ÉPILOGUE. LE PREMIER SUCCÈS

Libre, dans son hôtel, au milieu de ses gens, rentré en possession de sa personnalité, le duc de Sairmeuse s’était écrié avec l’accent du triomphe:


– Nous avons joué Lecoq!


En cela, il avait raison.


Mais il se croyait à tout jamais hors des atteintes de ce limier au flair subtil, et, en cela, il avait tort.


Le jeune policier n’était pas d’un tempérament à digérer, les bras croisés, l’humiliation d’une défaite.


Déjà, lorsqu’il était entré chez le père Tabaret, il commençait à revenir du premier saisissement. Quand il quitta cet investigateur de tant d’expérience, il avait tout son courage, le plein exercice de ses facultés, et il se sentait une énergie à soulever le monde.


– Eh bien!… bonhomme, disait-il au père Absinthe, qui trottinait à ses côtés, vous avez entendu M. Tabaret, notre maître à tous? J’étais dans le vrai.


Mais le vieux policier n’avait point d’enthousiasme.


– Oui, vous aviez raison! répondit-il d’un ton piteux.


– Qu’est-ce qui nous a perdus? Trois fausses manœuvres. Eh bien! je saurai changer en victoire notre échec d’aujourd’hui.


– Ah!… vous en êtes bien capable… si on ne nous met pas à pied.


Cette réflexion chagrine rappela brusquement Lecoq au juste sentiment de la situation présente.


Elle n’était pas brillante, mais elle n’était pas non plus si compromise que le disait le père Absinthe.


Qu’était-il arrivé, en résumé?


Ils avaient laissé un prévenu leur glisser entre les doigts… c’était fâcheux; mais ils avaient empoigné et ils ramenaient un malfaiteur des plus dangereux, Joseph Couturier… il y avait compensation.


Cependant si Lecoq ne voyait pas de mise à pied a craindre, il tremblait qu’on ne lui refusât les moyens de suivre cette affaire de la Poivrière.


Que lui répondrait-on, quand il affirmerait que Mai et le duc de Sairmeuse ne faisaient qu’un?


On hausserait les épaules, sans doute, et on lui rirait au nez.


– Cependant, pensait-il, M. Segmuller, le juge d’instruction, me comprendra, lui. Mais osera-t-il, sur de simples présomptions, aller de l’avant?


C’était bien peu probable, et Lecoq ne le comprenait que trop.


– On pourrait, continuait-il, imaginer un prétexte pour une descente de justice à l’hôtel de Sairmeuse, on demanderait le duc, il serait obligé de se montrer, et en lui on reconnaîtrait Mai.


Il resta un moment sur cette idée, puis tout à coup:


– Mauvais moyen! reprit-il, maladroit, pitoyable!… Ce n’est pas deux lapins tels que ce duc et son complice qu’on prend sans vert. Il est impossible qu’ils n’aient pas prévu une visite domiciliaire et préparé une comédie de leur façon. Nous en serions pour nos frais.


Il avait fini par parler à demi-voix, et la curiosité ardait le père Absinthe.


– Pardon, fit-il, je ne comprends pas bien…


– Inutile, papa!… Donc, il est clair qu’il nous faudrait un commencement de preuve matérielle… Oh!… peu de chose: la preuve, seulement, d’une démarche faite par quelqu’un de l’hôtel de Sairmeuse près d’un de nos témoins…


Il s’arrêta, les sourcils froncés, la pupille dilatée, immobile, en arrêt…


Il découvrait parmi toutes les circonstances de son enquête, une circonstance qui s’ajustait à ses desseins.


Il revoyait par la pensée Mme Milner, la propriétaire de l’hôtel de Mariembourg, dans l’attitude qu’elle avait la première fois qu’il l’avait aperçue.


Oui, il la revoyait, hissée sur une chaise, le visage à hauteur d’une cage couverte d’un grand morceau de lustrine noire, répétant avec acharnement trois ou quatre mots d’allemand à un sansonnet, qui s’obstinait à crier: «Camille!… où est Camille!»


– Évidemment, reprit tout haut Lecoq, si Mme Milner, qui est Allemande et qui a un accent allemand des plus prononcés, eût élevé cet oiseau, il eût parlé l’allemand ou il eût eu tout au moins l’accent de sa maîtresse… Donc, il lui avait été donné depuis peu de temps… par qui?


Le père Absinthe commençait à s’impatienter.


– Sérieusement, fit-il, que dites-vous?


– Je dis que si quelqu’un, homme ou femme, à l’hôtel de Sairmeuse, porte le nom de Camille, je tiens ma preuve matérielle… Allons, papa, en route…


Et sans un mot d’explication, il entraîna son compagnon au pas de course.


Arrivé rue de Grenelle-Saint-Germain, Lecoq s’arrêta court devant un commissionnaire adossé à la boutique d’un marchand de vins.


– Mon ami, lui dit-il, vous allez vous rendre à l’hôtel de Sairmeuse, vous demanderez Camille, et vous lui direz que son oncle l’attend ici…


– Mais, Monsieur…


– Comment, vous n’êtes pas encore parti!


Le commissionnaire s’éloigna. Lecoq avait arrangé sa phrase de telle sorte qu’elle s’appliquait indifféremment à un homme ou à une femme.


Les deux policiers étaient entrés chez le marchand de vins, et le père Absinthe avait eu bien juste le temps d’avaler un petit verre, quand le commissionnaire reparut.


– Monsieur, dit-il, je n’ai pas pu parler à Mlle Camille…


– Bon!… pensa Lecoq, c’est une femme de chambre.


– L’hôtel est sens dessus dessous, vu que Mme la duchesse est décédée de mort subite ce matin.


– Ah!… le gredin!… s’écria le jeune policier.


Et, se maîtrisant, il ajouta mentalement:


– Il aura assassiné sa femme en rentrant… mais il est pincé. Maintenant j’obtiendrai l’autorisation de continuer mes recherches.


Moins de vingt minutes après, il arrivait au Palais de Justice.


Faut-il le dire? M. Segmuller ne parut pas démesurément surpris de la surprenante révélation de Lecoq. Cependant il écoutait avec une visible hésitation l’ingénieuse déduction du jeune policier; ce fut la circonstance du sansonnet qui le décida.


– Peut-être avez-vous deviné juste, mon cher Lecoq, dit-il, et même là, franchement, votre opinion est la mienne… Mais la justice, en une circonstance si délicate, ne peut marcher qu’à coup sûr… C’est à la police, c’est à vous de rechercher, de réunir des preuves tellement accablantes que le duc de Sairmeuse ne puisse avoir seulement l’idée de nier…


– Eh! monsieur, mes chefs ne me permettront pas…


– Ils vous donneront toutes les permissions possibles, mon ami, quand je leur aurai parlé.


Il y avait quelque courage de la part de M. Segmuller à agir ainsi. On avait tant ri, au Palais, on s’était tellement égayé de cette histoire de soi-disant grand seigneur déguisé en pitre, que beaucoup eussent sacrifié leur conviction à la peur du ridicule.


– Et quand parlerez-vous, monsieur, demanda timidement Lecoq.


– À l’instant même.


Le juge ouvrait déjà la porte de son cabinet, le jeune policier l’arrêta.


– J’aurais encore, monsieur, supplia-t-il, une grâce à vous demander… vous êtes si bon, vous êtes le premier qui ayez foi en moi.


– Parlez, mon brave garçon.


– Eh bien! monsieur, je vous demanderais un mot pour M. d’Escorval… Oh! un mot insignifiant, lui annonçant par exemple l’évasion du prévenu… je porterais ce mot, et alors… Oh! ne craignez rien, monsieur, je serai prudent.


– Soit!… fit le juge, allons, venez!…


Quand il sortit du bureau de son chef, Lecoq avait toutes les autorisations imaginables, et de plus il avait en poche un billet de M. Segmuller à M. d’Escorval. Sa joie était si grande, qu’il ne daigna pas remarquer les lazzis qu’il recueillit le long des couloirs de la Préfecture. Mais sur le seuil, son ennemi Gévrol, dit le Général, le guettait…


– Eh! eh!… fit-il quand passa Lecoq, il y a comme cela des malins qui partent pour la pêche à la baleine, et qui ne rapportent même pas un goujon.


Du coup, Lecoq fut piqué. Il se retourna brusquement, se planta en face du Général et le regardant bien dans le blanc des yeux:


– Cela vaut encore mieux, prononça-t-il du ton d’un homme sûr de son affaire, cela vaut infiniment mieux que de faciliter au dehors les intelligences des prisonniers.


Surpris, Gévrol perdit presque contenance et sa rougeur seule fut un aveu.


Mais Lecoq n’abusa pas. Que lui importait que le Général, ivre de jalousie, l’eût trahi! Ne tenait-il pas une éclatante revanche!


Il n’avait pas trop d’ailleurs du reste de sa journée pour méditer son plan de bataille et songer à ce qu’il dirait en portant le billet de M. Segmuller.


Son thème était bien prêt, quand le lendemain sur les onze heures, il se présenta chez M. d’Escorval.


– Monsieur est dans son cabinet avec un jeune homme, lui répondit le domestique, mais comme il ne m’a rien dit vous pouvez entrer…


Lecoq entra, le cabinet était vide.


Mais dans la pièce voisine, dont on n’était séparé que par une portière de velours, on entendait des exclamations étouffées et des sanglots entremêlés de baisers…


Assez embarrassé de son personnage, le jeune policier ne savait s’il devait rester ou se retirer, quand il aperçut sur le tapis une lettre ouverte…


Evidemment, cette lettre, toute froissée, contenait l’explication de la scène d’à côté. Mû par un sentiment instinctif plus fort que sa volonté, Lecoq la ramassa. Il y était écrit:


Celui qui te remettra cette lettre est le fils de Marie-Anne, Maurice, ton fils… J’ai réuni et je lui ai donné toutes les pièces qui justifient sa naissance…


C’est à son éducation que j’ai consacré l’héritage de ma pauvre Marie-Anne. Ceux à qui je l’avais confié ont su en faire un homme.


Si je te le rends, c’est que je crains pour lui les souillures de ma vie. Hier s’est empoisonnée la misérable qui avait empoisonné ma sœur… Pauvre Marie-Anne!… elle eût été plus terriblement vengée si un accident qui m’est arrivé n’eût sauvé le duc et la duchesse de Sairmeuse du piège où je les avais attirés…


JEAN LACHENEUR.


Lecoq eut comme un éblouissement.


Maintenant, il entrevoyait le drame terrible qui s’était dénoué dans le cabaret de la Chupin…


– Il n’y a pas à hésiter, il faut partir pour Sairmeuse, se dit-il, là je saurai tout!…


Et il se retira sans avoir parlé à M. d’Escorval. Il avait résisté à la tentation de s’emparer de la lettre.


C’était un mois, jour pour jour, après la mort de Mme Blanche.


Etendu sur un divan, dans sa bibliothèque, le duc de Sairmeuse lisait, quand son valet de chambre Otto vint lui annoncer un commissionnaire chargé de lui remettre en mains propres une lettre de M. Maurice d’Escorval.


D’un bond, Martial fut debout.


– Est-ce possible! s’écria-t-il.


Et vivement:


– Qu’il entre, ce commissionnaire.


Un gros homme, rouge de visage, de cheveux et de barbe, tout habillé de velours bleu blanchi par l’usage, se présenta tendant timidement une lettre.


Martial brisa le cachet et lut:


Je vous ai sauvé, Monsieur le duc, en ne reconnaissant pas le prévenu Mai. À votre tour, aidez-moi!… Il me faut pour après-demain, avant midi, 260,000 francs.


J’ai assez confiance en votre honneur pour vous écrire ceci, moi!…


MAURICE D’ESCORVAL.


Pendant près d’une minute, Martial resta confondu… puis, tout à coup, se précipitant à une table, il se mit à écrire, sans s’apercevoir que le commissionnaire lisait par-dessus son épaule…


Monsieur,


Non pas après-demain, mais ce soir. Ma fortune et ma vie sont à vous. Je vous dois cela pour la générosité que vous avez eue de vous retirer quand, sous les haillons de Mai, vous avez reconnu votre ancien ennemi, maintenant votre dévoué


MARTIAL DE SAIRMEUSE.


Il plia cette lettre d’une main fiévreuse, et la remettant au commissionnaire avec un louis:


– Voici la réponse, dit-il, hâtez-vous…


Mais le commissionnaire ne bougea pas…


Il glissa la lettre dans sa poche; puis, d’un geste violent, fit tomber sa barbe et ses cheveux rouges…


– Lecoq!… s’écria Martial, devenu plus pâle que la mort.


– Lecoq, en effet, monseigneur, répondit le jeune policier. Il me fallait une revanche, mon avenir en dépendait… j’ai osé imiter, oh! bien mal, l’écriture de M. d’Escorval…


Et comme Martial se taisait:


– Je dois d’ailleurs dire à monsieur le duc, poursuivit-il, qu’en remettant à la justice l’aveu écrit de sa main, de sa présence à la Poivrière, je donnerai des preuves de sa complète innocence.


Et pour montrer qu’il n’ignorait rien, il ajouta:


Mme la duchesse étant morte, il ne saurait être question de ce qui a pu se passer à la Borderie.


Huit jours après, en effet, une ordonnance de non-lieu était rendue par M. Segmuller en faveur du duc de Sairmeuse…


Nommé au poste qu’il ambitionnait, Lecoq eut le bon goût, – ce dut être un calcul, – de grimer de modestie son triomphe…


Mais le jour même, il avait couru au passage des Panoramas, commander à Sterne un cachet portant ses armes parlantes, et la devise à laquelle il est resté fidèle: Semper vigilans.


(1869)

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