I

1

Yuko Akita avait deux passions.

Le haïku.

Et la neige.


Le haïku est un genre littéraire japonais. Il s'agit d'un court poème composé de trois vers et de dix-sept syllabes. Pas une de plus.


La neige est un poème. Un poème qui tombe des nuages en flocons blancs et légers.

Ce poème vient de la bouche du ciel, de la main de Dieu.


Il porte un nom. Un nom d'une blancheur éclatante.


Neige.

2

Vent hivernal

Un prêtre shinto

Chemine dans la forêt

Issa


Le père de Yuko était prêtre shintoïste. Il vivait dans l'île d'Hokkaido, au nord du Japon, là où l'hiver est le plus durable et le plus rigoureux.

Il apprit à son fils la puissance des forces cosmiques, l'importance de la foi et l'amour de la nature. Il lui apprit également l'art de composer des haïku.

Un jour d'avril 1884, Yuko eut dix-sept ans. Au sud, à Kyushu, les premiers cerisiers commençaient à fleurir. Au nord du Japon, la mer était encore gelée.

L'enseignement éthique et religieux du jeune homme était désormais terminé. Il était temps pour lui de choisir un métier. Depuis des générations, les membres de la famille Akita se partageaient entre la religion et l'armée. Mais Yuko ne désirait pas plus devenir prêtre que guerrier.

– Père, dit-il le matin de son anniversaire, près de la rivière argentée, je veux devenir poète.

Le prêtre fronça les sourcils d'une manière quasiment imperceptible mais qui trahissait toutefois une profonde déception. Le soleil se reflétait dans la moire de l'eau. Un poisson-lune passa entre les bouleaux puis disparut sous le pont de bois.

– La poésie n'est pas un métier. C'est un passetemps. Un poème, c'est une eau qui s'écoule. Comme cette rivière.

Yuko plongea son regard dans l'eau silencieuse et fuyante. Puis il se tourna vers son père et lui dit:

– C'est ce que je veux faire. Je veux apprendre à regarder passer le temps.

3

Le bruit du pot d'eau qui éclate

(L'eau a gelé cette nuit)

Me réveille

Bashô


Qu'est-ce que la poésie? demanda le prêtre.

C'est le mystère ineffable, répondit Yuko.

Un matin, le bruit du pot d'eau qui éclate dans la tête fait germer une goutte de poésie, réveille l'âme et lui confère sa beauté. C'est le moment de dire l'indicible. C'est le moment de voyager sans bouger. C'est le moment de devenir poète.

Ne rien enjoliver. Ne pas parler. Regarder et écrire. En peu de mots. Dix-sept syllabes. Un haïku.

Un matin, on se réveille. Il est temps de se retirer du monde pour mieux s'en étonner.

Un matin, on prend le temps de se regarder vivre.

4

Première cigale

Dit-il, et il

Pissa

Issa


Les mois passèrent. Durant l'été 1884, Yuko écrivit soixante-dix-sept haïku, tous plus beaux les uns que les autres.

Un matin de soleil sale, un papillon se posa sur son épaule et y laissa une trace étoilée et fragile que lava la pluie de juin.

Parfois, à l'heure de la sieste, il allait écouter le chant des cueilleuses de thé.

Un autre jour, il trouva un lézard mort devant sa porte.

Le reste du temps, il ne se passa rien.

Lorsque les premiers jours d'hiver revinrent, il fut à nouveau question de l'avenir de Yuko.

Un matin de décembre, son père l'emmena au pied des Alpes japonaises, au centre de Honshu, lui indiqua un sommet, là où demeurent les neiges éternelles, lui confia une besace remplie de victuailles, un parchemin de soie et lui dit:

– Ne reviens que lorsque tu sauras. Guerrier ou prêtre. A toi de choisir.

L'adolescent gravit la montagne, au mépris du danger et de la fatigue. Au sommet, il trouva un abri sous un rocher. Il s'y assit face à la splendeur du monde.

Il resta ainsi sept jours aux portes du ciel, à se nourrir de la beauté. Sur le parchemin de soie, il n'écrivit qu'un seul mot, un mot d'une blancheur éclatante.

Lorsqu'il revint auprès de son père, ce dernier lui demanda:

Yuko, as-tu trouvé ta voie?

Le jeune homme se mit à genoux et déclara:

Mieux que cela, père. J'ai trouvé la neige.

5

Sur cette lande où il neige

Si je meurs aussi, je deviendrai

Un bouddha de neige

Chôsui


La neige est un poème. Un poème d'une blancheur éclatante.

Elle recouvre en janvier la moitié nord du Japon.

Là où vivait Yuko, la neige était la poésie de l'hiver.

Au grand dam de son père, Yuko embrassa la carrière de poète les premiers jours de janvier 1885. Il décida de n'écrire que pour célébrer la beauté de la neige. Il avait trouvé sa voie. Il savait qu'il ne se lasserait jamais de cette vie étincelante.

Chaque jour de neige, il prit l'habitude de sortir très tôt de la maison et de marcher en direction de la montagne. Il se rendait toujours au même endroit pour composer ses poèmes. Il s'asseyait en tailleur sous un arbre et restait ainsi de longues heures à choisir en secret les dix-sept plus belles syllabes du monde. Puis, lorsqu'il possédait enfin son poème, il le couchait sur un papier de soie.

A chaque jour un autre poème, une nouvelle inspiration, un nouveau parchemin. A chaque jour un paysage différent, une autre lumière. Mais toujours le haïku et la neige. Jusqu'à la nuit tombée.

Il rentrait toujours pour la cérémonie du thé.

6

Jouant au volant

Innocentes

Elles écartent les jambes

Taigi


Un soir, pourtant, Yuko ne rentra pas.

C'était une nuit de pleine lune. On y voyait comme en plein jour. Une armée de nuages aussi cotonneux que des flocons vint masquer le ciel. Ils étaient des milliers de guerriers blancs à prendre possession du ciel. C'était l'armée de la neige.

Yuko, assis sous la lune, assista en silence à leur déferlement.

Il ne rentra qu'aux premières lueurs de l'aube.

En chemin, dans la fraîcheur pâle du soleil, il croisa une jeune femme qui puisait de l'eau à la fontaine.

En se penchant, sa tunique s'entrouvrit à hauteur de son aisselle et dévoila un sein blanc comme de la neige.

Dans sa chambre, un peu plus tard, Yuko toucha son front: il était chaud comme un verre de saké brûlant.

Il s'endormit, à la main son sexe dressé, comme un piment rouge.

Dehors il gelait.

7

Froid perçant

Je baise une fleur de prunier

En rêve

Sôseki


La neige possède cinq caractéristiques principales.

Elle est blanche.

Elle fige la nature et la protège.

Elle se transforme continuellement.

Elle est une surface glissante.

Elle se change en eau.


Lorsqu'il en parla à son père, ce dernier n'y vit que des aspects négatifs, comme si la passion si étrange de son fils pour la neige lui avait rendu la saison hiémale encore plus terrifiante.

– Elle est blanche. C'est donc qu'elle est invisible et ne mérite pas d'être.

Elle fige la nature et la protège. L'orgueilleuse, qui est-elle pour prétendre statufier le monde?

Elle se transforme continuellement. C'est donc qu'elle n'est pas fiable.

Elle est une surface glissante. Qui donc peut prendre plaisir à glisser sur la neige?

Elle se change en eau. C'est pour mieux nous inonder à la période de la fonte.

Yuko, lui, voyait dans sa compagne cinq autres propriétés, dont son talent artistique se satisfaisait entièrement.

– Elle est blanche. C'est donc une poésie. Une poésie d'une grande pureté.

Elle fige la nature et la protège. C'est donc une peinture. La plus délicate peinture de l'hiver.

Elle se transforme continuellement. C'est donc une calligraphie. Il y a dix mille manières d'écrire le mot neige.

Elle est une surface glissante. C'est donc une danse. Sur la neige tout homme peut se croire funambule.

Elle se change en eau. C'est donc une musique. Au printemps, elle change les rivières et les torrents en symphonies de notes blanches.

– Elle est tout cela pour toi? demanda le prêtre.

– Elle représente bien plus encore.

Cette nuit-là, le père de Yuko Akita comprit que le haïku ne suffirait pas à remplir les yeux de son fils de la beauté de la neige.

8

Yuko vénérait l'art du haïku, la neige et le chiffre sept.

Le chiffre sept est un chiffre magique.

Il tient à la fois de l'équilibre du carré et du vertige du triangle.

Yuko avait dix-sept ans lorsqu'il avait embrassé la carrière de poète.

Il écrivait des poèmes de dix-sept syllabes.

Il possédait sept chats.

Il avait promis à son père d'écrire seulement soixante-dix-sept haïku par hiver.


Le reste de l'année, il resterait à la maison et oublierait la neige.

9

Un jour de printemps, au renouveau du soleil, un poète renommé à la cour Meiji eut vent des travaux de Yuko. Il se rendit dans son village, trouva la maison du père d'Akita et le fit demander. Le prêtre, accouru du temple voisin, accueillit avec majesté le haut dignitaire de l'empereur, lui offrit une tasse de thé et dit:

– Mon fils rentrera ce soir de la montagne pour la dernière fois de l'année. Aujourd'hui est le jour de son soixante-dix-septième haïku. Mais, si vous le désirez, je peux vous mener à son atelier de travail. C'est là qu'il renferme tous ses poèmes, tous écrits sur des parchemins de soie.

Le poète huma le parfum du thé, le cœur rempli d'allégresse en songeant au temps heureux où lui-même avait été remarqué par un maître des rimes et amené devant l'empereur pour lui réciter un vers qui avait eu l'honneur de lui plaire. Puis il but une gorgée amère et dit:

– Montrez-moi ces merveilles.

Le prêtre l'invita à le suivre et ils pénétrèrent dans une pièce aux murs recouverts de parchemins. L'ensemble était d'une beauté à couper le souffle.

– C'est ici, Maître. Tous les haïku de mon fils sont offerts à votre jugement.

Le poète s'avança avec une lenteur majestueuse et lut chacun des soixante-seize poèmes de neige que Yuko Akita avait composés cette saison.

Lorsqu'il eut terminé, le prêtre vit que des larmes perlaient à ses paupières.

– C'est magnifique. Je n'ai jamais rien lu de pareil. Je crois que l'empereur pourra faire de votre fils le poète officiel de la cour, lorsque je ne serai plus de ce monde.

Le père de Yuko, au comble de la joie, se jeta aux pieds du haut dignitaire.

– Toutefois, ajouta ce dernier, je dois avouer que deux choses me chagrinent.

Le prêtre releva la tête et tressaillit.

Qu'y-a-t-il? Ces haïku ne sont-ils pas les plus beaux depuis le grand Bashô?

L'œuvre est incomparable, certes. Les mots sont puisés à la source de la beauté. Les textes possèdent une musicalité originale, mais ils sont dénués de couleurs. L'écriture de votre fils est désespérément blanche. Presque invisible. Si votre fils doit présenter ses œuvres à l'empereur, il devra apprendre à colorer ses poèmes.

Il est encore jeune, ne l'oubliez pas. Il n'a que dix-sept ans. Il apprendra. Mais quelle autre chose vous chagrine?

Le poète réclama une seconde tasse de thé, s'assit sous la tonnelle devant la maison et regarda la montagne qui s'élevait dans la fraîcheur printanière. Puis il but une gorgée amère et dit:

– Pourquoi la neige?

10

Lorsque Yuko revint de la montagne et apprit qu'un étranger avait lu ses poèmes et, pire, les avait aimés, il entra dans une rage folle.

– Ce ne sont que des esquisses. Je ne connais encore rien de mon art.

– Mais déjà on te demande à la cour! C'est un honneur, un grand honneur, lui répondit son père.

– Non, dit Yuko. C'est une bassesse.

Lorsque le prêtre lui eut rapporté les propos exacts du poète, Yuko s'enflamma.

– Que sait-il de la peinture et de ses couleurs? Il y a dix mille manières d'écrire, dix mille façons de peindre un poème, mais pour moi toutes ressemblent à la neige. J'irai voir l'empereur lorsque j'aurai écrit dix mille syllabes, dix mille syllabes d'une étonnante blancheur. Pas une de moins.

– Mais dix mille syllabes, cela fait près de cinq cent quatre-vingt-dix haïku! A raison de soixante-dix-sept poèmes par an, cela représente tout de même sept années de travail.

– Alors je me rendrai à la cour dans sept ans.

Il ne fut plus jamais question, entre le père et le fils, de la venue du poète impérial.

Ce printemps, Yuko tint promesse et n'écrivit aucun vers.

Il se contenta de respirer le parfum des pétales de fleurs du cerisier dans le jardin vert.

L'été, il respira les senteurs de miel de la forêt sous le regard de la lune à la cime des montagnes.

Aux premiers jours d'orage, il trouva une chanterelle dans la mousse près de la rivière.

Ce fut une année immobile et parfumée.

11

La peau des femmes

La peau qu 'elles cachent

Qu 'elle est chaude!

Sutejo


Le deuxième hiver de poésie fut d'une blancheur éclatante. Il neigea plus que de raison.

Une nuit de décembre, la jeune femme de la fontaine le dépucela. Sa peau avait le goût de la pêche. Il prit le mamelon de son sein blanc dans la bouche et le suça comme un citron de lune. Il ne le lâcha qu'au petit matin.

Durant l'hiver, Yuko écrivit soixante-dix-sept haïku plus beaux, plus blancs les uns que les autres.

Les trois derniers furent:

Neige limpide

Passerelle du silence

Et de la beauté

Musique de neige

Grillon d'hiver

Sous mes pas

Femme accroupie

Urine et fait fondre

La neige

C'était cela, un haïku.

Quelque chose de limpide. De spontané. De familier. Et d'une subtile ou prosaïque beauté.

Cela n'évoquait pas grand-chose pour le commun des mortels. Mais pour une âme poétique, c'était comme une passerelle vers la lumière divine. Une passerelle vers la lumière blanche des anges.

12

Aux premiers jours du printemps, le soleil revint. Et avec lui le poète de la cour Meiji.

Cette fois il n'était pas seul.

Avec lui voyageait une femme d'une beauté éblouissante, férue de poésie. Elle avait la peau claire et des cheveux noirs comme la nuit. C'était la protégée du maître.


Le père de Yuko les reçut tous les deux, avec beaucoup de condescendance, sous la tonnelle en fleurs. Il leur offrit un thé rare et délicieux.

Lorsque le maître et la jeune femme eurent bu chacun une gorgée arrière, il leur dit:

– Mon fils se juge indigne de l'honneur que vous lui faites. Il pense que sept années lui seront nécessaires pour perfectionner son art avant de se rendre auprès de l'empereur. Comme il achève seulement son deuxième hiver de poésie, il reste encore cinq ans à attendre.

Le vieil homme regarda longuement les bords de la rivière argentée avant de prendre la parole.

– Cinq années, c'est long. Je ne sais pas si l'empereur attendra jusque-là. Quand Yuko doit-il rentrer?

– A la tombée de la nuit.

– Nous allons l'attendre.


Lorsque Yuko revint de la montagne, il trouva les deux visiteurs dans son atelier. Il fut aussitôt subjugué par la beauté ensorcelante de la jeune femme. Le visage du maître ne lui inspira qu'indifférence.

– Yuko, dit le poète de la cour, j'ai deux questions à te poser.

– Maître, je vous écoute.

– Pourquoi sept ans?

– Parce que c'est un chiffre magique.

Yuko surprit un léger sourire sur les lèvres de la jeune femme. Ses lèvres faisaient penser à la fraîcheur d'un fruit. Il se retint pour ne pas y mordre à pleines dents.

– Alors pourquoi la neige, continua le Maître?

– Parce que c'est un poème, une calligraphie, une peinture, une danse et une musique tout à la fois.

Le vieil homme s'approcha de Yuko et souffla d'une haleine chaude:

– Elle est donc tout cela?

– Elle est bien plus encore.

– Tu es poète. Mais que connais-tu des autres arts? Sais-tu danser, peindre, calligraphier, composer?

Yuko ne put répondre. Il sentit une rougeur lui envahir le visage.

– Je suis poète. J'écris des vers. Je n'ai pas besoin de savoir autre chose pour accomplir mon art.

Erreur. La poésie est avant tout la peinture, la chorégraphie, la musique et la calligraphie de l'âme. Un poème est un tableau, une danse, une musique et l'écriture de la beauté tout à la fois. Si tu désires devenir un maître, il te faudra posséder le don d'artiste absolu. Tes œuvres sont merveilleusement belles, dansantes, musicales, mais aussi blanches que de la neige. Il leur manque la couleur, la peinture. Tu n'es pas peintre, Yuko. C'est cela qui te fait défaut. Simplement cela. Et c'est pourquoi, si tu ne m'écoutes pas, ta poésie restera invisible aux yeux du monde.

Ce vieil homme l'ennuyait, mais la jeune fille à ses côtés était belle et Yuko ne voulait pas la décevoir.

– Je vous écoute, Maître.

– Il existe, au sud du Japon, un homme qui possède l'art absolu. Il écrit de merveilleux poèmes, des pièces de musique, mais est avant tout un peintre. Cet homme admirable et unique se nomme Soseki. Il fut mon maître. Va lui rendre visite de ma part. Je t'en conjure. Il t'apprendra le peu qui te manque.

A aucun moment de la conversation la protégée du poète de la cour Meiji ne prit la parole. Elle se contenta de dévisager intensément Yuko, souriant et buvant de longues gorgées de thé fumant.

– Ne tarde pas, dit le vieil homme, car Soseki est très vieux et peut mourir bientôt.

Yuko inclina le buste et conclut:

– Maître, j'irai voir Soseki demain.

Puis il se tourna et salua maladroitement la jeune fille à ses côtés. Elle eut un petit rire moqueur, un petit rire comme un trille s'élevant dans les airs.

Il en conçut aussitôt pour elle une terrible haine et un immense amour.

13

Le soir même, il fit l'amour avec la jeune fille de la fontaine. Il la prit dans la neige, sous la ramure de cristal d'un cerisier. Ils recommencèrent sept fois. Avec violence. Jusqu'à ce que son membre ressemble à un vieil artichaut et le sexe de la jeune fille à une striure violette.

14

Le lendemain, à l'aube, Yuko quitta son village. Il fit ses adieux à son père et à sa famille, puis il prit la route du sud.

Ce fut un voyage vers le soleil de son cœur. La pureté du monde et de sa lumière s'offrait à son regard. En marchant lentement sur le chemin, Yuko ressentit une joie pure et étincelante. Il était libre et heureux. Il emportait pour seul bagage l'or de sa foi en l'amour et en la poésie.


Mais ce qui devait arriver arriva. A trop vouloir l'aimer, il en perdit la peur de la neige. Et c'est elle qui faillit l'avaler de son amour.


Alors qu'il traversait les Alpes japonaises, Yuko se perdit corps et biens dans une terrible tempête de neige. Il fut victime de la colère des éléments et ne dut son salut qu'à un abri de fortune.

Yuko se réfugia sous le surplomb d'un rocher, à l'abri du vent, et là, transi de froid, à bout de forces, seul dans l'épaisseur des ténèbres, seul dans la profondeur de la neige, seul dans le vertige de sa solitude, seul dans son silence, alors qu'il aurait dû mourir cent fois de froid, de faim, de fatigue, dé dépit et de lassitude, il survécut.

Il survécut parce que ce qu'il vit, cette nuit-là, cette chose, cette magnifique chose venue elle aussi de l'autre côté du réel, cette chose sublime et belle était la plus belle et la plus sublime image qu'il lui avait été donné de voir de toute sa vie. Et cette image-là, il ne put jamais l'oublier.

15

Cette chose si belle, c'était elle. Lorsqu'il s'allongea sous ce surplomb rocheux, elle était là, devant ses yeux. Elle paraissait fragile comme un songe. C'était une femme jeune, nue et blonde, de race européenne. Elle était morte. Elle dormait sous un mètre de glace.

16

Elle ne dormait pas vraiment. Elle était morte. Mais son cercueil était aussi transparent que le cristal. Yuko tomba aussitôt amoureux de cette belle inconnue.

A aucun moment Yuko ne prit conscience qu'il se trouvait si près d'un cadavre. Ce n'était pas une morte ordinaire. C'était une présence merveilleuse.

D'abord elle était nue. Que faisait-elle nue sous un mètre de glace? C'est la question qui lui vint aussitôt à l'esprit. Mais il ne sut y répondre.

D'où venait-elle? Depuis combien de temps était- elle prisonnière de ce piège transparent et éternel? Et, à vrai dire, était-elle réelle?

La jeune femme emprisonnée sous la glace semblait fragile et tendre comme un rêve. L'éclat de sa chevelure d'or resplendissait comme un flambeau. Ses paupières, bien qu'elles fussent voilées, laissaient transparaître le bleu glacier de ses yeux, comme si l'usure de la glace avait rendu diaphane la peau ténue protégeant son regard. Son visage était blanc comme la neige.

Yuko la regarda, sans rien dire, subjugué par sa beauté.

17

Yuko crut à un songe.

Il lui semblait que l'image de la jeune femme se laissait tendrement déformer par la géométrie de ses rêves. Mais, en vérité, il n'était pas en proie à une hallucination. Elle était là, sous la glace, à un mètre de lui, et il l'aimait.

Yuko resta toute la nuit à emplir ses yeux de cette image. Et pas une seule seconde il ne se lassa. Il était là, immobile malgré le froid, à contempler ce qu'il n'avait jamais espéré rêver.

Pour lui, le temps s'arrêta cette nuit-là.

Qui était-elle, pourquoi se trouvait-elle à cet endroit?

Il ne le savait pas.

Mais il savait une chose, une seule chose, triste et belle: c'est qu'il allait vieillir, bien sûr, et finir par mourir un jour, mais jamais l'amour qu'il portait à cette femme ne mourrait, et pas davantage ce visage endormi sous la glace ne vieillirait.

18

Au petit matin, Yuko planta une croix à l'endroit précis où il avait fait sa macabre découverte. Puis il reprit son chemin.

Désormais il ne pourrait oublier ce qu'il venait de vivre. L'image de la jeune femme l'obséda tout au long de la route.

Le soir même, il arriva dans un village de montagne.

Il marcha vers la place et s'écroula de fatigue près de la fontaine gelée. Un vieux paysan s'empressa de lui offrir un verre de saké.

Le jeune homme se tourna vers lui, but une gorgée blanche, reprit son souffle et demanda:

– Qui est-elle?

Et il s'écroula dans les bras du vieillard.

19

Il lui fallut sept jours de repos pour recouvrer ses forces et reprendre son voyage.

Pendant ces sept jours, Yuko dormit et rêva de la femme de la neige. Puis un matin, il se leva, remercia le paysan et continua son chemin. De la jeune femme aperçue sous la glace il ne dit plus un mot.

20

Il traversa le Japon tout entier et parvint un matin devant la porte de Soseki. Il y trouva un serviteur du nom de Horoshi. Le serviteur était un homme déjà âgé, au sourire affable, aux joues creuses et aux cheveux grisonnants. Yuko lui dit:

– Je viens de la part du poète de la cour Meiji pour apprendre l'art des couleurs auprès de maître Soseki. Puis-je entrer?

Le serviteur s'effaça et Yuko pénétra dans un intérieur très confortable. Il s'assit en tailleur sur une natte, face à un jardin empli d'une multitude de plantes. On lui servit un bol de thé fumant. Au-dehors un oiseau chantait une mélodie entêtante près d'une rivière argentée:

– Je viens de très loin, continua Yuko. Je suis poète. Plus exactement je suis le poète de la neige. Je viens suivre l'enseignement de maître Soseki.

Horoshi inclina la tête en signe d'assentiment.

– Combien de temps resterez-vous auprès du maître?

Autant de temps qu'il le faudra. Je veux devenir un poète accompli.

– Je comprends. Mais mon maître est très âgé et très fatigué. Il ne lui reste que peu de temps à vivre. C'est pourquoi il ne dispense ses cours qu'à une assemblée restreinte d'élèves de qualité. Deux fois par jour. Le matin à l'aube et le soir au crépuscule. A cause de la lumière, bien entendu.

– Je le ménagerai. Et de plus, si je ne suis pas digne de son enseignement, je repartirai sur-le-champ.

– Maître Soseki jugera de votre aptitude. D'ailleurs, le voici. C'est l'heure de sa promenade parmi les fleurs. C'est là qu'il puise l'intensité de ses couleurs.

Horoshi indiquait une silhouette avançant lentement dans le jardin. Yuko se tourna vers le maître et découvrit un vieillard à longue barbe blanche qui marchait lentement, comme perché sur un fil, en souriant de bonheur. Il avait les yeux fermés.

– Est-ce là le maître de la couleur? demanda Yuko.

– Oui, Soseki, le grand peintre Soseki.

– Mais il est… Ses yeux…

– Oui, dit Horoshi. Mon maître est aveugle.

21

Comment un peintre devenu aveugle pouvait-il lui enseigner l'art de la couleur? Le poète de la cour Meiji s'était-il moqué de lui en lui donnant comme professeur un homme qui ne pouvait même pas juger de la qualité de son propre travail? Un instant, Yuko voulut tout abandonner, repartir aussitôt, retrouver son village et ses chères montagnes. Mais le bras de Horoshi le retint.

– Ne pars pas avant de savoir. Soseki ne voit peut-être plus les nuances, mais son esprit sait ce que tes yeux ne^peuvent voir. Viens, je vais te présenter.

– Que peut m'apprendre un aveugle sur l'étendue des couleurs?

– Autant qu'il peut t'apprendre sur les femmes. Et pourtant cela fait longtemps qu'il ne partage plus sa couche avec aucune d'entre elles. Ne te fie pas aux apparences. Cela ne sert à rien qu'à se perdre.


Horoshi poussa plus qu'il ne conduisit Yuko à saluer le maître.

– Qui es-tu? Et que veux-tu de moi? demanda Soseki, une fois les présentations faites.

– Je suis Yuko, le poète de la neige. Mes poèmes sont beaux, mais d'une blancheur désespérante. Maître, apprenez-moi à peindre. Apprenez-moi la couleur.

Soseki sourit et répondit:

– Apprends-moi d'abord la neige.

22

L'enseignement du maître ne ressemblait à nul autre.

Le premier matin de cours, près de la rivière encore baignée de l'aube, il demanda à Yuko de fermer les yeux et d'imaginer la couleur.


– La couleur n'est pas au-dehors. Elle est en soi. SeuleJa-Iumière est dehors, dit-il. Que vois-tu?

– Rien. Les yeux fermés, je ne vois que du noir. Pas vous?

– Non, répondit Soseki. Je vois encore le bleu des grenouilles et le jaune du ciel. Alors, qui de nous deux est le plus aveugle?


Yuko aurait voulu lui dire que le ciel n'était pas jaune, ni les grenouilles bleues, mais il s'abstint de tout commentaire. Le vieil homme était peut-être devenu fou. Ou tout simplement sénile. Il ne voulut pas le décevoir.

– Maître, dit-il, je commence à voir.

– Que vois-tu?

– Je vois le rouge des arbres.

– Idiot, dit Soseki. Cela ne se peut pas. Il n'y a pas d'arbres ici.

23

Le deuxième matin, le maître demanda à Yuko de fermer les yeux et il dit:

– La lumière est intérieure, elle est en soi. Seule la couleur est au-dehors. Ferme les yeux et dis-moi ce que tu vois.

– Maître, dit Yuko, je vois la lumière blanche de la neige.

En disant cela, Yuko eut envie de rire. C'était une belle matinée de printemps. Le soleil chauffait comme une enclume.

– C'est vrai, dit Soseki, cet hiver, il y a eu de la neige à cet endroit. Tu commences à devenir voyant.

24

Ainsi Yuko fut accepté au cours du maître pour l'année entière.

Horoshi, le serviteur, devint son ami. Ils dormaient ensemble dans la même pièce.

Un soir, Yuko lui demanda:

– Qui est vraiment le maître? Et connaît-il réellement toute l'étendue de l'art?

– Soseki est le plus grand artiste du Japon. Il connaît la peinture, la musique, la poésie, la calligraphie et la danse. Mais son art n'aurait jamais vu le jour sans l'amour d'une femme.

– Une femme? interrogea Yuko.

– Oui, une femme. Car l'amour est bien le plus difficile des arts. Et écrire, danser, composer, peindre, c'est la même chose qu'aimer. C'est du funambulisme. Le plus difficile, c'est d'avancer sans tomber. Soseki, lui, a fini par tomber pour l'amour d'une femme. Seul l'art l'a sauvé du désespoir et de la mort. Mais c'est une longue histoire, et elle va t'ennuyer, je crois.

– Oh, supplia Yuko, je t'en prie, raconte-moi!

– Cette histoire remonte au temps où le maître était samouraï.

– Soseki? Samouraï? Raconte, raconte, par pitié!

Horoshi but un verre de saké et, devant l'insistance du jeune homme, plongea dans ses souvenirs.

– Tout commença par magie…

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