III LA COLONIE

59

Kasdan roula quatre heures d’affilée, tenant une moyenne de 180 kilomètres-heure. A chaque radar, il accélérait encore, avec une secrète satisfaction. Il conduisait à une telle vitesse qu’il ne songeait plus à l’enquête. Ni à la secte. Le moindre frémissement du volant pouvait lui être fatal et son attention était entièrement absorbée par le ruban d’asphalte qui filait, filait, filait…

Il était descendu en ligne droite, plein sud, en direction de Clermont-Ferrand, puis avait continué sur l’A75 vers le Puy et Aurillac. Cent kilomètres plus tard, après le pont sur la Truyère, il s’arrêta à une station-service pour refaire le plein. Sur le parking de la cafétéria, il se décida à appeler le commissariat principal de Gennevilliers. Sans donner son nom, il prévint les flics qu’une sinistre trouvaille les attendait dans le garage de Régis Mazoyer, au pied de la cité Calder. Kasdan raccrocha avant la moindre question.

Il savait ce qu’il faisait. Midi. Un groupe de la sécurité publique allait vérifier. Le substitut de permanence serait contacté. L’affaire serait confiée au service départemental de police judiciaire des Hauts-de-Seine. Tout ça un 25 décembre. Aucune enquête sérieuse ne serait engagée avant le 26. Le télex à l’État-Major sortirait à ce moment-là. Un lien serait effectué avec les autres meurtres. Mais on serait déjà le 27. Quant aux résultats de l’autopsie et des relevés de scène de crime, ils ne seraient disponibles que plus tard encore. Autant d’avance pour leur propre enquête.

Kasdan pénétra dans la cafétéria. Pas un rat. Tout le monde était au chaud, savourant son repas de Noël.

Il se paya un café et rouvrit son cellulaire. Il voulait vérifier un autre fait. Il composa le numéro de portable d’un camarade, membre d’une des associations de la rue Goujon. Un Arménien à l’ancienne, partageant ses journées entre tavlou et souvenirs du pays. L’homme avait vécu une partie de sa vie à Munich.

— Kegham ? Doudouk.

— Tu m’appelles pour le Noël des Odars ?

— Non. J’ai un renseignement à te demander.

— Je me disais aussi…

— Je cherche la traduction d’un mot allemand. « Gefangen » ou « gefenden ».

— Dans quel contexte ?

Le couteau s’enfonçant dans la jambe de Volokine. Kasdan résuma :

— Le mot était prononcé par un enfant.

— Dans le cadre d’un jeu ?

— Un jeu. C’est ça.

— Alors, c’est l’équivalent du « chat et de la souris ». En Allemagne, les gamins appellent ça Fangen, qui signifie « attraper ». L’un des gosses court après les autres. Quand il touche un copain, il dit Gefangen : « attrapé ». Le gamin touché devient le Fanger, « l’attrapeur »…

Kasdan revit les masques d’argent frappé.

Des enfants-monstres, qui jouaient avec le sang et la souffrance.

— Merci, vieux, conclut-il. On se voit pour Noël, à Saint-Jean-Baptiste.

— Avec plaisir.

Les Arméniens fêtent Noël au moment de l’Epiphanie. Encore une manière de marquer leur différence. Les frontières de leur monde strict. Mais tout cela, en cet instant, lui paraissait à des années-lumière. Il reprit un café. Avala dans la foulée son Depakote et son Seroplex. Le noir n’avait aucun goût mais le principal était fait. L’équilibre pour la journée. Le soulagement d’avoir assimilé sa dose.

Dans la vitre de la salle, il aperçut sa silhouette. Il avait pris le temps de repasser chez lui. Douché, rasé, il portait maintenant un manteau noir, pur laine, un costard sombre de première, celui qu’il avait acheté pour l’enterrement de Nariné, avec pli rasoir et revers sur la chaussure, chemise blanche, cravate de soie moirée et Weston cirées. Il était fin prêt pour la grand-messe chorale de la Colonie.

Il saisit sa clé de contact et sortit dans le vent glacé.

Après quelques kilomètres d’autoroute, il emprunta la N88 et découvrit des plaines pigmentées de givre. Sapins noirs. Herbes rases. A perte de vue. D’après son plan, il longeait maintenant le plateau de la Lozère. C’était un hiver sans neige et cette région ne faisait pas exception à la règle. Un ciel gris surplombait les surfaces en friche. Rien ne bougeait dans ce désert, excepté le vent, qui s’en donnait à cœur joie. Sa Volvo était secouée comme une barque dans la tempête.

Il avait ralenti. Laissait ses pensées se préciser. Il était prêt maintenant pour affronter un élément si inattendu qu’il l’avait jusqu’ici remisé dans un coin de son crâne. Au détour de cette enquête, un fragment de sa propre existence avait surgi. Un fragment enfoui. Enterré. Soi-disant oublié. Il n’en avait pas parlé à Volokine. Il ne se l’était même pas avoué à lui-même. Mais le fait était là. En traquant les trois tortionnaires français qui avaient sévi au Chili, il avait retrouvé la trace du colonel Jean-Claude Forgeras, devenu le général Py.

40 ans pour croiser à nouveau la route du salopard.

Ce coup de hasard confirmait sa conviction secrète. Conviction qui n’avait cessé de s’affirmer en lui depuis la découverte du cadavre de Goetz dans la cathédrale Saint-Jean-Baptiste. Cette enquête était beaucoup plus que sa dernière affaire. Elle était une conclusion. Une rédemption. L’occasion pour lui de solder tous ses comptes.

Aux abords de Balsièges, il attaqua la N106 et découvrit un paysage semi-montagneux, où sapins et prairies semblaient plus âpres. Il ne croisait ni à-pics ni falaises. Seulement des dépressions longues et nettes, écrasées par des rafales féroces. Pas l’ombre d’un homme. Ni même d’un mouton. En hiver, le bétail restait dans les bergeries. Il monta encore. Franchit le Col de Montmirat. L’atmosphère de désolation était totale.

Florac en vue. Une vraie ville, de taille moyenne, préservée, médiévale, traversée par une rivière qui filait comme au fond d’un gosier asséché. Kasdan se demanda si les habitants d’ici allaient se rendre au concert de la Colonie.

Il croisa une poignée de jeunes, faisant du surplace à vélo et mobylette autour d’un banc. Il demanda sa route. La première réponse des gamins fut un sifflement, qui voulait dire : « Vous êtes pas arrivé. » Puis vinrent les précisions. Pour atteindre Arro, il fallait continuer vers le sud, sur la D907, puis bifurquer à droite, dix kilomètres plus tard.

— Il y aura un panneau ?

— Pas de panneau, m’sieur. C’est même plus une route. Un sentier qui traverse le Causse en diagonale. Pffffffttt ! (Le gosse accompagna le sifflement d’un geste tranchant de la main.) Comptez bien les kilomètres pour tourner où il faut.

— Ensuite, Arro sera loin ?

— Quinze kilomètres environ.

— C’est grand, comme village ? Les gamins éclatèrent de rire.

— Dix baraques, à tout casser. C’est des vieux babas qu’habitent là-bas. Y font des fromages, avec leurs chèvres. Mais faites gaffe, y sont pas commodes.

Un des ados renchérit, s’appuyant sur son guidon :

— Y vont vous accueillir à coups d’fusil !

Kasdan remercia le comité. Il passa la première, se disant que le temps commençait à courir. 14 h. Il n’avait plus qu’une heure pour trouver non seulement Arro, mais la Colonie.

Il reprit sa route, croisant un panneau qui mettait en garde les conducteurs sur l’absence de station-service sur plus de cent kilomètres. Il n’avait jamais vu ça. Coup d’œil à sa jauge. Assez de carburant pour aller et revenir, à condition de ne pas se perdre…

Quelques kilomètres plus tard, l’Arménien découvrit le paysage qu’il attendait depuis qu’il avait quitté l’autoroute. Un plateau calcaire immense, à mille mètres d’altitude, cerné par des montagnes peu élevées, dessinant de longues courbes sur l’horizon. Le Causse Méjean. Toujours pas de neige mais une atmosphère précise, pointilliste, comme piquée par le froid. Parfois, la plaine ondulait dans le vent, prairie d’herbes sèches et jaunes, puis lui tenait tête au contraire, gazon serré aussi dru qu’un green de golf.

Les dimensions du tableau pouvaient effrayer. Mais c’était le contraire qui se produisait. Les lignes régulières, les courbes adoucies de l’horizon offraient un équilibre, une plénitude au regard. On se sentait bien sur cette mer jaune et verte, naviguant au gré du ruban d’asphalte.

Kasdan avait réglé son compteur kilométrique. Au bout de dix bornes, il trouva un sentier sur la droite et bifurqua. La ressemblance avec les steppes mongoles ou les déserts de l’Utah était frappante. Il était stupéfait que la France puisse offrir un tel paysage. Il n’y avait ici plus trace de civilisation humaine. Pas l’ombre d’un poteau électrique, ni d’un champ cultivé. A mesure qu’on traversait ces plaines, on sillonnait le temps à rebours, remontant jusqu’à des temps immémoriaux.

Kasdan roulait maintenant à une allure d’escargot, dans un tourbillon de poussière qui limitait vitesse et visibilité. Il ne croisait aucune voiture. Personne ne se rendait donc au concert ? Ou était-il sur la mauvaise route ? Il finit seulement par repérer des rapaces dans le ciel. Peut-être des vautours…

Il traça encore. Les paroles de Milosz lui revinrent en tête. La pureté de la chorale. Les châtiments qui sauvaient le monde. L’Agogé, l’initiation guerrière des adolescents. Le paysage était parfait pour ces idées. Il avait l’impression de rouler parmi des roches mères, cette génération minérale qui a précédé les rocs et les silex de notre Terre. Il sillonnait le temps des Titans. Le temps des origines. Il éprouvait, physiquement, la sensation d’approcher un mystère.

La piste se couvrit de dalles. Cahotant sur les pierres, Kasdan ralentit jusqu’à repérer, grises sur le ciel d’ardoise, une grappe de maisons. Cela ressemblait plutôt à un hameau fantôme, abandonné depuis des lustres. Aucun panneau. Pas l’ombre d’un commerce ou d’un câble électrique.

L’Arménien rétrograda et pénétra dans le village. La route s’étrécit pour se glisser entre les constructions. En pierres apparentes, maculées de lichen, elles semblaient restaurées mais dans le style de la région. Le style décrépit. Kasdan se tordait le cou pour apercevoir un habitant. Personne. Le vent mugissait et les tuiles tremblaient sur leur charpente. S’il n’avait pas su qu’une bande de hippies vivaient ici, il aurait juré avoir affaire à un tas de pierres rendues à leur solitude éternelle.

Il allait sortir du hameau — une quinzaine de baraques tout au plus, chapelle comprise — quand des hommes surgirent des deux côtés de la route. Kasdan crut à une vision. Vêtus de parkas sombres, ils tenaient des fusils. Et pas n’importe lesquels. Des armes d’assaut dernier cri. Un grand gaillard sortit du lot, cheveux blancs et doudoune bleu électrique. Il s’approcha, lui faisant signe de ralentir.

Des années plus tôt, Kasdan avait accompagné un homme politique français en Israël, à titre d’agent de sécurité. Lorsqu’ils avaient pénétré dans les zones colonisées, ils avaient rencontré des milices armées. C’était la même atmosphère. Méfiance. Hostilité. Détente facile.

Il baissa sa vitre, se composant un beau sourire.

— Où vous allez comme ça ? demanda l’homme.

Kasdan faillit répondre : « Qu’est-ce que ça peut te foutre ? » mais il accentua son sourire et rétorqua, de sa voix la plus calme :

— C’est une route privée ?

L’homme sourit en silence. Il se pencha et inspecta l’intérieur de la voiture, tranquillement. Ses manières ne cadraient pas avec la violence de l’attaque. Il paraissait courtois, décontracté. La soixantaine, une belle gueule de cow-boy, tannée par le soleil. Deux yeux clairs perçaient la peau sèche. Deux points d’eau dans le désert. Comme ses propres yeux, à lui.

— Vous venez de Paris ?

— Vous avez vu ma plaque.

— Qu’est-ce que vous venez faire ici ?

— Assister au concert d’Asunción. Leur chorale chante aujourd’hui.

Accoudé à la fenêtre, l’homme prenait son temps.

— Je suis au courant, fit-il d’une voix grave et douce.

— Vous arrêtez tous les automobilistes ?

— Seulement ceux que nous ne connaissons pas.

Il se redressa et baissa son arme. Un pistolet-mitrailleur MP-5, fabriqué par Heckler & Koch. Un engin redoutable, utilisé par les unités spéciales. Calibre 9 mm. Trois positions. Coup à coup. Rafale de trois coups. Rafale libre. Crosse rétractable. Support de visée télescopique. Où ces babas s’étaient-ils procuré de tels engins ? Et l’autorisation légale de s’en servir ?

— Ça fait un bout de chemin pour simplement écouter des mômes chanter, non ?

— C’est ma passion. Les maîtrises d’enfants. La chorale d’Asunción est réputée.

— Si je peux me permettre, vous n’avez pas franchement une tête de mélomane.

Kasdan eut soudain envie de lui braquer sa carte sous le nez. Mais il devait rester anonyme. Et son interlocuteur n’était pas du genre à se faire rouler par une carte de flic périmée depuis 4 ans.

— Je suis pourtant un spécialiste. (Il retrouva son sourire et demanda :) Vous n’allez pas au concert, vous ?

— La Colonie et nous, c’est une longue histoire.

— Vous travaillez pour eux ?

L’homme éclata de rire. Une onde de joie sereine, posée, lancée dans le vent. Les hommes derrière lui rirent en écho.

— Ce n’est pas ce que je dirais, non.

— Contre eux ?

— Les gens de la Colonie font ce qu’ils veulent à l’intérieur de leurs terres. Mais dehors, c’est une autre histoire. Dehors, c’est chez nous.

Le combattant s’accouda de nouveau à la fenêtre :

— Ici, à force de regarder les pierres, on acquiert une conviction. Même les roches les plus dures finissent par se fendre.

— Vous attendez la fissure d’Asunción ?

Sourire et silence lui répondirent. Les yeux clairs et rieurs, la voix posée, ne collaient décidément pas avec le MP-5. L’homme murmura :

— Tout a une fin, « monsieur de Paris ». Même une forteresse comme Asunción peut baisser la garde. Ce jour-là, nous serons prêts.

Kasdan eut envie d’interroger le gaillard aux cheveux blancs, mais cela aurait été se trahir. L’homme tendit sa main à travers la fenêtre.

— Pierre Rochas. Je suis le maire d’Arro. Kasdan serra la main rugueuse, sans se présenter.

— Je peux y aller maintenant ?

— Aucun problème. Vous continuez sur cette piste pendant cinq kilomètres. Ensuite, une autre route se présentera sur votre droite. Vous ne pouvez pas vous tromper : elle est bitumée. Encore trois kilomètres et ce sera Asunción.

Rochas se recula et fit un geste circulaire. Ses complices s’écartèrent. Leurs âges s’étageaient entre 18 ans et la quarantaine. Des gardiens entraînés, déterminés, qui tenaient fermement leurs armes semi-automatiques. Les dépassant, Kasdan se dit que ces autochtones constituaient un danger qu’il n’avait pas prévu. Si jamais Rochas et sa bande décidaient d’attaquer la Colonie, cela finirait en massacre.

Des images de feu et de sang traversèrent son esprit. Des dates, aussi. 1994. Le FBI attaque la secte de Waco, au Texas. Bilan : 86 morts. 1993. Se sentant menacés, les dirigeants de l’Ordre du Temple solaire « suicident » leurs membres. 64 morts. 1978. Toujours sous la menace, le pasteur Jim Jones conduit au suicide collectif les 914 adeptes de son « Temple du peuple », en Guyana. Il ne faisait pas bon d’attaquer les sectes.

Dans son rétroviseur, il vit Rochas et ses hommes lever leurs armes d’assaut en signe d’adieu.

60

Volokine se réveilla, avec la sensation d’avoir la tête prise dans un immense presse-papier de résine. Papillon ou scarabée immortalisé en transparence. Du talc dans la bouche. Du plomb dans les dents. Les idées comme du riz gluant.

Il consulta sa montre. Il ne la portait plus. A la place, un cathéter pénétrait son bras. Au-dessus, une poche translucide s’écoulait avec lenteur. Elle devait contenir un médicament associé à du glucose.

Son regard voyagea vers la fenêtre. Le jour déclinait. Il avait donc dormi plus de huit heures. Merde. Dans la pénombre, il réalisa où il était : une chambre d’hôpital à quatre lits. Aucun autre n’était occupé. Tout semblait jaunâtre, tirant sur le beige.

— Vous êtes réveillé ?

Volokine ne répondit pas : ses yeux ouverts faisaient foi.

— Comment vous vous sentez ?

— Lourd.

L’infirmière eut un large sourire. Sans allumer le plafonnier, elle s’approcha de la perfusion et vérifia le débit. Elle ne quittait pas son sourire. Il avait déjà compris. L’éclat singulier des yeux. L’expression appuyée. Il avait la cote. Même endormi, même boiteux, l’infirmière l’avait repéré.

Il était habitué à ce régime. Il plaisait aux filles, sans se forcer ni faire quoi que ce soit de spécial. Il vivait ce privilège avec indifférence. Parfois même avec tristesse. Il savait pourquoi il branchait les meufs. Il y avait sa petite gueule d’ange rebelle, bien sûr, mais pas seulement. Les femmes, avec leurs antennes paraboliques, sentaient qu’il n’était pas disponible. Il était ailleurs. Il appartenait, jusque dans la moindre fibre de son corps et de son esprit, à la dope. Quoi de plus désirable que ce qui vous échappe ? Et puis, qu’on le veuille ou non, un suicidaire, c’est toujours romantique.

— Personne n’est passé pour moi ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.

— Non.

— Je peux récupérer mon portable ?

— C’est interdit dans l’enceinte de l’hôpital mais pour vous, je vais faire une exception.

Elle ouvrit l’armoire. La seconde suivante, il avait son cellulaire dans la main. Il consulta sa messagerie. Aucune nouvelle de Kasdan. Où était le Vieux ? Il se sentit seul, abandonné, perdu. Les larmes montèrent. L’amitié était dangereuse. C’était comme le reste : on pouvait devenir accro.

L’infirmière était toujours là, debout devant son lit. Il lui sembla qu’elle se réjouissait de sa messagerie vide et de sa gueule déconfite. Sans compter qu’il ne portait pas d’alliance.

— Tout s’est très bien passé, prononça-t-elle d’une voix suave. Dans une semaine, vous gambaderez comme un lapin. Je vous emmènerai au cinéma fêter ça.

— Quand je pourrai sortir ?

— Il faut compter trois jours.

A l’expression de son visage, elle ajouta :

— Peut-être deux. Il faut voir avec l’interne.

Volokine se tourna vers la fenêtre et rabattit sa couverture sur lui :

— Faut que je dorme.

— Bien sûr, chuchota-t-elle. Je vous laisse…

Il entendit la porte se refermer avec soulagement. Une semaine sans dope. Pas mal. Mais il avait la victoire amère. Une force terrible lui appuyait sur la cage thoracique. Les effets de l’anesthésie reculaient et révélaient une autre oppression. Plus dure, plus ancienne. Une tristesse sans fond, dont il n’identifiait pas la cause.

Il ferma les yeux et se sentit bombardé par les fragments récents de l’enquête. Le visage ouvert en deux de Naseer. Le corps nu de Manoury. Le cœur noir de Mazoyer. Puis le couteau dans sa propre chair… Gefangen…

Il comprit la vérité. Il ne s’agissait pas de sa blessure. Ni des crampes du manque. C’était cette enquête qui le rendait malade. Il avait l’habitude de l’enfance maltraitée mais il y avait dans cette histoire de secte, prônant la foi et le châtiment, une cruauté particulière qui le touchait d’une manière aiguë. Quelque chose qui lui rappelait sa propre histoire. Cette histoire dont, justement, il ne se souvenait pas.

Tout se passait sans lui.

Une connexion s’était faite entre les faits et son inconscient.

Il rouvrit les yeux. La tête lui tournait. Avec difficulté, il parvint à s’asseoir sur son lit. Puis il s’achemina vers le placard où étaient rangés ses vêtements et sa gibecière. Il était à poil sous une blouse en papier et cette tenue lui semblait aggraver encore sa fragilité.

Il s’agenouilla. Découvrit une feuille écrite sur sa sacoche. Un message de Kasdan. Incompréhensible. Le vieux expliquait que la secte Asunción était implantée en France, dans le Sud, et qu’il était parti écouter un concert là-bas. Qu’est-ce que ça signifiait ? Volokine n’avait pas les idées assez claires pour en déduire quoi que ce soit.

Il trouva le shit, le papier à rouler, les tickets de métro. Retourna s’asseoir sur son lit et attaqua la confection d’un pétard.

Anesthésie personnelle.

Tout en encollant ses feuilles, il réfléchit. A son propre passé. Même sous la torture, il ne l’aurait pas avoué mais il avait un problème de mémoire. Deux années de son enfance lui avaient été volées. Un gouffre. Une béance. Pourquoi ne s’en souvenait-il pas ? Avait-il vécu un traumatisme, qu’il refusait d’admettre et dont il ne parvenait pas à se rappeler ? Les voix. Une église. Une ombre. Oui : dans les terres inaccessibles de son inconscient, un souvenir rôdait. Un événement s’infectait comme le ciseau d’un chirurgien oublié au fond de son ventre.

Il ouvrit la Craven et déversa le tabac blond sur les feuilles. De nouveau, sa conviction revint en force. Il pressentait, sans pouvoir l’expliquer, que son traumatisme possédait un lien avec l’enquête. Ou du moins, il sentait qu’en identifiant ce choc des origines, il se sentirait plus libre, plus clairvoyant — et il comprendrait d’un coup l’affaire de la Colonie.

Creuser en lui-même.

Se souvenir.

Pas pour lui.

Pour l’enquête.

Il songea à Bernard-Marie Jeanson et ses conneries de cri primal. Pas si con que ça, en vérité. Il devait cracher lui-même son abcès. Ce point gangrené au fond de ses viscères. Cette libération lui permettrait d’avancer d’un cran dans l’enquête.

Soudain, alors qu’il brûlait le cannabis, il eut une sensation d’imminence.

Il était au bord de se souvenir.

Le seuil était là, à portée de main.

Il fallait simplement pousser…

Mais sa volonté ne suffisait pas.

Visiter Jeanson ? Hurler son refoulement ? Non. Il ne croyait pas assez aux délires du psychiatre. Pour se libérer, il ne connaissait qu’un seul moyen — radical. Il alluma son joint en se disant que son raisonnement n’était qu’une mauvaise excuse. Mais il était déjà trop tard. L’idée avait germé. Se déployait en lui, développant ses tentacules autour de son cerveau.

Il vacilla de nouveau jusqu’au placard. Sortit ses affaires et remarqua qu’on avait déposé là un pantalon de jogging pour remplacer son fute déchiré. Sans doute une attention de l’infirmière. Il s’habilla. Boutonna sa chemise. Ferma par-dessus son treillis. Passa son sac en bandoulière. Paré pour le grand départ, mais il lui manquait quelque chose.

Fouillant dans son treillis, puis dans sa gibecière, il ne trouva pas son automatique. Kasdan, à tous les coups. Une suée se figea sur son visage. Il faudrait effectuer une psychanalyse du sentiment de puissance lié au port d’une arme. Tous les flics connaissent ce sourd réconfort, cette délectable impression d’être au-dessus de la masse. Maintenant, Volokine se sentait castré. Maigre consolation, il trouva au fond de sa poche sa plaque de flic. C’était mieux que rien.

Il se glissa dans le couloir, après avoir soigneusement écrasé son cône et l’avoir enfoui dans sa poche. Tête baissée, boitant, il longea les murs et ne croisa aucune infirmière. En quelques secondes, il était dehors, sur le campus. Il ne savait même pas dans quel hôpital il se trouvait. Il s’orienta au flair et constata que sa jambe n’était pas trop douloureuse.

Il sortit de l’enceinte. Se retrouva boulevard Magenta. A ce moment seulement, il mit un nom sur l’hosto. Lariboisière. Il eut une pensée pour Kasdan qui l’avait amené jusqu’ici, ensanglanté, inconscient. Il revaudrait ça à l’Arménien.

Cette pensée appela d’autres images. Le parvis moiré de la cité Calder. La cheminée crachant son panache bleu éclairé par la lune. L’enfant au masque d’argent. Gefangen. Il revit la main du gamin. La lame dans ses chairs. Le souvenir se mua en sensation. La sensation en nausée. Il crut qu’il allait vomir sur le trottoir.

Il aperçut un taxi et se jeta dedans.

— Rue d’Orsel.

Il contempla ses mains. Elles tremblaient par brèves secousses. Il s’enfonça dans son siège et ferma les yeux.

Pour le commun des mortels, l’univers de l’héroïne est un outre-monde hanté par des zombies aux cernes noirs, ponctué d’overdoses tragiques et de mauvais payeurs assassinés dans des poubelles. La vérité est plus banale. Le monde de la drogue, c’est surtout des coups de téléphone, des attentes, des allées et venues dans des escaliers. Et puis, chez le dealer, des conversations qui ne riment à rien, des disparitions interminables dans les toilettes, des réflexes sociaux, des attitudes décalées, visant toujours à donner le change, à imiter les gens normaux — ceux qui ne sont pas malades.

Le Russe attrapa son cellulaire. Composa un numéro qu’il avait effacé de sa mémoire électronique mais qu’il connaissait par cœur :

— Marc ? Volo.

— C’est pas vrai…

— J’arrive.

— J’ai des appuis chez les flics, maintenant. Tu peux plus…

— J’arrive. Tu me parleras de tes appuis.

— Putain…

L’homme avait prononcé ces dernières syllabes sur un ton d’extrême fatigue. Volokine raccrocha en souriant. Le taxi remontait la rue de Clignancourt. Tourna à gauche. La rue d’Orsel.

— C’est bon. Arrêtez-moi là. Et attendez.

Il s’enfouit derrière les voitures stationnées. Dépassa quelques numéros. Se glissa sous le porche.

Cinq étages sans ascenseur.

Il avait oublié ce détail — son calvaire commença.

A chaque palier, il ralentit pour reprendre son souffle. A chaque fois, il croisait des spectres qui descendaient, l’air nerveux ou défoncé, selon qu’ils s’étaient fixés ou non chez le dealer.

Dernier étage. Un gugus sortait de l’appartement. Volokine aurait pu se glisser à l’intérieur mais il préféra sonner. Il ne voulait pas entrer. Il ne voulait pas éprouver l’atmosphère poisseuse de dépendance qui règne toujours chez un revendeur.

A sa vue, le trafiquant grimaça un sourire, mi-colère, mi-mépris.

Un sourire à bouffer de la merde.

— Ça va pas recommencer, non ? Faut que je gagne ma vie, moi.

— Ça recommencera pas, j’ai décroché.

— Je vois ça.

— Ta gueule.

— Tu comprends pas. J’ai des amis dans la police maintenant et ils…

Volokine empoigna le mec à la gorge et le plaqua contre le chambranle :

— Ta gueule, je te dis. File-moi ce que je veux et je disparais.

— Tu fais vraiment chier. C’est du racket… Volokine resserra sa prise.

— File.

Le contact du papier plié, au fond de la main. Le frémissement, la chaleur de l’héroïne, imminente… Volokine lâcha le dealer et recula, déjà rasséréné par le poison tout proche.

— Adios, ducon. C’était la dernière.

— Ben voyons.

Le flic plongea dans les escaliers, boitillant mais ne sentant plus la douleur.

Il rejoignit son taxi et prévint :

— Je dois trouver une pharmacie de garde.

Des seringues. De l’alcool à 90°. Du coton hydrophile. Et surtout, dégoter un refuge pour son opération de catharsis. Pas question de retourner chez lui, rue Amelot. Pas question non plus d’atterrir dans un hôtel de troisième zone. Il pouvait opter pour une brasserie et commander un thé citron. Le thé pour la cuillère. Le citron pour le jus. Mais à l’idée de se fixer dans des chiottes sordides, son estomac se soulevait.

Le chauffeur s’arrêta sous une croix de néons. Vert fluorescent. Granit du ciel. Volokine bondit sur le trottoir. Cette mobilité était une bonne surprise. Il pourrait poursuivre son enquête, sans respecter la moindre convalescence.

Le flic traversa l’espace de la pharmacie, où s’alignaient crèmes de soin et kits de régime miracle. Il dépassa la file d’attente puis effectua sa commande, d’un ton qui ne tolérait aucune réplique.

La pharmacienne risqua :

— Vous avez une ordonnance ?

— Non. Mais je suis pressé. Je suis héroïno-dépendant.

— Vous plaisantez ? Volokine sortit sa carte de flic :

— Bien sûr. Mon collègue est diabétique. Il m’attend dans la voiture. Vous pouvez faire vite ?

La femme, légèrement rassurée, s’exécuta. Trois minutes plus tard, il était de retour dans le tacot, les bras serrés sur son butin.

— Boulevard Voltaire, ordonna-t-il.

Il savait maintenant où il allait. Il n’y avait pas d’autre lieu, pas d’autre repaire possible. En quelques minutes, il fut sur place. Sa clé universelle pour le porche. Son passe pour les verrous trois points. Il referma la porte avec le pied et sentit une onde de bien-être. D’une certaine façon, il était chez lui.

Chez Lionel Kasdan.

Chez le Vieux.

Il laissa tomber gibecière et treillis. S’installa dans la chambre, après s’être lavé les mains et avoir récupéré une cuillère et un citron dans la cuisine. Frissonnant à l’idée du sacrilège qu’il commettait, il trouva une cravate pour son garrot. Puis s’assit sur le bord du lit et se livra à son rituel. Il se sentait étrangement calme. C’était la première fois qu’il préparait un shoot dans un but bien précis.

Aujourd’hui, l’héroïne jouerait le rôle de sérum de vérité.

Il déposa le coton dans la cuillère. Planta l’aiguille dans le lacis de fibres imbibées. Le poison monta dans la seringue. The needle and the damage done. Volokine n’éprouvait aucun remords. Il se dit : « C’est pour la bonne cause. » Il se dit : « C’est la dernière fois. » Puis, sourire aux lèvres : « Ne jamais faire confiance à un junkie. » Il ricana. Il avait franchi le cercle. Là où plus rien ne compte, excepté l’extrême bien-être qui approche.

Il glissa l’aiguille sous sa chair. Appuya sur le piston. Sentit l’onde de chaleur s’amplifier en lui. Il aurait pu écrire un livre sur la rapidité de la circulation sanguine. Sur la magie du réseau des veines qui véhicule à grande vitesse douceur et sagesse éternelles.

Durant quelques secondes, il savoura la vague de bienfaisance. Tout reculait. Le monde. Son emprise. Son poids. Pour céder la place à une extrême légèreté, délicieusement savoureuse. Le temps était aboli. Arc-bouté sur son plaisir, Volokine s’imagina en train de surfer sur une mousse lactée. Une frise délicate de bulles éthérées, crépitant à ses tympans, comme du gel à raser qu’il aurait oublié, un matin irréel, au fond de ses oreilles…

L’explosion de jouissance lui coupa le souffle. Il eut un hoquet. Le genre de sursaut qu’on a juste après l’orgasme. Puis il tomba en arrière, au ralenti, sur le lit, chaviré de bien-être et de sérénité. Il n’était plus qu’un corps en orbite, tournant autour de son propre plaisir, de son propre cerveau, qui couvait à feu doux, doré comme un bouddha au fond d’une grotte.

Se souvenir…

Se concentrer sur le passé pour libérer le noyau de vérité… Il ferma les yeux et sentit quelque chose céder en lui. Il y eut un craquement, violent, comme un déclic d’os sous la poigne d’un ostéopathe.

Puis, putain, oui, la porte s’ouvrit… Dans un grand éblouissement, il sut.

61

Son premier contact avec la Colonie fut un portail électronique, cerné par une clôture de fils d’acier hérissés de lames de rasoir, visiblement électrifiés, et des miradors. Deux jeunes hommes apparurent. Physique poupin, joues roses et cheveux fins, emmitouflés dans des épaisses vestes de toile noire qui leur donnaient l’air de cheminots du siècle dernier.

Ils firent descendre Kasdan de voiture. Inspectèrent en détail son véhicule. L’Arménien avait planqué son arme, à la sortie de Florac, au fond de son coffre, sous la roue de secours. Les gardes-frontières lui demandèrent s’il n’avait pas apporté de caméra ou d’appareils photo, toute prise d’images étant interdite au sein du domaine. Ils observèrent ses papiers puis lui demandèrent, très poliment, l’autorisation de le fouiller. Toutes ces attentions étaient absurdes. Il s’agissait d’assister à un concert de musique vocale, au sein d’une communauté a priori inoffensive. L’Arménien se prêta à la procédure. Pas le moment de se faire remarquer. Son simple statut de Parisien était en soi singulier.

Les deux gardiens le remercièrent. L’ambiguïté jouait à plein : douceur et courtoisie d’un côté, fouille au corps et lames de rasoir de l’autre. Kasdan remonta dans sa voiture. Il franchit le portail avec un étrange sentiment. Curiosité mêlée d’appréhension…

Il parcourait maintenant le territoire de la Colonie et pouvait juger de son immensité. A perte de vue, ce n’était que champs cultivés, dessinant des figures géométriques, aussi précises que des « crop-circles ». En cette saison, la plupart des terres étaient noires. Certaines recouvertes de bâches plastiques. D’autres offraient des pelouses rases — peut-être des pâturages destinés à un élevage quelconque. Des silos s’élevaient, se détachant sur la ligne d’horizon comme des campaniles d’argent.

Il roula plusieurs kilomètres, longeant les cultures. Kasdan avait imprimé les pages du site Asunción, mais n’avait pas eu le temps de les lire et ne savait pas à quel type d’activités agricoles se livraient les adeptes de Hartmann. Même en plein sommeil hivernal, ces terres respiraient une fertilité profonde, une puissante richesse. Il reconnaissait ici la démesure de l’Amérique latine, l’opulence du Nouveau Monde. Comme si les Chiliens avaient importé la grandeur et la fraîcheur de leur pays d’origine. Des terres neuves, impatientes, réactives à la moindre semence.

Une nouvelle enceinte apparut. Des remparts de bois. Le mur serpentait parmi les taillis, épousant le relief des coteaux à la manière d’une petite muraille de Chine. Kasdan songea à l’acacia seyal et aux cannes des enfants. Cette paroi n’était pas construite dans une essence aussi rare mais il aurait parié tout de même pour une variété noble, dressant un contrefort face à la civilisation moderne et son impureté. Les parties communes de la Colonie — locaux administratifs, hôpital, église, écoles, lieux d’habitation pour les ouvriers agricoles — devaient se trouver de l’autre côté.

Nouveau check-point. Plus rigoureux encore.

Cette fois, les hommes — toujours les mêmes gars sains et polis passeront un miroir sous le châssis de sa voiture, fouillèrent son coffre en détail. Kasdan songea encore une fois à son arme mais elle était fixée, avec du gaffeur, à l’intérieur même de la roue. Il dut retirer son manteau, ses chaussures, franchir un portique antimétal. Il dut donner encore une fois ses papiers, photographiés grâce à un appareil numérique. Il était 15 h 10 mais Kasdan n’était plus inquiet. Il devinait que tout ce petit monde communiquait par VHF et que le début du concert attendrait son arrivée.

Il tenta un brin de conversation :

— Il y a du monde aujourd’hui ?

— Comme chaque année.

Il surprit un détail. Une inflexion dans la voix, un accent peut-être…

— Qu’est-ce que vous allez chanter ?

— On vous donnera un programme.

Pas un accent, autre chose… Un voile dans le timbre qui provoquait un malaise. Kasdan ouvrit la bouche pour relancer l’échange mais l’homme lui rendit ses documents, ainsi qu’un plan surligné. La conversation était terminée.

La route était maintenant bitumée et serpentait parmi des taillis serrés qui rappelaient le maquis corse. De loin en loin, des bâtiments jaillissaient, derrière des bouquets d’arbres ou des étendues de roseaux. Tout semblait agencé comme dans un tableau et n’avait plus rien à voir avec les steppes du Causse. Les reliefs, les lignes de la végétation paraissaient avoir été dessinés par l’homme. Mystérieusement, le trouble généré par la voix du garde-frontière était relayé par ce paysage trop parfait. Tout ici était artificiel.

Les constructions étaient en bois. Bois sombre ou clair, selon les bâtiments, mais toujours assemblées selon le même plan épuré. Hartmann et sa clique avaient oublié le style bavarois pour des maisons sobres, robustes, conçues pour affronter le froid et la neige. Un double toit protégeait des intempéries et les façades offraient un lacis serré de planches conservant la chaleur en hiver, la fraîcheur en été.

Kasdan repéra, enfouies dans les buissons, des bornes d’éclairage. Il était certain que des cellules photoélectriques et des caméras étaient intégrées à ces bornes. Toujours le double langage. D’un côté, la vie traditionnelle dont tout signe de modernité était banni. De l’autre, les innovations les plus performantes pour surveiller les membres de la communauté et les éventuels étrangers.

Il parvint sur un parking où des voitures étaient stationnées. Un troisième enclos se dressait. De nouveau en fils d’acier. De l’autre côté, sans doute, le Saint des Saints, le « centre de pureté », où vivaient les membres de la secte proprement dite. Il reconnut l’hôpital, un des rares bâtiments en béton, avec son auvent bombé en aluminium, se dressant à cheval sur la clôture. Son hall, vitré et déjà allumé, avait un air de grand vaisseau spatial posé sur l’herbe rase.

Au-delà, au creux d’une légère dépression, on distinguait une place, dessinée par des bâtiments et des serres disposés en étoile. Au centre, une sculpture colossale, en bois, représentait une main ouverte sur le ciel. Geste tendu vers Dieu qui tenait à la fois de l’offrande et de la supplique. Un bref instant, l’Arménien fut tenté de pénétrer dans l’hôpital puis de chercher une issue de l’autre côté, vers cette vallée interdite. Mais il fallait se tenir à carreau.

Il regarda son plan. Le concert se déroulait dans la salle principale du Conservatoire, à trois cents mètres sur la droite, à côté de l’église, qui tendait son étrange clocher composé de quatre barres de métal croisées. Kasdan remonta à pied le sentier de gravier. Tout était désert. Il ne voyait aucune sentinelle mais se sentait pourtant épié. Il atteignit le Conservatoire, qui ressemblait à une grange, percée d’un portail à double battant et surmontée d’une croix.

A l’intérieur, il découvrit un grand vestibule au parquet clair et aux murs blancs. Des cimaises, le long des cloisons, soutenaient des photos en couleur, représentant des scènes de la vie quotidienne de la communauté.

— Vous êtes en retard.

— Excusez-moi, sourit Kasdan. Je viens de loin.

L’homme qui venait d’apparaître ne lui rendit pas son sourire. La trentaine, épaules larges, veste noire, chemise blanche. Il semblait prêt pour lire un extrait des Évangiles à la messe du soir.

— Le programme, dit-il en tendant une feuille imprimée.

Il entrouvrit la double porte en bois qui donnait accès à la salle de concert. Une pièce d’un seul tenant, ouverte jusqu’à la charpente, traversée en son centre par une poutre longitudinale. Par réflexe, Kasdan leva les yeux et prit la mesure de la hauteur du lieu : au moins dix mètres. Puis il baissa le regard. La salle était comble. Aux premiers rangs, des membres de la Colonie — col blanc et veste noire. Derrière, le public, fermiers des environs, notables, bergers, hommes et femmes pomponnés, mais dépareillés.

Au fond, sur une estrade, un homme parlait dans un micro. La cinquantaine, il arborait un collier de barbe qui lui donnait l’air d’un pasteur Scandinave. Il portait, lui aussi, l’uniforme d’Asunción : chemise blanche et veste de toile noire. Kasdan remarqua que la veste n’avait pas de bouton. Sans doute un autre interdit de la secte.

L’homme parlait d’une voix douce. Kasdan n’écoutait pas. Ce qu’il notait, c’était l’atmosphère de réunion paroissiale. Sauf que le micro n’envoyait pas de larsen et qu’il ne faisait pas un froid de canard, comme dans n’importe quelle église française. Au contraire, il se dégageait de cette cérémonie une profonde chaleur, une convivialité qui n’avait rien à voir avec la dureté de la religion catholique.

Tout ça n’était qu’une mise en scène. Une vitrine destinée à donner le change. Il songea au camp de Theresienstadt, le ghetto modèle que les nazis avaient construit en Tchécoslovaquie, où Hartmann avait fait ses armes. Etait-il ici dans un petit « Terezin », où les enfants étaient torturés, où des recherches atroces étaient menées sur la souffrance humaine ?

Des applaudissements le surprirent. Le prêcheur attrapait déjà le pied chromé de son micro pour dégager la scène. Les enfants apparurent, en file indienne. Une trentaine, tous vêtus d’une chemise blanche et d’un pantalon noir. Des garçons uniquement, âgés de 10 à 16 ans. Ils avaient les traits si fins, si réguliers, qu’ils auraient pu aussi bien être des filles.

Tout le monde s’assit. Le programme annonçait quatre pièces chorales. La première était une œuvre du XIVe siècle, a cappella, extraite de la Messe de Tournai, « Gloria in excelsis Deo ». La seconde, accompagnée au piano, le « Stabat mater dolorosa » du Stabat Mater de Giovanni Pergolèse, datait du XVIIIe siècle. La troisième — le programme suivait un ordre chronologique — était le Cantique de Jean Racine, op. 11 de Gabriel Fauré, transcrit pour voix et piano. Enfin, les Trois Petites Liturgies de la Présence divine d’Olivier Messiaen.

Kasdan se dit qu’il allait sacrement se faire chier, quand le chef d’orchestre apparut. Nouveaux applaudissements. Il songea à Wilhelm Goetz. Avait-il lui-même dirigé cette chorale ? Avait-il vécu ici ?

Le chœur commença. Tout de suite, les voix l’emmenèrent dans un monde où il n’y avait plus de sexe, de péchés, de pesanteur. Kasdan se rappela le Miserere qu’il avait écouté, le premier soir, chez Goetz. Tout était parti de là. De cette pureté. De ces notes qui évoquaient le souffle d’un orgue céleste. Mais dans son esprit épuisé, un autre bruit vint se superposer : le cri de souffrance de Goetz, prisonnier des tuyaux de plomb.

La polyphonie résonnait dans l’espace et imposait, malgré le décor de bois chaleureux, des images d’abbayes glacées, de voûtes de pierres austères, de bures et de sacrifice. Une sorte de négation de la vie, qui visait plus haut, et qui couvrait le réel, l’ici-bas, d’un manteau sinistre.

Kasdan se concentra sur le visage des enfants : désincarné. Ces figures ressemblaient aux masques d’argent de la nuit précédente. Elles avaient la même froideur, la même inexpressivité. Dans un frémissement, il ressentit la cruauté du jeu nocturne, la menace de ces silhouettes qui évoquaient l’enfance et qui n’étaient que des concrétions de pulsion meurtrière. Il était bien dans l’antre du cauchemar. Parmi ces chanteurs au visage de vélin, il y avait les bourreaux de Régis Mazoyer. Les « enfants-dieux » de Volokine, les tueurs de Hartmann, les anges à la pureté démoniaque…

62

K.-O au quatrième round. Vainqueur : Olivier Messiaen. Kasdan se réveilla en sursaut. Un visage se tenait au-dessus de lui. Un homme d’une soixantaine d’années, gueule carrée, cou large, cheveux gris coupés très court. Kasdan pouvait sentir sa lourde main posée sur son épaule. Il se remit d’aplomb sur son banc. La salle était vide.

— J’ai bien peur de ne même pas avoir tenu jusqu’à Pergolèse, marmonna-t-il. Je suis désolé.

L’homme se recula en souriant. Il n’était pas grand mais massif. Au lieu de la veste noire du clan, il portait un costume anthracite croisé, aussi strict qu’un uniforme.

— Je m’appelle Wahl-Duvshani, dit-il. Je suis un des médecins de l’hôpital.

— Désolé, répéta Kasdan en se levant et en retrouvant vaguement sa lucidité.

Le médecin tendit sa carte. Kasdan lut le nom composé. Difficile d’en deviner l’origine. Comme s’il entendait ses pensées, Wahl-Duvshani commenta :

— C’est un nom compliqué. Comme mon histoire.

Il désigna la double porte, d’où s’élevait la rumeur d’un cocktail :

— Venez boire un verre. Un peu de bière vous fera du bien.

— De la bière ?

— Nous la fabriquons nous-mêmes.

Ce « nous » valait toutes les présentations. Wahl-Duvshani appartenait à la secte. Il en était même un des membres éminents. Kasdan le suivit docilement. Les portes s’ouvrirent. Le public était là, debout, un verre à la main, souriant et bavardant. Une réunion de Noël dans une mairie de province, comme il devait s’en dérouler des milliers à cet instant aux quatre coins de France.

Le médecin poussa Kasdan dans l’assistance et lui souffla :

— Buvez. Mangez. Reprenez des forces !

Kasdan s’orienta vers le buffet. Des jeunes gens à l’allure androgyne se tenaient derrière les verres et les plateaux.

— Que désirez-vous, monsieur ?

Cette fois, il crut identifier l’origine du malaise de la voix. Il répondit :

— Une bière, s’il vous plaît.

Le garçon ouvrit une bouteille sans étiquette. Kasdan essaya de le faire parler.

— Ça va ? Pas trop fatigant de rester debout comme ça ?

— Nous avons l’habitude, dit-il en versant la bière dans un verre.

— Vous organisez souvent des réceptions ?

— Non.

Il tendit le verre en signe de conclusion et lui tourna le dos. Kasdan avait sa réponse. Il savait d’où provenait son trouble. Le timbre de ce garçon était asexué. Ni homme, ni femme. Et sans âge. Kasdan imagina le pire : des castrations, des injections chimiques privant les enfants de tout développement sexuel. Ou encore un traitement par la douleur, qui aurait étouffé la puberté des adolescents, comme les maîtres japonais entravent la croissance des arbres, par un réseau atroce de fils, jusqu’à donner naissance aux horribles petits bonsaïs. Oui, c’est ça. Des bonsaïs sexuels…

Il but une gorgée de bière. Pas mauvais. Aussitôt, une autre idée revint le saisir. Il se souvenait d’une secte américaine, Heaven’s Gate, dont les membres s’étaient suicidés à la fin des années 90, afin de rejoindre un vaisseau spatial situé derrière une comète lointaine. Kasdan avait lu l’article dans Le Monde. Une des règles de la secte était l’annulation de toute différence entre hommes et femmes. Tous les suicidés, découverts dans une villa de Californie, étaient coiffés de la même façon, portaient les mêmes pyjamas noirs de Vietcongs. Et la plupart des hommes étaient castrés.

— Vous n’êtes pas de la région ?

Kasdan pivota et découvrit un personnage filiforme, presque aussi grand que lui. Tempes ondulées grisonnantes, profil effilé de fouine. L’homme portait un costume bleu sombre de bonne facture qui respirait pourtant la province. L’Arménien n’aurait su dire où était le vice. Peut-être les chaussures marron clair, qui juraient avec le tissu indigo.

— Comment le savez-vous ?

Le rire de l’homme éclata comme un pétard :

— C’est simple. Dans la région, je connais tout le monde.

Il serra fébrilement la main de Kasdan. Il tenait dans l’autre un verre de bière. Ils étaient tous logés à la même enseigne.

— Bernard Liévois, maire de Massac, une petite ville à l’est de Florac. D’où venez-vous ?

— De Paris. Je m’intéresse aux chorales.

— Celle-ci vaut le détour, non ?

— Il y a longtemps que je n’avais pas entendu une telle… pureté. L’homme baissa la voix et prit le bras de Kasdan :

— Vous savez au moins où nous sommes, n’est-ce pas ?

— Si j’en juge par les barrages que j’ai dû franchir… Liévois accentua son ton de conspirateur :

— Les hommes d’Asunción se méfient et ils ont raison. Ils ont leurs partisans, mais surtout beaucoup de détracteurs.

— Je ne vous demande pas de quel côté vous êtes ? L’homme haussa les sourcils en signe d’évidence :

— Quand ces gens sont arrivés, la région était un désert. Rien n’y poussait. Rien n’y passait. Vous voyez le résultat ? Ils ouvrent les portes de leur hôpital aux habitants du coin. Gratuitement ! Ils nous proposent les meilleures écoles. Ils offrent du boulot aux jeunes. Et tout cela en échange de quoi ? De rien. Moi, je dis qu’il faut vraiment un mauvais coucheur pour critiquer une telle démarche.

— Certains disent que cette colonie est une secte. Liévois balaya l’allusion d’un geste désinvolte :

— Vous savez ce qu’on dit : « La seule différence entre une secte et une religion, c’est le nombre des adeptes. » Les gens d’Asunción ont leur propre credo. Et alors ? Je peux vous certifier une chose : ils ne jouent pas aux prosélytes. Leur école est laïque et leur hôpital est rempli de médecins aussi athées que moi. D’ailleurs, je serais incapable de vous décrire leur confession. Ils n’en parlent jamais !

— Cette discrétion pourrait dissimuler ce qu’on appelle aujourd’hui des « dérives sectaires ».

— Comme ?

— La communauté me paraît incroyablement prospère…

— C’est bien l’esprit français. Gagnez de l’argent, on vous soupçonnera de malversations. Mon ami, ces gens travaillent de l’aube jusqu’au soir. Ils ont révolutionné l’agriculture de la région. Un tel effort mérite récompense.

Kasdan était bien décidé à enfoncer le clou :

— Et ces enfants ? Ils ne vous semblent pas un peu… étranges ?

— Un biscuit, monsieur ?

Kasdan pivota, s’attendant à voir un jeune homme, et découvrit une jeune fille, qui tenait un plateau couvert de sablés. Trompé par la voix, encore une fois. Quoi qu’en dise le maire enthousiaste, les enfants d’Asunción avaient vraiment l’air d’extraterrestres.

Il saisit un biscuit, sans quitter des yeux la jeune femme. Visage étroit. Bouche large. Longs bras. Hanches droites. A part la finesse des traits, elle n’avait rien de féminin.

Il se retourna, prêt à cuisiner encore le maire mais ce dernier avait été aspiré par un autre groupe. Une main lui saisit le bras et l’attira sur la droite. Wahl-Dushavni.

— J’ai entendu un fragment de votre conversation avec Liévois. J’ai l’impression que vous nous prêtez de mauvaises intentions…

Le médecin avait dit cela sans agressivité. Plutôt d’un ton matois.

— Pas du tout, se défendit Kasdan, sans conviction.

— L’innocence est tellement rare de nos jours qu’elle suscite tous les soupçons.

— Je ne pense pas, non.

— Parce que vous êtes policier. Vous êtes policier, n’est-ce pas ? Sa bière dans une main, son sablé dans l’autre, Kasdan avait l’impression d’être tenu en joue par son interlocuteur. Il ne répondit pas.

— Nous avons l’habitude de ce genre de visites, reprit l’homme. Les Renseignements généraux. La DST. Les gendarmes. Parfois, ils viennent à découvert. On leur refuse alors l’accès au domaine. D’autres fois, ils tentent de se glisser incognito. Comme vous, aujourd’hui, à l’occasion de nos journées « portes ouvertes ». Mais à la lumière de notre communauté, votre noirceur crève les yeux.

— Je comprends.

— Non. Vous ne comprenez rien. La clarté de notre dessein vous dépasse. Je vous le dis sans agressivité. Vous ne pouvez pas saisir nos réponses. Parce que vous n’avez pas idée des questions.

Kasdan secoua la tête, en toute neutralité. Il demanda, histoire de recadrer le débat :

— Bruno Hartmann n’est pas là ? Wahl-Dushavni éclata de rire :

— Vous n’êtes pas un policier comme les autres. Vous avez conservé quelque chose de franc, d’inattendu en vous. (Il rit encore, répétant pour lui-même :) Me demander si Bruno Hartmann est là…

— Je ne vois pas ce que ma question a de drôle.

— Je crois que vous ne savez pas grand-chose, capitaine ? Commandant ?

— Commandant Lionel Kasdan.

— Commandant. Sachez que personne ne peut se vanter d’avoir vu, physiquement, Bruno Hartmann depuis au moins 10 ans. En réalité, cela n’a pas d’importance. Seul compte son esprit. Son Œuvre.

— C’est ce que disait Pol Pot, à la grande époque des Khmers rouges. Seule comptait l’Angkar, la force dévastatrice qu’il avait mise en œuvre. Vous connaissez le résultat.

Le médecin regarda son verre de bière. Les nuances d’or se reflétaient dans ses yeux bleus, qui prenaient au contact de ce mélange une teinte tilleul.

— Vous possédez une certaine culture pour un policier. Peut-être que Paris s’est enfin décidé à nous envoyer des éléments de valeur…

— Où est Hartmann ?

Kasdan avait posé la question brutalement — comme si Wahl-Dushavni était déjà en garde à vue. Grossière erreur. Le sourire sec du médecin se figea. L’Arménien n’était qu’un étranger toléré.

— Me croiriez-vous si je vous disais que je ne le sais pas ? Que personne ne le sait ?

— Non.

— Vous devrez pourtant vous contenter de cette réponse. Kasdan respira à pleins poumons. Il en avait marre de jouer à ce petit jeu. Il était au paradis des ordures, il le savait, et cette réunion de province, avec sa rumeur feutrée, son babillage futile, ne masquait rien. Il leva son verre :

— C’est vous qui l’avez dit, docteur : je ne suis pas un flic ordinaire. Pas du tout. Alors, je ne me contenterai pas de vos sourires entendus et de vos réponses de faux cul. Regardez-moi bien. Et pensez à moi. Souvent. Parce que je vais revenir en force.

63

— Bougre de con !

Volokine était endormi sur le parquet, tenant sa gibecière contre son ventre. Du vomi tachait sa chemise.

Son sommeil puait la drogue. En guise de confirmation, Kasdan aperçut la seringue et la cuillère posées sur la table de nuit. Sa table de nuit. Il eut envie de réveiller le môme à coups de pied et de le foutre sous une douche glacée.

Au lieu de cela, il le tira par les aisselles. Le hissa sur son lit. Le déshabilla. Le nettoya avec une serviette humide. Puis le glissa sous les couvertures. Sa colère l’avait déjà quitté. Exsudée comme une mauvaise sueur.

Il y avait longtemps qu’il ne jugeait plus personne. Il ne croyait plus à la trahison parce qu’il ne croyait plus aux serments. Au fond, il était nihiliste. Des années au compteur n’avaient cessé de le rapprocher, comme la courbe d’une asymptote, du Vanitas vanitatum de Bossuet, qui citait déjà l’Ecclésiaste : « Je me suis appliqué à la sagesse et j’ai vu que c’était encore une vanité. » Bossuet ajoutait, et ces mots avaient hanté Kasdan toute sa vie : « Toutes nos pensées, qui n’ont pas Dieu pour objet, sont du domaine de la mort. »

Seul problème, lui n’avait pas trouvé Dieu au fil de son destin.

Il observa le gamin qui dormait. Il se raisonnait déjà. Si le môme avait craqué, peut-être avait-il une raison sérieuse. Ou peut-être était-ce sa faute, à lui, parce qu’il l’avait abandonné. A cette seconde, Kasdan se dit que tout n’était peut-être pas si vain.

Et c’était ce jeune drogué, instable, maladif, qui lui montrait la voie. Avec sa rage. Sa fureur. Son obsession de la vérité.

Il restait un combat.

Il restait leur enquête.

Kasdan baissa les yeux sur la sacoche de Volokine. Bourrée de notes, de fiches, de photos, de coupures de presse. Non : tout n’était pas vain. Il y avait ces enfants enlevés. Ces meurtres. Ces mutilations. Il y avait cette souffrance qui vibrait derrière cette secte sinistre.

Il ramassa les vêtements du môme. Les fourra dans la machine à laver. Tout en programmant la bécane — lavage, rinçage, séchage —, il prit une décision : le Russe n’aurait pas de rechute. Parce que maintenant, il était là. L’un et l’autre ne se lâcheraient plus.

Il retourna dans la chambre et borda le jeunot. Il se souvint de David. L’enfant. Pas l’adulte qui avait claqué la porte en promettant de conquérir l’Arménie. Il s’assit au bord du lit, en proie à un souvenir. Le toubib de SOS Médecins venait de partir, diagnostiquant une simple grippe. Nariné était partie acheter les médicaments. Il était resté seul avec son enfant, sur le canapé, là même où le médecin l’avait ausculté. David, 6 ans, s’était endormi, roulé en boule, brûlant comme une braise dans un sauna.

Ce jour-là, Kasdan avait eu une révélation. Ni la maladie, ni aucune force étrangère ne pourrait plus atteindre son fils. Il serait toujours là pour lui. Ce petit corps lové lui avait donné un sentiment proche de celui qu’une mère doit ressentir lorsqu’elle porte son enfant dans son ventre. Un lien inextricable. Une intégration totale. Une fusion complète des chairs et du sang. C’était le cœur de son enfant qui battait dans sa poitrine. Sa fièvre qui brûlait ses membres. Ce jour-là, Kasdan avait éprouvé sa mission de père, au sens où on éprouve un serment. Chaque acte, chaque décision qu’il prendrait désormais serait pour son fils. Chaque respiration, chaque pensée serait dédiée au petit bonhomme. Et comme définie par lui. Comme tous les pères, il était maintenant l’enfant de son propre fils.

L’Arménien se leva et enfila son treillis. Attrapa ses clés. Repartit en voiture, à la recherche d’une pharmacie de garde. Brandissant sa carte de flic en guise d’ordonnance, il obtint plusieurs boîtes de Subutex. Il s’y connaissait assez en défonce pour faire la différence entre les deux principaux produits de substitution de l’héroïne : la méthadone et la buprénorphine, vendue sous le nom de Subutex.

La buprénorphine avait les mêmes vertus que la première mais ne procurait aucun effet euphorisant, contrairement à la méthadone. Or, Kasdan ne voulait pas se trimbaler un flic dans le gaz.

De retour dans son appartement, il chercha la clé de sa cave et descendit dans les entrailles de l’immeuble. Il exhuma, du fond d’un carton, des fringues de David — pull, chemise, jean — qui conviendraient à Volokine. Il remonta dans son appartement. Les frusques puaient le moisi. Il démarra une nouvelle machine.

Ensuite, il mit à chauffer une pleine bouilloire d’eau en vue de se préparer une Thermos de café. Il était atteint d’hyperactivité — toujours le syndrome du requin, s’agiter ou mourir. En même temps, la fatigue le cernait de toutes parts. Il avait failli s’endormir plusieurs fois sur la route du retour d’Asunción. Ses paupières, s’il les laissait baissées une seconde, lui semblaient plus lourdes que des rochers.

Il regroupa son dossier d’enquête. Chaussa ses lunettes. S’installa dans son canapé pour une nouvelle lecture. Ces notes recelaient forcément un détail, un fait qui lui permettrait d’attaquer la forteresse sous un autre angle.

Durant plusieurs secondes, il considéra le verre qu’il avait glissé dans un sac à scellés. Le verre de Wahl-Duvshani, portant ses empreintes, qu’il avait discrètement piqué lors de la réunion paroissiale, après que le médecin l’eut posé sur le comptoir.

Il voulait vérifier l’identité de l’homme. Son instinct lui soufflait qu’il n’était pas celui qu’il prétendait être. D’ailleurs, il n’avait rien dit sinon évoquer son « destin compliqué ». Avec un peu de chance, ses empreintes seraient fichées à la BNRF — la Brigade Nationale de Recherche des Fugitifs…

Il se plongea dans sa lecture. Une heure plus tard, il avait terminé. Et n’avait rien trouvé. Kasdan alla vérifier que Volokine dormait toujours puis lança le séchage des fringues. Il se dirigea vers son bureau, prit son ordinateur portable et s’installa de nouveau sur le canapé du salon. Il se connecta avec le site Internet de la Colonie. Il avait lu les pages principales du site mais il y avait peut-être encore à creuser.

L’Arménien se concentra. Passa la page d’accueil et les informations générales. Il cliqua sur histoire, pour récolter une version messianique du destin de Hans-Werner Hartmann. Rien de neuf. Seulement la confirmation que Hartmann et sa bande se considéraient, véritablement, comme un « peuple élu ». Avec l’Allemand dans le rôle de Moïse et le reste du monde dans celui des Egyptiens.

Paupières brûlantes, Kasdan cliqua sur MAÎTRISE. Plusieurs entrées : ACCUEIL, PRÉSENTATION, HISTOIRE, SCOLARITÉ, DISCOGRAPHIE, CONCERTS… Il s’arrêta sur ce dernier mot. La chorale d’Asunción se produisait ailleurs que sur son territoire. C’était peut-être la brèche qu’il cherchait. Un point de contact avec le monde extérieur.

La maîtrise donnait chaque année plusieurs dizaines de concerts dans le centre et le sud de la France, couvrant les régions de la Lozère, l’Hérault, le Lubéron, la Provence. Chaque concert se déroulait dans une église — des paroisses de petites villes. Asunción jouait la discrétion maximale.

Kasdan fit défiler les années à rebours. 2006. 2005. 2004. Toujours en quête d’un signe, d’un détail qui pourrait approfondir la faille. Tout ce qu’il trouva, ce fut un nom qui revenait plusieurs fois. L’église Saint-Sauveur, dans la région d’Arles.

Sans trop savoir ce qu’il faisait, il chercha le numéro et appela la paroisse. 22 h. Il y avait bien là-bas un curé à réveiller. Au bout de cinq sonneries, on répondit. L’Arménien se présenta, ne prenant aucune précaution particulière. Il était flic. Il était de la Criminelle. Il cherchait des renseignements sur la chorale d’Asunción. Au bout de la connexion, la voix rugueuse ne parut pas impressionnée.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir au juste ? demanda le prêtre.

— Vous n’avez jamais rien remarqué de bizarre avec ces gens ?

— Écoutez. On m’a déjà interrogé plusieurs fois sur ce groupe. Peut-être qu’Asunción est fiché dans vos dossiers en tant que « secte ». Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’en près de 15 ans de visites il ne s’est jamais rien passé de choquant ou qui prête au moindre commentaire. Nous recevons plusieurs chorales chaque année et celle-ci ne diffère pas des autres.

— Les enfants ne vous semblent pas étranges ?

— Vous voulez parler des vêtements ?

— Entre autres.

— C’est une communauté religieuse. Ils suivent des règles strictes. Leur credo ne cadre pas avec notre liturgie catholique mais notre rôle est de le respecter. Pourquoi devrions-nous nous méfier de ces chanteurs ? Ils ont l’air apaisé, discipliné, cohérent. Beaucoup de gens, dans nos villes modernes, pourraient en prendre de la graine. Dieu peut avoir plusieurs visages. Seule la foi…

Kasdan coupa l’homme, pour passer aux faits pratiques :

— Quand les enfants viennent pour un concert, ils voyagent comment ? En car ?

— En car, oui. Une sorte de bus scolaire.

— Ils repartent aussitôt après le concert ou ils restent dormir sur place ?

— Ils restent dormir. Nous avons un dortoir, près du presbytère.

— Le matin, vous leur servez un petit déjeuner ?

— Mais… bien sûr. Je ne comprends rien à vos questions. Kasdan non plus. Il cherchait simplement à imaginer le séjour des gamins.

— Au menu, rien de spécial ?

— Les enfants d’Asunción apportent leur propre nourriture. Des céréales naturelles, issues de leur propriété agricole, je crois.

— Le matin, vous faites l’appel ?

— Les accompagnateurs s’en chargent.

— Ils vous donnent une liste des enfants ?

— Oui.

— Oui ?

— C’est obligatoire. Pour les assurances.

— Vous gardez ces listes dans vos archives ?

— Oui. Enfin, je crois.

— Écoutez-moi bien, fit Kasdan en prenant une inspiration. Je voudrais que vous retrouviez chaque liste, depuis leur premier concert, et que vous me les faxiez au numéro que je vais vous donner.

— Je ne comprends pas. Vous avez vraiment besoin de ces renseignements ?

— Vous pouvez me les faxer, oui ou non ?

— Oui. Je vais chercher ce que je peux…

— Maintenant ?

— Je vais faire au plus vite.

— Merci, mon père.

Kasdan raccrocha après avoir dicté ses coordonnées, ne sachant toujours pas ce qu’il avait trouvé. Ni même ce qu’il cherchait. Mais il venait de gagner un point. Pour la première fois, il allait obtenir les noms précis des enfants qui avaient appartenu à la secte. Il ne s’attendait pas à voir jaillir les noms des gamins disparus — mais ces listes pourraient permettre de remonter à d’autres parents et les interroger.

Une éclipse occulta sa conscience. Kasdan réalisa qu’il ne s’était toujours pas préparé son café. Il décida de se lever pour s’en concocter un bon litre bien serré.

La seconde suivante, il dormait au fond du canapé.

64

— Secouez-vous. Noël, c’est fini.

Kasdan ouvrit un œil. Il était recroquevillé sur son divan. Une couverture matelassée sur les épaules. La couette de son propre lit. A la verticale, il vit Volokine qui s’agitait dans la cuisine. Il avait revêtu les vêtements de son fils, qu’il se souvenait vaguement avoir été chercher à la cave. Volokine capta son regard :

— Je ne sais pas à qui sont ces fringues, mais elles me vont nickel, dit-il en attrapant des chopes. Je les ai dénichées dans la machine à laver : c’était pour moi, non ?

Kasdan parvint à se relever sur un coude. Des courbatures entravaient ses membres. L’odeur puissante du café emplissait les chambres en file indienne. Sa lucidité revenait par vagues lentes, entrecoupées de brefs éclairs noirs.

Le Russe continuait, parlant à tue-tête :

— J’ai aussi trouvé vos médocs.

Il pénétra dans le salon, apportant deux chopes de café. Kasdan remarqua qu’il boitait à peine. Capacité à récupérer impressionnante. Il avait les cheveux mouillés et était rasé de frais.

— Le Subutex, murmura-t-il. De vieilles retrouvailles. Quand j’étais jeune et que je n’avais pas un rond, je m’injectais du « Sub » dans les veines. L’héroïne du pauvre. Mais vous avez raison : le sevrage à sec, c’était pas mon truc.

Kasdan se redressa, s’assit, attrapa son café avec les deux mains :

— Le shoot. Hier. Pourquoi tu as fait ça ?

— Raisons personnelles.

— Tu n’as rien de plus original ?

Le Russe empoigna un fauteuil et s’installa face à Kasdan :

— Je déconne pas. J’avais une raison sérieuse de plonger. (Il dressa son index en l’air). Une fois.

— Quelle raison ?

— C’est mes oignons. Buvez. (Il se recula.) On a du pain sur la planche.

Kasdan but une gorgée. La brûlure passa, mi-souffrance, mi-jouissance.

— Arnaud a téléphoné, reprit Volokine, talons coincés contre la table basse.

— Qui ?

— Arnaud, votre conseiller militaire. Il a retrouvé le troisième général. A mon avis, votre pote n’a pas lâché son ordinateur ni son portable de la nuit. Même pas pour la bûche.

Kasdan se concentrait : ses idées se remettaient en place. Le troisième général. Py. L’homme des origines.

— Il a retrouvé Forgeras ? demanda-t-il en écho.

— Vous vous souvenez de ça ? C’était son premier nom, ouais. Il est surtout connu sous celui de Py. Il s’est aussi appelé Ganassier, Clarais, Mizanin. Selon Arnaud, il était une espèce d’âme noire de l’armée. Un Méphisto qui apparaît chaque fois qu’il y a un sale boulot à faire. Quarante ans d’opérations secrètes. Aucun doute qu’il était mouillé jusqu’à l’os dans le plan Condor. Et dans bien d’autres. Arnaud m’a conseillé de nous méfier. Le mec a le bras plus long encore que Condeau-Marie. Il m’a filé son adresse personnelle.

— Où est-il ?

— À Bièvres. En région parisienne.

L’Arménien leva sa lourde carcasse, se mit debout, vacilla. Volokine se dressa sur ses jambes et le soutint par le bras :

— Doucement, Papy. Vous tenez plus sur vos pattes. Kasdan s’accrocha à son épaule sans répondre.

— Filez dans la salle de bains, conseilla le garçon. Une bonne douche, ça vous remettra la tête à l’endroit. Ensuite, visite au général. Je suis sûr qu’il a gardé des contacts avec la secte.

Kasdan lui lança un regard de biais :

— Pourquoi ?

— Parce que c’est un spécialiste des plans tordus. Et qu’en matière d’embrouille, l’installation d’une secte criminelle chilienne sur le sol français se pose là. Hartmann et son clan jouent un rôle ici, sur le plan militaire. C’est certain. Allez, à la douche. Vous me raconterez en route comment s’est passée votre visite à Asunción.

— Comment tu sais que je suis allé là-bas ?

— Vous m’avez laissé un message, vous ne vous rappelez pas ? Et j’ai fouillé vos poches. Vous avez gardé le programme du concert. C’était bien ?

— Super.

— Filez. Je dois encore passer quelques coups de fil.

Kasdan s’appuya au plafond mansardé et se dirigea vers la salle de bains, d’un pas d’ours bourré à l’alcool de miel.

65

Ils parvinrent à Bièvres sur le coup des 11 h. Volokine conduisait. Il avait imprimé un plan et s’orientait le long des routes, sa carte sur les genoux. Il ne demandait aucun conseil à Kasdan, qui semblait épuisé. Ils longèrent une forêt tout en contrastes, arbres noirs sur fond de feuilles rouges, et trouvèrent un chemin bitumé, sur la droite, marqué d’un panneau LE PONCHET. C’était le nom de la demeure de Py. Ils s’enfouirent dans les bois. Même à travers la vitre, Volo pouvait sentir l’humidité ambiante. Une humidité rouge, palpitante, organique…

Au détour du sentier, la maison du général apparut.

En réalité, plusieurs édifices de béton et de verre, aux toits en appentis, évoquant une pyramide aztèque. Ces blocs semblaient plantés dans le tapis de feuilles mortes comme l’épave d’un sous-marin dans les sables des grands fonds.

Volokine rétrograda. Des fenêtres étroites s’étiraient au premier étage, façon meurtrières. Des baies vitrées, noires, laquées, se déployaient au rez-de-chaussée. Sur la gauche, une tour biseautée avait l’agressivité d’un cutter, lame sortie. Des écoulements striaient les surfaces de béton, dessinant des motifs, des ombres.

Un parking vide apparut à gauche. Volokine manœuvra et coupa le moteur. Ils sortirent avec précaution, prenant soin de ne pas claquer leur portière. Puis ils s’avancèrent vers le bloc principal. Le sol détrempé absorbait le bruit de leurs pas.

La propriété était totalement intégrée au paysage, cernée au plus près par les taillis et les sapins. Kasdan actionna la sonnette. Elle était assortie d’un interphone et d’une caméra. Pas de réponse. Volokine inspecta à nouveau le parking. Pas de voiture. Py était parti en vadrouille.

Ils reculèrent pour scruter encore les baies et les fenêtres de la bâtisse, en quête d’un signe de vie. Rien. Volokine se demanda si cela valait le coup de fouiller les lieux en douce. Il allait consulter Kasdan à voix basse quand un bruit retentit à l’arrière de la maison.

Des caquètements, sur lesquels se greffait une voix d’homme.

Sans un mot, ils contournèrent la bâtisse, suivant un chemin de garde qui filait vers l’arrière. Ils découvrirent un petit étang en contrebas. Des joncs bordaient le rivage et des saules, de l’autre côté des eaux, se penchaient comme de vieilles chevelures de sorcières.

A gauche, près d’une cabane en bois noir, un homme était cerné par un troupeau d’oies, qui criaillaient et claquaient du bec. L’homme avait de l’allure. Très grand, il portait un anorak kaki, dont la capuche et l’extrémité des manches étaient bordées de fourrure. Ses bottes en caoutchouc étaient enfoncées jusqu’aux chevilles dans la boue noire. Son crâne nu, où s’ébouriffaient quelques mèches blanches, paraissait rose dans la lumière de midi, se détachant bien net sur la surface sombre du lac.

Ils s’approchèrent. Même à cette distance, Volo était impressionné par la stature de l’homme. Ses traits osseux, émaciés, restaient superbes. L’abrasion de la vieillesse ne l’avait pas enlaidi. Au contraire. L’amaigrissement avait aiguisé sa beauté aristocratique. Volokine sourit. C’était leur troisième général. Chaque fois, il s’était attendu à rencontrer un De Gaulle. Il le tenait enfin.

L’homme parlait aux oies à voix basse, piochant de la nourriture dans un seau posé à terre. Quand ils furent à trois mètres du troupeau, le général Py daigna enfin se redresser. Son regard les toucha comme une balle perforante. Il ne semblait ni surpris ni effrayé. Il sourit, au contraire, et les rides de son visage circonscrirent plus nettement ses traits, comme un dessinateur accentue son esquisse à coups de biffures légères. Sa figure était aussi impénétrable qu’une tôle de blindage.

— Je leur donne des châtaignes en hiver, fit-il dans un panache de buée. C’est mon secret. Plus tard, beaucoup plus tard, on sent au fond de leur foie cette saveur particulière. Elles renforcent le goût de noisette du foie gras. Et aussi, je crois, sa délicieuse couleur rose. (Il lança une poignée de châtaignes aux oies qui battaient ses jambes.) Dans le Périgord, on dit : « rose comme le cul d’un ange ».

Silence des deux flics. Py observa leur expression et éclata de rire :

— Ne faites pas cette tête ! Je produis moi-même mon foie gras. Ce n’est pas un crime. Ni une activité barbare, comme on le raconte. Les oies sont des oiseaux migrateurs. Elles sont équipées, physiologiquement, pour tolérer le gavage. Sans ces réserves qu’elles accumulent chaque année, elles ne pourraient pas voler durant des semaines. Encore une idée reçue sur la soi-disant cruauté des hommes…

— Vous n’avez pas l’air étonné de notre visite, déclara Kasdan.

— On m’a prévenu.

— Qui ?

Py haussa les épaules et se pencha de nouveau vers ses volatiles. La peau de son cou pendait comme les pendeloques d’un coq. Ce seul signe révélait que l’homme avait atteint le quatrième âge. 80 ans ou plus. Il lançait toujours ses châtaignes à la volée.

Il s’arrêta enfin, considérant ses deux visiteurs :

— Qui êtes-vous au juste ? La police montée ?

— Commandant Kasdan, capitaine Volokine. Brigade criminelle. Brigade de protection des mineurs. Nous enquêtons sur quatre homicides.

— Et vous êtes venu me trouver, au fond de ma forêt, un lendemain de Noël. C’est tout naturel.

— Nous pensons que cette série d’assassinats est liée à la Colonie Asunción.

Py eut un bref rictus.

— Bien sûr.

Il se dirigea vers l’appentis, entraînant le troupeau dans son sillage. On pouvait reconnaître les mâles parmi les femelles grises : ventre et tête noirs. Le général ouvrit la porte. Une dizaine d’oies se dandinèrent jusqu’au seuil. D’autres allèrent s’ébrouer près de l’étang.

Il ôta ses gants, s’avança vers ses visiteurs :

— Je ne sais rien. Je ne peux rien pour vous.

— Au contraire, fit Kasdan. Vous connaissez l’histoire de la Colonie. Au Chili et en France. Vous pouvez nous expliquer pourquoi notre gouvernement a toléré l’implantation d’une telle secte. Au point de leur accorder un territoire autonome. Un Etat de droit souverain !

L’homme se tourna vers le lac, battant ses gants. Les eaux étaient sombres près des rives. Plus loin, elles s’éclaircissaient en un vert léger, rieur. Des algues, des nénuphars, des particules se groupaient pour former une nappe lisse et claire.

— C’est une longue histoire.

— Nous sommes venus tout exprès pour l’entendre. Py se tourna vers eux :

— Savez-vous ce qu’est un site noir ?

— Non, répondirent les deux partenaires, presque en même temps.

Le général fourra ses gants dans ses poches, puis fit quelques pas. Volokine scruta ses yeux, qui brillaient comme deux étoiles dans la lumière grise. Le Russe fut traversé par cette phrase de Hegel, vieux reliquat de la fac : « C’est cette nuit qu’on découvre lorsqu’on regarde un homme dans les yeux — on plonge son regard dans une nuit qui devient effroyable… »

— Un site noir, reprit Py, c’est un lieu à part. Un no man’s land dont les démocraties ont parfois besoin pour faire le sale boulot.

— Vous parlez de torture, fit Kasdan.

— Nous parlons d’un danger véhément. Les actes terroristes, les attentats-suicides connaissent actuellement une progression exponentielle. Face à de tels ennemis, il n’y a pas de pitié à avoir. Le fanatisme est la pire des violences. Nous ne pouvons y répondre que par la même violence. En la surpassant, si possible… Comme disait Charles Pasqua : « Il faut terroriser les terroristes. »

— C’est un point de vue.

Le général revint vers ses interlocuteurs. Les boutons-pression de sa parka étincelaient au soleil de la mi-journée. Il souriait calmement.

— Plutôt le fruit d’une longue expérience. L’arme principale des terroristes est le secret. Quelques hommes ont pu détruire deux tours gigantesques, tuer des milliers d’hommes, humilier la nation la plus puissante du monde, avec cette seule arme. Le secret. L’unique réplique contre ces assaillants est de briser leur silence. Or, malgré nos recherches, nous ne savons toujours pas lever, chimiquement, la volonté des détenus. Restent les moyens physiques. Qui ne plaisent à personne mais qui ont fait leurs preuves.

— Tout ça, rétorqua Kasdan, c’est de la rhétorique. Vous démontrez simplement que vous ne valez pas mieux que ceux que vous poursuivez.

— Qui a dit que nous valions mieux ? Nous sommes des hommes au combat. D’un côté comme de l’autre.

Volokine songea à l’Algérie. Et surtout à la bataille d’Alger. En 1957, le général Massu et ses troupes, dotés des pouvoirs spéciaux, étaient parvenus à démanteler l’appareil politico-militaire du FLN en quelques mois. Leurs armes : enlèvements, séquestrations, exécutions. Et surtout : torture pratiquée d’une manière systématique. Aucun doute : la politique de l’horreur avait été efficace.

Py marcha de nouveau. Les nuages de buée qui s’échappaient de ses lèvres répondaient à ses mèches blanches qui flottaient dans le vent.

— En ce sens, les États-Unis sont moins hypocrites que nous. Leur système législatif commence à admettre la nécessité de la torture. Mais il y aura toujours les apôtres de la bonne conscience. L’immense armée de ceux qui ne font rien et jugent toujours. Sans offrir la moindre solution. Voilà pourquoi, aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin de sites noirs.

— Vous parlez de lieux comme Guantanamo ?

— Non. Guantanamo est le contraire d’un site noir. Un lieu de détention officiel. Très en vue. Un sujet récurrent pour les journaux télévisés. Je peux vous certifier que les prisonniers d’importance sont interrogés ailleurs.

— Où ?

— En Pologne. En Roumanie. Les États-Unis ont des accords avec ces pays. On leur ménage des morceaux de terre où aucune loi n’a plus cours. Excepté celle de l’efficacité. La CIA a ainsi installé des centres de détention où on interroge les « cibles de grande importance ». Des suspects tels que Khaled Cheikh Mohammed, le cerveau des attaques du 11 septembre, capturé au Pakistan.

Malgré son âge, Py semblait au jus des affaires actuelles. Pourtant, Volokine ne croyait pas à ces rumeurs de sites secrets, d’interrogatoires cachés.

— Vos histoires font de l’effet, intervint-il, mais elles ne tiennent pas la route. Le monde est régi par des lois, des règles, des conventions.

— Bien sûr. Mais qui est derrière le système ? Des hommes qui ont peur. Je peux vous assurer que l’OTAN s’est chargé d’organiser ces sites. La Pologne appartient à l’OTAN et la Roumanie aspire à l’intégrer. Des accords secrets ont été passés. Des autorisations de survoler ces territoires, d’atterrir et de faire le boulot, près des bases aériennes. Les pays ont donné des garanties de non-ingérence. Ces sites n’appartiennent plus ni à la Pologne, ni à la Roumanie. Encore moins aux États-Unis. Ce sont des zones de non-droit, qui échappent aux lois des États.

Kasdan coupa :

— Vous allez nous dire qu’Asunción est un site noir ?

— La Colonie fonctionne sur le même principe, oui. Un territoire sans nationalité. Aucune législation ne peut s’y ingérer. Tout y est permis.

— La France n’a pas de problèmes terroristes. Du moins pas du calibre de ceux que rencontrent actuellement les Américains.

— C’est pourquoi la Colonie est une cellule dormante. Un laboratoire qui, pour l’instant, n’a pas d’application. Nous ne voulons pas savoir ce qui s’y passe. Nous n’avons qu’une conviction : les recherches avancent. Le moment venu, nous pourrons utiliser le savoir d’Asunción. Son expérience.

— Votre cynisme vous donne une réalité terrifiante.

— Toujours le même problème, sourit Py. On aime que le boulot soit fait. Mais on ne veut savoir ni où ni comment.

— Vous parlez de recherches, continua Kasdan. Savez-vous, précisément, sur quoi travaillent les dirigeants de la communauté ?

— Non. Ils maîtrisent une grande diversité de techniques. Volokine intervint :

— Une de ces techniques s’appuie-t-elle sur la voix humaine ?

— Un protocole concerne le son, oui, mais nous ne savons rien de plus. A une époque, nous pensions que Hartmann avait mis au point une sorte de décodeur de la voix. Quelque chose qui permettrait de surprendre des vérités précises à travers les cris, les inflexions. Nous avions tort. La recherche de Hartmann porte sur une autre dimension de l’organe phonatoire. Quelque chose de plus dangereux, à mon avis. Quelque chose qui se situe au-delà de la douleur…

— Quand vous dites « Hartmann », vous parlez du père ou du fils ?

— Du fils, bien sûr. Le père est mort au Chili, avant la migration de la Comunidad. Mais cette disparition n’a pas entravé le développement d’Asunción. L’esprit de Hartmann…

— … a fait école, acheva Kasdan. On nous a déjà servi ce plat. Quel âge a aujourd’hui le fils ?

— Je dirais dans les 50 ans. Mais son âge, ainsi que sa réelle identité, reste un mystère. Bruno Hartmann a compris la leçon. Durant sa jeunesse, il a vu son père traqué, menacé par des plaintes, des perquisitions. Il a saisi qu’un chef identifié peut devenir une faiblesse pour sa communauté. Il a donc réglé le problème. Personne, en France, ne peut se vanter d’avoir vu son visage. Et si un jour une quelconque association s’attaquait à Asunción, elle n’aurait aucun responsable à se mettre sous la dent.

Volokine insista :

— Pensez-vous que Hartmann se cache dans le Causse ou qu’il vit ailleurs ?

— Je ne sais pas. Personne ne le sait.

— Je suis allé à Asunción, reprit Kasdan. J’ai rencontré un médecin du nom de Wahl-Duvshani. Vous le connaissez ?

— Une des têtes pensantes de la Colonie, oui.

— C’est son vrai nom ?

— Vous savez, les noms…

— Combien sont-ils dans ce genre-là ?

— Une douzaine, je pense.

— Ce sont eux qui mènent les recherches ?

— On ignore comment s’organise le groupe. Il doit exister un Conseil. Un Comité central. Mais ces hommes en réfèrent toujours à Hartmann.

— Vous, reprit Volokine, quel est votre lien avec Asunción ?

— J’ai vécu dans leur communauté, quand ils étaient basés au Chili. J’ai aidé à leur installation en France. Je veille maintenant sur eux.

— Je pensais que c’était La Bruyère qui faisait venir ces Chiliens en France…

— Ce vieux La Bruyère… Il s’est occupé du transfert de quelques-uns, oui. Mais il n’avait pas les épaules pour la suite. Créer ce Freistaadt Bayern. Un État libre.

Kasdan paraissait de plus en plus nerveux :

— Nous cherchons une faille pour pénétrer dans la Colonie.

— Oubliez. Personne ne peut y entrer. Ni légalement. Ni clandestinement. Nous avons circonscrit ce petit monde, dans un sens comme dans l’autre. Impossible d’y entrer. Impossible d’en sortir.

— Pourquoi vous nous racontez tout ça sans difficulté ? demanda Volokine.

— Ces informations sont accessibles à tous. Sur Internet. Dans les articles de presse. Dans les couloirs des ministères. Mais personne ne peut les utiliser. Et personne n’y croit. C’est l’essence même de la Colonie. Exposée aux yeux de tous, mais invisible. Je peux vous décrire les rouages de la machine. La machine vous échappera toujours. La machine, juridiquement, n’existe pas. Et la machine dépasse l’imagination.

Silence des hommes. Murmure des oies. Py remonta la pente et observa plus attentivement Kasdan. Les nappes vertes du lac voyageaient derrière ses épaules.

— C’est étrange…, murmura-t-il. J’ai l’impression de te connaître.

Kasdan sursauta à l’utilisation du tutoiement. Il était gris. Il passa au livide.

— Oui… Je te connais.

— Pas moi, répondit l’Arménien les dents serrées. Je me souviendrais d’un enculé comme toi.

— Tu as suivi une carrière militaire avant d’être flic ?

— Non. (Kasdan se passa la main sur le visage.) Revenons à la Colonie. Vous évoquez des recherches. Vous parlez d’atouts militaires. D’après ce que nous savons, il s’agit surtout de mauvais traitements exercés sur des enfants. De fanatiques qui prônent la loi du châtiment et une foi religieuse d’un autre temps.

Py ramassa un morceau de bois. Il éprouva sa résistance des deux mains.

— Connaissez-vous les chiffres concernant les mauvais traitements infligés aux mineurs, rien qu’en France ? Au moins les enfants d’Asunción apprennent-ils quelque chose. Ils grandissent dans la discipline et la foi. Ils intègrent la souffrance et deviennent de vrais soldats. En mettant les choses au pire, leur sacrifice n’est jamais vain. Ils font avancer, indirectement, notre puissance armée.

— Putain de salopard, grogna l’Arménien. Tu peux donc imaginer ces mômes torturés sans bouger ? Il s’agit de gamins ! Il s’agit d’innocents qui…

Py brandit son morceau de bois à la face de Kasdan :

— Ces enfants ne tombent pas du ciel. Ils dépendent de leurs parents, qui sont tous membres d’Asunción. Des adultes libres et consentants.

Volokine vit les tempes luisantes de Kasdan — il était en sueur. Le Russe prit la parole pour faire diversion.

— Nous avons la preuve, bluffa-t-il, que Hartmann et sa clique ont fait enlever plusieurs enfants, issus de chorales parisiennes.

— Ridicule. Jamais les dirigeants de la Colonie ne prendraient un tel risque. Ils ont leurs propres enfants. Vous ne connaissez pas Asunción. C’est un monde clos, autonome, qui vit sur ses propres forces.

Kasdan recula. Quand il parla, sa voix paraissait maîtrisée :

— Nous enquêtons sur les meurtres de quatre personnes. Parmi ces victimes, il y a Wilhelm Goetz, Alain Manoury, Régis Mazoyer. Ces noms vous disent-ils quelque chose ?

— Wilhelm Goetz, oui. Je l’ai connu au Chili. Mais il a aussi séjourné dans la Colonie française, quand elle était implantée en Camargue. Les autres noms ne me disent rien. Pourquoi ces meurtres seraient-ils liés à Asunción ? Votre enquête n’est ni faite ni à faire…

Kasdan ne bougeait plus, les pieds plantés dans la boue :

— Pensez-vous que les enfants d’Asunción pourraient suivre un entraînement au combat ? Pourraient-ils apprendre à tuer ?

— Ce type de préparation est prévue, mais pas pour les enfants. Jusqu’à la mue, les gosses se concentrent sur le chant. Ensuite, à la puberté, ils passent à un autre type d’enseignement. Combat. Art de la guerre. L’Agogé, comme à Sparte…

— Vous savez de quoi est morte Sparte ?

— Non.

— De l’appauvrissement du sang. Asunción pourrait avoir besoin de nouveaux enfants pour nourrir ses rangs. Son sang.

Py jeta son morceau de bois à terre. Il perdait son sang-froid :

— Asunción accueille chaque année de nouvelles familles. Des volontaires. Vos histoires de rapts sont ridicules.

— La Comunidad pourrait avoir besoin d’enfants spéciaux. Des enfants qui possèdent une voix spéciale. Des enfants qui auraient été sélectionnés par des maîtres de chœur, comme Goetz ou Manoury.

— Vous délirez. Kasdan avança d’un pas.

— Non. Et c’est pour ça que tu chies dans ton froc !

— Je sais où je t’ai déjà vu, dit Py en plissant les yeux. Oui, je te connais…

— Les cinglés de la Colonie font le ménage, Forgeras ! Ils ont peur. Ils tuent pour réduire des hommes au silence. Des hommes qui savent quelque chose ! Quelque chose que tu sais toi aussi !

— Tu m’appelles Forgeras… A l’époque, je m’appelais ainsi. Et toi, tu…

— Ils tuent hors de leur territoire et c’est leur erreur. Parce que ces meurtres se passent en France, et ça, c’est notre domaine, tu piges ?

— Cameroun. 1962.

— Quand les salopards de ton espèce seront-ils hors d’état de nuire ?

— Je te reconnais, murmura Py. Tu es la petite salope qui… L’Arménien dégaina et planta le canon de son arme contre le torse du vieil homme.

— Kasdan, non !

Volokine se précipita. La détonation le pétrifia. Dans son œil, la scène se décomposa. Le général se fracassa contre un arbre. Roula contre le fût et tomba en contrebas, visage dans la boue. Les oies couraient en tout sens le long de l’étang.

Kasdan fit un pas et tira une nouvelle fois. Dans la nuque.

Volokine attrapa l’Arménien par l’épaule. Il hurla au-dessus des oies :

— Vous êtes dingue ? Putain, mais qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ?

Kasdan se libéra de son emprise et mit un genou à terre. Il ramassa les douilles percutées. Il enfila un gant de latex. Plongea ses doigts à l’intérieur des chairs fumantes. Il cherchait les balles qui avaient perforé le cœur et la moelle épinière du général.

Volo recula, pataugeant dans la gadoue, répétant plus bas :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Alors, il comprit le bruit étrange qui flottait dans la puanteur de cordite.

Kasdan pleurait à chaudes larmes.

66

Lionel Kasdan est mort le 23 août 1962. Dans une embuscade, près de Bafang, à l’ouest du Cameroun. Il avait 19 ans.

— Qui êtes-vous ?

— J’ai découvert l’Afrique en 1962. J’avais 17 ans. Tu te souviens de ce que tu faisais à cet âge ? Moi, j’aiguisais mes rêves comme on affûte des couteaux. Malraux. Kessel. Cendrars. L’aventure, l’action, le combat, mais aussi les mots qui vont avec. Je m’imaginais écrivain. Un destin d’action d’abord, puis les livres qui suivraient. Je me suis engagé, en pensant à Rimbaud plutôt qu’à de Gaulle, en me disant que, pour écrire, il fallait d’abord vivre. Et que pour vivre, il fallait d’abord mourir. Sous les balles. Sous le soleil. Sous les moustiques.

Kasdan parlait d’une voix blanche. Regard fixe. Rivé au tableau de bord. Volokine avait conduit jusqu’à une aire d’autoroute. Moteur coupé. Habitacle glacé. La pluie avait repris, frappant les vitres en cadence légère. Le Russe lui-même ne savait plus où ils étaient.

— Répondez à ma question : qui êtes-vous ? Kasdan ne semblait pas entendre :

— Quand je suis arrivé à Yaoundé, je n’ai pas été dépaysé. C’était la France mais dans une version à l’arrache. Il y avait les marques : les Peugeot, les Monoprix, les engins Moulinex… Il y avait les PTT, l’école publique et ses maîtres d’école. Mais tout ça était rouge, déglingué, usé jusqu’à la corde. C’était la France, mais retournée comme un gant, révélant ses tripes au soleil. Une farce tragique, où la vérité de l’homme jaillissait à nu.

« Après quelques semaines de cantonnement, on est partis pour la garnison de Koutaba, au nord-ouest, là où ça chauffait. Je pourrais te parler des heures de la beauté du paysage. Et aussi de notre beauté à nous, les troupes. Le vert de nos treillis qui contrastait avec la latérite. Le 17e Bataillon d’Infanterie de Marine… On était des braves. Des héros. En fusion avec cette terre solaire…

« Je te fais grâce du contexte politique. En gros, on avait rendu le Cameroun à son peuple. Finie la colonie. Mais le ménage n’était pas terminé. Avant de partir, il fallait nettoyer les rebelles, les gars de l’UPC, pour laisser un territoire propre à Ahidjo, le président, « l’ami des Français ». Pour qu’il puisse continuer à nous servir la soupe.

« Le problème, c’est qu’on n’avait plus le droit, officiellement, d’être là. Tu peux chercher dans les archives. Tu ne trouveras jamais une note, un bulletin sur nos actions. Il n’y avait plus d’ordre écrit. Il était interdit de hisser le drapeau français. Interdit de parler à la presse. Interdit d’utiliser des mots tels que « quadrillage », « secteur », etc. Pourtant, le boulot devait être fait. On avait deux missions. Anéantir les troupes rebelles. Remettre les populations dans le droit chemin. Tous ces paysans qui sympathisaient avec les maquisards.

« Au début, on menait des opés sans danger. Surveiller la voie ferrée. Escorter des convois de marchandises. On était une seule compagnie. Deux cents hommes à tout casser. Ensuite, on est descendus le long du lac de Baleng, jusqu’à plonger dans le triangle infernal dessiné par trois villes : Bafoussam, Dschang et Bafang. On a d’abord suivi les pistes en blindés. Puis il a fallu se cogner la vraie brousse, à pied, avec le matos sur le dos. C’était la saison des pluies. On se prenait des saucées dantesques. Le paysage croulait sous nos pas, fondait, ruisselait, et nous emportait avec lui.

« On crevait de peur et en même temps, avec nos armes, on se sentait forts. La forêt, c’était la même chose. D’un côté, il n’y avait pas plus flippant que ce milieu humide, obscur, fourmillant, rempli de rebelles qui se croyaient invincibles grâce à la sorcellerie. En même temps, la forêt était merveilleuse. Quand on installait le campement, à la tombée de la nuit, il y avait quelque chose de féerique dans ces trouées de feuilles, ces lucioles qui apparaissaient, ces parfums qui jaillissaient de la terre…

« Très vite, on a compris à qui on avait affaire. Je veux dire : nos chefs. Les rebelles, on les voyait jamais. En revanche, Lefèvre, notre capitaine, et Forgeras, son lieutenant, on commençait à bien les cadrer. Deux salopards, tout frais sortis d’Algérie, obsédés par la « campagne de sensibilisation » qu’on devait mener dans les villages. Un euphémisme pour dire qu’il fallait terroriser la population et lui faire passer le goût de coopérer avec l’UPC. La méthode était simple. A chaque village, on frappait, on détruisait, on brûlait. On ne croisait que des civils désarmés. Des femmes, des gosses, des vieux. C’était dégueulasse.

« Nos deux officiers étaient des fêlés de la torture. Dans un bled, je me souviens plus du nom, ils ont installé un DOP. Dispositif Opérationnel de Protection. En fait, un centre d’interrogatoire. Ils utilisaient un engin électrique, la génératrice de notre poste radio, un genre de gégène, mais qui marchait au diesel. Jamais j’oublierai l’odeur de l’essence. Et les cris qui allaient avec…

« Mais il y avait pire. Les appelés prenaient goût à ces saloperies. L’homme est une ordure. Et quand il n’est pas une ordure, c’est un lâche. Ceux qui ne voulaient pas jouer le jeu y allaient tout de même, par peur des représailles. On est devenus des bêtes. Une sorte d’ivresse nous montait à la tête. Et aussi une espèce de lucidité sourde qui nous rendait malades. Et plus méchants encore. D’une certaine façon, on en voulait à nos victimes. A tous ces cons de villageois qui pactisaient avec l’ennemi. On en voulait à l’Afrique. On en voulait à la pluie, qui n’arrêtait pas…

« J’ai tout de suite pensé à déserter. C’était pas si compliqué. Trouver un guide. Voler des vêtements civils. Fuir dans la forêt. En quelques jours, je pouvais rejoindre le Nigeria. Mais c’était une fuite. Impossible. Je devais stopper la machine. Libérer les autres des deux givrés. Je devais sauver les Noirs. Il n’y avait qu’une seule solution : buter les salauds qui nous servaient de chefs. Pendant des jours, j’ai échafaudé des plans. Je ne voyais même plus ce qui se passait autour de moi. J’ai frappé, pillé, détruit… Mais je gardais la tête haute. Grâce à mon projet. J’allais arrêter tout ça. J’allais sauver l’Afrique !

« À ce moment-là, il y a eu l’embuscade. On devait être à dix kilomètres de Bafang. En pleine jungle. Les premiers coups de feu ont retenti. On n’a rien entendu, à cause de la pluie. Des feuilles se sont déchirées. Des éclats d’écorce sont partis dans le rideau de flotte — et un homme est tombé, devant moi. Lionel Kasdan, un petit Arménien très croyant qui ne parlait plus depuis des semaines. Un môme de mon âge, aux yeux globuleux, qui semblait attendre une espèce de Jugement dernier. C’est ce que j’ai pensé alors. Sous le feu, je me suis dit : « Ça y est. Dieu s’est enfin décidé. On va tous y passer… »

« Dans les bruissements de l’averse, Lefèvre et Forgeras hurlaient des ordres. Les hommes tentaient de se mettre à couvert, alors qu’un treillis serré de gouttes et de balles, d’eau et de fer, nous tombait dessus. Moi, j’étais frappé de paralysie. Je bougeais pas. Un genou au sol, près de Kasdan, je regardais la mort dans ses yeux et j’attendais qu’elle me prenne aussi.

« Mais je ne mourais pas. Les balles sifflaient. La pluie crépitait. Et je demeurais là, invincible. Alors, j’ai compris la vérité. J’appartenais au plan de Dieu. Il nous punissait, oui, mais il me donnait aussi l’occasion de réaliser Sa vengeance. Le corps de Kasdan dans mes bras. Ses papiers dans son treillis. La possibilité d’une fuite et d’un autre salut, sous un autre nom. J’ai fouillé le cadavre. Trouvé son portefeuille. Y avait tout. Papiers d’identité. Documents militaires. Photos de famille. Tout. J’ai embarqué l’ensemble et traîné le corps à l’abri. Là, enfin, j’y suis allé de mes rafales. Mais j’étais plus le même. Je n’étais plus Etienne Juva, c’était mon nom, ni Lionel Kasdan. J’étais personne. Juste un bras armé. L’instrument de Dieu, qui allait frapper. Éliminer les deux cinglés qui nous avaient foutus dans cet enfer.

« Ce jour-là, l’embuscade n’a fait qu’un mort. Kasdan. De notre côté. De l’autre, impossible à savoir. Les rebelles avaient disparu dans l’averse. On les avait même pas vus. Tout le monde se demandait si ces histoires de sorcellerie n’étaient pas vraies. Des combattants possédés qui pouvaient devenir invisibles. On est rentrés au camp de base. On a inhumé le corps de Kasdan.

Impossible de le conserver avec la chaleur et l’humidité. Et on a fait le point.

« Lefèvre et Forgeras étaient comme des fous. Ils ne voulaient ni rentrer à Koutaba ni appeler des renforts. Ils voulaient foutre le feu à toute la brousse. Écraser les rebelles. Torturer leurs complices — les villageois. Faire payer au pays entier notre humiliation ! Les soldats étaient prêts à tout, eux aussi. Plus personne, à ce moment, n’était dans son état normal. On avait faim. On avait peur. On avait la fièvre. Et la mort de Kasdan nous enfonçait encore dans notre ressentiment…

« On est repartis. Le capitaine et le lieutenant avaient une cible. Une espèce de dispensaire. Un hôpital de brousse, soi-disant dévoué aux rebelles, à une demi-journée de marche. Quand on est arrivés, on n’a découvert qu’un bâtiment en torchis, abritant des gamins malades, des grabataires, des femmes enceintes. On a sorti tout le monde puis on a mis le feu au dispensaire. Alors, les deux fumiers ont « interrogé » les femmes et les enfants. Les prisonniers tenaient même pas debout. Leurs pansements se déroulaient. Leurs plaies attiraient les mouches. C’était atroce. Ils ne savaient rien. Ils hurlaient de panique. Alors Forgeras a commencé à pousser les mômes dans le feu. Les gosses criaient. Refusaient de se jeter dans les flammes. Forgeras leur tirait dans les jambes pour les décider. Le calvaire a duré toute la journée. Tous les malades ont fini brûlés vifs. Ceux qui ne pouvaient pas marcher ont été traînés, jetés dans le brasier comme des cadavres.

« Quand ça a été fini, le silence est retombé sur nous. Le goût de la cendre dans la gorge. Et la honte. Lefèvre et Forgeras sentaient qu’ils nous perdaient. La mutinerie n’était pas loin. Il fallait nous maintenir dans cette espèce de délire. Ils nous ont dirigés jusqu’à un autre village. Y avait plus là-bas que des femmes et des mômes. Les hommes avaient pris la fuite, ayant autant la trouille, la nuit, des rebelles, que de l’armée française, le jour. Alors, les officiers nous ont ordonné de nous détendre un peu avec les femmes et les gamines… Les troufions y sont allés. Comme pour s’enfoncer davantage. Se venger de ces Noirs qui nous avaient transformés en monstres.

« Toute la nuit, les femmes ont hurlé dans les cases. Il y avait aussi des petites filles. Certaines d’entre elles n’avaient pas 10 ans.

Avec quelques autres gars, on est restés là, pétrifiés, au coin du feu. Je voyais, à quelques mètres de là, Lefèvre et Forgeras, indifférents aux cris, à la panique, qui préparaient la campagne du lendemain. Leur folie était là. Dans l’éclat de leurs yeux. Dans leurs lèvres qui s’agitaient, posément, alors qu’on violait des mères sous les yeux de leurs gosses.

« Ils se sont éclipsés dans une case, à l’écart, accompagnés de deux Tchadiens qui nous servaient d’éclaireurs. Il était temps d’agir. Je suis parti m’équiper puis, caché dans les taillis, j’ai attendu. Un des deux, au moins, allait sortir pisser. C’est Lefèvre qui est apparu aux premières lueurs du jour. Il était vêtu d’une djellaba, comme s’il portait une robe de chambre. Quand il s’est arrêté pour soulager sa vessie, j’ai écrasé le canon de mon .45 sur sa nuque. Je pouvais pas parler. Sans m’en rendre compte, j’avais hurlé toute la nuit en silence, en mordant mon poing. Du canon, je l’ai poussé dans la forêt. On a marché. Longtemps. Lui et moi on le savait, on marchait vers les rebelles. Chaque pas nous rapprochait d’eux et pouvait nous être fatal. Mais c’était pas grave. Je pouvais mourir avec lui. Ce qui comptait, c’était de faire disparaître la maladie de notre section. Et Etienne Juva était déjà mort.

« On est tombés sur une clairière. Un cercle de terre rouge, cerné d’arbres et de plantes. Lefèvre, c’était un grand gaillard de 40 ans, sec comme une trique, à demi chauve. Quand il a voulu se retourner, je l’ai frappé au visage avec ma crosse. Il est tombé. J’ai frappé à nouveau. Il encaissait sans crier. Il craignait peut-être d’attirer les rebelles. Ou c’était sa dignité de soldat, je sais pas.

« J’ai frappé si fort que ma crosse s’est ouverte en deux. J’ai balancé mon arme et j’ai continué à coups de pied. Lefèvre tentait de se relever. À chaque fois, je le cueillais d’un coup de botte. Son visage était labouré, retourné. Une bouillie de chair et de terre.

« Il ne bougeait plus mais il vivait toujours. J’ai frappé encore. Dans le dos. Dans le ventre. Dans la face. Puis, à coups de talon, j’ai cherché à briser tout ce qui pouvait l’être. Le crâne. Les pommettes. Les côtes. Les vertèbres. Je pensais aux enfants dans les flammes. Aux femmes et aux gamines dans les cases. Je cognais, encore et encore, jusqu’à sentir les os craquer sous ma pointe ferrée. Enfin, je me suis arrêté. Je sais pas s’il était mort, mais il n’était plus un homme. Un simple amas de viande sanglante.

« En maîtrisant mes tremblements, j’ai ouvert le jerrican de gasoil que j’avais apporté et j’ai répandu l’essence. J’avais un briquet Zippo — un cadeau de mon père avant mon départ. Je savais que je ne reverrais plus jamais ma famille. J’ai allumé le briquet et je l’ai balancé sur le corps.

« C’est la pluie qui m’a rappelé à moi-même. J’étais toujours vivant. Les rebelles n’étaient pas apparus. Le campement était à des années-lumière. Et le capitaine Lefèvre n’était qu’un débris noirci, mi-cendre, mi-carcasse, déjà emporté par la boue. Je n’avais plus qu’à fuir en m’orientant vers l’ouest. En marchant deux à trois jours, je traverserais la frontière du Nigeria sans difficulté.

« C’est ce que j’ai fait. En buvant à la liane. En mangeant le manioc que j’avais emporté. J’ai suivi la piste. J’ai croisé des villages fantômes. J’ai tremblé dans la nuit fourmillante. J’ai sursauté mille fois en croyant tomber sur les gars de l’UPC ou sur une section des nôtres, mais j’ai marché. Au bout de trois jours, j’ai trouvé le fleuve Cross. J’ai payé un pêcheur qui m’a fait franchir la frontière, à travers un dédale de marigots. Ensuite, j’ai trotté à nouveau, plein sud, jusqu’à trouver la ville de Calabar, au Nigeria. De là, j’ai volé jusqu’à Lagos. Puis, de Lagos, j’ai pris un vol régulier pour Londres — le Nigeria est anglophone.

« La suite, tu la connais. L’homme qui est arrivé à Londres s’appelait Lionel Kasdan. J’avais un projet. Le vrai Kasdan, celui qui était tombé sous mes yeux, ne cessait de parler d’un monastère sur une île près de Venise, qui appartenait à des moines arméniens. Il s’était juré, s’il s’en sortait, de s’enfouir là-bas et d’approfondir la culture de son peuple. J’ai tenu sa promesse. De Londres, je suis parti en Italie et j’ai rejoint San Lazzaro dei Armeni. Les prêtres, les livres, les pierres de l’abbaye ont été les seuls témoins de ma métamorphose. Quand je suis sorti de là, en 1966, j’étais devenu, au plus profond de ma chair, arménien. J’ai passé le concours de flics et voilà.

Après un long silence, Volokine murmura :

— Je me souviens. Dans un de vos canards à deux balles, vous avez raconté vos souvenirs de cette époque. Une phrase m’a frappé. Une phrase de poète : « A l’ombre du campanile, dans la paix des rosiers, j’ai suivi les contours et les ciselures de l’alphabet arménien, y retrouvant les lignes des pétales, des pierres et des nuages du dehors… »

— Je ne mentais pas. Depuis cette époque, je n’ai plus jamais menti. Lionel Kasdan était revenu à la vie. Il n’a plus jamais dérogé à sa ligne, fondée sur la traque du mal, quel que soit son visage.

Volokine murmura sur un ton étrange, entre dégoût et tendresse :

— Vous êtes un vrai fêlé.

— C’est la guerre qui est fêlée. Je peux te jurer qu’avant mes 17 ans et l’Afrique, j’étais un gamin équilibré. Cette guerre a été mon électrochoc. Elle a bouleversé la chimie de mon cerveau. Depuis ces jours maudits, je poursuis un chemin de crises, de cauchemars, de hantises. Que tu le croies ou non, je suis avant tout une victime. La victime ordinaire de faits extraordinaires. A moins que cela ne soit l’inverse. La victime extraordinaire de faits qui, dans toute leur laideur, n’ont fait que révéler la violence ordinaire de l’homme.

Le jeune Russe tourna la clé de contact :

— Je vous ramène à la maison.

67

La nuit. Sa première pensée. La seconde : il revenait de loin. De très loin. Un sommeil de fonte. Sans rêve. Sans durée. Il n’avait aucune idée de l’heure ni du lieu exacts. 1962, sur les pistes de Bafoussam ? 2006, dans son appartement ?

Il leva la tête puis retomba, la nuque raide. D’autres sensations se précisaient. Bouche pleine de cendres. Soif terrible. Il était dans son lit. Hier soir, il s’était concocté un cocktail particulier. Un assommoir. Xanax. Stilnox. Loxapac. Un comprimé de chaque, appuyé d’une rasade d’eau gazeuse.

Effet instantané. Les molécules s’étaient fondues dans son corps, s’amplifiant telles des ondes magnétiques, enveloppant chacune de ses ramifications nerveuses d’un gel anesthésiant, ralentissant ses circuits mentaux, mettant toute la machine en hibernation. Jusqu’à l’endormissement.

Maintenant, au fond de lui, il surprenait autre chose. Un sentiment de pureté, qui l’emplissait de la tête aux pieds. Une neige brillante, sans l’ombre d’une trace, tapissait son âme. Un silence translucide l’enveloppait. D’où venait ce sentiment de virginité ? L’image de Forgeras s’écroulant dans la boue le fit tressaillir. Était-ce son crime qui l’apaisait maintenant ? Non. Cet acte absurde n’était que l’obscure résolution d’une colère jamais refroidie. Une pulsion de vengeance persévérant sous les années.

Il n’en avait tiré ni soulagement, ni satisfaction. Il fallait qu’il le fasse, c’était tout. Au nom du passé. Au nom des gamins qui avaient brûlé dans le dispensaire. Des femmes violées dans les cases. Il fallait terminer le boulot commencé 40 ans plus tôt, dans la jungle.

Le sentiment de pureté venait d’ailleurs.

Il avait parlé. Il avait avoué son crime. Cet acte innommable qu’il n’avait jamais réussi à confesser. Ni à Dieu. Ni à son psy. Ni à Nariné. Ce caillot empoisonné, il l’avait craché aux pieds de Volokine. Les mots avaient franchi ses lèvres, cristallisant sa douleur et l’évacuant dans le même mouvement. Maintenant, oui, il se sentait intensément propre, intensément lumineux. Tout pouvait recommencer.

Du bruit dans l’appartement. Pas d’horloge. Pas de montre. Et la porte de sa chambre close. Il tendit l’oreille. Cliquetis. Claquements. On s’affairait dans la cuisine.

Il appela :

— Volo ?

Quand il se réveilla, la chambre était claire. Jour terne à la fenêtre. Gueule d’équerre. Fringues éparses sur le fauteuil, près du lit. Et toujours, au fond de lui, le soulagement. Ce matin, malgré sa gueule de bois chimique, malgré son meurtre de la veille, il se sentait léger. Léger et libéré.

— Volo ? appela-t-il encore.

Pas de réponse. Avec effort, il se leva. Enfila un sweat-shirt et ouvrit la porte de sa chambre. L’appartement était vide. Le Russe s’était fait la malle. Se tenant au mur mansardé, Kasdan remonta chaque pièce. Sans café, point de salut.

Il pénétra dans la cuisine et resta en arrêt.

Fixé sur la cafetière avec du Scotch, un mot l’attendait.

Il décolla la feuille pliée et l’ouvrit, avec un sentiment d’appréhension.

Kasdan,

Vous êtes un salopard mais je ne vaux pas mieux que vous. Je ne cherche pas à vous comprendre. Surtout pas. Pourtant, malgré tous mes efforts, je crois que je vous comprends tout de même un peu…

Nous connaissons vous et moi la solution. Il faut infiltrer la Colonie. C’est le seul angle d’attaque possible. Vous ne pouvez pas vous y coller. On connaît là-bas votre sale tête de facho. Alors, je suis en route pour Asunción. Ils embauchent des ouvriers agricoles pour le début d’année. Je me suis rasé les cheveux et, avec vos fringues, j’ai l’air d’un vrai blaireau.

Au début de notre association, je vous ai dit : « A nous deux, on fera peut-être un flic potable. » A l’arrivée, la vérité est différente : je crois qu’a nous deux, nous faisons un honnête criminel…

Mais le boulot doit être fait.

N’approchez pas de la Colonie. Je suis à l’intérieur. Je stopperai la force maléfique qui y est à l’œuvre. J’arrêterai les meurtres et percerai le mystère du Miserere. Je sauverai les enfants.

D’après ce que je sais, les Arméniens fêtent Noël au début du mois de janvier. Je suis sûr que, malgré tout, vous devez faire comme eux. Alors, pensez à moi sous le sapin.

Je vous embrasse.

VOLO

PS : Ne cherchez pas le verre du toubib de la Colonie : je l’ai emporté. C’est ma clé pour ouvrir les profondeurs du repaire…

Kasdan lut deux fois la lettre. Il ne pouvait y croire. Volokine s’était jeté dans la gueule du loup. L’Arménien balança un coup de pied dans sa cuisinière. Sa tête était maintenant sous l’emprise d’une seule pensée. Rejoindre le gamin. Le rattraper avant qu’il ne soit trop tard.

Il se précipita dans sa chambre et ouvrit la penderie qui occupait le mur de droite. Il écarta les vestes, les chemises, les costumes, découvrant un coffre-fort mural. Code digital. A l’intérieur, plusieurs mallettes ainsi que des housses de cordura. Il déposa l’ensemble sur son lit et en vérifia le contenu.

La première boîte, un container logistique de résine, abritait un fusil de précision longue distance, le Tikka T3 Tactical, dont on avait l’habitude de dire qu’il appartenait à une catégorie à part : la sienne. Les pièces détachées de l’arme, auxquelles s’ajoutaient sa lunette de précision et ses chargeurs, étaient soigneusement encastrées dans leurs compartiments de mousse.

La seconde boîte, une mallette en polymères à serrures à pompe, protégeait un pistolet semi-automatique « Safe Action » Glock 21, calibre .45. Une arme magnifique que ses collègues lui avaient offerte à son départ en retraite, équipée d’une « lampe tactique » — torche au xénon et faisceau laser adaptés au canon.

Kasdan vérifia la housse suivante. Elle contenait un pistolet Sig Sauer P 220, calibre 9 mm Para. Mi-noir, mi-chromé, il avait la beauté d’une sculpture de Brancusi et l’acuité d’une arme de pointe.

Dans la dernière sacoche, un revolver Manhurin l’attendait. Le fameux MR93 S.6, le calibre .357 qui l’avait accompagné durant plus de 20 ans.

Kasdan compléta son équipement avec un aérosol lacrymogène, portant le sigle « Police Nationale » et une matraque télescopique. Plaçant son arsenal dans un sac de sport, il réfléchissait déjà aux possibilités d’attaque de l’enceinte de la Colonie. D’une manière ou d’une autre, il fallait pénétrer la propriété et arracher le jeune fauve à la secte.

Un bref instant, il envisagea d’alerter les forces d’intervention qualifiées. Ses collègues du RAID. Mais sur quelles bases ? Il n’avait aucune légitimité. Ni l’ombre d’une preuve de la culpabilité de la Colonie. De plus, le lieu se situait hors de la juridiction des autorités de police. Il aurait fallu en référer aux forces de la gendarmerie qui à leur tour contacteraient le GIGN… Mais même cette démarche n’aurait servi à rien. Asunción était protégée par son statut. En vérité, seul le Quai d’Orsay, le ministère des Affaires étrangères, aurait pu décider d’une action.

Il caressa ensuite l’idée de contacter les responsables de l’enquête en cours. Marchelier à la Crim. Les gars des RG et de la DST. Ceux qui avaient placé des micros chez Goetz. Après tout, ces mecs-là devaient être au parfum. Mais comment agir en toute rapidité ? Le temps que Kasdan les persuade de la réalité des enjeux, Volokine aurait le temps de se faire couper en rondelles par les médecins fêlés de la Comunidad.

Kasdan retourna au coffre-fort. Il attrapa plusieurs boîtes de munitions. Fermant le sac de sport, il eut une autre idée. Pierre Rochas. Le maire d’Arro. Le cow-boy du Causse, qui dirigeait lui aussi sa communauté au cœur de la steppe. Des paysans, des éleveurs, des fermiers, héritiers des Seventies, qui semblaient avoir un sérieux compte à régler avec Hartmann et sa bande. Ces hommes armés pouvaient constituer de solides alliés dans le cadre d’une bataille rangée.

Kasdan prit le temps de se doucher, de se raser, puis s’habilla chaudement. Sous-vêtements de Gore-Tex. Laines polaires. Pantalon de ski. Se dirigeant vers la porte d’entrée, il aperçut un détail dans son bureau qui l’arrêta. Un long ruban de papier sortait du fax, jusqu’à toucher le sol.

Sur le coup, il ne vit pas de quoi il s’agissait.

Puis il se souvint. La liste des enfants-chanteurs d’Asunción, envoyée par le prêtre de Saint-Sauveur, l’église des environs d’Arles. La liste qu’il avait demandée deux nuits auparavant.

Kasdan croyait à l’instinct. Il n’aurait pu citer un exemple précis d’enquête résolue à la seule force de son intuition mais il y croyait, c’était comme ça. Une voix lui souffla d’aller jeter un coup d’œil sur ces listes d’enfants — les maîtrises des années passées…

Il posa son sac à terre et pénétra dans son bureau.

68

Victor Amiot

Paul Baboukchem

Thomas Bonnani

Florian Brey

Emmanuel Cantin

Julien Charvet

France Dubois

Raphaël Gaillon

Anthony Kuzma

Mathieu Leclerc

Maxime Moinet

Lucas Pelovski

Guillaume Pierrat

Bertrand Plance

Théo Rabol

Loïc Shricke

Jacques-Marie Tys

Cédric Volokine

Louis Werner

Dylan Zimbeaux

Un seul coup d’œil suffit à repérer le signe. La convergence hallucinante.

Cette liste correspondait au premier passage de la chorale d’Asunción à Saint-Sauveur, en 1989. Kasdan secoua la tête en signe de dénégation. Ce n’était pas possible. Trop fou. Trop incroyable. Trop, en un mot.

Kasdan connaissait un nom de cette liste.

Le dernier auquel il aurait pu s’attendre : Cédric Volokine.

Volo, âgé de 11 ans, avait appartenu à la chorale maléfique !

Retenant souffle et pensée, Kasdan vérifia les autres listes, froissant le long ruban de papier entre ses doigts fébriles.

1990.

Cédric Volokine. 1991.

Pas de Cédric Volokine.

Le môme avait donc appartenu à la secte durant deux années. Au moins. Puis il s’en était sorti. Kasdan lâcha l’air qu’il avait comprimé dans ses poumons et s’effondra sur la chaise de son bureau. L’esprit humain ne peut assimiler qu’une certaine quantité de vérités à la fois. Kasdan, les yeux fixés sur la liste, tenta d’intégrer les faits induits par ce simple nom sur du papier thermique.

En y mettant de l’ordre.

Au début de l’affaire, Kasdan avait enquêté sur le jeune flic. Greschi, le patron de la BPM, supposait que Volo avait vécu un traumatisme dans son enfance. Un choc qui l’avait rendu sensible aux affaires touchant les mineurs. Durant leurs journées passées ensemble, Kasdan n’avait jamais lâché cette conviction. Volo avait un compte à régler avec les pédophiles et, d’une façon générale, avec tous ceux qui faisaient du mal aux enfants.

Le traumatisme était désormais identifié.

Deux années passées à la Colonie.

Qu’avait-on fait au môme ? Quelles tortures, quels sévices Cédric, 10 ans, avait-il subis chez les fanatiques ? Pas de réponse. Kasdan passa à la seconde question : comment le gamin avait-il pu atterrir à Asunción ? Il rassembla les pièces. Toujours au début de son enquête, il avait parlé à une animatrice, dans un foyer d’accueil d’Epinay-sur-Seine. La femme lui avait précisé que le grand-père de Cédric avait récupéré la tutelle de son petit-fils autour de sa dixième année. Elle avait ajouté que le vieux salaud avait agi dans l’espoir de toucher quelques subsides de l’État.

Une autre vérité était possible.

Les hommes de la Colonie, à la recherche de petits chanteurs, avaient repéré Cédric et sa voix magnifique. Ils avaient contacté le grand-père et lui avaient proposé un marché. L’enfant contre de l’argent. Le vieux Russe avait vendu son petit-fils à la secte. Le gosse avait vécu deux ans en enfer. Il avait suivi les règles de la communauté. Il avait chanté dans la maîtrise. Puis on l’avait libéré. Peut-être après sa mue. Ou bien alors il s’était sauvé. Comme Milosz.

Dans cet écheveau, un fait ne collait pas. A l’évidence, durant l’enquête, Volokine ignorait tout de la secte. Le Russe était-il à ce point comédien ou, sous la force d’un choc, avait-il perdu la mémoire ? Kasdan penchait pour la deuxième solution. L’enfant traumatisé ne se souvenait plus d’Asunción mais il en gardait une blessure intérieure. Blessure qui l’avait conduit, inconsciemment, à défendre les enfants subissant des violences. Blessure aussi qui l’avait rendu accro à l’héroïne.

Kasdan froissa la liste. Il se jura de sortir non seulement Volokine de ce guêpier mais aussi de sa névrose. A l’issue de l’enquête, le Russe serait libéré, comme lui-même s’était affranchi de ses hantises.

A cette pensée, la panique monta en lui.

Il comprenait maintenant l’urgence de la situation. Volokine s’était non seulement jeté dans la gueule du loup mais le loup allait le reconnaître ! Le Russe avait-il totalement perdu la mémoire ? Ou avait-il décidé de plonger en connaissance de cause, prenant le risque d’être identifié par ses anciens tortionnaires ? Avait-il décidé de se venger en solitaire de ceux qui l’avaient meurtri ?

Dans son message, le gamin avait écrit : « Je suis à l’intérieur. Pour faire ce qui doit être fait. » La vérité était encore différente. D’une manière ou d’une autre, le gosse avait retrouvé la mémoire au fil de l’investigation. Peut-être était-ce la raison de ce shoot mystérieux de l’avant-veille. Ou au contraire, était-ce cette injection qui lui avait rendu la mémoire… Dans tous les cas, Volokine voulait maintenant régler ses comptes.

L’Arménien fourra le papier thermique chiffonné dans sa poche puis revint dans le vestibule, arrachant son sac du sol.

Il ouvrit la porte et demeura en arrêt.

Trois hommes se tenaient sur le seuil.

Il n’en connaissait qu’un seul : Marchelier.

Alias « Marchepied ».

Les deux autres se tenaient de part et d’autre, enfouis dans des vestes de cuir.

Le trio avait l’air d’éboueurs d’humeur meurtrière. Trois mousquetaires dont les armes dépassaient ostensiblement des pans de leur veste. Ils étaient terrifiants, mais pas assez pour Kasdan. Dans un flash de lucidité glacée, il comprit l’ironie de l’instant. Ces trois guignols venaient lui demander des comptes de bon matin et ils allaient ralentir sa course.

— T’as mauvaise mine, Doudouk, fit Marchelier. Faut que t’arrêtes les joints.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Tu nous fais pas entrer ?

— J’ai pas trop le temps, là.

Le flic de la BC baissa les yeux sur le sac :

— Tu pars en voyage ?

— Les fêtes de Noël. Tu sais ce que c’est, non ?

— Non.

Marchelier, mains dans les poches, fit un pas en avant.

— Je vous dis que j’ai pas le temps ! fit Kasdan. Marchelier secoua la tête en souriant. Il avait un visage étroit.

Ses traits semblaient s’y être concentrés pour exprimer un maximum d’hostilité en un minimum d’espace.

— Le temps, c’est une question de bonne volonté. Quand on veut, on peut.

Les trois hommes occupaient tout l’espace du couloir. Marchelier lança un regard sur sa droite :

— Rains. DST. Puis sur sa gauche :

— Simoni. DCRG. Silence. Marchelier reprit :

— Alors, ce café : tu nous l’offres ou quoi ? Kasdan recula, laissant entrer les trois Pieds Nickelés. Les expédier puis prendre la route.

69

Les trois hommes s’installèrent dans le salon. Le premier, Rains, s’affala dans un fauteuil. Il portait les écouteurs de son Ipod enfoncés dans les oreilles et tenait le petit bloc plat entre ses mains, luminescent comme du phosphore.

Le deuxième, Simoni, s’appuya sur le chambranle de la cuisine. Il portait une casquette de baseball qu’il ne cessait de faire tourner sur son crâne rasé, en tenant sa visière de deux doigts.

Marchelier se planta devant une fenêtre, contemplant les toits de l’église Saint-Ambroise, faisant craquer ses doigts avec un bruit funeste.

Kasdan partit dans la cuisine préparer du café. En réalité, il attrapa un fond qui croupissait dans un broc et le passa au micro-ondes. Une horloge tournait sous son crâne, dans un cliquetis assourdissant. Quand il revint dans le salon, cafetière et chopes en main, les flics n’avaient pas bougé.

— T’as du sucre ?

Kasdan fit un nouveau voyage. Il déposa sucre et cuillères sur la table basse. Marchelier se déplaça vers la table, fit tomber un carré dans sa chope puis revint à son poste, devant la fenêtre.

Il dit, tournant sa cuillère avec lenteur :

— Tu chies dans nos bottes, camarade.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Wilhelm Goetz. Naseer « je-sais-plus-qui ». Alain Manoury. Régis Mazoyer. Ça nous fait quatre cadavres. En moins d’une semaine. Selon le même mode opératoire. Mutilations. Citations sanglantes, dans trois cas au moins. Issues de la même prière. Un massacre est en marche à Paris et tu penses quoi ? (Il se tourna pour fixer Kasdan.) Qu’on mange de la dinde en attendant ?

Cela va, être plus compliqué que prévu. En même temps, Kasdan était soulagé qu’on ne lui parle pas du général Py. Il conserva le silence. Marchelier sortit sa cuillère, l’égoutta au-dessus du café puis la déposa sur la table. Il portait une grosse chevalière en argent. Il retourna devant la lumière du jour et déclara :

— Tu nous prends pour des cons, Doudouk. Ça a toujours été ton défaut. La condescendance.

— Je comprends pas.

— Qu’est-ce que tu crois ? Qu’on sait pas lire des rapports de légistes ? Qu’on sait pas additionner des faits ? Qu’on a passé Noël sous le sapin ?

Kasdan restait toujours muet. Il n’y avait rien à répondre.

— Ça fait une semaine que tu marches sur nos plates-bandes.

— J’admets que cette affaire m’intéresse.

— Tu parles. Tu t’es pris pour la Crim à toi tout seul.

— J’ai gêné la procédure ?

— A nous de voir. Maintenant, il est temps de partager les infos.

— Je n’ai pas avancé. C’était Noël et… Marchelier éclata de rire.

Simoni fit tourner sa casquette. Rains sourit, sous ses écouteurs.

— Je vais t’expliquer ce que tu as fait. Tu as d’abord enquêté sur Wilhelm Goetz, parce que le mec est mort dans ta paroisse. Ce qui t’a placé sur la trace du petit Naseer. Je sais pas si tu l’as croisé de son vivant mais c’est toi qui as découvert son cadavre. Ensuite, tu as appris qu’en fait de réfugié politique, Goetz était un ancien tortionnaire. Tu as secoué la communauté chilienne de Paris, interrogé des vieux de la vieille et t’es tombé sur le monde étrange de Hans-Werner Hartmann…

Kasdan finit par lâcher, d’un ton buté :

— J’ai fait votre boulot, ouais.

— Ce boulot, on l’avait déjà fait. Rains, ici présent, surveillait Goetz. Quant à Simoni, il garde un œil sur la Colonie depuis longtemps.

L’Arménien ouvrit ses mains, dans une posture ironique :

— Alors, vous savez tout ?

La gueule de fouine sourit puis but une gorgée de café :

— Non. Mais nous savons des choses que toi, tu ne sais pas.

— Comme ?

— Tout cela concerne, comme on dit, des intérêts supérieurs.

— Tu vas me faire le coup de la raison d’État ?

— Il faudrait parler plutôt de coup d’État. Parce qu’on ne peut rien faire contre Asunción.

Kasdan songea à Volokine, tête rasée, jouant à l’ouvrier agricole au cœur de la secte. Peut-être avait-il opté pour la seule solution possible : tirer dans le tas.

— Vous protégez ces salopards ?

Marchelier regarda Rains. Sans quitter ses écouteurs, l’homme prit la parole, parlant d’une voix anormalement basse :

— Des promesses ont été faites. A une certaine époque. Dans un certain contexte. Sous un certain gouvernement. Le tout est de savoir maintenant si ces gens se sont mis à déconner.

— Quatre meurtres en moins de sept jours : comment vous appelez ça ?

— Personne est sûr de rien. Des présomptions, dans une affaire pareille, c’est peau de balle.

— Et les enfants enlevés ? Durant toutes ces années, vous avez fermé les yeux sur ces rapts et les atrocités commises à Asunción !

Rains secoua la tête. Il avait l’air épuisé. Seuls les plis de cuir de sa veste semblaient le maintenir droit.

— Kasdan, la Colonie, c’est un autre pays. Un État souverain. Tu as compris ça, non ? Il est pas question de perquises, ni de mises en examen. Ni de rien.

— Qu’est-ce que vous attendez pour tout faire péter ?

— Des preuves directes. Du solide. Marchelier reprit la parole :

— T’as ça en magasin ?

— Non.

Rains gloussa, relayé par les deux autres :

— C’est bien ce qu’on se disait…

Marchelier quitta enfin sa fenêtre et se planta devant Kasdan :

— On est venus pour deux choses. D’abord, pour récupérer ton dossier. Ensuite, pour te stopper net. T’es sur notre route et tu nous gênes.

— Pour des mecs sur la brèche, je ne vous ai pas beaucoup croisés.

— Parce qu’on est loin devant. File-nous ton dossier, Kasdan, et profite des fêtes de Noël.

— Que ferez-vous, concrètement ?

— La Crim est sur le coup. (Il regarda ses camarades.) La DST est sur le coup. Les RG, la Brigade financière et l’Observatoire des dérives sectaires sont sur le coup. Alors, crois-moi, on n’a pas besoin d’un vieil emmerdeur arménien. Laisse-nous faire notre boulot, putain !

En quarante ans de police, Kasdan avait appris une vérité. Trop de forces en présence nuisent à l’efficacité. Ces brigades accumulées ne signifiaient qu’une chose : paperasseries, lenteur et chasses-croisés d’informations.

Sans compter le principal. La Colonie était un État de droit. En admettant que les auteurs des meurtres soient démasqués, il faudrait mener des procédures d’extradition, des démarches administratives qui allaient prendre encore des semaines. Voire des mois.

Lui pouvait agir maintenant.

Lui et son cheval de Troie : Volokine.

L’Arménien se composa une tête de vaincu :

— Mon dossier est dans la pièce d’à côté. C’est tout ce que je possède.

Marchelier fit un signe à Simoni qui disparut, pour revenir aussitôt, les bras chargés de notes, de rapports, de photos. Les trois flics s’installèrent sur le canapé et tripotèrent les documents, l’air concentré.

Kasdan avait l’impression qu’on fourrageait dans son slip mais ce n’était pas grave. Réunir des preuves concrètes. Mener une procédure normale. Il n’en était plus là. Il fallait filer à Arro. S’adjoindre l’aide de Rochas. Attaquer la Colonie.

— OK, fit enfin Marchelier en se levant. On embarque tout ça.

— Bon courage. Fermez la porte derrière vous.

— T’as pas compris, ma vieille. Tu viens avec nous.

— Quoi ?

— Tu vas nous raconter ton histoire à ta façon. On va tout consigner par écrit.

— Ce n’est pas possible.

— T’as rendez-vous ?

— Non, mais…

— Alors, en route.

70

— Nom ?

— Girard.

— Prénom ?

— Nicolas.

— Âge ?

— 26 ans.

— Pourquoi tu viens nous voir ?

— J’cherche du travail.

— Un 27 décembre ?

— J’étais en famille. Chez moi. A Millau. On m’a parlé de la Colonie.

— Qu’est-ce que tu sais sur nous ?

La question-piège. Volokine se tenait debout, dans le vent, face à la cahute de surveillance de la deuxième enceinte du domaine, son sac de marin aux pieds. Il avait franchi le premier poste-frontière sans difficulté, montrant sa fausse carte d’identité, éditée par la Préfecture de Police elle-même, pour ses infiltrations dans les milieux pédocriminels.

Tout de suite, le ton avait été donné. Clôtures d’acier. Fouille au corps. Interrogatoire. Photos anthropométriques, prises à l’aide d’un appareil numérique, pendant que son sac était retourné. Volokine se demandait quels étaient les moyens de vérification d’identité de la secte. On l’avait escorté jusqu’au second portail, à bord d’un 4 x 4 noir, à travers les champs de culture.

Maintenant, les choses sérieuses commençaient. L’entretien d’embauché. Le maître d’œuvre avait été appelé par les premiers sbires. Quand Volokine était parvenu devant la seconde enceinte, il avait vu arriver en même temps un autre 4 x 4, par un sentier oblique, rugissant dans la poussière.

— Alors, qu’est-ce que tu sais ?

— Pas grand-chose, m’sieur, répondit Volo sur un ton penaud. A Millau, on m’a dit qu’vous étiez les seuls à embaucher dans la région. J’veux dire : en ce moment. Les seuls qu’avaient encore du boulot…

Un sourire passa sur les lèvres de son interlocuteur. Il était fier de sa Colonie. De cette fertilité dans un monde aride. C’était un homme d’une trentaine d’années au visage large, musclé, percé de deux yeux noirs soucieux. Il ressemblait à un agriculteur moderne, avec cette régularité de traits que semble donner parfois la proximité de la terre. Le seul élément troublant était la voix. Une voix qui n’aurait pas mué. Ou mué de travers, hésitant indéfiniment entre deux âges. Entre deux sexes.

— C’est vrai, fit-il. Ici, nous avons aboli les saisons. Ou plutôt, nous avons créé nos propres saisons, sans hiver, sans temps mort. Un cycle continu. Tu veux travailler pour nous ?

— Bah oui, m’sieur.

— Tu connais nos conditions ?

— On m’a dit que c’était bien payé.

— Je parle de nos règles. Tu rentres dans une communauté, tu comprends ? Un territoire qui a ses propres lois. Tu saisis ?

Le maître d’œuvre lui parlait comme à un débile mental. Le Russe secouait sa tête rasée à chaque affirmation.

— Qu’est-ce que tu as fait ces derniers temps ? Volo fouilla dans sa gibecière :

— J’ai un CV, m’sieur. Cet automne, j’ai fait les vendanges et… L’homme lui arracha des mains. Il trouva le CV, ses papiers d’identité, puis donna la sacoche à ses acolytes qui la fouillèrent une nouvelle fois. Le maître d’œuvre parcourait la « bio » que Volokine avait rédigée avant de partir. Une vie inventée d’ouvrier agricole, ponctuée de fautes d’orthographe.

L’homme partit dans la cahute. Encore une fois, Volokine se demanda quels étaient leurs moyens de vérification. Les minutes passèrent. Il s’était attendu à flipper à l’approche du site. A voir surgir les souvenirs. Fragments atroces qu’il tenait encore à distance, au fond de sa tête. Les chocs électriques. L’eau glacée. La privation de sommeil. Les flagellations. Mais non. Pour l’instant, seules les sensations du présent le tenaient. Le vent qui enserrait sa boule à zéro. Son rôle à jouer. Cette citadelle dans laquelle il fallait pénétrer, coûte que coûte.

Le maître d’œuvre revint. Il tenait à la main une nouvelle feuille qui claquait dans le vent.

— Très bien, dit-il. On va te prendre à l’essai quelques jours. Il déplia le document sur le capot du 4 x 4. C’était un plan.

Au premier coup d’œil, on distinguait une sorte de corolle, quatre arcs de cercle qui cernaient, à bonne distance, un bloc de bâtiments eux-mêmes disposés en cercle. Volokine devinait que ce plan était faux. Pour ce qui concernait le cœur du domaine en tout cas, le dessin n’avait aucune valeur. Jamais on n’aurait montré la topographie exacte de la cité à un étranger.

Le maître d’œuvre posa son doigt sur un bâtiment isolé, situé au sud.

— Actuellement, nous sommes ici. Au portail d’entrée de la Colonie. Les bâtiments que tu vois là… (Il désignait les arcs de cercle inférieurs) sont les sites qui te concernent. Les parties communes qui accueillent les ouvriers et celles qui sont consacrées aux activités agricoles. Les bâtiments ne portent pas de noms mais des numéros.

Volokine se pencha pour mieux voir. Chaque contour portait un numéro en effet. A la manière de ces jeux d’enfant où il faut colorier les zones chiffrées. Les parties de 1 à 11, au centre du plan, étaient cernées d’un liséré rouge.

— La ligne rouge signifie qu’il est interdit d’approcher ces bâtiments. Compris ?

— Compris.

L’homme désigna les parties satellites et les zones cultivées :

— Peu à peu, tu découvriras chaque partie du domaine qui te concerne. Les zones où le matériel est entreposé. Les granges. Les silos. Les enclos pour le bétail. Et aussi le dortoir, le réfectoire. Par ailleurs, nous avons un centre scolaire et un hôpital, qui sont d’un accès libre. Mais a priori, tu n’as rien à y faire.

L’homme fourra le plan dans sa poche. Il s’appuya dos contre la voiture, les bras croisés, d’une manière désinvolte. Il la jouait « ami-ami », tout en restant autoritaire.

— Il y a d’autres règles. Par exemple, nous n’acceptons pas les noms venus de l’extérieur.

Il sortit de sa veste la fausse carte d’identité de Volokine.

— A partir de maintenant, tu ne t’appelles plus Nicolas Girard mais, disons, Jérémie.

— Jérémie, d’accord.

— Tant que tu travailleras parmi nous, nous t’appellerons ainsi. Nous gardons tes papiers. Tu n’en as plus besoin ici.

Comment s’était-il appelé la première fois ? Un prénom biblique, c’était certain, mais pas moyen de l’identifier. Ses souvenirs étaient encore confus. Sporadiques.

— Par ailleurs, continua l’homme, tu ne dois avoir aucun contact avec les membres de la Communauté.

— Je ne vais pas travailler avec eux ?

— Non. Ceux de la Colonie, en hiver, travaillent exclusivement dans les serres.

— Entendu.

— C’est très important. Parfois, tu verras passer des convois. Il est interdit de parler aux passagers. Interdit aussi de toucher les mêmes objets, les mêmes matériaux.

Volokine acquiesça d’un signe de tête. Il se tenait maintenant dans une posture militaire. Une espèce de garde-à-vous docile.

— Tu dois aussi te mettre dans la tête que nous sommes un groupe religieux. Nous suivons des règles strictes. Par exemple, nous portons des vêtements particuliers, et nous ne travaillons pas comme les autres. Ne cherche pas à saisir ces règles. Ignore-les.

Il jugea opportun de tendre une perche :

— Et si jamais ces règles… m’intéressent ? Je veux dire : pour moi-même ?

— C’est possible, sourit l’homme. Cela arrive souvent. Alors, nous en reparlerons. Mais ce n’est pas d’actualité. Assure d’abord ton travail agricole.

— Je ferai de mon mieux, m’sieur.

— Le dimanche est ton jour de repos mais il est obligatoire d’assister à la messe matinale. Et au concert qui suivra. C’est un cadeau que nous offrons à nos ouvriers.

— Un cadeau ?

— Écouter notre chorale est une forme de purification. Qui s’intègre à l’emploi du temps de la semaine. La terre se cultive ici en toute pureté. Pas besoin de te signaler que tout contact avec les femmes est prohibé.

Volokine garda le silence. Une pause qui était un assentiment. L’homme sourit. Il voulait avoir l’air jovial, mais sa voix d’hybride le coupait de toute joie. Et même de tout sentiment humain.

— En réalité, tu n’as qu’une liberté ici : celle de nous quitter. Tu peux partir quand tu veux.

Volokine raidit encore sa nuque. Façon de signifier qu’il avait intégré ces données. Non seulement avec sa tête, mais avec son corps.

— Ce soir, tu verras avec l’intendance pour ton salaire et les problèmes d’assurance, de couverture sociale. On va te conduire maintenant au dortoir pour que tu déposes tes affaires, puis au centre d’affectation, le bâtiment 18. On t’expliquera ton travail d’aujourd’hui.

Volokine attrapa son sac de marin.

— Dernier point, conclut le maître d’œuvre. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Le Russe leva les yeux : l’homme tenait dans sa paume une boîte d’allumettes.

— On les a trouvées dans ton sac.

— Ce sont mes allumettes, m’sieur.

— Tu fumes ?

— Non, m’sieur. Une vieille habitude, quand j’étais berger. Quand ma torche marchait plus, j’allumais une bougie.

L’homme sourit et lui lança la boîte :

— Les gars vont t’emmener dans tes quartiers. Après ça, boulot. Volokine grimpa dans le 4 x 4 qui l’avait amené jusqu’ici. À cet instant, sans aucune raison claire, il songea à un flic de Calcutta qu’il avait connu en 2003, à Paris. Un type du bureau d’Interpol du Bengale qui traquait en France un pédocriminel diffusant ses propres images prises avec des enfants, en Asie du Sud-Est.

Un soir que Volokine avait invité l’Indien dans un restaurant français, espérant l’initier à des saveurs plus tempérées que le curry ou les épices, le Bengali lui avait parlé d’un symbole, courant dans son pays, qui résumait selon lui sa propre quête : celui de la « pluie parfaite ». The perfect rain. Celle qui vient avec la deuxième mousson, une fois les impuretés de la pollution atmosphérique évacuées par la première averse. L’Indien rêvait d’un réseau Internet — et d’un monde — parfaitement assaini du fléau de la pédophilie. Une pureté qui viendrait après le premier nettoyage…

Les battants du portail s’ouvrirent et la voiture pénétra à l’intérieur de la Colonie. Volo comprit pourquoi il songeait à ce symbole. Lui aussi rêvait à cette pureté. Un monde débarrassé de la Colonie. L’enquête avait été la première averse, balayant les impuretés, mettant en place les éléments de vérité. Maintenant, il était parvenu au stade de la « pluie parfaite ». Celui de la grande purification.

Mais, Volokine le savait, cette pluie était une pluie de sang. Il ne ferait pas de quartier.

71

— On reprend tout à zéro.

— Tu déconnes là ?

— J’en ai l’air ? Joue le jeu, Kasdan, et dans quelques heures, tu es chez toi.

— Putain…

— Comme tu dis. Alors, cette histoire ?

Kasdan recommença. Saint-Jean-Baptiste. Wilhelm Goetz. L’interrogatoire des gamins. Le témoignage de Naseer. La découverte des micros. Il n’avait plus aucune raison de cacher quoi que ce soit. Autant nourrir leur dossier ras la gueule. Et en finir au plus vite.

— Sur le meurtre de Wilhelm Goetz, qu’est-ce que tu sais ?

— Le mec est mort de douleur. On lui a perforé les deux tympans.

— Avec quelle arme ?

— L’arme pose un problème. On n’a retrouvé aucune particule d’aucune matière, après analyse au microscope des organes auriculaires. Mais tu sais tout ça. Pourquoi me faire répéter ces informations ?

En guise de réponse, Marchelier frappait sur le clavier de son ordinateur. Il y avait quelque chose de comique à être assis là, dans son ancien bureau, installé sur la chaise du témoin, ou de l’accusé. Il n’avait pas compris ce qu’il était au juste.

— Sur ce premier meurtre, reprit le flic de la Crim, tu as entendu parler d’indices ?

Kasdan parla des empreintes de chaussures. Des particules de bois. Puis, de lui-même, il passa au deuxième meurtre. Naseer et son sourire tunisien. L’arme utilisée pour les mutilations, différente de celle qui crevait les tympans. Une arme en fer, qui devait dater du XIXe siècle. Il évoqua aussi la citation du Miserere. Le sens profond de cette prière. Le péché et le pardon.

Ce commentaire renvoyait directement à Volokine mais il avait décidé de ne pas parler du gamin. Pour ne pas lui attirer d’emmerdes. Après tout, Volo avait encore sa carrière devant lui.

— Pourquoi a-t-on tué Goetz et Naseer, à ton avis ?

Kasdan se tassa au fond de son siège et répondit, d’un ton plus tassé encore :

— Pour les réduire au silence. Goetz s’apprêtait à témoigner contre la Colonie. Il avait sans doute parlé à Naseer. Vous êtes parfaitement au courant. Les deux hommes étaient sur écoute !

— Le meurtre du père Olivier. Qu’est-ce que tu sais là-dessus ? Kasdan évoqua la logique du ou des meurtriers. La prière. Les mutilations. Toujours la faute et l’absolution. Le soupçon de pédophilie qui pesait sur le prêtre. La piste des chorales et des enlèvements d’enfants, qui se profilaient derrière Goetz et Manoury…

— Pourquoi tu ne me parles pas de ton équipier, Cédric Volokine ?

Kasdan n’était pas étonné. Il avait présenté le Russe à Vernoux et à Puyferrat. En toute logique, sa présence était revenue aux oreilles de Marchelier.

— Un flic de la BPM, dit-il à reculons. Il s’intéressait aussi à l’enquête. A cause des mômes enlevés. On a fait équipe un moment mais il a quitté l’affaire en route. Le gars a des problèmes de drogue.

— Où est-il maintenant ?

— Retourné dans son foyer de désintox, dans l’Oise.

— On vérifiera. Revenons au père Olivier.

Kasdan déroula la suite. L’indice du bois sacré. Puis le virage de l’enquête, avec Goetz dans la peau d’un ancien tortionnaire. Il évoqua le témoignage de Peter Hansen et effectua un raccourci. C’était Hansen qui lui avait parlé de la colonie chilienne et l’avait rancardé sur la présence de la secte en France. Kasdan ne voulait pas évoquer les trois généraux. Parler de Condeau-Marie, de La Bruyère et de Py, c’était dresser un lien entre lui et le meurtre de Py, alias Forgeras.

Marchelier pianotait toujours, s’arrêtant brusquement, fixant son clavier comme s’il y cherchait une lettre qui n’existait pas. Kasdan voyait l’heure tourner. 15 h à la pendule murale.

Il acheva son histoire. Les dernières trouvailles. La secte. Ses règles. Son statut. Ses enfants. Le meurtre de Régis Mazoyer, un « ancien » d’Asunción. Il ne parla pas de l’affrontement avec les gamins masqués. Il ne voulait pas évoquer à nouveau le Russe.

Il conclut en résumant le contexte général des meurtres. Une secte religieuse qui travaillait à de mystérieuses recherches sur la voix humaine, consacrant une importance particulière aux chœurs d’enfants. Des enfants qui étaient élevés dans la souffrance et dans la foi, conditionnés jusqu’à devenir des enfants-tueurs. Une secte qui était brutalement sortie du bois pour réduire au silence des hommes susceptibles de révéler, justement, le sens de ces recherches.

Le flic de la Crim leva le nez de son clavier :

— Tu crois pas que tu pousses un peu, non ?

— Non. Ces enfants sont commandés, guidés par les chefs de la secte. Et surtout par son gourou, Bruno Hartmann, le fils de Hans-Werner. Personne ne l’a jamais vu sur le sol français. Mais il est là, quelque part, et c’est lui qui tire les ficelles.

Marchelier croisa les bras, arrêtant d’écrire :

— Selon toi, où va cette histoire ?

— Il y a peut-être d’autres témoins à éliminer. Une seule chose est sûre.

— Quoi ?

— Il s’est passé un événement au sein de la secte qui provoque ce vent de panique. Tout est parti de ce fait, j’en suis certain.

— A quoi penses-tu ?

— Je ne sais pas. La secte prépare peut-être un attentat contre les « impies ». Comme les Japonais de la secte Aun, en 1995. Ce qui aurait décidé Goetz à parler.

— Ton histoire, c’est du roman. Kasdan se pencha au-dessus du bureau :

— Tu n’as pas les mêmes infos ?

— Si, mais…

— Mais quoi ? Il faut les arrêter. Putain. D’une manière ou d’une autre, il faut stopper ces tarés !

Le flic leva les yeux. Pour la première fois, il avait lâché son expression narquoise et hostile :

— Tu te rends compte que ton enquête ne repose sur rien ? Que t’as pas l’ombre d’une preuve directe ?

— Il y a les empreintes de chaussures. Ces pompes qui datent de la dernière guerre mondiale. Et les particules de bois. Un acacia spécifique, qui porte des traces de pollens venus du Chili.

— Tout ça ne vaut rien si on ne peut pas dresser un lien direct entre la secte et les victimes. Je suis sûr que, de ce côté-là, tout le monde a pris ses précautions. Crois-moi, ni Goetz ni Manoury n’envoyait des e-mails à Hartmann.

Kasdan frappa le bureau :

— Ces mecs enlèvent et torturent des enfants ! Ils tuent en série. Il faut les arrêter. Pas de quartier !

— Calme-toi. On a beau avoir un dossier épais comme ça sur ces gars, on ne peut rien faire et tu le sais. En réalité, on ne peut même pas les approcher. Les gens d’Asunción sont surarmés. A la moindre attaque, ce qu’on obtiendrait, au mieux, c’est un suicide collectif, tendance Temple Solaire. Au pire, une bataille rangée à la Waco, avec des morts des deux côtés.

— Alors quoi ?

Marchelier frappa une touche de son clavier. La commande d’impression.

— Tu signes ton PV et tu retournes à ta tranquillité. Nous, on continue l’enquête. On a peut-être une autre piste.

— Quelle piste ?

— La thune. Ces mecs manipulent trop de fric. Soit ils blanchissent de l’argent sale, venu du Chili, soit ils se livrent à des trafics cachés. La brigade financière est sur la trace de leurs comptes en Suisse. On attend des autorisations côté banques. On étudie aussi leurs sociétés anonymes, qui sont encastrées comme autant d’écrans.

— Tout ça prendra des mois.

— Des années peut-être. Mais c’est tout ce qu’on a. Marchelier attrapa les feuilles imprimées et les tendit à Kasdan :

— Signe ta déposition. On la mettra dans la catégorie : « heroic fantasy ».

Kasdan s’exécuta, soulagé de pouvoir partir, irrité de voir la machine policière au point mort. Il tentait de déglutir, sans y parvenir. Cela lui rappelait les années 80, le temps des crises, quand les neuroleptiques lui asséchaient la gorge.

Kasdan se leva et salua le flic d’un signe de tête.

Il attrapait la poignée de porte quand l’autre l’interpella :

— Il y a une autre solution.

— Laquelle ?

— Infiltrer la Colonie. Trouver Hartmann. On a la certitude que l’Allemand vit dans le Causse. Il faudrait l’enlever et le ramener en France, pour le juger en toute discrétion. Comme les Israéliens l’ont fait avec les nazis.

— Qui pourrait faire ça ?

— Pas nous en tout cas. Ni les forces de police officielles. Ni l’armée. Seuls des francs-tireurs pourraient agir. Des gars qui n’ont rien à perdre.

Kasdan comprit que le flic pensait à lui-même dans le rôle de l’infiltré. Un bonhomme de 63 ans, repérable à cent kilomètres…

— C’est une bénédiction ?

— Il faut faire le ménage. Peu importe qui se charge du boulot.

— Tu ferais confiance à un vieil Arménien ?

— Non. Mais je ne peux pas t’empêcher de partir en classe de neige.

— Il ne neige pas cette année dans le Causse Méjean.

— Cherche bien. Au sommet, il doit y avoir de quoi faire du sport.

72

L’asperge est une plante de saison froide. En tout cas, cette variété spécifique en était une. Volokine n’avait pas saisi : « turions blancs », « étoiles » ou « verts ».

A cela s’ajoutait la douceur de l’hiver 2006, qui permettait de la planter plus sûrement encore en décembre. A certaines conditions.

La veille, ses collègues ouvriers avaient placé du fumier au fond des tranchées et désinfecté les racines avec de l’eau de javel. Maintenant, on pouvait planter les « griffes » selon un schéma particulier. Les sillons devaient être espacés de 100 centimètres, creusés à une profondeur de 25–30 centimètres. Quant à la distance des plants eux-mêmes, elle devait respecter 45 à 50 centimètres. Il fallait d’abord répartir à nouveau du fumier puis placer le plant à plat, les racines orientées dans la longueur du rang. Ensuite, on recouvrait le tout de cinq centimètres de terre, à l’aide de la binette.

Cela faisait deux heures que Volokine répétait ces gestes, courbé au-dessus d’une terre puante, les gants pleins de merde. Son dos était endolori. Ses mains rougissaient. Et sa patte folle brûlait comme une bûche ardente dans le froid polaire.

— On s’fait une pause ?

Volokine se redressa. Il bossait en équipe avec un jeune Tunisien à l’allure vigoureuse. Le gars — il s’appelait Abdel — tendit une cigarette à Volokine.

— On a le droit de fumer ?

— On les emmerde.

Ils étaient tous deux vêtus d’une veste et d’un pantalon de toile noire, croquenots et casquettes de baseball de même ton, fournis par la Colonie. Allumant sa clope, une Marlboro pleine d’une chaleur et d’une rancœur délicieuses, le Russe songea au célèbre tableau l’Angélus. C’était bien la même scène. Deux gus debout parmi des sillons, dans une lumière mordorée. Sauf que leur costume les apparentait plutôt à des taulards d’Angola, la plus grande prison de Louisiane.

Abdel expira une bouffée, puis souffla dans ses mains en disant :

— Oublie jamais le proverbe : « S’il neige en décembre, la récolte elle protège. »

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Le Maghrébin éclata de rire :

— Aucune idée. De toute façon, cette année, y a pas de neige.

— Tu viens d’où ?

— Le Vigan. J’viens chaque année ici, en octobre. Et toi ?

— Millau. L’été, je bosse par-ci par-là, aux récoltes. Après ça, je fais les vendanges. Normalement, l’hiver, je me casse dans les Alpes. Moniteur de ski. C’est la première fois que je reste à la ferme. Je trouve ça plutôt dur-dur.

— Tu m’étonnes.

Ils fumèrent en silence. Volokine lança son regard aux alentours. Au-delà des cultures, le paysage était d’une aridité lunaire. Les arbres étaient rares et des rocs vert-de-gris jaillissaient au bord des plantations. Planait ici une espèce d’éternité desséchée, qui serrait la gorge. Ici, on était seul avec Dieu. Et encore, les jours de chance.

Volokine se dit que son compagnon était mûr pour un interrogatoire indirect :

— Comment c’est ici ? Je veux dire : l’ambiance ?

— Mortel. Les gars de la Colonie sont archi-religieux. D’ailleurs, on les voit pas. On est tenus à l’écart. On est impurs, tu comprends ?

— Pas trop, non.

— Moi non plus. Mais je peux te dire qu’il y a un gouffre entre les terres où on bosse et celles où les autres travaillent, là où il y a les serres.

— Tu n’y es jamais allé ?

— Non. C’est une zone protégée. Barbelés. Gardiens. Serrures électroniques qui s’ouvrent avec ton empreinte digitale.

— Qui travaille là-bas ?

— Les enfants. Du boulot raffiné. (Il agita les doigts dans l’obscurité.) Spécialement conçu pour leurs petites mains…

— Les gamins, tu les vois parfois ?

— De loin. Ils vivent de l’autre côté.

— Tu penses qu’on peut rejoindre l’autre zone par l’hosto ?

— Qu’est-ce que tu cherches ? Volokine ignora la question :

— Sur les enfants, qu’est-ce que tu sais ?

— Pas grand-chose. Y a des rumeurs. Quand ils bossent pas aux cultures, ils chantent. Et quand ils chantent pas, ils se prennent des trempes.

— Tu as des détails ?

— Non. Toute cette communauté est barrée. Mais bon, y payent bien et tant que tu suis les règles, t’es peinard. Tu…

Abdel balança sa cigarette et racla la terre par-dessus :

— Merde.

Volokine perçut à son tour le bruit de moteur. Il imita son équipier, enterrant sa clope. Un camion arrivait à faible allure, cahotant sur le sentier. Un modèle à plate-forme ouverte. Des ouvriers se tenaient debout dans la benne. A la lumière du soleil, la poussière pigmentait l’air, donnant corps à l’atmosphère et offrant à la scène, malgré le froid, une allure de convoi saharien.

Le Russe distingua les silhouettes à bord du pick-up. Des enfants. Droits et immobiles. Leur visage se détachait à contre-jour comme des bougies blanches. Ils n’étaient pas vêtus de vêtements bavarois mais de costumes de toile noire. Leur chemise blanche à col mao dépassait de leur veste. Ce détail renforçait encore leur aspect monastique. Des petits pasteurs luthériens.

Le camion passa devant eux, à une centaine de mètres. Volokine remarqua un détail. La plate-forme était tapissée de bois. Sans doute pour que les passagers n’aient pas à toucher le moindre matériau moderne. Les enfants portaient tous une casquette de baseball noire. A cette distance, ces casquettes rappelaient les chapeaux que portent les Amish. Des Amish du Mal.

Le Russe frissonna alors que le véhicule disparaissait dans la poussière.

Il était là pour eux. Il allait les sauver.

73

Il avait déjà vécu cet instant. L’imminence de la résolution finale. Le fond de la bonde à portée de main.

Toujours ce même moment paranormal. La vérité si proche qu’elle éclabousse le temps à rebours, offrant de brèves prémonitions. On sent alors dans ses veines les vibrations de l’impact à venir. Comme les ondes infraterrestres d’un orage que seuls les animaux peuvent percevoir.

A plus de 200 kilomètres-heure sur l’autoroute, Lionel Kasdan en était là de sa vie.

1 h du matin. Il venait de dépasser Clermont-Ferrand et descendait droit vers Millau. Dans deux cents bornes, il prendrait, comme la première fois, la N88 pour rejoindre Florac. Il n’avait pas de plan établi. Aucune idée pour pénétrer la Colonie ou entrer en contact avec Volokine. Il comptait sur l’inspiration du moment. Et aussi sur les paysans armés. Rochas et sa clique.

II avait fait le plein à hauteur du Puy et s’était soulagé la vessie. Maintenant, il avait encore envie de pisser. Signe de vieillesse. Ou de frousse. Ou des deux. Il repéra une aire de parking. Quitta les lumières de l’autoroute pour plonger dans les ténèbres. Des toilettes publiques lui tendaient les bras. Kasdan préféra s’enfouir parmi les buissons. Quand il eut fini son affaire, un cri s’éleva, au-dessus de la rumeur lointaine des voitures.

Le cri d’un oiseau.

Une plainte déchirante, à la fois rauque et brisée.

Debout dans les taillis, Kasdan tendit l’oreille. Le râle retentit à nouveau, traversant la nuit d’une manière oblique, décisive.

Il demeura immobile encore quelques secondes, sentant les rouages de son cerveau se débloquer. Mystérieusement, quelque chose prenait forme. Quelque chose qui avait toujours été là, à portée d’esprit, mais qu’il n’était jamais parvenu à définir.

Le cri.

Telle était la clé.

Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Les chercheurs de la secte travaillaient sur la voix humaine. Or, il le sentait maintenant, ces travaux visaient à découvrir une arme. Une puissance destructrice, liée à la capacité vocale.

Voilà le projet.

Contrôler l’organe phonatoire afin d’en faire un instrument mortel.

D’autres éléments se mirent en place.

Hartmann père avait été fasciné par l’influence des chants tibétains sur les objets. Il avait perçu les vibrations sur les cuivres des trompes et des gongs. Puis il avait étudié, à Auschwitz, les cris de terreur des prisonniers. Il avait constaté des phénomènes inédits. Sans doute les effets indirects des voix décuplées par la peur sur la matière. Des ampoules qui explosaient. Des chambranles qui vibraient. Comme lorsqu’une cantatrice parvient à briser, par sa voix, un verre de cristal…

Il avait enregistré ces hurlements et mesuré leur intensité.

Il avait travaillé sur les ondes sonores et pénétré le monde de leur influence.

Telle était la quête de l’Ogre.

La recherche d’un cri qui deviendrait une arme de guerre. Le cri qui tue.

Un mythe présent dans toutes les civilisations. Hans-Werner Hartmann en avait fait l’objet de son programme scientifique. Voilà pourquoi il recherchait des enfants à la voix pure. Voilà pourquoi il les torturait. Pour obtenir des ondes sonores exacerbées. Des décharges qui pouvaient atteindre en retour l’organe auriculaire de l’homme et le détruire. Par un phénomène inconnu, la gorge des gamins, portée à leur paroxysme, produisait une onde meurtrière.

Comme s’il tirait un fil, Kasdan se rappela d’autres détails.

Qui confirmaient cette piste.

La phrase de France Audusson, l’experte ORL de l’hôpital Trousseau, quand elle parlait de l’aiguille qui avait percé la cochlée de Goetz : « Elle s’est déplacée dans l’appareil auriculaire comme une onde sonore, mais à une très grande puissance. »

Kasdan n’avait pas envisagé la solution la plus simple.

L’arme du crime était une onde sonore.

Voilà pourquoi on n’avait pas trouvé de traces matérielles au sein des organes auditifs des victimes. L’instrument était immatériel.

Autre détail, autre évidence. Quand il était monté sur le balcon de la cathédrale, il avait perçu un sifflement dans les tuyaux de l’orgue. Il en avait déduit qu’il s’agissait du sillage du hurlement de Goetz, mort de souffrance.

Mais c’était l’inverse.

C’était le vestige du cri qui l’avait tué.

Le cri qu’avait poussé un des enfants.

Un enfant-hurleur qui maîtrisait l’arme létale.

Un son si dense, si fort, qu’il s’insinuait dans le tympan jusqu’à en violer les mécanismes et briser par la douleur l’équilibre interne des deux systèmes nerveux, sympathique et parasympathique. Le cœur s’arrêtait. La circulation sanguine s’arrêtait. Le cerveau s’arrêtait.

Kasdan courut à sa voiture. S’installa derrière son volant. Attrapa son portable.

Il avait mémorisé le numéro de France Audusson.

A 3 h du matin, la femme répondit au bout de six sonneries.

— Allô ?

— Bonsoir. Je suis le commandant Lionel Kasdan. Je suis désolé de vous déranger à cette heure mais…

— Qui ?

— Kasdan. Je suis en charge de l’enquête sur le meurtre de Wilhelm Goetz. Je suis venu vous voir le…

— Je me souviens. Vous m’avez menti. D’autres policiers m’ont interrogée ensuite et…

— C’est vrai, coupa-t-il, étonné par la présence d’esprit de la femme ensommeillée. Je n’ai aucun rôle officiel dans cette affaire mais la victime était un de mes amis, vous comprenez ?

Le silence en guise de réponse. Kasdan en profita pour reprendre :

— Je n’ai pas d’arguments pour vous convaincre mais je vous demande de me faire confiance.

— Pourquoi m’appelez-vous ? En pleine nuit ?

La voix était chargée d’exaspération. Il décida de resserrer d’un cran l’échange :

— Parce que je pense que vous tenez, vous et vous seule, la clé de l’homicide.

— Quoi ?

— La première fois que vous m’avez parlé des dégâts causés par l’arme du crime, vous avez évoqué l’effet d’une onde sonore. A titre de comparaison.

— Je m’en souviens.

— Je pense aujourd’hui qu’il s’agissait vraiment d’une onde sonore.

— Comment ça ?

— Un son peut endommager les tympans, non ?

— Oui. Le traumatisme commence à 120 décibels. Une intensité assez fréquente. Un marteau-piqueur émet un volume de 100 décibels.

France Audusson avait vraiment les idées claires. Elle s’exprimait maintenant comme en plein jour.

— Une voix peut-elle atteindre cette intensité ?

— L’organe d’une cantatrice franchit facilement le cap des 120 décibels.

— C’est ce qui se passe quand elle casse un verre par l’effet de sa voix ?

— Absolument. L’intensité de l’onde brise les molécules du cristal.

— La hauteur du son est importante ?

— Non. Ce qui compte c’est le volume. Le « blast », comme on dit en anglais.

Kasdan devait réviser sa théorie. L’appareil phonatoire de l’enfant ne portait pas à cause de sa tessiture, mais grâce à sa seule puissance.

— Je ne comprends pas vos questions. Vous me réveillez en pleine nuit et…

— Je pense que Wilhelm Goetz a été tué par un cri.

— C’est absurde. Ces histoires de cri qui tue sont des légendes qui…

— A force d’entraînement, des hommes ont réussi à obtenir chez l’enfant un son de cette intensité. Un hurlement qui crève les tympans et bouleverse l’équilibre des systèmes nerveux. C’est vous-même qui m’avez expliqué ces mécanismes…

France Audusson eut un souffle incrédule :

— Il faudrait que l’émission soit d’une force extraordinaire…

— Les hommes dont je vous parle obtiennent cette puissance par la douleur. Ils torturent des enfants afin de leur extirper un volume vocal hors norme. Une arme insensée, que les gamins contrôlent ensuite et qu’ils peuvent utiliser à volonté.

L’experte ne répondit pas. Le cauchemar prenait place dans son esprit.

Dans ce silence, Kasdan trouva l’assentiment qu’il cherchait. Il salua la femme et raccrocha.

Il tourna la clé de contact et fit jouer ses mains autour du volant.

Wilhelm Goetz. Naseerudin Sarakramahata. Alain Manoury. Régis Mazoyer.

Tous, ils avaient été tués par le cri. Kasdan embraya et prit la voie d’accès de l’autoroute. Dans quelques heures, il serait en vue de la Colonie. L’empire du Cri.

74

La brûlure de l’électrochoc le réveilla en sursaut.

Volokine se dressa sur sa couchette, haletant, couvert de sueur. Il avait rêvé. Non. Il s’était souvenu. Tout simplement. Mais surtout, putain, il s’était endormi. Ce n’était pas prévu au programme. Pas du tout. Il regarda sa montre. 4 h du matin. Encore le temps d’agir. Il tendit l’oreille. Le silence pesait sur l’obscurité du dortoir.

La grande pièce ressemblait à un refuge pour clochards, mais d’une extrême propreté. Des lits superposés s’alignaient de part et d’autre de la salle, avec une rangée supplémentaire au centre. Entre les lits, il ne devait pas y avoir plus d’un mètre d’espace. Volokine avait choisi une couchette inférieure afin de pouvoir se lever sans bruit ni fanfare.

Il sortit du lit, habillé sous sa couverture. Il était épuisé. A la fois par sa demi-journée de boulot et par ses efforts — vains — pour ne pas s’endormir. En même temps, il se sentait électrique, fiévreux. Tendu vers son objectif. Cet état le réconfortait. Il n’était plus question de manque, ni de malaise. Seuls des souvenirs effrayants ne cessaient de le court-circuiter, à la manière de décharges blanches. D’une certaine façon, ces flashes le stimulaient aussi.

Il fouilla dans sa gibecière. Trouva la boîte d’allumettes. Enfila son treillis, chaussa ses baskets au lieu des croquenots, puis, lentement, très lentement, se faufila parmi le dédale des lits. Enfin, il atteignit la porte. Risqua un regard. Personne dans le couloir.

Il se glissa dans la pénombre et s’achemina vers la sortie. Des veilleuses rouges éclairaient faiblement l’espace et révélaient la hauteur du lieu. Au moins dix mètres. Le dortoir était construit sur le même modèle que les granges et les entrepôts. Des bâtisses en bois, d’un seul tenant, ouvertes jusqu’à la charpente, elle-même soutenue par des croisées de métal.

Il franchit le seuil et demeura un moment dans l’ombre de la porte. Un projecteur braquait son rayon oblique sur le perron. Une caméra devait filmer en permanence cette flaque de lumière. Volokine opta pour la solution la plus simple. Courir et traverser le halo en toute rapidité. Une seconde plus tard, il était sur le sentier noyé de pénombre. Il plongea dans le fossé qui bordait la route et fit le point. Tout ce que la caméra avait imprimé, c’était une ombre furtive. Aucun moyen de l’identifier. Et une sérieuse chance pour que les vigiles — si vigiles il y avait — n’aient même pas remarqué cette fulgurance.

Volokine se mit en marche, revenant sur le chemin. Le domaine devait grouiller de capteurs invisibles. Cellules photoélectriques. Rayons infrarouges. Caméras thermiques. Peut-être était-il déjà repéré. Peut-être au contraire les dirigeants de la Colonie ne se méfiaient-ils pas à ce point de leurs ouvriers et les mesures de sécurité n’étaient-elles pas si draconiennes. Il fallait avancer. Le meilleur moyen pour connaître le degré de surveillance des salopards et évaluer leur temps de réaction.

En suivant ce chemin, plein ouest, il s’orientait vers le cœur de la Colonie. A titre de confirmation, il apercevait parfois, lorsqu’il était au sommet d’une colline, les faibles lumières de l’hôpital qui brillaient à la manière d’un petit tas de braises.

Il marcha ainsi une heure — couvrant sans doute entre quatre et cinq kilomètres. Le terrain montait et descendait au fil des coteaux. Autour, on devinait d’autres collines qui semblaient faire le dos rond dans l’obscurité. Et aussi, parfois, des grandes bâtisses en bois ou les axes argentés des silos. L’herbe croustillait sous ses pas comme de la neige dure. À la lueur de la lune, tout le paysage miroitait comme un quartz aux longues lames brillantes.

Volokine se sentait bien. À l’abri des regards, dans le souffle revigorant de la nuit. Il éprouvait, sans doute comme tous les évadés du monde, une secrète complicité avec le vent, le froid, les ténèbres. Il pressentait les milliards d’étoiles, très haut dans le ciel, impassibles mais bienveillantes. Le cosmos était là, complice, ridiculisant, dans sa grandeur infinie, les dérisoires efforts des dirigeants d’Asunción pour créer un monde fermé, maîtrisé, surveillé.

Il vit apparaître le premier obstacle. Le mur de bois qui protégeait les parties communes du domaine : hôpital, église, conservatoire… Volokine pria pour que son plan fonctionne.

A cet instant, un bruit de voiture perturba la nuit de verre. Volo plongea dans le fossé et attendit. Les phares. Le moteur. Une patrouille. Il attendit encore. Cinq minutes. Puis sortit de sa planque. Il était à deux cents mètres du portail qui se dessinait sous un faisceau croisé de projecteurs. Pas de gardien près des battants. Un système entièrement électronique. Volokine sentit sa température monter à l’idée que sa stratégie était la bonne.

Quand il fut à quelques dizaines de mètres des portes, il plongea de nouveau dans le fossé et sortit sa boîte d’allumettes. Il l’ouvrit puis vida toutes les allumettes qu’il fourra dans sa poche. Au fond, il décolla le premier support de carton et saisit la fine pellicule transparente qu’il avait cachée dessous.

Cette pellicule était sa clé pour pénétrer dans la Colonie.

Des années auparavant, les hackers allemands du Chaos Computer Club ne lui avaient pas seulement appris à violer les verrous de sécurité d’un ordinateur. Ils lui avaient aussi enseigné comment déjouer les systèmes biométriques qui se multipliaient dans le monde d’aujourd’hui.

Comment, notamment, fabriquer de fausses empreintes digitales.

Avant de partir pour la Colonie, Volokine avait effectué quelques courses dans une papeterie puis était retourné dans son appartement de la rue Amelot. Là, il avait versé de la superglue au creux d’un bouchon de bouteille puis l’avait fixé, avec du ruban adhésif, sur le verre qu’avait tenu le Dr Wahl-Duvshani.

En séchant, la colle avait dégagé des vapeurs qui avaient révélé les résidus gras des empreintes. Des sillons bien nets sous une couche blanche. Volo avait choisi la meilleure trace puis l’avait photographiée avec son appareil numérique. Il avait intégré l’image dans son ordinateur et l’avait contrastée au maximum, pour bien distinguer son dessin. Il l’avait inversée pour obtenir un négatif. Sillons blancs sur fond noir.

Il avait glissé dans son imprimante un rhodoïd transparent et avait édité le tirage.

Ensuite, il avait appliqué de la colle à bois sur la feuille translucide et avait attendu deux heures que la colle forme, en séchant, une couche transparente. Délicatement, il avait décollé la pellicule qui portait maintenant, en positif, les sillons de l’empreinte. Il n’y avait plus qu’à découper le contour de l’image, afin de pouvoir la fixer, le moment venu, à l’extrémité de son propre doigt.

C’était cette fausse empreinte que Volokine venait d’extirper de la boîte d’allumettes. Il la plaça sur son index, prenant soin de ne pas la froisser, puis sortit de son trou comme un renard. Il trottina jusqu’au portail. Franchit encore une fois le halo de lumière. Se pressa contre le pilier droit du portail. Sans surprise, il découvrit à l’intérieur du pylône une niche dans laquelle un orifice s’ouvrait, de la largeur d’un doigt. Une serrure digitale.

Volokine appuya son doigt muni de l’empreinte.

Les battants s’ouvrirent avec lenteur.

Devant lui, l’hôpital. Vaste édifice de trois cents mètres de long, dressant un immense auvent argenté. A droite, se découpaient l’église avec son clocher en feuilles de métal et le bâtiment de bois qu’il se rappelait être le Conservatoire — là où il avait tant de fois répété le Miserere.

Il avança encore. A sa gauche, une aire de stationnement, avec quelques voitures. D’autres bâtisses, toujours en bois, avec leur dalle-parasol en guise de double toit. Tout cela ressemblait à un village de vacances, planté parmi des bosquets taillés. Un seul détail révélait l’hostilité du lieu. La nouvelle clôture de fils d’acier et les projecteurs fixés sur les miradors qui tournaient lentement et faisaient scintiller les picots en forme de lames de rasoir. Derrière, se déployait le cœur de la Colonie.

Il s’orienta vers l’hôpital, pratiquant une large boucle. Rejoignant le côté droit de la construction, Volokine découvrit une porte latérale. Son chambranle était doté d’une serrure biométrique. Volokine joua de l’empreinte. La porte s’ouvrit sans la moindre résistance. Le Russe se dit que Wahl-Dushavni était vraiment un des cadors des lieux. Sa marque devait ouvrir toutes les entrées.

Volokine plongea dans un couloir obscur. Pour l’instant, il ne voulait pas fouiner dans les méandres de l’hosto mais accéder au territoire interdit des enfants. Nouvelle porte coupe-feu. Nouveau capteur digital. Il se livra au même manège que les deux premières fois. Il franchit le seuil et put sentir, physiquement, qu’il traversait une frontière. Celle des picots d’acier, dehors, et de tous les secrets, dedans.

Il marcha encore. Le ronronnement lointain d’une climatisation lui parvenait. La lumière des veilleuses de secours, ses pas absorbés par le linoléum, les murs uniformément blancs, tout concourait à donner une impression ouatée, anesthésiante, presque soporifique. Il n’avait aucun souvenir de ce lieu. Il n’y était jamais venu lors de son séjour. C’était sans doute pourquoi il était toujours vivant.

Il parvint à un nouveau hall d’entrée. Le reflet inversé du premier. La seule différence était que cet espace était privé d’éclairage. Seulement baigné par les rayons de la lune. Volokine le traversa puis sortit, sans difficulté.

La « zone de pureté ». Plus précisément « l’atrium ». Il se souvenait maintenant des noms. Des bâtiments et des serres étaient disposés selon une ligne ovale très ample, au creux d’une vallée peu profonde, aux pentes douces.

Au centre, une gigantesque main en bois tournée vers le ciel. À l’époque, cette figure le terrifiait. Une main d’inspiration chrétienne mais qui possédait un lien mystérieux avec les totems des cultures du Pacifique. Ces mondes des confins où règnent de puissants esprits, les Manas. Oui : cette paume de bois, orientée vers la voûte céleste, avait quelque chose de païen, de primitif, qui semblait précéder l’histoire chrétienne.

Volokine contourna la sculpture et traversa l’atrium en direction des serres, marchant toujours en dehors des sentiers. Ce qui le frappait maintenant, c’était la douceur de la pelouse. Ce n’était plus l’herbe rase de la steppe, qui crissait sous les semelles, mais une sorte de velours. Un autre détail l’intriguait : l’absence de vigiles et de chiens. La surveillance était entièrement électronique. Pas une bonne nouvelle. D’une façon ou d’une autre, à son insu, il était repéré.

Volokine pénétra dans la première serre. Odeurs de terre. Parfums humides. Un souvenir. Ses propres mains, enfant, cueillant ces fleurs — parce que la serre était emplie de fleurs. Il rejeta ce souvenir, qu’il ne comprenait pas, et attendit que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Il distingua deux parterres, divisés par une allée centrale.

Des tulipes, a priori.

L’instant suivant, il rectifiait son jugement. Pas des tulipes, des pavots.

Un sourire lui échappa. Les hommes de la Colonie, sur leur territoire autonome, cultivaient des champs d’opium. Protégés du froid et des regards étrangers. La suite était facile à imaginer. L’exportation en Europe, qui bénéficiait d’une immunité diplomatique. L’expérience de l’Amérique du Sud pour la culture de la drogue. Les moyens astronomiques d’Asunción.

La boucle était bouclée.

Pour Volokine, tout avait commencé avec la drogue. Cette nuit, tout s’achevait avec elle.

Il avança dans la moiteur des pétales. Il en était sûr. Les serres étaient équipées de caméras. On allait le surprendre d’un instant à l’autre. Mais il s’en foutait. A mesure qu’il longeait ces parterres, le poison coulait dans son cœur. La faim. Le manque. L’appel… Il approcha sa main d’un bulbe. Elle tremblait… Elle…

Des jets d’eau se déclenchèrent, partout dans la serre. Un brouillard monta au point de transformer l’atmosphère en une poudre blanche vaporisée. Il n’eut que le temps que de reculer vers la porte. Déjà trempé.

Il sortit en riant.

Un rire de triomphe.

Ces fleurs du mal avaient un parfum particulier. Un délicieux parfum de procédure…

Si on pouvait prouver que la Colonie cultivait du pavot, il y aurait moyen de confondre ses dirigeants sur le plan international. Car, frontière ou pas, la culture de la drogue était prohibée à l’échelle de la planète.

75

Retour à l’hôpital. Volo n’avait aucune raison de s’arrêter en si bon chemin.

— Il voulait maintenant trouver les traces des activités centrales de la secte. La torture. Les expérimentations humaines.

Il s’orienta vers les ascenseurs. Un coup de paluche et les portes chromées s’ouvrirent. A l’intérieur de la cabine, un clavier digital. Au-dessus, un tableau de commande éteint. C’était trop beau pour continuer. Il fallait un code pour commander l’ascenseur. Le Russe se pencha et remarqua qu’il s’agissait d’un clavier à lettres. Au flanc, il composa : MISERERE. Le tableau s’alluma, prêt à l’emploi.

Il éprouva un sentiment de victoire puis, aussitôt, une crispation d’angoisse. Trop facile. L’idée d’un piège prenait forme dans son esprit. Peut-être se dirigeait-il exactement là où on l’attendait…

L’ascenseur se mit en marche. Premier sous-sol. Silence. Veilleuses. Personne. Dans du beurre, encore une fois.

Pas de murs blancs ni de linoléum mais du ciment et des ampoules grillagées. Il s’orienta vers la droite. Son malaise augmentait. Il était déjà venu ici. Il avait souffert ici. Une nouvelle porte coupe-feu. Un capteur biométrique encastré à droite. Un coup d’index et la porte s’ouvrit.

Une salle d’exposition. Dans la pénombre, des blocs de verre rétro-éclairés étaient posés sur des stèles. Remplis d’un liquide épais, ils abritaient des choses brunes, filandreuses, organiques.

Des étranges arbustes, tournoyant lentement dans la lumière rosâtre.

Des organes humains. Volo ne pouvait les identifier mais ces arabesques avaient subi un traitement particulier de conservation. Elles semblaient dures, cristallisées, à l’abri du pourrissement. Comme si on les avait vernies ou enduites de plastique.

Volokine s’approcha. Les fibres, les os, les textures… Les teintes de chaque partie offraient toutes les nuances de la circulation sanguine : cramoisi des capillaires, vermillon des veines, amarante des artères…

Une trentaine de blocs s’élevaient ainsi. Il songea au credo de la secte. Échapper à la modernité. Vivre dans la soustraction au temps. Ce lieu ne cadrait pas avec ces principes. C’était au contraire un musée futuriste, isolant des fragments humains comme auraient pu faire des extraterrestres dressant une galerie anatomique.

Il se glissa entre les stèles. Aperçut, au-delà de cette première salle, un laboratoire de recherche. Une grande pièce modulée en plusieurs sas. Parois vitrées. Tables d’opération. Lampes éteintes. Et aussi des ordinateurs, des éprouvettes, des flacons, des centrifugeuses…

Volo remarqua les dimensions étranges des tables d’opération. Trop grandes pour des animaux. Trop petites pour des hommes. Volo n’eut pas à réfléchir longtemps. Des enfants. Les expériences de la secte portaient exclusivement sur des enfants. Sans doute ceux qui avaient mué et que leur voix transformée rendait inutiles. Les Hugo Monestier, Tanguy Viesel, Charles Bellon… Combien d’autres ?

Volo sentit d’un coup le froid qui régnait dans la pièce. Il considéra à nouveau les organes prisonniers du verre et de la lumière. Il comprit. Ces organes étaient des gorges. Des larynx. Des cordes vocales. Sa pensée se précisa. Des organes qui avaient été arrachés avant de devenir impurs. Avant d’être distordus par les hormones de la puberté.

Les larmes aux yeux, Volokine tendit la main vers l’un des quadrilatères de verre.

Comme pour toucher des coraux en suspens.

À cette seconde, un faisceau lumineux jaillit, fixant ses doigts dans un halo blanc.

Il crut que sa main elle-même devenait un arbuste organique. Mais non : le rayon de lumière était celui d’une torche. Une lampe tactique, intégrée à une arme automatique.

— Avec des mains comme ça, à qui tu voulais faire croire que tu étais ouvrier agricole ?

Volokine tourna la tête et sourit. Deux hommes en vareuse noire avançaient. Il les reconnaissait : le maître d’œuvre et l’un de ses cerbères.

Les enfants de la Colonie.

Qui n’avaient pas de problèmes avec les matériaux modernes.

Ils tenaient chacun un pistolet-mitrailleur MP7 A1, de marque Heckler & Koch. Une arme de protection rapprochée conçue pour « traiter » des objectifs « durcis », comme disent les manuels spécialisés. Traduction : des hommes équipés de gilets pare-balles.

Volokine ne répondit pas. Au fond de lui, il n’avait jamais douté de cette issue. Que cherchait-il en se jetant dans la gueule du loup ? Pas de réponse dans sa petite tête de drogué suicidaire.

Pourtant, une réponse existait.

Elle surgit de l’ombre, prenant la forme d’une silhouette familière.

L’homme aux cheveux blancs se précisa à la faveur d’un bloc rétro-éclairé :

— Cédric, mon enfant. J’ai toujours su que tu nous reviendrais.

76

— Je reviens sans ma voix, fit Volokine, étonné par son propre calme. Mais avec intention de nuire.

— Bien sûr, rétorqua Bruno Hartmann. Tu es même devenu policier. Tu as toujours gardé en toi, à ton insu, ce projet secret. Revenir ici et nous détruire. D’un côté, c’est un peu ridicule. De l’autre, c’est valeureux. (L’homme sourit.) Tu étais un enfant valeureux, Cédric. Je savais qu’un jour ou l’autre, tu deviendrais pour nous une source d’ennuis.

— Pourquoi ne pas m’avoir pas tué, à l’époque ?

— Inutile. Après ta fuite, nous t’avons retrouvé. Tu avais été hospitalisé au CHU de Millau. Nous avons pris nos renseignements. Tu avais marché plus de cinquante kilomètres, brûlé, blessé, hébété. Tu avais fait du stop, en état de choc. Et tu ne te souvenais de rien, à l’exception de ton nom. Personne ne savait d’où tu venais. Pourquoi nous risquer à intervenir ? Il n’y avait aucun lien possible entre toi et Asunción.

— Vous m’avez regretté ?

Volokine avait demandé cela sur un ton ironique. Toujours ce sang-froid venu de nulle part.

— Tu étais un bon élément. Mais nous ne serions jamais parvenus au moindre résultat avec toi. Trop dur, trop chaotique. Nous avons échoué à retourner ta force pour en faire une arme constructive. Du reste, au moment où tu as fui, ta mue avait commencé.

Hartmann avança entre les colonnes rétro-éclairées. Les choses abjectes, qui tournaient lentement à l’intérieur du verre, renvoyaient des reflets d’algues sur son visage d’ancien dur à cuire. Il portait une veste de toile noire et ressemblait à un vieil acteur des années 60 dont Volokine ne se rappelait plus le nom. Kasdan aurait su, lui.

— Tu devines où nous sommes, non ? Volokine ne répondit pas.

— Dans un musée. Une galerie d’art, commencée par mon père, il y a plus de 60 ans, à Auschwitz.

Hartmann ouvrit ses bras vers les organes qui flottaient dans leurs tours de lumière rose :

— Des gorges. Trachée. Larynx. Cordes vocales. L’instrument de la voix. Le sujet des recherches de mon père. C’était sa passion. Il voulait conserver ces organes d’enfants qui avaient fait la preuve de certains prodiges. Une tradition à Auschwitz. Josef Mengele collectionnait les yeux vairons, les fœtus, les calculs biliaires. Johann Kremer les échantillons « frais » de foie. L’originalité de la collection de mon père, c’était son mode de préservation. Sa méthode préfigurait les techniques actuelles de plastination. Du formol. De l’acétone. De la résine… Mais laissons cela… L’important, c’est que nous ayons pu conserver cette collection et l’enrichir au fil des années.

Dans sa vareuse noire, avec sa tête de vieux lion fatigué, Hartmann ressemblait à un super-méchant de la série des James Bond. C’était assez fascinant de contempler un tel profil dans la réalité. Laissant aller ses pensées, Volokine ne comprenait ni son calme, ni sa distance. Il avait l’impression d’avoir fumé un mégajoint.

— Le paradoxe, continua l’Allemand, c’est que cet ensemble regroupe seulement des échecs. Des gorges qui n’ont pas atteint l’objectif que nous visions. Des organes que nous avons sauvés, in extremis, de la mue mais qui n’ont pas réussi à briser le monde. La prouesse que nous avons toujours cherchée, espérée…

— Je ne comprends rien à vos conneries.

— Le cri, Cédric. Toutes nos recherches convergent vers le cri. Volokine ne lâchait pas son sourire. Il jouait avec les nerfs de l’Allemand. Malgré sa position de condamné, il possédait ce pouvoir. Hartmann était un requin et la peur était son océan. Ses eaux naturelles. Par son attitude, Volo était en train de l’assécher.

— Tous les grands destins commencent avec celui du père, reprit l’Allemand. L’histoire d’Œdipe est d’abord celle de Laïos, son père, qui viola un jeune garçon. Et la psychanalyse n’aurait pas existé sans la faute de Jakob, le père de Sigmund Freud, qui cachait une seconde épouse.

— A chaque fois, il s’agit donc d’une faute. Quelle était celle de ton père ?

Sourire crispé de Hartmann. A ce moment, il ressemblait bien à ce qu’il était : un ogre. Un personnage de conte déambulant dans une forêt miniature et rosâtre.

— Au Tibet, en écoutant les mantras des moines tibétains, mon père a pris la mesure de l’influence de la voix sur la matière. L’onde sonore pouvait faire vibrer les objets. Les briser. Cette découverte s’est confirmée à Auschwitz. Mon père observait les Juifs dans les douches. Il enregistrait leurs hurlements. Il constatait des phénomènes. Des ampoules électriques explosaient comme des œufs sous l’impact des voix. Des grilles se descellaient sous l’effet des ondes sonores. Des prisonniers avaient les oreilles qui saignaient à cause des cris qui les assaillaient. L’appareil vocal était un territoire en friche. Une arme potentielle, qui pouvait atteindre une intensité insoupçonnée.

« Après la guerre, mon père a connu une crise mystique. Dans les ruines de Berlin, il a attiré à lui d’autres désespérés. Parmi ses disciples, il y avait beaucoup d’enfants. Des orphelins livrés à eux-mêmes. Mon père avait constaté, dans les chambres à gaz, la puissance particulière des voix enfantines. L’idée de poursuivre ses recherches sur le cri est revenue. Tout a pris une soudaine logique. Le meilleur moyen de se rapprocher de Dieu était la souffrance. Or, cette souffrance permettait d’accéder à une nouvelle capacité vocale. Dans l’esprit de mon père, Dieu lui accordait une arme : le cri qui tue.

Face au délire de Hartmann, Volokine se sentait libre, léger, ironique. Son intrusion dans la Colonie opérait comme une catharsis. Il n’avait plus peur de ses souvenirs. Il n’avait plus envie de drogue. Il avait percé la fine membrane de sa conscience. Le pus s’en exsudait maintenant. La guérison était cette libération, cette sérénité. Et s’il devait mourir, il mourrait en toute pureté.

— J’ai dix années d’arts martiaux derrière moi, fit-il. Ces histoires de « cri qui tue » et de points vitaux ne sont que des conneries. Des légendes.

— Les légendes ont toujours une source véridique ! Sais-tu que le dieu Pan, dans l’Antiquité, était célèbre pour son rugissement qui terrifiait les voyageurs ? Que le mot « panique » vient de ce mythe ? Sais-tu que les Irlandais utilisaient un cri particulier pour faire fuir leurs ennemis ? Un cri de guerre qui se dit en gaélique « sluagh-gairm » et qui a donné le mot « slogan » ? Le cri est au cœur de nos cultures, Cédric. Au cœur de nos corps. Nous ne faisons ici que remonter à cette source. Nous remontons au mythe pour que le mythe redevienne une réalité.

— Conneries.

Hartmann reprit son souffle. L’expression du sage face à l’éternelle ignorance.

— Prenons les choses autrement. Tu serais étonné de la puissance que nous atteignons grâce à notre technique. La douleur, la peur révèlent une voix dans la voix. Une émission qui jaillit du plus profond du corps, qui libère tout l’appareil phonatoire et parvient à dépasser des seuils insoupçonnés.

Volokine se souvint des séances subies à la Colonie. Les décharges d’électricité. Les coups. Les brûlures. Et les cris. Ces cris qui résonnaient dans les couloirs souterrains. Enregistrés. Étudiés. Analysés. La voix qui se brise et qui doit briser le monde en retour.

La peur revenait. Cette peur qui ne l’avait jamais quitté et révélait maintenant sa raison d’être. Les salopards avaient fouillé ses entrailles pour débusquer le cri. Ils avaient traqué cette puissance au fond de son organisme d’enfant, à coups de décharges, de tortures sophistiquées.

Il demanda, d’une voix méprisante :

— Pourquoi s’acharner sur les enfants ?

— Tu sais d’où vient le mot « ascèse » ? Il dérive du grec ancien « askâris », qui signifie : « exercice », « pratique ». Un mot qui suggère un entraînement, une discipline mais aussi un art. Les enfants sont mes œuvres ! Mon but est d’en faire des chefs d’œuvre. En matière de cri, les enfants ont de meilleurs résultats. Les cordes vocales de petite taille atteignent une puissance insurpassable. Par la souffrance, nous réussissons à limiter la longueur de ces fibres. Nous préservons un organe absolument pur, exempt des scories de la sexualité.

Volokine tremblait maintenant. Il en avait assez entendu. Il fallait revenir à la réalité. Aux mobiles de l’affaire.

— Les quatre meurtres, pourquoi ?

— Une réaction en chaîne. Wilhelm Goetz travaillait pour nous. Quand il a contacté cette avocate, nous avons compris qu’il voulait témoigner contre nous. Nous avons dû l’éliminer. Dans le même mouvement, nous avons tué son giton. Il possédait peut-être des informations. Quand Manoury a appris la nouvelle, il a paniqué à son tour. Il prospectait pour la communauté depuis notre arrivée en France. Lui aussi pouvait se mettre à table.

— Et Régis Mazoyer ?

— Une autre mesure de prudence. Régis a séjourné ici. Peut-être avait-il compris le sens de nos recherches. Quand tu es venu l’interroger, tu nous as pris de vitesse. Nous étions certains que tu reviendrais le cuisiner. Il fallait exclure tout risque.

— Les mutilations, les inscriptions : pourquoi ?

— Pur folklore. J’espérais vous mettre sur la piste d’un tueur en série religieux. Utiliser le Miserere me semblait ironique. Ce chant est au cœur de nos recherches. Nous l’utilisons pour tester la pureté des tessitures.

— Comment des mômes ont pu faire ça ?

— Conditionnement. Endoctrinement. Drogue. Ce n’est pas si compliqué. L’histoire regorge d’enfants guerriers, d’enfants tueurs. Nous sommes parvenus à produire des pures concrétions du Mal. Nous avons réussi à débarrasser ces créatures de tout sentiment, de toute trace d’humanité qui pourraient les pervertir.

Volokine sentait qu’il manquait la pièce centrale dans la mosaïque.

L’élément qui expliquait pourquoi tout était survenu maintenant.

— Goetz travaillait depuis 30 ans avec vous. Il a participé aux enlèvements d’enfants, aux séances de torture, aux chorales. Pourquoi cette crise soudaine de remords ? Pourquoi vouloir parler à 64 ans ?

— Il a pensé que nos recherches devenaient trop dangereuses.

— Pourquoi ?

Hartmann sourit et, cette fois, la peur traversa les os de Volokine.

— Tu ne devines pas ? Nous avons enfin abouti. Nous possédons le cri.

— Ce n’est pas possible…

— Soixante années de recherches, de sacrifices, ont enfin donné le résultat attendu. Nous avons démontré la justesse des intuitions de mon père. Pour dire la vérité, nous n’en sommes qu’aux balbutiements. Un seul enfant maîtrise la technique. Mais grâce à cet exemple, nous allons pouvoir développer la méthode.

Volokine devint rêveur. Il songea à cet enfant-dieu qui pouvait tuer par son cri. Il songea aux mômes masqués qui l’avaient agressé sur le parvis.

— C’est comme ça que vous allez me finir ? Hartmann s’approcha et joignit lentement ses mains.

— Non. Nous n’en faisons pas une affaire personnelle, Cédric. Nous ne te considérons même pas comme un traître. Mais tu es un flic. Et les flics méritent un traitement de faveur.

La gorge sèche à l’intérieur.

Alors que son cou, à l’extérieur, était enduit de sueur.

— Un traitement de faveur ?

Hartmann fit un signe de tête. Les sbires s’emparèrent de Volokine. Il perdit pied. Il eut l’impression de chuter, au fond de lui-même. Un des hommes tenait une minuscule seringue. L’autre le soutenait par les bras.

— Je te confie à nos médecins. Tu verras, ils ont mis au point des protocoles très sophistiqués.

Volokine hurla. Mais le cri resta à l’arrière de sa gorge. Avec un peu de chance, sa voix resterait bloquée jusqu’au bout. Il saurait mourir en silence.

77

Arro, 6 heures du matin.

Kasdan repéra la plus grande maison du hameau. Il gara son break. Bondit dehors. Frappa à la porte. Le jour n’était pas levé. La nuit semblait verrouillée sur les pierres comme un tombeau sur des os. À la lueur de ses phares, Kasdan avait aperçu des paysages de terreur. Des plaines de caillasses. Des falaises d’herbe rase. Une vision primitive, d’avant les hommes, d’où tout signe de civilisation est absent. Un paysage où les champs sont des steppes. Les pylônes, des stèles de pierre. Les routes des sentiers de poussière. Un paysage qui laisse un goût de silex dans la bouche.

Kasdan sourit. Il se sentait en éveil. L’instant lui semblait porter une imminence. L’affrontement. La vengeance. Il frappa encore. Pas de réponse.

La moitié des baraques étaient en ruine. Les autres, restaurées, semblaient tout de même avoir un pied dans la tombe. Mais Kasdan avait l’impression d’avancer dans le temps. Après la préhistoire, on passait, disons, au Moyen Âge.

Il frappa plus fort.

Enfin, des bruits à l’intérieur.

Un jeune homme ouvrit. Arme au poing. Le clan d’Arro était en guerre. Une espèce de guerre de clans, comme aux temps primitifs, quand on s’entre-tuait pour un point d’eau ou une poignée de braises.

— Je dois voir Rochas.

Le jeune gars, carrure athlétique, cheveux blonds et plats, portait un ensemble de laine polaire bleu turquoise. Il ressemblait à un alpiniste dans son camp de base, prêt à attaquer le K2. Sans répondre, il lança un coup d’œil à sa montre.

— Il doit être dehors à cette heure-ci, fit-il. Il fait son quart.

— Vous faites des rondes ?

L’athlète sourit. Des rides autour des paupières révélèrent un âge plus avancé qu’on n’aurait pu croire.

— Ils pensent tout surveiller, murmura-t-il. Mais ce sont eux qui sont surveillés.

— Rochas, vous pouvez le contacter ?

Il avança sur le seuil, sans proposer à Kasdan d’entrer. Au contraire. Il le tenait en joue du regard, prenant sa mesure. Un flic de Paris, la mine pas fraîche, tremblant, tout ça à 6 h du matin.

— Quelle est l’urgence ?

Kasdan expliqua la situation. Volokine. Ses années d’enfance passées à la Colonie. La quasi-certitude qu’il ne passerait pas la nuit. L’urgence d’intervenir, hors de toute légalité.

— Entrez. Et calmez-vous. Je vais appeler Rochas.

Dans le corps habité d’une ferme, on espère toujours trouver chaleur et réconfort, des matériaux feutrés, de la douceur, qui rompraient avec la dureté du dehors. Mais en général, c’est l’inverse qui vous attend. Carrelage au sol. Ciment au mur. Quelques meubles disparates. Pas de chauffage. On est à l’intérieur mais on est toujours dehors. Dans le froid et la brutalité.

— Café ?

Le jeune homme vivait dans une grande pièce carrée, obscure, où trônait une grande table recouverte d’une toile cirée qui donnait froid dans le dos.

— Café, répondit Kasdan. Mais contactez Rochas. L’homme s’affaira sans répondre. La cuisine occupait un angle de la pièce. À l’opposé, dans un coin sombre, un lit était défait. Toutes les vies se comprimaient dans ce seul espace.

La machine à café crépita. Aussitôt relayée par les crachotements d’une VHF. Le gars appelait son chef.

Servit le café dans deux chopes.

— Rochas arrive.

— Il est d’accord pour intervenir ?

— Vous allez lui expliquer vous-même. Sucre ?

Kasdan nia de la tête. But une gorgée. La sensation l’apaisa. Il fallait rester calme. Convaincre cette petite armée. Sans elle, pas d’intervention. Sans intervention, pas de sauvetage.

Il laissa passer quelques secondes puis demanda :

— Depuis combien de temps vous vivez à Arro ? L’homme chaussait des bottes de Gore-Tex.

— Depuis toujours.

— Vous êtes né dans la communauté ?

— Je suis le fils de Pierre Rochas.

À cet instant, et à cet instant seulement, Kasdan remarqua la clarté singulière du regard posé sur lui. Il se souvenait de la brillance extraordinaire des yeux de Rochas. Le fils avait attrapé ces iris de cristal en guise d’héritage.

— Vous me devez des explications.

Kasdan se tourna vers la voix qui venait de retentir. La silhouette de Rochas père se découpait à contre-nuit. Chevelure épaisse, larges épaules, engoncées dans un anorak brillant, fusil d’assaut calé sous l’aisselle. L’ensemble avait la symétrie d’un tableau, chargé de puissance et d’héroïsme.

L’ancien flic répéta ses explications. Insistant sur le fait que Volokine allait être démasqué dans les prochaines heures. Si ce n’était déjà fait.

— Votre collègue est taré.

— Volokine est un super-flic. Mais il est kamikaze.

— Et vous croyez qu’on va attaquer comme ça la Colonie ? Pour le petit déjeuner ?

— Je ne vous parle pas d’attaque, mais d’intervention. Vous connaissez Asunción. Vous savez sans doute comment y pénétrer. Il faut récupérer Volokine. C’est l’urgence. Après ça, on aura tout le temps de prévenir les flics, les vrais.

Rochas entra dans la salle et se servit une chope de café. Son calme le rapprochait du paysage minéral, dehors.

— Soit votre protégé n’a pas été identifié et la mission est simple. La zone des ouvriers agricoles est accessible. Soit il est déjà prisonnier et ça risque d’être beaucoup plus compliqué. Voire impossible.

— Vous êtes partant ou j’y vais seul ?

Rochas sourit et s’adressa à son fils d’un ton neutre. Rien entre eux ne trahissait leurs liens familiaux.

— Tu réveilles les autres. (Il se tourna vers Kasdan.) Vous, vous venez avec moi. Je vous expliquerai en chemin l’opération.

— Vous avez déjà votre idée ?

Rochas avança d’un pas. La clarté de ses yeux évoquait la mer. Plus que la mer, un certain coin de mer, une crique, un lagon.

— L’idée, elle est ici. (Il pointa son index sur sa tempe.) Depuis toujours. Seule l’occasion manquait. (Il sourit encore. Un plissement de séduction, irrésistible, s’opéra dans son visage.) Après tout, l’occasion, c’est peut-être vous et votre histoire de flic infiltré. Du jamais vu.

Rochas ouvrit une carte de la région sur la table de toile cirée. Kasdan posa sa chope et se concentra. La conquête de Troie commençait.

78

Quand Volokine se réveilla, la première chose qu’il perçut était un chant. A la fois lointain et diffus. Il se dit : « Ça y est. J’y suis. Je suis au cœur de l’enfer. » Puis il remarqua qu’il ne s’agissait pas du Miserere, mais d’autre chose. Il prit conscience qu’il ne pouvait pas bouger. Il n’était pas ligoté mais son cerveau ne commandait plus ses membres.

Le chant continuait.

Douceur inimitable d’un chœur, qui semblait avoir dépassé la matérialité des instruments pour devenir totalement abstrait. Il songea au Requiem allemand de Brahms, une des œuvres les plus mystérieuses jamais écrites. Mais non, ce n’était pas le Requiem.

Volokine repoussa mentalement cette musique qui l’hypnotisait et analysa son environnement immédiat. Il était allongé, nu, sur une table de métal recouverte de papier. Il sentait le froid de l’acier contre ses épaules. Lui-même respirait sous une longue feuille de papier. Un projecteur chirurgical était braqué sur son visage. Il se rappela que ce type de lampes ne produisait aucune ombre et cette idée lui fit peur. Rien pour se cacher. Totalement exposé. Totalement vulnérable.

La musique revint au premier plan de sa conscience. Les vagues continuaient, douces, suaves, tissées de voix d’enfants. Avec un effet retard, Volo constata qu’il ne souffrait plus de son allergie chronique aux chœurs. Il était guéri — mais c’était trop tard. Il était sur son lit de mort.

Dans un effort surhumain — qui lui parut surhumain —, il parvint à lever, très légèrement, la tête. Au bout de la table chirurgicale, il y avait une autre table. Un guéridon, couvert d’un tapis vert, sur lequel tombait une flaque de lumière, provenant d’un autre projecteur.

Autour, trois joueurs de cartes.

Tous masqués de papier, tous vêtus de blouses vert pâle.

Confusion de l’esprit. Panique en saccades. Volokine se dit que les chirurgiens attendaient, tout simplement, qu’il se réveille. Qu’il soit conscient pour l’opérer à vif — pour lui faire mal.

A cet instant, un des hommes leva les yeux au-dessus de son jeu. Il observa Volokine. Sous leur charlotte de papier, les joueurs avaient tous des cheveux blancs. Trois vieillards. Trois chirurgiens. Vicieux et cinglé ».

Le médecin murmura, d’une voix où se mêlaient accents allemand et espagnol :

— Notre ami se réveille.

Volokine laissa retomber sa tête. La lumière. La musique. La chaleur de la lampe. Le froid du métal. Un cauchemar. Il allait se faire charcuter par trois chirurgiens nazis sortis de leurs tombeaux sud-américains. Et le chœur montait toujours, de partout à la fois. Sans attaque, sans accent. Juste des nappes qui vous portaient comme le lent ressac d’une mer tiède.

Bruit de chaises.

Volokine s’accrocha au moindre détail. Un des hommes s’était levé. Froissements de papier. Le frottement des protège-chaussures.

Un visage masqué apparut dans son champ de vision. Des rides agglutinées autour des yeux. Une peau grise et parcheminée. Ce toubib ne pouvait pas devenir poussière, il était déjà poussière. Volokine songea à Marko, Sandman, l’homme-sable qui lutte contre Spiderman.

— « Le chœur des pèlerins » de Tannhäuser…, chuchota l’homme. A-t-on jamais écrit quelque chose de plus beau ?

Il battait lentement la mesure avec un bistouri étincelant, sous le nez de Volokine. Il chantonnait des syllabes en allemand. Volo ne pouvait y croire. Il était plongé au cœur d’une caricature terrifiante. Cette union, légendaire et horrifique, de la cruauté nazie et de la musique allemande.

« Beglückt darfnun dich, ô Heimat, ich schauen, und grüben frob deine lieblichen Auen… », chantait le vieillard de sa voix enrouée. Tu sais ce que ça veut dire ?

Volokine ne répondit pas. Sa langue lui semblait dilatée, sèche comme un galet. Il comprenait maintenant qu’il était sous anesthésie. Ou sous un autre produit paralysant. Il allait mourir ici, entre les mains de médecins pervers. Mais peut-être lui épargnerait-on la souffrance…

— « Ô ma patrie, il m’est enfin permis de t’embrasser d’un œil comblé… », murmura le chirurgien. Des paroles d’une infinie tristesse… Des paroles qui nous parlent à nous, éternels exilés…

Volokine remarqua qu’il s’agissait d’une transcription de l’œuvre de Wagner pour voix enfantines. C’était bien le chœur d’Asunción qui chantait quelque part, dans une pièce voisine. A moins que cela ne soit un enregistrement. La musique lui semblait trop proche. Soudain, il se souvint du témoignage de Peter Hansen, l’homme à qui on avait prélevé les oreilles, sur fond de chorale.

Comme pour confirmer le pire, l’Allemand susurra à son tympan :

— Mon père était un grand chercheur. Il a beaucoup travaillé à Buchenwald puis à Sachsenhausen. Il travaillait sur la survie. Sur les forces profondes de l’homme qui lui permettent de se cramponner à l’existence. Il prélevait, un à un, les organes de ses sujets et chronométrait. Étonnant, paraît-il, à quel point des hommes entièrement vidés continuent de vivre, s’accrochant à la conscience en hurlant…

Volokine sentait la sueur inonder son visage. Une autre voix retentit dans la pièce, étouffée par le masque chirurgical :

— Tu viens jouer, oui ?

— J’arrive.

Le cinglé désigna la table ronde avec son bistouri :

— Tu sais que notre jeu te concerne ? Tu t’en doutes, non ? La voix rauque du vieillard se mêlait au chœur d’enfants. Ce sont des voix sans gravité. Des voix d’anges. Des voix de démons.

— Il faut que j’y aille. Sinon, mes compagnons vont tricher. Je les connais. Mais fais-moi confiance, j’ai de quoi les mettre au tapis…

Il disparut. Volokine en éprouva un bref soulagement. Puis des fragments du témoignage de Hansen revinrent lui brûler l’esprit. Des hommes qui s’étaient amusés à prélever des organes puis à faire deviner au Suédois quelles ablations ils avaient pratiquées. Allaient-ils faire la même chose avec lui ? Ou bien allaient-ils lui arracher, un à un, chaque organe jusqu’à la mort, pour mesurer son temps de survie ?

— Nous jouons au poker, l’interpella le vieillard. Au Texas Hold’em. Rien de très original. Ce qui est inédit, c’est la nature de nos mises…

Volokine crut entendre des rires, étouffés par les masques.

— Sais-tu ce que nous misons ? Tes organes, mon petit. Nous avons déjà joué ton foie, tes yeux, ton appareil génital. Tu es notre cagnotte. Et je dois dire que, dans tous les cas, tu ne gagneras pas ce soir. Ce que nous gagnerons, nous, c’est le plaisir de récupérer nos gains, au sein de ton corps.

Volokine refusait d’écouter. Les explications maléfiques du taré. Les voix aériennes des petits diables. Ils m’ont fait une péridurale ou une injection de ce genre, je ne vais rien sentir. Je ne vais pas souffrir… Cette réflexion rassurante était aussitôt anéantie par sa petite sœur. L’idée qu’on allait l’évider comme un lapin. Ses couilles posées dans une cuvette d’inox. Ses yeux placés dans un bocal. Il ne sentirait rien. Il entendrait seulement ces voix merdiques chanter Wagner. Il voulut hurler mais la peur lui barrait toujours la gorge.

— Je vois.

— Je me couche.

Il y eut un claquement de cartes. Puis un silence. Du moins à la table de jeu. Car les voix continuaient toujours :

« Der Gnade Heil ist dem Büber beschienden, Ergeht einst ein in der Seligen Frieden… »

A ce moment, Volokine eut une révélation. Il avait chanté cette ode. Il l’avait chantée durant ses deux années d’initiation et, dans son esprit tordu par l’angoisse il se souvint de la traduction des mots :

« Tu accordes au pécheur le secours de ta Grâce, ainsi un jour il goûtera la paix des Bienheureux… »

La grâce lui serait-elle accordée, à lui ?

Goûterait-il un jour la paix des Bienheureux ?

Les pensées se disloquaient dans son cerveau. Les suées coulaient sur son corps nu. Il avait l’impression d’exsuder des rigoles, des rivières, des fleuves. Il avait l’impression de se diluer dans sa propre peur. De se résoudre dans un cauchemar qui n’était pas réel. Il allait se réveiller. Ou bien Kasdan aillait surgir. Ou bien…

Nouveaux grincements de chaises.

— Hans, vraiment, ce soir, tu es verni…

— C’est notre ami qui m’a porté chance. Des pas qui approchent.

Le visage raviné, coiffé de sa charlotte :

— Mes compagnons ont perdu gros, ce soir. J’ai beaucoup de travail.

Il tira un drap suspendu sur un portique, qui courait au-dessus de la table chirurgicale.

Quand il vit le rideau blanc emplir son champ de vision, Volokine hurla.

Cette fois, sa gorge était débloquée.

79

— Je vous rejoins, dit Kasdan.

Il regagna son break dans la ruelle pavée. Ouvrit son coffre. Attrapa le sac contenant son arsenal. Il aurait le temps, une fois sur place, de monter et de vérifier chaque arme. Ses mains tremblaient. La tête lui tournait. La fatigue. La faim. Et aussi l’excitation. Cette opération lui rappelait l’époque de la BRI.

Kasdan revint vers le 4 x 4 de Rochas. Il se demandait quel genre d’opération d’infiltration ils allaient entreprendre avec un tel véhicule. Un monstre qu’on entendait arriver à un kilomètre à la ronde. Il se demanda aussi où les babas trouvaient le pognon pour être ainsi équipés. Mais il ne posa aucune question. Ce matin, il était un invité. Une sorte de témoin diplomatique, tout juste toléré.

Le jour se levait. Péniblement. Douloureusement. Comme on se réveille d’un lendemain de cuite. Les premiers rayons de lumière évoquaient des courbatures, des migraines, des gestes entravés.

Près du véhicule, Rochas tirait sur une cigarette, les mains dans les poches de sa doudoune. Il ressemblait à un loup de mer.

— Ce qu’il vous faut, fit-il, c’est un petit Entebbé pour vous tout seul.

— Exactement.

— On va vous montrer qu’on peut mieux faire que ces salauds de youdes !

Kasdan tressaillit à l’insulte. Un relent d’antisémitisme affluait soudain, comme porté par le vent sec. Rochas sourit. Et le charme de son sourire effaça tout.

— Je plaisante, fit-il en balançant sa clope. On vit ici comme des sauvages. Les pires préjugés nous guettent toujours. On lutte mais ce n’est pas évident. Du reste, cela n’enlève rien à notre efficacité. Montez.

Rochas lui ouvrit la porte. Kasdan grimpa dans la voiture, sac sur les genoux. Il commençait à sentir quelque chose de glacé sous la peau du vieil homme. La même force froide qu’on surprend parfois chez les écologistes, qui prétendent aimer la Terre mais détestent l’humanité.

Le maire démarra. Manœuvra. Sortit du hameau. La steppe s’ouvrit dans la lumière du jour comme une mer, sans le moindre obstacle, la moindre construction, la moindre trace de vie humaine ni même de vie tout court. Comment ménager une attaque-surprise dans un tel paysage ?

Kasdan lança un coup d’œil dans le rétroviseur extérieur et aperçut deux 4 x 4 qui les suivaient sur le sentier. Un vrai cortège, plein de grondements et de poussière.

— Il y a un passage, dit Rochas, comme lisant dans ses pensées.

— Un passage ?

— La Colonie est vaste. Ils ne peuvent la surveiller en permanence. Nous connaissons un point de faiblesse. Un défilé dans le calcaire où nous pourrons passer sans être vus ni même soupçonnés. Nous déboucherons au plus près de l’enclos, en surplomb, sans qu’ils aient pu prévoir notre arrivée. Ce sera notre bataille des Thermopyles, sauf que le passage ne nous aidera pas à résister mais au contraire à nous infiltrer.

Kasdan lança un coup d’œil à Rochas :

— Vous étiez ici, avant la Colonie ?

— Nous l’avons vue s’installer, évoluer, s’étendre. Comme un cancer. Aujourd’hui, nous étudions le développement des métastases.

— Qu’est-ce que vous appelez « métastases » ?

— L’hôpital. Les écoles. Les concerts. Tous ces mensonges qui endorment la méfiance des habitants de la région et dissimulent le Mal.

Kasdan songea aux enfants torturés. Aux expériences inimaginables. Il songea à Volokine, qui avait connu ce cauchemar. Qui l’avait intégré dans sa chair, oublié, puis transformé en faim de drogue. Était-il déjà aux mains des bourreaux ?

Cahots et vrombissements du moteur ne cessaient de se répondre, en une sorte de dialogue serré. Les véhicules ne suivaient plus une piste mais roulaient à travers la plaine. L’immensité du territoire sidérait Kasdan. Nouveau coup d’œil au rétroviseur. La file de voitures s’était enrichie de deux autres véhicules. L’assaut était en marche.

Ils roulaient depuis dix minutes. A combien de kilomètres se trouvait la faille ? Peut-être le temps de connaître les motivations de chacun. Et leur fiabilité…

— Et vous, demanda-t-il, vous avez une histoire personnelle avec la Colonie ?

— Bien sûr. Mais ce serait trop long à vous raconter. Si nous nous en sortons, nous en parlerons plus tard. Vous comprendrez mes raisons.

Rochas ralentit et rétrograda. La steppe n’avait pas changé. Absolument rien ne distinguait la zone. Toujours les mêmes dunes rases. Toujours les rochers et les fondrières. La lumière mordorée du matin ne parvenait pas à adoucir ce désert.

Kasdan sortit du véhicule, alors que les conducteurs et passagers des autres 4 x 4 jaillissaient, tenant tous une arme automatique. Cliquetis caractéristiques des fusils. Electricité de l’air, propre à une communauté armée quand la bataille est imminente. Kasdan devait faire un effort pour contrôler son excitation. Au fond de lui, une joie secrète l’étreignait. Il ne pensait plus éprouver cela avant sa mort.

Il posa son sac au sol et l’ouvrit. Sortit la mallette de sécurité du fusil à lunette. Attrapa au fond de sa poche son jeu de clés miniatures. Déverrouilla les deux serrures à pompe. Ouvrit le coffret en résine et admira les pièces soigneusement encastrées dans la mousse crénelée.

Il allait sortir le canon et la lunette quand un pressentiment lui fit lever les yeux. Cinq hommes en doudoune brillante se déployaient autour de lui, fusil au poing.

Les armes étaient toutes braquées sur lui.

Les faisceaux laser se concentraient sur sa poitrine.

Avant qu’il ait pu comprendre, un contact vint compléter le cercle.

Un canon sur sa nuque.

La voix de Rochas, chaude, enjouée :

— Kasdan, en un sens, tout ça est ce qui pouvait t’arriver de mieux.

Il ne répondit pas. Il ne comprenait pas.

— Lève-toi. Lentement. Et tourne-toi. Les mains écartées, évidemment.

Kasdan s’exécuta. Dans ce mouvement, la vérité prit forme. Si tordue, et en même temps, instantanément, si évidente, qu’il s’en voulut de ne pas y avoir pensé plus tôt. Quand il rencontra la nacre bleutée du regard de Rochas, il sut que oui, il avait deviné juste.

Pierre Rochas était Bruno Hartmann.

Arro et ses hippies n’étaient que les sentinelles de la Colonie.

— Tu connais l’histoire du roi invité par un autre souverain, qu’on place dans un labyrinthe pour se moquer de lui ? demanda-t-il en se plaçant face à Kasdan. En retour, le roi invite son hôte et l’abandonne dans le désert de son royaume. Il lui dit : « Voici mon labyrinthe, sans porte ni escalier. Un labyrinthe dont on ne ressort pas, parce qu’il n’a ni limite ni issue. » Cette steppe est mon labyrinthe, Kasdan.

Il se pencha et le fouilla, saisissant son 9 mm puis le lançant à l’un de ses sbires. Il palpa ses chevilles et trouva le Glock 33, « le missile de poche », que Kasdan avait l’habitude de porter à la cheville.

— Une frontière n’est pas une question de clôtures. Nos ennemis se sont toujours concentrés sur les enclos de la Colonie, cherchant à y pénétrer alors que nos territoires commencent bien avant. Et que ses membres majeurs vivent hors de l’enceinte. C’est l’éternelle histoire de la lettre volée. On ne trouve jamais quelque chose qui n’est pas caché. Depuis des années, je veille sur ma colonie, faisant mine de la surveiller. En réalité, je vous surveille, vous, les intrus.

Une ultime vérité traversa l’esprit de Kasdan. Wilhelm Goetz, en choisissant de diriger des œuvres chorales dont les premières lettres formaient le nom de « Arro », ne cherchait pas à désigner le hameau le plus proche de la Colonie. Il voulait révéler le secret de la secte. Son roi habitait Arro. Bruno Hartmann, le cerveau de la communauté, ne se trouvait pas derrière les clôtures coupantes mais en dehors…

— Où est Volokine ?

— En traitement.

— Qu’est-ce que vous lui faites ?

— Ne t’inquiète pas. Ta visite m’a fait revoir mes plans. J’ai décidé de vous associer à une opération utile. Une chasse à l’homme. Pour entraîner mes enfants. Une étape nécessaire de l’Agogé.

— Quelles en sont les règles ?

— Dix minutes d’avance pour toi et le gamin.

— Qu’est-ce que nous gagnons ?

— Votre temps de survie. Je n’ai rien d’autre à vous offrir. Kasdan prit une bouffée d’air glacé. Mourir comme un gibier dans cette steppe ne serait pas une mort si déshonorante. Mieux que de crever d’un cancer dans un hôpital parisien. Ou d’une rupture d’anévrisme dans son sommeil.

— Volokine, où est-il ?

— Dans la lande. Avec un peu de chance, vous vous retrouverez et vous pourrez unir vos efforts.

Kasdan sourit.

Oui. Cette fin n’était pas si mal.

Mourir au côté de Volokine, après s’être battus comme des Spartiates.

80

Volokine ne comprenait pas comment il s’en était sorti. Pourquoi il n’avait pas été charcuté. Pourquoi il courait maintenant dans la steppe, vêtu de l’uniforme de la Colonie — vareuse et pantalon de toile noire, croquenots d’origine allemande.

Il courait, après avoir été balancé d’un 4 x 4 comme on jette un appât avant la chasse.

Il courait sans se poser de questions.

Il courait en observant le paysage et en évaluant ses chances de survie.

Pas de champs cultivés. Seulement une plaine infinie. Paysage lunaire, percé de cratères et de marécages. Gris et vert, vert et gris, d’où saillait de temps à autre un sapin hiératique, dont même les épines n’avaient pas résisté aux bourrasques du vent. Loin, très loin, l’horizon était si net, si dur, qu’il évoquait le frottement de deux silex, ciel contre terre, prêts à faire jaillir le feu.

Il courait encore. Le sifflement du vent dans les oreilles. Les vautours tournant en cercle au-dessus de sa tête. Il sentait l’herbe gelée craquer sous ses pas. Il avait l’impression de marcher sur la fine couche de glace d’un lac, croustillante comme la croûte d’une crème caramel. Une couche qui menaçait de craquer d’un instant à l’autre et de l’engloutir dans des eaux noires. Mais pour l’instant, ça tenait. Et lui-même tenait. Malgré sa jambe blessée. Malgré les relents de l’anesthésie. Malgré la fatigue et les crampes.

Il courait toujours. Fonçait d’un rocher à l’autre. Dévalait et escaladait les ravines. Trébuchait dans les trous. Il s’accrochait à son propre rythme. A ses propres sensations. Souffle régulier. Foulée régulière. Même la douleur de sa cuisse était devenue régulière. Une présence amie. Chaleureuse.

Il commençait à reprendre espoir quand une présence subliminale le toucha au cerveau et le fit courir de travers. Il se tordit la cheville. S’arrêta à couvert d’une dalle. Lança un coup d’œil derrière lui.

Ils étaient là.

A cinq cents mètres sur sa gauche. Marchant côte à côte, couvrant une ligne latérale de cent mètres de largeur. Col blanc, veste noire, casquette noire. Volo distinguait leurs visages blêmes, fermés, magnifiques. Les plus âgés ne devaient pas avoir 12 ans. Tous tenaient une baguette avec laquelle ils battaient les herbes devant eux. Une baguette d’acacia seyal. Le bois de la Sainte-Couronne. La seule manière autorisée de « toucher le monde »…

A les voir ainsi, tapotant la terre, fouettant les herbes, on songeait à une armée en marche. Une armée sans états d’âme, traquant, cherchant, flairant l’ennemi. Ils ressemblaient aussi à des petits sourciers cherchant de l’eau avec leur baguette. Ce sont des enfants. Ils ont la pureté des diamants les plus parfaits. Pas d’ombre, pas d’inclusion, pas de faille. Mais leur pureté est celle du Mal.

Le cœur brûlant, le corps laqué de sueur, Volo jeta un regard devant lui. La lande, à perte de vue. En courant encore, il finirait bien par atteindre un village. Ou une route bitumée. Mais il n’avait aucun repère. Durant le trajet, on lui avait bandé les yeux. Et d’ailleurs, avec les résidus d’anesthésie dans ses veines, la panique qui l’avait secoué sur la table d’opération, l’ahurissement du trajet en 4 x 4, il n’avait plus son esprit. Rendu à l’état de bête, il lui fallait courir. Et courir encore. Comme un cerf dans une chasse à courre.

Volo repartit à petites foulées. Il ne sentait plus les reliefs durs sous ses pieds. Ni la douleur lancinante de sa jambe. Ni l’attaque du froid et du vent. Il ne sentait que son propre rythme, sa propre chaleur, qui formait une sorte de carapace à l’abri du temps et de l’espace. Ses forces fonctionnaient. Son intelligence fonctionnait. Il pouvait s’en sortir. L’homme est le meilleur ami de l’homme.

Soudain, une présence, sur sa droite. Un autre groupe. Le même bataillon aux visages blancs et aux vêtements noirs. Les baguettes qui cinglent l’air. La marche inéluctable.

La peur et la surprise lui filèrent un point de côté. Plus moyen de courir. Il dérapa. Se cassa la gueule sur la pente, mordant la mousse qui remplaçait ici l’herbe courte. Il se redressa, retenant un gémissement et fixa l’horizon, des larmes plein les yeux. Sa terreur s’approfondit encore. Devant lui, à quelques centaines de mètres, la lande prenait fin. Une falaise coupait court à tout espoir.

La suite était écrite. Les deux groupes d’enfants allaient se rejoindre et avancer, inexorablement, jusqu’à l’acculer, dos au précipice. Volokine essaya une autre idée. Ils n’étaient pas armés, il en était sûr. Et ce n’était que des mômes. Trois claques et il fendrait la ligne de front pour repartir en sens inverse. Facile. Mais les enfants, connectés avec les chasseurs adultes, signaleraient sa position et ce serait fini. Il n’en pouvait plus. Sa jambe blessée le consumait. Son torse brûlait. Sa tête était enserrée dans un étau de fièvre.

D’une façon ou d’une autre, il devait se reposer. Se cacher.

Le salut jaillit d’un champ de pierres, sur sa gauche. Un marécage d’où émergeaient des centaines de rochers pointus.

Traînant la patte, arc-bouté au plus près de la pente, Volo rejoignit le sanctuaire naturel. Pas un marécage comme il l’avait cru. Juste de la terre gelée où semblaient avoir poussé ces dalles hérissées, couvertes de lichen. Elles ressemblaient à des têtes étroites sortant d’un étang, le crâne enduit de particules verdâtres. Volo se choisit un bloc de plus d’un mètre de haut, incliné en direction de la falaise, puis creusa. Son idée, ce n’en était pas une, était de se planquer sous la pierre, au risque de bouffer de la terre la journée entière.

Il creusa.

Et creusa encore.

Doigts en sang. Ongles à la retourne. Souffle bref. La terre était gelée. L’odeur métallique du lichen lui montait à la tête. Enfin, la niche fut suffisante pour qu’il s’y glisse. Il s’était efforcé d’éparpiller la terre retournée autour du rocher. Il avait aussi pris soin de conserver une plaque de mousse, gelée, de près d’un mètre carré de surface pour se constituer une couverture de camouflage. Il se glissa dans son trou, tira à lui la feuille de lichen et se sentit des affinités profondes avec les sangliers qu’on chasse en Corse. Il attendit.

Le temps se mesurait en pulsations cardiaques.

Au refroidissement de son corps.

Rien.

Il attendit encore.

Il s’était fondu dans la terre. Dans les ténèbres. Et aspirait maintenant au néant. Ne plus exister. Ne plus respirer. Laisser passer les démons puis repartir dans la direction opposée.

Soudain, les fouets.

Les baguettes de bois parmi les herbes. Contre les roches. Les enfants hurleurs s’étaient éparpillés.

Volo se recroquevilla. S’enfonça dans sa cache. Il percevait les vibrations des bâtons qui fouinaient partout. Il imaginait les enfants observant chaque rocher, contournant chaque bloc, grattant la terre et la mousse autour. Quelles étaient ses chances ?

D’un coup, la lumière vint le chercher dans son trou.

Un cillement et il vit la petite silhouette, se découpant sur le ciel.

Sans réfléchir, il tendit son bras. Attira le môme dans sa planque. Avant que le gamin ait pu crier, il frappa. Et frappa à nouveau.

Jusqu’à sentir entre ses bras le corps mou, inanimé.

Volo attrapa la croûte de lichen, sa seule protection, et la ramena sur lui comme un linceul. Il percevait, près de lui, la chaleur du gosse évanoui. Et se dit que la boucle de son enquête était close. Il frappait maintenant les enfants. Et peut-être que, pour survivre, il allait être obligé d’en tuer.

Impossible de dire combien de temps s’écoula.

Mais aucun autre ne vint le débusquer au fond de son terrier.

Avec prudence, il écarta la mousse et risqua un œil.

Personne.

Il sortit la tête et lança un regard circulaire. Personne.

Il s’extirpa à mi-corps, tendit sa tête et observa la lande à 360 degrés. Vraiment personne. Les gamins étaient partis. Pour l’heure, il était sauvé.

Il s’extirpa de la cavité et tira l’enfant à l’air libre. Bien amoché mais vivant. Il le fouilla. Pas d’arme. Pas de VHF. Rien qui puisse lui servir dans l’immédiat. Il roula le corps sous le rocher et pria pour que le gosse ne se réveille pas avant longtemps.

Il repartit au pas de course, en direction du lever du soleil. La chasse continuait.

81

Kasdan n’avait aucune chance. 63 ans. Cent dix kilos de chairs épuisées. Nourries aux normothymiques et aux antidépresseurs. Trouées de faim, de fatigue et d’angoisse. Un poids mort face à une bande de cinglés dans la force de l’âge, motorisés et armés de fusils d’assaut.

Kasdan marchait. Il marchait comme il avait marché au Cameroun, dans la brousse, en direction du Nigeria. Il marchait comme un robot. Comptant vaguement sur son joker : un entraînement régulier à la course à pied, qui lui permettrait de démarrer au quart de tour quand ça chaufferait vraiment.

Pour l’heure, il essayait de trouver ses repères. Le soleil se levait sur sa droite. A l’est. Il lui semblait qu’ils avaient roulé en stricte ligne droite depuis Arro, qui était situé au sud de la Colonie. Il était donc en train de marcher vers Asunción. Ce n’était pas forcément une mauvaise chose. Hartmann, alias Rochas, compterait sur son sens de l’orientation et son espoir de fuir au contraire le cauchemar — la Colonie. Il marchait donc dans la direction opposée à celle qu’on pouvait lui prêter. Cette mince ruse pouvait lui offrir un avantage…

En vue de l’enceinte, il improviserait. Mais il était certain qu’il avait plus de chances de se battre aux abords d’Asunción qu’en pleine steppe. Se rapprocher des murs, des bâtiments en dur, des hommes. Plutôt que de chercher à fuir en solitaire dans la lande.

Il regarda sa montre. Les dix minutes d’avance étaient passées depuis longtemps. Où était l’ennemi ? Parti dans la mauvaise direction ? Il était assez simple de séparer les troupes et de sillonner la plaine selon les quatre orientations cardinales. Dans peu de temps, très peu de temps, un des 4 x 4 serait à ses trousses. Envisageant cette possibilité, il balaya son champ de vision et ressentit une crispation de désespoir. La plaine rase était uniformément plate. Pas un abri, pas une planque sur cette surface qui venait à bout du regard.

Un bruit de moteur s’éleva.

D’abord un ronronnement indistinct, comme la rumeur d’un avion, puis le grondement plus précis d’un véhicule qui avalait les ornières et les cahots, ne lâchant pas sa vitesse. Kasdan jeta un regard. Un 4 x 4 noir filait dans sa direction, dans un nuage de poussière et d’herbes arrachées.

Kasdan sourit à l’idée de l’inégalité des forces en présence.

C’est le moment de se donner, mon vieux.

Il accéléra, comme il le faisait chaque matin, au bois de Vincennes, retenant d’abord ses enjambées, afin de chauffer progressivement son corps. Cette première cadence ne dura pas. Ses muscles étaient déjà déliés par la marche intensive des dernières minutes. Il passa la seconde. Puis la troisième.

Quand le véhicule fut vraiment dans son dos, Kasdan en était au sprint, sentant les rouages de son corps s’activer en un bel ensemble. Il capta un rugissement de moteur. La bagnole était à la lutte avec les creux, les bosses, les rochers. Il sentait l’ombre du véhicule s’approcher… Il pratiqua un virage brutal et accéléra encore. Un autre virage. Ce jeu du chat et de la souris n’allait pas durer. Kasdan ne pouvait s’appuyer sur aucun obstacle. Malgré le relief du terrain, la bagnole le suivait sans difficulté.

Rugissement de moteur. Ses poursuivants n’étaient plus qu’à un mètre. Il partit encore sur la droite, dans un déhanchement de danseur. Puis sur la gauche. Balança un regard. Ce qu’il vit entre deux souffles était le tableau de sa fin. Un homme se tenait sur le marchepied du véhicule, sanglé à la galerie du toit, tenant une sorte de canne à pêche. Nouveau déhanchement à droite. Puis à droite encore, histoire de varier les ruses. Nouveau coup d’œil. Deux faits nouveaux. La canne était une tige surmontée d’un lasso — comme cet instrument qu’utilisent les cavaliers mongols pour attraper leurs chevaux. Le chasseur était le fils Rochas.

Kasdan n’en pouvait plus. Ce n’était pas la sensation de brûlure de ses poumons. Ni sa gorge qui happait l’air à la manière d’une chaudière affamée. C’était une immense lassitude, une grande limite qui résonnait à travers tout son corps. Son seuil de tolérance était dépassé. Son énergie de sexagénaire consumée.

A cet instant, sentant que la fin était là, Kasdan serra les épaules, comme pour faciliter la tâche du chasseur. Le lasso l’entoura. La voiture ralentit. Le lien se tendit sur son ventre, compressant ses bras sur ses côtes. Mû par une inspiration, Kasdan se laissa choir brutalement. Après tout, cent dix kilos, ce n’était pas rien. Cette chute prit de court le chasseur. Le lasso se tendit encore. La tige se raidit. Le fils Rochas fut emporté par le mouvement. Kasdan espérait qu’il lâche prise. Mais il comprit, en une pensée réflexe, que le chasseur était lui-même ceinturé à la tige. Ils étaient tous deux inextricablement liés, emportés maintenant par l’élan de la voiture. Kasdan fut traîné sur plusieurs mètres alors que le 4 x 4 s’arrêtait pour de bon.

Il entendit une voix à court de souffle :

— Libérez-moi, bon Dieu !

Il leva les yeux. Vision oblique. Un passager du véhicule jaillit. Contourna la voiture. Grimpa sur le marchepied, couteau à la main, pour libérer Rochas. A cet instant, et à cet instant seulement, Kasdan sut qu’il avait une carte à jouer.

Rochas s’extirpa de sa courroie et se rua sur Kasdan, tenant toujours sa perche, les traits défigurés par la colère et l’asphyxie. Il vacillait, comme un boxeur qui vient de se prendre un direct au foie. Quand il fut à portée de talons, Kasdan se détendit d’un coup. Ses pieds atteignirent l’entrejambe du fils qui avala son souffle. Kasdan se dressa sur les genoux. Ne chercha pas à se libérer du lasso. Il aurait brûlé la seconde dont il disposait. Il tendit ses avant-bras. Agrippa les revers de la doudoune. Attira le chasseur à lui en renversant la tête pour la ramener brutalement. Le nez de Rochas éclata. L’homme se cambra dans un hurlement et un jet de sang mais Kasdan, sans lâcher la doudoune, trouva de l’autre main la faille sous l’anorak ouvert. A la ceinture, un pistolet était glissé dans un holster à Velcro. Il arracha le Velcro. Saisit l’arme. Paria pour une culasse chargée et un cran de sûreté levé. Pressa la détente. Le coup projeta l’ennemi à deux mètres.

Le tout n’avait pas duré trois secondes. Et s’était passé à l’insu des deux autres assaillants, le corps de Rochas faisant écran. Maintenant, son champ de vision était libre. Il tira et tira encore. Le passager qui tenait un couteau fut écorché par une balle. Tournoya comme s’il avait été crocheté par un hameçon. Le conducteur démarra alors que ses vitres volaient en éclats.

En position de tir riposte, Kasdan, toujours ligoté au torse, appuya encore sur la détente, visant la bagnole qui s’arrachait dans un tourbillon d’herbes et de poussière. Puis se retourna, alerté par un réflexe, les deux poings cramponnés à son arme. Il lâcha trois balles en direction du fils Rochas qui venait de se relever. L’homme fut de nouveau propulsé plusieurs mètres en arrière, le torse devenu un trou béant de chairs calcinées. La plaine était toujours aussi vaste, aussi nue, mais Kasdan se sentait maintenant comme un puits de force, un cratère brûlant, prêt à cracher sa lave à qui l’emmerderait.

Le percuteur s’écrasa sur la chambre vide. Kasdan balança l’automatique. Ouvrit ses bras. Se libéra du lasso. Cette opération prit plusieurs dizaines de secondes. Le temps pour le passager touché de ressusciter. L’homme dégaina. Kasdan vit, sur un écran rouge, sa seule chance. Une grosse pierre posée dans l’herbe, entre lui et l’autre. Il plongea, arracha la dalle, la leva sur l’homme. Le tireur tendait son arme vers lui. C’était foutu. Mais l’adversaire, dans un incompréhensible réflexe, rentra la tête dans les épaules, au lieu de presser la détente. Mauvais choix. La pierre lui écrasa le crâne comme un œuf.

Kasdan tomba en arrière, touchant le sol avant même sa victime, qui vacilla encore puis s’écroula, la boîte crânienne enfoncée.

Silence.

Bourrasques.

Elancements dans les tempes.

Ne pas réfléchir. Ne pas analyser. Laisser l’animal s’exprimer en lui. Il se releva, jambes flageolantes. Premier réflexe. Prendre son arme au cadavre. Deuxième réflexe. Trouver des chargeurs dans les poches des hommes au sol. Au passage, récupérer l’automatique du fils Rochas. Dans un coin de sa conscience, il identifia les modèles. M9 Beretta, en inox, à visée trois points. USP .45 H&K, équipé d’une lampe tactique et d’une visée laser. Il glissa les deux flingues dans sa ceinture. Troisième réflexe. Courir.

Le conducteur était parvenu à fuir. Ils allaient revenir en force. Humiliés. Enragés. Kasdan fonça, l’ivresse au cœur, voyant l’horizon tressauter devant lui.

Quels repères maintenant ? Au fond de son esprit, l’homme revint et prit le pas sur la bête. Il réfléchit. Malgré lui. Malgré tout. Et discerna une nouveauté. La plaine n’était pas infinie comme il l’avait cru. Au contraire, elle finissait de manière abrupte, quelques centaines de mètres plus loin. La falaise devait tomber sur un plateau inférieur, là où la Colonie cultivait ses terres.

Kasdan saisit une autre vérité. Dans la voiture, Rochas n’avait pas menti. Il existait un passage. Une faille dans le calcaire friable. Le défilé des Thermopyles. Il fallait trouver la terrasse rocheuse qui offrait cette fissure permettant de descendre vers l’autre plateau et, éventuellement, rester planqué un moment.

Voyant se profiler l’à-pic, il vira à droite plutôt qu’à gauche, sans raison apparente. Il courait encore quand il sentit le sol changer de résonance sous ses pas. Ce n’était plus de l’herbe mais de la roche nue. Un plateau grisâtre, strié de veines herbues, constellé de dalles, à l’allure d’un vaste monument mégalithique, style Stonehenge, dont les pierres auraient été abattues par un phénomène naturel.

La faille existait quelque part, il en était sûr.

Il avança encore, ralentissant le pas, se tordant les chevilles dans les anfractuosités. Par miracle, au bout de quelques mètres, il découvrit la fissure de calcaire. Elle était large. Du moins en son point de départ. Ensuite, vers l’extrémité de la falaise, elle se rétrécissait.

Kasdan plongea, repérant des marches naturelles sur l’une des parois.

Quelques minutes plus tard, Kasdan touchait le fond. Au sens propre. Il avait descendu au moins vingt mètres de déclivité. Il leva les yeux. Les deux parois étaient irrégulières, se rapprochant puis s’éloignant selon les passages, mais ici, au sol, le boyau conservait une largeur constante de trois mètres environ.

Kasdan se mit en marche, sans savoir encore s’il s’était enfoncé dans un piège ou s’il avait trouvé le défilé qui lui permettrait d’approcher la Colonie en toute discrétion. Ou simplement une planque pour attendre la nuit.

Il marcha. Il voulait au moins éprouver son intuition. Voir si ce passage menait au plateau inférieur, le niveau d’Asunción. Peut-être son attention se relâcha-t-elle parce qu’il était à l’abri. Peut-être l’épuisement avait-il repris ses droits. Mais quand le bruissement retentit dans son dos, il était trop tard.

La seconde suivante, il était fauché au sol.

Ventre à terre, bras écartés, sans même avoir pu frôler la crosse de ses automatiques.

Un instant flotta.

Il sentit un genou entre ses omoplates et une pointe qui s’enfonçait dans sa nuque. Une injure chuchotée. L’emprise qui se relâchait.

Kasdan se plaça sur ses coudes et balança un coup d’œil pardessus son épaule.

Volokine se tenait derrière lui.

Croquenots aux pieds. Jambes écartées. Visage verdâtre.

Vêtu de la vareuse et du pantalon de toile réglementaires, torse nu en dessous, il brandissait une espèce de lance primitive. Un bâton au bout duquel un silex était fixé avec un lacet de chaussure. Le visage du gamin était couvert de lichen vert qui donnait à ses yeux l’allure de deux spectres avides, hallucinés.

Globalement pathétique, mais vivant.

Kasdan sourit.

Face à leur équipe, la Colonie aurait du fil à retordre.

82

Il n’avait pas achevé sa pensée que des grondements de moteur retentirent à la surface. Des bagnoles. Une, deux, trois peut-être. Des portières qui claquent. Des pas au bord de la faille. Ils étaient repérés. Pris au piège au fond du défilé.

— Kasdan !

La voix de Hartmann, ricochant contre les roches. Grave. Posée. Mais altérée. La colère. La haine. L’émotion. Le mentor était déjà averti de la mort de son fils.

— Réponds-moi ! Nous savons que vous êtes là ! Kasdan se tut, observant Volokine en état de choc. Hartmann éclata de rire.

Kasdan imaginait ce rire scintillant dans l’éclat du soleil.

— Tu crois que je pleure mon fils ? Tu crois que je suis meurtri par sa disparition ? Mon fils a été sacrifié, comme nous le serons tous ! Nous ne comptons pas. Nous sommes des pionniers. Des précurseurs. Il est normal que nous soyons sacrifiés. Nous appartenons à un progrès logique et nécessaire !

Exactement les mêmes mots que Hans-Werner Hartmann lorsqu’il avait été interrogé par le psychiatre américain, à Berlin, en 1947. La folie s’était transmise de père en fils.

— Kasdan !

Le Chilien ne s’adressait qu’à lui. Privilège de l’âge. Il y avait là une carte à jouer. Entretenir le dialogue avec le fou pendant que Volokine remonterait à la surface.

Kasdan empoigna les épaules du gamin. Son visage couvert de mousse verdâtre évoquait un chewing-gum à la chlorophylle.

Il dégaina PUSP .45 H&K. Lui fourra dans la main. Il saisit les chargeurs qu’il avait volés sur les cadavres et les enfonça dans les poches de sa vareuse. Sans un mot, il désigna le trait de ciel au-dessus d’eux. Monte là-haut. Puis d’un autre geste explicite : Je parle avec le fêlé.

Volokine glissa l’automatique dans sa ceinture et s’attaqua directement à la paroi rocheuse.

Au même instant, un sifflement retentit à l’intérieur du boyau. Les deux hommes se figèrent. Se regardèrent. Leur visage torturé fut la dernière chose qu’ils virent. Une volute de fumée se répandit dans la faille. Puis une autre. Puis une autre encore. Des gaz lacrymogènes. Technique classique pour pousser la proie hors de son terrier.

Kasdan recula. Ferma son treillis. Enfonça sa tête dans son col et retint sa respiration. Les yeux embués de larmes, il s’éloigna des nuages acides, espérant que Volo escaladait déjà la surface rocheuse, profitant des volutes blanchâtres qui le camouflaient.

Il observa le boyau et nota un autre avantage. La fumée matérialisait l’air dans le boyau vertical. Les sillons laser apparaissaient. Lignes rouges obliques, cherchant, traquant, sondant leurs victimes à l’intérieur du défilé. Et révélant, par contrecoup, la position des tireurs en surface.

Il y en avait quatre mais Kasdan ne s’y fiait pas à cent pour cent. D’autres tireurs pouvaient être présents, munis d’armes sans visée. Il recula encore et fut frappé par la beauté de l’instant. Les traits rouges dessinaient les cordes d’une harpe pourpre et magistrale. On aurait pu en attendre une musique enchantée…

— Kasdan !

Il ne respirait plus. Ne voyait plus. S’efforçait seulement de tendre l’oreille, guettant les coups de feu qui lui donneraient le signal de grimper à son tour.

— Je te propose de négocier ! lança-t-il, à court de souffle. Le rire de Hartmann encore.

Cinglant comme un coup de cymbales.

— Négocier quoi ? Avec qui ? C’est la fin, Kasdan. Vous avez été pour nous une étape. Une épreuve envoyée par Dieu. La dernière avant la victoire.

— Quelle victoire ?

— Nous possédons le cri, Kasdan. Le père, le fils et le cri. Telle est notre Trinité !

Kasdan vacillait. Ses paupières brûlaient. Sa gorge brûlait. Sortir de là. Grimper. Avant de sombrer complètement.

— Ne sens-tu pas la beauté du projet, Kasdan ? Un attentat à la seule force de la voix ? Une empreinte de pureté dans votre misérable monde. Une encoche de Grâce dans votre ici-bas ! Personne ne comprendra. Et cette incompréhension même sera notre récompense ! Le signe de votre médiocrité !

Que foutait Volokine ?

Étaient-ils si nombreux là-haut qu’il ne pouvait même pas attaquer ?

— Nous donnons naissance à l’Homme Nouveau, Kasdan ! Il faut lui céder la place ! C’est la loi élémentaire de l’évolution. Tout ce qui s’est passé avant n’était que le prologue d’aujourd’hui. Sortez de là et prosternez-vous ! Vous devez contribuer à la marche inéluctable de notre Progrès ! Vous devez vous incliner devant la volonté de Dieu !

Kasdan tomba à genoux. Son visage ruisselait de larmes. L’asphyxie lui coupait la gorge. Son corps cuisait comme dans une rôtissoire. Dans quelques secondes, il s’évanouirait. Volokine. Une voix gémissait au fond de son crâne. Volokine… Ce n’était plus un appel mais une supplique…

La première fois.

La paroi rocheuse n’avait pas posé de problèmes. Il l’avait escaladée en quelques secondes. Maintenant, il n’était plus qu’à deux mètres de la surface. A deux mètres des tireurs. Assis sur ses talons, à la manière d’un singe. Les pieds calés contre une arête. Les mains suspendues à une autre.

La première fois.

C’était la première fois qu’il allait faire usage de son arme. Le moment d’appliquer les gestes qu’il avait répétés des milliers de fois devant sa glace, chargeur à vide, yeux fermés. Combien étaient-ils là-haut ? Combien pourrait-il en buter avant de se prendre une rafale ?

Il prit un nouvel appui. Un mètre de la surface. Retrouva sa position de singe. D’une main, il dégaina son H & K. Vérifia la culasse. Le cran de sûreté. Oublia de faire une prière. Compta jusqu’à trois. Un, deux…

Il jaillit de la faille rocheuse.

Roula dans l’herbe et se mit debout, genoux fléchis, appréhendant l’ennemi d’un seul regard. Ils étaient cinq. Plus Hartmann. Deux de son côté de la faille. Trois de l’autre. Le mentor penché sur la fissure, à déblatérer ses délires. Entre eux, la fumée des gaz s’échappait comme d’une brèche de l’enfer. Avant qu’ils aient pu comprendre, Volokine s’arc-bouta. Il leva ses deux poings verrouillés à 45 degrés. Inspira. Bloqua.

Deux pressions de détente.

Un gugus en l’air, lâchant son fusil automatique.

En un millième de seconde, Volo jugea que l’effet de surprise jouait encore et qu’il pouvait tenter un autre carton. Il pivota. Inspira. Bloqua. Tira. Deux pressions plus une. Deuxième homme à terre. Hartmann avait disparu.

Une rafale fendit l’air, sifflant parmi les gaz. Le Russe plongea dans l’herbe, bras baissés. Ses mains vibraient encore du recul du tir. D’un bond, il se remit sur ses talons. Dix ans de muay thaï, ça aide. Montée de bras. Lâcher de coups. Un. Deux. Trois. A travers la fumée, un homme virevolta sur sa gauche, éperonné par l’impact. Un autre tira. Volo, sans bouger, riposta. Sa main cuisait du feu de l’arme. Sur les deux adversaires, l’un s’effondra. L’autre lâchait toujours la purée. Volo battit en retraite, derrière le 4 x 4.

Fumée. Silence. Il lui sembla qu’il avait touché sa dernière cible mais il n’en était pas sûr. Loin, très loin au fond de son crâne, une question. Où était Hartmann ? Dans un voile rouge, il perçut que sa culasse était sortie. Chargeur vide. D’une poussée, il l’éjecta. En attrapa un autre. L’encastra dans la crosse.

Des pas. Coup d’œil. Des ombres à travers la fumée acide, de l’autre côté de la faille. Au moins deux salopards encore debout. Un cerbère et Hartmann en personne. Une pensée vint lui lacérer le cerveau. Kasdan ? Les deux hommes planqués derrière le second 4 x 4. D’instinct, il se dit qu’il ne devait pas attendre. Ils allaient appeler du renfort. Ils allaient prendre position. Ils allaient lui niquer la tête.

Il sortit de sa planque. Pression de détente. Respiration. Pression. Respiration. Il lâchait ses coups à l’aveugle, dans l’espoir de faire bouger ses cibles. Dans le but de les voir. Un coude, un crâne, au bout du capot. Il visa et lâcha simultanément.

En retour, les phares de son 4 x 4 explosèrent. Pare-brise. Rétroviseurs. Il s’accroupit, dos à la roue. Pluie de verre.

Deux enfoirés.

Des fusils d’assaut.

Il n’avait aucune chance.

Et Kasdan ?

Il lui sembla percevoir le bruit d’une VHF. Ils appelaient les autres. Le ronflement d’un moteur. Les salopards prenaient la fuite. Volokine jaillit à découvert et cadra la scène. Tout se passa en même temps. Le 4 x 4 qui démarrait, Hartmann au volant. Le sbire fusil au poing révélé par la bagnole qui s’arrachait, le visant, lui. Kasdan jaillissant de sa faille enfumée comme un diable de sa boîte.

Le sbire vit Kasdan. Changea de position. Arma. Tira. Un clic en retour. Son fusil était enrayé. Volokine comprit que Dieu était avec eux. Il leva son .45. Appuya. Un autre clic en écho. Dieu n’était avec personne. Deux armes enrayées au même instant. Volokine vit Hartmann manœuvrer et foncer sur Kasdan qui dégainait à son tour. Kasdan n’eut que le temps de se reculer, lâchant son flingue, alors que le 4 x 4 bondissait sur lui. Il hurla. Volokine mit une seconde à comprendre. Dans son mouvement, le flic s’était embroché lui-même sur le couteau de combat que le nervi venait de brandir, après avoir jeté son fusil à terre. Kasdan se retourna et, le couteau planté dans l’aine, attrapa la tête de son attaquant et lui mordit le crâne à pleines dents, arrachant un morceau de scalp.

Les deux hommes roulent au sol. Dans la chute, le couteau s’éjecte de la plaie. Mêlée. Une main attrape le couteau. La main de Kasdan. Le plante dans la gorge de l’adversaire. Geysers de sang. Par à-coups. La victime s’écrase sur Kasdan.

La scène n’a pas duré cinq secondes. Volokine n’a pas bougé. Pétrifié. Vidé.

Kasdan crie, en tentant de se dépêtrer du cadavre :

— La bagnole !

Volo se réveille enfin. Balance son flingue et court vers l’autre 4 x 4. Empêcher Hartmann de fuir. L’écraser au risque de s’écraser lui-même. La clé sur le contact. Il va la tourner quand un choc l’envoie à toute volée contre le pare-brise. Hartmann a eu la même idée. Il vient de l’emplafonner.

Le Russe tente de sortir de l’habitacle. Impossible. Portière coincée. Par la vitre, il voit Kasdan qui rampe dans l’herbe rouge. Il voit Hartmann, couvert de sang, sortir du 4 x 4, Beretta au poing. Il le voit approcher, force ramassée autour de son bras tendu, vers LUI.

Volokine enclenche la marche arrière. La manque. Conduite automatique. Il lit les inscriptions sur la boîte de vitesses. La seconde suivante, Hartmann est là, flingue braqué. Détonation. La vitre se fissure. Volokine hurle. Son sang sur le tableau de bord. Son sang parmi les éclaboussures de verre. Sa mort, partout, projetée sur le pare-brise et les sièges.

Une seconde de suspens.

Une seconde à l’envers.

Mais non : il n’est pas mort.

Il n’est pas touché.

La vitre éclate pour de bon. La tête de Hartmann traverse le verre. La moitié du crâne en moins.

Derrière lui, des hommes en combinaison noire. Gilets pare-balles. Casques. Fusils d’assaut HK G36. Les THP (Tireurs Haute Précision) de la BRI. Leurs visières brillent dans l’air comme des quartz glacés.

Volokine éclate de rire, hébété. Fragments de cervelle sur le visage. Joues entaillées par les débris de verre. Il rit. La tête ouverte de Hartmann sur les genoux. Le monstre est mort. Volokine le berce entre ses bras trempés de sang.

Quelques secondes plus tard, il est dehors. D’autres hommes de la BRI, ceux de la brigade « Effraction », l’ont désincarcéré comme un maquereau de sa boîte de conserve. Il titube vers Kasdan, déjà soigné par une équipe de secours, masque d’oxygène sur le visage.

Un homme en combinaison noire et visière relevée, en train de dire en riant :

— Vous avez été nos petits chevaux. Nos petits chevaux de Troie.

83

Les enfants chantaient comme on se baigne dans une rivière.

Avec fluidité, souplesse, mais aussi gaieté et vivacité.

Chacune de leurs syllabes conservait une fraîcheur intime, secrète, vibrante. Les mots latins s’échappaient de leurs lèvres comme autant de cellules invisibles porteuses de paix.

Acupuncture de l’âme.

Baume du cœur.

Lorsque les troupes de la BRI avaient investi le centre de la Cité, Kasdan et Volokine avaient suivi. Après tout, c’était leur enquête. Leur victoire. Même si maintenant la Brigade criminelle et la Brigade de Recherche et d’Intervention s’emparaient de l’affaire et pénétraient la « zone de pureté » comme des conquérants.

Les hommes en combinaison noire couraient. Ouvraient des portes. Brandissaient leurs fusils d’assaut. Cela ressemblait à un pillage ouaté, où nulle résistance, nul cri ne se levait jamais. Où les ennemis étaient désarmés et ne portaient pas de boutons à leur veste.

Ensemble, Kasdan et Volokine avaient perçu un détail, alors que les soldats se déployaient autour du symbole central de la Colonie — la main tournée vers le ciel.

La rumeur des voix.

Elle provenait du Conservatoire. Ils s’étaient dirigés vers la construction de bois, près de l’église, alors que les groupes « Anticommando », « Varappe », « Effraction » et « Tireurs Haute Précision » poursuivaient leur invasion.

Kasdan et Volokine avaient ouvert les portes avec précaution. Brisés, ensanglantés, anéantis, ils s’étaient effondrés sur les bancs de bois clair.

Il était 10 heures du matin.

Et, en ce 28 décembre, comme n’importe quel autre jour, la chorale répétait.

Maintenant, Kasdan, dit « Doudouk », écoutait le Miserere, sentant se mêler en lui les courants diffus, et pas si éloignés, de l’épuisement et de l’émotion. Le Miserere de Gregorio Allegri résonnait, dehors et dedans, caressant ses os, infiltrant sa chair, anesthésiant ses nerfs.

Le Miserere.

Seule oraison funèbre possible à toute l’histoire.

Kasdan ne cherchait plus à recoller les morceaux. A comprendre comment lui et Volokine avaient été les dindons de la farce. Les otages d’une intervention clandestine et souterraine du RAID. Les ressortissants français qui avaient servi d’alibi aux forces de police traditionnelles pour mener une opération éclair. Bientôt, il faudrait s’expliquer et les ennuis commenceraient. Mais le principal était fait. L’État français avait libéré ses sujets.

Kasdan souriait. L’idée même que leurs vies aient pu être sauvées par des guignols tels que Marchelier, Rains ou Simoni valait en soi son pesant de cacahuètes. Mais envisager en plus qu’ils avaient été manipulés, à distance et à leur insu, était la meilleure, ou la pire blague qu’il pouvait imaginer.

Tout cela n’avait plus d’importance. Bruno Hartmann et sa garde rapprochée étaient neutralisés. Morts. Blessés. Arrêtés. Quant aux médecins givrés, l’officier de police Cédric Volokine se ferait un plaisir de témoigner contre eux. Même s’il ne les avait vus qu’à travers leur masque chirurgical.

Il serait sans doute possible de démontrer d’autres méfaits. Des installations, des appareils, des lieux spécialisés allaient être découverts, révélant les sévices exercés sur les enfants et les adolescents. Sans compter que, désormais, l’origine mystérieuse de la fortune de la secte attendait les enquêteurs officiels sous les verrières des serres. Il ne serait pas non plus difficile de découvrir les laboratoires de raffinerie ni de remonter les filières spécifiques d’Asunción. On pouvait même espérer, au cours des perquisitions, mettre la main sur les traces écrites de cette comptabilité cent pour cent illicite.

Côté humain, des centaines d’auditions allaient commencer. Tous les maillons du système allaient être isolés, interrogés, puis mentalement soignés. On chercherait la trace des enfants enlevés. On trouverait les vestiges de leur passage ici — des gorges dans le formol d’un musée lugubre.

En matière de « dérives sectaires », la Colonie se posait là. Une fois ses dirigeants confondus, il faudrait placer un gouvernement de tutelle et attaquer les procédures de démantèlement. Avant de fermer pour de bon l’antre du cauchemar.

Côté meurtres récents, on pourrait mettre en relation les traces de chaussures, les particules de bois trouvées sur chaque scène de crime et les habitudes de la Secte : ces enfants chaussés à l’ancienne, leur manie de « tâter le terrain » avec leurs baguettes d’acacia. Sans doute des psychologues s’y colleraient. Peut-être même trouverait-on, parmi les gamins, les acteurs directs des meurtres de Wilhelm Goetz, Naseerudin Sarakramahata, Alain Manoury, Régis Mazoyer…

Restait la question centrale. Que préparaient au juste Hartmann et ses hommes ? Un attentat ? Bruno Hartmann, penché au-dessus des fumées, avait parlé avant de mourir d’un « attentat à la seule force de la voix », une « empreinte de pureté dans votre misérable monde »… Oui. L’Allemand préparait un carnage, sous le signe du cri.

Songeant à la secte Aun et leur attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo, Kasdan imagina un hurlement meurtrier résonant dans les couloirs du métro parisien. L’écho fatal se répercutant sur les milliers de carreaux de céramique et déchirant les tympans des victimes.

Les enfants chantaient toujours.

C’était le moment — le fameux moment — où la mélodie soliste s’envole au-dessus du chœur, touchant la membrane la plus sensible de l’auditeur. Comme la première fois, Kasdan sentit les larmes monter. Ces voix d’enfants soulevaient l’âme comme deux doigts délicats le dos d’un petit chat, en toute légèreté, en toute douceur…

Kasdan ne pensait plus.

La violence avait figé ses pensées. Seul son corps résonnait — resplendissait — de cette polyphonie, comme sous la voûte d’un cloître en plein recueillement. Il observait les visages des chanteurs qui, soudés par leurs voix, ne craignaient plus rien. Ils portaient tous la veste et le pantalon de toile noire. Et leurs traits, sereins, détendus, semblaient emplis d’un écho céleste. Quelque chose qui aurait été traduit du silence du ciel…

Seuls auditeurs de ce concert irréel, les deux partenaires demeuraient fascinés, abasourdis, étrangers à eux-mêmes. Ils ne parlaient pas. Respiraient à peine.

Pourtant, sous le chant, ils percevaient autre chose.

Sans se concerter. Sans se regarder.

L’énigme cruciale.

Parmi ces voix d’anges, une seule recelait le pouvoir. Parmi ces enfants, un seul maîtrisait le cri meurtrier. Lequel ?

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