait être dangereux…
Kasdan poursuivit son raisonnement :
— Ce premier crime a été un coup d’envoi. Pour le suivant et peut-être ceux à venir. Pour moi, le meurtre de Naseer révèle la nature profonde des tueurs. Les mutilations. L’inscription. Il y a un rite. Il y a peut-être une vengeance. Il y a surtout assouvissement d’un désir. C’est un crime sadique. Les assassins ont pris du plaisir à le commettre. Ils ont pris leur temps pour agir. Ils se sont repus de sang et de chair meurtrie. Quand ils ont terminé leur sacrifice, ils se sont sentis comblés et heureux. Alors, ils ont écrit à Dieu… Ils…
La sonnerie de son portable l’interrompit. D’un geste, il répondit :
— Ouais ?
— Vernoux. Où vous êtes, là ?
— Faubourg Montmartre.
— Rejoignez-moi à l’église Saint-Augustin, dans le huitième. Magnez-vous.
— Pourquoi ?
— On en a un autre.
— Quoi ?
— Un autre meurtre, putain ! Tout le monde est là.
Ils s’avancèrent dans la nef après avoir montré leur insigne. Grand espace d’ombre, plus noir, plus froid encore que le jour maussade du dehors. La clarté parcimonieuse des vitraux tentait une percée. En vain. Les rais de lumière ne prenaient pas. Ne parvenaient pas à se diluer dans l’obscurité de pierre. Cet échec semblait stigmatisé par l’odeur de l’encens. Parfum fermé lui aussi, crispé, amer, qui se recroquevillait sur les ténèbres. Au-delà des bénitiers, des policiers en uniforme tendaient des cordons de non-franchissement. Les deux partenaires brandirent leur carte encore une fois et empruntèrent l’allée centrale.
En tant qu’ancien « enfant de chœur intérimaire », Volokine connaissait pas mal d’églises à Paris mais il n’était jamais venu à Saint-Augustin. Elle était immense. Déjà, dehors, il avait été étonné par son dôme et ses croix, qui lui donnaient un air byzantin. Maintenant, il était frappé par le sentiment d’oppression qui y régnait. Des ondes négatives, un sillage funeste planaient ici.
Au bout de l’allée, les gars de l’Identité judiciaire installaient leurs projecteurs. De loin, l’aura de lumière prenait une connotation de fête. Un scintillement inhabituel qui promettait de l’extraordinaire, comme lorsqu’on croise un tournage de film dans la rue. En vérité, Volokine devinait qu’il y avait un gars là-bas, près de l’autel, qui n’était pas à la fête…
Ils marchaient toujours. Volokine lançait des coups d’œil furtifs. L’église était construite en lave ou en lignite. Elle semblait sortir du fond des âges. Ou du fond des âmes. Née d’une idée sombre, d’un repli obscur du cerveau.
Maintenant que ses yeux s’habituaient à l’obscurité, il repérait des chapelles, à gauche et à droite, plus noires encore, surplombées par des vitraux blancs et gris. A eux seuls, ces vitraux glaçaient le sang. Ils avaient la couleur argentée de certains pansements dentaires. Volokine éprouvait cette froideur au fond de ses mâchoires. Il scruta les personnages contournés de plomb qui se dessinaient dans les fenêtres et songea à des anges froids, sans pitié, dont la logique n’avait rien à voir avec celle des humains.
Pas de tableaux, ou tellement enfoncés dans l’ombre qu’on ne les distinguait pas. Des sculptures, droites, hiératiques, aussi raides que les colonnes qui soutenaient la voûte. Tout l’espace était plaqué de structures métalliques, façon tour Eiffel, qui révélaient la véritable époque de construction de l’église : fin XIXe, début XXe. Les lustres avaient également un côté Belle Epoque. Des boules réunies en grappes, dont les pieds courbes évoquaient les lampadaires fonctionnant jadis au gaz.
— Putain. C’est la merde.
Un colosse venait à leur rencontre. Il avait des sourcils charbonneux et portait un Bombers couleur vert luisant. Volokine devina : Éric Vernoux, le chef de groupe de l’enquête.
L’autre le repéra en retour. Il demanda à Kasdan :
— Qui c’est ?
— Cédric Volokine. BPM. (L’Arménien se tourna vers le Russe.) Éric Vernoux, Ie DPJ.
Volokine tendit la main. L’autre ne daigna pas la saisir. Il murmura à Kasdan :
— Si c’est encore une de vos combines…
— J’ai besoin de lui, assura Kasdan. Fais-moi confiance.
Volokine lança son regard jusqu’au bout de l’allée. Les cosmonautes de l’Identité judiciaire s’agitaient sur les marches qui menaient à l’autel. Les flashes claquaient, en rajoutant encore dans la blancheur. Au-dessus, un baldaquin trônait. Une sorte de catafalque d’au moins dix mètres de haut, fermé par un rideau couleur de cuivre bruni, frappé de motifs brillants. Cette seule teinte rappelait une activité industrielle, une énergie sombre, qui avait à voir avec les structures en zinc et en plomb de l’église. Ce mort avait vraiment choisi son lieu…
— Suivez-moi, ordonna Vernoux.
Il écarta les flics en uniforme. Dans la flaque blanche, au pied de l’autel, juste devant la première rangée de chaises, un homme nu était étendu, le buste posé sur les marches montant vers l’estrade. Ses jambes étaient serrées, un bras baissé, un bras levé. « Une position de martyr », pensa le Russe.
Le corps brillait sous les projecteurs. Sa crudité était indécente et, en même temps, cette peau obscène, exhibée, avait un caractère irréel. La chair semblait se nourrir de lumière et se dématérialiser à son contact. Volokine songea à une sculpture de marbre blanc, luminescente, genre la Pietà de Michel-Ange. Une sculpture qui n’avait rien à faire dans cette église de lave et de plomb.
— Vous savez qui c’est ? demanda Kasdan.
— Un des prêtres de la paroisse. Le père Olivier. On a trouvé ses vêtements un peu plus loin. Il a été déshabillé et mutilé post mortem.
Pas besoin d’être légiste pour repérer les blessures. Les deux orbites pleuraient des larmes de sang. Sa bouche, pâteuse d’hémoglobine, exhibait une plaie béante, s’étirant des commissures des lèvres jusqu’aux oreilles. La victime tenait ses deux poings serrés. Si on suivait la logique du tueur, il était facile de deviner ce que ses doigts cachaient. Dans la main droite, la langue. Dans la main gauche, les yeux. Ou inversement.
— Il a dû être tué dans l’après-midi, commenta Vernoux. On n’a pas le moindre témoin. Faut le faire. Un tel carnage dans une église, et personne n’a rien vu. Apparemment, y a jamais personne ici dans la journée.
Volokine et Kasdan s’avancèrent vers le corps. Vernoux tendit son bras :
— Stop. Vous allez marcher sur le principal.
Les deux flics se figèrent. A leurs pieds, sur le parquet noir, une inscription se déployait en reliefs croûtes de sang : CONTRE TOI, ET TOI SEUL, J’AI PÉCHÉ, CE QUI EST MAL À TES YEUX, JE L’AI FAIT.
La phrase, en arc-de-cercle, était tournée vers la nef, à l’attention des fidèles qui arriveraient plus tard. Volokine réprima un frisson. C’était la même écriture que chez Naseer. Ronde. Régulière. Naïve. Une écriture d’enfant.
— C’est une série…, marmonnait Vernoux à l’arrière. Une putain de série…
Kasdan se retourna et lui demanda :
— Où tu en es ?
— Nulle part. Mais il y a pire.
Volokine s’approcha. Il voulait entendre ce qui pouvait être « pire ».
— J’ai reçu des appels, murmura Vernoux. Des pressions.
— Qui ?
— La DST. Les RG. Ils disent que cette affaire les concerne. Ils ont déjà fait une perquise chez Goetz.
Kasdan lança un regard d’intelligence à Volokine : les micros.
— Ils vont me retirer l’enquête, poursuivit Vernoux d’un ton de rage froide. Et putain, je sais même pas pourquoi. En tout cas, j’avais raison depuis le départ : y a quelque chose de politique là-dessous.
— Ça ressemble plutôt à des meurtres rituels, non ? Vernoux lança un coup d’œil à Volokine qui venait de parler.
Il se passa la main sur le visage et s’adressa à Kasdan :
— C’est ça qu’est dingue. C’est un tueur en série et, en même temps, c’est politique. J’en suis sûr !
— Qu’est-ce qu’on sait sur le prêtre ? reprit l’Arménien.
— Rien, pour l’instant. On commence tout juste l’enquête de proximité.
Volokine repéra un petit homme aux cheveux gris et à la peau de bronze, roulé comme un cigare dans son imper. Il tenait un cartable sous son bras. Une espèce de lieutenant Colombo qui avait l’air parfaitement à l’aise dans cette boucherie. Le légiste, à tous les coups.
Kasdan abandonna Vernoux pour aller lui parler. Volokine resta seul. Il revint au décor. Ce site avait son importance. Un lieu de purification, de pardon. Ce meurtre coïncidait avec une nouvelle rédemption.
Tout naturellement, son regard se leva et se posa sur la grande croix de cuivre rouge qui trônait au milieu de l’autel. Elle lançait des éclats de miel dans la lumière. Toute la scène était un tableau. Le corps nu répondait à cette croix en une composition verticale, le tout rappelant les toiles tourmentées du Greco.
Volokine rejoignit Kasdan qui parlait avec Colombo. Il arriva pour entendre le toubib dire :
— La même chanson que les deux autres fois.
— Il a été tué par les tympans ?
— Je pense, oui.
Le médecin parlait avec un accent espagnol, un genre de roucoulade d’opérette, plutôt marrante, mais Kasdan ne souriait pas.
— Et les mutilations ?
— Le tueur n’a pas coupé la langue, comme pour l’Indien. Il a arraché les yeux. Toujours post mortem. Comme tu l’as sans doute deviné, les deux organes sont dans l’une et l’autre main. Il faut ajouter aussi le « sourire tunisien », qui m’a l’air d’être seulement là pour l’ambiance.
— L’ambiance ?
— Pour ajouter à la terreur de l’ensemble, ouais. Plutôt réussi, non ?
Volokine lança un regard vers la victime et se força à scruter la plaie atroce du visage. Ce rire noir, ouvert d’une oreille à l’autre. Il n’avait pas osé en parler à Kasdan — trop fou pour lui — mais il sentait aussi derrière cette mutilation quelque chose d’enfantin, de clownesque, dans une version d’épouvante.
— Sur les mutilations, reprit Kasdan, qu’est-ce que tu peux me dire ? C’est le boulot d’un pro ?
— Pas du tout. Du brutal. Du sauvage. Et du vite fait. Le meurtrier ne cherche pas à faire dans la dentelle. Il veut simplement arracher ce qui a un lien avec la citation sanglante. « Ce qui est mal à tes yeux, je l’ai fait. »
— C’est tout ?
— Non. J’ai une bonne nouvelle pour toi. A priori, l’opération de « métallisation » a donné quelque chose pour la victime précédente.
— Dans les oreilles ?
— Non. Dans la bouche. L’ablation de la langue a produit des particules. Du métal. Actuellement en analyse. J’aurai les résultats ce soir. Au plus tard demain matin.
— Super. Tu me fais signe ?
— Bien sûr, mon canard. Mais il faudra que tu reviennes me nourrir le soir…
Kasdan afficha enfin un sourire :
— Tu y prends goût, mon salaud ! T’en fais pas, je reviendrai avec mes crêpes. Appelle-moi dès que t’as fini l’autopsie.
L’Arménien se dirigea vers les techniciens de l’Identité judiciaire, à droite de l’autel. Le Russe lui emboîta le pas. Kasdan se mouvait ici comme un requin dans les eaux profondes de l’océan. Il s’adressa à l’un des techniciens de l’IJ. Le gars avait abaissé sa capuche et affichait une longue tête en pain de sel.
Quand Volo parvint à leur hauteur, il disait :
— On pourrait penser à des échantillons du parquet mais ce n’est pas le cas. Pour moi, c’est la même essence que la première fois.
— Et sur la scène de crime de l’Indien, boulevard Malesherbes, tu en as trouvé aussi ?
— Dans le couloir, ouais.
— Le même bois ?
— Je te dirai ça dans quelques heures.
Le technicien tenait sa paume ouverte. Il portait des gants de latex. On discernait, au fond des plis verdâtres, des esquilles de bois brun. Il ajouta :
— Je crois qu’une sacrée surprise nous attend de ce côté-là.
— Pourquoi ?
— Je t’appelle.
Le cosmonaute rejoignit ses collègues, qui s’agitaient sous les flashes. À chaque giclée de lumière, ces spectres blancs semblaient passer du positif au négatif. Devenir tout noirs, pour aussitôt réintégrer leur clarté. Dans ce lieu sacré, leur métamorphose furtive prenait une résonance miraculeuse. Des éclairs de sainteté qui voltigeaient au fond d’un lieu de ténèbres.
— Viens. On se casse.
En bon toutou, Volokine suivit son maître. A l’intérieur de lui-même, le Russe souriait. Parce que lui, et lui seul, possédait la seule information valable sur cette scène de crime.
Ils franchirent le portail, rehaussé de médaillons de lave. Sur le parvis, la foule grandissante était contenue par les plantons. Dans leurs rangs, pointaient des caméras aux logos familiers. TF 1, I-TÉLÉ, LCI, FRANCE 2… Des gars portaient aussi en bandoulière des magnétophones aux couleurs de radios majeures : RTL, EUROPE 1, NRJ.
La meute était donc sur le coup. Enfin. Les journalistes tentaient de franchir le cordon de sécurité, appelant à la « liberté de la presse » et au « droit de savoir ».
Volokine se sentait étrangement léger, furtif, sans entrave.
La grande parade des médias commençait.
Mais personne ne savait encore que les vrais enquêteurs de cette affaire étaient deux tricards anonymes.
— Au cas où vous l’auriez pas deviné, l’inscription provient aussi du psaume 51. Du Miserere.
Kasdan ne répondit pas. Il se fit seulement la réflexion qu’il n’avait même pas pris la peine, la veille, de lire le texte complet de ce psaume. Bon Dieu, il vieillissait. Il vieillissait et ils en étaient au point zéro.
— Ce texte est au centre de tout.
— Sans blague ? fit l’Arménien avec mauvaise humeur.
Il but une gorgée de café. Dégueulasse. Pour faire le point, ils s’étaient choisi un café-brasserie de la rue La Boétie. Les appliques lumineuses lui rappelaient les globes de Saint-Augustin. Il régnait ici le même relent de cabaret bizarre, sauf que ce troquet était en pleine lumière. Un éclat renforcé par la nuit orageuse qui régnait dehors.
Volokine se pencha vers lui. Il faisait tourner sa canette de Coca Zéro entre ses deux paumes. Kasdan commençait à s’habituer à ses sautes d’humeur. Le gamin faisait de l’auto-allumage. Sans doute un effet du manque. A moins qu’il ne prenne quelque chose en douce…
— Je peux vous parler un peu du psaume ?
— Pas de problème. Tu m’as l’air en forme.
— La plupart des prières du Livre des Louanges sont censées avoir été écrites par le roi David en personne. David, le Roi-Prophète. Le Roi-Poète…
— Et alors ?
— Alors, David est la figure incarnée de la faute et du pardon.
— Pourquoi ?
— Un peu d’histoire biblique vous fera pas de mal. Un jour, David aperçoit une femme qui se baigne. C’est la femme d’Urie le Hittite. Il la désire. Il la courtise. Seul problème : elle a un mari. Vous voyez qu’on n’a rien inventé depuis 3 000 ans. Mais David est un roi, un être de puissance. Il convoque Joab, le chef de ses armées, et lui ordonne : « Place Urie en première ligne, au plus fort de la bataille, puis recule derrière lui : qu’il soit frappé et qu’il meure… » Le péché de David est donc double : adultère et meurtre. D’ailleurs, son destin était écrit.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est rouquin. David est le roi rouge. Celui qui a du sang sur les mains. Sur la peau. Il est marqué à la naissance.
— Comment l’histoire se finit ?
— David implore Son pardon au Seigneur et obtient sa libération. Il sera de nouveau « blanc comme la neige », dit le Miserere.
— Merci pour la leçon. Où veux-tu en venir ?
— Toujours au même truc. Ces extraits du Miserere englobent à la fois la faute et le pardon. Les tueurs sacrifient ces pécheurs pour les châtier. Mais aussi pour les sauver. C’est pour cette raison que, symboliquement, ils les mutilent.
— Depuis le départ, on n’a pas le début d’une preuve que nos victimes soient coupables.
Volokine s’envoya une rasade de Coca Zéro. Sa voix pétilla de la gorgée glacée :
— Pour les deux premières victimes, je suis d’accord. Mais pour le mort d’aujourd’hui, c’est différent. Je connais la faute du père Olivier.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Dans le civil, le mec s’appelle Alain Manoury. Je l’ai tout de suite remis. Bien connu de nos services, comme on dit. A la BPM, je veux dire.
— Pour quel motif ?
— Pédophilie. Exhibition, attouchement, agression et tout le reste. Mis en examen en 2000 et 2003. Manoury était preste à sortir quéquette. Mais il y a eu des magouilles internes. Sous l’influence de l’archevêché, les parents ont retiré leurs plaintes.
Manoury n’a même pas perdu son poste. La preuve : sa présence à Saint-Augustin aujourd’hui. Une chose est sûre : le père Olivier est bien un pécheur.
Kasdan était bluffé. Le Russe avait décidément plus d’un tour dans son sac.
— Le châtiment, enchaîna Volokine. C’est la clé des meurtres. Un châtiment qui fusionne avec les paroles de la prière. La première inscription était : « Délivre-moi du sang, Dieu de mon Salut, et ma langue proclamera Ta justice. » Le tueur a coupé la langue de Naseer. La deuxième était : « Contre toi, et toi seul, j’ai péché, ce qui est mal à tes yeux, je l’ai fait. » Le tueur prélève les yeux du prêtre. Ces mutilations sont des actes sacrificiels. Ils donnent corps aux paroles du Miserere. Ils incarnent la prière. Pour renforcer le pouvoir de pardon des mots…
Kasdan se sentait épuisé. Il fit signe au garçon de café. Il voulait payer. Se casser. Ne plus entendre toutes ces conneries. Mais Volokine reprit — un vrai moulin à paroles :
— Je vais vous dire ce qui cloche dans cette affaire. On nage parce que tout est vrai. En même temps. Les éléments s’accumulent. Rien ne se dément jamais. Impossible d’écarter une piste.
Kasdan tendit un billet au serveur. Volokine était lancé :
— Vous croyez à la piste politique ? Vous avez raison. Goetz est mort parce qu’il possédait des informations sur ses bourreaux chiliens. Première vérité. Il était sur écoute parce que son témoignage concerne aussi le gouvernement français. Deuxième vérité. Par ailleurs, Goetz n’était pas clair. Même s’il n’était pas pédophile, il a commis une faute qui concerne des enfants, j’en suis sûr. Troisième vérité. Donc, les auteurs de ces meurtres, des enfants, vengent ces actes coupables. Quatrième vérité. D’autre part, vous pensez à un tueur en série. D’une manière ou d’une autre, vous avez raison. Les enfants de cette histoire sont détraqués. En proie à une vraie folie. Vous imaginez que le signal de leur pulsion criminelle est la musique ? Là encore, je suis sûr que vous voyez juste. Plus largement, je suis certain que ces meurtres sont liés à la voix humaine. A la voix des enfants. Enfin, derrière tout ça, il y a quelque chose d’autre. Une menace. Celui que Goetz appelait « El Ogro ». Voilà notre problème, Kasdan : tout est vrai. On ne doit pas procéder, comme d’habitude, par élimination mais plutôt par accumulation. On doit trouver une vérité qui fera cohabiter tous ces faits.
L’Arménien restait muet. Il se leva et attrapa son téléphone portable, vérifiant machinalement ses messages. Il avait éteint son cellulaire en pénétrant dans l’église et avait oublié de le rallumer. Il venait de recevoir un appel de Puyferrat, de 1TJ.
D’une seule pression, il rappela le technicien.
— Viens me rejoindre, fit l’autre dès qu’il reconnut la voix.
— Où ?
— Au Jardin des Plantes. La serre botanique. Entre par la grille de la rue Buffon. Elle sera ouverte.
— Pourquoi ?
— Viens. Tu le regretteras pas.
Rue Buffon, 18 h. Kasdan se parqua à cheval sur le trottoir minuscule, le — long de la rue la plus droite de Paris. L’orage avait éclaté. La pluie tombait si dense, si dru, que les ténèbres disparaissaient derrière le voile liquide. Des rayures de nuit affleuraient à peine le lac argenté, sur lequel flottaient les réverbères comme des bouées luminescentes.
Ils coururent sous la flotte, ne voyant pas à trois mètres. Ils ouvrirent la grille du jardin. Coururent encore en direction du bâtiment de verre. La serre brillait dans la nuit à la manière d’un iceberg sur une mer noire. Avec difficulté — les gouttes tombaient avec la violence de coups de matraque —, ils trouvèrent l’entrée principale. Kasdan songeait aux animaux du Jardin des Plantes qui devaient se prendre la saucée avec résignation. Des loups. Des vautours. Des fauves.
On leur ouvrit. Puyferrats, visage étroit, cheveux noirs de Cheyenne. Kasdan, qui s’était enveloppé la tête dans son treillis, laissa retomber sa veste sur ses épaules. Il maugréa :
— T’as intérêt à m’expliquer ce bordel.
Le technicien de l’Identité judiciaire sourit. Il avait des lèvres fines, pincées, faites pour fumer la pipe.
— T’en fais pas, ma poule.
Il fronça les sourcils en découvrant Volokine. Cette fois, Kasdan fit les présentations :
— Cédric Volokine. BPM. Puyferrat. IJ.
Les deux hommes se serrèrent la main. Kasdan observait déjà l’empire qui les attendait sous la verrière. Une jungle foisonnante, crachant du vert et du blanc, en vapeur. Les troncs, énormes, étaient presque invisibles derrière le treillis des feuillages. On apercevait seulement leur écorce velue, leurs corps prisonniers des lianes. Un enchevêtrement indicible, étouffant, organique, qui respirait lentement sous la gigantesque cloche de verre.
Puyferrat prit un sentier dallé dans cette forêt artificielle. Les deux partenaires le suivirent. On n’entendait que le frôlement de leurs vestes contre les feuilles et le martèlement de la pluie sur le dôme. Kasdan ressentait une nouvelle immersion. Il y avait eu l’eau. Il y avait maintenant le corps de l’eau — les bras de feuilles, les torses d’écorce, les pieds de terre… Sans un mot, les enquêteurs marchaient, faisant l’impasse sur les aberrations de l’instant. L’heure de la visite. L’absence de tout personnel du musée.
Ils parvinrent dans une sorte de clairière, où les arbres et les plantes daignaient s’écarter. Une femme les attendait. Petite, épaules tombantes, elle était enveloppée dans un ciré dont les manches mangeaient ses mains. Visage long, pâle, cerné par des cheveux noirs qui formaient une capuche. Il y avait quelque chose chez elle d’oriental. Peut-être ses longs sourcils noirs. Ou les cernes sous ses yeux sombres, liquides, pleins de langueur.
— Je vous présente Avishân Khajameyi.
Kasdan lui serra la main — il ruisselait de l’averse et de l’humidité des plantes. Volokine fit un signe de tête, en retrait.
— Bonsoir. Vous êtes botaniste ?
— Pas du tout. Professeur d’araméen. Et aussi spécialiste en histoire biblique.
L’Arménien lança un regard à Puyferrat.
— Le botaniste du musée n’a pas pu nous rejoindre. Mais il m’a autorisé à venir ici pour te montrer ça.
Le technicien se tourna et désigna un arbre gris, dont les branches exhibaient des épines inextricables — un foisonnement meurtrier qui rappelait celui des feuillages des autres essences de la serre, mais en version sèche et cruelle.
— L’acacia seyal. Et encore, une espèce particulière de la famille.
— C’est quoi ?
— Le bois dont on a retrouvé les particules sur le balcon de Saint-Jean-Baptiste et dans le couloir des chambres de bonne, chez Naseer. Pour être précis, ce que j’avais pris pour des esquilles étaient des épines. Il ne s’agit pas d’un bois ordinaire. Pas du tout. Quand j’ai eu les résultats du labo, j’ai appelé le Jardin des Plantes. C’est comme ça que j’ai appris que cet acacia ne pousse que dans les zones semi-arides d’Orient. Plus particulièrement dans le désert du Néguev et dans le Sinaï, en Israël.
— Ça ne pousse pas en Europe ?
— Que dalle. Cet acacia a besoin de chaleur, de soleil, et de souffle mystique…
— Pourquoi mystique ?
La femme reprit la parole :
— Cette essence est très présente dans la Bible. Mais surtout, il pourrait s’agir du bois dans lequel on a fabriqué la couronne d’épines du Christ. Les légionnaires auraient utilisé des branches de cet arbre pour « couronner » Jésus et se moquer de lui.
La professeur parlait avec un accent iranien aux inflexions indolentes, aux vertus hypnotiques. Kasdan songea au serpent Kaa, dans Le Livre de la jungle.
— En réalité, continua l’experte, on ne connaît pas le matériau exact de la couronne du Christ. Il y a plusieurs écoles. Certains hésitent entre le Paliurus Spina-Christi, le Sarcopoterium Spino-sum, le Zizyphus Spina-Christi, le Rhamnus catharticus. Et aussi l’Euphorbia Milii Splendens, surnommé justement « l’épine du Christ ». Mais pour ce dernier, il s’agit d’un contresens : on appelle ainsi cet arbre à cause de ses épines et de ses fleurs rouges qui figurent les taches de sang. En réalité, il n’était pas connu en Palestine à cette époque. Non, pour moi, c’est bien l’acacia seyal qui a été utilisé. En hébreu, on utilise toujours le pluriel « shittim », à cause des épines qui s’enchevêtrent…
Kasdan se tourna vers Puyferrat qui reprit la parole en souriant :
— OK. Je vais te parler un langage de flic. Il y a au moins deux vérités là-dedans. La première, c’est que cette essence n’a rien à foutre à Paris. Nous sommes dans le seul endroit de la capitale où on peut la trouver. La deuxième, mais je pense que tu l’as déjà captée, c’est sa valeur symbolique. Je ne sais pas ce que le tueur fout avec cette plante. S’il porte une couronne d’épines sur la tête ou des chaussures en acacia tressé, mais à l’évidence, il y a un lien avec le Christ. Silence.
Et toujours la pluie qui frappait, appelant l’eau au fond des corps…
— Un lien avec le Christ, répéta le technicien. Et le péché.
— Ce que veut dire votre collègue, enchaîna l’Iranienne, c’est que ce bois symbolise à la fois la souffrance du Christ et le rachat des péchés des hommes. Plus le Christ a souffert, physiquement, plus, symboliquement, il a absorbé les péchés des hommes.
L’esprit de Kasdan partait en vrille. Il entendait maintenant, très nettement, le tic-tic-tic qui avait résonné la veille dans son couloir. Une canne. Une baguette. Le tueur avait une canne, qu’il utilisait comme un aveugle, pour « tâter » le terrain. Et cette canne était taillée dans le bois de la Sainte-Couronne…
Une autre idée jaillit. Une verge. Une verge avec laquelle on se flagelle. L’Arménien se souvenait de ce détail : le Miserere est la prière que les derniers moines pratiquant la flagellation récitent quand ils se fouettent. Il ne parvenait pas à ordonner ces éléments mais tout cela appartenait au même ensemble. Le Miserere. La flagellation. Le bois du Christ. Le châtiment. Le pardon…
Puyferrat conclut :
— Je t’ai gardé le meilleur pour la fin. Avant de te faire signe, j’ai voulu pousser un peu plus loin l’étude de ces particules de bois. La palynologie, tu sais ce que c’est ?
— Non.
— La science de la dispersion des poussières organiques trouvées sur un objet — pollens, spores… Cette discipline permet de déterminer les régions dans lesquelles un objet a séjourné. On place un ruban adhésif sur l’échantillon puis on recueille les poussières qu’on soumet ensuite à un examen microscopique. Au Fort de Rosny, ils ont un service qui mène ce genre de recherches. Je leur ai donné mes échantillons, pour savoir, exactement, d’où ils proviennent. Ils ont un matos qui…
Kasdan le coupa avec irritation :
— Tu as les résultats, oui ou non ?
— Je viens de les recevoir. D’après les pollens et les spores découverts, le bois a réellement séjourné en Palestine. Peut-être même dans les environs de Jérusalem. Autrement dit, c’est vraiment le bois de la couronne du Christ. Dans sa version moderne, j’entends…
L’Arménien regarda Volokine, dont les yeux brillaient intensément. Le Russe paraissait possédé par ces nouvelles informations. Puyferrat acheva son exposé :
— On a trouvé aussi des pollens caractéristiques d’autres régions. Chili. Argentine. Et aussi des régions tempérées de l’Europe. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cet acacia a voyagé…
Un nouvel élément capital, dont Kasdan ne savait pas quoi faire. Il songeait à des hiéroglyphes. Une pierre de Rosette dont il ne possédait pas la clé. Pourtant, il se voyait bien en Champollion, déduisant la signification de tout ce bordel, grâce à un symbole, un seul, dont il comprendrait le rôle véritable…
— Merci pour la démonstration, fit-il en serrant la main de Puyferrat. Faut qu’on y aille.
— Je vous raccompagne. J’attends encore l’analyse des empreintes de chaussures.
— Je compte sur toi quand tu les auras.
Nouveaux feuillages. Nouveaux bruissements. Sur le seuil de verre, Puyferrat retint Kasdan par la manche et laissa s’éloigner Volokine :
— Il est en service ?
— En disponibilité. Puyferrat eut un sourire :
— Votre équipe, c’est vraiment l’armée du Zaïre.
Ils coururent jusqu’à la Volvo, la tête sous leur treillis. La pluie ne désemparait pas. Une fois installé dans la bagnole, le Russe proposa :
— Il y a un MacDo tout près, au début de la rue Buffon.
— Tu commences à me faire chier avec tes MacDos.
— Ho, ho, ho : je sens comme une pointe de mauvaise humeur…
— Y a pas de quoi peut-être ? On est dans la merde jusqu’au cou. Et plus on avance, plus on s’enfonce.
Volokine ne dit rien. Kasdan lui lança un regard — le chien fou, sous ses cheveux dégoulinants, lui souriait. Il se moquait de lui, mais avec tendresse.
— Si tu sais encore quelque chose, dis-le.
— Le coup du bois du Christ, c’est cohérent avec le reste, non ?
— Tu parles.
— La bonne femme avait raison. Ce bois, c’est le bois de la souffrance. Mais une souffrance qui rachète. Le Christ est venu « éponger » les fautes des hommes. Les prendre à son compte pour qu’elles soient pardonnées. C’est une transmutation : les péchés terrestres, Jésus les a pris dans ses mains… (Il mima le geste.) Puis il les a, pour ainsi dire, lancés vers le ciel. (Il ouvrit ses mains.) Ce bois rappelle ce geste. Nos tueurs sont purs. Ils souffrent pour les fautes de ceux qu’ils tuent. En retour, ils les font souffrir. Pour mieux sauver leur âme.
Derrière le volant de sa voiture, Kasdan consultait la messagerie de son portable.
— Voilà ce que je sens, Kasdan. Ce bois est pur comme la main qui tue. Goetz, Naseer, le père Olivier ont été à la fois châtiés et rachetés. Et les mains qui les ont frappés sont celles de véritables anges. Des êtres de pureté. Des…
— J’ai un message de Vernoux.
Kasdan brancha son cellulaire sur le haut-parleur de la voiture et composa le numéro :
— Allô ?
La voix de Vernoux retentit dans l’habitacle, brouillée par le fracas de la pluie.
— Kasdan. Je suis avec Volokine. Du nouveau ?
— C’est officiel : je suis viré. La Crim reprend l’enquête.
— Qui à la Crim ?
— Un chef de groupe nommé Marchelier.
— Je connais.
— Ce con pourra s’entendre avec la DST et leurs magouilles. Kasdan tenta la compassion :
— Je suis désolé.
— Je vous ai pas appelés pour les condoléances. J’ai un scoop. Mon attaché d’ambassade du Chili est rentré. Il s’appelle Simon Velasco. Je viens de lui parler. Il s’est bien marré quand je lui ai dit que nous enquêtions sur la mort d’un réfugié politique. Une victime de la dictature de Pinochet.
— Pourquoi ?
— Parce que, selon lui, Wilhelm Goetz n’a jamais subi la moindre torture durant le régime. Au contraire, il était de l’autre côté de la barrière.
— QUOI ?
— Comme je vous le dis. Goetz s’est réfugié en France parce qu’à la fin des années 80, le vent a tourné pour les bourreaux. Des procédures d’enquête ont commencé. Des plaintes des familles, provenant du Chili mais aussi d’autres pays. La piste politique, Kasdan, j’ai toujours su que la clé était là.
— Ton mec, où je peux le trouver ?
— Chez lui. Il vient de rentrer de voyage.
Vernoux dicta les coordonnées de Simon Velasco, à Rueil-Malmaison.
— Foncez, conclut-il. Vous avez quelques heures d’avance. Je n’ai rien dit à Marchelier.
— Pourquoi ce coup de pouce ?
— Je sais pas. La solidarité des tricards, sans doute. Bonne chance.
Kasdan laissa le silence s’imposer dans la voiture. Un silence fouetté, griffé, secoué par la pluie du dehors. Il comprenait maintenant une évidence. Depuis le départ, tout ce qu’il savait sur le passé de Goetz provenait de Goetz lui-même. Un tissu de mensonges qu’il n’avait jamais vérifiés. Bonjour le flair.
Au bout de quelques secondes, il demanda :
— Je parle ou tu parles ?
— Allez-y. J’ai usé toute ma salive sur la couronne du Christ.
— On tient deux vérités. La première, c’est qu’on a enfin la faute de Goetz. S’il était un tortionnaire au Chili, ça fait de lui un sacré coupable. La deuxième, c’est que si Goetz avait décidé de témoigner contre ses collègues de l’époque, son témoignage était sérieux. Jusqu’ici, je ne voyais pas ce qu’il pouvait avoir à raconter, après avoir été torturé dans une cave, les yeux bandés. Mais s’il faisait partie de l’équipe des salopards, alors ça change tout. Rien n’est plus dangereux qu’un repenti. On a pu vouloir aussi le faire taire…
— Deux mobiles, c’est un de trop, Kasdan.
— Je suis d’accord. Mais je crois que notre cœur penche du même côté.
Les partenaires se turent.
Ils sentaient désormais la même vérité.
Le temps du châtiment était venu à Paris.
Et des anges aux mains pures se chargeaient du boulot.