Notre cœur (1890)

Première partie

I

Un jour Massival, le musicien, le célèbre auteur de Rébecca, celui que, depuis quinze ans déjà on appelait « le jeune et illustre maître », dit à André Mariolle, son ami :

— Pourquoi ne t’es-tu jamais fait présenter à Mme Michèle de Burne ? Je t’assure que c’est une des femmes les plus intéressantes du nouveau Paris.

— Parce que je ne me sens pas du tout mis au monde pour son milieu.

— Mon cher, tu as tort. C’est là un salon original, bien neuf, très vivant et très artiste. On y fait d’excellente musique, on y cause aussi bien que dans les meilleures potinières du dernier siècle. Tu y serais fort apprécié, d’abord parce que tu joues du violon en perfection, ensuite parce qu’on a dit beaucoup de bien de toi dans la maison, enfin parce que tu passes pour n’être pas banal et point prodigue de tes visites.

Flatté, mais résistant encore, supposant d’ailleurs que cette démarche pressante n’était point ignorée de la jeune femme, Mariolle fit un « Peuh ! Je n’y tiens guère » où le dédain voulu se mêlait au consentement acquis déjà.

Massival reprit :

— Veux-tu que je te présente un de ces jours ? Tu la connais d’ailleurs par nous tous qui sommes de son intimité, car nous parlons d’elle assez souvent. C’est une fort jolie femme de vingt-huit ans, pleine d’intelligence, qui ne veut pas se remarier, car elle a été fort malheureuse une première fois. Elle a fait de son logis un rendez-vous d’hommes agréables. On n’y trouve pas trop de messieurs de cercle ou du monde. Il y en a juste ce qu’il faut pour l’effet. Elle sera enchantée que je t’amène à elle.

Vaincu, Mariolle répondit :

— Soit, un de ces jours.

Dès le début de la semaine suivante, le musicien entrait chez lui, et demandait :

— Es-tu libre demain ?

— Mais… oui.

— Bien. Je t’emmène dîner chez Mme de Burne. Elle m’a chargé de t’inviter. Voici un mot d’elle, d’ailleurs.

Après avoir réfléchi quelques secondes encore, pour la forme, Mariolle répondit :

— C’est entendu !

Âgé d’environ trente-sept ans, André Mariolle, célibataire et sans profession, assez riche pour vivre à sa guise, voyager et s’offrir même une jolie collection de tableaux modernes et de bibelots anciens, passait pour un garçon d’esprit, un peu fantasque, un peu sauvage, un peu capricieux, un peu dédaigneux, qui posait au solitaire plutôt par orgueil que par timidité. Très bien doué, très fin, mais indolent, apte à tout comprendre et peut-être à faire bien beaucoup de choses, il s’était contenté de jouir de l’existence en spectateur, ou plutôt en amateur. Pauvre, il fût devenu sans doute un homme remarquable ou célèbre ; né bien renté, il s’adressait l’éternel reproche de n’avoir pas su être quelqu’un. Il avait fait, il est vrai, des tentatives diverses, mais trop molles, dans les arts : une vers la littérature, en publiant des récits de voyage agréables, mouvementés et de style soigné ; une vers la musique en pratiquant le violon, où il avait acquis, même parmi les exécutants de profession, un renom respecté d’amateur, et une enfin vers la sculpture, cet art où l’adresse originale, où le don d’ébaucher des figures hardies et trompeuses remplacent pour les yeux ignorants le savoir et l’étude. Sa statuette en terre « Masseur tunisien » avait même obtenu quelque succès au salon de l’année précédente.

Remarquable cavalier, c’était aussi, disait-on, un excellent escrimeur, bien qu’il ne tirât jamais en public, obéissant en cela peut-être à la même inquiétude qui le faisait se dérober aux milieux mondains où des rivalités sérieuses étaient à craindre.

Mais ses amis l’appréciaient et le vantaient avec ensemble, peut-être parce qu’il leur portait peu d’ombrage. On le disait en tous cas sûr, dévoué, agréable de rapports et très sympathique de sa personne.

De taille plutôt grande, portant la barbe noire courte sur les joues et finement allongée en pointe sur le menton, des cheveux un peu grisonnants mais joliment crépus, il regardait bien en face, avec des yeux bruns, clairs, vifs, méfiants et un peu durs.

Parmi ses intimes il avait surtout des artistes, le romancier Gaston de Lamarthe, le musicien Massival, les peintres Jobin, Rivollet, de Maudol, qui semblaient priser beaucoup sa raison, son amitié, son esprit et même son jugement, bien qu’au fond, avec la vanité inséparable du succès acquis, ils le tinssent pour un très aimable et très intelligent raté.

Sa réserve hautaine semblait dire : « Je ne suis rien parce que je n’ai rien voulu être ». Il vivait donc dans un cercle étroit, dédaignant la galanterie élégante et les grands salons en vue où d’autres auraient brillé plus que lui, l’auraient rejeté dans l’armée des figurants mondains. Il ne voulait aller que dans les maisons où on apprécierait sûrement ses qualités sérieuses et voilées ; et, s’il avait consenti si vite à se laisser conduire chez Mme Michèle de Burne, c’est que ses meilleurs amis, ceux qui proclamaient partout ses mérites cachés, étaient les familiers de cette jeune femme.

Elle habitait un joli entresol, rue du Général-Foy, derrière Saint-Augustin. Deux pièces donnaient sur la rue : la salle à manger et un salon, celui où on recevait tout le monde ; deux autres sur un beau jardin dont jouissait le propriétaire de l’immeuble. C’était d’abord un second salon, très grand, plus long que large, ouvrant trois fenêtres sur les arbres, dont les feuilles frôlaient les auvents, et garni d’objets et de meubles exceptionnellement rares et simples, d’un goût pur et sobre et d’une grande valeur. Les sièges, les tables, les mignonnes armoires ou étagères, les tableaux, les éventails et les figurines de porcelaine sous une vitrine, les vases, les statuettes, le cartel énorme au milieu d’un panneau, tout le décor de cet appartement de jeune femme attirait ou retenait l’œil par sa forme, sa date ou son élégance. Pour se créer cet intérieur, dont elle était presque aussi fière que d’elle-même, elle avait mis à contribution le savoir, l’amitié, la complaisance et l’instinct fureteur de tous les artistes qu’elle connaissait. Ils avaient trouvé pour elle, qui était riche et payait bien, toutes choses animées de ce caractère original que ne distingue point l’amateur vulgaire, et elle s’était fait, par eux, un logis célèbre, difficilement ouvert, où elle s’imaginait qu’on se plaisait mieux et qu’on revenait plus volontiers que dans l’appartement banal de toutes les femmes du monde.

C’était même une de ses théories favorites de prétendre que la nuance des tentures, des étoffes, l’hospitalité des sièges, l’agrément des formes, la grâce des ensembles, caressent, captivent et acclimatent le regard autant que les jolis sourires. Les appartements sympathiques ou antipathiques, disait-elle, riches ou pauvres, attirent, retiennent ou repoussent comme les êtres qui les habitent. Ils éveillent ou engourdissent le cœur, échauffent ou glacent l’esprit, font parler ou se taire, rendent triste ou gai, donnent enfin à chaque visiteur une envie irraisonnée de rester ou de partir.

Vers le milieu de cette galerie un peu sombre, un grand piano à queue, entre deux jardinières fleuries, avait une place d’honneur et une allure de maître. Plus loin, une haute porte à deux battants faisait communiquer cette pièce avec la chambre à coucher, qui s’ouvrait encore sur le cabinet de toilette, fort grand et élégant aussi, tendu en toiles de Perse comme un salon d’été, et où Mme de Burne, quand elle était seule, avait coutume de se tenir.

Mariée avec un vaurien de belles manières, un de ces tyrans domestiques devant qui tout doit céder et plier, elle avait été d’abord fort malheureuse. Pendant cinq ans, elle avait dû subir les exigences, les duretés, les jalousies, même les violences de ce maître intolérable, et terrifiée, éperdue de surprise, elle était demeurée sans révolte devant cette révélation de la vie conjugale, écrasée sous la volonté despotique et suppliciante du mâle brutal dont elle était la proie.

Il mourut, un soir, en revenant chez lui, de la rupture d’un anévrisme, et, quand elle vit entrer le corps de ce mari enveloppé dans une couverture, elle le regarda, ne pouvant croire à la réalité de cette délivrance, avec un sentiment profond de joie comprimée et une peur affreuse de le laisser voir.

D’une nature indépendante, gaie, même exubérante, très souple et séduisante, avec des saillies d’esprit libre, semées on ne sait comment dans les intelligences de certaines petites fillettes de Paris qui semblent avoir respiré dès l’enfance le souffle poivré des boulevards, où se mêlent chaque soir, par les portes ouvertes des théâtres, les courants d’air des pièces applaudies ou sifflées, elle garda cependant de son esclavage de cinq années une timidité singulière mêlée à ses hardiesses anciennes, une peur grande de trop dire, de trop faire, avec une envie ardente d’émancipation et une énergique résolution de ne plus jamais compromettre sa liberté.

Son mari, homme du monde, l’avait dressée à recevoir, comme une esclave muette, élégante, polie et parée. Parmi les amis de ce despote étaient beaucoup d’artistes qu’elle avait accueillis avec curiosité, écoutés avec plaisir, sans jamais oser leur laisser voir comment elle les comprenait et les appréciait.

Son deuil fini, elle en invita quelques-uns à dîner, un soir. Deux s’excusèrent, trois acceptèrent et trouvèrent avec étonnement une jeune femme d’âme ouverte et d’allures charmantes, qui les mit à l’aise et leur dit avec grâce le plaisir qu’ils lui avaient fait en venant chez elle autrefois.

Elle fit ainsi, peu à peu, parmi ses connaissances anciennes qui l’avaient ignorée ou méconnue, un choix suivant ses goûts, et se mit à recevoir, en veuve, en femme affranchie, mais qui veut rester honnête, tous ceux qu’elle put réunir des hommes les plus recherchés de Paris, avec quelques femmes seulement.

Les premiers admis devinrent des intimes, formèrent un fond, en attirèrent d’autres, donnèrent à la maison l’allure d’une petite cour où tout habitué apportait soit une valeur, soit un nom, car quelques titres bien triés étaient confondus avec la roture intelligente.

Son père, M. de Pradon, qui occupait l’appartement au-dessus, lui servait de chaperon et de porte-respect. Vieux galantin, très élégant, spirituel, empressé près d’elle, qu’il traitait plutôt en dame qu’en fille, il présidait les dîners du jeudi, bientôt connus, bientôt cités dans Paris et fort recherchés. Les demandes de présentation et d’invitation affluèrent, furent discutées, et souvent repoussées après une sorte de vote du cercle intime. Des mots d’esprit sortirent de ce cercle, coururent la ville. Des débuts d’acteurs, d’artistes et de jeunes poètes, y eurent lieu, devinrent une sorte de baptême de renommée. Des inspirés chevelus amenés par Gaston de Lamarthe y remplacèrent près du piano des violonistes hongrois présentés par Massival ; et des danseuses exotiques y esquissèrent leurs poses agitées avant de paraître devant le public de l’Eden ou des Folies-Bergère.

Mme de Burne, d’ailleurs jalousement gardée par ses amis et qui conservait de son passage dans le monde sous l’autorité maritale un souvenir répulsif, avait la sagesse de ne point trop augmenter ses connaissances. Satisfaite et effrayée en même temps de ce qu’on pourrait dire et penser d’elle, elle s’abandonnait à ses penchants un peu bohêmes avec une grande prudence bourgeoise. Elle tenait à son renom, redoutait les témérités, demeurait correcte dans ses fantaisies, modérée dans ses audaces, et avait soin qu’on ne pût la soupçonner d’aucune liaison, d’aucune amourette, d’aucune intrigue.

Tous avaient essayé de la séduire ; aucun, disait-on, n’avait réussi. Ils le confessaient, se l’avouaient entre eux avec surprise, car les hommes n’admettent guère, peut-être avec raison, la vertu des femmes indépendantes. Une légende courait sur elle. On disait que son mari avait apporté dans le début de leurs relations conjugales une brutalité si révoltante et des exigences si inattendues qu’elle avait été guérie pour toujours de l’amour des hommes. Et les intimes discutaient souvent sur ce cas. Ils arrivaient infailliblement à cette conclusion qu’une jeune fille élevée dans le rêve des tendresses futures et dans l’attente d’un mystère inquiétant, deviné indécent et gentiment impur, mais distingué, devait demeurer bouleversée quand la révélation des exigences du mariage lui était faite par un rustre.

Le philosophe mondain Georges de Maltry ricanait doucement, et ajoutait : « Son heure viendra. Elle vient toujours pour ces femmes-là. Plus elle est tardive, plus elle sonne fort. Avec les goûts artistes de notre amie, elle sera sur le tard amoureuse d’un chanteur ou d’une pianiste. »

Gaston de Lamarthe avait d’autres idées. En sa qualité de romancier, observateur et psychologue, voué à l’étude des gens du monde, dont il faisait d’ailleurs des portraits ironiques et ressemblants, il prétendait connaître et analyser les femmes avec une pénétration infaillible et unique. Il classait Mme de Burne parmi les détraquées contemporaines dont il avait tracé le type dans son intéressant roman Une d’Elles. Le premier, il avait décrit cette race nouvelle de femmes agitées par des nerfs d’hystériques raisonnables, sollicitées par mille envies contradictoires qui n’arrivent même pas à être des désirs, désillusionnées de tout sans avoir goûté à rien par la faute des événements, de l’époque, du temps actuel, du roman moderne, et qui, sans ardeur, sans entraînements, semblent combiner des caprices d’enfants gâtés avec des sécheresses de vieux sceptiques.

Il avait échoué, comme les autres, dans ses tentatives de séduction.

Car tous les fidèles du groupe étaient devenus à tour de rôle amoureux de Mme de Burne, et, après la crise, demeuraient encore attendris et émus à des degrés différents. Ils avaient formé peu à peu une sorte de petite église. Elle en était la madone, dont ils parlaient sans cesse entre eux, tenus sous le charme, même loin d’elle. Ils la célébraient, la vantaient, la critiquaient et la dépréciaient suivant les jours, les rancunes, les irritations ou les préférences qu’elle avait montrées. Ils se jalousaient continuellement, s’espionnaient un peu, et tenaient surtout les rangs serrés autour d’elle pour ne pas laisser approcher quelque concurrent redoutable. Ils étaient sept assidus : Massival, Gaston de Lamarthe, le gros Fresnel, le jeune philosophe homme du monde fort à la mode M. Georges de Maltry, célèbre par ses paradoxes, son érudition compliquée, éloquente, toujours de la dernière heure, incompréhensible pour ses admiratrices même les plus passionnées, et encore par ses toilettes aussi recherchées que ses théories. Elle avait joint à ces hommes de choix quelques simples mondains réputés spirituels, le comte de Marantin, le baron de Gravil et deux ou trois autres.

Les deux privilégiés de ce bataillon d’élite paraissaient être Massival et Lamarthe, qui avaient, semblait-il, le don de toujours distraire la jeune femme amusée par leur sans-gêne artiste, leur blague, leur adresse à se moquer de tout le monde, et même un peu d’elle quand elle le tolérait. Mais le soin naturel ou voulu, qu’elle apportait à ne jamais montrer à l’un de ses admirateurs une prédilection prolongée et marquante, l’air espiègle et dégagé de sa coquetterie et l’équité réelle de sa faveur maintenaient entre eux une amitié pimentée d’hostilité et une ardeur d’esprit qui les rendaient amusants.

Un d’eux par moments, pour faire une niche aux autres, présentait un ami. Mais comme cet ami n’était jamais un homme très éminent ou très intéressant, les autres, ligués contre lui, ne tardaient guère à l’exclure.

C’est ainsi que Massival amena dans la maison son camarade André Mariolle.

Un domestique en habit noir jeta ces noms :

— Monsieur Massival !

— Monsieur Mariolle !

Sous un grand nuage fripé de soie rose, abat-jour démesuré qui rejetait sur une table carrée en marbre antique la lumière éclatante d’une lampe-phare portée par une haute colonne de bronze doré, une tête de femme et trois têtes d’hommes étaient penchées sur un album que venait d’apporter Lamarthe. Debout entre elles, le romancier tournait les feuillets en donnant des explications.

Une des têtes se retourna, et Mariolle, qui s’avançait, aperçut une figure claire, blonde, un peu rousse, dont les cheveux follets sur les tempes semblaient brûler comme des flambées de broussailles. Le nez fin et retroussé faisait sourire ce visage ; la bouche nettement dessinée par les lèvres, les fossettes profondes des joues, le menton un peu saillant et fendu, lui donnaient un air moqueur, tandis que les yeux, par un contraste bizarre, le voilaient de mélancolie. Ils étaient bleus, d’un bleu déteint, comme si on l’eût lavé, frotté, usé, et les pupilles noires luisaient au milieu, rondes et dilatées. Ce regard brillant et singulier paraissait raconter déjà des rêves de morphine, ou peut-être plus simplement l’artifice coquet de la belladone.

Mme de Burne, debout, tendait la main, souhaitait la bienvenue, remerciait. — « J’avais demandé depuis longtemps à nos amis de vous amener chez moi, disait-elle à Mariolle, mais il faut que je répète toujours plusieurs fois ces choses-là pour qu’on les fasse. »

Elle était grande, élégante, un peu lente en ses gestes, sobrement décolletée, montrant à peine le sommet de ses belles épaules de rousse que la lumière rendait incomparables. Ses cheveux cependant n’étaient point rouges, mais de la couleur intraduisible de certaines feuilles mortes brûlées par l’automne.

Puis elle présenta M. Mariolle à son père, qui salua et tendit la main.

Les hommes, en trois groupes, causaient entre eux, familièrement, semblaient chez eux, dans une sorte de cercle habituel où la présence d’une femme mettait des airs galants.

Le gros Fresnel causait avec le comte de Marantin. L’assiduité constante de Fresnel en cette maison et la prédilection que lui témoignait Mme de Burne choquaient et fâchaient souvent ses amis. Encore jeune, mais gros comme un bonhomme de baudruche, soufflé, soufflant, presque sans barbe, la tête ennuagée d’une vague chevelure de poils clairs et follets, commun, ennuyeux, il n’avait assurément pour la jeune femme qu’un mérite, désagréable aux autres, mais essentiel à ses yeux, celui de l’aimer aveuglément, plus et mieux que tout le monde. On l’avait baptisé « le phoque ». Marié, il n’avait jamais parlé de présenter dans la maison sa femme, qui, disait-on, était, de loin, fort jalouse. Lamarthe et Massival surtout s’indignaient de la sympathie évidente de leur amie pour ce souffleur, et, quand ils ne pouvaient s’abstenir de lui reprocher ce goût condamnable, ce goût égoïste et vulgaire, elle leur répondait en souriant :

— Je l’aime comme un bon toutou fidèle.

Georges de Maltry s’entretenait avec Gaston de Lamarthe de la découverte la plus récente, incertaine encore, des microbiologistes.

M. de Maltry développait sa thèse avec des considérations infinies et subtiles, et le romancier Lamarthe l’acceptait avec enthousiasme, avec cette facilité dont les hommes de lettres accueillent sans contrôle tout ce qui leur paraît original et neuf.

Le philosophe du high-life, blond, d’un blond de lin, mince et haut, était encorseté dans un habit très serré sur les hanches. Sa tête fine, au-dessus, sortait du col blanc, pâle sous des cheveux plats et blonds qui paraissaient collés dessus.

Quand à Lamarthe, Gaston de Lamarthe, à qui sa particule avait inoculé quelques prétentions de gentilhomme et de mondain, c’était avant tout un homme de lettres, un impitoyable et terrible homme de lettres. Armé d’un œil qui cueillait les images, les attitudes, les gestes avec une rapidité et une précision d’appareil photographique, et doué d’une pénétration, d’un sens de romancier naturel comme un flair de chien de chasse, il emmagasinait du matin au soir des renseignements professionnels. Avec ces deux sens très simples, une vision nette des formes et une intuition instinctive des dessous, il donnait à ses livres, où n’apparaissait aucune des intentions ordinaires des écrivains psychologues, mais qui avaient l’air de morceaux d’existence humaine arrachés à la réalité, la couleur, le ton, l’aspect, le mouvement de la vie même.

L’apparition de chacun de ses romans soulevait par la société des agitations, des suppositions, des gaietés et des colères, car on croyait toujours y reconnaître des gens en vue à peine couverts d’un masque déchiré ; et son passage par les salons laissait un sillage d’inquiétudes. Il avait publié d’ailleurs un volume de souvenirs intimes où beaucoup d’hommes et de femmes de sa connaissance avaient été portraiturés, sans intentions nettement malveillantes, mais avec une exactitude et une sévérité telles, qu’ils s’étaient sentis ulcérés. Quelqu’un l’avait surnommé : « Gare aux amis. »

Âme énigmatique et cœur fermé, il passait pour avoir aimé violemment, autrefois, une femme qui l’avait fait souffrir, et pour s’être ensuite vengé sur les autres.

Massival et lui s’entendaient fort bien, quoique le musicien fût d’une nature très différente, plus ouverte, plus expansive, moins tourmentée peut-être, mais plus visiblement sensible. Après deux grands succès, une pièce jouée à Bruxelles et venue ensuite à Paris où elle avait été acclamée à l’Opéra-Comique, puis une seconde œuvre reçue et interprétée du premier coup au Grand-Opéra, et accueillie comme l’annonce d’un superbe talent, il avait subi cette espèce d’arrêt qui semble frapper la plupart des artistes contemporains comme une paralysie précoce. Ils ne vieillissent pas dans la gloire et le succès ainsi que leurs pères, mais paraissent menacés d’impuissance, à la fleur de l’âge. Lamarthe disait : « Aujourd’hui il n’y a plus en France que des grands hommes avortés. »

Massival à ce moment semblait fort épris de Mme de Burne, et le cercle en jasait un peu : aussi tous les yeux se tournèrent-ils vers lui quand il lui baisa la main avec un air d’adoration.

Il demanda :

— Sommes-nous en retard ?

Elle répondit :

— Non, j’attends encore le baron de Gravil et la marquise de Bratiane.

— Ah ! Quelle chance, la marquise ! Alors nous allons faire de la musique ce soir.

— Je l’espère.

Les deux attardés entraient. La marquise, une femme, un peu trop petite peut-être, parce qu’elle était assez dodue, d’origine italienne, vive, avec des yeux noirs, des cils noirs, des sourcils noirs et des cheveux noirs aussi, tellement drus et envahissants qu’ils mangeaient le front et menaçaient les yeux, passait pour avoir la plus remarquable voix connue parmi les femmes du monde.

Le baron, homme comme il faut, à poitrine creuse et à grosse tête, n’était vraiment complet qu’avec son violoncelle aux mains. Mélomane passionné, il n’allait que dans les maisons où la musique était en honneur.

Le dîner fut annoncé, et Mme de Burne, prenant le bras d’André Mariolle, laissa passer ses convives. Puis, comme ils étaient demeurés tous deux les derniers au salon, au moment de se mettre en route elle jeta sur lui, obliquement un regard rapide de son œil pâle à lentille noire, où il crut sentir une pensée de femme plus complexe et un intérêt plus chercheur que ne se donnent la peine d’en avoir ordinairement les jolies dames recevant à leur table un monsieur quelconque pour la première fois.

Le dîner fut un peu triste et monotone. Lamarthe, nerveux, semblait hostile à tout le monde, non point hostile ouvertement, car il tenait à paraître bien élevé, mais armé de cette presque imperceptible mauvaise humeur qui glace l’entrain des causeries. Massival, concentré, préoccupé, mangeait peu et regardait en dessous, de temps en temps, la maîtresse de la maison, qui paraissait être en un tout autre endroit que chez elle. Inattentive, souriante pour répondre, puis figée tout de suite, elle devait songer à quelque chose qui ne la préoccupait pas beaucoup, mais qui l’intéressait encore davantage, ce soir-là, que ses amis. Elle fit des frais cependant, les frais nécessaires, et très amplement, pour la marquise et pour Mariolle ; mais elle les faisait par devoir, par habitude, visiblement absente d’elle-même et de sa demeure. Fresnel et M. de Maltry se querellèrent sur la poésie contemporaine. Fresnel possédait sur la poésie les opinions courantes des hommes du monde, et M. de Maltry les perceptions impénétrables pour le vulgaire des plus compliqués faiseurs de vers.

Plusieurs fois pendant ce dîner, Mariolle avait encore rencontré le regard fouilleur de la jeune femme, mais plus vague, moins fixé, moins curieux. Seuls, la marquise de Bratiane, le comte de Marantin et le baron de Gravil causèrent sans discontinuer et se dirent des masses de choses.

Puis, dans la soirée, Massival, de plus en plus mélancolique, s’assit au piano et fit sonner quelques notes. Mme de Burne parut renaître, et elle organisa bien vite un petit concert composé des morceaux qu’elle aimait le plus.

La marquise était en voix, et, surexcitée par la présence de Massival, elle chanta comme une vraie artiste. Le maître l’accompagnait avec ce visage mélancolique qu’il prenait en se mettant à jouer. Ses cheveux, qu’il portait longs, frôlaient le col de son habit, se mêlaient à sa barbe frisée, entière, luisante et fine. Beaucoup de femme l’avaient aimé, le poursuivaient encore, disait-on. Mme de Burne, assise près du piano, écoutant de toute sa pensée, semblait en même temps le contempler et ne pas le voir, et Mariolle fut un peu jaloux. Il ne fut pas jaloux particulièrement à cause d’elle et de lui ; mais, devant ce regard de femme fixé sur un Illustre, il se sentit humilié dans sa vanité masculine par le sentiment du classement qu’Elles font de nous, selon la renommée que nous avons conquise. Souvent déjà il avait secrètement souffert de ce contact avec les hommes connus qu’il fréquentait devant celles dont la faveur est pour beaucoup la suprême récompense du succès.

Vers dix heures arrivèrent coup sur coup la baronne de Frémines et deux Juives de la haute banque. On causa d’un mariage annoncé et d’un divorce prévu.

Mariolle regardait Mme de Burne assise à présent sous une colonne qui portait une énorme lampe.

Son nez fin, au bout retroussé, les fossettes de ses joues et le pli mignon de chair qui fendait son menton lui faisaient une figure espiègle d’enfant, bien qu’elle approchât de la trentième année et bien que son regard de fleur passée animât ce visage d’une sorte de mystère inquiétant. Sa peau, sous la clarté qui l’inondait, prenait des nuances de velours blond, tandis que ses cheveux s’éclairaient de lueurs fauves quand elle remuait la tête.

Elle sentit ce regard d’homme qui venait à elle de l’autre bout de son salon, et, se levant bientôt, elle alla vers lui, souriante, comme on répond à un appel.

— Vous devez vous ennuyer un peu, Monsieur, dit-elle. Quand on n’est pas acclimaté dans une maison, on s’y ennuie toujours.

Il protesta.

Elle prit une chaise et s’assit près de lui.

Et tout de suite ils causèrent. Ce fut instantané chez l’un et chez l’autre, comme un feu qui prend bien dès qu’une allumette l’a touché. Il semblait qu’ils se fussent communiqué d’avance leurs opinions, leurs sensations, qu’une même nature, qu’une même éducation, les mêmes penchants, les mêmes goûts, les eussent prédisposés à se comprendre et destinés à se rencontrer.

Peut-être y avait-il là quelque adresse de la part de la jeune femme ; mais la joie qu’on éprouve à trouver quelqu’un qui vous écoute, qui vous devine, qui vous répond, qui vous fournit des réparties par ses répliques, animait Mariolle d’un bel entrain. Flatté d’ailleurs par la façon dont elle l’avait reçu, conquis par la grâce provocante qu’elle déployait pour lui et par le charme dont elle savait envelopper les hommes, il s’efforçait de lui montrer cette couleur d’esprit un peu voilée, mais personnelle et délicate, qui lui attirait quand on le connaissait bien, de rares et vives sympathies.

Tout à coup elle lui déclara :

— C’est vraiment fort agréable de causer avec vous, Monsieur. On m’avait prévenue d’ailleurs.

Il se sentit rougir, et hardiment :

— Et moi on m’avait annoncé, Madame, que vous étiez…

Elle l’interrompit :

— Dites une coquette. Je le suis beaucoup avec les gens qui me plaisent. Tout le monde le sait, je ne m’en cache pas, mais vous verrez que ma coquetterie est fort impartiale, ce qui me permet de garder… ou de reprendre mes amis sans jamais les perdre, et de les retenir tous autour de moi.

Elle avait un air sournois qui signifiait : « Soyez calme et pas trop fat ; ne vous y trompez point, car vous n’aurez rien de plus que les autres. »

Il répondit :

— Cela s’appelle prévenir son monde de tous les dangers qu’on court ici. Merci, Madame ; j’aime beaucoup cette manière d’agir.

Elle lui avait ouvert la voie pour parler d’elle ; il en usa. Il lui fit d’abord des compliments et constata qu’elle les aimait ; puis il éveilla sa curiosité de femme en lui racontant ce qu’on disait d’elle dans les différents milieux qu’il fréquentait. Un peu inquiète, elle ne put cacher son désir de savoir, bien qu’elle affectât une grande indifférence sur ce qu’on pouvait penser de son existence et de ses goûts.

Il faisait un portrait flatteur de femme indépendante, intelligente, supérieure et séduisante, qui s’était entourée d’hommes éminents, et restait cependant une mondaine accomplie.

Elle protestait avec des sourires, avec des petits « non » d’égoïsme content, s’amusant beaucoup de tous les détails qu’il donnait, et, sur un ton badin, elle en demandait sans cesse davantage, en l’interrogeant finement avec un sensuel appétit de flatteries.

Il pensa, en la regardant : « Au fond, ce n’est qu’une enfant, comme toutes les autres. » Et il acheva une jolie phrase où il vantait son amour réel pour les arts, si rare chez une femme.

Alors elle prit un air tout imprévu de moquerie, de cette gouaillerie française qui semble la moelle de notre race :

Mariolle avait forcé l’éloge. Elle lui montra qu’elle n’était pas sotte.

— Mon Dieu, dit-elle, je vous avouerai que je ne sais pas au juste si j’aime les arts ou les artistes.

Il répliqua :

— Comment pourrait-on aimer les artistes sans aimer les arts ?

— Parce qu’ils sont quelquefois plus drôles que les hommes du monde.

— Oui ; mais ils ont des défauts plus gênants.

— C’est vrai.

— Alors vous n’aimez pas la musique ?

Elle redevint subitement sérieuse.

— Pardon ! J’adore la musique. Je crois que je l’aime plus que tout. Massival cependant est convaincu que je n’y entends rien.

— Il vous l’a dit ?

— Non, il le pense.

— Comment le savez-vous ?

— Oh ! Nous autres, nous devinons presque tout ce que nous ne savons pas.

— Alors Massival pense que vous n’entendez rien à la musique ?

— J’en suis sûre. Je vois cela rien qu’à la façon dont il me l’explique, dont il souligne les nuances tout en ayant l’air de ruminer : « Ça ne sert à rien ; je fais cela parce que vous êtes bien gentille. »

— Il m’a pourtant annoncé qu’on entendait chez vous de meilleure musique que dans n’importe quelle maison de Paris.

— Oui, grâce à lui.

— Et la littérature, vous ne l’aimez pas ?

— Je l’aime beaucoup, et j’ai même la prétention de la sentir fort bien, malgré l’avis de Lamarthe.

— Qui juge aussi que vous n’y comprenez rien ?

— Naturellement.

— Mais qui ne vous l’a pas dit non plus.

— Pardon ! Il me l’a dit, celui-là. Il prétend que certaines femmes peuvent avoir une perception délicate et juste des sentiments exprimés, de la vérité des personnages, de la psychologie en général, mais qu’elles sont totalement incapables de discerner ce qu’il y a de supérieur dans sa profession, l’art. Quand il a prononcé ce mort, l’art, il n’y a plus qu’à le mettre à la porte.

Mariolle demanda en souriant :

— Et vous, qu’en pensez-vous, Madame ?

Elle réfléchit quelques secondes, puis le regarda bien en face pour voir s’il était tout disposé à l’écouter et à la comprendre.

— Moi, j’ai des idées là-dessus. Je crois que le sentiment, vous entendez bien — le sentiment — peut faire tout entrer dans l’esprit d’une femme ; seulement ça n’y reste pas souvent. Y êtes-vous ?

— Non, pas tout à fait, Madame.

— J’entends par là que pour nous rendre compréhensives au même degré que vous, il faut toujours faire un appel à notre nature de femme avant de s’adresser à notre intelligence. Nous ne nous intéressons guère à ce qu’un homme ne nous rend pas d’abord sympathique, car nous regardons tout à travers le sentiment. Je ne dis pas à travers l’amour — non — à travers le sentiment, qui a toutes sortes de formes, de manifestations, de nuances. Le sentiment est quelque chose qui nous appartient, que vous ne comprenez pas bien, vous autres, car il vous obscurcit, tandis qu’il nous éclaire. Oh ! Je sens que cela est bien vague pour vous, tant pis ! Enfin, si un homme nous aime et nous est agréable, car il est indispensable que nous nous sentions aimées pour devenir capables de cet effort-là, et, si cet homme est un être supérieur, il peut, en s’en donnant la peine, nous faire tout sentir, tout entrevoir, tout pénétrer, mais tout, et nous communiquer par moments, et par morceaux, toute son intelligence. Oh ! Cela s’efface souvent ensuite, disparaît, s’éteint, car nous oublions, oh ! Nous oublions, comme l’air oublie les paroles. Nous sommes intuitives et illuminables, mais changeantes, impressionnables, modifiables par ce qui nous entoure. Si vous saviez combien je traverse d’états d’esprit qui font de moi des femmes si différentes, selon le temps, ma santé, ce que j’ai lu, ce qu’on m’a dit. Il y a vraiment des jours où j’ai l’âme d’une excellente mère de famille, sans enfants, et d’autres où j’ai presque celle d’une cocotte… sans amants.

Il demanda, charmé :

— Croyez-vous que presque toutes les femmes intelligentes soient capables de cette activité de pensée ?

— Oui, dit-elle. Seulement elles s’endorment, et peuvent elles ont une existence déterminée qui les entraîne d’un côté ou d’un autre.

Il demanda encore :

— Alors, au fond, c’est la musique que vous préférez à tout ?

— Oui. Mais ce que je vous disais tout à l’heure est si vrai ! Certainement je ne l’aurais pas goûtée comme je la goûte, adorée comme je l’adore, sans cet ange de Massival. Toutes les œuvres des grands, que j’aimais déjà passionnément, eh bien ! Il a mis leur âme dedans en me les faisant jouer. Quel dommage qu’il soit marié !

Elle dit ces derniers mots avec un air enjoué, mais de si profond regret qu’ils primaient tout, ses théories sur les femmes et son admiration pour les arts.

Massival, en effet, était marié. Il avait contracté, avant le succès, une de ces unions d’artistes qu’on traîne ensuite jusqu’à sa mort, à travers la gloire.

Il ne parlait jamais de sa femme, d’ailleurs, ne la présentait point dans le monde, où il allait beaucoup, et, bien qu’il eût trois enfants, on le savait à peine.

Mariolle se mit à rire. Décidément, elle était gentille, cette femme, imprévue, d’un type rare, et fort jolie. Il regardait, sans pouvoir s’en lasser, avec une insistance dont elle ne semblait point gênée, ce visage grave et gai, un peu mutin, au nez hardi, et d’une carnation si sensuelle, d’un blond chaud et doux, flambé par le plein été d’une maturité si juste, si tendre, si savoureuse, qu’elle semblait arrivée à l’année même, au mois, à la minute de son complet épanouissement. Il se demandait : « Est-elle teinte ? » et il cherchait à distinguer la petite ligne plus pâle ou plus sombre à la racine des cheveux, sans pouvoir la découvrir.

Des pas sourds, derrière lui, sur les tapis, le firent tressaillir et tourner la tête. Deux domestiques apportaient la table à thé. La petite lampe à flamme bleue faisait doucement murmurer l’eau dans un grand appareil argenté, luisant et compliqué comme un instrument de chimiste.

— Vous prendrez une tasse de thé ? demanda-t-elle.

Quand il eut accepté, elle se leva, et alla, d’une démarche droite, sans balancements, distinguée par sa raideur même, vers la table où la vapeur bouillante chantait dans le ventre de cette machine, au milieu d’un parterre de gâteaux, de petits fours, de fruits confits et de bonbons.

Alors, son profil se dessinant nettement sur la tenture du salon, Mariolle remarqua la finesse de la taille et la minceur des hanches, sous les épaules larges et la gorge pleine qu’il avait admirées tout à l’heure. Comme la robe claire traînait enroulée derrière elle et semblait allonger sur le tapis un corps sans fin, il pensa crûment : « Tiens ! Une sirène. Elle n’a que ce qui promet. »

Elle allait maintenant de l’un à l’autre, offrant ses rafraîchissements avec une grâce de gestes exquise.

Mariolle la suivait des yeux, mais Lamarthe, qui se promenait, sa tasse à la main, l’aborda et lui dit :

— Partons-nous ensemble ?

— Mais oui.

— Tout de suite, n’est-ce pas ? Je suis fatigué.

— Tout de suite. Allons.

Ils sortirent.

Dans la rue, le romancier demanda :

— Vous allez chez vous ou au cercle ?

— Je vais passer une heure au cercle.

— Aux Tambourins ?

— Oui.

— Je vous conduis à la porte. Moi, ces endroits-là m’ennuient. Je n’y entre jamais. J’en suis uniquement pour avoir des voitures.

Ils se prirent le bras et descendirent vers Saint-Augustin.

Ils firent quelques pas ; puis Mariolle demanda :

— Quelle bizarre femme ! Qu’en pensez-vous ?

Lamarthe se mit à rire tout à fait.

— C’est la crise qui commence, dit-il. Vous allez y passer comme nous tous : moi je suis guéri, mais j’ai eu cette maladie-là. Mon cher ami, la crise consiste pour ses amis à ne parler que d’elle quand ils sont ensemble, quand ils se rencontrent, partout où ils se trouvent.

— Dans tous les cas, pour moi, c’est la première fois, et c’est bien naturel, puisque je la connais à peine.

— Soit. Parlons d’elle. Eh bien vous allez en devenir amoureux. C’est fatal, tout le monde y passe.

— Elle est donc bien séduisante ?

— Oui et non. Ceux qui aiment les femmes d’autrefois, les femmes à âme, les femmes à cœur, les femmes à sensibilité, les femmes des romans passés, la prennent en grippe, et l’exècrent à tel point qu’ils finissent par dire sur elle des infamies. Les autres, nous, qui goûtons le charme moderne, nous sommes forcés d’avouer qu’elle est délicieuse, pourvu qu’on ne s’attache pas à elle. Et c’est justement ce que tout le monde fait. On n’en meurt pas du reste, on n’en souffre même pas trop ; mais on rage qu’elle ne soit pas différente. Vous y passerez si elle le veut ; d’ailleurs, elle vous gobe déjà.

Mariolle s’écria, écho de sa secrète pensée :

— Oh ! Moi, je suis pour elle le premier venu, et je crois qu’elle tient aux titres de toute nature.

— Oui, elle y tient parbleu ! Mais en même temps elle s’en moque. L’homme le plus célèbre, le plus recherché et même le plus distingué ne retournera pas dix fois chez elle s’il ne lui plaît point ; et elle s’est attachée d’une façon stupide à cet idiot de Fresnel et à ce poisseux de Maltry. Elle s’acoquine avec des crétins sans excuse, on ne sait pourquoi, peut-être parce qu’ils l’amusent plus que nous, peut-être parce qu’au fond ils l’aiment davantage, et que toutes les femmes sont plus sensibles à cela qu’à n’importe quoi.

Et Lamarthe parla d’elle, analysant, discutant, se reprenant pour se contredire, interroger par Mariolle, répondant avec une ardeur sincère, en homme intéressé, entraîné par son sujet, un peu dérouté aussi, ayant l’esprit plein d’observations vraies et de déductions fausses.

Il disait : « Elle n’est pas seule d’ailleurs : elles sont cinquante aujourd’hui, sinon plus, qui lui ressemblent. Tenez, la petite Frémines qui entrait chez elle tout à l’heure est toute pareille, mais plus hardie d’allure, et mariée avec un étrange monsieur, ce qui fait de sa maison un des asiles de déments les plus intéressants de Paris. Je vais beaucoup aussi dans cette boîte-là. »

Ils avaient suivi, sans y songer, le boulevard Malesherbes, la rue Royale, l’avenue des Champs-Élysées, et ils arrivaient à l’Arc de Triomphe, quand Lamarthe brusquement tira sa montre.

— Mon cher, dit-il, voilà une heure dix minutes que nous parlons d’elle ; ça suffit pour aujourd’hui. Je vous conduirai une autre fois à votre cercle. Allez vous coucher, et j’en fais autant.

II

C’était une grande pièce bien éclairée et tendue, murs et plafonds, d’admirables toiles de Perse rapportées par un diplomate ami. Elles étaient à fond jaune, comme si on les eût trempées en de la crème dorée, et les dessins de toutes nuances, où dominait le vert persan, représentaient des constructions bizarres, aux toits retroussés, autour desquelles couraient des lions à perruques, des antilopes à cornes démesurées, et volaient des oiseaux paradisiaques.

Peu de meubles, Trois longues tables couvertes de plaques en marbre vert portaient tout ce qui sert à la toilette d’une femme. Sur l’une, celle du milieu, les grandes cuvettes en cristal épais. La seconde présentait une armée de flacons, de boîtes et de vases de toutes tailles, coiffés d’argent au chiffre couronné. Sur la troisième, s’étalaient tous les outils et instruments de la coquetterie moderne, innombrables, aux usages compliqués, mystérieux et délicats. Dans ce cabinet, rien que deux chaises longues et quelques sièges bas, capitonnés et moelleux, faits pour le repos des membres las et du corps dévêtu. Puis, tenant un mur entier, une glace immense s’ouvrait comme un horizon clair. Elle était formée de trois panneaux dont les deux côtés latéraux, articulés sur des charnières, permettaient à la jeune femme de se voir en même temps de face, de profil et de dos, de s’enfermer dans son image. À droite, dans une niche que voilait ordinairement une draperie, la baignoire, ou plutôt une vasque profonde, également en marbre vert, où l’on descendait par deux marches. Un amour de bronze, élégante figurine du sculpteur Prédolé, assis sur le bord, y versait l’eau chaude et l’eau froide par des coquilles avec lesquelles il jouait. Au fond de ce réduit, une glace de Venise à pans brisés, faite de miroirs inclinés, montait en voûte arrondie, abritait, enfermait et reflétait, en chacun de ses morceaux, la baignoire et la baigneuse.

Un peu plus loin, le bureau épistolaire, simple et beau meuble anglais moderne, couvert de papiers traînants, lettres pliées, petites enveloppes déchirées, où brillaient des initiales dorées. Car c’était là qu’elle écrivait et qu’elle vivait quand elle était seule.

Étendue sur sa chaise longue, dans une robe de chambre en foulard de chine, les bras nus, de beaux bras souples et fermes sortant hardiment des grands plis de l’étoffe, les cheveux relevés et pesant sur la tête de leur masse blonde et tordue, Mme de Burne rêvassait, après le bain.

La femme de chambre frappa, puis entra, apportant une lettre.

Elle la prit, regarda l’écriture, déchira le papier, lut les premières lignes, puis dit tranquillement à sa domestique : « Je vous sonnerai dans une heure ».

Restée seule, elle sourit avec une joie victorieuse. Les premiers mots lui avaient suffit pour comprendre que c’était là, enfin, la déclaration d’amour de Mariolle. Il avait résisté bien plus qu’elle n’aurait cru, car depuis trois mois elle le captait avec un grand déploiement de grâce, des attentions et des frais de charme qu’elle n’avait jamais faits pour personne. Il semblait méfiant, prévenu, en garde contre elle, contre l’appât toujours tendu de son insatiable coquetterie. Il avait fallu bien des causeries intimes, où elle avait donné toute la séduction physique de son être, tout l’effort captivant de son esprit, et aussi bien des soirées de musique, où devant le piano vibrant encore, devant les pages de partitions pleines de l’âme chantante des maîtres, ils avaient tressailli de la même émotion, pour qu’elle aperçût enfin dans son œil cet aveu de l’homme vaincu, la supplication mendiante de la tendresse qui défaille. Elle connaissait si bien cela, la rouée ! Elle avait fait naître si souvent, avec une adresse féline et une curiosité inépuisable, ce mal secret et torturant dans les yeux de tous les hommes qu’elle avait pu séduire ! Cela l’amusait tant de les sentir envahis peu à peu, conquis, dominés par sa puissance invincible de femme, de devenir pour eux l’Unique, l’Idole capricieuse et souveraine ! Cela avait poussé en elle tout doucement, comme un instinct caché qui se développe, l’instinct de la guerre et de la conquête. Pendant ses années de mariage, un besoin de représailles avait peut-être germé dans son cœur, un besoin obscur de rendre aux hommes ce qu’elle avait reçu de l’un d’eux, d’être la plus forte à son tour, de ployer les volontés, de fouailler les résistances et de faire souffrir aussi. Mais surtout elle était née coquette ; et, dès qu’elle se sentit libre dans l’existence, elle se mit à poursuivre et à dompter les amoureux, comme le chasseur poursuit le gibier, rien que pour les voir tomber. Son cœur cependant n’était point avide d’émotions comme celui des femmes tendres et sentimentales ; elle ne recherchait point l’amour unique d’un homme ni le bonheur dans une passion. Il lui fallait seulement autour d’elle l’admiration de tous, des hommages, des agenouillements, un encensement de tendresse. Quiconque devenait l’habitué de sa maison devait être aussi l’esclave de sa beauté, et aucun intérêt d’esprit ne pouvait l’attacher longtemps à ceux qui résistaient à ses coquetteries, dédaigneux des soucis d’amour ou peut-être engagés ailleurs. Il fallait qu’on l’aimât pour rester son ami ; mais, alors, elle avait des prévenances inimaginables, des attentions délicieuses, des gentillesses infinies, pour conserver autour d’elle tous ceux qu’elle avait captivés. Une fois enrégimenté dans son troupeau d’adorateurs, il semblait qu’on lui appartînt de par le droit de conquête. Elle les gouvernait avec une adresse savante, suivant leurs défauts et leurs qualités et la nature de leur jalousie. Ceux qui demandaient trop, elle les expulsait au jour voulu, les reprenait ensuite, assagis, en leur posant des conditions sévères ; et elle s’amusait tellement, en gamine perverse, à ce jeu de séduction, qu’elle trouvait aussi charmant d’affoler les vieux messieurs que de tourner la tête aux jeunes.

On eût dit même qu’elle réglait son affection sur le degré d’ardeur qu’elle avait inspiré ; et le gros Fresnel, inutile et lourd comparse, demeurait un de ses favoris grâce à la passion frénétique dont elle le sentait possédé.

Elle n’était pas non plus tout à fait indifférente aux qualités des hommes ; et elle avait subi des commencements d’entraînement connus d’elle seule, arrêtés au moment où ils auraient pu devenir dangereux.

Chaque débutant apportant la note nouvelle de sa chanson galante et l’inconnu de sa nature, les artistes surtout, en qui elle pressentait des raffinements, des nuances, des délicatesses d’émotion plus aiguës et plus fines, l’avaient plusieurs fois troublée, avaient éveillé en elle le rêve intermittent des grandes amours et des longues liaisons. Mais, en proie aux craintes prudentes, indécise, tourmentée, ombrageuse, elle s’était gardée toujours jusqu’au moment où le dernier amoureux avait cessé de l’émouvoir. Et puis elle possédait des yeux sceptiques de fille moderne qui déshabillaient en quelques semaines les plus grands hommes de leur prestige. Dès qu’ils étaient épris d’elle, et qu’ils abandonnaient, dans le désarroi de leur cœur, leurs poses de représentation et leurs habitudes de parade, elle les voyait tous pareils, pauvres êtres qu’elle dominait de son pouvoir séducteur.

Enfin, pour s’attacher à un homme, une femme comme elle, si parfaite, il aurait fallu qu’il possédât tant de mérites inestimables !

Pourtant elle s’ennuyait beaucoup. Sans amour pour le monde, où elle allait par préjugé, dont elle subissait les longues soirées avec des bâillements retenus dans la gorge et du sommeil dans les paupières, amusée seulement par les marivaudages, par ses caprices agressifs, par des curiosités changeantes pour certaines choses ou certains êtres, s’attachant juste assez pour ne se point dégoûter trop vite de ce qu’elle avait apprécié ou admiré, et pas assez pour découvrir un plaisir vrai dans une affection ou dans un goût, tourmentée par ses nerfs et non par ses désirs, privée de toutes les préoccupations absorbantes des âmes simples ou ardentes, elle vivait dans un ennui gai, sans la foi commune au bonheur, en quête seulement de distractions, et déjà courbaturée de lassitude, bien qu’elle s’estimât satisfaite.

Elle s’estimait satisfaite parce qu’elle se jugeait la plus séduisante et la mieux partagée des femmes. Fière de son charme, dont elle expérimentait souvent le pouvoir, amoureuse de sa beauté irrégulière, bizarre et captivante, sûre de la finesse de sa pensée, qui lui faisait deviner, pressentir, comprendre mille choses que les autres ne voyaient point, orgueilleuse de son esprit, que tant d’hommes supérieurs appréciaient, et ignorante des barrières qui fermaient son intelligence, elle se croyait un être presque unique, une perle rare, éclose en ce monde médiocre, qui lui paraissait un peu vide et monotone parce qu’elle valait trop pour lui.

Jamais elle ne se serait soupçonnée d’être elle-même la cause inconsciente de cet ennui continu dont elle souffrait, mais elle en accusait les autres et les rendait responsables de ses mélancolies. S’ils ne savaient pas la distraire assez, l’amuser et même la passionner, c’est qu’ils manquaient d’agréments et de véritables qualités. « Tout le monde, disait-elle en riant, est assommant. Il n’y a de tolérable que les gens qui me plaisent, uniquement parce qu’ils me plaisent. »

Et on lui plaisait surtout en la trouvant incomparable. Sachant fort bien qu’on ne réussit pas sans peine, elle mettait tous ses soins à séduire, et ne trouvait rien de plus agréable que savourer l’hommage du regard qui s’attendrit et du cœur, ce muscle violent, qu’on fait battre par un mot.

Elle s’était étonnée beaucoup de la peine qu’elle avait eue à conquérir André Mariolle, car elle avait bien senti, dès le premier jour, qu’elle lui plaisait. Puis, peu à peu, elle avait deviné sa nature ombrageuse, secrètement envieuse, très subtile et concentrée, et elle lui avait montré, pour vaincre son faible, tant d’égards, de préférence et de naturelle sympathie, qu’il avait fini par se rendre.

Depuis un mois surtout, elle le sentait pris, inquiet devant elle, taciturne et enfiévré, mais il résistait à l’aveu. Oh ! Les aveux ! Au fond, elle ne les aimait pas beaucoup, car, lorsqu’ils étaient trop directs, trop expressifs, elle se voyait forcée de sévir. Elle avait même dû se fâcher deux fois et interdire sa porte. Ce qu’elle adorait, c’étaient les manifestations délicates, les demi-confidences, les allusions discrètes, l’agenouillement moral ; et elle déployait vraiment un tact et une adresse exceptionnels pour obtenir de ses admirateurs cette réserve dans l’expression.

Depuis un mois elle attendait et guettait sur les lèvres de Mariolle la phrase claire ou voilée, selon la nature de l’homme, où se soulage le cœur oppressé.

Il n’avait rien dit, mais il écrivait. C’était une longue lettre : quatre pages ! Elle la tenait en ses mains, frémissante de contentement. Elle s’étendit sur sa chaise longue pour être plus à l’aise, et laissa choir sur le tapis les petites mules de ses pieds, puis elle lut. Elle fut surprise. Il lui disait, en termes sérieux, qu’il ne voulait pas souffrir par elle, et qu’il la connaissait déjà trop pour consentir à être sa victime. Avec des phrases très polies, chargées de compliments, où transperçait partout de l’amour retenu, il ne lui laissait pas ignorer qu’il savait sa manière d’agir envers les hommes, qu’il était pris aussi, mais qu’il s’affranchissait de ce début de servitude en s’en allant. Il recommençait tout simplement sa vie vagabonde d’autrefois. Il partait.

C’était un adieu, éloquent et résolu.

Certes elle fut surprise en lisant, en relisant, en recommençant encore ces quatre pages de prose tendrement irritée et passionnée. Elle se leva, reprit ses mules, se mit à marcher, les bras nus hors des manches rejetées en arrière, les mains entrées à moitié aux petites poches de sa robe de chambre, et tenant dans l’une la lettre froissée.

Elle pensait, étourdie de cette déclaration imprévue : « C’est qu’il écrit fort bien, ce garçon, c’est sincère, ému, touchant. Il écrit mieux que Lamarthe : ça ne sent pas le roman. »

Elle eut envie de fumer, s’approcha de la table aux parfums, et, dans une boîte en porcelaine de Saxe, prit une cigarette ; puis l’ayant allumée, elle alla vers la glace, où elle voyait venir trois jeunes femmes, dans les trois panneaux diversement orientés. Quand elle fut tout près, elle s’arrêta, se fit un petit salut, un petit sourire, un petit coup de tête ami qui disait : « Très jolie, très jolie ». Elle inspecta ses yeux, se montra ses dents, leva ses bras, posa ses mains sur ses hanches et se tourna de profil pour se bien apercevoir tout entière dans les trois miroirs, en inclinant un peu la tête.

Alors elle resta debout, amoureusement, en face d’elle-même, enveloppée par le triple reflet de son être, qu’elle trouvait charmant, ravie de se voir, saisie d’un plaisir égoïste et physique devant sa beauté, et la savourant avec une satisfaction de tendresse presque aussi sensuelle que celle des hommes.

Tous les jours elle se contemplait ainsi ; et sa femme de chambre, qui l’avait souvent surprise, disait avec malice : « Madame se regarde tant qu’elle finira par user toutes les glaces de la maison. »

Mais cet amour d’elle-même, c’était le secret de son charme et de son pouvoir sur les hommes. À force de s’admirer, de chérir les finesses de sa figure et les élégances de sa personne, et de chercher, et de trouver tout ce qui pouvait les faire valoir davantage, de découvrir les nuances imperceptibles qui rendaient sa grâce plus active et ses yeux plus étranges, à force de poursuivre tous les artifices qui la paraient pour elle-même, elle avait découvert naturellement tout ce qui pouvait le mieux plaire aux autres.

Plus belle et plus indifférente à sa beauté, elle n’aurait point possédé cette séduction précipitant vers l’amour presque tous ceux qui n’étaient point d’abord rebelles à la nature de sa puissance.

Un peu fatiguée bientôt de rester ainsi debout, elle dit à son image qui lui souriait toujours (et son image, dans la triple glace, remua les lèvres pour répéter) : « Nous allons bien voir, Monsieur ». Puis, traversant le cabinet, elle alla s’asseoir à son bureau.

Voici ce qu’elle écrivit :


« Cher Monsieur Mariolle, venez me voir demain, à quatre heures. Je serai seule, et j’espère que je vous rassurerai sur le danger imaginaire qui vous effraye.


Je me dis votre amie, et je vous prouverai que je le suis.


Michèle de Burne. »


Quelle toilette simple elle avait pour recevoir, le lendemain, la visite d’André Mariolle ! Une petite robe grise, d’un gris léger un peu lilas, mélancolique comme un crépuscule et tout unie, avec un col qui serrait le cou, des manches qui serraient les bras, un corsage qui serrait la gorge et la taille, une jupe qui serrait les hanches et les jambes.

Quand il entra, avec un visage un peu grave, elle vint à lui, tendant les deux mains. Il les baisa, puis ils s’assirent ; et elle laissa le silence durer quelques instants, pour s’assurer de son embarras.

Il ne savait que dire, et attendait qu’elle parlât.

Elle s’y décida.

— Eh bien ! Arrivons tout de suite à la grosse question. Que se passe-t-il ? Vous m’avez écrit, savez-vous, une lettre forte insolente ?

Il répondit :

— Je le sais bien, et je vous fais toutes mes excuses. Je suis, j’ai toujours été avec tout le monde d’une franchise excessive, brutale. J’aurais pu m’en aller sans les explications déplacées et blessantes que je vous ai adressées. J’ai jugé plus loyal d’agir selon ma nature et de compter sur votre esprit, que je connais.

Elle reprit, avec un ton de pitié contente :

— Voyons ! Voyons ! Qu’est-ce que c’est que cette folie-là ?…

Il l’interrompit :

— J’aime mieux n’en pas parler.

Elle répliqua vivement à son tour, sans le laisser continuer :

— Moi, je vous ai fait venir pour en parler ; et nous en parlerons jusqu’à ce que vous soyez bien convaincu que vous ne courez aucun danger.

Elle se mit à rire comme une petite fille, et sa robe de pensionnaire donnait à ce rire une jeunesse enfantine.

Il balbutia :

— Je vous ai écrit la vérité, la vérité sincère, la redoutable vérité dont j’ai peur.

Redevenant sérieuse, elle reprit :

— Soit, je le sais ; tous mes amis passent par là. Vous m’avez écrit aussi que je suis une affreuse coquette : je l’avoue, mais personne n’en meurt ; je crois même que personne n’en souffre. Il y a bien ce que Lamarthe appelle : la crise. Vous y êtes, mais ça passe et on tombe dans… comment dire ça ?… dans l’amour chronique, qui ne fait plus mal et que j’entretiens à petit feu, chez tous mes amis, afin qu’ils me soient très dévoués, très attachés, très fidèles. Hein ? Suis-je sincère aussi, moi, et franche, et crâne ? En avez-vous vu beaucoup, de femmes qui oseraient dire à un homme ce que je viens de vous dire ?

Elle avait un air si drôle et si décidé, si simple et si provocant en même temps, qu’il ne put s’empêcher de sourire à son tour.

— Tous vos amis, dit-il, sont des hommes qui ont été souvent brûlés à ce feu-là, même avant de l’être par vous. Flambés et grillés déjà, ils supportent facilement le four où vous les tenez ; mais moi, Madame, je n’ai jamais passé par là. Et je sens, depuis quelque temps, que ce sera terrible si je me laisse aller au sentiment qui grandit dans mon cœur.

Elle devint familière subitement, et se penchant un peu vers lui, les mains croisées sur les genoux :

— Écoutez-moi : je suis sérieuse. Cela m’ennuie de perdre un ami pour une crainte que je crois chimérique. Vous m’aimerez, soit ; mais les hommes d’à présent n’aiment pas les femmes d’aujourd’hui jusqu’à s’en faire vraiment du mal. Croyez-moi, je connais les uns et les autres.

Elle se tut, puis ajouta avec un sourire singulier de femme qui dit une vérité en croyant mentir :

— Allez, je n’ai pas ce qu’il faut pour qu’on m’adore éperdument. Je suis trop moderne. Voyons, je serai une amie, une jolie amie, pour qui vous aurez vraiment de l’affection, mais rien de plus, car j’y veillerai.

D’un ton plus sérieux elle ajouta :

— En tous cas, je vous préviens que, moi, je suis incapable de m’éprendre vraiment de n’importe qui, que je vous traiterai comme les autres, comme les bien traités, mais jamais mieux. J’ai horreur des despotes et des jaloux. D’un mari j’ai dû tout supporter ; mais d’un ami, d’un simple ami, je ne veux accepter aucune de ces tyrannies d’affection qui sont les calamités des relations cordiales. Vous voyez que je suis gentille comme tout, que je vous parle en camarade, que je ne vous cache rien. Acceptez-vous de faire l’essai loyal que je vous propose ? Si ça ne va pas, il sera toujours temps de vous en aller, quelle que soit la gravité de votre cas. Amoureux parti, amoureux guéri.

Il la regardait, déjà vaincu par sa voix, par son geste, par toute la griserie de sa personne, et il murmura, tout résigné et tout vibrant de la sentir si près :

— J’accepte, Madame ; et, si j’ai mal, tant pis ! Vous valez bien qu’on souffre pour vous.

Elle l’arrêta.

— Maintenant, n’en parlons plus, dit-elle, n’en parlons plus jamais.

Et elle entraîna la causerie vers des sujets qui ne l’inquiétaient point.

Il sortit au bout d’une heure, torturé, car il l’aimait, et joyeux, car elle lui avait demandé et il lui avait promis de ne point s’en aller.

III

Il était torturé, car il l’aimait. Différent des amoureux vulgaires, pour qui la femme élue par leur cœur apparaît dans une auréole de perfections, il s’était attaché à elle en la regardant avec des yeux clairvoyants de mâle soupçonneux et défiant qui n’a jamais été tout à fait capturé. Son esprit inquiet, pénétrant et paresseux, toujours sur la défensive dans la vie, l’avait préservé des passions. Quelques intrigues, deux courtes liaisons mortes dans l’ennui, et des amours payées rompues par dégoût, rien de plus dans l’histoire de son âme. Il considérait les femmes comme un objet d’utilité pour ceux qui veulent une maison bien tenue et des enfants, comme un objet d’agrément relatif pour ceux qui cherchent des passe-temps d’amour.

En entrant chez Mme de Burne il avait été prévenu contre elle par toutes les confidences de ses amis. Ce qu’il en savait l’intéressait, l’intriguait, lui plaisait, mais lui répugnait un peu. Il n’aimait pas, en principe, ces joueurs qui ne payent jamais. Après les premières entrevues, il l’avait jugée fort amusante et animée d’un charme spécial et contagieux. La beauté naturelle et savante de cette svelte, fine et blonde personne qui semblait en même temps grasse et fluette, armée de beaux bras faits pour attirer, pour enlacer, pour étreindre, et de jambes devinées longues et minces, faites pour fuir, comme celles des gazelles, avec des pieds si petits qu’ils ne devaient pas laisser de traces, lui paraissait être une espèce de symbole des vaines espérances. De plus, il avait goûté dans ses entretiens avec elle un plaisir qu’il croyait introuvable dans une conversation de mondaine. Douée d’un esprit plein de verve familière, imprévue et gouailleuse, et d’une caressante ironie, elle se laissait aller pourtant à être séduite quelquefois par des influences sentimentales, intellectuelles ou plastiques, comme si, au fond de sa gaieté moqueuse, traînait encore l’ombre séculaire de la tendresse poétique des aïeules. Et cela la rendait exquise.

Elle le choyait, désireuse de le conquérir comme les autres ; et il venait chez elle aussi souvent qu’il y pouvait venir, attiré par le grandissant besoin de la voir de plus en plus. C’était comme une force émanée d’elle qui le prenait, une force de charme, de regard, de sourire, de parole, irrésistible, bien qu’il sortît souvent de chez elle irrité de ce qu’elle avait fait ou de ce qu’elle avait dit.

Plus il se sentait envahi par cet inexprimable fluide dont une femme nous pénètre et nous asservit, plus il la devinait, la comprenait et souffrait de sa nature, qu’il désirait ardemment différente.

Mais ce qu’il réprouvait en elle l’avait assurément séduit et dompté, malgré lui, en dépit de sa raison, plus peut-être que ses vraies qualités.

Sa coquetterie, dont elle jouait ouvertement comme d’un éventail, qu’elle déployait ou repliait à la face de tous, suivant les hommes qui lui plaisaient et lui parlaient ; sa façon de ne rien prendre au sérieux, qu’il trouvait drôle dans les premiers temps et menaçante à présent ; son désir constant de distraction, de renouveau, qu’elle portait insatiable dans son cœur toujours lassé, tout cela le laissait parfois tellement exaspéré, qu’il prenait, en rentrant chez lui, la résolution de distancer ses visites jusqu’au jour où il les supprimerait.

Le lendemain, il cherchait un prétexte pour se présenter chez elle. Ce qu’il sentait surtout s’accentuer, à mesure qu’il s’éprenait davantage, c’était l’insécurité de cet amour et la certitude de la souffrance.

Oh ! Il n’était pas aveugle ; il s’enfonçait peu à peu dans ce sentiment comme un homme se noie par fatigue, parce que sa barque a sombré et qu’il est trop loin des côtes. Il la connaissait autant qu’on pouvait la connaître, la prescience de la passion ayant surexcité sa clairvoyance, et il ne pouvait plus s’empêcher de penser à elle indéfiniment. Avec une obstination infatigable, il cherchait toujours à l’analyser, à éclairer ce fond obscur d’âme féminine, cet incompréhensible mélange d’intelligence gaie et de désenchantement, de raison et d’enfantillage, d’affectueuse apparence et de mobilité, tous ces contradictoires penchants réunis et coordonnés pour former un être anormal, séducteur et déroutant.

Mais pourquoi le séduisait-elle ainsi ? Il se le demandait indéfiniment et le comprenait mal, car, avec sa nature réfléchie, observatrice et fièrement modeste, il eût dû rechercher logiquement dans une femme les antiques et tranquilles qualités de charme tendre et d’attachement constant qui semblent devoir assurer le bonheur d’un homme.

Mais il rencontrait en celle-là quelque chose d’inattendu, une sorte de primeur de la race humaine excitante par sa nouveauté, une de ces créatures qui sont le commencement d’une génération, qui ne ressemblent pas à ce qu’on a connu et qui répandent autour d’elles, même par leurs imperfections, l’attrait redoutable d’un éveil.

Après les rêveuses passionnées et romanesques de la Restauration, étaient venues les joyeuses de l’époque impériale, convaincues de la réalité du plaisir ; puis voilà qu’apparaissait une transformation nouvelle de cet éternel féminin, un être raffiné, de sensibilité indécise, d’âme inquiète, agitée, irrésolue, qui semblait avoir passé déjà par tous les narcotiques dont on apaise et dont on affole les nerfs, par le chloroforme qui assomme, par l’éther et par la morphine qui fouaillent le rêve, éteignent les sens et endorment les émotions.

Il goûtait en elle la saveur d’une créature factice, façonnée et entraînée pour charmer. C’était un objet de luxe rare, attrayant, exquis et délicat, sur qui s’arrêtaient les yeux, devant qui battait le cœur et s’agitait le désir, ainsi que vient l’appétit devant les nourritures fines dont une vitre vous sépare, préparées et montrées pour exciter la faim.

Quand il fut bien convaincu qu’il descendait la pente d’un abîme, il se mit à réfléchir avec terreur aux dangers de son entraînement. Qu’adviendrait-il de lui ? Que ferait-elle ? Elle ferait assurément ce qu’elle avait dû faire avec tout le monde : elle l’amènerait à cet état où on suit les caprices d’une femme comme un chien suit les pas d’un maître, et elle le classerait dans sa collection de favoris plus ou moins illustres. Mais avait-elle, en effet, joué ce jeu avec tous les autres ? Ne s’en trouvait-il pas un, pas un seul qu’elle eût aimé, vraiment aimé, un mois, un jour, une heure, dans un de ces élans aussitôt comprimés où se jetait son cœur ?

Il parla d’elle avec eux interminablement, en sortant des dîners où ils s’étaient chauffés à son contact. Il les sentit tous encore troublés, mécontents, énervés, en hommes qu’aucune réalité n’a satisfaits.

Non, elle n’avait aimé personne parmi ces paradeurs de la curiosité publique ; mais lui, qui n’était rien près d’eux, qui ne faisait pas se tourner les têtes et se fixer les yeux quand son nom passait dans une foule ou dans un salon, que serait-il pour elle ? Rien, rien, un comparse, un monsieur, celui qui, pour ces femmes recherchées, devient le familier vulgaire, utile et sans bouquet comme le vin qu’on boit avec l’eau.

S’il avait été un homme connu, il aurait encore accepté ce rôle, que sa célébrité eût rendu moins humiliant. Ignoré, il n’en voulait pas et il écrivit pour lui dire adieu.

Quand il reçut la courte réponse, il en fut ému comme d’un bonheur tombé sur lui, et quand elle lui eut fait promettre qu’il ne partirait point, il fut joyeux comme d’une délivrance.

Quelques jours passèrent sans amener rien entre eux ; mais, lorsque fut calmé l’apaisement qui suit les crises, il sentit regrandir et le brûler son désir d’elle. Il avait pris la résolution de ne plus jamais lui parler de rien, mais il n’avait point promis de ne pas écrire ; et, un soir, comme il ne pouvait dormir, comme elle le possédait dans la veille agitée de l’insomnie d’amour, il s’assit, presque malgré lui, devant sa table et se mit à exprimer sur du papier blanc ce qu’il sentait. Ce n’était point une lettre, c’étaient des notes, des phrases, des pensées, des frissons de souffrance qui se changeaient en mots.

Cela l’apaisa ; il lui semblait qu’il se soulageait d’un peu de son angoisse, et, s’étant couché, il put dormir enfin.

Dès son réveil le lendemain, il relut ces quelques pages, les jugea bien frémissantes, les mit sous enveloppe, écrivit l’adresse, les garda jusqu’au soir, et les fit porter à la poste fort tard, pour qu’elle les reçût à son lever.

Il pensait bien qu’elle ne s’effaroucherait point de ces feuilles de papier. Les plus timorées des femmes ont pour la lettre qui parle d’amour avec sincérité des indulgences infinies. Et ces lettres, quand elles sont écrites par des mains qui tremblent, avec des yeux qu’emplit et qu’affole un visage, ont à leur tour sur les cœurs une invincible puissance.

Vers la fin du jour, il alla chez elle, afin de voir comment elle le recevrait et ce qu’elle pourrait lui dire. Il y trouva M. de Pradon qui fumait des cigarettes en causant avec sa fille. Il passait ainsi souvent des heures entières auprès d’elle, car il semblait la traiter plutôt en homme qu’en père. Elle avait mis dans leurs rapports et dans leur affection une nuance de l’hommage d’amour qu’elle se rendait à elle-même et qu’elle exigeait de tous.

Quand elle vit arriver Mariolle, sa figure eut un éclair de plaisir ; sa main fut tendue avec vivacité ; son sourire disait : « Vous me plaisez beaucoup. »

Mariolle espérait que le père s’en irait bientôt. Mais M. de Pradon ne s’en alla point. Bien qu’il connut sa fille et qu’il eût depuis longtemps perdu tout soupçon sur elle, tant il la croyait insexuelle, il la surveillait toujours avec une attention curieuse, inquiète, un peu maritale. Il voulait apprendre ce que ce nouvel ami pouvait bien avoir de chances de succès durable, ce qu’il était, ce qu’il valait. Serait-il un simple passant comme tant d’autres, ou bien un membre du cercle ordinaire ?

Donc il s’installa, et Mariolle comprit aussitôt qu’on ne le pourrait point déloger. Il en prit son parti, et se décida même à le séduire, s’il le pouvait, estimant qu’une bienveillance, ou du moins une neutralité, vaudrait toujours mieux qu’une hostilité. Il fit des frais, fut gai, amusa, sans aucune pose de soupirant.

Elle songeait, contente : « Il n’est pas bête et joue bien la comédie. »

Et M. de Pradon pensait : « Voilà un aimable homme, à qui ma fille ne paraît pas tourner la tête comme à tous les autre imbéciles. »

Quand Mariolle jugea le moment venu de s’en aller, il les laissa tous deux charmés par lui.

Mais il sortait de cette maison avec de la détresse dans l’esprit. Auprès de cette femme, il souffrait déjà de l’emprisonnement où elle le tenait, sentant qu’il frapperait en vain sur ce cœur, comme un homme enfermé frappe du poing une porte de fer.

Possédé, il en était sûr, et ne cherchait plus à se délivrer d’elle ; alors, ne pouvant fuir cette fatalité, il se résolut à être rusé, patient, tenace, dissimulé, à la conquérir par l’adresse, par l’hommage dont elle était avide, par l’adoration qui la grisait, par la servitude volontaire à laquelle il se laisserait réduire.

Sa lettre avait plu. Il écrirait. Il écrivit. Presque chaque nuit, en rentrant, à l’heure où l’esprit, animé par toutes les agitations du jour, regarde ce qui l’intéresse ou l’émeut dans une sorte de grossissement d’hallucination, il s’asseyait à sa table, sous sa lampe, et s’exaltait en pensant à elle. Le germe poétique que laissent mourir en eux, par paresse, tant d’hommes indolents grandit dans cet entraînement. À force d’écrire les mêmes choses, la même chose, son amour, sous des formes que renouvelait le renouveau quotidien de son désir, il enfiévra son ardeur dans cette besogne de tendresse littéraire. Il cherchait tout le long des jours, et trouvait pour elle des expressions irrésistibles que l’émotion surexcitée fait jaillir du cerveau comme des étincelles. Il soufflait ainsi sur le feu de son propre cœur et l’allumait en incendie, car les lettres d’amour vraiment passionnées sont souvent plus dangereuses pour celui qui les écrit que pour celle qui les reçoit.

À force de s’entretenir lui-même dans cet état d’effervescence, de chauffer son sang avec des mots et de faire habiter son âme avec une pensée unique, il perdit peu à peu la notion de la réalité sur cette femme. Cessant de la juger telle qu’il l’avait vue d’abord il ne l’apercevait plus à présent qu’à travers le lyrisme de ses phrases ; et tout ce qu’il lui écrivait chaque nuit devenait dans son cœur autant de vérités. Ce travail quotidien d’idéalisation la lui montrait à peu près telle qu’il l’aurait rêvée. Ses anciennes résistances tombaient d’ailleurs devant l’indéniable affection que lui témoignait Mme de Burne. Certes, en ce moment, bien qu’ils ne se fussent rien dit, elle le préférait à tous, et le lui montrait ouvertement. Il pensait donc avec une espèce de folie d’espérance qu’elle finirait peut-être par l’aimer.

Elle subissait, en effet, avec une joie compliquée et naïve la séduction de ces lettres. Jamais personne ne l’avait adulée et chérie de cette manière, avec cette réserve silencieuse. Jamais personne n’avait eu cette idée charmante de faire apporter sur son lit, à chaque réveil, dans le petit plateau d’argent que présentait la femme de chambre, ce déjeuner de sentiment sous une enveloppe de papier. Et ce qu’il y avait de précieux à cela, c’est qu’il n’en parlait jamais, qu’il semblait l’ignorer lui-même, qu’il demeurait, dans son salon, le plus froid de ses amis, qu’il ne faisait pas une allusion à toute cette pluie de tendresse dont il la couvrait en secret.

Certes elle avait reçu déjà des lettres d’amour, mais d’un autre ton, moins réservées, plus pressantes, plus semblables à des sommations. Pendant trois mois, ses trois mois de crise, Lamarthe lui avait consacré une jolie correspondance de romancier fort séduit qui marivaude littérairement. Elle avait en son secrétaire, dans un tiroir spécial, ces très fines et très séduisantes épîtres à une femme, d’un écrivain vraiment ému qui l’avait caressée de sa plume jusqu’au jour où il perdit l’espoir du succès.

Les lettres de Mariolle étaient tout autres, d’une concentration de désir si énergique, d’une sincérité d’expression si juste, d’une soumission si complète, d’un dévouement qui promettait d’être si durable, qu’elle les recevait, les ouvrait et les goûtait avec un plaisir qu’aucune écriture ne lui avait encore donné.

Son amitié pour l’homme s’en ressentait, et elle l’invitait à venir la voir d’autant plus souvent qu’il apportait dans ses relations cette discrétion absolue, et semblait ignorer, en lui parlant, qu’il n’eût jamais pris une feuille de papier pour lui dire son adoration. Elle jugeait d’ailleurs la situation originale, digne d’un livre, et trouvait, dans sa satisfaction profonde à sentir près d’elle cet être qui l’aimait ainsi, une sorte de ferment actif de sympathie qui le lui faisait juger d’une façon particulière.

Jusqu’ici, dans tous les cœurs troublés par elle, elle avait pressenti, malgré la vanité de sa coquetterie, des préoccupations étrangères ; elle n’y régnait pas seule ; elle y trouvait, elle y voyait des soucis puissants qui ne la touchaient point. Jalouse de la musique avec Massival, de la littérature avec Lamarthe, et toujours de quelque chose, mécontente des demi-succès qu’elle obtenait, impuissante à tout chasser devant elle dans ces âmes d’hommes ambitieux, d’hommes en renom ou d’artistes pour qui la profession est une maîtresse dont rien ni personne ne peut les détacher, elle en rencontrait un pour la première fois à qui elle était tout. Il le lui jurait au moins. Seul, le gros Fresnel l’aimait autant, assurément. Mais c’était le gros Fresnel. Elle devinait que jamais personne n’avait été possédé par elle de cette façon ; et sa reconnaissance égoïste pour le garçon qui lui donnait ce triomphe prenait des allures de tendresse. Elle avait besoin de lui maintenant, besoin de sa présence, besoin de son regard, besoin de son asservissement, besoin de cette domesticité d’amour. S’il flattait moins que les autres sa vanité, il flattait davantage ces souveraines exigences qui gouvernent l’âme et la chair des coquettes, son orgueil et son instinct de domination, son instinct féroce de calme femelle.

Comme un pays dont on s’empare, elle accapara sa vie peu à peu par une succession de petits envahissements plus nombreux chaque jour. Elle organisait des fêtes, des parties au théâtre, des dîners au restaurant, pour qu’il en fût ; elle le traînait derrière elle avec une satisfaction de conquérante, ne pouvait plus se passer de lui ou plutôt de l’esclavage auquel il était réduit.

Il la suivait, heureux de se sentir ainsi choyé, caressé par ses yeux, par sa voix, par tous ses caprices ; et il ne vivait plus que dans un transport de désir et d’amour, affolant et brûlant comme une fièvre chaude.

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