Que faire de sa bibliothèque après sa mort ?

J.-P. de T. : Vous nous avez dit, Jean-Claude, avoir été tenu de vendre une partie de votre bibliothèque et n’en avoir pas ressenti un trop grand chagrin. Je voudrais vous interroger maintenant sur la destinée de ces collections que vous avez constituées. Si on est le créateur d’une telle collection, d’une œuvre bibliophilique, on se doit nécessairement de considérer le sort de celle-ci une fois qu’on ne sera plus en mesure de s’en occuper. Je voudrais donc, si vous me le permettez, parler du sort de vos bibliothèques après votre disparition.


J.-C.C. : Ma collection a été amputée en effet et, étrangement, cela ne m’a nullement chagriné de vendre tout un paquet de beaux livres. Mais j’ai connu à cette occasion une joyeuse surprise. J’avais confié à Gérard Oberlé une partie de mon fonds surréaliste où se trouvaient à l’époque d’assez belles choses, des manuscrits, des ouvrages dédicacés. Oberlé était chargé de les écouler peu à peu.

Le jour où j’ai enfin payé mes dettes, je l’ai appelé pour savoir où nous en étions de cette vente. Il m’apprit qu’il restait encore pas mal de livres qui n’avaient pas trouvé preneur. Je lui demandai de me les renvoyer. Plus de quatre ans s’étaient passés. L’oubli avait commencé son travail. J’ai retrouvé des livres que je possédais avec tout l’émerveillement de la découverte. Comme de grandes bouteilles intactes que j’aurais pensé avoir bues.

Ce que deviendront mes livres après ma mort ? Ma femme et mes deux filles en décideront. Simplement, par testament, je donnerai sans doute tel ou tel livre à tel ou tel de mes amis. Comme cadeau post mortem, comme un signe, comme un relais. Pour être sûr qu’il ne m’oubliera pas tout à fait. Je suis en train de réfléchir à celui que j’aimerais vous léguer. Ah, si j’avais le Kircher qui vous manque… mais je ne l’ai pas.


U.E. : Pour ce qui concerne ma collection, je ne voudrais évidemment pas qu’elle soit dispersée. La famille pourra la donner à une bibliothèque publique ou bien la vendre par l’intermédiaire d’une vente aux enchères. Elle sera alors vendue complète, à une université. C’est tout ce qui m’importe.


J.-C.C. : Vous, vous avez une véritable collection. C’est une œuvre que vous avez bâtie de longue haleine et vous ne voulez pas qu’elle soit démembrée. C’est normal. Elle parle de vous peut-être tout aussi bien que vos propres ouvrages. Je dirais la même chose pour ce qui me concerne : l’éclectisme qui a présidé à la constitution de ma bibliothèque parle de moi tout aussi bien. On n’a cessé de me répéter tout au long de ma vie que j’étais dispersé. Ma bibliothèque est donc à mon image.


U.E. : Je ne sais si la mienne est à mon image. Je l’ai dit, je collectionne des œuvres auxquelles je ne crois pas, donc il s’agit d’une image de moi à l’envers. Ou peut-être est-ce une image de moi en tant qu’esprit contradictoire. Mon incertitude est due au fait que je montre ma collection à très peu de gens. Une collection de livres est un phénomène masturbatoire, solitaire, et vous trouvez rarement des gens qui peuvent partager votre passion. Si vous possédez de très beaux tableaux, les gens viendront chez vous les admirer. Mais vous ne trouverez jamais personne pour s’intéresser vraiment à votre collection de vieux livres. Ils ne comprennent pas pourquoi vous donnez tellement d’importance à un petit bouquin sans aucun attrait, et pourquoi il vous a coûté des années de recherches.


J.-C.C. : Pour justifier notre coupable penchant, je dirais que vous pouvez avoir avec le livre original presque un rapport de personne à personne. Une bibliothèque, c’est un peu une compagnie, un groupe d’amis vivants, d’individus. Le jour où vous vous sentez un peu isolé, un peu déprimé, vous pouvez vous adresser à eux. Ils sont là. D’ailleurs il m’arrive d’y faire des fouilles, d’y découvrir des choses cachées dont j’avais oublié la présence.


U.E. : Je l’ai dit, c’est un vice solitaire. Pour des raisons mystérieuses, l’attachement que nous pouvons avoir pour un livre n’est en aucune façon lié à sa valeur. J’ai des livres auxquels je suis très attaché et qui n’ont pas une grande valeur commerciale.


J.-P. de T. : Que représentent vos collections d’un point de vue bibliophilique ?


U.E. : Je crois qu’il se fait d’habitude une confusion entre bibliothèque personnelle et collection de livres anciens. J’ai, entre ma maison principale et mes maisons secondaires, cinquante mille livres. Mais il s’agit de livres modernes. Mes livres rares représentent mille deux cents titres. Mais il y a encore une différence. Les livres anciens sont ceux que j’ai choisis (et payés), les livres modernes sont des livres que j’ai achetés au cours des années mais aussi, et de plus en plus, des livres que je reçois en hommage. Or, bien que j’en donne tout un tas à mes étudiants, j’en garde un assez grand nombre, et nous voilà au chiffre de cinquante mille.


J.-C.C. : Si je mets ma collection de contes et légendes à part, j’ai peut-être deux mille ouvrages anciens sur un total de trente ou quarante mille. Mais certains de ces ouvrages sont parfois un fardeau. Vous ne pouvez plus vous séparer de l’ouvrage qu’un ami vous a dédicacé, par exemple. Cet ami peut venir chez vous. Il faut alors qu’il aperçoive son livre, et en bonne place.

Il y a aussi des gens qui découpent le nom du dédicataire sur la page de dédicace pour pouvoir vendre leur exemplaire sur les quais. C’est à peu près aussi affreux que de découper des incunables pour les vendre page par page. J’imagine que vous recevez, vous aussi, les livres de tous les amis qu’Umberto Eco doit avoir dans le monde !


U.E. : J’avais fait un calcul à ce sujet, mais il date un peu. Il faudrait le réactualiser. J’ai considéré le prix du mètre carré à Milan pour un appartement qui n’était ni dans le centre historique (trop cher), ni dans la périphérie prolétaire. Je devais me faire alors à l’idée que pour une habitation d’une certaine dignité bourgeoise, je devais le payer 6 000 euros, soit pour une superficie de cinquante mètres carrés, 300 000 euros. Si maintenant je déduisais l’emplacement des portes, des fenêtres et d’autres éléments qui viendraient nécessairement rogner sur l’espace disons « vertical » de l’appartement, autrement dit les murs susceptibles d’accueillir des rayonnages de livres, je ne pouvais prendre réellement en compte que vingt-cinq mètres carrés. Donc, un mètre carré vertical me coûtait 12 000 euros.

En calculant le prix le plus bas pour une bibliothèque de six étagères, la plus économique, j’arrivais à 500 euros par mètre carré. Dans un mètre carré de six rayons, je pouvais sans doute placer environ trois cents livres. Donc l’emplacement de chaque livre revenait à 40 euros. Plus cher donc que son prix. Par conséquent, pour tout livre qui m’était adressé, l’expéditeur devait glisser un chèque d’un montant équivalent. Pour un livre d’art, de plus grand format, il fallait compter beaucoup plus.


J.-C.C. : Même chose avec les traductions. Que faites-vous de vos cinq exemplaires en birman ? Vous vous dites que si jamais vous rencontrez un Birman, vous lui en ferez cadeau. Mais vous devez en rencontrer cinq !


U.E. : J’ai une cave entière remplie de mes traductions. J’avais essayé de les envoyer dans les prisons en pariant sur le fait que, dans les prisons italiennes, il y avait moins d’Allemands, de Français et d’Américains que d’Albanais et de Croates. J’ai donc envoyé les traductions de mes livres dans ces langues-là.


J.-C.C. : En combien de langues Le Nom de la rose a-t-il été traduit ?


U.E. : Quarante-cinq. Chiffre qui tient compte de la chute du mur de Berlin et du fait que, alors qu’auparavant le russe valait comme langue obligatoire pour toutes les républiques soviétiques, il a fallu après la chute traduire le livre en ukrainien, en azerbaïdjanais, etc. D’où ce chiffre extravagant. Si vous comptez de cinq à dix exemplaires pour chaque traduction, vous avez déjà de deux cents à quatre cents volumes qui viennent se parquer dans votre cave.


J.-C.C. : Je peux faire ici une confidence : il m’arrive parfois d’en jeter, en me cachant de moi-même.


U.E. : Une fois, pour faire plaisir au président, j’ai accepté d’entrer au jury du prix Viareggio. J’y siégeais simplement pour la section Essais. J’ai découvert que chaque membre du jury recevait tous les livres en compétition, toutes catégories confondues. Pour ne parler que de la poésie, et vous savez comme moi que le monde est rempli de poètes qui éditent à leurs frais des vers sublimes, il m’arrivait des caisses dont je ne savais que faire. A quoi s’ajoutaient toutes les autres sections en compétition. J’ai imaginé qu’il me fallait garder ces ouvrages comme documents. Mais je me suis très vite trouvé, chez moi, devant un problème de place et, heureusement, j’ai fini par renoncer à mes attributions au sein du jury du prix Viareggio. L’hémorragie s’est alors arrêtée. Les poètes sont de loin les plus dangereux.


J.-C.C. : Vous connaissez cette blague qui vient d’Argentine, un pays où vivent comme vous savez de très nombreux poètes. L’un d’eux croise un vieil ami et lui dit, en mettant sa main dans sa poche : « Ah ! tu tombes bien, je viens justement d’écrire un poème et il faut que je te le lise. » L’autre met alors également sa main à sa poche et dit : « Attention, j’en ai un moi aussi ! »


U.E. : Mais il y a plus de psychanalystes que de poètes en Argentine, non ?


J.-C.C. : Il paraît. Mais on peut être les deux à la fois.


U.E. : Sans doute ma collection de livres anciens ne peut-elle pas être comparée à celle qu’a constituée le bibliophile hollandais Ritman, la BPH, Bibliotheca Philosophica Hermetica. Ces dernières années, puisqu’il avait sur ces sujets à peu près tout de ce qu’il convenait d’avoir, il a commencé à collectionner aussi les incunables précieux, même lorsqu’ils ne concernaient pas l’hermétisme. Les livres modernes qu’ils possèdent occupent toute la partie supérieure d’un grand bâtiment, tandis que les livres anciens sont dans une cave admirablement aménagée.


J.-C.C. : Le collectionneur brésilien José Mindlin, qui a constitué un ensemble unique autour de ce qu’on appelle les Americana, a fait construire toute une maison pour ses livres. Il a créé une fondation, de manière que le gouvernement brésilien entretienne sa bibliothèque après sa mort. Beaucoup plus modestement, j’ai deux petites collections auxquelles j’aimerais faire un sort particulier. L’une d’elles est unique au monde, je crois. C’est celle qui rassemble des contes et légendes, des récits fondateurs de tous les pays. Ce n’est pas une collection de livres précieux au sens bibliophilique du terme. Ces récits sont anonymes, les éditions sont souvent banales et les exemplaires parfois fatigués. J’aimerais léguer cet ensemble de trois ou quatre mille volumes à un musée des arts populaires ou à une bibliothèque spécialisée. Je n’ai pas encore trouvé.

La seconde collection à laquelle je voudrais réserver un sort particulier (mais je ne sais lequel), est celle que j’ai constituée avec ma femme. Elle concerne, je l’ai déjà évoqué ici, le « voyage en Perse » depuis le XVIe siècle. Peut-être notre fille s’y intéressera-t-elle un jour.


U.E. : Mes enfants n’ont pas l’air d’être intéressés. Mon fils aime l’idée que je possède la première édition de l’Ulysse de Joyce et ma fille consulte souvent mon herbier de Mattioli du XVIe siècle, mais c’est tout. D’ailleurs je suis devenu un véritable bibliophile seulement à partir de mes cinquante ans.


J.-P. de T. : Craignez-vous l’un et l’autre les voleurs ?


J.-C.C. : On m’a un jour volé un livre, et pas n’importe lequel, l’original de La Philosophie dans le boudoir de Sade. Je crois savoir qui était le voleur. C’était au cours d’un déménagement. Je n’ai jamais pu le retrouver.


U.E. : C’est quelqu’un qui connaissait le métier qui est passé par là. Les plus dangereux sont les voleurs bibliophiles, ceux qui volent un seul livre. Les libraires finissent par identifier ces clients cleptomanes et les signalent à leurs confrères. Les voleurs normaux ne sont pas dangereux pour le collectionneur. Imaginons que de pauvres cambrioleurs s’aventurent à dérober ma collection. Il leur faudrait deux nuits pour mettre tous les livres en caisse, et un camion pour les transporter.

Ensuite (si le lot complet n’est pas acheté par Arsène Lupin qui l’aura dissimulé dans l’Aiguille creuse), les bouquinistes leur en donneraient une misère, et seulement les marchands sans scrupules, parce qu’il apparaîtrait évident qu’il s’agirait de marchandises volées. D’ailleurs un bon collectionneur fait pour chaque livre rare une fiche ou on décrit même les défauts et tout autre signe d’identification, et il y a une section de la police spécialisée dans le vol des œuvres d’art et des livres. En Italie, par exemple, elle est particulièrement efficace, ayant acquis ses compétences à l’époque où il s’agissait de retrouver des œuvres d’art disparues pendant la guerre. Et enfin, si le voleur décide de ne prendre que trois livres, il va certainement se tromper en prenant les formats les plus imposants, ou ceux qui ont la reliure la plus belle, pensant que ce sont ceux qui sont les plus chers, tandis que le livre plus rare est peut-être si petit qu’on ne le remarque pas.

Le risque majeur est celui de la personne envoyée spécialement par un collectionneur fou qui sait que vous possédez ce livre-là et qui le veut absolument, même au prix d’un vol. Mais il faudrait que vous possédiez le Folio de Shakespeare de 1623, autrement cela ne vaut pas la peine de prendre autant de risques.


J.-C.C. : Vous savez qu’il existe des « antiquaires » qui présentent des catalogues de meubles anciens, lesquels se trouvent encore chez leur propriétaire. Si vous êtes intéressé, ils organisent le vol, et uniquement de ce meuble-là. Mais en général je rejoins ce que vous avez dit. J’ai été cambriolé une fois. Les voleurs ont pris la télé, un appareil radio, je ne sais plus quoi, mais pas un seul livre. Ils ont volé pour dix mille euros, alors qu’en prenant un seul livre, ils partaient avec cinq ou dix fois cette somme. Nous sommes donc protégés par l’ignorance.


J.-P. de T. : J’imagine que tout collectionneur de livres garde quelque part en lui la hantise du feu ?


U.E. : Oh oui ! Et c’est pour cette raison que je paie une somme considérable pour faire assurer ma collection. Ce n’est pas par hasard si j’ai écrit un roman sur une bibliothèque qui brûle. J’ai toujours peur que ma maison ne brûle. Et je sais aujourd’hui pourquoi. L’appartement que j’ai habité entre trois et dix ans était situé sous celui du capitaine des pompiers de ma ville. Très souvent, parfois plusieurs fois par semaine, un incendie se déclarait en pleine nuit et les pompiers, précédés de leur sirène, venaient arracher leur capitaine à son sommeil. Je me réveillais en entendant le bruit de ses bottes dans l’escalier. Le jour suivant, sa femme racontait à ma mère tous les détails de la tragédie… Vous comprenez pourquoi mon enfance a été obsédée par la menace du feu.


J.-P. de T. : J’aimerais revenir à ce que sera le destin de vos collections patiemment rassemblées…


J.-C.C. : Je peux imaginer que ma femme et mes filles vendront ma collection, en tout ou partie, pour payer des droits de succession, par exemple. Ce n’est pas une pensée triste, au contraire : lorsque des livres anciens reviennent sur le marché, ils se dispersent, ils vont ailleurs, ils font des heureux, ils entretiennent la passion bibliophilique. Vous vous souvenez certainement du colonel Sickels, ce riche collectionneur américain qui avait la plus extraordinaire collection de littérature française des XIXe et XXe siècles qu’on puisse imaginer. Il a vendu à Drouot sa collection de son vivant. La vente a duré quinze jours. Je l’ai rencontré après cette vente mémorable. Il n’avait pas de regrets. Il était même fier d’avoir enflammé pendant deux semaines quelques centaines de vrais amateurs.


U.E. : Mon sujet est tellement particulier que je ne sais pas exactement qui ma collection pourrait réellement intéresser. Je ne voudrais pas que mes livres finissent dans les mains d’un occultiste qui, forcément, s’y attacherait, mais pour d’autres raisons. Peut-être ma collection sera-t-elle achetée par les Chinois ? J’ai reçu un numéro de la revue Semiotica, éditée aux Etats-Unis et consacrée à la sémiotique en Chine. Les citations de mes ouvrages y sont plus nombreuses que dans nos ouvrages spécialisés. Peut-être ma collection intéressera-t-elle un jour, plus que d’autres, des chercheurs chinois qui voudront comprendre toutes les folies de l’Occident.

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