M. Bergeret, dans son cabinet de travail, conversait avec M. Goubin, son élève.
– J'ai découvert, aujourd'hui, dit-il, dans la bibliothèque d'un ami, un petit livre rare et peut-être unique. Soit qu'il l'ignore, soit qu'il le dédaigne, Brunet ne le cite pas dans son Manuel. C'est un petit in-douze, intitulé: Les charactères et pourtraictures tracés d'après les modelles anticques. Il fut imprimé dans la docte rue Saint-Jacques, en 1538.
– En connaissez-vous l'auteur? demanda M. Goubin.
– C'est un sieur Nicole Langelier, Parisien, répondit M. Bergeret. Il n'écrit pas aussi agréablement qu'Amyot. Mais il est clair et plein de sens. J'ai pris plaisir à lire son ouvrage, et j'en ai copié un chapitre fort curieux. Voulez-vous l'entendre?
– Bien volontiers, répondit M. Goubin. M. Bergeret prit un papier sur sa table et lut ce titre:
Des Trublions qui nasquirent en la Republicque. M. Goubin demanda quels étaient ces Trublions. M. Bergeret lui répondit que peut-être il le saurait par la suite, et qu'il était bon de lire un texte avant de le commenter. Et il lut ce qui suit:
«Lors parurent gens dans la ville qui poussoient grands cris, et feurent dicts les Trublions, pour ce que ils servoient ung chef nommé Trublion, lequel estoit de haut lignage, mais de peu de sçavoir et en grande impéritie de jeunesse. Et avoient les Trublions ung autre chef, nommé Tintinnabule, lequel faisoit beaux discours et carmes mirifiques. Et avoit esté piteusement mis hors la republicque par loi et usaige de ostracisme. De vray le dict Tintinnabule estoit contraire à Trublion. Quand cettuy tiroit en aval cet autre tiroit en amont. Mais les Trublions n'en avoient cure, étant si fols gens, que ne sçavoient où alloient.
»Et vivoit lors en la montaigne un villageois qui avoit nom Robin Mielleux, jà tout chenu, en semblance de fouyn, ou blereau, de grande ruse et cautèle, et bien expert en l'art de feindre, qui pensoit gouverner la cité par le moyen de ces Trublions, et les flattoit et, pour les attirer à soy, leur siffloit d'une voix doucette comme flûte, selon les guises de l'oyseleur qui va piper les oisillons. Estoit le bon Tintinnabule esbahi et marri de telles piperies et avoit grand paour que Robin Mielleux lui prist ses oisons.
»Dessoubs Trublion, Tintinnabule et Robin Mielleux, tenoient commandemans dans la caterve trublionne:
iij coquillons bien aigres,
xxj marranes, un quarteron de bons moines mendiants,
viij faiseurs d'almanachs,
lv démagogues misoxènes, xénophobes, xénoctones et xénophages; et six boisseaux de gentilshommes dévots à la belle dame de Bourdes, en Navarre.
»Par ainsi avoient chefs divers et contraires les Trublions. Et estoit bien importune engeance, et de mesme que Harpyes, ainsy que rapporte Virgilius, assises dessus les arbres, crioient horriblement et gastoient tout ce qui gisoit dessoubs elles, semblablement ces maulvais Trublions se guindoient es corniches et pinacles des hostels et ecclises pour de là despiter, garbouiller, embouser et compisser les bourgeois débonnaires.
»Et avoient diligemment choisi ung vieil coronel, du nom de Gelgopole, le plus inepte es guerres que ils eussent peu trouver, et le plus ennemi de toute justice et contempteur des lois augustes, pour en faire leur idole et parangon, et alloient criant par la ville: «Longue vie au vieil coronel!» Et les petits grimauds d'école piaillaient semblablement à leur derrière: «Longue vie au vieil coronel!» Faisoient les dicts Trublions force assemblées et conventicules, en lesquelles vociféraient la santé du vieil coronel, d'une telle véhémence de gueule, que les airs en estoient estonnés et que les oiseaux qui voloient pour lors sur leurs testes en tomboient estourdis et morts. De vray, estoit bien vilaine manie et phrénésie très horrible.
»Cuidoient les dicts Trublions que pour bien servir la cité et mériter la couronne civique, laquelle est faicte de feuilles de chesne nouées par une bandelette de laine, sans plus, et honorable entre toutes couronnes, faut jecter cris furieux et discours très insanes, et que ceulx qui poussent la charrue, et ceulx-là qui faulchent et moissonnent, mènent paistre les trouppeaux et greffent leurs poiriers, en ce doux pays de vignes, de bleds, de vertes prairies et de jardins fruictiers, ne servent point la cité, ni ces compaignons qui taillent la pierre et bastissent en les villes et villaiges des maisons couvertes de tuile rouge et de fine ardoise, ni les tisserans, ni les verriers, ni les carriers qui oeuvrent es entrailles de Cybèle, et que ne la servent point les doctes hommes qui labourent en leurs estudes clauses et librairies bien amples, à cognoistre beaux secrets de nature, ni les mères allaictans leurs nourrissons, ni ceste bonne vieille filant sa quenouille au coin du feu et faisant des contes à ses petits enfans; mais que ils servent la cité ces Trublions à braire comme asnes en foire. Et disons, pour estre juste, que, ce faisant, pensoient bien faire. Car ne avoient en propre que les nuages de leur cerveau et le vent de leur bouche, et souffloient à force pour le bien public et commun prouffict.
«Et ne crioient pas tant seulement «Longue vie au vieil coronel!» ains crioient encore sans répit qu'ilz amaient la cité. En quoi ils faisoient griève offense aux aultres citoyens, en donnant à entendre que ceulx-ci, qui ne crioient point, n'amaient point la cité maternelle et doux lieu de naissance. Ce qui est imposture manifeste et insupportable injure, car les hommes sucent avec le premier laict ce naturel amour, et est doux à respirer l'air natal. Or estoient de ce temps en la ville et contrée moult prud'hommes et saiges, lesquels amaient leur cité et republicque d'une plus chère et pure amour que oncques ne l'amèrent ces Trublions. Car ils vouloient les dicts prud'hommes que leur ville demourast saige comme eux, toute florie de grâces et vertus, portant gentiment en sa dextre la vergette d'or que surmonte la main de justice, et fust toute riante, pacifique et libre, et non point du tout, comme à contre fil la souhaitaient ces Trublions, tenant es mains gros baston à escarbouiller les bons citoyens et benoist chapelet à marmonner des ave, orde et mauvaise et misérablement soubmise au vieil coronel Gelgopole et à ce Tintinnabule. Car, de vray, la vouloient soubmettre aux frocards, hypocrites, bigots, cafars, imposteurs, pouilleux, enjuponnés, escabournés, encucullés, cagouleux, tondus et deschaux, mangeurs de crucifix, fesseurs de requiem, mendiants, faiseurs de dupes, captateurs de testaments, qui lors pullulaient et avaient acquis jà furtivement tant en maisons qu'en bois, champs et prairies, la tierce part du pays françoys. Et s'estudioient (ces Trublions), à rendre la cité toute rude et inélégante. Car avoient pris en aversion et desgoust la méditation, la philosophie, et tout argument déduict par droict sens et fine raison, et toute pensée soubtile, et ne cognoissoient que la force; encore ne la prisoient-ils que si elle estoit toute brute. Voilà comme ils amaient leur cité et lieu de naissance, ces Trublions…»
M. Bergeret se gardait bien, en lisant ce vieux texte, de faire sonner toutes les lettres dont il était hérissé à la mode de la Renaissance. Il avait le sentiment de la belle langue natale. Il se moquait de l'orthographe comme d'une chose méprisable et avait au contraire le respect de la vieille prononciation si légère et si coulante et qui de nos jours s'alourdit malheureusement. M. Bergeret lisait son texte conformément à la prononciation traditionnelle. Sa diction rendait aux vieux mots la jeunesse et la nouveauté. Aussi le sens en coulait-il clair et limpide pour M. Goubin, qui fit cette remarque:
– Ce qui me plaît dans ce morceau c'est la langue. Elle est naïve.
– Croyez-vous? dit M. Bergeret.
Et il reprit sa lecture.
«Et disoient les Trublions que ils défendoient les coronels et souldards de la cité et républicque, ce qui estoit gaberie et dérision, car les coronels et souldards qui sont armés à force de cannes à feu, mousquetterie, artillerie et autres engins très terribles ont emploi deffendre les citoyens, et non soy estre deffendus par les citoyens inarmés, et que il estoit impossible de imaginer qu'il fust dans la ville assez fols gens pour attaquer leurs propres deffenseurs, et que les prud'hommes opposez aux Trublions demandaient tant seulement que les coronels demourassent honorablement soubmis aux lois tant augustes et sainctes de la cité et republicque. Ains les dicts Trublions crioient toujours et ne sçavoient rien entendre, pour ce que avare nature les avoit desnuez d'entendement.
»Nourrissoient les Trublions grande haine des nations estranges. Et au seul nom des dictes nations ou peuples les oeils leur sortaient hors de la teste, à la mode des écrevisses de mer, très horriblement, et faisoient grands tours de bras comme aisles de moulins, et n'estoit emmi eux clerc de tabellion ou apprentif chaircuitier qui ne voulust envoyer cartel à ung roi ou reine ou empereur de quelque grand pays, et le moindre bonnetier ou cabaretier faisoit mine à tout moment de partir en guerre. Ains finalement demeurait en sa chambre.
»Et, comme est véritable que de tout temps les fols, plus nombreux que les saiges, marchent au bruit des vaines cymbales, les gens de petit sçavoir et entendement (de ceulx-là il s'en treuve beaucoup tant parmi les pauvres que par-mi les riches) feirent lors compagnie aux Trublions et avec eux trublionnèrent. Et ce fust un tintamarre horrifique dans la cité, tant que la saige pucelle Minerve assise en son temple, pour n'être point tympanisée par tels traineurs de casseroles et papegays en fureur, se bouscha les aureilles avecque la cire que luy avoient apportée en offrande ses bien amées abeilles de l'Hymette, donnant ainsi à entendre à ses fidelles, doctes hommes, philosophes et bons législateurs de la cité, que estoit peine perdue d'entrer en sçavante dispute et docte combat d'esprits avec ces Trublions trublionnans et tintinnabulans. Et aulcuns dans l'Estat, non des moindres, abasourdis de ce garbouil, cuidoient que ces fols fussent au point de bouleverser la republicque et mettre la noble et insigne cité cul par-dessus teste, ce qui eust été bien lamentable aventure. Mais un jour vint que les Trublions crevèrent pour ce qu'ils estoient pleins de vent.»
M. Bergeret posa le feuillet sur sa table. Il avait terminé sa lecture.
– Ces vieux livres, dit-il, amusent et divertissent l'esprit. Ils nous font oublier le temps présent.
– En effet, dit M. Goubin.
Et il sourit, ce qu'il n'avait point coutume de faire.