À peine eût-on reconnu la station d’Enval, le 1er juillet de l’année suivante.
Sur le sommet de la butte, debout entre les deux issues du vallon, s’élevait une construction d’architecture mauresque qui portait au front le mot Casino, en lettres d’or.
On avait utilisé un petit bois pour créer un petit parc sur la pente vers la Limagne. Une terrasse soutenue par un mur orné d’un bout à l’autre par de grands vases en simili-marbre, s’étendait devant cette construction et dominait la vaste plaine d’Auvergne.
Plus bas, dans les vignes, six chalets montraient, de place en place, leurs façades de bois verni.
Sur la pente tournée au midi, une immense bâtisse toute blanche appelait de loin les voyageurs qui l’apercevaient en sortant de Riom. C’était le grand hôtel du Mont-Oriol. Et juste au-dessous, au pied même de la colline, une maison carrée, plus simple, mais vaste, entourée d’un jardin que traversait le ruisselet venu des gorges, offrait aux malades la guérison miraculeuse promise par une brochure du Docteur Latonne. On lisait sur la façade :
« Thermes du Mont-Oriol. »
Puis, sur l’aile de droite, en lettres plus petites :
« Hydrothérapie. – Lavages d’estomac. – Piscines à eau courante. »
Et sur l’aile de gauche :
« Institut médical de gymnastique automotrice. »
Tout cela était blanc, d’une blancheur neuve, luisante et crue. Des ouvriers travaillaient encore, des peintres, des plombiers, des terrassiers, bien que l’établissement fût ouvert depuis un mois déjà.
Le succès d’ailleurs avait dépassé, dès les premiers jours, les espérances des fondateurs. Trois grands médecins, trois célébrités, MM. les professeurs Mas-Roussel, Cloche et Rémusot avaient pris sous leur protection la station nouvelle et accepté de séjourner quelque temps dans les villas de la Société Bernoise des Chalets Mobiles, mises à leur disposition par les administrateurs des eaux.
Sous leur influence, une foule de malades accourait. Le grand hôtel du Mont-Oriol était plein.
Quoique les bains eussent commencé à fonctionner dès les premiers jours de juin, l’ouverture officielle de la station avait été remise au 1er juillet, afin d’attirer beaucoup de monde. La fête devait commencer à trois heures par la bénédiction des sources. Et le soir, une grande représentation suivie d’un feu d’artifice et d’un bal réunirait tous les baigneurs du lieu avec ceux des stations voisines et les principaux habitants de Clermont-Ferrand et de Riom.
Le casino au faîte du mont disparaissait sous les drapeaux. On ne voyait plus que du bleu, du rouge, du blanc, du jaune, une sorte de nuage épais et palpitant ; tandis qu’au sommet de mâts géants plantés le long des allées du parc, des oriflammes démesurées se déployaient dans le ciel bleu avec des ondulations de serpents.
M. Petrus Martel, qui avait obtenu la direction de ce nouveau casino, se croyait devenu, sous cette nuée de drapeaux, le capitaine tout-puissant de quelque navire fantastique ; et il donnait des ordres aux garçons en tabliers blancs, avec la voix retentissante et terrible que doivent avoir les amiraux pour commander sous la mitraille. Ses paroles vibrantes, emportées par le vent, étaient entendues jusqu’au village.
Andermatt, essoufflé déjà, apparut sur la terrasse. Petrus Martel courut à sa rencontre et le salua d’un grand geste noble.
— Tout va bien ? demanda le banquier.
— Tout va bien, Monsieur le Président.
— Si on a besoin de moi, on me trouvera dans le cabinet du médecin-inspecteur. Nous avons séance ce matin.
Et il redescendit la colline. Devant la porte de l’établissement thermal, le surveillant et le caissier, enlevés aussi à l’autre Société, devenue la Société rivale, mais condamnée sans lutte possible, s’élancèrent pour recevoir leur maître. L’ancien geôlier fit le salut militaire. L’autre s’inclina comme un pauvre qui reçoit l’aumône.
Andermatt demanda :
— Monsieur l’Inspecteur est ici ?
Le surveillant répondit :
— Oui, Monsieur le Président, tous ces messieurs sont arrivés.
Le banquier entra dans le vestibule, au milieu des baigneuses et des garçons respectueux, tourna à droite, ouvrit une porte et trouva réunis, dans une large pièce d’aspect sérieux, pleine de livres et de bustes l’homme de science, tous les membres, présents à Enval, du conseil d’administration : son beau-père le marquis, et Gontran son beau-frère, Oriol père et fils, devenus presque des messieurs, vêtus de redingotes si longues, eux si grands, qu’ils avaient l’air de réclames pour une maison de deuil, Paul Brétigny et le Docteur Latonne.
Après des poignées de mains rapides, on s’assit et Andermatt parla :
— Il nous reste à régler une question importante, celle du nom des sources. Je suis sur ce sujet d’un avis tout différent de celui de M. l’inspecteur. Le docteur propose de donner à nos trois sources principales les noms des trois sommités de la médecine qui sont ici. Assurément c’est là une flatterie qui les toucherait et nous les gagnerait davantage. Mais soyez sûrs, Messieurs, qu’elle nous aliénerait à tout jamais ceux de leurs éminents confrères qui n’ont pas encore répondu à notre invitation et que nous devons convaincre, au prix de tous nos efforts et de tous les sacrifices, de l’efficacité souveraine de nos eaux. Oui, Messieurs, la nature humaine est invariable, il faut la connaître et s’en servir. Jamais MM. les professeurs Plantureau, de Larenard et Pascalis, pour ne citer que ces trois spécialistes des affections de l’estomac et de l’intestin, n’enverront leurs malades, leurs clients, leurs meilleurs clients, les plus illustres, les princes et les archiducs, toutes les célébrités mondaines qui font en même temps leur fortune et leur réputation, jamais ils ne les enverront se guérir avec l’eau de la source Mas-Roussel, de la source Cloche ou de la source Rémusot. Car ces clients et le public entier seraient un peu fondés à croire que ce sont messieurs les professeurs Rémusot, Cloche et Mas-Roussel qui ont découvert notre eau et toutes ses propriétés thérapeutiques. Il n’est pas douteux, Messieurs, que le nom de Gubler dont on a baptisé la première source de Châtel-Guyon n’ait indisposé longtemps contre cette station, aujourd’hui prospère, une partie au moins des grands médecins qui auraient pu la patronner dès l’origine.
« Je vous propose donc de donner tout simplement le nom de ma femme à la première source découverte et le nom de Mlles Oriol aux deux autres. Nous aurons ainsi les sources Christiane, Louise et Charlotte. Ca va très bien ; c’est très gentil. Qu’en dites-vous ?
Son avis fut adopté même par le Docteur Latonne, qui ajouta :
— On pourrait alors prier MM. Mas-Roussel, Cloche et Rémusot d’être parrains et d’offrir le bras aux marraines.
— Parfait, parfait, dit Andermatt. Je cours chez eux. Et ils accepteront. J’en réponds ! Ils accepteront. Donc rendez-vous à trois heures, à l’église où le cortège se formera.
Et il repartit en courant.
Le marquis et Gontran le suivirent presque aussitôt. Les deux Oriol, coiffés de chapeaux de forme haute, se mirent en marche à leur tour côte à côte, graves et tous noirs sur la route blanche ; et le Docteur Latonne dit à Paul, arrivé seulement la veille pour assister à la fête :
— Je vous ai retenu, mon cher Monsieur, afin de vous montrer une chose dont j’attends merveille. C’est mon institut médical de gymnastique automotrice.
Il le prit par le bras et l’entraîna. Mais à peine furent-ils dans le vestibule qu’un garçon de bains arrêta le médecin :
— C’est M. Riquier qui attend pour son lavage.
Le Docteur Latonne, l’année précédente, médisait les lavages d’estomac préconisés et pratiqués par le Docteur Bonnefille dans l’établissement dont il était inspecteur. Mais les temps avaient modifié son opinion, et la sonde Baraduc était devenue le grand instrument de torture du nouvel inspecteur qui la plongeait dans tous les œsophages avec une joie enfantine.
Il demanda à Paul Brétigny :
— Avez-vous jamais vu faire cette petite opération-là ?
L’autre répondit :
— Non, jamais.
— Venez donc, mon cher, c’est très curieux.
Ils entrèrent dans la salle des douches où M. Riquier, l’homme au teint de brique, qui essayait, cette année-là, les sources récemment découvertes, comme il avait essayé, chaque été, de toutes les stations naissantes, attendait sur un fauteuil de bois.
Pareil à quelque supplicié des temps anciens il était serré, étranglé dans une sorte de camisole de force en toile cirée qui devait préserver ses vêtements des souillures et des éclaboussures ; et il avait l’air misérable, inquiet et douloureux des patients qu’un chirurgien vient opérer.
Dès que le docteur apparut, le garçon saisit un long tube qui se divisait en trois vers le milieu et qui avait l’air d’un serpent mince à double queue. Puis l’homme fixa un des bouts à l’extrémité d’un petit robinet communiquant avec la source. On laissa tomber le second dans un récipient de verre où s’écouleraient tout à l’heure les liquides rejetés par l’estomac du malade ; et M. l’inspecteur, prenant d’une main tranquille le troisième bras de ce conduit, l’approcha, avec un air aimable, de la mâchoire de M. Riquier, le lui passa dans la bouche et, le dirigeant adroitement, le fit glisser dans la gorge, l’enfonçant de plus en plus avec le pouce et l’index, d’une façon gracieuse et bienveillante, en répétant :
— Très bien, très bien, très bien ! Ça va, ça va, ça va, ça va parfaitement.
M. Riquier, les yeux hagards, les joues violettes, l’écume aux lèvres, haletait, suffoquait, poussait des hoquets d’angoisse ; et, cramponné aux bras du fauteuil, faisait des efforts terribles pour rejeter cette bête de caoutchouc qui lui pénétrait dans le corps.
Lorsqu’il en eut avalé un demi-mètre environ, le docteur dit :
— Nous sommes au fond. Ouvrez.
Le garçon alors ouvrit le robinet ; et bientôt le ventre du malade se gonfla visiblement, rempli peu à peu par l’eau tiède de la source.
— Toussez, disait le médecin, toussez, pour amorcer la descente.
Au lieu de tousser il râlait, le pauvre, et secoué de convulsions paraissait prêt surtout à perdre ses yeux qui lui sortaient de la tête. Puis soudain un léger glouglou se fit entendre par terre, à côté de son fauteuil. Le siphon du tube à double conduit venait enfin de s’amorcer ; et l’estomac se vidait maintenant dans ce récipient de verre où le médecin recherchait avec intérêt les indices du catarrhe et les traces reconnaissables des digestions incomplètes.
— Vous ne mangerez plus jamais de petits pois, disait-il, ni de salade ! Oh ! Pas de salade ! Vous ne la digérez nullement. Pas de fraises, non plus ! Je vous l’ai déjà répété dix fois, pas de fraises !
M. Riquier semblait furieux. Il s’agitait maintenant sans pouvoir parler avec ce tube qui lui bouchait la gorge. Mais lorsque, le lavage terminé, le docteur lui eut extrait délicatement cette sonde des entrailles, il s’écria :
— Est-ce ma faute si je mange tous les jours des saletés qui me perdent la santé ? N’est-ce pas vous qui devriez veiller sur les menus de votre hôtelier ? Je suis venu à votre nouvelle gargote parce qu’on m’empoisonnait à l’ancienne avec des nourritures abominables, et je suis plus mal encore dans votre grande baraque d’auberge du Mont-Oriol, parole d’honneur !
Le médecin dut le calmer et il promit, plusieurs fois de suite, de prendre sous sa direction la table d’hôte des malades.
Puis il ressaisit le bras de Paul Brétigny, et l’emmenant :
— Voici sur quels principes extrêmement rationnels j’ai établi mon traitement spécial par la gymnastique automotrice que nous allons visiter. Vous connaissez mon système de médecine organométrique, n’est-ce pas ? Je prétends qu’une grande partie de nos maladies proviennent uniquement du développement excessif d’un organe qui empiète sur le voisin, gêne ses fonctions, et détruit en peu de temps l’harmonie générale du corps, d’où naissent les troubles les plus graves.
« Or l’exercice est, avec les douches et le traitement thermal, un des moyens les plus énergiques pour rétablir l’équilibre et ramener les parties envahissantes à leurs proportions normales.
« Mais comment décider l’homme à faire de l’exercice ? Il n’y a pas seulement dans l’acte de marcher, de monter à cheval, de nager ou de ramer un effort physique considérable ; il y a aussi et surtout un effort moral. C’est l’esprit qui décide, entraîne et soutient le corps. Les hommes d’énergie sont des hommes de mouvement ! Or, l’énergie est dans l’âme et non pas dans les muscles. Le corps obéit à la volonté vigoureuse.
« Il ne faut point songer, mon cher, à donner du courage aux lâches ni de la résolution aux faibles. Mais nous pouvons faire autre chose, nous pouvons faire plus, nous pouvons supprimer le courage, supprimer l’énergie mentale, supprimer l’effort moral et ne laisser subsister que le mouvement physique. Cet effort moral, je le remplace avec avantage par une force étrangère et purement mécanique ! Comprenez-vous ? Non, pas très bien. Entrons.
Il ouvrit une porte qui donnait sur une vaste salle où étaient alignés des instruments bizarres, de grands fauteuils à jambes de bois, des chevaux grossiers en sapin, des planchettes articulées, des barres mobiles tendues devant des chaises fixées au sol. Et tous ces objets étaient armés d’engrenages compliqués que faisaient mouvoir des manivelles.
Le docteur reprit :
— Voici. Nous avons quatre exercices principaux que j’appellerai les exercices naturels ; ce sont : la marche, l’équitation, la natation et le canotage. Chacun de ces exercices développe des membres différents, agit d’une façon spéciale. Or, nous les possédons ici tous les quatre, produits artificiellement. On n’a qu’à se laisser faire, en ne pensant à rien, et on peut courir, monter à cheval, nager ou ramer pendant une heure sans que l’esprit prenne part, le moins du monde, à ce travail tout musculaire.
À ce moment, M. Aubry-Pasteur entrait suivi d’un homme dont les manches retroussées montraient des biceps vigoureux. L’ingénieur avait encore engraissé. Il marchait, les cuisses écartées, les bras loin du corps, en haletant.
Le docteur dit :
— Vous vous instruirez de visu.
Et, s’adressant à son malade :
— Eh bien, mon cher Monsieur, qu’allons-nous faire aujourd’hui ? De la marche ou de l’équitation ?
M. Aubry-Pasteur, qui serrait les mains de Paul, répondit :
— Je désire un peu de marche assise, cela me fatigue moins.
M. Latonne reprit :
— Nous avons, en effet, la marche assise et la marche debout. La marche debout, plus efficace, est assez pénible. Je l’obtiens au moyen de pédales sur lesquelles on monte et qui mettent les jambes en mouvement pendant qu’on se maintient en équilibre en se cramponnant à des anneaux scellés dans le mur. Mais voici la marche assise.
L’ingénieur s’était écroulé dans un fauteuil à bascule, et il posa ses jambes dans les jambes de bois à jointures mobiles attachées à ce siège. On lui sangla les cuisses, les mollets et les chevilles, de façon qu’il ne pût accomplir aucun mouvement volontaire ; puis l’homme aux manches retroussées, saisissant la manivelle, la tourna de toute sa force. Le fauteuil d’abord se balança comme un hamac, puis les jambes tout à coup partirent, s’allongeant et se recourbant, allant et revenant avec une vitesse extrême.
— Il court, dit le docteur, qui ordonna : Doucement, allez au pas.
L’homme, ralentissant son allure, imposa au gros ingénieur une marche assise plus modérée, qui décomposait d’une façon comique tous les mouvements de son corps.
Deux autres malades apparurent alors, énormes tous deux, et suivis aussi de deux garçons de service aux bras nus.
On les hissa sur des chevaux de bois qui, mis en mouvement, se mirent aussitôt à sauter sur place, en secouant leurs cavaliers d’une abominable manière.
— Au galop ! cria le docteur.
Et les bêtes factices, bondissant comme des vagues, chavirant comme des navires, fatiguèrent tellement les deux patients qu’ils se mirent à crier ensemble, d’une voix essoufflée et lamentable :
— Assez ! Assez ! Je n’en puis plus ! Assez !
Le médecin commanda : « Stop ! » puis ajouta :
— Soufflez un peu. Vous reprendrez dans cinq minutes.
Paul Brétigny, qui étouffait d’envie de rire, fit remarquer que les cavaliers n’avaient pas chaud, tandis que les tourneurs de manivelles étaient en sueur.
— Si vous intervertissiez les rôles, disait-il, cela ne vaudrait-il pas mieux ?
Le docteur répondit gravement :
— Oh ! Pas du tout, mon cher. Il ne faut pas confondre exercice et fatigue. Le mouvement de l’homme qui tourne la roue est mauvais, tandis que le mouvement du marcheur ou de l’écuyer est excellent.
Mais Paul aperçut une selle de femme.
— Oui, dit le médecin, le soir est réservé aux dames. Les hommes ne sont plus admis après midi. Venez donc voir la natation sèche.
Un système de planchettes mobiles vissées ensemble par leurs extrémités et par leurs centres, s’allongeant en losanges ou se refermant en carré comme ce jeu d’enfants qui porte des soldats piqués, permettait de garrotter et d’écarteler trois nageurs en même temps.
Le docteur disait :
— Je n’ai pas besoin de vous vanter les avantages de la natation sèche qui ne mouille le corps que de transpiration et n’expose, par conséquent, notre baigneur imaginaire à aucun accident rhumatismal.
Mais un garçon vint le chercher, une carte à la main.
— Le duc de Ramas, mon cher, je vous quitte. Excusez-moi.
Paul, resté seul, se retourna. Les deux cavaliers trottaient de nouveau. M. Aubry-Pasteur marchait toujours ; et les trois Auvergnats haletaient, les bras rompus, les reins cassés à secouer ainsi leurs clients. Ils avaient l’air de moudre du café.
Quand il fut dehors, Brétigny aperçut le Docteur Honorat regardant avec sa femme les préparatifs de la fête. Ils se mirent à causer, les yeux levés sur les drapeaux qui auréolaient la colline.
— C’est à l’église que se forme le cortège ? demanda l’épouse du médecin.
— C’est à l’église.
— À trois heures ?
— À trois heures.
— MM. les professeurs y seront ?
— Oui. Ils accompagneront les marraines.
Les dames Paille l’arrêtèrent ensuite. Puis les Monécu père et fille. Mais comme il devait déjeuner, en tête à tête avec son ami Gontran, au Café du Casino, il y monta à petits pas. Paul, arrivé la veille, n’avait point vu seul à seul son camarade depuis un mois ; et il voulait lui conter beaucoup d’histoires du boulevard, histoires de filles et de tripots.
Ils étaient restés à bavarder jusqu’à deux heures et demie, quand Petrus Martel les prévint qu’on se rendait à l’église.
— Allons chercher Christiane, dit Gontran.
— Allons, reprit Paul.
Ils la trouvèrent debout sur le perron du nouvel hôtel. Elle avait les joues creuses, le teint bistré des femmes enceintes, et sa taille fortement bosselée annonçait une grossesse de six mois au moins.
— Je vous attendais, dit-elle : William est parti en avant. Il a tant de choses à faire aujourd’hui.
Elle leva sur Paul Brétigny un regard plein de tendresse et prit son bras.
Ils se mirent en route doucement, évitant les pierres. Elle répétait :
— Comme je suis lourde ! Comme je suis lourde ! Je ne sais plus marcher. J’ai si peur de tomber !
Il ne répondait pas et la soutenait avec précaution, sans chercher à rencontrer ses yeux qu’elle tournait sans cesse vers lui.
Une foule compacte les attendait devant l’église.
Andermatt cria :
— Enfin, enfin ! Dépêchez-vous donc ! Tenez, voici l’ordre : deux enfants de chœur, deux chantres en surplis, la croix, l’eau bénite, le prêtre, puis Christiane avec M. le professeur Cloche, Mlle Louise avec M. le professeur Rémusot et Mlle Charlotte avec M. le professeur Mas-Roussel. Viennent ensuite le conseil d’administration, le corps médical, puis le public. C’est compris. En avant !
Le personnel ecclésiastique sortit alors de l’église, et prit la tête de la procession. Puis un grand monsieur à cheveux blancs rejetés derrière les oreilles, le savant classique, suivant la forme académique, s’approcha de Mme Andermatt en la saluant profondément.
Quand il se fut redressé, il partit à côté d’elle, nu-tête pour montrer sa belle chevelure scientifique, le chapeau sur la cuisse, l’air imposant comme s’il eût appris à marcher à la Comédie-Française et à faire voir au peuple sa rosette d’officier de la Légion d’honneur, trop grande pour un homme modeste.
Il causait :
— Monsieur votre époux, Madame, me parlait de vous, tout à l’heure, et de votre état qui lui inspire quelques inquiétudes d’affection. Il m’a dit vos doutes et vos hésitations sur le moment probable de votre délivrance.
Elle était devenue rouge jusqu’aux tempes et elle murmura :
— Oui, je me suis crue mère bien longtemps avant de l’être. Maintenant je ne sais plus… je ne sais plus…
Elle balbutiait, toute confuse.
Une voix disait derrière eux :
— Cette station a le plus grand avenir. J’obtiens déjà des effets surprenants.
C’était le professeur Rémusot s’adressant à sa compagne Louise Oriol. Il était petit, celui-là, avec des cheveux jaunes mal peignés, une redingote mal coupée, l’air malpropre du savant crasseux.
Le professeur Mas-Roussel, qui donnait le bras à Charlotte Oriol, était un beau médecin, sans barbe ni moustaches, souriant, soigné, à peine grisonnant, un peu gras, et dont la douce figure rasée ne semblait ni d’un prêtre ni d’un acteur, comme celle du Docteur Latonne.
Le conseil d’administration venait ensuite, conduit par Andermatt, et dominé par les coiffures gigantesques des deux Oriol.
Derrière eux marchait encore une compagnie de hauts chapeaux, le corps médical d’Enval, auquel manquait le Docteur Bonnefille, remplacé d’ailleurs par deux nouveaux médecins, le Docteur Black, un vieil homme très court, presque un nain, dont l’excessive dévotion avait surpris le pays entier dès le jour de son arrivée, puis un très beau garçon, très coquet, coiffé, lui, d’un petit chapeau, le Docteur Mazelli, un Italien attaché à la personne du duc de Ramas, d’autres disaient à la personne de la duchesse.
Et derrière eux le public, un flot de public, de baigneurs, de paysans et d’habitants des villes voisines.
La bénédiction des sources fut très courte. L’abbé Litre les aspergea l’une après l’autre avec l’eau bénite, ce qui fit dire au Docteur Honorat qu’il allait leur donner des propriétés nouvelles avec le chlorure de sodium. Puis toutes les personnes spécialement invitées entrèrent dans la grande salle de lecture, où une collation était servie.
Paul disait à Gontran :
— Comme les petites Oriol sont devenues jolies !
— Elles sont charmantes, mon cher.
— Vous n’avez pas vu M. le président ? demanda soudain aux jeunes gens l’ancien geôlier surveillant.
— Oui, il est dans le coin là-bas.
— C’est que le père Clovis amasse du monde devant la porte.
Déjà, en allant aux sources pour les bénir, la procession tout entière avait défilé devant le vieil invalide, guéri l’année d’avant, et redevenu à présent plus paralytique que jamais. Il arrêtait les étrangers sur les routes, et les derniers venus de préférence pour leur conter son histoire :
— Chéjeaux-là, voyez-vous, cha ne vaut rien, cha garit, ché vrai, et pi on r’tombe, mais on r’tombe prechque mort. Moi, j’avais les jambo qu’allaient pu, à ch’t’heure, v’là que j’ perds les bras, par chuite de la cure. Et mes jambo, ch’est du fer, mais du fer qu’on couperio plutôt que d’ le plier.
Andermatt, désolé, avait essayé de le faire emprisonner, en le poursuivant judiciairement pour préjudice causé aux eaux du Mont-Oriol, et tentative de chantage. Mais il n’avait pu réussir à obtenir une condamnation ni à lui fermer la bouche.
Aussitôt informé que le vieux jasait devant la porte de l’établissement, il s’élança pour le faire taire.
Au bord de la grande route, au milieu d’un attroupement il entendit des voix furieuses. On se pressait pour écouter et pour voir. Des dames demandaient :
— Qu’est-ce que c’est ?
Des hommes répondaient :
— C’est un malade que les eaux d’ici ont achevé.
D’autres croyaient qu’on venait d’écraser un enfant. On parlait aussi d’une attaque d’épilepsie dont aurait été frappée une pauvre femme.
Andermatt fendit la foule, comme il savait faire, en roulant violemment son petit ventre rond entre les ventres.
— Il prouve, disait Gontran, la supériorité des billes sur les pointes.
Le père Clovis, assis sur le fossé, geignait ses peines, contait ses souffrances en pleurnichant, tandis que, debout devant lui et le séparant du public, les deux Oriol exaspérés l’injuriaient et le menaçaient à pleine gorge.
— Cha n’est pas vrai, criait Colosse, ch’est un menteux, un faignant, un braconnier, qui court le bois toute la nuit.
Mais le vieux, sans s’émouvoir, répétait d’une petite voix perçante entendue malgré les vociférations des deux hommes :
— Ils m’ont tua, mes bons Méchieus, ils m’ont tua avec leur eau. Ils m’ont baigné par forche l’an paché. Et me v’là, à ch’t’heure, me v’là, me v’là !
Andermatt imposa silence à tout le monde, et se penchant vers l’impotent il lui dit, en le regardant au fond des yeux :
— Si vous êtes plus malade, c’est votre faute, entendez-vous. Mais si vous m’écoutez, je vous réponds de vous guérir, moi, en quinze ou vingt bains tout au plus. Venez me trouver dans une heure à l’établissement, quand tout le monde sera parti, et nous arrangerons ça, mon père. En attendant, taisez-vous.
Le vieux avait compris. Il se tut, puis après un silence, il répondit :
— J’ veux toujours ben échayer. Verraï.
Andermatt prit par le bras les deux Oriol et les entraîna vivement, tandis que le père Clovis restait allongé sur l’herbe entre ses béquilles, au bord de la route, clignant les yeux sous le soleil.
La foule intriguée se serrait autour de lui. Des messieurs l’interrogeaient ; mais il ne répondait plus, comme s’il n’avait pas entendu ou pas compris ; et cette curiosité, inutile à présent, finissant par l’ennuyer, il se mit à chanter à tue-tête, d’une voix aussi fausse que suraiguë, une interminable chanson en patois inintelligible.
Et la foule s’écoula peu à peu. Seuls, quelques enfants demeurèrent longtemps devant lui, les doigts dans le nez, en le contemplant.
Christiane, très fatiguée, était rentrée se reposer ; Paul et Gontran se promenaient dans le nouveau parc au milieu des visiteurs. Tout à coup ils aperçurent la compagnie des acteurs qui avait aussi déserté l’ancien Casino pour s’attacher à la fortune naissante du nouveau.
Mlle Odelin, devenue très élégante, se promenait au bras de sa mère, qui avait pris de l’importance. M. Petitnivelle, du Vaudeville, semblait très empressé auprès de ces dames, que suivait M. Lapalme, du Grand-Théâtre de Bordeaux, en discutant avec les musiciens, toujours les mêmes, le maestro Saint-Landri, le pianiste Javel, le flûtiste Noirot et la contrebasse Nicordi.
En apercevant Paul et Gontran, Saint-Landri s’élança vers eux. Il avait eu, pendant l’hiver, un tout petit acte en musique joué dans un tout petit théâtre excentrique ; mais les journaux avaient parlé de lui avec une certaine faveur et il traitait de haut, maintenant, MM. Massenet, Reyer et Gounod.
Il tendit ses deux mains avec un élan bienveillant et raconta aussitôt sa discussion avec ces messieurs de l’orchestre qu’il dirigeait.
— Oui, mon cher, c’est fini, fini, fini, des rengainards de la vieille école. Les mélodistes ont fait leur temps. Voilà ce qu’on ne veut pas comprendre.
« La musique est un art neuf. La mélodie en est le bégaiement. L’oreille ignorante a aimé les ritournelles. Elle y prenait un plaisir d’enfant, un plaisir de sauvage. J’ajoute que les oreilles du peuple ou du public naïf, les oreilles simples aimeront toujours les petites chansons, les airs enfin. C’est un amusement assimilable à celui que prennent les habitués des cafés-concerts.
« Je vais me servir d’une comparaison pour me faire bien comprendre. L’œil du rustre aime les couleurs brutales et les tableaux éclatants, l’œil du bourgeois lettré mais non artiste aime les nuances aimablement prétentieuses et les sujets attendrissants ; mais l’œil artiste, l’œil raffiné, aime, comprend, distingue les insaisissables modulations d’un même ton, les accords mystérieux des nuances, invisibles pour tout le monde.
« De même en littérature : les concierges aiment les romans d’aventures, les bourgeois aiment les romans qui les émeuvent, et les vrais lettrés n’aiment que les livres artistes incompréhensibles pour les autres.
« Quand un bourgeois me parle musique, j’ai envie de le tuer. Et quand c’est à l’Opéra, je lui demande : “Êtes-vous capable de me dire si le troisième violon a fait une fausse note à l’ouverture du troisième acte ? – Non. – Alors taisez-vous. Vous n’avez pas d’oreille.” L’homme qui, dans un orchestre, n’entend pas en même temps l’ensemble, et séparément tous les instruments, n’a pas d’oreille et n’est pas musicien. Voilà ! Bonsoir !
Il pivota sur un talon, et reprit :
— Pour un artiste toute la musique est dans un accord. Ah ! Mon cher, certains accords m’affolent, me font entrer dans toute la chair un flot de bonheur inexprimable. J’ai aujourd’hui l’oreille tellement exercée, tellement faite, tellement mûre, que je finis par aimer même certains accords faux, comme un amateur dont la maturité de goût arrive à la dépravation. Je commence à être un corrompu qui cherche les extrêmes sensations d’ouïe. Oui, mes amis, certaines fausses notes ! Quels délices ! Quels délices pervers et profonds ! Comme ça remue, comme ça ébranle les nerfs, comme ça gratte l’oreille, comme ça gratte… ! Comme ça gratte… !
Il se frottait les mains avec ravissement, et il chantonna :
— Vous entendrez mon opéra, – mon opéra, – mon opéra. – Vous entendrez mon opéra.
Gontran dit :
— Vous faites un opéra ?
— Oui, je l’achève.
Mais la voix de commandement de Petrus Martel retentissait :
— Vous comprenez bien ! C’est convenu : une fusée jaune, et vous partez !
Il donnait des ordres pour le feu d’artifice. On le rejoignit et il expliqua ses dispositions en montrant de son bras tendu, comme s’il eût menacé une flotte ennemie, des piquets de bois blancs sur la montagne, au-dessus des gorges, de l’autre côté du vallon.
— C’est là-bas qu’on le tirera. Je disais à mon artificier d’être à son poste dès huit heures et demie. Aussitôt que le spectacle sera fini je donnerai le signal d’ici par une fusée jaune, et alors il allumera la pièce d’ouverture.
Le marquis apparut :
— Je vais boire un verre d’eau, dit-il.
Paul et Gontran l’accompagnèrent et redescendirent la colline. En arrivant à l’établissement ils aperçurent le père Clovis qui y pénétrait, soutenu par les deux Oriol, suivi par Andermatt et par le docteur, et faisant, à chaque traînée de ses jambes sur le sol, des contorsions de souffrance.
— Entrons, dit Gontran, ce sera drôle.
On assit l’impotent sur un fauteuil, puis Andermatt lui dit :
— Voici mes propositions, vieux filou que vous êtes. Vous allez vous guérir immédiatement en prenant deux bains chaque jour. Et vous aurez deux cents francs aussitôt que vous marcherez…
Le paralytique se mit à gémir :
— Mes jambo, ch’est du fer, mon brave Monchieu.
Andermatt le fit taire et reprit :
— Écoutez donc… Et vous aurez encore deux cents francs tous les ans, jusqu’à votre mort… vous entendez… jusqu’à votre mort, si vous continuez à éprouver l’effet salutaire de nos eaux.
Le vieux resta perplexe. La guérison continue contrariait toutes ses dispositions d’existence.
Il demanda en hésitant :
— Mais quand… quand ch’est fermé… votre boîte… si cha me reprend… j’y peux rien… moi… pichque ch’est fermé… vote eau…
Le Docteur Latonne l’interrompit ; et se tournant vers Andermatt :
— Parfait… ! Parfait… ! Nous le guérirons tous les ans… cela vaut mieux et prouvera la nécessité du traitement annuel, l’indispensabilité du retour. Parfait, c’est entendu !
Mais le vieux répétait de nouveau.
— Che ch’ra pas commode ch’te fois, mes braves Méchieus. Mes jambo, ch’est du fer, du fer en barro…
Une idée nouvelle germait dans l’esprit du docteur :
— Si je lui faisais faire quelques séances de marche assise, dit-il, je hâterais beaucoup l’effet des eaux. C’est une chose à tenter.
— Excellente pensée, répondit Andermatt, qui ajouta : Maintenant, père Clovis, allez-vous-en et n’oubliez pas nos conventions.
Le vieux partit en gémissant toujours ; et, comme le soir venait, tous les administrateurs du Mont-Oriol rentrèrent dîner, car la représentation théâtrale était annoncée pour sept heures et demie.
Elle avait lieu dans la grande salle du nouveau Casino qui pouvait contenir mille personnes.
Dès sept heures, les spectateurs qui n’avaient point de places numérotées se présentèrent.
À sept heures et demie la salle était pleine et le rideau se leva sur un vaudeville en deux actes qui précédait l’opérette de Saint-Landri, interprétée par des chanteurs de Vichy, cédés pour la circonstance.
Christiane, au premier rang, entre son père et son mari, souffrait beaucoup de la chaleur.
Elle disait, à tout instant :
— Je n’en puis plus ! Je n’en puis plus !
Après le vaudeville, lorsque commença l’opérette, elle faillit se trouver mal, et, se tournant vers son mari :
— Mon cher Will, je vais être obligée de sortir. J’étouffe !
Le banquier fut désolé. Il tenait avant tout à ce que la fête réussît, d’un bout à l’autre, sans un accroc. Il répondit :
— Fais tous tes efforts pour résister. Je t’en supplie. Ton départ bouleverserait tout. Tu aurais la salle entière à traverser.
Mais Gontran, placé derrière elle avec Paul, avait entendu. Il se pencha vers sa sœur :
— Tu as trop chaud ? dit-il.
— Oui, j’étouffe.
— Bon. Attends. Tu vas rire.
Une fenêtre était proche. Il s’y glissa, monta sur une chaise et sauta dehors sans être presque remarqué.
Puis il entra dans le café complètement vide, étendit la main sous le comptoir où il avait vu Petrus Martel cacher la fusée de signal, et, l’ayant volée, il courut se cacher dans un massif, puis l’alluma.
La rapide gerbe jaune s’envola vers les nuages en décrivant une courbe et jetant à travers le ciel une longue pluie de gouttes de feu.
Presque aussitôt une formidable détonation éclata sur la montagne voisine et un faisceau d’étoiles s’éparpilla dans la nuit.
Quelqu’un cria dans la salle de spectacle où frémissaient les accords de Saint-Landri :
— On tire le feu d’artifice !
Les spectateurs les plus proches des portes se levèrent brusquement pour s’en assurer et sortirent à pas légers. Tous les autres tournèrent les yeux vers les fenêtres, mais ne virent rien, car elles regardaient la Limagne.
On demandait :
— Est-ce vrai ? Est-ce vrai ?
Une agitation remuait la foule impatiente, avide surtout d’amusements simples.
Une voix du dehors annonça :
— C’est vrai, on le tire.
Alors, en une seconde, toute la salle fut debout. On se précipitait vers les portes, on se bousculait, on hurlait vers ceux qui obstruaient la sortie :
— Mais dépêchez-vous, dépêchez-vous donc !
Tout le monde fut bientôt dans le parc. Seul Saint-Landri, exaspéré, continuait à battre la mesure devant son orchestre distrait. Et là-bas les soleils succédaient aux chandelles romaines, au milieu des détonations.
Tout à coup, une voix formidable lança trois fois ce cri furieux :
— Arrêtez, nom de Dieu ! Arrêtez, nom de Dieu ! Arrêtez, nom de Dieu !
Et, comme un feu de Bengale immense s’allumait alors sur le mont, éclairant en rouge à droite, en bleu à gauche, les rochers énormes et les arbres, on aperçut, debout dans un des vases de simili-marbre qui décoraient la terrasse du Casino, Petrus Martel éperdu, nu-tête, les bras en l’air, gesticulant et hurlant.
Puis, la grande clarté s’éteignant, on ne vit plus rien que les vraies étoiles. Mais aussitôt, une autre pièce partit et Petrus Martel, sautant à terre, s’écria :
— Quel désastre ! Quel désastre ! Mon Dieu, quel désastre !
Et il passait dans la foule avec des gestes tragiques, des coups de poing dans le vide, des trépignements de colère, en répétant toujours :
— Quel désastre ! Mon Dieu, quel désastre !
Christiane avait pris le bras de Paul pour venir s’asseoir au grand air, et elle regardait, ravie, les fusées qui montaient au ciel.
Son frère la rejoignit tout à coup, et dit :
— Hein, est-ce réussi ? Crois-tu que c’est drôle ?
Elle murmura :
— Comment, c’est toi ?…
— Mais oui, c’est moi. Est-elle bonne, hein ?
Elle se mit à rire, trouvant cela drôle en effet. Mais Andermatt arrivait navré. Il ne comprenait pas d’où un coup pareil était parti. On avait volé la fusée sous le comptoir pour donner le signal convenu. Une pareille infamie ne pouvait venir que d’un émissaire de l’ancienne Société, d’un agent du Docteur Bonnefille !
Et il répétait, lui :
— C’est désolant, positivement désolant. Voici un feu d’artifice de deux mille trois cents francs qui est perdu, tout à fait perdu !
Gontran reprit :
— Non, mon cher, en comptant bien, la perte ne s’élève pas à plus du quart, mettons au tiers, si vous voulez ; soit à sept cent soixante-six francs. Vos invités auront donc joui de quinze cent trente-quatre francs de fusées. Ça n’est pas mal, en vérité.
La colère du banquier se tourna vers son beau-frère. Il le prit brusquement par le bras :
— Vous, j’ai à vous parler d’une façon sérieuse. Puisque je vous tiens, faisons un tour dans les allées. J’en ai pour cinq minutes, d’ailleurs.
Puis, se tournant vers Christiane :
— Je vous confie à notre ami Brétigny, ma chère ; mais ne restez pas longtemps dehors, ménagez-vous. Vous pourriez attraper froid, vous savez. Prenez garde, prenez garde !
Elle murmura :
— Ne craignez rien, mon ami.
Et Andermatt entraîna Gontran.
Dès qu’ils furent seuls, un peu loin de la foule, le banquier s’arrêta.
— Mon cher, c’est de votre situation financière que je veux vous parler.
— De ma situation financière ?
— Oui ! La connaissez-vous, votre situation financière ?
— Non. Mais vous devez la connaître pour moi, puisque vous me prêtez de l’argent.
— Eh bien, oui, je la connais, moi ! Et c’est pour cela que je vous en parle.
— Il me semble au moins que le moment est mal choisi… au milieu d’un feu d’artifice !
— Le moment est fort bien choisi, au contraire. Je ne vous parle pas au milieu d’un feu d’artifice ; mais avant un bal…
— Avant un bal ?… Je ne comprends pas.
— Eh bien, vous allez comprendre. Votre situation, la voici : Vous n’avez rien, que des dettes ; et vous n’aurez jamais rien que des dettes…
Gontran reprit avec sérieux :
— Vous me dites cela un peu crûment.
— Oui, parce qu’il le faut. Écoutez-moi : Vous avez mangé la part de fortune qui vous revenait de votre mère. N’en parlons plus.
— N’en parlons plus.
— Quant à votre père, il possède trente mille francs de rente, soit un capital de huit cent mille francs environ. Votre part sera donc, plus tard, de quatre cent mille francs. Or, vous me devez, à moi, cent quatre-vingt-dix mille francs. Vous devez en outre à des usuriers…
Gontran murmura d’un air hautain :
— Dites à des juifs.
— Soit, à des juifs, bien qu’il y ait dans le nombre un marguillier de Saint-Sulpice qui s’est servi d’un prêtre comme intermédiaire entre lui et vous… mais je ne chicanerai pas pour si peu… Vous devez donc à divers usuriers, israélites ou catholiques, à peu près autant. Mettons cent cinquante mille, au bas mot. Cela fait un total de trois cent quarante mille francs dont vous payez les intérêts en empruntant toujours, sauf pour les miens, que vous ne payez point.
— C’est juste, dit Gontran.
— Alors, il ne vous reste plus rien.
— Rien, en effet… que mon beau-frère.
— Que votre beau-frère, qui en a assez de vous prêter de l’argent.
— Alors ?
— Alors, mon cher, le moindre paysan logé dans une de ces huttes, là-bas, est plus riche que vous.
— Parfaitement… et après ?
— Après… après… Si votre père mourait demain, il ne vous resterait plus, pour manger du pain, pour manger du pain, entendez-vous, qu’à accepter une place d’employé dans ma maison. Et ce serait encore là un moyen de déguiser la pension que je vous ferais.
Gontran dit, d’un ton irrité :
— Mon cher William, ces choses-là m’embêtent. Je les sais d’ailleurs aussi bien que vous, et, je vous le répète, le moment est mal choisi pour me les rappeler avec… avec… avec aussi peu de diplomatie…
— Permettez, laissez-moi finir. Vous ne pouvez vous tirer de là que par un mariage. Or, vous êtes un parti déplorable, malgré votre nom qui sonne bien, sans être illustre. Enfin, il n’est pas de ceux qu’une héritière, même israélite, paye d’une fortune. Donc, il faut vous trouver une femme acceptable et riche, ce qui n’est pas très commode…
Gontran l’interrompit :
— Nommez-la tout de suite, ça vaut mieux.
— Soit : une des filles du père Oriol, à votre choix. Et voici pourquoi je vous en parle avant le bal.
— Et maintenant, expliquez-vous plus longuement, reprit Gontran d’une voix froide.
— C’est bien simple. Vous voyez le succès que j’ai obtenu, du premier coup, avec cette station. Or, si j’avais entre les mains, ou, plutôt si nous avions entre les mains toutes les terres conservées par ce finaud de paysan, j’en ferais de l’or. Pour ne parler que des vignes qui vont de l’établissement à l’hôtel et de l’hôtel au Casino, je les payerais un million demain, moi, Andermatt. Or, ces vignes-là et les autres, tout autour de la butte, seront les dots des petites. Le père me le disait encore tantôt, non sans intention, peut-être. Eh bien…, si vous vouliez, nous pourrions faire là une grosse affaire, tous les deux ?…
Gontran murmura, en ayant l’air de réfléchir :
— C’est possible. J’y penserai.
— Pensez-y, mon cher, et n’oubliez pas que je ne parle jamais que de choses très sûres, après y avoir beaucoup songé, et quand je connais toutes les conséquences possibles et tous les avantages certains.
Mais Gontran, levant un bras, s’écria comme s’il venait d’oublier brusquement tout ce que lui avait dit son beau-frère :
— Regardez ! Que c’est beau !
Le bouquet s’allumait, simulant un palais embrasé sur lequel un drapeau flambant portait Mont-Oriol en lettres de feu toutes rouges, et, en face de lui, au-dessus de la plaine, la lune, rouge aussi, semblait apparue pour contempler ce spectacle. Puis, quand le palais, après avoir brûlé quelques minutes, fit explosion ainsi qu’un navire saute, en projetant dans le ciel entier des astres de fantaisie qui éclataient à leur tour, la lune resta toute seule, calme et ronde sur l’horizon.
Le public applaudissait avec rage, criait :
— Hourra ! Bravo ! Bravo !
Andermatt dit soudain :
— Allons ouvrir le bal, mon cher. Voulez-vous danser en face de moi le premier quadrille ?
— Mais oui, certainement, mon cher beau-frère.
— Qui avez-vous l’intention d’inviter ? Moi, j’ai retenu la duchesse de Ramas.
Gontran répondit avec indifférence :
— Moi j’inviterai Charlotte Oriol.
Ils remontèrent. Comme ils passaient devant la place où Christiane était restée avec Paul Brétigny, ils ne les aperçurent plus.
William murmura :
— Elle a écouté mon conseil, elle est partie se coucher. Elle était très lasse aujourd’hui.
Et il s’avança vers la salle de bal que les hommes de service avaient préparée pendant le feu d’artifice.
Mais Christiane n’était point rentrée dans sa chambre, ainsi que le pensait son mari.
Dès qu’elle s’était sentie seule avec Paul, elle lui avait dit tout bas, en lui serrant la main :
— Te voici donc venu, je t’attends depuis un mois. Tous les matins, je me demandais : Est-ce aujourd’hui que je le verrai ?… Et tous les soirs je me disais : Ce sera demain alors ?… Pourquoi as-tu tardé si longtemps, mon amour ?
Il répondit avec embarras :
— J’ai eu des occupations, des affaires.
Elle se penchait sur lui, murmurant :
— Ça n’était pas bien de me laisser seule ici, avec eux, surtout dans ma situation.
Il écarta un peu sa chaise :
— Prends garde, on pourrait nous voir. Ces fusées éclairent tout le pays.
Elle n’y pensait guère ; elle dit :
— Je t’aime tant !
Puis, avec des tressaillements de joie :
— Oh ! Que je suis heureuse, que je suis heureuse de nous retrouver ensemble, ici ! Y songes-tu ? Paul, quelle joie ! Comme nous allons nous aimer encore !
Elle soupira d’une voix si faible qu’elle semblait un souffle :
— J’ai une envie folle de t’embrasser, mais folle… là, … folle. Je ne t’ai pas vu depuis si longtemps !
Puis soudain, avec une énergie violente de femme passionnée, à qui tout doit céder :
— Écoute, je veux… tu entends… je veux aller avec toi, tout de suite, à l’endroit où nous nous sommes dit adieu, l’an dernier ! Tu te rappelles bien, sur la route de La Roche-Pradière ?
Il répondit stupéfait :
— Mais c’est insensé, tu ne peux plus marcher. Tu as été debout toute la journée ! C’est insensé, je ne le permettrai pas.
Elle s’était levée, et elle répéta :
— Je le veux. Si tu ne m’accompagnes pas, j’irai seule.
Et lui montrant la lune qui se levait :
— Tiens, c’était un soir tout pareil ! Tu te rappelles, comme tu baisais mon ombre ?
Il la retenait :
— Christiane… écoute… c’est ridicule… Christiane.
Elle ne répondait pas et marchait vers la descente qui conduisait aux vignes. Il connaissait cette volonté calme que rien ne faisait dévier, l’entêtement gracieux de ces yeux bleus, de ce petit front de blondine qu’aucun obstacle n’arrêtait ; et il prit son bras pour la soutenir en route.
— Si on nous voyait, Christiane ?
— Tu ne disais pas ça, l’an dernier. Et puis, tout le monde est à la fête. Nous serons revenus sans qu’on ait remarqué notre absence.
Il fallut bientôt monter par le sentier pierreux. Elle soufflait, s’appuyant sur lui de toute sa force ; et à chaque pas, elle disait :
— C’est bon, c’est bon, c’est bon de souffrir ainsi !
Il s’arrêta, voulant la ramener. Mais elle ne l’écoutait point :
— Non, non. Je suis heureuse. Tu ne comprends pas ça, toi. Écoute… je le sens qui tressaille… notre enfant… ton enfant… quel bonheur !… donne ta main… Tiens… le sens-tu ?…
Elle ne comprenait pas qu’il était, cet homme, de la race des amants, et non point de la race des pères. Depuis qu’il la savait enceinte, il s’éloignait d’elle et se dégoûtait d’elle, malgré lui. Il avait souvent répété, jadis, qu’une femme n’est plus digne d’amour qui a fait fonction de reproductrice. Ce qui l’exaltait dans la tendresse, c’était cet envolement de deux cœurs vers un idéal inaccessible, cet enlacement de deux âmes qui sont immatérielles, c’était tout le factice et l’irréalisable mis par les poètes dans la passion. Dans la femme physique, il adorait la Vénus dont le flanc sacré devait conserver toujours la forme pure de la stérilité. L’idée d’un petit être né de lui, larve humaine agitée dans ce corps souillé par elle et enlaidi déjà, lui inspirait une répulsion presque invincible. La maternité faisait une bête de cette femme. Elle n’était plus la créature d’exception, adorée et rêvée, mais l’animal qui reproduit sa race. Et même un dégoût matériel se mêlait en lui à ces répugnances de l’esprit.
Comment aurait-elle senti et deviné cela, elle que chaque tressaillement de l’enfant désiré attachait davantage à son amant ? Cet homme qu’elle adorait, qu’elle avait aimé chaque jour un peu plus, depuis l’heure de leur premier baiser, non seulement il avait pénétré jusqu’au fond de son cœur, mais voilà qu’il était entré aussi jusqu’au fond de sa chair, qu’il y avait semé sa propre vie, qu’il allait sortir d’elle redevenu tout petit. Oui, elle le portait là, sous ses mains croisées, lui-même, son bon, son cher, son tendre, son seul ami, renaissant dans ses entrailles de par le mystère de la nature. Et elle l’aimait doublement, maintenant qu’elle l’avait deux fois, le grand et le petit encore inconnu, celui qu’elle voyait, qu’elle touchait, qu’elle embrassait, qu’elle entendait parler, et celui qu’elle ne pouvait encore que sentir remuer sous sa peau.
Ils étaient arrivés sur la route.
— Tu m’attendais là-bas, ce soir-là, dit-elle.
Et elle lui tendit ses lèvres. Il les baisa sans répondre, d’un baiser froid.
Elle murmura, pour la deuxième fois :
— Te souviens-tu, comme tu m’embrassais par terre ? Nous étions ainsi, regarde.
Et dans l’espoir qu’il recommencerait, elle se mit à courir pour s’éloigner de lui. Puis elle s’arrêta, haletante, et attendit, debout au milieu de la route. Mais la lune, allongeant son profil sur le sol, y dessinait la bosse de son flanc déformé. Et Paul, regardant à ses pieds l’ombre de sa grossesse, restait immobile en face d’elle, blessé dans ses pudeurs poétiques, exaspéré qu’elle ne sentît pas cela, qu’elle ne devinât point sa pensée, qu’elle n’eût pas assez de coquetterie, de tact et de finesse féminine pour comprendre toutes les nuances qui font si différentes les circonstances ; et il lui dit, avec une impatience dans la voix :
— Voyons, Christiane, ces enfantillages sont ridicules.
Elle revint à lui, émue, triste, les bras ouverts, et se jetant sur sa poitrine :
— Oh ! Tu m’aimes moins. Je le sens ! J’en suis sûre !
Il eut pitié, lui prit la tête et mit sur ses yeux deux longs baisers.
Puis ils revinrent, silencieux. Il ne trouvait rien à lui dire ; et comme elle s’appuyait sur lui, épuisée de fatigue, il hâtait le pas pour ne plus sentir contre sa hanche le frôlement de cette taille élargie.
En approchant de l’hôtel, ils se séparèrent, et elle monta dans sa chambre.
L’orchestre du Casino jouait des airs de danse, et Paul alla voir le bal. C’était une valse, tous valsaient : le Docteur Latonne avec Mme Paille la jeune, Andermatt avec Louise Oriol, le joli Docteur Mazelli avec la duchesse de Ramas et Gontran avec Charlotte Oriol. Il lui parlait dans l’oreille avec cet air tendre qui indique une cour commencée ; et elle souriait derrière son éventail, rougissait, semblait ravie.
Paul entendit derrière lui :
— Tiens, tiens, M. de Ravenel qui conte fleurette à ma cliente.
C’était le Docteur Honorat, debout près de la porte, s’amusant à regarder. Il reprit :
— Oui, oui, voilà une demi-heure que cela dure. Tout le monde l’a déjà remarqué. Ca n’a pas l’air d’ailleurs de déplaire à la petite.
Il ajouta, après un silence :
— En voilà une perle, que cette enfant-là, bonne, gaie, simple, dévouée, droite, vous savez, une brave créature. Il en faudrait dix comme l’aînée pour la valoir. Moi, je les connais depuis l’enfance… ces fillettes… Et pourtant le père préfère l’aînée, parce qu’elle est plus… plus… comme lui… plus paysanne… moins droite… plus économe… plus rusée… et plus… plus jalouse… Oh ! C’est une bonne fille tout de même… je n’en voudrais pas dire de mal… mais, malgré moi, je compare, vous comprenez… et, après avoir comparé… je juge… voilà.
La valse finissait ; Gontran rejoignit son ami et, apercevant le docteur :
— Ah ! Dites-moi donc, le corps médical d’Enval me paraît singulièrement accru. Nous avons un M. Mazelli qui valse dans la perfection et un vieux petit M. Black qui semble fort bien avec le ciel.
Mais le Docteur Honorat fut discret. Il n’aimait point juger ses confrères.
C’était maintenant une question brûlante, que celle des médecins dans Enval. Ils s’étaient brusquement emparés du pays, de toute l’attention, de toute la passion des habitants. Jadis les sources coulaient sous l’autorité du seul Docteur Bonnefille, entre les animosités inoffensives du remuant Latonne et du placide Docteur Honorat.
C’était bien autre chose à présent.
Dès que le succès préparé pendant l’hiver par Andermatt se fut tout à fait dessiné, grâce au concours puissant de MM. les professeurs Cloche, Mas-Roussel et Rémusot, qui avaient apporté chacun un contingent de deux à trois cents malades au moins, le Docteur Latonne, inspecteur du nouvel établissement, était devenu un gros personnage, particulièrement patronné par le professeur Mas-Roussel, dont il avait été l’élève et dont il imitait la tenue et les gestes.
Du Docteur Bonnefille, il n’était plus guère question. Rageant, exaspéré, déblatérant contre le Mont-Oriol, le vieux médecin restait tout le jour dans le vieil établissement, avec quelques vieux malades demeurés fidèles.
Dans l’esprit de quelques clients, en effet, il connaissait seul les propriétés véritables des eaux, il avait, pour ainsi dire, leur secret, puisqu’il les administrait officiellement depuis l’origine de la station.
Le Docteur Honorat ne conservait guère que la clientèle auvergnate. Il se contentait de cette fortune médiocre, en demeurant bien avec tout le monde, et se consolait en préférant de beaucoup les cartes et le vin blanc à la médecine.
Il n’allait point cependant jusqu’à aimer ses confrères.
Le Docteur Latonne serait donc demeuré le grand augure de Mont-Oriol, si on n’avait vu apparaître un matin un tout petit homme, presque un nain, dont la grosse tête enfoncée entre les épaules, les gros yeux ronds et les grosses mains, faisaient un être très bizarre. Ce nouveau médecin, M. Black, amené dans le pays par le professeur Rémusot, s’était fait tout de suite remarquer par son excessive dévotion.
Presque tous les matins, entre deux visites, il entrait quelques minutes à l’église, et presque tous les dimanches il recevait la communion. Le curé, bientôt, lui fit avoir quelques malades, de vieilles filles, de pauvres gens qu’il soignait gratuitement, des dames pieuses qui demandaient conseil à leur directeur avant d’appeler un homme de science dont elles désiraient avant tout connaître les sentiments, la réserve et la pudeur professionnelles.
Puis, un jour, on annonça la venue de la princesse de Maldebourg, vieille Altesse allemande, catholique très fervente, qui appela, le soir même de son arrivée, le Docteur Black auprès d’elle, sur la recommandation d’un cardinal romain.
De ce moment il fut à la mode. Il était de bon goût, de bon ton, de grand chic de se faire soigner par lui. C’était le seul médecin comme il faut, disait-on, le seul en qui une femme pût avoir entière confiance.
Et l’on vit courir d’un hôtel à l’autre, du matin au soir, ce petit homme à tête de bouledogue qui parlait bas, toujours, dans tous les coins, avec tout le monde. Il semblait avoir des secrets importants à confier ou à recevoir sans cesse, car on le rencontrait dans les corridors en grande conférence mystérieuse avec les patrons des hôtels, avec les femmes de chambre de ses clients, avec quiconque approchait ses malades.
Dans la rue, dès qu’il apercevait une personne de sa connaissance, il allait droit à elle de son pas court et rapide, et il se mettait aussitôt à marmotter des recommandations nouvelles et minutieuses, à la façon d’un prêtre qui confesse.
Les vieilles femmes surtout l’adoraient. Il écoutait leurs histoires jusqu’au bout sans interrompre, prenait note de toutes leurs observations, de toutes leurs questions, de tous leurs désirs.
Il augmentait ou diminuait chaque jour le dosage de l’eau bue par ses malades, ce qui leur donnait pleine confiance dans le souci qu’il prenait d’eux.
— Nous en sommes restés hier à deux verres trois quarts, disait-il ; eh bien ! Aujourd’hui nous prendrons seulement deux verres et demi, et demain trois verres… N’oubliez pas…, demain, trois verres… J’y tiens beaucoup, beaucoup !
Et tous ses malades étaient convaincus qu’il y tenait beaucoup, en effet.
Pour ne pas oublier ces chiffres et ces fractions de chiffres, il les inscrivait sur un calepin, afin de ne se jamais tromper. Car le client ne pardonne point une erreur d’un demi-verre.
Il réglait et modifiait avec la même minutie la durée des bains quotidiens, en vertu de principes de lui seul connus.
Le Docteur Latonne, jaloux et exaspéré, haussait les épaules de dédain et déclarait : « C’est un faiseur. » Sa haine contre le Docteur Black l’avait même amené quelquefois jusqu’à médire des eaux minérales.
— Puisque nous savons à peine comment elles agissent, il est bien impossible de prescrire quotidiennement des modifications de dosage, qu’aucune loi thérapeutique ne peut réglementer. Ces procédés-là font le plus grand tort à la médecine.
Le Docteur Honorat se contentait de sourire. Il avait toujours soin d’oublier, cinq minutes après une consultation, le nombre de verres qu’il venait d’ordonner.
— Deux de plus ou de moins, disait-il à Gontran en ses heures de gaîté, il n’y a que la source pour s’en apercevoir ; et encore, ça ne la gêne guère !
La seule plaisanterie méchante qu’il se permît sur son religieux confrère consistait à l’appeler « le médecin du Saint Bain de Siège ». Il avait la jalousie prudente, narquoise et tranquille.
Il ajoutait quelquefois :
— Oh ! Celui-là, il connaît le malade à fond… et ça vaut encore mieux pour nous que de connaître la maladie !
Mais voilà qu’un matin, arriva à l’hôtel du Mont-Oriol une noble famille espagnole, le duc et la duchesse de Ramas-Aldavarra, qui amenait avec elle son médecin, un Italien, le Docteur Mazelli, de Milan.
C’était un homme de trente ans, grand, mince, très joli garçon, portant moustaches seulement.
Dès le premier soir il fit la conquête de la table d’hôte, car le duc, homme triste, atteint d’une obésité monstrueuse, avait horreur de l’isolement et voulait manger dans la salle commune. Le Docteur Mazelli connaissait déjà par leurs noms presque tous les habitués ; il eut un mot aimable pour chaque homme, un compliment pour chaque femme, un sourire même pour chaque domestique.
Placé à la droite de la duchesse, une belle personne entre trente-cinq et quarante ans, au teint pâle, aux yeux noirs, aux cheveux bleuâtres, il lui disait, à chaque plat : « Très peu », ou bien : « Non, pas ceci », ou bien : « Oui, mangez de cela. » Et il lui versait lui-même à boire, avec un soin très grand, en mesurant bien exactement les proportions de vin et d’eau qu’il mélangeait.
Il gouvernait aussi les nourritures du duc, mais avec une négligence visible. Le client, d’ailleurs, ne tenait aucun compte de ses avis, dévorait tout avec une voracité bestiale, buvait à chaque repas deux carafes de vin pur, puis allait s’abattre sur une chaise, à l’air, devant la porte de l’hôtel, et se mettait à geindre de peine en se lamentant sur ses digestions.
Après le premier dîner, le Docteur Mazelli, qui avait jugé et pesé tout son monde d’un coup d’œil, alla rejoindre, sur la terrasse du Casino, Gontran qui fumait un cigare, se nomma et se mit à causer.
Au bout d’une heure, ils étaient intimes. Le lendemain, à la sortie du bain, il se fit présenter à Christiane dont il gagna la sympathie en dix minutes de conversation, et la mit en relations le jour même avec la duchesse, qui n’aimait point non plus la solitude.
Il veillait à tout dans la maison des Espagnols, donnait au chef d’excellents conseils sur la cuisine, à la femme de chambre des avis précieux sur l’hygiène de la tête pour conserver aux cheveux de sa maîtresse leur brillant, leur nuance superbe et leur abondance, au cocher des renseignements fort utiles de médecine vétérinaire, et il savait rendre les heures courtes et légères, inventer des distractions, trouver dans les hôtels des connaissances de passage toujours choisies avec discernement.
La duchesse disait à Christiane, en parlant de lui :
— C’est un homme merveilleux, chère Madame, il sait tout, il fait tout. C’est à lui que je dois ma taille.
— Comment, votre taille ?
— Oui, je commençais à engraisser et il m’a sauvée avec son régime et ses liqueurs.
Il savait, d’ailleurs, rendre intéressante la médecine elle-même tant il en parlait avec aisance, avec gaîté et avec un scepticisme léger qui lui servait à convaincre ses auditeurs de sa supériorité.
— C’est bien simple, disait-il, je ne crois pas aux remèdes. Ou plutôt je n’y crois guère. La vieille médecine partait de ce principe qu’il y a remède à tout. Dieu, croyait-on, dans sa divine mansuétude avait créé des drogues pour tous les maux, seulement il avait laissé aux hommes, par malice peut-être, le soin de découvrir ces drogues. Or, les hommes en ont découvert un nombre incalculable sans jamais savoir au juste à quel mal convient chacune. En vérité, il n’y a pas de remèdes ; il y a seulement des maladies. Quand une maladie se déclare, il faut en interrompre le cours suivant les uns, le précipiter, suivant les autres, par un moyen quelconque. Chaque école préconise son procédé. Dans le même cas, on voit employer les méthodes les plus contraires et les médications les plus opposées : la glace par l’un et l’extrême chaleur par l’autre, la diète par celui-ci et la nourriture forcée par celui-là. Je ne parle pas des innombrables produits vénéneux tirés des minéraux ou des végétaux que la chimie nous procure. Tout cela agit, il est vrai, mais personne ne sait comment. Quelquefois ça réussit, et quelquefois ça tue.
Et, avec beaucoup de verve, il indiquait l’impossibilité d’une certitude, l’absence de toute base scientifique tant que la chimie organique, la chimie biologique ne serait pas devenue le point de départ d’une médecine nouvelle. Il racontait des anecdotes, des erreurs monstrueuses des plus grands médecins, prouvait l’insanité et la fausseté de leur prétendue science.
— Faites fonctionner le corps, disait-il, faites fonctionner la peau, les muscles, tous les organes et surtout l’estomac, qui est le père nourricier de la machine entière, son régulateur et son magasin de vie.
Il affirmait qu’à son gré, rien que par le régime il pouvait rendre les gens gais ou tristes, capables de travaux physiques ou de travaux intellectuels, selon la nature de l’alimentation qu’il leur imposait. Il pouvait même agir sur les facultés cérébrales, sur la mémoire, sur l’imagination, sur toutes les manifestations de l’intelligence. Et il terminait, en plaisantant, par ces mots :
— Moi, je soigne par le massage et le curaçao.
Il disait merveille du massage et parlait, comme d’un dieu, du hollandais Hamstrang, qui accomplissait des miracles. Puis, montrant ses mains fines et blanches :
— Avec ça on peut ressusciter les morts.
Et la duchesse ajoutait :
— Le fait est qu’il masse dans la perfection.
Il préconisait aussi les alcools, en petites proportions pour exciter l’estomac à certains moments ; et il faisait des mélanges, savamment combinés, que la duchesse devait boire, à heures fixes, soit avant, soit après ses repas.
On le voyait chaque jour arriver au Café du Casino, vers neuf heures et demie, et demander ses bouteilles. On les lui apportait fermées par de petits cadenas d’argent dont il avait la clef. Il versait un peu de l’une, un peu de l’autre, lentement, dans un verre bleu fort joli que tenait avec respect un valet de pied très correct.
Puis le docteur ordonnait :
— Voilà ! Portez à la duchesse, dans son bain, pour boire avant de s’habiller, en sortant de l’eau.
Et quand on lui demandait avec curiosité :
— Qu’est-ce que vous avez là-dedans ?
Il répondait :
— Rien que de l’anisette fine, du curaçao très pur et du bitter excellent.
Ce beau médecin, en quelques jours, devint le point de mire de tous les malades. Et toutes les ruses étaient employées pour lui arracher quelques avis.
Quand il passait par les allées du parc, à l’heure de la promenade, on n’entendait que ce cri : « Docteur ! » sur toutes les chaises où étaient assises les belles dames, les jeunes dames, qui se reposaient un peu, entre deux verres de la source Christiane. Puis lorsqu’il s’était arrêté, un sourire sur la lèvre, on l’entraînait quelques instants dans le petit chemin qui longeait la rivière.
On lui parlait d’abord de choses et d’autres, puis discrètement, adroitement, coquettement, on arrivait à la question de santé, mais d’une façon indifférente comme si on eût touché à un fait divers.
Car il n’était point, celui-là, à la dévotion du public. On ne le payait pas, on ne pouvait l’appeler chez soi, il appartenait à la duchesse, rien qu’à la duchesse. Cette situation même excitait les efforts, irritait les désirs. Et comme on affirmait tout bas que la duchesse était jalouse, très jalouse, ce fut entre toutes ces dames une lutte acharnée pour obtenir les conseils du joli docteur italien.
Il les donnait sans se faire trop prier.
Alors, entre les femmes qu’il avait favorisées de ses avis, commença le jeu des confidences intimes pour bien prouver sa sollicitude.
— Oh ! Ma chère, il m’a fait des questions, mais des questions…
— Très indiscrètes ?
— Oh ! Indiscrètes ! Dites effrayantes. Je ne savais absolument que répondre. Il voulait savoir des choses… mais des choses…
— C’est comme pour moi ! Il m’a beaucoup interrogée sur mon mari !…
— Moi aussi… avec des détails… si… si personnels ! C’est fort gênant, ces questions-là. Cependant on comprend bien que c’est nécessaire.
— Oh ! Tout à fait. La santé dépend de ces menus détails. Moi il m’a promis de me masser, à Paris, cet hiver. J’en ai grand besoin pour compléter le traitement d’ici.
— Dites, ma chère, que comptez-vous faire ? On ne peut pas le payer ?
— Mon Dieu ! J’avais l’intention de lui donner une épingle de cravate. Il doit les aimer, car il en a déjà deux ou trois fort jolies…
— Oh ! Comme vous m’embarrassez. La même idée m’était venue. Alors je lui donnerai une bague.
Et on complotait des surprises pour lui plaire, des cadeaux ingénieux pour le toucher, des gentillesses pour le séduire.
Il était devenu le « bruit du jour », le grand sujet de conversation, le seul objet de l’attention publique, quand se répandit la nouvelle que le comte Gontran de Ravenel faisait la cour à Charlotte Oriol, pour l’épouser. Et ce fut aussitôt dans Enval une assourdissante rumeur.
Depuis le soir où il avait ouvert avec elle le bal d’inauguration du Casino, Gontran s’était attaché à la robe de la jeune fille. Il avait pour elle, en public, tous les menus soins des hommes qui veulent plaire sans cacher leurs vues ; et leurs relations ordinaires prenaient en même temps un caractère de galanterie enjouée et naturelle qui devait les conduire au sentiment.
Ils se voyaient presque chaque jour, car les fillettes s’étaient prises pour Christiane d’une excessive amitié, où entrait sans doute beaucoup de vanité flattée. Gontran, tout à coup, ne quitta plus sa sœur ; et il se mit à organiser des parties pour le matin et des jeux pour le soir, dont s’étonnèrent beaucoup Christiane et Paul. Puis on s’aperçut qu’il s’occupait de Charlotte ; il la taquinait avec gaîté, la complimentait sans en avoir l’air, lui montrait ces mille attentions légères qui nouent entre deux êtres des liens de tendresse. La jeune fille, accoutumée déjà aux manières libres et familières de ce gamin du monde parisien, ne remarqua rien d’abord, et se laissant aller à sa nature confiante et droite, elle se mit à rire et à jouer avec lui, comme elle eût fait avec un frère.
Or, elle rentrait avec sa sœur aînée, après une soirée à l’hôtel, où Gontran, plusieurs fois, avait essayé de l’embrasser à la suite de gages donnés dans une partie de pigeon vole, quand Louise, qui semblait soucieuse et nerveuse depuis quelque temps, lui dit, d’un ton brusque :
— Tu ferais bien de veiller un peu à ta tenue. M. Gontran n’est pas convenable avec toi.
— Pas convenable ? Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Tu le sais bien, ne fais pas la niaise. Il ne faudrait pas longtemps pour te laisser compromettre, de cette façon-là ! Et si tu ne sais pas veiller sur ta conduite, c’est à moi d’y faire attention.
Charlotte, confuse, honteuse, balbutia :
— Mais je ne sais pas… je t’assure… je n’ai rien vu…
Sa sœur reprit avec sévérité :
— Écoute, il ne faut pas que ça continue ainsi ! S’il veut t’épouser, c’est à papa de réfléchir et de répondre ; mais s’il veut seulement plaisanter, il faut qu’il cesse tout de suite.
Alors, brusquement, Charlotte se fâcha, sans savoir pourquoi, sans savoir de quoi. Elle était révoltée maintenant que sa sœur se mêlât de la diriger et de la réprimander ; et elle lui déclara, la voix tremblante et les larmes aux yeux, qu’elle eût à ne jamais s’occuper de ce qui ne la regardait pas. Elle bégayait, exaspérée, prévenue par un instinct vague et sûr de la jalousie éveillée dans le cœur aigri de Louise.
Elles se quittèrent sans s’embrasser et Charlotte pleura dans son lit en pensant à des choses qu’elle n’avait jamais prévues ni devinées.
Peu à peu ses larmes s’arrêtèrent et elle réfléchit.
C’était vrai pourtant que les manières de Gontran étaient changées. Elle l’avait senti jusqu’ici sans le comprendre. Elle le comprenait à présent. Il lui disait, à tout propos, des choses gentilles, délicates. Il lui avait baisé la main, une fois. Que voulait-il ? Elle lui plaisait, mais jusqu’à quel point ? Est-ce que, par hasard, il se pourrait qu’il l’épousât ? Et aussitôt il lui sembla entendre, dans l’air, quelque part, dans la nuit vide où commençaient à voltiger ses rêves, une voix qui criait : « Comtesse de Ravenel ».
L’émotion fut si forte qu’elle s’assit dans son lit ; puis elle chercha, avec ses pieds nus, ses pantoufles sous la chaise où elle avait jeté ses robes et elle alla ouvrir la fenêtre, sans savoir ce qu’elle faisait, pour donner de l’espace à ses espérances.
Elle entendit qu’on parlait dans la salle du bas, et la voix de Colosse s’éleva :
— Laiche, laiche. Y chera temps de voir. Le païré arrangera cha. Y a pas de mal jusqu’ici. Ch’est le païré qui fera la chose.
Elle voyait sur la maison d’en face le carré blanc de la fenêtre éclairée au-dessous d’elle. Elle se demandait : « Qui donc est là ? De quoi parlent-ils ? » Une ombre passa sur le mur lumineux. C’était sa sœur ! Elle n’était donc pas couchée. Pourquoi ? Mais la lumière s’éteignit, et Charlotte se remit à songer aux choses nouvelles qui remuaient dans son cœur.
Elle ne pouvait pas s’endormir maintenant. L’aimait-il ? Oh, non ! Pas encore ! Mais il pouvait l’aimer puisqu’elle lui plaisait ! Et s’il arrivait à l’aimer beaucoup, éperdument, comme on aime dans le monde, il l’épouserait sans aucun doute.
Née dans une maison de vignerons, elle avait gardé, bien qu’élevée dans le couvent des demoiselles de Clermont, une modestie et une humilité de paysanne. Elle pensait qu’elle aurait pour mari un notaire peut-être ou un avocat, ou un médecin ; mais l’envie de devenir une vraie dame du grand monde, avec un titre de noblesse devant son nom, ne l’avait jamais pénétrée. À peine en achevant un roman d’amour avait-elle rêvassé quelques minutes sous l’effleurement de ce joli désir, qui s’était aussitôt envolé de son âme, comme s’envolent les chimères. Or, voilà que cette chose imprévue, impossible, évoquée tout à coup par quelques paroles de sa sœur, lui semblait se rapprocher d’elle, à la façon d’une voile de navire que pousse le vent.
Elle murmurait entre ses lèvres, avec chaque souffle en respirant :
— Comtesse de Ravenel.
Et le noir de ses paupières fermées dans la nuit s’éclairait de visions. Elle voyait de beaux salons illuminés, de belles dames qui lui souriaient, de belles voitures qui l’attendaient devant le perron d’un château, et de grands domestiques en livrée inclinés sur son passage.
Elle avait chaud dans son lit ; son cœur battait ! Elle se releva une seconde fois pour boire un verre d’eau, et rester debout quelques instants, nu-pieds, sur le pavé froid de sa chambre.
Puis, un peu calmée, elle finit par s’endormir. Mais elle s’éveilla dès l’aurore, tant l’agitation de son esprit avait passé dans ses veines.
Elle eut honte de sa petite chambre aux murs blancs, peints à l’eau par le vitrier du pays, de ses pauvres rideaux d’indienne, et des deux chaises de paille qui ne quittaient jamais leur place aux deux coins de sa commode.
Elle se sentait paysanne, au milieu de ces meubles de rustres qui disaient son origine, elle se sentait humble, indigne de ce beau garçon moqueur dont la figure blonde et rieuse flottait devant ses yeux, s’effaçait puis revenait, s’emparait d’elle peu à peu, se logeait déjà dans son cœur.
Alors elle sauta du lit et courut chercher sa glace, sa petite glace de toilette, grande comme le fond d’une assiette ; puis elle revint se coucher, son miroir entre les mains ; et elle regarda son visage au milieu de ses cheveux défaits, sur le fond blanc de l’oreiller.
Parfois elle posait sur ses draps le léger morceau de verre qui lui montrait son image, et elle songeait combien ce mariage serait difficile, tant étaient grandes les distances entre eux. Alors un gros chagrin lui serrait la gorge. Mais aussitôt elle se regardait de nouveau en se souriant pour se plaire, et comme elle se jugeait gentille les difficultés disparaissaient.
Quand elle descendit pour déjeuner, sa sœur, qui avait l’air irrité, lui demanda :
— Qu’est-ce que tu comptes faire aujourd’hui ?
Charlotte répondit sans hésiter :
— Est-ce que nous n’allons pas en voiture à Royat avec Mme Andermatt ?
Louise reprit :
— Tu iras seule, alors, mais tu ferais mieux, après ce que je t’ai dit hier soir…
La petite lui coupa la parole :
— Je ne te demande pas de conseils… mêle-toi de ce qui te regarde.
Et elles ne se parlèrent plus.
Le père Oriol et Jacques arrivèrent et se mirent à table. Le vieux demanda presque aussitôt :
— Qué-che que vous faites aujourd’hui, petites ?
Charlotte n’attendit point que sa sœur répondît :
— Moi, je vais à Royat avec Mme Andermatt.
Les deux hommes la regardèrent d’un air satisfait, et le père murmura avec ce sourire engageant qu’il avait en traitant les affaires avantageuses :
— Ch’est bon, ch’est bon.
Elle fut plus surprise de ce contentement secret, deviné dans toute leur allure, que de la colère visible de Louise ; et elle se demanda, un peu troublée : « Est-ce qu’ils auraient causé de ça tous ensemble ? »
Aussitôt le repas fini elle remonta dans sa chambre, mit son chapeau, prit son ombrelle, jeta sur son bras un manteau léger, et elle s’en alla vers l’hôtel, car on devait partir dès une heure et demie.
Christiane s’étonna que Louise ne vînt point.
Charlotte se sentit rougir en répondant :
— Elle est un peu fatiguée, je crois qu’elle a mal à la tête.
Et on monta dans le landau, dans le grand landau à six places dont on se servait toujours. Le marquis et sa fille tenaient le fond, la petite Oriol se trouva donc assise entre les deux jeunes gens, à reculons.
On passa devant Tournoël, puis on suivit le pied de la montagne sur une belle route serpentant sous les noyers et les châtaigniers. Charlotte, plusieurs fois, remarqua que Gontran se serrait contre elle, mais avec trop de prudence pour qu’elle pût s’en offenser. Comme il était assis à sa droite, il lui parlait tout près de la joue ; et elle n’osait pas se retourner pour lui répondre, par crainte du souffle de sa bouche qu’elle sentait déjà sur ses lèvres, et par crainte aussi de ses yeux dont le regard l’aurait gênée.
Il lui disait des gamineries galantes, des niaiseries drôles, des compliments plaisants et gentils.
Christiane ne parlait guère, alourdie, malade de sa grossesse. Et Paul semblait triste, préoccupé. Seul, le marquis causait sans trouble et sans souci, avec sa bonne grâce enjouée de vieux gentilhomme égoïste.
On descendit au parc de Royat pour écouter la musique, et Gontran, prenant le bras de Charlotte, partit avec elle en avant. L’armée de baigneurs, sur les chaises, autour du kiosque où le chef d’orchestre battait la mesure aux cuivres et aux violons, regardait défiler les promeneurs. Les femmes montraient leurs robes, leurs pieds allongés jusqu’au barreau de la chaise voisine, leurs fraîches coiffures d’été qui les faisaient plus charmantes.
Charlotte et Gontran erraient entre les gens assis, cherchant des figures comiques pour exciter leurs plaisanteries.
Il entendit à tout instant qu’on disait derrière eux :
— Tiens ! Une jolie personne.
Il était flatté et se demandait si on la prenait pour sa sœur, pour sa femme ou pour sa maîtresse.
Christiane, assise entre son père et Paul, les vit passer plusieurs fois, et trouvant qu’ils avaient « l’air un peu jeune », elle les appelait pour les calmer. Mais ils ne l’écoutaient point et continuaient à vagabonder dans la foule en s’amusant de tout leur cœur.
Elle dit tout bas à Paul Brétigny :
— Il finirait par la compromettre. Il faudra que nous lui parlions ce soir, en rentrant.
Paul répondit :
— J’y avais déjà songé. Vous avez tout à fait raison.
On alla dîner dans un des restaurants de Clermont-Ferrand, ceux de Royat ne valant rien, au dire du marquis qui était gourmand, et on rentra, la nuit tombée.
Charlotte était devenue sérieuse, Gontran lui ayant fortement serré la main en lui donnant ses gants, pour quitter la table. Sa conscience de fillette s’inquiétait tout à coup. C’était un aveu, cela ! Une démarche ! Une inconvenance ! Qu’aurait-elle dû faire ? Lui parler ? Mais quoi lui dire ? Se fâcher eût été ridicule ! Il fallait tant de tact dans ces circonstances-là ! Mais en ne faisant rien, en ne disant rien, elle avait l’air d’accepter son avance, de devenir sa complice, de répondre « oui » à cette pression de main.
Et elle pesait la situation, s’accusant d’avoir été trop gaie et trop familière à Royat, trouvant à présent que sa sœur avait raison, qu’elle s’était compromise, perdue ! La voiture roulait sur la route, Paul et Gontran fumaient en silence, le marquis dormait, Christiane regardait les étoiles, et Charlotte retenait à grand’peine ses larmes, car elle avait bu trois verres de champagne.
Lorsqu’on fut revenu, Christiane dit à son père :
— Comme il est nuit, tu vas reconduire la jeune fille.
Le marquis offrit son bras et s’éloigna aussitôt avec elle.
Paul prit Gontran par les épaules et lui murmura dans l’oreille :
— Viens causer cinq minutes avec ta sœur et avec moi.
Et ils montèrent dans le petit salon communiquant avec les chambres d’Andermatt et de sa femme.
Dès qu’ils furent assis :
— Écoute, dit Christiane, M. Paul et moi nous voulons te faire de la morale.
— De la morale !… Mais à propos de quoi ? Je suis sage comme une image, faute d’occasions.
Ne plaisante pas. Tu fais une chose très imprudente et très dangereuse sans y penser. Tu compromets cette petite.
Il parut fort étonné.
— Qui ça ?… Charlotte ?
— Oui, Charlotte !
— Je compromets Charlotte ?… Moi ?…
— Oui, tu la compromets. Tout le monde en parle ici, et tantôt encore, dans le parc de Royat, vous avez été bien… bien… légers. N’est-ce pas, Brétigny ?
Paul répondit :
— Oui, Madame, je partage tout à fait votre sentiment.
Gontran tourna sa chaise, l’enfourcha comme un cheval, prit un nouveau cigare, l’alluma, puis se mit à rire.
— Ah ! Donc, je compromets Charlotte Oriol ?
Il attendit quelques secondes pour voir l’effet de sa réponse, puis déclara :
— Eh bien, qu’est-ce qui vous dit que je ne veux pas l’épouser ?
Christiane fit un sursaut de stupéfaction.
— L’épouser ? Toi ?… Mais tu es fou !…
— Pourquoi ça ?
— Cette… cette petite… paysanne…
— Tra-la-la… des préjugés… Est-ce ton mari qui te les apprend ?…
Comme elle ne répondait rien à cet argument direct, il reprit, faisant lui-même les demandes et les réponses :
— Est-elle jolie ? – Oui ! – Est-elle bien élevée ? – Oui !-Et plus naïve, et plus gentille, et plus simple, et plus franche que les filles du monde. Elle en sait autant qu’une autre, car elle parle anglais et auvergnat, ce qui fait deux langues étrangères. Elle sera riche autant qu’une héritière du ci-devant faubourg Saint-Germain qu’on devrait baptiser faubourg de Sainte-Dèche, et, enfin, si elle est fille d’un paysan, elle n’en sera que plus saine pour me donner de beaux enfants… Voilà…
Comme il avait toujours l’air de rire et de plaisanter, Christiane demanda en hésitant :
— Voyons, parles-tu sérieusement ?
— Eh parbleu ! Elle est charmante, cette fillette. Elle a bon cœur et jolie figure, gai caractère et belle humeur, la joue rose, l’œil clair, la dent blanche, la lèvre rouge, le cheveu long, luisant, épais et souple ; et son vigneron de père sera riche comme un Crésus, grâce à ton mari, ma chère sœur. Que veux-tu de plus ? Fille d’un paysan ! Eh bien, la fille d’un paysan ne vaut-elle pas toutes les filles de la finance véreuse qui payent si cher des ducs douteux, et toutes les filles de la cocotterie titrée que nous a donnée l’Empire, et toutes les filles à double père qu’on rencontre dans la société ? Mais si je l’épousais, cette fille-là, je ferais le premier acte sage et raisonnable de ma vie…
Christiane réfléchissait, puis soudain, convaincue, conquise, ravie, elle s’écria :
— Mais c’est vrai tout ce qu’il dit ! C’est tout à fait vrai, tout à fait juste !… Alors tu l’épouses, mon petit Gontran ?…
Ce fut lui, alors, qui la calma.
— Pas si vite… pas si vite… laisse-moi réfléchir à mon tour. Je constate seulement : Si je l’épousais je ferais le premier acte sage et raisonnable de ma vie. Ca ne veut pas dire encore que je l’épouserai ; mais j’y songe, je l’étudie, je lui fais un peu la cour pour voir si elle me plaira tout à fait. Enfin je ne te réponds ni oui ni non, mais c’est plus près de oui que de non.
Christiane se tourna vers Paul :
— Qu’est-ce que vous en pensez, Monsieur Brétigny ?
Elle l’appelait tantôt Monsieur Brétigny, et tantôt Brétigny tout court.
Lui, toujours séduit par les choses où il croyait voir de la grandeur, par des mésalliances qui lui paraissaient généreuses, par tout l’apparat sentimental où se cache le cœur humain, répondit :
— Moi, je trouve qu’il a raison maintenant. Si elle lui plaît, qu’il l’épouse, il ne pourrait trouver mieux…
Mais le marquis et Andermatt rentraient, qui les firent parler d’autre chose ; et les deux jeunes gens allèrent au Casino voir si la salle de jeu n’était pas encore fermée.
À dater de ce jour, Christiane et Paul semblèrent favoriser la cour ouverte que Gontran faisait à Charlotte.
On invitait plus souvent la jeune fille, on la gardait à dîner, on la traitait enfin comme si elle eût fait déjà partie de la famille.
Elle voyait bien tout cela, le comprenait, s’en affolait ! Sa petite tête battait les champs et bâtissait en Espagne de fantastiques palais. Gontran, cependant, ne lui avait rien dit ; mais son allure, toutes ses paroles, le ton qu’il prenait avec elle, son air de galanterie plus sérieuse, la caresse de son regard semblaient lui répéter chaque jour : « Je vous ai choisie ; vous serez ma femme. »
Et le ton d’amitié douce, d’abandon discret, de réserve chaste qu’elle avait maintenant avec lui, semblait répondre : « Je le sais, et je dirai « oui » quand vous demanderez ma main. »
Dans la famille de la jeune fille on chuchotait. Louise ne lui parlait plus guère que pour l’irriter par des allusions blessantes, par des paroles aigres et mordantes. Le père Oriol et Jacques semblaient contents.
Elle ne s’était point demandé cependant si elle aimait ce joli prétendant dont elle serait sans doute la femme. Il lui plaisait, elle songeait à lui sans cesse, elle le trouvait beau, spirituel, élégant, elle pensait surtout à ce qu’elle ferait quand il l’aurait épousée.
Dans Enval on avait oublié les rivalités haineuses des médecins et des propriétaires des sources, les suppositions sur l’affection de la duchesse de Ramas pour son protecteur, tous les potins qui coulent avec l’eau des stations thermales, pour ne s’occuper que de cette chose extraordinaire : le comte Gontran de Ravenel allait épouser la petite Oriol.
Alors Gontran jugea le moment venu et prenant Andermatt par le bras, un matin, au sortir de table, il lui dit :
— Mon cher, le fer est chaud, battez-le ! Voici la situation bien exacte. La petite attend ma demande sans que je me sois avancé en rien, mais elle ne la repoussera pas, soyez-en sûr. C’est le père qu’il faut tâter de telle sorte que nous fassions en même temps vos affaires et les miennes.
Andermatt répondit :
— Soyez tranquille. Je m’en charge. Je vais le sonder aujourd’hui même, sans vous compromettre et sans vous avancer ; et quand la situation sera bien nette, je parlerai.
— Parfait.
Puis, après quelques instants de silence, Gontran reprit :
— Tenez, c’est peut-être ma dernière journée de garçon. Je vais à Royat où j’ai aperçu l’autre jour quelques connaissances. Je rentrerai dans la nuit et j’irai frapper à votre porte, pour savoir.
Il fit seller son cheval et s’en alla par la montagne, humant le vent pur et léger, et galopant par moments pour sentir la rapide caresse de l’air effleurer la peau fraîche de ses joues et chatouiller ses moustaches.
La soirée à Royat fut gaie. Il y rencontra des amis que des filles accompagnaient. On soupa longtemps ; il revint fort tard. Tout le monde reposait dans l’hôtel du Mont-Oriol quand Gontran se mit à frapper à la porte d’Andermatt.
Personne ne répondit d’abord ; puis, comme les coups devenaient violents, une voix enrouée, une voix de dormeur, grommela de l’intérieur :
— Qui est là ?
— C’est moi, Gontran.
— Attendez, j’ouvre.
Andermatt apparut en chemise de nuit, la face bouffie, le poil du menton hérissé, la tête enveloppée d’un foulard. Puis, il se remit dans son lit, s’assit, et les mains étendues sur le drap :
— Eh bien, mon cher, ça ne va pas. Voici la situation. J’ai sondé ce vieux renard d’Oriol, sans parler de vous, en disant qu’un de mes amis – j’ai peut-être laissé comprendre qu’il s’agissait de Paul Brétigny – pourrait convenir à une de ses filles, et j’ai demandé quelle dot il leur donnait. Il m’a répondu en demandant à son tour quelle était la fortune du jeune homme ; et j’ai fixé trois cent mille francs, avec des espérances.
— Mais je n’ai rien, murmura Gontran.
— Je vous les prête, mon cher. Si nous faisons ensemble cette affaire-là, vos terrains me donneront assez pour me rembourser.
Gontran ricana :
— Fort bien. J’aurai la femme et vous l’argent.
Mais Andermatt se fâcha tout à fait :
— Si je m’occupe de vous pour que vous m’insultiez, c’est fini, brisons là…
Gontran s’excusa :
— Ne vous fâchez pas, mon cher, et pardonnez-moi. Je sais que vous êtes un fort honnête homme, d’une irréprochable loyauté en affaires. Je ne vous demanderais pas un pourboire si j’étais votre cocher, mais je vous confierais ma fortune si j’étais millionnaire…
William, calmé, reprit :
— Nous reviendrons là-dessus tout à l’heure. Terminons à présent la grosse question. Le vieux n’a pas été dupe de mes ruses et m’a répondu : « C’est selon de laquelle il s’agit. Si c’est de Louise, l’aînée, voilà sa dot. » Et il m’a énuméré toutes les terres qui entourent l’établissement, celles qui relient les bains à l’hôtel et l’hôtel au Casino, toutes celles enfin qui nous sont indispensables, celles qui ont pour moi une inestimable valeur. Il donne au contraire à la cadette l’autre côté du mont, qui vaudra aussi beaucoup d’argent plus tard, sans doute, mais qui ne vaut rien pour moi. J’ai cherché, par tous les moyens possibles, à lui faire modifier cette répartition et à intervertir les lots. Je me suis heurté à un entêtement de mulet. Il ne changera pas, c’est décidé. Réfléchissez, qu’en pensez-vous ?
Gontran, fort troublé, fort perplexe, répondit :
— Qu’en pensez-vous vous-même ? Croyez-vous qu’il ait songé à moi en faisant ainsi les parts ?
— Je n’en doute pas. Le rustre s’est dit : « Puisque la petite lui plaît, gardons le sac. » Il a espéré vous donner sa fille en conservant ses meilleures terres… Et puis, peut-être a-t-il voulu avantager l’aînée… Il la préfère… qui sait… elle lui ressemble davantage… elle est plus rusée… plus adroite… plus pratique… Je la crois forte, cette gamine-là… moi, à votre place… je changerais mon bâton d’épaule…
Mais Gontran, abasourdi, murmurait :
— Diable… diable… diable !… Et les terres de Charlotte… vous n’en voulez pas, vous ?…
Andermatt s’écria :
— Moi… non… mille fois non !… Il me faut celles qui relient mes bains, mon hôtel et mon Casino. C’est bien simple. Je ne donnerais rien des autres, qui ne pourront se vendre que plus tard, par petits lots, à des particuliers…
Gontran répétait toujours :
— Diable… diable… en voilà une affaire embêtante… Alors vous me conseillez ?
— Je ne vous conseille rien. Je pense que vous ferez bien de réfléchir avant de vous décider entre les deux sœurs.
— Oui… oui… c’est juste… je réfléchirai… je vais dormir d’abord… ça porte conseil…
Il se levait ; Andermatt le retint :
— Pardon, mon cher, deux mots sur une autre chose. J’ai l’air de ne pas comprendre, mais je comprends très bien les allusions dont vous me piquez sans cesse, et je n’en veux plus.
« Vous me reprochez d’être juif, c’est-à-dire de gagner de l’argent, d’être avare, d’être spéculateur à friser la filouterie. Or, mon cher, je passe ma vie à vous prêter cet argent que je gagne non sans peine, c’est-à-dire à vous le donner. Enfin laissons ! Mais il y a un point que je n’admets pas ! Non, je ne suis point un avare ; la preuve c’est que je fais à votre sœur des cadeaux de vingt mille francs, que j’ai donné à votre père un Théodore Rousseau de dix mille francs dont il avait envie, que je vous ai offert, en venant ici, le cheval sur lequel vous avez été à Royat, tantôt.
« En quoi donc suis-je avare ? En ceci que je ne me laisse pas voler. Et nous sommes tous comme ça dans ma race, et nous avons raison, Monsieur. Je veux vous le dire une fois pour toutes. On nous traite d’avares parce que nous savons la valeur exacte des choses. Pour vous, un piano c’est un piano, une chaise c’est une chaise, un pantalon c’est un pantalon. Pour nous aussi, mais cela représente en même temps une valeur, une valeur marchande appréciable et précise qu’un homme pratique doit évaluer d’un seul coup d’œil, non point par économie, mais pour ne pas favoriser la fraude.
« Que diriez-vous si une débitante de tabac vous demandait quatre sous d’un timbre-poste ou d’une boîte d’allumettes-bougies ? Vous iriez chercher un sergent de ville, Monsieur, pour un sou, oui, pour un sou ! Tant vous seriez indigné ! Et cela parce que vous connaissez, par hasard, la valeur de ces deux objets. Eh bien, moi, je sais la valeur de tous les objets trafiquables ; et cette indignation qui vous saisirait si on réclamait quatre sous sur un timbre-poste, je l’éprouve quand on me demande vingt francs pour un parapluie qui en vaut quinze ! Comprenez-vous ? Je proteste contre le vol établi, incessant, abominable des marchands, des domestiques, des cochers. Je proteste contre l’improbité commerciale de toute votre race qui nous méprise. Je donne le pourboire que je dois donner relatif au service rendu, et non le pourboire de fantaisie que vous jetez, sans savoir pourquoi, et qui va de cinq sous à cent sous, selon le caprice de votre humeur ! Comprenez-vous ? »
Gontran s’était levé, et, souriant avec cette ironie fine qui allait bien sur sa lèvre :
— Oui, mon cher, je comprends, et vous avez tout à fait raison, d’autant plus raison que mon grand-père, le vieux marquis de Ravenel, n’a presque rien laissé à mon pauvre père, par suite de la mauvaise habitude qu’il avait de ne jamais ramasser la monnaie rendue par les marchands quand il payait un objet quelconque. Il trouvait cela indigne d’un gentilhomme, et donnait toujours la somme ronde et la pièce entière.
Et Gontran sortit d’un air très content.
On allait se mettre à table pour dîner, le lendemain, dans la salle à manger particulière des familles Andermatt et de Ravenel, quand Gontran ouvrit la porte en annonçant :
— Mesdemoiselles Oriol.
Elles entrèrent, gênées, poussées par lui qui riait en s’expliquant :
— Voilà, je les ai enlevées toutes les deux, en pleine rue. Ça a fait scandale, d’ailleurs. Je vous les amène de force, parce que j’ai à m’expliquer avec Mademoiselle Louise et que je ne pouvais le faire au milieu du pays.
Il leur ôta leurs chapeaux, leurs ombrelles, qu’elles avaient encore, car elles revenaient d’une promenade, les fit asseoir, embrassa sa sœur, serra les mains de son père, de son beau-frère et de Paul, puis, revenant vers Louise Oriol :
— Ah çà, Mademoiselle, voulez-vous me dire, à présent, ce que vous avez contre nous depuis quelque temps ?
Elle semblait effarée comme un oiseau pris au filet et que le chasseur emporte.
— Mais rien, Monsieur, rien de rien ! Qu’est-ce qui vous a fait croire ça ?
— Mais tout, Mademoiselle, tout de tout ! Vous ne venez plus ici, vous ne venez plus dans l’arche de Noé (il avait ainsi baptisé le grand landau). Vous prenez des airs revêches quand je vous rencontre et quand je vous parle.
— Mais non, Monsieur, je vous assure.
— Mais oui, Mam’zelle, je vous l’affirme. En tout cas je ne veux point que cela dure et je vais signer la paix avec vous, aujourd’hui même. Oh ! Vous savez, je suis entêté, moi. Vous aurez beau me faire grise mine, je saurai bien venir à bout de ces manières-là et vous forcer à devenir gracieuse avec nous comme votre sœur, qui est un ange de gentillesse.
On annonça le dîner servi et ils passèrent dans la salle à manger. Gontran prit le bras de Louise.
Il fut plein d’attentions pour elle et pour sa sœur, partageant ses compliments avec un tact admirable, disant à la cadette :
— Vous, vous êtes notre camarade, je vais vous négliger pendant quelques jours. On fait moins de frais pour les amis que pour les autres, vous savez.
Et il disait à l’aînée :
— Vous, je veux vous séduire, Mademoiselle, et je vous préviens en ennemi loyal. Je vous ferai même la cour. Ah ! Vous rougissez, c’est bon signe. Vous verrez que je suis très gentil quand je m’en donne la peine. N’est-ce pas, Mademoiselle Charlotte ?
Et elles rougissaient, en effet, toutes les deux ; et Louise balbutiait de son air grave :
— Oh ! Monsieur, comme vous êtes fou !
Il répondait :
— Bah ! Vous en entendrez bien d’autres plus tard, dans le monde, quand vous serez mariée, ce qui ne tardera pas. C’est alors qu’on vous en fera, des compliments !
Christiane et Paul Brétigny l’approuvaient d’avoir ramené Louise Oriol ; le marquis souriait, amusé par ce marivaudage enfantin ; Andermatt pensait : « Pas bête, le gaillard. » Et Gontran, irrité du rôle qu’il lui fallait jouer, porté par ses sens vers Charlotte et par son intérêt vers Louise, murmurait entre ses dents, avec des sourires pour celle-ci :
— Ah ! Ton gredin de père a cru me jouer ; mais je vais te mener tambour battant, ma petite ; et tu verras si je m’y prends bien.
Et il les comparait en les regardant l’une après l’autre. Certes, la plus jeune lui plaisait davantage ; elle était plus drôle, plus vivante, avec son nez un peu relevé, ses yeux vifs, son front étroit et ses belles dents un peu trop grandes, dans sa bouche un peu trop large.
Cependant, l’autre était aussi jolie, plus froide, moins gaie. Elle n’aurait jamais d’esprit, celle-là, ni de charme dans la vie intime, mais quand on annoncerait à l’entrée d’un bal : « Madame la comtesse de Ravenel », elle pourrait bien porter son nom, mieux que la cadette peut-être, avec un peu d’habitude et de frottement aux gens bien nés. N’importe, il rageait ; il leur en voulait à toutes les deux, au père et au frère aussi, et il se promettait de leur faire payer sa mésaventure plus tard, quand il serait le maître.
Lorsqu’on fut revenu dans le salon, il se fit dire les cartes par Louise, qui savait fort bien annoncer l’avenir. Le marquis, Andermatt et Charlotte écoutaient avec attention, attirés malgré eux par le mystère de l’inconnu, par le possible de l’invraisemblable, par cette crédulité invincible au merveilleux qui hante l’homme et trouble souvent les plus forts esprits devant les plus niaises inventions des charlatans.
Paul et Christiane causaient dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte.
Elle était misérable depuis quelque temps, ne se sentant plus chérie de la même façon ; et leur malentendu d’amour s’accentuait chaque jour par leur faute mutuelle. Elle avait soupçonné ce malheur pour la première fois, le soir de la fête, en emmenant Paul sur la route. Mais, comprenant qu’il n’avait plus la même tendresse dans le regard, la même caresse dans la voix, le même souci passionné qu’autrefois, elle n’avait pu deviner la cause de ce changement.
Il existait depuis longtemps, depuis le jour où elle lui avait crié, avec bonheur, en arrivant au rendez-vous quotidien :
— Tu sais, je me crois enceinte vraiment.
Il avait éprouvé alors, à fleur de peau, un petit frisson désagréable.
Puis, à chacune de leurs rencontres, elle lui parla de cette grossesse qui faisait bondir son cœur de joie ; mais cette préoccupation d’une chose qu’il jugeait, lui, fâcheuse, vilaine, malpropre, froissait son exaltation dévote pour l’idole qu’il adorait.
Plus tard, quand il la vit changée, maigrie, les joues creuses, le teint jaune, il pensa qu’elle aurait dû lui épargner ce spectacle et disparaître quelques mois, pour reparaître ensuite plus fraîche et plus jolie que jamais, en sachant faire oublier cet accident, ou peut-être en sachant unir à son charme coquet de maîtresse, un autre charme, savant et discret, de jeune mère, qui ne laisse voir son enfant que de loin, enveloppé de rubans roses.
Elle avait d’ailleurs une occasion rare de montrer ce tact qu’il attendait d’elle, en allant passer l’été à Mont-Oriol et en le laissant à Paris, lui, pour qu’il ne la vît pas défraîchie et déformée. Il espérait bien qu’elle le comprendrait !
Mais, à peine arrivée en Auvergne elle l’avait appelé en des lettres incessantes et désespérées, si nombreuses et si pressantes qu’il était venu par faiblesse, par pitié. Et maintenant, elle l’accablait de sa tendresse disgracieuse et gémissante ; et il éprouvait un désir immodéré de la quitter, de ne plus la voir, de ne plus l’entendre chanter sa chanson amoureuse, irritante et déplacée. Il aurait voulu lui crier tout ce qu’il avait sur le cœur, lui expliquer combien elle se montrait maladroite et sotte, mais il ne le pouvait faire, et il n’osait pas s’en aller, et il ne pouvait non plus s’abstenir de lui témoigner son impatience par des paroles amères et blessantes.
Elle en souffrait d’autant plus que, malade, alourdie chaque jour davantage, travaillée par toutes les misères des femmes grosses, elle avait plus besoin que jamais d’être consolée, dorlotée, enveloppée d’affection. Elle l’aimait avec cet abandon complet du corps, de l’âme, de son être entier, qui fait de l’amour, quelquefois, un sacrifice sans réserves et sans limites. Elle ne se croyait plus sa maîtresse, mais sa femme, sa compagne, sa dévouée, sa fidèle, son esclave prosternée, sa chose. Pour elle, il ne s’agissait plus entre eux de galanterie, de coquetterie, de désir de plaire toujours, de frais de grâce à faire encore, puisqu’elle lui appartenait complètement, puisqu’ils étaient liés par cette chaîne si douce et si puissante : l’enfant qui naîtrait bientôt. Dès qu’ils furent seuls dans la fenêtre, elle recommença sa tendre lamentation :
— Paul, mon cher Paul, dis, m’aimes-tu toujours autant ?
— Mais oui ! Voyons, tu me répètes cela tous les jours, ça finit par être monotone.
— Pardonne-moi ! C’est que je ne puis plus le croire, et j’ai besoin que tu me rassures, j’ai besoin de t’entendre me le dire sans cesse, ce mot si bon ; et comme tu ne me le répètes plus si souvent qu’autrefois, je suis obligée de le demander, de l’implorer, de le mendier.
— Eh bien oui, je t’aime ! Mais parlons d’autre chose, je t’en supplie !
— Oh ! Que tu es dur !
— Mais non, je ne suis pas dur. Seulement… seulement, tu ne comprends pas… tu ne comprends pas que…
— Oh oui ! Je comprends bien que tu ne m’aimes plus. Si tu savais comme je souffre !
— Voyons, Christiane, je t’en conjure, ne me rends pas nerveux. Si tu savais, toi, comme c’est maladroit ce que tu fais là.
— Oh ! Si tu m’aimais, tu ne parlerais pas ainsi.
— Mais, sacrebleu, si je ne t’aimais plus je ne serais point venu.
— Écoute. Tu m’appartiens, maintenant, tu es à moi, et je suis à toi. Il y a entre nous cette attache d’une vie naissante que rien ne brise ; mais promets-moi que si tu ne m’aimais plus, un jour, plus tard, tu me le dirais ?
— Oui, je te le promets.
— Tu me le jures ?
— Je te le jure.
— Mais alors, tout de même, nous resterions amis, n’est-ce pas ?
— Certainement, que nous resterions amis.
— Le jour où tu ne m’aimeras plus d’amour, tu viendras me trouver, et tu me diras : “Ma petite Christiane, je t’aime bien, mais ce n’est plus la même chose. Soyons amis, là, rien qu’amis.”
— C’est entendu, je te le promets.
— Tu me le jures ?
— Je te le jure.
— N’importe, j’aurai bien du chagrin ! Comme tu m’adorais l’an dernier !
Une voix criait derrière eux :
— Madame la duchesse de Ramas-Aldavarra !
Elle venait en voisine, car Christiane recevait, tous les soirs, les principaux baigneurs, comme reçoivent les princes en leurs royaumes.
Le Docteur Mazelli suivait la belle Espagnole avec des airs souriants et soumis. Les deux femmes se serrèrent la main, s’assirent et se mirent à causer.
Andermatt appelait Paul :
— Mon cher ami, venez donc, Mont-Oriol fait les cartes admirablement, elle m’a dit des choses surprenantes.
Il le prit par le bras et ajouta :
— Quel drôle d’être vous êtes, vous ! À Paris, nous ne vous voyons jamais, pas une fois par mois, malgré les instances de ma femme. Ici, il a fallu quinze lettres pour vous faire venir. Et depuis que vous êtes arrivé on dirait que vous perdez un million par jour, tant vous avez une tête désolée. Allons, cachez-vous une affaire qui vous chiffonne ? On pourrait peut-être vous aider ? Il faut nous le dire.
— Rien du tout, mon cher. Si je ne viens pas plus souvent vous voir, à Paris… C’est qu’à Paris, vous comprenez ?…
— Parfaitement… je saisis. Mais ici, au moins, il faut être en train. Je vous prépare deux ou trois fêtes qui seront, je crois, très réussies.
On annonçait :
— Madame Barre et Monsieur le professeur Cloche.
Il entra avec sa fille, une jeune veuve, rousse et hardie. Puis, presque aussitôt le même valet cria :
— Monsieur le professeur Mas-Roussel.
Sa femme l’accompagnait, pâle, mûre, avec des bandeaux plats sur les tempes.
Le professeur Rémusot était parti la veille, après avoir acheté son chalet à des conditions exceptionnellement favorables, disait-on.
Les deux autres médecins auraient bien voulu connaître ces conditions, mais Andermatt répondait seulement :
— Oh, nous avons pris de petits arrangements avantageux pour tout le monde. Si vous désiriez l’imiter, on verrait à s’entendre, on verrait… Quand vous serez décidé vous me préviendrez et alors nous causerons.
Le Docteur Latonne apparut à son tour, puis le Docteur Honorat, sans son épouse qu’il ne sortait pas.
Un bruit de voix maintenant emplissait le salon, une rumeur de causerie. Gontran ne quittait plus Louise Oriol, lui parlait sur l’épaule, et de temps en temps disait en riant à quiconque passait près de lui :
— C’est une ennemie dont je fais la conquête.
Mazelli s’était assis auprès de la fille du professeur Cloche. Depuis quelques jours il la suivait sans cesse ; et elle recevait ses avances avec une audace provocante.
La duchesse ne le perdait point de vue, semblait irritée et frémissante. Tout à coup, elle se leva, traversa le salon, et rompant le tête-à-tête de son médecin avec la jolie rousse :
— Dites donc, Mazelli, nous allons rentrer. Je me sens un peu mal à l’aise.
Dès qu’ils furent sortis, Christiane, qui s’était rapprochée de Paul, lui dit :
— Pauvre femme ! Elle doit tant souffrir !
Il demanda avec étourderie :
— Qui donc ?
— La duchesse ! Vous ne voyez pas comme elle est jalouse.
Il répondit brusquement :
— Si vous vous mettez à gémir sur tous les crampons, maintenant, vous n’êtes pas au bout de vos larmes.
Elle se détourna, prête à pleurer vraiment, tant elle le trouvait cruel, et, s’asseyant auprès de Charlotte Oriol qui demeurait seule, surprise, ne comprenant plus ce que faisait Gontran, elle lui dit sans que la fillette pénétrât le sens de ses paroles :
— Il y a des jours où l’on voudrait être mort.
Andermatt, au milieu des médecins, racontait le cas extraordinaire du père Clovis dont les jambes recommençaient à vivre. Il paraissait si convaincu que personne n’eût pu douter de sa bonne foi.
Depuis qu’il avait pénétré la ruse des paysans et du paralytique, compris qu’il s’était laissé duper et convaincre, l’année d’avant, par l’envie seule dont il était mordu de croire à l’efficacité des eaux, depuis surtout qu’il n’avait pu se débarrasser, sans payer, des plaintes redoutables du vieux, il en avait fait une réclame puissante et il en jouait à merveille.
Mazelli venait de rentrer, libre, après avoir reconduit sa cliente au logis.
Gontran le prit par le bras :
— Dites donc, beau Docteur, un conseil ? Laquelle préférez-vous des petites Oriol ?
Le joli médecin lui souffla dans l’oreille :
— Pour coucher, la jeune, pour épouser, l’aînée.
Gontran riait :
— Tiens, nous sommes exactement du même avis. J’en suis ravi !
Puis, allant à sa sœur qui causait toujours avec Charlotte :
— Tu ne sais pas ? Je viens de décider que nous irions jeudi au puy de la Nugère. C’est le plus beau cratère de la chaîne. Tout le monde consent. C’est entendu.
Christiane murmura avec indifférence :
— Je veux bien tout ce que vous voudrez.
Mais le professeur Cloche, suivi de sa fille, venait prendre congé, et Mazelli, s’offrant à les reconduire, sortit derrière la jeune veuve.
Tous partirent en quelques minutes, car Christiane se couchait à onze heures.
Le marquis, Paul et Gontran accompagnèrent les petites Oriol. Gontran et Louise allaient devant, et Brétigny, quelques pas en arrière, sentait, sur son bras, trembler un peu le bras de Charlotte.
On se sépara en criant :
— À jeudi, onze heures, pour déjeuner à l’hôtel.
En revenant, ils rencontrèrent Andermatt retenu au coin du jardin par le professeur Mas-Roussel qui lui disait :
— Eh bien, si cela ne vous dérange pas, j’irai causer avec vous demain matin, de cette petite affaire du chalet.
William se joignit aux jeunes gens pour rentrer, et se haussant à l’oreille de son beau-frère :
— Tous mes compliments, mon cher, vous avez été admirable.
Gontran, depuis deux ans, était harcelé par des besoins d’argent qui lui gâtaient l’existence. Tant qu’il avait mangé la fortune de sa mère, il s’était laissé vivre avec la nonchalance et l’indifférence héritées de son père, dans ce milieu de jeunes gens, riches, blasés et corrompus, qu’on cite dans les journaux chaque matin, qui sont du monde et y vont peu, et prennent à la fréquentation des femmes galantes des mœurs et des cœurs de filles.
Ils étaient une douzaine du même groupe qu’on retrouvait tous les soirs au même café, sur le boulevard, entre minuit et trois heures du matin. Fort élégants, toujours en habit et en gilet blanc, portant des boutons de chemise de vingt louis changés chaque mois et achetés chez les premiers bijoutiers, ils vivaient avec l’unique souci de s’amuser, de cueillir des femmes, de faire parler d’eux et de trouver de l’argent par tous les moyens possibles.
Comme ils ne savaient rien que les scandales de la veille, les échos des alcôves et des écuries, les duels et les histoires de jeux, tout l’horizon de leur pensée était fermé par ces murailles.
Ils avaient eu toutes les femmes cotées sur le marché galant, se les étaient passées, se les étaient cédées, se les étaient prêtées, et causaient entre eux de leurs mérites amoureux comme des qualités d’un cheval de courses. Ils fréquentaient aussi le monde bruyant et titré dont on parle, et dont les femmes, presque toutes, entretenaient des liaisons connues, sous l’œil indifférent, ou détourné, ou fermé, ou peu clairvoyant du mari ; et ils les jugeaient, ces femmes, comme les autres, les confondaient dans leur estime, tout en établissant une légère différence due à la naissance et au rang social.
À force d’employer des ruses pour trouver l’argent nécessaire à leur vie, de tromper les usuriers, d’emprunter de tous côtés, d’éconduire les fournisseurs, de rire au nez du tailleur apportant tous les six mois une note grossie de trois mille francs, d’entendre les filles conter leurs roueries de femelles avides, de voir tricher dans les cercles, de se savoir, de se sentir volés eux-mêmes par tout le monde, par les domestiques, les marchands, les grands restaurateurs et autres, de connaître et de mettre la main dans certains tripotages de bourse ou d’affaires louches pour en tirer quelques louis, leur sens moral s’était émoussé, s’était usé, et leur seul point d’honneur consistait à se battre en duel dès qu’ils se sentaient soupçonnés de toutes les choses dont ils étaient capables ou coupables.
Tous, ou presque tous devaient finir, au bout de quelques ans de cette existence, par un mariage riche, ou par un scandale, ou par un suicide, ou par une disparition mystérieuse, aussi complète que la mort.
Mais ils comptaient sur le mariage riche. Les uns espéraient en leur famille pour le leur procurer, les autres cherchaient eux-mêmes sans qu’il y parût, et avaient des listes d’héritières comme on a des listes de maisons à vendre. Ils épiaient surtout les exotiques, les Américaines du Nord et du Sud qu’ils éblouiraient par leur chic, par leur renom de viveurs, par le bruit de leurs succès et l’élégance de leur personne.
Et leurs fournisseurs aussi comptaient sur le mariage riche.
Mais cette chasse à la fille bien dotée pouvait être longue. En tout cas, elle exigeait des recherches, du travail de séduction, des fatigues, des visites, toute une mise en œuvre d’énergie dont Gontran, insouciant par nature, demeurait tout à fait incapable.
Depuis longtemps, il se disait, sentant chaque jour davantage les souffrances du manque d’argent : « Il faut pourtant que j’avise. » Mais il n’avisait pas, et ne trouvait rien.
Il en était réduit à la poursuite ingénieuse de la petite somme, à tous les procédés douteux des gens à bout de ressources, et, pour finir, aux longs séjours dans la famille, quand Andermatt lui avait tout à coup suggéré l’idée d’épouser une des jeunes Oriol.
Il s’était tu d’abord, par prudence, bien que la jeune fille lui parût, à première vue, trop au-dessous de lui pour consentir à cette mésalliance. Mais quelques minutes de réflexion avaient bien vite modifié son avis, et il s’était aussitôt décidé à faire sa cour en plaisantant, une cour de ville d’eaux, qui ne le compromettrait pas et lui permettrait de reculer.
Connaissant admirablement son beau-frère, il savait que cette proposition avait dû être longuement réfléchie, pesée et préparée par lui, que dans sa bouche elle valait un gros prix difficile à trouver ailleurs.
Nulle peine à prendre en outre, se baisser et ramasser une jolie fille, car la cadette lui plaisait beaucoup, et il s’était dit souvent qu’elle pourrait être fort agréable à rencontrer plus tard.
Il avait donc choisi Charlotte Oriol, et, en peu de temps, l’avait amenée au point nécessaire pour qu’une demande régulière pût être faite.
Or, le père donnant à son autre fille la dot convoitée par Andermatt, Gontran avait dû ou renoncer à ce mariage, ou se retourner vers l’aînée.
Son mécontentement avait été vif, et il avait songé, dans les premiers moments, à envoyer au diable son beau-frère et à rester garçon jusqu’à nouvelle occasion.
Mais il se trouvait justement alors tout à fait à sec, tellement à sec qu’il avait dû demander, pour sa partie du Casino, vingt-cinq louis à Paul, après beaucoup d’autres, jamais rendus. Et puis, il faudrait la chercher, cette femme, la trouver, la séduire. Il aurait peut-être à lutter contre une famille hostile, tandis que, sans changer de place, avec quelques jours de soins et de galanterie, il prendrait l’aînée des Oriol comme il avait su conquérir la cadette. Il s’assurait ainsi dans son beau-frère un banquier qu’il rendrait toujours responsable, à qui il pourrait faire d’éternels reproches, et dont la caisse lui resterait ouverte.
Quant à sa femme, il la conduirait à Paris, en la présentant comme la fille de l’associé d’Andermatt. Elle portait d’ailleurs le nom de la ville d’eaux, où il ne la ramènerait jamais ! Jamais ! Jamais ! En vertu de ce principe que les fleuves ne remontent pas à leur source. Elle était bien de figure et de tournure, assez distinguée pour le devenir tout à fait, assez intelligente pour comprendre le monde, pour s’y tenir, y faire figure, même lui faire honneur. On dirait : « Ce farceur-là a épousé une belle fille dont il a l’air de se moquer pas mal », et il s’en moquerait pas mal, en effet, car il comptait reprendre à côté d’elle sa vie de garçon, avec de l’argent dans ses poches.
Il s’était donc retourné vers Louise Oriol, et, profitant sans le savoir de la jalousie éveillée dans le cœur ombrageux de la jeune fille, avait excité en elle une coquetterie encore endormie, et un désir vague de prendre à sa sœur ce bel amoureux qu’on appelait : « Monsieur le Comte ».
Elle ne s’était point dit cela, elle n’avait ni réfléchi, ni combiné, surprise par sa rencontre et par leur enlèvement. Mais en le voyant empressé et galant, elle avait senti, à son allure, à ses regards, à toute son attitude, qu’il n’était point amoureux de Charlotte, et, sans chercher à voir plus loin, elle se sentait heureuse, joyeuse, presque victorieuse en se couchant.
On hésita longtemps, le jeudi suivant, avant de partir pour le puy de la Nugère. Le ciel sombre et lourd faisait craindre la pluie. Mais Gontran insista si fort qu’il entraîna les indécis.
Le déjeuner avait été triste. Christiane et Paul s’étaient querellés la veille sans cause apparente. Andermatt avait peur que le mariage de Gontran ne se fit pas, car le père Oriol avait parlé de lui en termes ambigus, le matin même. Gontran, prévenu, était furieux et résolu à réussir. Charlotte, qui pressentait le triomphe de sa sœur, sans rien comprendre à ce revirement, voulait absolument rester au village. On la décida, non sans peine, à venir.
L’arche de Noé emporta donc ses passagers ordinaires au grand complet, vers le haut plateau qui domine Volvic.
Louise Oriol, devenue brusquement loquace, faisait les honneurs de la route. Elle expliqua comment la pierre de Volvic, qui n’est autre chose que la lave des puys environnants, a servi à construire toutes les églises et toutes les maisons du pays, ce qui donne aux villes d’Auvergne l’air sombre et charbonneux qu’elles ont. Elle montra les chantiers où l’on taille cette pierre, indiqua la coulée exploitée comme une carrière d’où on extrait la lave brute, et fit admirer, debout sur un sommet et planant au-dessus de Volvic, l’immense Vierge noire qui protège la cité.
Puis on monta vers le plateau supérieur, bosselé de volcans anciens. Les chevaux allaient au pas sur la route longue et pénible. De beaux bois verts bordaient le chemin. Et personne ne parlait plus.
Christiane songeait à Tazenat. C’était la même voiture ! C’étaient les mêmes êtres, mais ce n’étaient plus les mêmes cœurs ! Tout semblait pareil… et pourtant ?… pourtant ?… Qu’était-il donc arrivé ? Presque rien !… Un peu d’amour de plus chez elle !… un peu d’amour de moins chez lui !… presque rien !… la différence du désir qui naît au désir qui meurt !… presque rien !… l’invisible déchirure que la lassitude fait aux tendresses !… oh ! Presque rien, presque rien !… et le regard des yeux changé, parce que les mêmes yeux ne voient plus de même le même visage !… Qu’est-ce qu’un regard ?… Presque rien !
Le cocher s’arrêta et dit :
— C’est ici, à droite, par ce sentier, dans le bois. Vous n’avez qu’à le suivre pour arriver.
Tous descendirent, excepté le marquis, qui trouvait le temps trop chaud. Louise et Gontran partirent en avant et Charlotte demeura derrière, avec Paul et Christiane, qui pouvait à peine marcher. Le chemin leur parut long, à travers le bois, puis ils arrivèrent sur une crête couverte de hautes herbes et qui conduisait, en montant toujours, aux bords de l’ancien cratère.
Louise et Gontran, arrêtés au faîte, grands et minces tous deux, avaient l’air debout dans les nuages.
Quand on les eut rejoints, l’âme exaltée de Paul Brétigny eut un élan de lyrisme.
Autour d’eux, derrière eux, à droite, à gauche, ils étaient entourés de cônes étranges, décapités, les uns élancés, les autres écrasés, mais tous gardant leur bizarre physionomie de volcans morts. Ces lourds tronçons de montagnes à cime plate s’élevaient du sud à l’ouest, sur un immense plateau d’aspect désolé qui, haut lui-même de mille mètres au-dessus de la Limagne, la dominait à perte de vue vers l’est et le nord, jusqu’à l’invisible horizon, toujours voilé, toujours bleuâtre.
Le puy de Dôme, à droite, dépassait tous ses frères, soixante-dix à quatre-vingts cratères endormis à présent. Plus loin, les puys de Gravenoire, de Crouel, de La Pedge, de Sault, de Noschamps, de la Vache. Plus près, le puy du Pariou, le puy de Côme, les puys de Jumes, de Tressoux, de Louchadière : un énorme cimetière de volcans.
Les jeunes gens regardaient cela stupéfaits. À leurs pieds se creusait le premier cratère de la Nugère, profonde cuve de gazon au fond de laquelle on voyait encore trois énormes blocs de lave brune, soulevés par le dernier souffle du monstre, puis retombés dans sa gueule expirante, et restés là, depuis des siècles et des siècles, pour toujours.
Gontran cria :
— Moi, je vais au fond. Je veux voir comment ça rend l’âme, ces bêtes-là. Allons, Mesdemoiselles, une petite course sur la pente.
Et, saisissant le bras de Louise, il l’entraîna. Charlotte les suivit, courant derrière eux ; puis soudain elle s’arrêta, les regarda fuir, enlacés et bondissants, et, se retournant brusquement, elle remonta vers Christiane et Paul assis sur l’herbe au sommet de la descente. Quand elle les eut rejoints elle tomba sur les genoux et, cachant sa figure dans la robe de la jeune femme, elle se mit à sangloter.
Christiane, qui avait compris, et que tous les chagrins des autres transperçaient depuis quelque temps comme des blessures faites à elle-même, lui jeta ses bras sur le cou et, gagnée aussi par les larmes, elle murmura :
— Pauvre petite, pauvre petite !
L’enfant pleurait toujours, prosternée, la tête cachée et, de ses mains tombées à terre, elle arrachait l’herbe d’un geste inconscient.
Brétigny s’était levé pour ne pas paraître avoir vu, mais cette misère de fillette, cette détresse d’innocente l’emplirent brusquement d’indignation contre Gontran. Lui, que l’angoisse profonde de Christiane exaspérait, fut touché jusqu’au fond du cœur par cette première désillusion de gamine.
Il revint et, s’agenouillant à son tour pour lui parler :
— Voyons, calmez-vous, je vous en supplie. Ils vont remonter, calmez-vous. Il ne faut pas qu’on vous voie pleurer.
Elle se redressa, effarée par cette idée que sa sœur pourrait la retrouver avec des larmes dans les yeux. Sa gorge restait pleine de sanglots qu’elle retenait, qu’elle dévorait, qui rentraient en son cœur pour le rendre plus gros de peine. Elle balbutiait :
— Oui… oui… c’est fini… ce n’est rien… c’est fini… Tenez… on ne voit plus… n’est-ce pas ?… on ne voit plus.
Christiane lui essuyait les joues avec son mouchoir, puis le passait aussi sur les siennes. Elle dit à Paul :
— Allez donc voir ce qu’ils font. On ne les aperçoit plus. Ils ont disparu sous les blocs de lave. Moi, je vais garder cette petite et la consoler.
Brétigny s’était levé et, la voix tremblante :
— J’y vais… et je les ramène, mais il aura affaire à moi… votre frère… aujourd’hui même… et il m’expliquera sa conduite inqualifiable après ce qu’il nous a dit l’autre jour.
Il se mit à descendre en courant vers le centre du cratère.
Gontran, entraînant Louise, l’avait lancée de toute sa force sur le rapide versant du grand trou, afin de la retenir, de la soutenir, de lui faire perdre haleine, de l’étourdir et de l’effrayer. Elle, emportée par son élan, essayait de l’arrêter, balbutiait :
— Oh ! Pas si vite… je vais tomber… mais vous êtes fou… je vais tomber !…
Ils vinrent heurter les blocs de lave et demeurèrent debout essoufflés tous deux. Puis ils en firent le tour, regardant de larges crevasses formant dessous une sorte de caverne à double issue.
Lorsque le volcan, à bout de vie, avait jeté cette dernière écume, ne pouvant la lancer au ciel comme autrefois, il l’avait crachée, épaissie, à moitié froide, et elle s’était figée sur ses lèvres moribondes.
— Faut entrer là-dessous, dit Gontran.
Et il poussa devant lui la jeune fille. Puis, dès qu’ils furent dans la grotte :
— Eh bien, Mademoiselle, voici le moment de vous faire une déclaration.
Elle fut stupéfaite :
— Une déclaration… à moi !
— Mais oui, en quatre mots : je vous trouve charmante.
— C’est à ma sœur qu’il faut dire ça.
— Oh ! Vous savez bien que je ne fais pas de déclaration à votre sœur.
— Allons donc.
— Voyons, vous ne seriez pas femme si vous n’aviez point compris que je me suis montré galant auprès d’elle pour voir ce que vous en penseriez !… et quelle figure vous me feriez !… Vous m’avez fait une figure furieuse. Oh ! Que j’ai été content ! Alors j’ai tâché de vous montrer, avec tous les égards possibles, ce que je pensais de vous !…
On ne lui avait jamais parlé ainsi. Elle se sentait confuse et ravie, le cœur plein de joie et d’orgueil.
Il reprit :
— Je sais bien que j’ai été vilain pour votre petite sœur. Tant pis. Elle ne s’y est pas trompée, elle, allez. Vous voyez qu’elle est restée sur la côte, qu’elle n’a pas voulu nous suivre… Oh ! Elle a compris, elle a compris !…
Il avait saisi une des mains de Louise Oriol et il lui baisa le bout des doigts doucement, galamment, et en murmurant :
— Comme vous êtes gentille ! Comme vous êtes gentille !
Elle, appuyée contre la paroi de lave, écoutait son cœur battre d’émotion, sans rien dire. La pensée, la seule qui flottait en son esprit troublé, était une pensée de triomphe : elle avait vaincu sa sœur.
Mais une ombre apparut à l’entrée de la grotte. Paul Brétigny les regardait. Gontran laissa retomber d’une façon naturelle la petite main qu’il tenait sur ses lèvres, et il dit :
— Tiens, te voici… Tu es seul ?
— Oui. On s’est étonné de vous voir disparaître là-dessous.
— Eh bien ! Nous revenons, mon cher. Nous regardions ça. Est-ce assez curieux ?
Louise, rouge jusqu’aux tempes, sortit la première et se mit à remonter la pente, suivie par les deux jeunes gens qui parlaient bas derrière elle.
Christiane et Charlotte les regardaient venir et les attendaient, la main dans la main.
On retourna vers la voiture où le marquis était resté ; et l’arche de Noé repartit pour Enval.
Tout à coup, au milieu d’une petite forêt de pins, le landau s’arrêta et le cocher se mit à jurer ; un vieil âne mort barrait la route.
Tout le monde le voulut voir et descendit. Il était étendu sur la poussière noirâtre, sombre lui-même, et tellement maigre que sa peau, usée à la saillie des os, semblait au moment d’être crevée par eux si la bête n’avait point rendu le dernier soupir. Toute la carcasse se dessinait sous le poil rongé de ses côtes, et sa tête avait l’air énorme, une pauvre tête aux yeux clos, tranquille sur son lit de pierre broyée, si tranquille, si morte qu’elle paraissait heureuse et surprise de ce repos nouveau. Ses grandes oreilles, molles à présent, gisaient comme des loques. Deux plaies vives à ses genoux disaient qu’il était tombé souvent, ce jour-là même, avant de s’abattre pour la dernière fois ; et une autre plaie sur le flanc indiquait la place où son maître, depuis des années et des années, le piquait avec une pointe de fer fixée au bout d’un bâton pour hâter sa marche alourdie.
Le cocher, l’ayant pris par les jambes de derrière, le traînait vers un fossé ; et le cou s’allongea comme pour braire encore, pour pousser une dernière plainte. Quand il fut sur l’herbe, l’homme, furieux, murmura :
— Quelles brutes de laisser ça au milieu de la route.
Personne autre n’avait parlé ; on remonta dans la voiture.
Christiane, navrée, bouleversée, voyait toute cette misérable vie d’animal finie ainsi au bord d’un chemin : le petit bourricot joyeux, à grosse tête où luisaient de gros yeux, comique et bon enfant, avec ses poils rudes et ses hautes oreilles, gambadant, libre encore, dans les jambes de sa mère, puis la première charrette, la première montée, les premiers coups ! Et puis, et puis l’incessante et terrible marche par les interminables routes ! Les coups ! Les coups ! les charges trop lourdes, les soleils accablants, et pour nourriture un peu de paille, un peu de foin, quelques branchages, et la tentation des prairies vertes tout le long des durs chemins !
Et puis encore, l’âge venant, la pointe de fer pour remplacer la souple baguette, et le martyre affreux de la bête usée, essoufflée, meurtrie, traînant toujours des fardeaux exagérés, et souffrant dans tous ses membres, dans tout son vieux corps, râpé comme un habit de mendiant. Et puis la mort, la mort bienfaisante à trois pas de l’herbe du fossé, où la traîne, en jurant, un homme qui passe, pour dégager la route.
Christiane, pour la première fois, comprit la misère des créatures esclaves ; et la mort aussi lui apparut comme une chose bien bonne par moments.
Tout à coup ils passèrent devant une petite charrette qu’un homme presque nu, une femme en guenilles et un chien décharné traînaient, exténués de fatigue.
On les voyait suer et haleter. Le chien, la langue tirée, maigre et galeux, était attaché entre les roues. Dans cette charrette, du bois ramassé partout, volé sans doute, des racines, des souches, des branchages brisés qui semblaient cacher d’autres choses ; puis, sur ces branches, des loques et, sur ces loques, un enfant, rien qu’une tête sortant de haillons gris, une boule ronde avec deux yeux, un nez, une bouche !
C’était une famille, cela, une famille humaine ! L’âne avait succombé aux fatigues, et l’homme, sans pitié pour le serviteur mort, sans le pousser même Jusqu’à l’ornière, l’avait laissé en plein chemin, devant les voitures qui viendraient. Puis, s’attelant à son tour, avec sa femme dans les brancards vides, ils s’étaient mis à tirer comme tirait la bête tout à l’heure. Ils allaient ! Où ? Quoi faire ? Avaient-ils même quelques sous ? Cette voiture… la traîneraient-ils toujours, ne pouvant acheter un autre animal ? De quoi vivraient-ils ? Où s’arrêteraient-ils ? Ils mourraient probablement comme était mort leur bourricot.
Étaient-ils mariés, ces gueux ; ou seulement accouplés ? Et leur enfant ferait comme eux, cette petite brute encore informe, cachée sous des linges sordides.
Elle songeait à tout cela, Christiane, et des choses nouvelles surgissaient au fond de son âme effarée. Elle entrevoyait la misère des pauvres.
Gontran dit soudain :
— Je ne sais pas pourquoi, mais je trouverais délicieux de dîner tous ensemble, ce soir, au café Anglais. Le boulevard me ferait plaisir à voir.
Et le marquis murmura :
— Bah ! On est bien ici. Le nouvel hôtel vaut beaucoup mieux que l’ancien.
On passait devant Tournoël. Un souvenir fit battre le cœur de Christiane, en reconnaissant un châtaignier. Elle regarda Paul qui avait fermé les yeux et ne vit point son humble appel.
Bientôt on aperçut deux hommes devant la voiture, deux vignerons revenant du travail, portant la binette sur l’épaule et marchant du long pas fatigué des ouvriers.
Les petites Oriol rougirent jusqu’aux tempes. C’étaient leur père et leur frère, qui retournaient aux vignes comme jadis, passaient des jours à suer sur la terre qui les avait enrichis, et courbés, la croupe au soleil, la retournaient du matin au soir pendant que les belles redingotes, pliées avec soin, se reposaient dans la commode, et les grands chapeaux dans une armoire.
Les deux paysans saluèrent avec un sourire d’amitié tandis que toutes les mains dans le landau répondaient à leur bonsoir.
Dès qu’on fut revenu, comme Gontran descendait de l’arche pour monter au Casino, Brétigny l’accompagna, et, l’arrêtant dès les premiers pas :
— Écoute, mon cher, ce que tu fais n’est pas bien et j’ai promis à ta sœur de t’en parler.
— Me parler de quoi ?
— De ta façon d’agir depuis quelques jours.
Gontran avait pris son air impertinent.
— D’agir ? Envers qui ?
— Envers cette petite que tu lâches salement.
— Tu trouves ?
— Oui, je trouve… et j’ai raison de le trouver ainsi.
— Bah ! Te voici devenu bien scrupuleux au sujet des lâchages.
— Eh, mon cher, il ne s’agit pas d’une gueuse ici, mais d’une jeune fille.
— Je le sais bien, aussi n’ai-je pas couché avec elle. La différence est très marquée.
Ils s’étaient remis à marcher, côte à côte. L’allure de Gontran exaspérait Paul qui reprit :
— Si je n’étais pas ton ami, je te dirais des choses très dures.
— Et moi je ne te les laisserais pas dire.
— Voyons, écoute, mon cher, cette enfant me fait pitié. Elle pleurait tantôt.
— Bah ! Elle pleurait ? Tiens, ça me flatte !
— Voyons, ne plaisante pas. Que comptes-tu faire ?
— Moi ? Rien.
— Voyons, tu t’es avancé avec elle jusqu’à la compromettre. Tu nous disais l’autre jour, à ta sœur et à moi, que tu pensais à l’épouser…
Gontran s’arrêta, et, avec un ton railleur où perçait une menace :
— Ma sœur et toi feriez mieux de ne pas vous occuper des amourettes des autres. Je vous ai dit que cette fille me plaisait assez et que s’il m’arrivait de l’épouser je ferais un acte sage et raisonnable. Voilà tout. Or, il se trouve qu’aujourd’hui l’aînée me plaît davantage ! J’ai changé d’avis. Cela arrive à tout le monde.
Puis, le regardant en pleine figure :
— Qu’est-ce que tu fais, toi, quand une femme cesse de te plaire ? La ménages-tu ?
Surpris, Paul Brétigny cherchait à pénétrer le sens profond, le sens caché de ces paroles. Un peu de fièvre aussi lui montait à la tête ; il dit violemment :
— Encore une fois il ne s’agit ni d’une drôlesse, ni d’une femme mariée, mais d’une jeune fille que tu as trompée, sinon par des promesses, du moins par tes allures. Cela n’est, entends-tu, ni d’un galant homme !… ni d’un honnête homme !…
Gontran, pâle, la voix cassante, l’interrompit :
— Tais-toi !… Tu en as déjà trop dit… et j’en ai trop entendu… À mon tour, si je n’étais pas ton ami je… je te ferais voir que j’ai l’humeur courte. Un mot de plus et c’est fini entre nous, pour toujours.
Puis, pesant ses paroles, lentement, et les lui jetant au visage :
— Je n’ai pas d’explications à te donner… j’en pourrais avoir plutôt à te demander… Ce qui n’est ni d’un galant homme, ni d’un honnête homme, c’est une sorte d’indélicatesse… qui peut avoir bien des formes… dont l’amitié devrait garder certaines gens… et que l’amour n’excuse pas…
Soudain, changeant de ton et badinant presque :
— Quant à cette petite Charlotte, si elle t’attendrit et si elle te plaît, prends-la, et épouse-la. Le mariage est souvent une solution dans les cas difficiles. C’est une solution et une place forte dans laquelle on se barricade contre les désespoirs tenaces… Elle est jolie et riche !… Il faudra bien que tu finisses par cet accident-là… Ce serait amusant de nous marier, ici, le même jour, car moi j’épouserai l’aînée. Je te le dis en secret, ne le répète pas encore… Maintenant, n’oublie point que tu as le droit, moins que personne, toi, de parler jamais de probité sentimentale et de scrupules d’affection. Et maintenant retourne à tes affaires. Je vais aux miennes. Bonsoir.
Et changeant brusquement de chemin il descendit vers le village. Paul Brétigny, l’esprit hésitant et le cœur troublé, revint à pas lents vers l’hôtel du Mont-Oriol.
Il cherchait à bien comprendre, à se rappeler chaque mot, pour en déterminer le sens, et il s’étonnait des détours secrets, inavouables et honteux que peuvent cacher certaines âmes.
Quand Christiane l’interrogea :
— Que vous a répondu Gontran ?
Il balbutia :
— Mon Dieu, il… il préfère l’aînée, à présent… Je crois même qu’il veut l’épouser… Et devant mes reproches un peu vifs il m’a fermé la bouche par des allusions… inquiétantes… pour nous deux.
Christiane s’abattit sur une chaise en murmurant :
— Oh ! Mon Dieu !… Mon Dieu !…
Mais comme Gontran justement entrait, car le dîner venait de sonner, il la baisa gaîment au front en demandant :
— Eh bien, petite sœur, comment vas-tu ? N’es-tu point trop fatiguée ?
Puis il serra la main de Paul, et se tournant vers Andermatt venu derrière lui :
— Dites donc, perle des beaux-frères, des maris et des amis, pouvez-vous me dire au juste ce que ça vaut un vieil âne mort, sur une route ?
Andermatt et le Docteur Latonne se promenaient devant le Casino, sur la terrasse ornée de vases en simili-marbre.
— Il ne me salue même plus, disait le médecin, parlant de son confrère Bonnefille, il est là-bas, dans son trou comme un sanglier. Je crois qu’il empoisonnerait nos sources, s’il pouvait.
Andermatt, les mains derrière le dos, le chapeau, un petit chapeau melon en feutre gris rejeté sur la nuque et laissant deviner la calvitie du front, songeait profondément. Il dit enfin :
— Oh ! Dans trois mois la Société aura couché les pouces. Nous en sommes à dix mille francs près. C’est ce misérable Bonnefille qui les excite contre moi et qui leur fait croire que je céderai. Mais il se trompe.
Le nouvel inspecteur reprit :
— Vous savez qu’ils ont fermé leur Casino depuis hier. Ils n’avaient plus personne.
— Oui, je le sais, mais nous n’avons pas assez de monde ici, nous. On reste trop dans les hôtels ; et dans les hôtels on s’ennuie, mon cher. Il faut amuser les baigneurs, les distraire, leur faire trouver trop courte la saison. Ceux de notre hôtel Mont-Oriol viennent tous les soirs, parce qu’ils sont tout près, mais les autres hésitent et restent chez eux. C’est une question de routes, pas autre chose. Le succès tient toujours à des causes imperceptibles qu’on doit savoir découvrir. Il faut que les chemins conduisant à un lieu de plaisir soient eux-mêmes un plaisir, le commencement de l’agrément qu’on aura tout à l’heure.
« Les voies menant ici sont mauvaises, pierreuses, dures, elles fatiguent. Quand une route allant quelque part où on désire vaguement se rendre est douce, large, ombragée pendant le jour, facile et peu montante pour le soir, on la choisit fatalement, de préférence aux autres. Si vous saviez comme le corps garde le souvenir de mille choses que l’esprit n’a pas pris la peine de retenir ! Je crois que la mémoire des animaux est faite ainsi ! Avez-vous eu trop chaud en vous rendant à tel endroit, vous êtes-vous lassé les pieds sur les cailloux mal écrasés, avez-vous trouvé une montée trop rude, pendant même que vous pensiez à autre chose, vous éprouverez pour retourner à ce lieu-là une répugnance physique invincible. Vous causiez avec un ami, vous n’avez rien remarqué des légers ennuis de la marche, vous n’avez rien regardé, rien noté ; mais vos jambes, vos muscles, vos poumons, votre corps tout entier n’ont pas oublié, eux, et ils disent à l’esprit, quand l’esprit veut les reconduire par la même route : “Non, je n’irai pas, j’y ai trop souffert.” Et l’esprit obéit à ce refus sans le discuter, subissant ce langage muet des compagnons qui le portent.
« Donc, il nous faut de beaux chemins, cela revient à dire qu’il me faut les terres de cette bourrique de père Oriol. Mais patience… Ah ! À ce propos, Mas-Roussel est devenu propriétaire de son chalet aux mêmes conditions que Rémusot. C’est un petit sacrifice dont il nous dédommagera largement. Tâchez donc de savoir au juste les intentions de Cloche.
— Il fera comme les autres, dit le médecin. Mais il y a encore une chose à laquelle j’ai pensé depuis quelques jours et que nous avons complètement oubliée ; c’est le bulletin météorologique.
— Quel bulletin météorologique ?
— Dans les grands journaux de Paris ! C’est indispensable, cela ! Il faut que la température d’une station thermale soit meilleure, moins variable, plus régulièrement tempérée que celle des stations voisines et rivales. Vous prendrez un abonnement au Bulletin météorologique dans les principaux organes de l’opinion, et j’enverrai tous les soirs, par télégraphe, la situation atmosphérique. Je la ferai telle que la moyenne constatée en fin d’année soit supérieure aux meilleures moyennes des environs. La première chose qui nous saute aux yeux, en ouvrant les grands journaux, c’est la température de Vichy, de Royat, du Mont-Dore, de Châtel-Guyon, etc., etc., pendant la saison d’été, et, pendant la saison d’hiver, la température de Cannes, Menton, Nice, Saint-Raphaël. Il doit faire toujours chaud et toujours beau, dans ces pays-là, mon cher Directeur, afin que le Parisien se dise : “Cristi, ont-ils de la chance, ceux qui vont là-bas !”
Andermatt s’écria :
— Sacrebleu ! Vous avez raison. Comment, je n’ai pas pensé à cela ? Je vais m’en occuper aujourd’hui même. En fait de choses utiles, avez-vous écrit aux professeurs de Larenard et Pascalis ? En voilà deux que je voudrais bien avoir ici.
— Inabordables, mon cher Président… à moins… à moins qu’ils ne s’assurent par eux-mêmes, après beaucoup d’expériences, que nos eaux sont excellentes… Mais auprès d’eux vous ne ferez rien par persuasion… anticipée.
Ils passaient devant Paul et Gontran, venus pour prendre le café après leur déjeuner. D’autres baigneurs arrivaient, des hommes surtout, car les femmes, en sortant de table, montent toujours une heure ou deux dans leurs chambres. Petrus Martel surveillait ses garçons, criait : « Un kummel, une fine, une anisette », de la même voix roulante et profonde qu’il prendrait une heure plus tard, pour diriger la répétition et donner le ton à la jeune première.
Andermatt s’arrêta quelques instants à causer avec les deux jeunes gens, puis il reprit sa promenade aux côtés de l’inspecteur.
Gontran, les jambes croisées, les bras croisés, renversé sur sa chaise, la nuque appuyée au dossier, les yeux et le cigare au ciel, fumait, plongé dans un bonheur parfait.
Tout à coup, il demanda :
— Veux-tu faire un tour, tout à l’heure, au vallon de Sans-Souci ? Les petites y seront.
Paul hésita, puis, après quelque réflexion :
— Oui, je le veux bien.
Puis il ajouta :
— Ça va, ton affaire ?
— Parbleu ! Oh ! Je la tiens : elle n’échappera pas, à présent.
Gontran avait pris maintenant son ami pour confident, et lui contait, jour par jour, ses progrès et ses avantages. Il le faisait même assister, en complice, à ses rendez-vous, car il avait obtenu, d’une façon fort ingénieuse, des rendez-vous de Louise Oriol.
Après la promenade au Puy de la Nugère, Christiane, mettant fin aux excursions, ne sortait plus guère et rendait difficiles les rencontres.
Le frère, troublé d’abord par cette attitude de sa sœur, avait cherché les moyens de se tirer de cet embarras.
Habitué aux mœurs de Paris, où les femmes sont considérées, par les hommes de son espèce, comme un gibier dont la chasse est souvent difficile, il avait usé, jadis, de bien des ruses pour approcher de celles qu’il convoitait. Il avait su, mieux que personne, employer les intermédiaires, découvrir les complaisances intéressées et juger, d’un coup d’œil, ceux ou celles qui favoriseraient ses intentions.
Le secours inconscient de Christiane venant soudain à lui manquer, il avait cherché autour de lui le trait d’union nécessaire, la « nature souple », suivant son mot, qui remplacerait sa sœur ; et son choix s’était arrêté bien vite sur la femme du Docteur Honorat. Beaucoup de raisons la désignaient. Son mari d’abord, très lié avec les Oriol, soignait cette famille depuis vingt ans. Il avait vu naître les enfants, dînait chez eux tous les dimanches, et les recevait à sa table tous les mardis. La femme, une grosse et vieille demi-dame, prétentieuse, facile à conquérir par la vanité, devait prêter ses deux mains à tout désir du comte de Ravenel, dont le beau-frère possédait l’établissement du Mont-Oriol.
Gontran, d’ailleurs, qui s’y connaissait en proxénètes, avait jugé celle-là très bien douée par la nature, rien qu’à la voir passer dans la rue. Elle en a le physique, pensait-il, et quand on a le physique d’un emploi, on en a l’âme.
Donc il était entré chez elle, un jour, en reconduisant le mari jusqu’à sa porte. Il s’était assis, avait causé, complimenté la dame, et comme l’heure du dîner sonnait, il avait dit en se levant :
— Ça sent fort bon, chez vous. Vous faites de meilleure cuisine qu’à l’hôtel.
Mme Honorat, gonflée d’orgueil, balbutia :
— Mon Dieu… si j’osais… si j’osais, Monsieur le Comte…
— Si vous osiez quoi, chère Madame ?
— Vous prier de partager notre modeste repas.
— Ma foi… ma foi… je dirais oui.
Le docteur, inquiet, murmura :
— Mais nous n’avons rien, rien : le pot-au-feu, le bœuf, une poule, voilà tout.
Gontran riait :
— Ça me suffit, j’accepte.
Et il avait dîné chez le ménage Honorat. La grosse femme se levait, allait saisir les plats entre les mains de la bonne, pour que celle-ci ne répandît point de sauce sur la nappe, et malgré les impatiences de son mari, faisait tout le service elle-même.
Le comte l’avait félicitée sur sa cuisine, sur sa maison, sur sa bonne grâce, et il l’avait laissée enflammée d’enthousiasme.
Il était revenu faire sa visite de digestion, s’était laissé inviter de nouveau, et il entrait maintenant sans cesse chez Mme Honorat, où les petites Oriol venaient aussi à tout moment, depuis beaucoup d’années, en voisines et en amies.
Il passait donc là des heures entre les trois femmes, aimable pour les deux sœurs, mais accentuant bien, de jour en jour, sa préférence marquée pour Louise.
La jalousie née entre elles, dès qu’il s’était montré galant auprès de Charlotte, prenait des allures de guerre haineuse du côté de l’aînée, et de dédain du côté de la cadette. Louise, avec son air réservé, mettait dans ses réticences et ses manières contenues vis-à-vis de Gontran, plus de coquetteries et d’avances que n’avait fait l’autre auparavant, avec tout son abandon libre et joyeux. Charlotte, blessée au cœur, cachait sa peine par orgueil, semblait ne rien voir, ne rien comprendre, et continuait à venir avec une belle indifférence apparente à toutes ces rencontres chez Mme Honorat. Elle ne voulait point rester chez elle, de crainte qu’on pensât qu’elle souffrait, qu’elle pleurait, qu’elle cédait la place à sa sœur.
Gontran, trop fier de sa malice pour la cacher, n’avait pu s’empêcher de la conter à Paul. Et Paul, la trouvant drôle, s’était mis à rire. Il s’était promis d’ailleurs, depuis les phrases ambiguës de son camarade, de ne plus se mêler de ses affaires, et souvent il se demandait avec inquiétude : « Sait-il quelque chose de Christiane et de moi ? »
Il connaissait trop Gontran pour ne pas le croire capable de fermer les yeux sur une liaison de sa sœur. Mais alors, comment n’avait-il pas laissé comprendre plus tôt qu’il la devinait ou qu’il la savait ? Gontran était en effet de ceux pour qui toute femme du monde doit avoir un amant ou des amants, de ceux pour qui la famille n’est qu’une société de secours mutuels, pour qui la morale est une attitude indispensable pour voiler les goûts divers que la nature a mis en nous, et pour qui l’honorabilité mondaine est la façade dont on doit cacher les aimables vices. S’il avait poussé d’ailleurs sa petite sœur à épouser Andermatt, n’était-ce pas avec la pensée confuse, sinon bien arrêtée, que ce juif serait exploité, de toutes les façons, par toute la maison, et il aurait peut-être autant méprisé Christiane d’être fidèle à ce mari de convenance et d’utilité, qu’il se serait méprisé lui-même de ne pas puiser dans la bourse de son beau-frère.
Paul songeait à tout cela, et tout cela troublait son âme de Don Quichotte moderne, disposé d’ailleurs aux capitulations. Il était alors devenu très réservé vis-à-vis de cet énigmatique ami.
Donc, quand Gontran lui avait dit l’usage qu’il faisait de Mme Honorat, Brétigny s’était mis à rire, et même depuis quelque temps, il se laissait conduire chez cette personne, et prenait grand plaisir à causer avec Charlotte.
La femme du médecin se prêtait, de la meilleure grâce du monde, au rôle qu’on lui faisait jouer, offrait du thé, vers cinq heures, comme les dames de Paris, avec de petits gâteaux confectionnés de sa propre main.
La première fois que Paul pénétra dans cette maison, elle le reçut comme un vieil ami, le fit asseoir, le débarrassa malgré lui de son chapeau, qu’elle porta sur la cheminée, à côté de la pendule. Puis, empressée, remuante, allant de l’un à l’autre, énorme et le ventre en avant, elle demandait :
— Êtes-vous disposés pour la dînette ?
Gontran disait des drôleries, plaisantait, riait avec une aisance complète. Il entraîna quelques instants Louise dans l’embrasure d’une fenêtre, sous l’œil agité de Charlotte.
Mme Honorat, qui causait avec Paul, lui dit, d’un ton maternel :
— Ces chers enfants, ils viennent ici s’entretenir quelques minutes. C’est bien innocent, n’est-ce pas, Monsieur Brétigny ?
— Oh ! Très innocent, Madame.
Quand il revint, elle l’appela familièrement « Monsieur Paul », le traitant un peu comme un compère.
Et depuis lors, Gontran racontait avec sa verve gouailleuse toutes les complaisances de la dame, à qui il avait dit, la veille :
— Pourquoi n’allez-vous jamais vous promener avec ces demoiselles, sur la route de Sans-Souci ?
— Mais nous irons, Monsieur le Comte, nous irons.
— Demain, vers trois heures, par exemple.
— Demain, vers trois heures, Monsieur le Comte.
— Vous êtes tout à fait aimable, Madame Honorat.
— À votre service, Monsieur le Comte.
Et Gontran expliquait à Paul :
— Tu comprends que dans ce salon je ne puis rien dire d’un peu pressant à l’aînée devant la cadette. Mais dans le bois je pars en avant ou je reste en arrière avec Louise ! Alors tu viens ?
— Oui, je veux bien.
— Allons.
Ils se levèrent et partirent tout doucement, par la grand’ route ; puis, ayant traversé La Roche-Pradière, ils tournèrent à gauche et descendirent dans le vallon boisé à travers les buissons emmêlés. Quand ils eurent passé la petite rivière, ils s’assirent au bord du sentier, pour attendre.
Les trois femmes arrivèrent bientôt, à la file, Louise en avant et Mme Honorat derrière. On eut l’air surpris, de part et d’autre, de se rencontrer.
Gontran s’écriait :
— Tiens, quelle bonne idée vous avez eue de venir par ici !
La femme du médecin répondit :
— Voilà, c’est moi qui l’ai eue, cette idée-là !
Et on continua la promenade.
Louise et Gontran hâtaient le pas peu à peu, prenaient de l’avance, s’écartaient tellement qu’on les perdait de vue aux détours de l’étroit chemin.
La grosse dame qui soufflait murmura en leur jetant un coup d’œil indulgent :
— Bah ! C’est jeune, ça a des jambes. Moi, je ne peux pas les suivre.
Charlotte s’écria :
— Attendez, je vais les rappeler.
Elle s’élançait. La femme du médecin la retint :
— Ne les gêne pas, ma petite, s’ils veulent causer ! Ça n’est pas aimable de les déranger, ils reviendront bien tout seuls.
Et elle s’assit sur l’herbe, à l’ombre d’un pin, en s’éventant avec son mouchoir. Charlotte jeta sur Paul un regard de détresse, un regard implorant et désolé.
Il comprit et dit :
— Eh bien, Mademoiselle, nous allons laisser Madame se reposer, et nous rejoindrons votre sœur, nous.
Elle répondit avec élan :
— Oh ! Oui, Monsieur.
Mme Honorat ne fit aucune objection :
— Allez, mes enfants, allez. Moi, je vous attends ici. Ne soyez pas trop longtemps.
Et ils s’éloignèrent à leur tour. Ils marchèrent vite, d’abord, ne voyant plus les deux autres, et espérant les rejoindre ; puis, après quelques minutes, ils pensèrent que Louise et Gontran avaient dû tourner soit à gauche, soit à droite, à travers bois, et Charlotte appela, d’une voix tremblante et contenue. Personne ne lui répondit. Elle murmura :
— Oh ! Mon Dieu, où sont-ils ?
Paul se sentit envahi de nouveau par cette pitié profonde, par cet attendrissement douloureux qui l’avait saisi déjà au bord du cratère de la Nugère.
Il ne savait que dire à cette enfant désolée. Il avait envie, une envie paternelle et violente, de la prendre dans ses bras, de l’embrasser, de trouver pour elle des choses douces et consolantes. Lesquelles ? Elle se tournait de tous les côtés, fouillant les branches de ses yeux affolés, écoutant les moindres bruits, balbutiant :
— Je crois qu’ils sont par ici… Non, par là… N’entendez-vous rien ?…
— Non, Mademoiselle, je n’entends rien. Le mieux est de les attendre ici.
— Oh ! Mon Dieu… Non… Il faut les trouver…
Il hésita quelques secondes, puis il lui dit, très bas :
— Cela vous fait donc beaucoup de peine ?
Elle leva sur lui un regard éperdu où les larmes commençaient à poindre, couvrant l’œil d’un léger nuage d’eau transparente encore retenu par les paupières bordées de longs cils bruns. Elle voulait parler, ne pouvait pas, n’osait pas ; et pourtant son cœur gonflé, fermé, si plein de chagrins, avait tant besoin de s’épandre.
Il reprit :
— Vous l’aimiez donc bien fort… Il ne mérite pas votre amour, allez.
Elle ne se put contenir plus longtemps, et, jetant ses mains sur ses yeux pour cacher ses pleurs :
— Non… non… je ne l’aime pas… lui… c’est trop vilain de s’être conduit comme ça… ! Il s’est joué de moi… c’est trop vilain… c’est trop lâche… mais ça m’a fait de la peine tout de même… beaucoup… parce que c’est dur… bien dur… oh oui… Mais ce qui me fait le plus mal, c’est ma sœur… ma sœur… qui ne m’aime pas non plus… elle… et qui a été plus méchante que lui… Je sens qu’elle ne m’aime plus… plus du tout… qu’elle me déteste… je n’avais qu’elle… je n’ai plus personne… et je n’ai rien fait, moi !…
Il ne voyait que son oreille et son cou de chair jeune qui s’enfonçait dans le col de la robe, sous l’étoffe légère, vers des formes plus rondes. Et il se sentait bouleversé de compassion, de tendresse, soulevé par ce désir impétueux de dévouement qui s’emparait de lui chaque fois qu’une femme touchait son âme. Et son âme prompte aux fusées d’enthousiasme s’exaltait auprès de cette douleur innocente, troublante, naïve, et cruellement charmante.
Il étendit la main vers elle, par un geste inconsidéré, ainsi qu’on fait pour flatter, pour calmer les enfants, et la posa sur la taille, près de l’épaule, par-derrière. Alors il sentit battre le cœur à coups pressés, comme on sent le petit cœur d’un oiseau qu’on a pris.
Et ce battement continu, précipité, montait le long de son bras, vers son cœur à lui dont le mouvement s’accélérait. Il le sentait ce toc-toc rapide, venant d’elle et l’envahissant par sa chair, ses muscles et ses nerfs, ne leur faisant plus qu’un cœur souffrant de la même souffrance, agité de la même palpitation, vivant de la même vie, comme ces horloges qu’un fil unit de loin et fait marcher ensemble seconde par seconde. Mais elle découvrit brusquement son visage rougi, joli toujours, l’essuya vivement et dit :
— Allons, je n’aurais pas dû vous parler de ça. Je suis folle. Retournons bien vite auprès de Mme Honorat, et oubliez… Vous me le promettez ?
— Je vous le promets.
Elle lui tendit la main.
— J’ai confiance. Je vous crois très honnête, vous !
Ils revinrent. Il la souleva pour traverser le ruisseau, comme il soulevait Christiane, l’année d’avant. Christiane ! Que de fois il était venu avec elle par ce chemin aux jours où il l’adorait. Il pensa, s’étonnant de son changement :
— Comme ça a peu duré cette passion-là !
Charlotte, posant un doigt sur son bras, murmurait :
— Mme Honorat s’est endormie, asseyons-nous sans faire de bruit.
Mme Honorat dormait en effet, adossée au pin, son mouchoir sur la figure et les mains croisées sur son ventre. Ils s’assirent à quelques pas d’elle, et ne parlèrent point afin de ne pas l’éveiller.
Alors le silence du bois fut si profond qu’il devenait pour eux pénible comme une souffrance. On n’entendait rien que l’eau courant dans les pierres, un peu plus bas, puis, ces imperceptibles frissons de bêtes menues qui passent, ces rumeurs insaisissables de mouches qui volent ou de gros insectes noirs faisant basculer des feuilles mortes.
Où étaient donc Louise et Gontran ? Que faisaient-ils ? Tout à coup on les entendit, très loin ; ils revenaient. Mme Honorat se réveilla et fut surprise :
— Tiens, vous êtes ici ! Je ne vous ai pas sentis approcher !… Et les autres, vous les avez trouvés ?
Paul répondit :
— Les voici. Ils arrivent.
On reconnaissait les rires de Gontran. Ce rire soulagea Charlotte d’un poids accablant qui pesait sur son esprit. Elle n’eût pas su dire pourquoi.
On les aperçut bientôt. Gontran courait presque, entraînant par le bras la jeune fille toute rouge. Et, avant même d’être arrivé, tant il avait hâte de conter son histoire :
— Vous ne savez pas qui nous avons surpris ?… Je vous le donne en mille… Le beau Docteur Mazelli avec la fille de l’illustre professeur Cloche, comme dirait Will, la jolie veuve aux cheveux roux… Oh ! Mais là… surpris… vous entendez… surpris… Il l’embrassait, le gredin… Oh ! Mais !… Oh ! Mais !…
Mme Honorat, devant cette gaîté immodérée, eut un mouvement de dignité :
— Oh ! Monsieur le Comte… pensez à ces demoiselles !…
Gontran s’inclina profondément.
— Vous avez tout à fait raison, chère Madame, de me rappeler aux convenances. Toutes vos inspirations sont excellentes.
Puis, afin de ne pas rentrer ensemble, les deux jeunes gens saluèrent les dames et revinrent à travers bois.
— Eh bien ? demanda Paul.
— Eh bien, je lui ai déclaré que je l’adorais et que je serais enchanté de l’épouser.
— Et elle a dit ?
— Elle a dit avec une prudence très gentille :
— Cela regarde mon père. C’est à lui que je répondrai.
— Alors tu vas ?
— Charger tout de suite mon ambassadeur Andermatt de la demande officielle. Et si le vieux rustre fait quelque mine, je compromets la fille par un éclat.
Et comme Andermatt causait encore avec le Docteur Latonne sur la terrasse du Casino, Gontran les sépara et mit aussitôt son beau-frère au fait de la situation.
Paul s’en alla sur la route de Riom. Il avait besoin d’être seul, tant il se sentait envahi par cette agitation de toute la pensée et de tout le corps que jette en nous chaque rencontre d’une femme qu’on est sur le point d’aimer.
Depuis quelque temps déjà il subissait, sans s’en rendre compte, le charme pénétrant et frais de cette fillette abandonnée. Il la devinait si gentille, si bonne, si simple, si droite, si naïve, qu’il avait été d’abord ému de compassion, de cette compassion attendrie que nous inspire toujours le chagrin des femmes. Puis, la voyant souvent, il avait laissé germer dans son cœur cette graine, cette petite graine de tendresse qu’elles sèment en nous si vite, et qui pousse si grande. Et maintenant, depuis une heure surtout, il commençait à se sentir possédé, à sentir en lui cette présence constante de l’absente qui est le premier signe de l’amour.
Il allait sur la route, hanté par le souvenir de son regard, par le son de sa voix, par le pli de son sourire ou celui de ses larmes, par l’allure de sa démarche, même par la couleur et le frisson de sa robe.
Et il se disait : « Je crois que je suis pincé. Je me connais. C’est embêtant, cela ! Je ferais peut-être mieux de retourner à Paris. Sacrebleu, c’est une jeune fille. Je ne peux pourtant pas en faire ma maîtresse. »
Puis, il se mettait à songer à elle, ainsi qu’il songeait à Christiane l’année d’avant. Comme elle était aussi, celle-là, différente de toutes les femmes qu’il avait connues, nées et grandies à la ville, différente même des jeunes filles instruites dès l’enfance par la coquetterie maternelle ou par la coquetterie qui passe dans la rue. Elle n’avait rien du factice de la femme préparée pour la séduction, rien d’appris dans les paroles, rien de convenu dans le geste, rien de faux dans le regard.
Non seulement c’était un être neuf et pur, mais il sortait d’une race primitive, c’était une vraie fille de la terre au moment où elle allait devenir une femme des cités.
Et il s’exaltait, plaidant pour elle contre cette vague résistance qu’il sentait encore en lui. Des figures de romans poétiques lui passaient devant les yeux, des créations de Walter Scott, de Dickens ou de George Sand qui excitaient davantage son imagination toujours fouettée par les femmes.
Gontran le jugeait ainsi : « Paul ! C’est un cheval emballé avec un amour sur le dos. Quand il en jette un par terre, un autre lui saute dessus. »
Mais Brétigny s’aperçut que le soir venait. Il avait marché longtemps. Il rentra.
En passant devant les nouveaux bains, il vit Andermatt et les deux Oriol, arpentant les vignes et les mesurant ; et il comprit à leurs gestes qu’ils discutaient avec agitation.
Une heure plus tard, Will, entrant dans le salon où la famille entière était réunie, dit au marquis :
— Mon cher beau-père, je vous annonce que votre fils Gontran va épouser, dans six semaines ou deux mois, Mademoiselle Louise Oriol.
M. de Ravenel fut effaré :
— Gontran ? Vous dites ?
— Je dis qu’il épousera, dans six semaines ou deux mois, avec votre consentement, Mademoiselle Louise Oriol, qui sera fort riche.
Alors le marquis dit simplement :
— Mon Dieu, si cela lui plaît, je veux bien, moi.
Et le banquier raconta sa démarche auprès du vieux paysan.
Aussitôt prévenu par le comte que la jeune fille consentirait, il voulut enlever, séance tenante, l’assentiment du vigneron sans lui laisser le temps de préparer ses ruses.
Il courut donc chez lui, et le trouva faisant, à grand’peine, ses comptes sur un bout de papier graisseux, avec l’aide de Colosse qui additionnait sur ses doigts.
S’étant assis :
— Je boirais bien un verre de votre bon vin, dit-il.
Dès que le grand Jacques fut revenu apportant les verres et le broc tout plein, il demanda si Mlle Louise était rentrée ; puis il pria qu’on l’appelât. Quand elle fut en face de lui, il se leva et, la saluant profondément :
— Mademoiselle, voulez-vous me considérer en ce moment comme un ami à qui on peut tout dire ? Oui, n’est-ce pas ? Eh bien, je suis chargé d’une mission très délicate auprès de vous. Mon beau-frère, le comte Raoul-Olivier-Gontran de Ravenel, s’est épris de vous, ce dont je le loue, et il m’a chargé de vous demander, devant votre famille, si vous consentiriez à devenir sa femme.
Surprise ainsi, elle tourna vers son père des yeux troublés. Et le père Oriol, effaré, regarda son fils, son conseil ordinaire ; et Colosse regarda Andermatt qui reprit avec une certaine morgue :
— Vous comprenez, Mademoiselle, que je ne me suis chargé de cette mission qu’en promettant une réponse immédiate à mon beau-frère. Il sent très bien qu’il peut ne pas vous plaire et, dans ce cas, il quittera demain ce pays pour n’y plus jamais revenir. Je sais en outre que vous le connaissez suffisamment pour me dire, à moi, simple intermédiaire : « Je veux bien », ou : « Je ne veux pas. »
Elle baissa la tête, et, rouge, mais résolue, elle balbutia :
— Je veux bien, Monsieur.
Puis elle s’enfuit si vite qu’elle heurta la porte en passant.
Alors Andermatt se rassit et, se versant un verre de vin à la façon des paysans :
— Maintenant, nous allons causer d’affaires, dit-il.
Et, sans admettre la possibilité même d’une hésitation, il attaqua la question de la dot, en s’appuyant sur les déclarations que le vigneron lui avait faites, trois semaines auparavant. Il évalua à trois cent mille francs, plus des espérances, la fortune actuelle de Gontran et il laissa entendre que si un homme comme le comte de Ravenel consentait à demander la main de la petite Oriol, une très charmante personne d’ailleurs, il était indubitable que la famille de la jeune fille saurait reconnaître cet honneur par un sacrifice d’argent.
Alors le paysan, très déconcerté, mais flatté, presque désarmé, tenta de défendre son bien. La discussion fut longue. Une déclaration d’Andermatt l’avait cependant rendue facile dès le début.
— Nous ne demandons pas d’argent comptant, ni de valeurs, rien que des terres, celles que vous m’avez désignées déjà comme formant la dot de Mlle Louise, plus quelques autres que je vais vous indiquer.
La perspective de ne point débourser de monnaie, cette monnaie amassée lentement, entrée dans la maison franc par franc, sou par sou, cette bonne monnaie, blanche ou jaune, usée par les mains, les bourses, les poches, les tables des cafés, les tiroirs profonds des vieilles armoires, cette monnaie, histoire sonnante de tant de peines, de soucis, de fatigues, de travaux, si douce au cœur, aux yeux, aux doigts du paysan, plus chère que la vache, que la vigne, que le champ, que la maison, cette monnaie plus difficile à sacrifier parfois que la vie même, la perspective de ne point la voir partir avec l’enfant apporta tout de suite un grand calme, un désir de conciliation, une joie secrète, mais contenue, dans l’âme du père et du fils.
Ils discutèrent cependant pour garder en plus quelques lopins de sol. On avait étalé sur la table le plan détaillé du mont Oriol ; et on marquait, une à une avec une croix, les parties données à Louise. Il fallut une heure à Andermatt pour enlever les deux derniers carrés. Puis, afin qu’il n’y eût aucune surprise de l’un ou de l’autre côté, on se rendit sur les lieux, avec le plan. Alors on reconnut soigneusement tous les morceaux désignés par les croix et on les pointa de nouveau.
Mais Andermatt était inquiet, soupçonnant les deux Oriol capables de nier, à leur première entrevue, une partie des cessions consenties, de vouloir reprendre des bouts de vigne, des coins utiles à ses projets ; et il cherchait un moyen pratique et sûr de rendre définitives leurs conventions.
Une idée lui traversa l’esprit, le fit sourire d’abord, puis lui parut excellente, bien que bizarre.
— Si vous voulez, dit-il, nous allons écrire tout ça pour ne rien oublier plus tard ?
Et comme ils rentraient au village il s’arrêta devant le débit de tabac pour acheter deux papiers timbrés. Il savait que la liste des terres dressées sur ces feuilles légales prendrait aux yeux des paysans un caractère presque inviolable, car ces feuilles représentaient la loi, toujours invisible et menaçante, défendue par les gendarmes, les amendes et la prison.
Donc il écrivit sur l’une et recopia sur l’autre : « Par suite de la promesse de mariage échangée entre le comte Gontran de Ravenel et Mlle Louise Oriol, M. Oriol père abandonne comme dot à sa fille les biens désignés ci-dessous… » Et il les énuméra minutieusement, avec les numéros du registre cadastral de la commune.
Puis, ayant daté et signé, il fit signer le père Oriol, qui avait exigé à son tour la mention de la dot du fiancé, et il s’en alla vers l’hôtel portant le papier dans sa poche.
Tout le monde riait de son histoire, et Gontran plus fort que les autres.
Alors le marquis dit à son fils avec une grande dignité :
— Nous irons ce soir, tous les deux, faire une visite à cette famille, et je renouvellerai moi-même la demande présentée d’abord par mon gendre, afin que ce soit plus régulier.
Gontran fut un fiancé parfait, aimable autant qu’assidu. Il fit des cadeaux à tout le monde avec la bourse d’Andermatt et il allait à tout instant voir la jeune fille, soit chez elle, soit chez Mme Honorat. Paul, maintenant, l’accompagnait presque toujours, afin de rencontrer Charlotte qu’il se décidait, après chaque visite, à ne plus voir.
Elle s’était résignée bravement au mariage de sa sœur, et elle en parlait même avec aisance, sans paraître en garder à l’âme la moindre peine. Son caractère seul semblait un peu changé, plus posé, moins ouvert. Brétigny, pendant que Gontran contait des galanteries à Louise, à mi-voix, dans un coin, causait gravement avec elle, et se laissait lentement conquérir, laissait noyer son cœur par cet amour nouveau comme par une marée montante. Il le savait et s’abandonnait, songeant : « Bah ! Quand le moment sera venu, je me sauverai, voilà tout. » En la quittant il montait chez Christiane, étendue à présent du matin au soir sur une chaise longue. Dès la porte il se sentait nerveux, irrité, armé pour toutes les menues querelles que la lassitude fait naître. Tout ce qu’elle disait, tout ce qu’elle pensait le tâchait d’avance ; son air de souffrance, son attitude résignée, ses regards de reproche et de supplication lui faisaient venir aux lèvres des paroles de colère qu’il réprimait par savoir-vivre ; et il gardait près d’elle le constant souvenir, l’image fixée en lui de la jeune fille qu’il venait de quitter.
Comme Christiane, tourmentée de le voir si peu, l’accablait de questions sur l’emploi de ses jours, il inventait des histoires qu’elle écoutait avec attention en cherchant à surprendre s’il ne pensait point à quelque autre femme. L’impuissance où elle se sentait de retenir cet homme, impuissance de verser en lui un peu de cet amour dont elle était torturée, impuissance physique de lui plaire encore, de se donner, de le reconquérir par des caresses, puisqu’elle ne pouvait pas le reprendre par la tendresse, lui faisait tout redouter sans qu’elle sût où fixer ses craintes.
Elle sentait vaguement un danger planant sur elle, un grand danger inconnu. Et elle était jalouse dans le vide, jalouse de tout, des femmes qu’elle voyait passer de sa fenêtre et qu’elle trouvait charmantes, sans même savoir si Brétigny leur avait jamais parlé.
Elle lui demandait :
— Avez-vous remarqué une très jolie personne, une brune, assez grande, que j’ai aperçue tantôt et qui a dû arriver ces jours-ci ?
Quand il répondait : « Non. Je ne la connais pas », elle soupçonnait aussitôt un mensonge, pâlissait et reprenait :
— Mais ce n’est pas possible que vous ne l’ayez point vue, elle m’a paru fort belle.
Lui, s’étonnait de son insistance.
— Je vous assure que je ne l’ai point vue. Je tâcherai de la rencontrer.
Elle pensait : « C’est celle-là assurément. » Elle était persuadée aussi, en certains jours, qu’il cachait une liaison dans le pays, qu’il avait fait venir une maîtresse, son actrice, peut-être. Et elle interrogeait tout le monde, son père, son frère et son mari, sur toutes les femmes jeunes et désirables qu’on connaissait dans Enval.
Si au moins elle avait pu marcher, chercher elle-même, le suivre, elle se serait un peu rassurée, mais l’immobilité presque absolue qu’il lui fallait garder maintenant lui faisait endurer un intolérable martyre. Et quand elle parlait à Paul, le ton seul de sa voix révélait sa douleur et avivait chez lui les impatiences nerveuses de cet amour fini.
Il ne pouvait plus causer tranquillement avec elle que d’une chose, du prochain mariage de Gontran, ce qui lui permettait de prononcer le nom de Charlotte et de penser tout haut à la jeune fille. Et c’était même pour lui un plaisir mystérieux, confus, inexplicable, d’entendre Christiane articuler ce mot, vanter la grâce et toutes les qualités de cette petite, la plaindre, regretter que son frère l’eût sacrifiée, et désirer qu’un homme, un brave cœur, la comprît, l’aimât et l’épousât.
Il disait :
— Oh ! Oui, Gontran a fait là une sottise. Elle est tout à fait charmante, cette enfant.
Christiane, sans défiance, répétait :
— Tout à fait charmante. C’est une perle ! Une perfection !
Jamais elle n’eût songé qu’un homme comme Paul pouvait aimer une fillette et pourrait se marier un jour. Elle ne redoutait que ses maîtresses.
Et, par un bizarre phénomène du cœur, l’éloge de Charlotte, dans la bouche de Christiane, prenait pour lui une valeur extrême, excitait son amour, fouettait son désir, enveloppait la jeune fille d’un irrésistible attrait.
Or, un jour, comme il entrait avec Gontran chez Mme Honorat pour y rencontrer les petites Oriol, ils trouvèrent le Docteur Mazelli, installé là, comme chez lui.
Il tendit ses deux mains aux deux hommes, avec son sourire italien qui semblait donner tout son cœur avec chaque parole et chaque geste.
Gontran et lui s’étaient liés d’une amitié familière et futile, faite d’affinités secrètes, de similitudes cachées, d’une sorte de complicité d’instincts, bien plus que d’affection vraie et de confiance.
Le comte demanda :
— Et votre jolie blonde du bois Sans-Souci ?
L’Italien sourit :
— Bah ! Nous sommes en froid. C’est une de ces femmes qui offrent tout et ne donnent rien.
Et on se mit à causer. Le beau médecin faisait des frais pour les jeunes filles, pour Charlotte surtout. Il montrait, en parlant aux femmes, une adoration perpétuelle dans la voix, le geste et le regard. Toute sa personne, des pieds à la tête, leur disait : « Je vous aime ! » avec une éloquence d’attitude qui les lui gagnait infailliblement.
Il avait des grâces d’actrice, des pirouettes légères de danseuse, des mouvements souples d’escamoteur, toute une science de séduction naturelle et voulue dont il usait d’une façon continue.
Paul, revenant à l’hôtel avec Gontran, s’écria, d’un ton d’humeur maussade :
— Qu’est-ce que ce charlatan venait faire dans cette maison ?
Le comte répondit doucement :
— Sait-on jamais, avec ces aventuriers ? Ce sont des gens qui se glissent partout. Celui-là doit être las de sa vie vagabonde, d’obéir aux caprices de son Espagnole dont il est plutôt le valet que le médecin et peut-être plus encore. Il cherche. La fille du professeur Cloche était bonne à prendre ; il l’a ratée, dit-il. La seconde fille des Oriol ne serait pas moins précieuse pour lui. Il essaye, il tâte, il flaire, il sonde. Il deviendrait copropriétaire des eaux, tâcherait de culbuter cet imbécile de Latonne, se ferait en tout cas ici, chaque été, une excellente clientèle pour l’hiver… Parbleu ! C’est son plan, va… n’en doutons pas.
Une colère sourde, une inimitié jalouse s’éveillait dans le cœur de Paul.
Une voix criait :
— Hé ! Hé !
C’était Mazelli qui les rejoignait.
Brétigny lui dit, avec une ironie agressive :
— Où courez-vous si vite, Docteur, on dirait que vous poursuivez la fortune ?
L’Italien sourit, et sans s’arrêter, mais sautillant à reculons, il enfonça, d’un geste gracieux de mime, ses deux mains dans ses deux poches, les retourna vivement et les montra, vides l’une et l’autre, en les écartant entre deux doigts par l’extrémité des coutures. Puis il dit :
— Je ne la tiens pas encore.
Et pivotant sur ses pointes avec élégance il se sauva comme un homme très pressé.
Les jours suivants ils le trouvèrent plusieurs fois chez le Docteur Honorat, où il se rendait utile aux trois femmes par mille services menus et gentils, par les mêmes qualités d’adresse dont il s’était servi, sans doute, auprès de la duchesse. Il savait tout faire en perfection, depuis les compliments jusqu’au macaroni. Il était d’ailleurs excellent cuisinier et, préservé des taches par un tablier bleu de servante, coiffé d’un bonnet de chef en papier, chantant en italien des chansons napolitaines, il marmitonnait avec esprit sans être ridicule en rien, amusant et séduisant tout le monde, jusqu’à la bonne imbécile qui disait de lui :
— C’est un Jésus !
Ses projets bientôt furent apparents et Paul ne douta plus qu’il ne cherchât à se faire aimer de Charlotte.
Il semblait y réussir. Il était si flatteur, si empressé, si rusé pour plaire, que le visage de la jeune fille avait, en l’apercevant, cet air de contentement qui dit le plaisir de l’âme.
Paul, à son tour, sans se rendre même bien compte de son allure, prit l’attitude d’un amoureux et se posa en concurrent. Dès qu’il voyait le docteur près de Charlotte, il arrivait, et, avec sa manière plus directe, s’efforçait de gagner l’affection de la jeune fille. Il se montrait tendre avec brusquerie, fraternel, dévoué, lui répétant, avec une sincérité familière, d’un ton si franc qu’on n’y pouvait guère trouver un aveu d’amour :
— Je vous aime bien, allez !
Mazelli, surpris de cette rivalité inattendue, déployait tous ses moyens, et quand Brétigny mordu par la jalousie, par cette jalousie naïve qui étreint l’homme auprès de toute femme, même sans qu’il l’aime encore ; si seulement elle lui plaît, quand Brétigny, plein de violence naturelle, devenait agressif et hautain, l’autre, plus souple, maître de lui toujours, répondait par des finesses, par des pointes, par des compliments adroits et moqueurs.
Ce fut une lutte de tous les jours où l’un et l’autre s’acharnèrent, sans que l’un ou l’autre, peut-être, eût de projet bien arrêté. Ils ne voulaient point céder, comme deux chiens qui tiennent la même proie.
Charlotte avait repris sa bonne humeur, mais avec une malice plus pénétrante, avec quelque chose d’inexpliqué, de moins sincère dans le sourire et dans le regard. On eût dit que la désertion de Gontran l’avait instruite, préparée aux déceptions possibles, assouplie et armée. Elle manœuvrait entre ses deux amoureux d’une façon déliée et adroite, disant à chacun ce qu’il fallait lui dire, sans heurter jamais l’un à l’autre, sans laisser jamais supposer à l’un qu’elle le préférait à l’autre, se moquant un peu de celui-ci devant celui-là, et de celui-là devant celui-ci, leur laissant la partie égale sans paraître même les prendre au sérieux l’un et l’autre. Mais tout cela était fait simplement, en pensionnaire et non point en coquette, avec cet air gamin des jeunes filles, qui les rend parfois irrésistibles.
Mazelli, cependant, eut l’air tout à coup de prendre de l’avantage. Il semblait devenu plus intime avec elle, comme si un accord secret se fût établi entre eux. En lui parlant, il jouait légèrement avec son ombrelle et avec un ruban de sa robe, ce qui semblait à Paul une sorte d’acte de possession morale, et l’exaspérait à lui donner envie de souffleter l’Italien.
Mais un jour, dans la maison du père Oriol, alors que Brétigny causait avec Louise et Gontran, tout en surveillant du regard Mazelli contant, à voix basse, à Charlotte des choses qui la faisaient sourire, il la vit soudain rougir avec un air si troublé qu’il ne put douter une seconde que l’autre n’eût parlé d’amour. Elle avait baissé les yeux, ne souriait plus, mais écoutait toujours ; et Paul, se sentant prêt à faire un éclat, dit à Gontran :
— Tu serais bien gentil de sortir cinq minutes avec moi.
Le comte s’excusa près de sa fiancée et suivit son ami.
Dès qu’ils furent dans la rue, Paul s’écria :
— Mon cher, il faut à tout prix empêcher ce misérable Italien de séduire cette enfant qui est sans défense contre lui.
— Que veux-tu que j’y fasse, moi ?
— Que tu la préviennes de ce qu’est cet aventurier.
— Hé, mon cher, ces choses-là ne me regardent pas.
— Enfin, elle sera ta belle-sœur.
— Oui, mais rien ne me prouve absolument que Mazelli ait sur elle des vues coupables. Il est galant de la même façon avec toutes les femmes, et il n’a jamais rien fait ou rien dit d’inconvenant.
— Eh bien si tu ne veux pas t’en charger, c’est moi qui l’exécuterai, bien que cela me regarde moins que toi assurément.
— Tu es donc amoureux de Charlotte ?
— Moi ?… non… mais je vois clair dans le jeu de ce gredin.
— Mon cher, tu te mêles de choses délicates… et… à moins que tu n’aimes Charlotte… ?
— Non… je ne l’aime pas… mais je fais la chasse aux rastaquouères, voilà…
— Puis-je te demander ce que tu comptes faire ?
— Gifler ce gueux.
— Bon, le meilleur moyen de le faire aimer d’elle. Vous vous battrez, et soit qu’il te blesse, soit que tu le blesses, il deviendra pour elle un héros.
— Alors que ferais-tu ?
— À ta place ?
— À ma place.
— Je parlerais à la petite, en ami. Elle a grande confiance en toi. Eh bien, je lui dirais simplement, en quelques mots, ce que sont ces écumeurs de société. Tu sais très bien dire ces choses-là. Tu as de la flamme. Et je lui ferais comprendre : 1º pourquoi il s’est attaché à l’Espagnole ; 2º pourquoi il a essayé le siège de la fille du professeur Cloche ; 3º pourquoi, n’ayant pas réussi dans cette tentative, il s’efforce, en dernier lieu, de conquérir Mlle’ Charlotte Oriol.
— Pourquoi ne fais-tu pas cela, toi, qui seras son beau-frère ?
— Parce que… parce que… à cause de ce qui s’est passé entre nous… voyons… je ne peux pas.
— C’est juste. Je vais lui parler.
— Veux-tu que je te ménage un tête-à-tête tout de suite ?
— Mais oui, parbleu.
— Bon, promène-toi dix minutes, je vais enlever Louise et le Mazelli, et tu trouveras l’autre toute seule en revenant.
Paul Brétigny s’éloigna du côté des gorges d’Enval, cherchant comment il allait commencer cette conversation difficile.
Il retrouva Charlotte Oriol seule, en effet, dans le froid salon, peint à la chaux, de la demeure paternelle ; et il lui dit, en s’asseyant près d’elle :
— C’est moi, Mademoiselle, qui ai prié Gontran de me procurer cette entrevue avec vous.
Elle le regarda de ses yeux clairs :
— Pourquoi donc ?
— Oh ! Ce n’est pas pour vous conter des fadeurs à l’italienne, c’est pour vous parler en ami, en ami très dévoué qui vous doit un conseil.
— Dites.
Il prit la chose de loin, s’appuya sur son expérience à lui et sur son inexpérience à elle, pour amener tout doucement des phrases discrètes mais nettes sur les aventuriers qui cherchent partout fortune, exploitant, avec leur habileté professionnelle, tous les êtres naïfs et bons, hommes ou femmes, dont ils exploraient les bourses et les cœurs.
Elle était devenue un peu pâle et l’écoutait, sérieuse, de toutes ses oreilles.
Elle demanda :
— Je comprends et je ne comprends pas. Vous parlez de quelqu’un, de qui ?
— Je parle du Docteur Mazelli.
Alors elle baissa les yeux et demeura quelques instants sans répondre, puis d’une voix qui hésitait :
— Vous êtes si franc, que je ferai comme vous. Depuis… depuis le… depuis le mariage de ma sœur, je suis devenue un peu moins… un peu moins bête ! Eh bien, je me doutais déjà de ce que vous me dites… et je m’amusais toute seule à le voir venir.
Elle avait relevé son visage, et, dans son sourire, dans son regard fin, dans son petit nez retroussé, dans l’éclat humide et luisant de ses dents apparues entre ses lèvres, tant de grâce sincère, de malice gaie, d’espièglerie charmante apparaissaient, que Brétigny se sentit emporté vers elle par un de ces élans tumultueux qui le jetaient éperdu de passion aux pieds de la dernière aimée. Et son cœur exultait de joie, puisque Mazelli n’était point préféré. Il avait donc triomphé, lui !
Il demanda :
— Alors, vous ne l’aimez pas ?
— Qui ? Mazelli ?
— Oui.
Elle le regarda avec des yeux si chagrins qu’il se sentit bouleversé, il balbutia d’une voix suppliante :
— Eh… vous n’aimez… personne ?
Elle répondit, le regard baissé :
— Je ne sais pas… J’aime les gens qui m’aiment.
Il saisit soudain les deux mains de la jeune fille et, les baisant avec frénésie, dans une de ces secondes d’entraînement où la tête s’affole, où les mots qui sortent des lèvres viennent de la chair soulevée plus que de l’esprit égaré, il balbutia :
— Moi ! Je vous aime, ma petite Charlotte, moi, je vous aime !
Elle dégagea bien vite une de ses mains et la lui posa sur la bouche en murmurant :
— Taisez-vous… Je vous en prie, taisez-vous !… Cela me ferait trop de mal si c’était encore un mensonge.
Elle s’était dressée ; il se leva, la saisit dans ses bras, et l’embrassa avec emportement.
Un bruit subit les sépara ; le père Oriol venait d’entrer et il les regardait effaré. Puis il cria :
— Ah bougrrre ! ah bougrrre !… ah bougrrre !… de chauvage… !
Charlotte s’était sauvée ; et les deux hommes restèrent face à face.
Paul, après quelques instants de détresse, essaya de s’expliquer.
— Mon Dieu… Monsieur… je me suis conduit… il est vrai… comme un…
Mais le vieux n’écoutait pas ; la colère, une colère furieuse, le gagnait et il avançait sur Brétigny, les poings fermés, en répétant :
— Ah ! bougrrre de chauvage…
Puis, quand ils furent nez à nez, il le saisit au collet de ses deux mains noueuses de paysan. Mais l’autre, aussi grand, et fort de cette force supérieure que donne la pratique des sports, se débarrassa par une seule poussée de l’étreinte de l’Auvergnat, et le collant au mur :
— Écoutez, père Oriol, il ne s’agit pas de nous battre, mais de nous entendre. J’ai embrassé votre fille, c’est vrai… Je vous jure que c’est la première fois… et je vous jure aussi que je veux l’épouser.
Le vieux, dont la fureur physique était tombée sous le choc de son adversaire, mais dont la colère ne se calmait point, bredouillait :
— Ah ! Ch’est cha ! On vient voler cha fille, on veut chon argent… Bougrrre de trompeur…
Alors, tout ce qu’il avait sur le cœur s’échappa en paroles nombreuses et désolées. Il ne se consolait pas de la dot promise à l’aînée, de ses vignes allant aux mains de ces Parigiens. Il soupçonnait à présent la misère de Gontran, l’astuce d’Andermatt et, oubliant la fortune inespérée que le banquier lui apportait, il répandait sa bile et toute sa rancune secrète contre ces malfaisants qui ne le laissaient plus dormir en paix.
On eût dit qu’Andermatt, sa famille et ses amis, venaient chaque nuit le dévaliser, lui voler quelque chose, ses terres, ses sources et ses filles.
Et il jetait ses reproches dans la figure de Paul, l’accusant aussi d’en vouloir à son bien, d’être un fripon, de prendre Charlotte pour avoir ses champs.
L’autre, impatienté bientôt, lui cria sous le nez :
— Mais je suis plus riche que vous, nom d’un chien de vieille bourrique. Je vous en donnerais, de l’argent…
Le vieux se tut, incrédule mais attentif, et d’une voix apaisée, il recommença ses récriminations.
Paul, à présent, répondait, s’expliquait ; et, se croyant lié par cette surprise dont il était seul coupable, proposait d’épouser, sans réclamer la moindre dot.
Le père Oriol secouait sa tête et ses oreilles, faisait répéter, ne comprenait pas. Pour lui, Paul était encore un sans-le-sou, un cache-misère.
Et, comme Brétigny exaspéré lui hurlait dans le nez :
— Mais j’ai plus de cent vingt mille francs de rentes, vieux crétin. Entendez-vous ?… trois millions !
L’autre demanda tout à coup :
— L’écririez-vous, cha, chur un papier ?
— Mais oui, je l’écrirais !
— Et vous le chigneriez ?
— Mais oui, je le signerais !
— Chur un papier de notaire ?
— Mais oui, sur un papier de notaire !
Alors, se levant, il ouvrit son armoire, en tira deux feuilles marquées du timbre de l’État et, cherchant l’engagement qu’Andermatt, quelques jours auparavant, avait exigé de lui, il rédigea une bizarre promesse de mariage où il était question de trois millions garantis par le fiancé, et au bas de laquelle Brétigny dut apposer sa signature.
Quand Paul se retrouva dehors, il lui sembla que la terre ne tournait plus dans le même sens. Donc, il était fiancé malgré lui, malgré elle, par un de ces hasards, par une de ces supercheries des événements qui vous ferment toute issue. Il murmurait :
— Quelle folie !
Puis il pensa : « Bah ! Je n’aurais pu trouver mieux, peut-être, par le monde entier. » Et il se sentait joyeux, au fond du cœur, de ce piège de la destinée.
La journée du lendemain s’annonça mal pour Andermatt. En arrivant à l’établissement des bains, il apprit que M. Aubry-Pasteur était mort, dans la nuit, d’une attaque d’apoplexie, au Splendid Hotel. Outre que l’ingénieur lui était très utile par ses connaissances, son zèle désintéressé et l’amour dont il s’était pris pour la station du Mont-Oriol qu’il considérait un peu comme sa fille, il était fort regrettable qu’un malade, venu pour combattre une tendance congestive, mourût justement de cette manière, en plein traitement, en pleine saison, au début du succès de la ville naissante.
Le banquier, fort agité, allait et venait dans le cabinet de l’inspecteur absent, cherchait les moyens d’attribuer une autre origine à ce malheur, imaginait un accident, une chute, une imprudence, la rupture d’un anévrisme ; et il attendait avec impatience l’arrivée du Docteur Latonne, afin que le décès fût adroitement constaté sans qu’aucun soupçon pût s’éveiller sur la cause initiale de l’accident.
Le médecin-inspecteur entra tout à coup, la face pâle et bouleversée, et dès la porte il demanda :
— Vous savez la déplorable nouvelle ?
— Oui, la mort de M. Aubry-Pasteur.
— Non, non, la fuite du Docteur Mazelli avec la fille du professeur Cloche.
Andermatt sentit un frisson lui courir sur la peau.
— Comment ?… vous dites…
— Oh, mon cher Directeur, c’est une affreuse catastrophe, un écrasement…
Il s’assit et s’essuya le front, puis il raconta les faits tels qu’il les tenait de Petrus Martel qui venait de les apprendre directement par le valet de chambre de M. le professeur.
Le Mazelli avait fait une cour très vive à la jolie rousse, une rude coquette, une gaillarde, dont le premier mari avait succombé à une phtisie, résultat de leur union trop tendre, disait-on. Mais M. Cloche avait éventé les projets du médecin italien, et ne voulant pas pour second gendre cet aventurier, le mit dehors énergiquement, l’ayant surpris aux genoux de sa fille.
Mazelli, sorti par la porte, rentra bientôt par la fenêtre avec l’échelle de soie des amoureux. Deux versions couraient. D’après la première, il avait rendu la fille du professeur folle d’amour et de jalousie ; d’après la seconde, il avait continué à la voir secrètement, tout en paraissant s’occuper d’une autre femme ; et, sachant enfin, par sa maîtresse, que le professeur demeurait inflexible, il l’avait enlevée la nuit même, rendant par ce scandale un mariage inévitable.
Le Docteur Latonne se releva et, s’adossant à la cheminée tandis qu’Andermatt atterré continuait à marcher, il s’écria :
— Un médecin, Monsieur, un médecin, faire une chose pareille !… un docteur en médecine !… quelle absence de caractère !…
Andermatt, désolé, appréciait les conséquences, les classait et les pesait comme on fait une addition. C’étaient :
1º Le bruit fâcheux se répandant dans les villes d’eaux voisines et jusqu’à Paris. En s’y prenant bien, cependant, peut-être pourrait-on faire servir cet enlèvement comme réclame. Une quinzaine d’échos bien rédigés dans les feuilles à grand tirage attireraient fortement l’attention sur Mont-Oriol ;
2º Le départ du professeur Cloche, perte irréparable ;
3º Le départ de la duchesse et du duc de Ramas-Aldavarra, seconde perte inévitable sans compensation possible.
En somme, le Docteur Latonne avait raison. C’était une affreuse catastrophe.
Alors le banquier, se tournant vers le médecin :
— Vous devriez aller tout de suite au Splendid Hotel et rédiger l’acte de décès d’Aubry-Pasteur de façon à ce qu’on ne soupçonne pas une congestion.
Le Docteur Latonne reprit son chapeau, puis, au moment de partir :
— Ah ! Encore une nouvelle qui court. Est-ce vrai que votre ami Paul Brétigny va épouser Charlotte Oriol ?
Andermatt tressaillit de surprise :
— Brétigny ? Allons donc !… Qui vous a conté cela ?…
— Mais, toujours Petrus Martel qui le tenait du père Oriol lui-même.
— Du père Oriol ?
— Oui, du père Oriol, lequel affirmait que son futur gendre possédait trois millions de fortune.
William ne savait plus que penser. Il murmura :
— Au fait, c’est possible, il la chauffait pas mal depuis quelque temps !… Mais alors, toute la butte est à nous… toute la butte !… Oh, il faut que je m’assure de cela immédiatement.
Et il sortit derrière le docteur pour rencontrer Paul avant le déjeuner.
Comme il entrait à l’hôtel, on le prévint que sa femme l’avait demandé plusieurs fois. Il la trouva encore au lit, causant avec son père et avec son frère qui parcourait les journaux d’un œil rapide et distrait.
Elle se sentait souffrante, très souffrante, inquiète. Elle avait peur, sans savoir de quoi. Et puis une idée lui était venue et grandissait depuis quelques jours dans son cerveau de femme enceinte. Elle voulait consulter le Docteur Black. À force d’entendre autour d’elle des plaisanteries sur le Docteur Latonne elle avait perdu toute confiance en lui et elle désirait un autre avis, celui du Docteur Black, dont le succès grandissait toujours. Des craintes, toutes les craintes, toutes les hantises dont sont assiégées les femmes vers la fin des grossesses, la tenaillaient maintenant du matin au soir. Depuis la veille, à la suite d’un rêve, elle se figurait l’enfant mal tourné, placé de telle sorte que l’accouchement serait impossible et qu’il faudrait avoir recours à l’opération césarienne. Et elle assistait en pensée à cette opération faite sur elle-même. Elle se voyait sur le dos, le ventre ouvert, dans un lit plein de sang, tandis qu’on emportait quelque chose de rouge, qui ne remuait pas, qui ne criait pas, qui était mort. Et toutes les dix minutes elle fermait les yeux pour revoir cela, pour assister de nouveau à son horrible et douloureux supplice. Alors elle s’était imaginé que le Docteur Black, seul, pourrait lui dire la vérité, et elle le réclamait immédiatement, elle exigeait qu’il l’examinât tout de suite, tout de suite, tout de suite !
Andermatt, fort troublé, ne savait plus que répondre :
— Mais, ma chère enfant, c’est bien difficile, étant données mes relations avec Latonne… c’est… même impossible. Écoute, j’ai une idée, je vais chercher le professeur Mas-Roussel qui est cent fois plus fort que Black. Il ne me refusera pas de venir.
Mais elle s’obstina. Elle voulait voir Black, rien que lui ! Elle avait besoin de le voir, de voir sa grosse tête de dogue à côté d’elle. C’était une envie, un désir fou et superstitieux ; il le lui fallait.
Alors William essaya de changer le cours de ses idées :
— Tu ne sais pas que cet intrigant de Mazelli a enlevé, cette nuit, la fille du professeur Cloche. Ils sont partis ; ils ont filé on ne sait où. En voilà une histoire !
Elle s’était soulevée sur son oreiller, les yeux agrandis par le chagrin ; et elle balbutiait :
— Oh ! La pauvre duchesse… la pauvre femme, comme je la plains.
Son cœur, depuis longtemps, avait compris ce cœur meurtri et passionné ! Elle souffrait du même mal et pleurait les mêmes larmes.
Mais elle reprit :
— Écoute, Will, va me chercher M. Black. Je sens que je vais mourir s’il ne vient pas !
Andermatt lui saisit la main, la baisa tendrement :
— Voyons, ma petite Christiane, sois raisonnable… comprends…
Il vit des larmes dans ses yeux, et, se tournant vers le marquis :
— C’est vous qui devriez faire ça, mon cher beau-père. Moi je ne peux pas. Black vient ici tous les jours vers une heure pour voir la princesse de Maldebourg. Arrêtez-le au passage et faites-le entrer chez votre fille. Tu peux bien attendre une heure, n’est-ce pas, Christiane ?
Elle consentit à attendre une heure, mais refusa de se lever pour déjeuner avec les hommes qui passèrent seuls dans la salle à manger.
Paul y était déjà. Andermatt, en l’apercevant, s’écria :
— Ah ! Dites donc, qu’est-ce qu’on m’a raconté tout à l’heure ? Vous épousez Charlotte Oriol ? Ça n’est pas vrai, n’est-ce pas ?
Le jeune homme répondit à mi-voix, en jetant un regard inquiet sur la porte fermée :
— Mon Dieu oui !
Personne ne le sachant encore, tous les trois demeuraient ébahis devant lui.
William demanda :
— Qu’est-ce qui vous a pris ? Avec votre fortune, vous marier ? Vous embarrasser d’une femme quand vous les avez toutes ? Et puis enfin la famille laisse à désirer comme élégance. C’est bon pour Gontran qui n’a pas le sou !
Brétigny se mit à rire :
— Mon père a fait fortune dans les farines, il était donc meunier… en gros. Si vous l’aviez connu, vous auriez pu dire aussi qu’il manquait d’élégance. Quant à la jeune fille…
Andermatt l’interrompit :
— Oh ! Parfaite… délicieuse… parfaite… et… vous savez… elle sera aussi riche que vous… sinon plus… j’en réponds, moi, j’en réponds !…
Gontran murmurait :
— Oui, le mariage ça n’empêche rien et ça couvre les retraites. Seulement il a eu tort de ne pas nous prévenir. Comment diable s’est faite cette affaire-là, mon cher ?
Alors Paul conta la chose en la modifiant un peu. Il dit ses hésitations qu’il exagéra, et sa décision subite quand un mot de la jeune fille lui avait permis de se croire aimé. Il raconta l’entrée inattendue du père Oriol, leur querelle, en l’amplifiant, les doutes du paysan sur sa fortune et le papier timbré tiré de l’armoire.
Andermatt, riant aux larmes, tapait du poing sur la table :
— Ah ! Il l’a refait, le coup du papier timbré ! Elle est de mon invention, celle-là !
Mais Paul balbutia en rougissant un peu :
— Je vous prie de ne pas annoncer encore cette nouvelle à votre femme. Dans les termes où nous sommes, il est plus convenable que je la lui porte moi-même…
Gontran regardait son ami avec un sourire bizarre et gai qui semblait dire :
— C’est très bien, tout cela, très bien ! Voilà comment les choses doivent finir, sans bruit, sans histoires, sans drames.
Il proposa :
— Si tu veux, mon vieux Paul, nous irons ensemble après le déjeuner, quand elle sera levée, et tu lui feras part de ta détermination.
Leurs yeux se rencontrèrent, fixes, pleins de pensées inconnaissables, puis se détournèrent.
Et Paul répondit avec indifférence :
— Oui, volontiers, nous reparlerons de cela tout à l’heure.
Un domestique de l’hôtel entra pour prévenir que le Docteur Black venait d’arriver chez la princesse ; et le marquis sortit aussitôt afin de le saisir au passage.
Il exposa au médecin la situation, l’embarras de son gendre et le désir de sa fille, et il l’emmena sans résistance.
Dès que le petit homme à grosse tête fut entré dans la chambre de Christiane :
— Papa, laisse-nous, dit-elle.
Et le marquis se retira. Alors, elle énuméra ses inquiétudes, ses terreurs, ses cauchemars, d’une voix basse et douce, comme si elle se fût confessée. Et le médecin l’écoutait comme un prêtre, la couvrant parfois de ses gros yeux ronds, prouvait son attention par un petit signe de tête, murmurant un : « C’est cela » qui semblait dire : « Je connais votre cas sur le bout du doigt et je vous guérirai quand je voudrai. »
Lorsqu’elle eut fini de parler, il se mit à son tour à l’interroger avec une extrême minutie de détails sur sa vie, sur ses habitudes, sur son régime, sur son traitement. Tantôt il paraissait approuver d’un geste, tantôt il blâmait d’un : « Oh ! » plein de réserves. Quand elle en vint à sa grosse peur que l’enfant fût mal placé, il se leva, et, avec une pudeur ecclésiastique, l’effleura de ses mains à travers les couvertures, puis il déclara :
— Non, très bien.
Elle eut envie de l’embrasser. Quel brave homme que ce médecin !
Il prit une feuille de papier sur la table et écrivit l’ordonnance. Elle fut longue, très longue. Puis il revint près du lit et, avec un ton différent, pour bien prouver qu’il avait achevé sa besogne professionnelle et sacrée, il se mit à causer.
Il avait la voix profonde et grasse, une voix puissante de nain trapu ; et des questions se cachaient dans ses phrases les plus banales. Il parla de tout. Le mariage de Gontran semblait l’intéresser beaucoup. Puis, avec son vilain sourire d’être mal fait :
— Je ne vous dis rien encore du mariage de M. Brétigny, bien que ce ne soit plus un secret, car le père Oriol le raconte à tout le monde.
Ce fut en elle une sorte de défaillance qui commença par le bout des doigts, puis envahit tout le corps, les bras, la poitrine, le ventre, les jambes. Elle ne comprenait point cependant ; mais une peur horrible de ne pas savoir la rendit subitement prudente, et elle balbutia :
— Ah ! Le père Oriol le raconte à tout le monde ?
— Oui, oui. Il m’en a parlé à moi-même il n’y a pas dix minutes. Il paraît que M. Brétigny est très riche, et qu’il aime la petite Charlotte depuis longtemps. C’est Mme Honorat, d’ailleurs, qui a fait ces deux unions-là. Elle prêtait les mains et sa maison aux rencontres des jeunes gens…
Christiane avait fermé les yeux. Elle était sans connaissance.
À l’appel du docteur, une femme de chambre accourut ; puis apparurent le marquis, Andermatt et Gontran qui allèrent chercher du vinaigre, de l’éther, de la glace, vingt choses diverses et inutiles.
Soudain la jeune femme fit un mouvement, rouvrit les yeux, leva les bras et poussa un cri déchirant en se tordant dans son lit. Elle essayait de parler, balbutiait :
— Oh ! Que je souffre… mon Dieu… que je souffre… dans les reins… on me déchire… oh ! Mon Dieu…
Et elle recommençait à crier.
On dut reconnaître bientôt les symptômes d’un accouchement.
Alors, Andermatt s’élança pour chercher le Docteur Latonne et le trouva achevant son repas :
— Venez vite… ma femme a un accident… vite…
Puis il eut une ruse et raconta comment le Docteur Black s’était trouvé dans l’hôtel au moment des premières douleurs.
Le Docteur Black lui-même confirma ce mensonge à son confrère :
— Je venais d’entrer chez la princesse quand on m’a prévenu que Mme Andermatt se trouvait mal. Je suis accouru. Il était temps !
Mais William, très ému, le cœur battant, l’âme troublée, fut pris de doutes tout à coup sur la valeur des deux hommes, et il sortit de nouveau, nu-tête, pour courir chez le professeur Mas-Roussel et le supplier de venir. Le professeur y consentit aussitôt, boutonna sa redingote d’un geste machinal de médecin qui part pour ses visites, et se mit en marche à grands pas pressés, à grands pas sérieux d’homme éminent dont la présence peut sauver une vie.
Dès qu’il entra, les deux autres, pleins de déférence, le consultèrent avec humilité, répétant ensemble ou presque en même temps :
— Voici ce qui s’est passé, cher Maître… Ne croyez-vous pas, cher Maître ?… N’y aurait-il pas lieu, cher Maître ?…
Andermatt, à son tour, affolé d’angoisse par les gémissements de sa femme, harcelait de questions M. Mas-Roussel, et l’appelait aussi « cher Maître », à pleine bouche.
Christiane, presque nue devant ces hommes, ne voyait plus rien, ne savait plus rien, ne comprenait plus rien ; elle souffrait si horriblement que toute idée avait fui de sa tête. Il lui semblait qu’on lui promenait dans le flanc et dans le dos à la hauteur des hanches une longue scie à dents émoussées qui lui déchiquetait les os et les muscles, lentement, d’une façon irrégulière, avec des secousses, des arrêts et des reprises de plus en plus affreuses.
Quand cette torture s’affaiblissait quelques instants, quand les déchirures de son corps laissaient renaître sa raison, une pensée alors se plantait dans son âme, plus cruelle, plus aiguë, plus épouvantable que la douleur physique : il aimait une autre femme et il allait l’épouser.
Et pour que cette morsure qui lui rongeait la tête s’apaisât de nouveau, elle s’efforçait de réveiller le supplice atroce de sa chair ; elle agitait son flanc, elle remuait ses reins ; et quand la crise recommençait, au moins elle ne songeait plus.
Pendant quinze heures elle fut ainsi martyrisée, tellement broyée par la souffrance et le désespoir qu’elle désirait expirer, qu’elle s’efforçait de mourir dans ces spasmes qui la tordaient. Mais, après une convulsion plus longue et plus violente que les autres, il lui sembla que tout le dedans de son corps s’échappait d’elle tout à coup ! Ce fut fini ; ses douleurs se calmèrent comme des vagues qui s’apaisent ; et le soulagement qu’elle éprouva fut si grand que son chagrin lui-même demeura quelque temps engourdi. On lui parlait, elle répondait d’une voix très lasse, très basse.
Soudain le visage d’Andermatt se pencha vers le sien et il dit :
— Elle vivra… elle est presque à terme… C’est une fille…
Christiane ne put que murmurer :
— Ah ! Mon Dieu !
Donc elle avait un enfant, un enfant vivant, qui grandirait… un enfant de Paul ! Elle eut envie de se remettre à crier, tant ce nouveau malheur lui meurtrissait le cœur. Elle avait une fille ! Elle n’en voulait pas !… Elle ne la verrait point !… elle ne la toucherait jamais !
On l’avait recouchée, soignée, embrassée ! Qui ? Son père et son mari sans doute ? Elle ne savait pas. Mais lui, où était-il ? Que faisait-il ? Comme elle se serait sentie heureuse, à cette heure-là, s’il l’eût aimée !
Le temps passait, les heures se suivaient sans qu’elle distinguât même le jour de la nuit, car elle sentait seulement la brûlure de cette pensée : il aimait une autre femme.
Tout à coup elle se dit : « Si ce n’était pas vrai ?… Comment n’aurais-je pas su plus tôt son mariage, moi, avant ce médecin ? »
Puis elle réfléchit qu’on le lui avait caché. Paul avait pris soin qu’elle ne l’apprît pas.
Elle regarda dans sa chambre pour voir qui était là. Une femme inconnue veillait près d’elle, une femme du peuple. Elle n’osa pas l’interroger. À qui pourrait-elle donc demander cette chose ?
Soudain la porte fut poussée. Son mari entrait sur la pointe des pieds. Lui voyant les yeux ouverts, il s’approcha.
— Tu vas mieux ?
— Oui, merci.
— Tu nous as fait bien peur depuis hier. Mais voilà le danger passé ! À ce propos je suis tout à fait dans l’embarras à ton sujet. J’ai télégraphié à notre amie, Mme Icardon, qui devait venir pour tes couches, en la prévenant de l’accident et en la suppliant d’arriver. Elle est auprès de son neveu, atteint de la fièvre scarlatine… Tu ne peux pourtant pas rester sans personne auprès de toi, sans une femme un peu… un peu… convenable… Alors une dame d’ici s’est offerte pour te soigner et te tenir compagnie tous les jours, et, ma foi, j’ai accepté. C’est Mme Honorat.
Christiane se souvint soudain des paroles du Docteur Black ! Un soubresaut de peur la secoua ; et elle gémit :
— Oh non… non… pas elle… pas elle !…
William ne comprit pas et reprit :
— Écoute, je sais bien qu’elle est fort commune, mais ton frère l’apprécie beaucoup ; elle lui a été très utile ; et puis on prétend que c’est une ancienne sage-femme qu’Honorat a connue près d’une malade. Si elle te déplaît par trop je la congédierai le lendemain. Essayons toujours. Laisse-la venir une fois ou deux.
Elle se taisait, songeant. Un besoin de savoir, de savoir tout, entrait en elle si violent que l’espérance de faire bavarder cette femme elle-même, de lui arracher une à une les paroles qui déchireraient son cœur, lui donnait envie à présent de répondre : « Va… va la chercher tout de suite… tout de suite… Va donc ! »
Et à ce désir irrésistible de savoir, s’ajoutait aussi un étrange besoin de souffrir plus fort, de se rouler sur son malheur comme on se roulerait sur des ronces’ un besoin mystérieux, maladif, exalté de martyre appelant la douleur.
Alors elle balbutia :
— Oui, je veux bien, amène-moi Mme Honorat.
Puis, tout à coup, elle sentit qu’elle ne pourrait pas attendre plus longtemps sans être sûre, bien sûre de cette trahison ; et elle demanda à William d’une voix faible comme un souffle :
— Est-ce vrai que M. Brétigny se marie ?
Il répondit tranquillement :
— Oui, c’est vrai. On te l’aurait annoncé plus tôt si on avait pu te parler.
Elle dit encore :
— Avec Charlotte ?
— Avec Charlotte.
Or William avait, lui aussi, une idée fixe qui déjà ne le quittait plus : sa fille, à peine vivante encore, et qu’il venait regarder à tout instant. Il s’indigna que la première parole de Christiane n’eût pas réclamé l’enfant ; et, d’un ton de doux reproche :
— Eh bien, voyons, tu n’as pas encore demandé la petite ? Tu sais qu’elle se porte très bien ?
Elle tressaillit comme s’il eût touché une plaie vive ; mais il lui fallait bien passer par toutes les stations de ce calvaire.
— Apporte-la, dit-elle.
Il disparut au pied du lit, derrière le rideau, puis il revint, la figure illuminée d’orgueil et de bonheur, et tenant en ses mains, d’une façon maladroite, un paquet de linge blanc.
Il le posa sur l’oreiller brodé, près de la tête de Christiane qui suffoquait d’émotion, et il dit :
— Tiens, regarde si elle est belle !
Elle regarda.
Il maintenait écartées, avec deux doigts, les dentelles légères dont était voilée une petite figure rouge, si petite, si rouge, aux yeux fermés, et dont la bouche remuait.
Et elle songeait, penchée sur ce commencement d’être : « C’est ma fille… la fille de Paul… Voilà donc ce qui m’a fait tant souffrir… Cela… cela… cela… c’est ma fille !… »
Sa répulsion pour l’enfant dont la naissance avait si férocement déchiré son pauvre cœur et son tendre corps de femme venait soudain de disparaître ; elle le contemplait maintenant avec une curiosité ardente et douloureuse, avec un étonnement profond, un étonnement de bête qui voit sortir d’elle son premier-né.
Andermatt s’attendait à ce qu’elle le caressât avec passion. Il fut encore surpris et choqué, et demanda :
— Tu ne l’embrasses pas ?
Elle se pencha tout doucement vers le petit front rouge ; et à mesure qu’elle approchait ses lèvres, elle les sentait attirées, appelées par lui. Et quand elle les eut posées dessus, quand elle le toucha, un peu moite, un peu chaud, chaud de sa propre vie, il lui sembla qu’elle ne les pourrait plus retirer, ses lèvres, de cette chair d’enfant, qu’elle les y laisserait toujours.
Quelque chose frôla sa joue ; c’était la barbe de son mari, qui se penchait pour l’embrasser. Et quand il l’eut serrée longtemps contre lui, avec une tendresse reconnaissante, il voulut, à son tour, baiser sa fille, et il lui donna avec sa bouche tendue de petits coups bien doux sur le nez.
Christiane, le cœur crispé par cette caresse, les regardait, à côté d’elle, sa fille et lui… et lui !
Il prétendit bientôt remporter l’enfant dans son berceau.
— Non, dit-elle, laisse-le encore quelques minutes, que je le sente près de ma tête. Ne parle plus, ne bouge pas, laisse-nous, attends.
Elle passa un de ses bras par-dessus le corps caché dans les langes, posa son front tout près de la petite figure grimaçante, ferma les yeux, et ne remua plus, sans penser à rien.
Mais William, au bout de quelques minutes, lui toucha doucement l’épaule :
— Allons, ma chérie, il faut être raisonnable ! Pas d’émotions, tu le sais, pas d’émotions !
Alors il emporta leur fille que la mère suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu derrière le rideau du lit.
Puis il revint :
— C’est entendu, je t’enverrai demain matin Mme Honorat pour te tenir compagnie.
Elle répondit d’une voix affermie :
— Oui, mon ami, tu peux me l’envoyer… demain matin.
Et elle s’allongea dans son lit, fatiguée, brisée, un peu moins malheureuse, peut-être ?
Son père et son frère vinrent la voir dans la soirée et lui contèrent les histoires du pays, le départ précipité du professeur Cloche à la recherche de sa fille, et les suppositions sur le compte de la duchesse de Ramas, qu’on ne voyait plus, qu’on pensait partie aussi, à la recherche de Mazelli. Gontran riait de ces aventures, tirait une morale comique des événements :
— C’est incroyable, ces villes d’eaux. Ce sont les seuls pays de féerie qui subsistent sur la terre ! En deux mois il s’y passe plus de choses que dans le reste de l’univers durant le reste de l’année. On dirait vraiment que les sources ne sont pas minéralisées, mais ensorcelées. Et c’est partout la même chose, à Aix, Royat, Vichy, Luchon, et dans les bains de mer aussi, à Dieppe, Étretat, Trouville, Biarritz, Cannes, Nice. On y rencontre des échantillons de tous les peuples, de tous les mondes, des rastaquouères admirables, un mélange de races et de gens introuvable ailleurs, et des aventures prodigieuses. Les femmes y font des farces avec une facilité et une promptitude exquises. À Paris on résiste, aux eaux on tombe, vlan ! Les hommes y trouvent la fortune, comme Andermatt, d’autres y trouvent la mort comme Aubry-Pasteur, d’autres y trouvent pis que ça… et s’y marient… comme moi… et comme Paul. Est-ce bête et drôle, cette chose-là ? Tu savais le mariage de Paul, n’est-ce pas ?
Elle murmura :
— Oui, William me l’a dit tantôt.
Gontran reprit :
— Il a raison, très raison. C’est une fille de paysans… Eh bien quoi, elle vaut mieux qu’une fille d’aventuriers ou qu’une fille tout court. Je connais Paul. Il aurait fini par épouser une gueuse pourvu qu’elle lui eût résisté six semaines. Et pour lui résister il fallait une rosse ou une innocente. Il est tombé sur l’innocente. Tant mieux pour lui.
Christiane écoutait, et chaque mot entrant dans son oreille lui allait jusqu’au cœur, et lui faisait mal, un mal horrible.
Elle dit, en fermant les yeux :
— Je suis bien fatiguée. Je voudrais me reposer un peu.
Ils l’embrassèrent et partirent.
Elle ne put dormir, tant sa pensée s’était réveillée active et torturante. Cette idée qu’il ne l’aimait plus, plus du tout, lui devenait tellement intolérable, que si elle n’eût pas vu cette femme, cette garde assoupie dans un fauteuil, elle se serait levée, aurait ouvert sa fenêtre, et se serait jetée sur les marches du perron. Un très mince rayon de lune entrait par une fente de ses rideaux et posait sur le parquet une petite tache ronde et claire. Elle l’aperçut ; tous ses souvenirs l’assaillirent ensemble : le lac, le bois, ce premier « Je vous aime », à peine entendu, si troublant, et Tournoël, et toutes leurs caresses, le soir, par les chemins sombres, et la route de La Roche-Pradière. Tout à coup, elle vit cette route blanche, par une nuit pleine d’étoiles, et lui, Paul, tenant par la taille une femme et lui baisant la bouche à chaque pas. Elle la reconnut. C’était Charlotte ! Il la serrait contre lui, souriait comme il savait sourire, lui murmurait dans l’oreille les mots si doux qu’il savait dire, puis se jetait à ses genoux et embrassait la terre devant elle comme il l’avait embrassée devant Christiane ! Ce fut si dur, si dur pour elle que, se tournant et se cachant la figure dans l’oreiller, elle se mit à sangloter. Elle poussait presque des cris, tant son désespoir lui martelait l’âme.
Chaque battement de son cœur qui sautait dans sa gorge, qui sifflait à ses tempes, lui jetait ce mot : – Paul, – Paul, – Paul, interminablement répété. Elle bouchait ses oreilles de ses mains pour ne plus l’entendre, enfonçait sa tête sous les draps ; mais il sonnait alors au fond de sa poitrine, ce nom, avec chacun des coups de son cœur inapaisable.
La garde, réveillée, lui demanda :
— Êtes-vous plus malade, Madame ?
Christiane se retourna, la face pleine de larmes, et murmura :
— Non, je dormais, je rêvais… J’ai eu peur.
Puis elle pria qu’on allumât deux bougies pour ne plus voir le rayon de lune.
Vers le matin pourtant, elle s’assoupit.
Elle avait sommeillé quelques heures quand Andermatt entra, amenant Mme Honorat. La grosse dame, familière tout de suite, s’assit près du lit, prit les mains de l’accouchée, l’interrogea comme un médecin, puis, satisfaite des réponses, déclara :
— Allons, allons, ça va bien.
Alors elle ôta son chapeau, ses gants, son châle, et se tournant vers la garde :
— Vous pouvez vous en aller, ma fille. Vous viendrez si on vous sonne.
Christiane, soulevée déjà de répugnance, dit à son mari :
— Donne-moi un peu ma fille.
Comme la veille, William apporta l’enfant en l’embrassant avec tendresse, et le posa sur l’oreiller. Et, comme la veille aussi, en sentant contre sa joue, à travers les étoffes, la chaleur de ce corps inconnu, emprisonné dans les linges, elle fut pénétrée soudain par un calme bienfaisant.
Tout à coup la petite se mit à crier, elle pleurait d’une voix grêle et perçante :
— Elle veut le sein, dit Andermatt.
Il sonna, et la nourrice parut, une énorme femme rouge, avec une bouche d’ogresse, pleine de dents larges et luisantes qui firent presque peur à Christiane. Et de son corsage ouvert elle tira une pesante mamelle, molle et lourde de lait comme celles qui pendent sous le ventre des vaches. Et quand Christiane vit sa fille boire à cette gourde charnue elle eut envie de la saisir, de la reprendre, un peu jalouse et dégoûtée.
Mme Honorat maintenant donnait des conseils à la nourrice, qui s’en alla, emportant l’enfant.
Andermatt à son tour sortit. Les deux femmes restèrent seules.
Christiane ne savait comment parler de ce qui torturait son âme, tremblait d’être trop émue, de perdre la tête, de pleurer, de se trahir. Mais Mme Honorat se mit à bavarder toute seule, sans qu’on lui demandât rien. Lorsqu’elle eut conté tous les potins qui couraient par le pays, elle en vint à la famille Oriol :
— C’est de braves gens, disait-elle, de bien braves gens. Si vous aviez connu la mère, quelle femme honnête, vaillante ! Elle en valait dix, Madame. Les petites tiennent d’elle, d’ailleurs.
Puis, comme elle abordait un autre sujet, Christiane dit :
— Laquelle préférez-vous des deux, Louise ou Charlotte ?
— Oh ! Moi, Madame, j’aime mieux Louise, celle de votre frère, elle est plus sage, plus rangée. C’est une femme d’ordre ! Mais mon mari préfère l’autre. Les hommes, vous savez, ils ont leurs goûts, pas comme les nôtres.
Elle se tut. Christiane, dont le courage faiblissait, balbutia :
— Mon frère l’a rencontrée souvent chez vous, sa fiancée.
— Oh ! Oui, Madame, je crois bien, tous les jours. Tout s’est fait chez moi, tout ! Moi je les laissais causer, ces enfants, je comprenais bien la chose ! Mais ce qui m’a fait plaisir vraiment, c’est quand j’ai vu que M. Paul en tenait pour la cadette.
Alors Christiane, d’une voix presque inintelligible :
— Il l’aime beaucoup ?…
— Ah ! Madame, s’il l’aime ! Il en perdait l’esprit dans ces derniers temps. Et puis comme l’Italien, celui qui a pris la fille au Docteur Cloche, tournait un peu autour de la petite, histoire de voir, de tâter, j’ai cru qu’ils s’allaient battre !… Ah ! Si vous aviez vu les yeux de M. Paul ! Et il la regardait comme une bonne Vierge, elle !… ça fait plaisir quand on aime tant que ça !
Alors Christiane l’interrogea sur tout ce qui s’était passé devant elle, sur ce qu’ils avaient dit, sur ce qu’ils avaient fait, sur leurs promenades dans ce vallon de Sans-Souci, où tant de fois il lui avait parlé de son amour. Elle avait des questions inattendues qui surprenaient la grosse dame, sur des choses auxquelles personne n’eût songé, car elle comparait sans cesse, elle se rappelait mille détails de l’an passé, toutes les galanteries délicates de Paul, ses prévenances, ses inventions ingénieuses pour lui plaire, tout ce déploiement d’attentions charmantes et de soins tendres qui prouvent chez un homme l’impérieux désir de séduire ; et elle voulait savoir s’il avait fait tout cela pour l’autre, s’il avait recommencé ce siège d’une âme avec la même ardeur, avec le même entraînement, avec la même passion irrésistible.
Et chaque fois qu’elle reconnaissait un petit fait, un petit trait, un de ces riens délicieux, une de ces troublantes surprises qui font venir un battement de cœur, et dont Paul était prodigue quand il aimait, Christiane, étendue en son lit, poussait un petit « Ah ! » de souffrance.
Étonnée de ce cri bizarre, Mme Honorat affirmait plus fort :
— Mais oui. C’est comme je vous dis, tout comme je vous dis. Je n’ai jamais vu un homme aussi amoureux que lui.
— Est-ce qu’il lui disait des vers ?
— Je crois bien, Madame, et de jolis encore.
Et quand elles se taisaient toutes les deux, on n’entendait plus que le chant monotone et doux de la nourrice, endormant l’enfant dans la pièce voisine.
Des pas s’approchaient dans le corridor. MM. Mas-Roussel et Latonne venaient visiter leur malade. Ils la trouvèrent agitée, un peu moins bien que la veille.
Lorsqu’ils furent partis, Andermatt rouvrit la porte, et, sans entrer :
— C’est le Docteur Black qui désire te voir. Tu veux bien ?
Elle cria, en se soulevant dans son lit :
— Non… non… je ne veux pas… non !…
William s’avança stupéfait :
— Mais pourtant, écoute… il faudrait… on lui doit… tu devrais…
Elle semblait folle tant ses yeux étaient grands et sa bouche frémissante. Elle répéta, d’une voix aiguë, si forte qu’elle devait percer tous les murs :
— Non… non… jamais !… qu’il ne vienne jamais… tu entends… jamais !…
Et puis, ne sachant plus ce qu’elle disait et désignant, de son bras tendu, Mme Honorat debout au milieu de la chambre :
— Elle non plus… chasse-la… je ne veux pas la voir… chasse-la !…
Alors il s’élança vers sa femme, la prit dans ses bras, lui baisa le front :
— Ma petite Christiane, calme-toi… Qu’est-ce que tu as ?… mais calme-toi donc !
Elle ne pouvait plus parler. Les larmes lui jaillissaient des yeux :
— Fais-les partir tous, dit-elle, et reste seul avec moi.
Il courut, éperdu, vers la femme du médecin, et la poussant doucement vers la porte :
— Laissez-nous quelques instants, je vous prie, c’est la fièvre, la fièvre de lait. Je vais la calmer. Je vous retrouverai tout à l’heure.
Quand il retourna vers le lit, Christiane s’était recouchée et pleurait d’une façon continue, sans secousses, anéantie. Et pour la première fois de sa vie, il se mit à pleurer aussi.
En effet, la fièvre de lait se déclara dans la nuit, et le délire survint.
Après quelques heures d’agitation extrême, l’accouchée se mit tout à coup à parler.
Le marquis et Andermatt, qui avaient voulu rester près d’elle, et jouaient aux cartes, en comptant les points à voix basse, se crurent appelés, se levèrent et vinrent au lit.
Elle ne les vit pas, ou ne les reconnut point. Toute pâle sur son oreiller blanc, avec ses cheveux blonds répandus sur ses épaules, elle regardait, de ses clairs yeux bleus, le monde inconnu, mystérieux et fantastique où vivent les fous.
Ses mains, allongées sur les draps, remuaient parfois, agitées de mouvements rapides et involontaires, de tressaillements et de sursauts.
Elle ne semblait point causer d’abord avec quelqu’un, mais voir et raconter. Et les choses qu’elle disait paraissaient sans suite, incompréhensibles. Elle trouva une roche trop haute pour sauter. Elle avait peur d’une entorse, et puis elle ne connaissait pas assez l’homme qui lui tendait les bras. Puis elle parla des parfums. Elle avait l’air de chercher des phrases oubliées : « Quoi de plus doux ?… Cela grise comme le vin… Le vin grise la pensée, mais le parfum grise le rêve… Avec le parfum on goûte l’essence même, l’essence pure des choses et du monde… on goûte les fleurs… les arbres… l’herbe des champs… on distingue jusqu’à l’âme des demeures anciennes endormie dans les vieux meubles, les vieux tapis et les vieux rideaux… »
Puis son visage se contracta, comme si elle eût subi une longue fatigue. Elle montait une côte lentement, lourdement, et disait à quelqu’un :
— Oh ! Porte-moi encore, je t’en prie, je vais mourir ici ! Je ne peux plus marcher. Porte-moi comme tu faisais au-dessus des gorges ? Te rappelles-tu !… comme tu m’aimais !
Puis elle poussa un cri d’angoisse ; une horreur passa dans ses yeux. Elle voyait une bête morte devant elle et suppliait qu’on l’ôtât de là sans lui faire de mal.
Le marquis dit tout bas à son gendre :
— Elle pense à un âne que nous avons rencontré en revenant de la Nugère.
Maintenant elle parlait à cette bête morte, la consolait, lui racontait qu’elle était aussi très malheureuse, elle, bien plus malheureuse, parce qu’on l’avait abandonnée.
Puis tout à coup elle refusa quelque chose exigée d’elle. Elle criait :
— Oh ! Non, pas cela ! Oh ! C’est toi… toi… qui veux me faire traîner cette voiture !…
Alors elle haleta, comme si elle eût traîné une voiture, en effet. Elle pleurait, gémissait, poussait des cris, et toujours, pendant plus d’une demi-heure, elle monta cette côte, en tirant derrière elle, avec des efforts horribles, la charrette de l’âne, sans doute.
Et quelqu’un la frappait durement, car elle disait :
— Oh ! Que tu me fais mal ! Au moins ne me bats plus, je marcherai… mais ne me bats plus, je t’en supplie… Je ferai ce que tu voudras, mais ne me bats plus !…
Puis son angoisse se calma peu à peu et elle ne fit plus que divaguer doucement jusqu’au jour. Elle s’assoupit alors et finit par dormir. Quand elle se réveilla, vers deux heures de l’après-midi, la fièvre la brûlait encore, mais sa raison lui était revenue.
Jusqu’au lendemain, cependant, sa pensée demeura engourdie, un peu indécise, fuyante. Elle ne trouvait pas tout de suite les mots dont elle avait besoin et se fatiguait affreusement à les chercher.
Mais, après une nuit de repos, elle reprit complètement la possession d’elle-même.
Cependant elle se sentait changée, comme si cette crise eût modifié son âme. Elle souffrait moins et songeait davantage. Les événements terribles, si proches, lui paraissaient reculés dans un passé déjà lointain, et elle les regardait avec une clarté d’idées dont son esprit n’avait encore jamais été éclairé. Cette lumière, qui l’avait envahie soudain, et qui illumine certains êtres en certaines heures de souffrance, lui montrait la vie, les hommes, les choses, la terre entière avec tout ce qu’elle porte comme elle ne les avait jamais vus.
Alors, plus même que le soir où elle s’était sentie tellement seule au monde dans sa chambre en revenant du lac de Tazenat, elle se jugea totalement abandonnée dans l’existence. Elle comprit que tous les hommes marchent côte à côte, à travers les événements, sans que jamais rien unisse vraiment deux êtres ensemble. Elle sentit, par la trahison de celui en qui elle avait mis toute sa confiance, que les autres, tous les autres ne seraient jamais plus pour elle que des voisins indifférents dans ce voyage court ou long, triste ou gai, suivant les lendemains, impossibles à deviner. Elle comprit que, même entre les bras de cet homme, quand elle s’était crue mêlée à lui, entrée en lui, quand elle avait cru que leurs chairs et leurs âmes ne faisaient plus qu’une chair et qu’une âme, ils s’étaient seulement un peu rapprochés jusqu’à faire toucher les impénétrables enveloppes où la mystérieuse nature a isolé et enfermé les humains. Elle vit bien que nul jamais n’a pu ou ne pourra briser cette invisible barrière qui met les êtres dans la vie aussi loin l’un de l’autre que les étoiles du ciel.
Elle devina l’effort impuissant, incessant depuis les premiers jours du monde, l’effort infatigable des hommes pour déchirer la gaine où se débat leur âme à tout jamais emprisonnée, à tout jamais solitaire, effort des bras, des lèvres, des yeux, des bouches, de la chair frémissante et nue, effort de l’amour qui s’épuise en baisers, pour arriver seulement à donner la vie à quelque autre abandonné !
Alors un désir irrésistible la saisit de revoir sa fille. Elle la demanda, et quand on l’eut apportée, elle pria qu’on la dévêtît, car elle ne connaissait encore que son visage.
La nourrice déroula donc les langes et découvrit un pauvre corps de nouveau-né, agité de ces vagues mouvements que la vie met en ces ébauches de créatures. Christiane le toucha d’une main timide, tremblante, puis voulut baiser le ventre, les reins, les jambes, les pieds, puis elle le regarda, pleine de pensées bizarres.
Deux êtres s’étaient vus, s’étaient aimés avec une exaltation délicieuse ; et de leur étreinte, cela était né ! Cela c’était lui et elle, mêlés pour jusqu’à la mort de ce petit enfant, c’était lui et elle, revivant ensemble, c’était un peu de lui et un peu d’elle avec quelque chose d’inconnu qui le ferait différent d’eux. Il les reproduirait l’un et l’autre, dans la forme de son corps et dans celle de son esprit, dans ses traits, ses gestes, ses yeux, ses mouvements, ses goûts, ses passions, jusque dans le son de sa voix et l’allure de sa démarche, et il serait un être nouveau pourtant !
Ils étaient séparés maintenant, eux, pour toujours ! Jamais plus leurs regards ne se confondraient dans un de ces élans de tendresse qui font indestructible la race humaine.
Et serrant l’enfant contre son cœur, elle murmura :
— Adieu – adieu !
C’était à lui qu’elle disait « adieu » dans l’oreille de sa fille, l’adieu courageux et désolé d’une âme fière, l’adieu d’une femme qui souffrira longtemps encore, toujours peut-être, mais qui saura du moins cacher à tous ses larmes.
— Ah-ah ! criait William par la porte entr’ouverte. Je t’y prends ! Veux-tu bien me rendre ma fille ?
Courant au lit, il saisit la petite en ses mains exercées déjà à la manier, et l’élevant au-dessus de sa tête, il répétait :
— Bonjour, Mademoiselle Andermatt… bonjour, Mademoiselle Andermatt…
Christiane songeait : « Voici donc mon mari. » Et elle le contemplait avec des yeux surpris comme s’ils l’eussent regardé pour la première fois. C’était lui, l’homme à qui la loi l’avait unie, l’avait donnée ! L’homme qui devait être, d’après les idées humaines, religieuses et sociales, une moitié d’elle ! Plus que cela, son maître, le maître de ses jours et de ses nuits, de son cœur et de son corps ! Elle eut presque envie de sourire, tant cela, à cette heure, lui parut étrange, car, entre elle et lui, aucun lien jamais n’existerait, aucun de ces liens si vite brisés, hélas ! Mais qui semblent éternels, ineffablement doux, presque divins.
Aucun remords même ne lui venait de l’avoir trompé, de l’avoir trahi ! Elle s’en étonna, cherchant pourquoi. Pourquoi ?… Ils étaient trop différents sans doute, trop loin l’un de l’autre, de races trop dissemblables. Il ne comprenait rien d’elle ; elle ne comprenait rien de lui. Pourtant il était bon, dévoué, complaisant.
Mais seuls, peut-être, les êtres de même taille, de même nature, de même essence morale peuvent se sentir attachés l’un à l’autre par la chaîne sacrée du devoir volontaire.
On rhabillait l’enfant. William s’était assis :
— Écoute, ma chérie, disait-il, je n’ose plus t’annoncer de visite depuis que tu m’as si bien accueilli avec le Docteur Black. Il en est une pourtant que tu me ferais grand plaisir de recevoir : celle du Docteur Bonnefille !
Alors elle rit, pour la première fois, d’un rire pâle, resté sur sa lèvre, sans aller jusqu’à l’âme ; et elle demanda :
— Le Docteur Bonnefille ? Quel miracle ! Vous êtes donc réconciliés ?
— Mais oui. Écoute : je vais t’annoncer, en grand secret, une grande nouvelle. Je viens d’acheter l’ancien établissement. J’ai tout le pays, maintenant. Hein ! Quel triomphe ? Ce pauvre Docteur Bonnefille l’a su avant tout le monde, bien entendu. Alors il a été malin ; il est venu prendre de tes nouvelles, tous les jours, en laissant sa carte avec un mot sympathique. Moi, j’ai répondu à ses avances par une visite ; et nous sommes au mieux à présent.
— Qu’il vienne, dit Christiane, quand il voudra. Je serai contente de le recevoir.
— Bon, je te remercie. Je te l’amènerai demain matin. Je n’ai pas besoin de te dire que Paul me charge, sans cesse, de mille compliments pour toi, et s’informe beaucoup de la petite. Il a grande envie de la voir.
Malgré ses résolutions, elle se sentait oppressée. Elle put dire cependant :
— Tu le remercieras pour moi.
Andermatt reprit :
— Il était très inquiet de savoir si on t’avait annoncé son mariage. Je lui ai répondu oui ; alors il m’a demandé plusieurs fois ce que tu en pensais ?
Elle fit un grand effort d’énergie et murmura :
— Tu lui diras que je l’approuve tout à fait.
William, avec une ténacité cruelle, reprit :
— Il voulait aussi absolument savoir comment tu appellerais ta fille. J’ai dit que nous hésitions entre Marguerite et Geneviève.
— J’ai changé d’avis, dit-elle. Je veux la nommer Arlette.
Autrefois, aux premiers jours de sa grossesse, elle avait discuté avec Paul le nom qu’ils devaient choisir soit pour un fils, soit pour une fille ; et pour une fille Geneviève et Marguerite les avaient laissés indécis. Elle ne voulait plus de ces deux noms-là.
William répétait :
— Arlette… Arlette… C’est très gentil… tu as raison. Moi, j’aurais voulu l’appeler Christiane, comme toi. J’adore ça… Christiane !
Elle poussa un profond soupir :
— Oh ! Cela promet trop de souffrances de porter le nom du Crucifié.
Il rougit, n’ayant point songé à ce rapprochement, et se levant :
— D’ailleurs, Arlette est très gentille. À tout à l’heure, ma chérie.
Dès qu’il fut parti elle appela la nourrice et ordonna que le berceau fût placé désormais contre son lit.
Quand la couche légère en forme de nacelle, toujours balancée, et portant son rideau blanc, comme une voile, sur son mât de cuivre tordu, eut été roulée près de la grande couche, Christiane étendit sa main jusqu’à l’enfant endormie, et elle dit tout bas :
— Fais dodo, ma petite. Tu ne trouveras jamais personne qui t’aimera autant que moi.
Elle passa les jours suivants dans une mélancolie tranquille, songeant beaucoup, se faisant une âme résistante, un cœur énergique, pour reprendre la vie dans quelques semaines. Sa principale occupation maintenant consistait à contempler les yeux de sa fille, cherchant à y surprendre un premier regard, mais n’y voyant rien que deux trous bleuâtres invariablement tournés vers la grande clarté de la fenêtre.
Et elle ressentait de profondes tristesses en songeant que ces yeux-là, encore endormis, regarderaient le monde comme elle l’avait regardé elle-même, à travers l’illusion du rêve intérieur qui fait heureuse, confiante et gaie l’âme des jeunes femmes. Ils aimeraient tout ce qu’elle avait aimé, les beaux jours clairs, les fleurs, les bois et les êtres aussi, hélas ! Ils aimeraient un homme sans doute ! Ils aimeraient un homme ! Ils porteraient en eux son image connue, chérie, la reverraient quand il serait loin, s’enflammeraient en l’apercevant… Et puis… et puis… ils apprendraient à pleurer ! Les larmes, les horribles larmes couleraient sur ces petites joues ! Et l’affreuse souffrance des amours trahis les rendrait méconnaissables, éperdus d’angoisse et de désespoir, ces pauvres yeux vagues, qui seraient bleus. Et elle embrassait follement l’enfant en lui disant.
— N’aime que moi, ma fille !
Un jour enfin, le professeur Mas-Roussel, qui venait la voir chaque matin, déclara :
— Vous pourrez vous lever un peu tantôt, Madame.
Andermatt, quand le médecin fut parti, dit à sa femme :
— Il est bien malheureux que tu ne sois pas tout à fait rétablie, car nous avons aujourd’hui une expérience bien intéressante à l’Établissement. Le Docteur Latonne a fait un vrai miracle avec le père Clovis, en le soumettant à son traitement de gymnastique automotrice. Figure-toi que ce vieux vagabond marche presque comme tout le monde à présent. Les progrès de la guérison, d’ailleurs, sont apparents après chaque séance.
Elle demanda, pour lui plaire :
— Et vous allez faire une séance publique ?
— Oui et non, nous faisons une séance devant les médecins et quelques amis.
— À quelle heure ?
— À trois heures.
— M. Brétigny y sera ?
— Oui, oui. Il m’a promis d’y venir. Tout le conseil y sera. Au point de vue médical, c’est fort curieux.
— Eh bien, dit-elle, comme je serai, moi, justement levée à ce moment-là, tu prieras M. Brétigny de me venir voir. Il me tiendra compagnie pendant que vous regarderez l’expérience.
— Oui, ma chérie.
— Tu n’oublieras pas ?
— Non, non, sois tranquille.
Et il s’en alla à la recherche de spectateurs.
Après avoir été joué par les Oriol, lors du premier traitement du paralytique, il avait à son tour joué de la crédulité des malades, si facile à conquérir quand il s’agit de guérison, et maintenant il se jouait à lui-même la comédie de cette cure, en parlait si souvent, avec tant d’ardeur et de conviction, qu’il lui eût été bien difficile de discerner s’il y croyait ou s’il n’y croyait pas.
Vers trois heures, toutes les personnes qu’il avait racolées se trouvaient réunies devant la porte de l’Établissement, attendant la venue du père Clovis. Il arriva, appuyé sur deux cannes, traînant toujours les jambes et saluant avec politesse tout le monde sur son passage.
Les deux Oriol le suivaient avec les deux jeunes filles. Paul et Gontran accompagnaient leurs fiancées.
Dans la grande salle où étaient installés les instruments articulés, le Docteur Latonne attendait, en causant avec Andermatt et avec le Docteur Honorat.
Quand il aperçut le père Clovis, un sourire de joie passa sur ses lèvres rasées. Il demanda :
— Eh bien ! Comment allons-nous aujourd’hui ?
— Oh ! cha va, cha va !
Petrus Martel et Saint-Landri parurent. Ils voulaient savoir. Le premier croyait, le second doutait. Derrière eux on vit, avec stupeur, entrer le Docteur Bonnefille, qui vint saluer son rival et tendit la main à Andermatt. Le Docteur Black fut le dernier venu.
— Eh bien, Messieurs et Mesdemoiselles, dit le Docteur Latonne en s’inclinant vers Louise et Charlotte Oriol, vous allez assister à une chose fort curieuse. Constatez d’abord qu’avant la séance ce brave homme marche un peu, mais très peu. Pouvez-vous aller sans vos bâtons, père Clovis ?
— Oh non ! Môchieu.
— Bon, nous commençons.
On hissa le vieux sur le fauteuil, on lui sangla les jambes aux pieds mobiles du siège, puis, quand M. l’inspecteur commanda : « Allez doucement », le grand garçon de service, aux bras nus, tourna la manivelle.
On vit alors le genou droit du vagabond s’élever, s’étendre, se plier, s’allonger de nouveau, puis le genou gauche en fit autant, et le père Clovis, pris d’une joie subite, se mit à rire en répétant avec sa tête et sa longue barbe blanche tous les mouvements auxquels on forçait ses jambes.
Les quatre médecins et Andermatt, penchés sur lui, l’examinaient avec une gravité d’augures, tandis que Colosse échangeait des coups d’œil malins avec le vieux.
Comme on avait laissé les portes ouvertes, d’autres personnes entraient sans cesse, se pressaient pour voir, des baigneurs convaincus et anxieux.
— Plus vite, commanda le Docteur Latonne.
L’homme de peine tourna plus fort. Les jambes du vieux se mirent à courir, et lui, saisi d’une gaîté irrésistible, comme un enfant qu’on chatouille, riait de toute sa force, en agitant sa tête éperdument. Et il répétait, au milieu de ses crises de rire : « Ché rigolo, ché rigolo ! » ayant cueilli ce mot sans doute dans la bouche de quelque étranger.
Colosse à son tour éclata et, tapant du pied par terre, se frappant les cuisses de ses mains, il criait :
— Ah ! bougrrre de Cloviche… bougrrre de Cloviche…
— Assez ! ordonna l’inspecteur.
On détacha le vagabond, et les médecins s’écartèrent pour constater le résultat.
Alors on vit le père Clovis descendre tout seul de son fauteuil ; et il marcha. Il allait à petits pas, il est vrai, tout courbé et grimaçant de fatigue à chaque effort ! Mais il marchait !
Le Docteur Bonnefille déclara le premier :
— C’est un cas tout à fait remarquable.
Le Docteur Black aussitôt renchérit sur son confrère. Seul, le Docteur Honorat ne dit rien.
Gontran murmurait à l’oreille de Paul :
— Je ne comprends pas. Regarde leurs têtes. Sont-ils dupes ou complaisants ?
Mais Andermatt parlait. Il racontait cette cure depuis le premier jour, la rechute et la guérison enfin qui s’annonçait définitive, absolue. Il ajouta gaîment :
— Et si notre malade est un peu repris chaque hiver, nous le reguérirons chaque été.
Puis il fit l’éloge pompeux des eaux du Mont Oriol, célébra leurs propriétés, toutes leurs propriétés :
— Moi-même, disait-il, j’ai pu expérimenter leur puissance dans une personne qui m’est bien chère, et si ma famille ne s’éteint pas, c’est à Mont-Oriol que je le devrai.
Mais tout à coup un souvenir l’assaillit : il avait promis à sa femme la visite de Paul Brétigny. Son remords fut vif, car il était plein de soins pour elle. Il regarda donc autour de lui, aperçut Paul et, le rejoignant :
— Mon cher ami, j’ai complètement oublié de vous dire que Christiane vous attend en ce moment.
Brétigny balbutia :
— Moi… en ce moment… ?
— Oui, elle s’est levée aujourd’hui et elle désire vous voir avant tout le monde. Courez-y donc bien vite, et excusez-moi.
Paul s’en alla vers l’hôtel, le cœur palpitant d’émotion.
En route il rencontra le marquis de Ravenel qui lui dit :
— Ma fille est debout et s’étonne de ne vous avoir pas encore vu.
Il s’arrêta cependant sur les premières marches de l’escalier pour réfléchir à ce qu’il lui dirait. Comment allait-elle le recevoir ? Serait-elle seule ? Si elle parlait de son mariage, que répondrait-il. ?
Depuis qu’il la savait accouchée il ne pouvait songer à elle sans frémir d’inquiétude ; et la pensée de leur première rencontre, chaque fois qu’elle effleurait son esprit, le faisait brusquement rougir ou pâlir d’angoisse. Il songeait aussi, avec un trouble profond, à cet enfant inconnu dont il était le père, et il demeurait harcelé par le désir et la peur de le voir. Il se sentait enfoncé dans une de ces saletés morales qui tachent, jusqu’à sa mort, la conscience d’un homme. Mais il redoutait surtout le regard de cette femme qu’il avait aimée si fort et si peu longtemps.
Aurait-elle pour lui des reproches, des larmes ou du dédain ? Ne le recevait-elle que pour le chasser ?
Et quelle devait être son attitude à lui ? Humble, désolée, suppliante ou froide ? S’expliquerait-il ou écouterait-il sans répondre ? Devait-il s’asseoir ou rester debout ?
Et quand on lui montrerait l’enfant, que ferait-il ? Que dirait-il ? De quel sentiment apparent devrait-il être agité ?
Devant la porte il s’arrêta de nouveau, et, au moment de toucher le timbre, il s’aperçut que sa main tremblait.
Il appuya son doigt cependant sur le petit bouton d’ivoire et il entendit dans l’intérieur de l’appartement tinter la sonnerie électrique.
Une domestique vint ouvrir, le fit entrer. Et, dès la porte du salon, il aperçut, au fond de la seconde chambre, Christiane qui le regardait, étendue sur sa chaise longue.
Ces deux pièces à traverser lui parurent interminables. Il se sentait chanceler, il avait peur de heurter des sièges et il n’osait pas regarder à ses pieds pour ne point baisser les yeux. Elle ne fit pas un geste, elle ne dit pas un mot, elle attendait qu’il fût près d’elle. Sa main droite restait allongée sur sa robe et sa main gauche appuyée sur le bord du berceau tout enveloppé de ses rideaux.
Quand il fut à trois pas il s’arrêta, ne sachant ce qu’il devait faire. La femme de chambre avait refermé la porte derrière lui. Ils étaient seuls.
Alors il eut envie de tomber à genoux et de demander pardon. Mais elle souleva avec lenteur sa main posée sur sa robe et, la lui tendant un peu :
— Bonjour, dit-elle d’une voix grave.
Il n’osait toucher ses doigts, qu’il effleura cependant de ses lèvres, en s’inclinant. Elle reprit :
— Asseyez-vous.
Et il s’assit sur une chaise basse, près de ses pieds.
Il sentait qu’il devait parler, mais il ne trouvait pas un mot, pas une idée, et il n’osait plus même la regarder. Il finit pourtant par balbutier :
— Votre mari avait oublié de me dire que vous m’attendiez, sans quoi je serais venu plus tôt.
Elle répondit :
— Oh ! Peu importe ! Du moment que nous devions nous revoir… un peu plus tôt… un peu plus tard ?…
Comme elle n’ajoutait plus rien, il s’empressa de demander :
— J’espère que vous allez bien, maintenant ?
— Merci. Aussi bien qu’on peut aller, après des secousses pareilles.
Elle était fort pâle, maigrie, mais plus jolie qu’avant son accouchement. Ses yeux surtout avaient pris une profondeur d’expression qu’il ne leur connaissait pas. Ils semblaient assombris, d’un bleu moins clair, moins transparent, plus intense. Ses mains étaient si blanches qu’on eût dit de la chair de morte.
Elle reprit :
— Ce sont des heures très dures à passer. Mais, quand on a souffert ainsi, on se sent fort pour jusqu’à la fin de ses jours.
Il murmura, très ému :
— Oui, ce sont des épreuves terribles.
Elle répéta comme un écho :
— Terribles.
Depuis quelques secondes, de légers mouvements, ces bruits imperceptibles du réveil d’un enfant endormi, avaient lieu dans le berceau. Brétigny ne le quittait plus du regard, en proie à un malaise douloureux et grandissant, torturé par l’envie de voir ce qui vivait là-dedans.
Alors il s’aperçut que les rideaux du petit lit étaient clos du haut en bas avec des épingles d’or que Christiane portait ordinairement à son corsage. Il s’amusait souvent, autrefois, à les ôter et à les repiquer sur les épaules de sa bien-aimée, ces fines épingles dont la tête était formée d’un croissant de lune. Il comprit ce qu’elle avait voulu ; et une émotion poignante le saisit, le crispa devant cette barrière de points d’or qui le séparait, pour toujours, de cet enfant.
Un cri léger, une plainte frêle s’éleva dans cette prison blanche. Christiane aussitôt balança la nacelle et, d’une voix un peu brusque :
— Je vous demande pardon de vous donner si peu de temps ; mais il faut que je m’occupe de ma fille.
Il se leva, baisa de nouveau la main qu’elle lui tendait, et, comme il allait sortir :
— Je fais des vœux pour votre bonheur, dit-elle.
Antibes, Villa Muterse, 1886.
FIN