Un matin radieux éclairait la ville. Mariolle monta dans la voiture qui l’attendait devant sa porte, avec un sac de voyage et deux malles dans la galerie. Il avait fait préparer, la nuit même par son valet de chambre, le linge et les objets nécessaires pour une longue absence, et il s’en allait en donnant pour adresse provisoire : « Fontainebleau, poste restante ». Il n’emmenait personne, ne voulant pas voir une figure qui lui rappelât Paris, ne voulant plus entendre une voix entendue déjà pendant qu’il songeait à certaines choses.
Il cria au cocher : « Gare de Lyon ! » Le fiacre se mit en marche. Alors il pensa à cet autre départ pour le Mont Saint-Michel, au printemps passé. Il y aurait un an dans trois mois. Puis, pour oublier cela, il regarda la rue.
La voiture déboucha dans l’avenue des Champs-Élysées, que baignait une ondée de soleil printanier. Les feuilles vertes, désemprisonnées déjà par les premières chaleurs des autres semaines, à peine arrêtées par les deux derniers jours de grêle et de froid, semblaient épandre, tant elles s’ouvraient vite, par cette matinée lumineuse, une odeur de verdure fraîche et de sève évaporée dans la délivrance des branches futures.
C’était un de ces matins d’éclosion où on sent que, dans les jardins publics et tout le long des avenues, les marronniers ronds vont fleurir en un jour à travers Paris, comme des lustres qui s’allument. La vie de la terre naissait pour un été, et la rue elle-même, aux trottoirs de bitume, frémissait sourdement, rongée par des racines.
Il pensait, secoué par les cahots du fiacre : « Enfin, je vais goûter un peu de calme. Je vais regarder naître le printemps dans la forêt encore déserte. »
Le trajet lui parut long. Il était courbaturé après ces quelques heures d’insomnie à pleurer sur lui, comme s’il eût passé dix nuits près d’un mourant. En arrivant dans la ville de Fontainebleau, il se rendit chez un notaire pour savoir s’il n’y avait point quelque chalet à louer meublé aux abords de la forêt. On lui en indiqua plusieurs. Celui dont la photographie le séduisit le plus venait d’être quitté par deux jeunes gens, homme et femme, qui étaient restés presque tout l’hiver dans le village de Montigny-sur-Loing. Le notaire, homme grave pourtant, souriait. Il devait flairer là une histoire d’amour. Il demanda :
— Vous êtes seul, Monsieur ?
— Je suis seul.
— Même sans domestiques ?
— Même sans domestiques. J’ai laissé les miens à Paris. Je veux prendre des gens du pays. Je viens ici pour travailler dans un isolement absolu.
— Oh ! Vous l’aurez, à cette époque de l’année.
Quelques minutes plus tard, un landau découvert emportait Mariolle et ses malles vers Montigny.
La forêt s’éveillait. Au pied des grands arbres, dont les têtes se couvraient d’une ombre légère de feuillage, les taillis étaient plus touffus. Les bouleaux hâtifs, aux membres d’argent, semblaient seuls habillés déjà pour l’été, tandis que les chênes immenses montraient seulement, au bout de leurs branches, de légères taches vertes tremblotantes. Les hêtres, ouvrant plus vite leurs bourgeons pointus, laissaient tomber leurs dernières feuilles mortes de l’autre année.
Le long de la route, l’herbe, que ne couvrait point encore l’ombre impénétrable des cimes, était drue, luisante, vernie de sève nouvelle ; et cette odeur de pousses naissantes, déjà perçue par Mariolle dans l’avenue des Champs-Élysées, l’enveloppait maintenant, le noyait dans un immense bain de vie végétale germant sous le premier soleil. Il respirait par grandes haleines, comme un libéré qui sort de prison, et, avec la sensation d’un homme dont on vient de rompre les liens, il étendit mollement ses deux bras sur les deux côtés du landau, laissant pendre ses mains au-dessus des deux roues.
C’était bon d’aspirer ce grand air libre et pur ; mais comme il en devrait boire, et boire encore, longtemps, longtemps, de cet air, pour en être imprégné jusqu’à souffrir un peu moins, pour qu’à travers ses poumons il sentît enfin ce souffle frais glisser aussi sur la plaie vive de son cœur, et la calmer !
Il traversa Marlotte, où le cocher lui montra l’hôtel Corot, qu’on venait d’ouvrir et dont on vantait l’originalité. Puis suivit une route entre la forêt à gauche et, à droite, une grande plaine avec des arbres par places et des coteaux à l’horizon. Puis on pénétra dans une longue rue de village, une rue blanche, aveuglante, entre deux lignes interminables de petites maisons couvertes en tuiles. Par places, un énorme lilas fleuri jaillissait au-dessus d’un mur.
Cette rue suivait un étroit vallon qui descendait au petit cours d’eau. Quand Mariolle l’aperçut, il eut un ravissement. C’était un fleuve mince, rapide, agité et tournoyant, qui lavait sur une de ses rives le pied même des maisons et les murs des jardins, tandis que, sur l’autre, il baignait des prairies, où des arbres légers égrenaient leurs frêles feuillages à peine ouverts.
Mariolle trouva tout de suite la demeure indiquée, et en fut charmé. C’était une vieille maison restaurée par un peintre qui passa là cinq ans, puis s’en lassa, et la mit à louer. Elle était tout au bord de l’eau, séparée seulement du courant par un joli jardin que terminait une terrasse à tilleuls. Le Loing, qui venait de tomber d’un barrage par une chute haute d’un pied ou deux, filait le long de cette terrasse, en déroulant de grands remous. Par les fenêtres de la façade on apercevait, de l’autre côté, les prés.
— Je me guérirai ici, pensa Mariolle.
Tout avait été convenu avec le notaire pour le cas où cette maison lui plairait. Le cocher porta la réponse. Il fallut alors s’occuper de l’installation, qui fut rapide, le secrétaire de la mairie ayant fourni deux femmes, l’une pour la nourriture, l’autre pour faire la chambre et prendre soin du linge.
Il y avait en bas un salon, une salle à manger, la cuisine et deux petites pièces ; au premier, une belle chambre et une sorte de grand cabinet que l’artiste propriétaire avait disposé en atelier. Tout cela installé avec amour, comme on installe quand on s’éprend d’un pays et d’un logis. C’était maintenant un peu défraîchi, un peu dérangé, avec l’air veuf et délaissé des demeures dont le maître est parti.
On sentait pourtant que cette petite maison venait d’être habitée. Une douce odeur de verveine y flottait encore. Mariolle pensa : « Tiens, de la verveine, parfum simple. La femme d’avant moi ne devait pas être une compliquée… Heureux homme ! »
Le soir venait, toutes ses affaires ayant fait glisser la journée. Il s’assit près d’une fenêtre ouverte, buvant la fraîcheur humide et douce des herbages mouillés et regardant le soleil couchant faire de grandes ombres sur les prés.
Les deux servantes parlaient en préparant le dîner, et leurs voix paysannes montaient sourdement par l’escalier, tandis que, par la fenêtre, entraient des meuglements de vache, des aboiements de chien, des appels d’homme ramenant des bêtes ou causant avec un camarade à travers la rivière.
Cela était vraiment calme et reposant.
Mariolle se demandait pour la millième fois depuis le matin : « Qu’a-t-elle pensé en recevant ma lettre ?… Que va-t-elle faire ?… »
Puis il se dit : « Que fait-elle en ce moment ? »
Il regarda l’heure à sa montre : — six heures et demie. — « Elle est rentrée, elle reçoit. »
Il eut la vision du salon et de la jeune femme causant avec la princesse de Malten, Mme de Frémines, Massival et le comte de Bernhaus.
Son âme soudain tressaillit d’une espèce de colère. Il aurait voulu être là-bas. C’était l’heure où presque chaque jour il entrait chez elle. Et il sentait en lui un malaise, non pas un regret, car sa volonté était ferme, mais une sorte de souffrance physique pareille à celle d’un malade à qui on refuse la piqûre de morphine au moment accoutumé.
Il ne voyait plus les prairies, ni le soleil disparaissant derrière les collines de l’horizon. Il ne voyait qu’elle, au milieu d’amis, elle en proie à ces soucis mondains qui la lui avaient volée : « N’y pensons plus ! » se dit-il.
Il se leva, descendit au jardin, marcha jusqu’à la terrasse. La fraîcheur de l’eau secouée par le barrage montait en brumes de la rivière ; et cette froide sensation, glaçant son cœur déjà si triste, le fit revenir sur ses pas. Son couvert était mis dans la salle à manger. Il dîna vite ; puis, n’ayant rien à faire, sentant grandir dans son corps et grandir dans son âme ce malaise dont il avait subi tout à l’heure l’atteinte, il se coucha, et ferma les yeux pour dormir : ce fut en vain. Sa pensée voyait, sa pensée souffrait, sa pensée ne quittait point cette femme.
À qui serait-elle à présent ? Au comte de Bernhaus sans doute ! C’était bien l’homme qu’il fallait à cette créature d’apparat, l’homme en vue, élégant, recherché. Il lui plaisait, car, pour le conquérir, elle avait employé toutes ses armes, bien qu’étant la maîtresse d’un autre.
Sous l’obsession de ces idées rongeuses, son âme pourtant s’engourdissait, s’égarait en des divagations somnolentes où sans cesse ils reparaissaient, cet homme et elle. Le vrai sommeil ne vint point ; et toute la nuit il les vit errer autour de lui, le bravant et l’irritant, disparaissant comme pour lui permettre de s’endormir enfin, et dès que l’oubli l’avait enveloppé, reparaissant et le réveillant par un spasme aigu de jalousie au cœur.
Il sortit de son lit aux premières lueurs de l’aube et s’en alla dans la forêt une canne à la main, une forte canne oubliée dans sa nouvelle maison par le dernier habitant.
Le soleil levé tombait à travers les cimes presque chauves encore des chênes, sur le sol tapissé par places d’herbe verdoyante, plus loin d’un tapis de feuilles mortes, plus loin de bruyères roussies par l’hiver ; et des papillons jaunes voltigeaient le long de la route, comme de petites flammes dansantes.
Un coteau, presque un mont, couvert de pins et de rocs bleuâtres, apparut à droite du chemin. Mariolle le gravit lentement, et, quand il fut au sommet, s’assit sur une grosse pierre, car il était déjà haletant. Ses jambes ne le soutenaient plus, défaillantes de faiblesse ; son cœur battait ; tout son corps semblait meurtri par une inconcevable courbature.
Cet accablement, il le savait, ne venait point de fatigue : il venait d’Elle, de cet amour pesant sur lui comme un poids intolérable ; et il murmura : « Quelle misère ! Pourquoi me tient-elle ainsi, moi qui n’ai jamais pris de l’existence que ce qu’il en fallait prendre pour la goûter sans en souffrir ? »
Son attention, surexcitée, aiguisée par la peur de ce mal qui serait peut-être si difficile à vaincre, se fixa sur lui-même et fouilla son âme, descendit dans son être intime, cherchant à le mieux connaître, à le mieux comprendre, à dévoiler à ses propres yeux le pourquoi de cette inexplicable crise.
Il se disait : « Je n’avais jamais subi d’entraînement. Je ne suis pas un exalté, je ne suis pas un passionné ; j’ai plus de jugement que d’instinct, de curiosités que d’appétits, de fantaisie que de persévérance. Je ne suis au fond qu’un jouisseur délicat, intelligent et difficile. J’ai aimé les choses de la vie sans m’y attacher jamais beaucoup, avec des sens d’expert qui savoure et ne se grise point, qui comprend trop pour perdre la tête. Je raisonne tout, et j’analyse d’ordinaire trop bien mes goûts pour les subir aveuglément. C’est même là mon grand défaut, la cause unique de ma faiblesse. Et voilà que cette femme s’est imposée à moi, malgré moi, malgré ma peur et ma connaissance d’elle ; et elle me possède comme si elle avait cueilli une à une toutes les aspirations diverses qui étaient en moi. C’est cela peut-être. Je les éparpillais vers des choses inanimées, vers la nature qui me séduit et m’attendrit, vers la musique, qui est une espèce de caresse idéale, vers la pensée qui est la gourmandise de l’esprit, et vers tout ce qui est agréable et beau sur la terre.
« Puis, j’ai rencontré une créature qui a ramassé tous mes désirs un peu hésitants et changeants, et, les tournant vers elle, en a fait de l’amour. Élégante et jolie, elle a plu à mes yeux ; fine, intelligente et rusée, elle a plu à mon âme ; et elle a plu à mon cœur par un agrément mystérieux de son contact et de sa présence, par une secrète et irrésistible émanation de sa personne qui m’ont conquis comme engourdissent certaines fleurs.
« Elle a tout remplacé pour moi, car je n’aspire plus à rien, je n’ai plus besoin, envie ni souci de rien.
« Autrefois, comme j’aurais tressailli et vibré dans cette forêt qui renaît ! Aujourd’hui je ne la vois pas, je ne la sens pas, je n’y suis point ; je suis toujours près de cette femme, que je ne veux plus aimer.
« Allons ! Il faut que je tue mes idées par la fatigue, sans quoi je ne me guérirai pas. »
Il se leva, descendit le coteau rocheux, et se remit en marche à grands pas. Mais l’obsession l’écrasait comme s’il l’eût portée sur ses reins.
Il allait hâtant toujours sa marche, et rencontrant parfois, à la vue du soleil plongeant dans les feuillages ou bien au passage d’un souffle résineux tombé d’un bouquet de sapin, une courte sensation de soulagement, pareille au pressentiment de la consolation lointaine.
Tout à coup il s’arrêta : « Je ne me promène plus, se dit-il : je fuis. » Il fuyait, en effet, devant lui, n’importe où ; il fuyait, poursuivi par l’angoisse de cet amour rompu.
Puis il repartit à pas plus tranquilles. La forêt changeait d’aspect, devenait plus épanouie et plus ombrée, car il entrait dans la partie la plus chaude, dans l’admirable région des hêtres. Aucune sensation de l’hiver ne restait plus. C’était un printemps extraordinaire, qui semblait né dans la nuit même, tant il était frais et jeune.
Mariolle pénétra dans les fourrés, sous les arbres gigantesques qui s’élevaient de plus en plus, et il alla devant lui longtemps, une heure, deux heures, à travers les branches, à travers l’innombrable multitude des petites feuilles luisantes, huilées et vernies de sève. La voûte immense des cimes voilait tout le ciel, supportée par de longues colonnes, droites ou penchées, parfois blanchâtres, parfois sombres sous une mousse noire attachée à l’écorce. Elles montaient indéfiniment, les unes derrière les autres, dominant les jeunes taillis emmêlés et poussés à leur pied, et les couvrant d’un nuage épais que traversaient cependant des cataractes de soleil. La pluie de feu glissait, coulait dans tout ce feuillage épandu qui n’avait plus l’air d’un bois, mais d’une éclatante vapeur de verdure illuminée de rayons jaunes.
Mariolle s’arrêta, ému d’une inexprimable surprise. Où était-il ? Dans une forêt ou bien tombé au fond d’une mer, d’une mer toute en feuilles et toute en lumière, d’un océan doré de clarté verte ?
Il se sentit mieux, plus loin de son malheur, plus caché, plus calme, et il se coucha par terre sur le tapis roux de feuillage mort que ces arbres ne laissent tomber qu’au moment où ils se couvrent d’une vêture nouvelle.
Jouissant du contact frais de la terre et de la pure douceur de l’air, il fut d’abord envahi par une envie, vague d’abord, puis plus précise, de n’être pas seul en ce lieu charmant, et il se dit : « Ah ! Si je l’avais ici, avec moi ! »
Il revit brusquement le Mont Saint-Michel, et, se rappelant combien elle avait été différente, là-bas, de ce qu’elle était à Paris, en cet éveil d’affection éclose au vent du large, en face des sables blonds, il pensa que ce jour-là seulement elle l’avait aimé un peu, pendant quelques heures. Certes, sur la route où fuyait le flot, dans le cloître où, murmurant son prénom seul : « André », elle avait semblé dire : « Je suis à vous », et sur le chemin des Fous où il l’avait presque portée dans l’espace, elle avait eu pour lui une sorte d’entraînement, jamais revenu depuis que son pied de coquette avait retrouvé le pavé parisien.
Mais ici, avec lui, dans ce bain verdoyant, dans cette autre marée faite de sève nouvelle, ne serait-elle pas rentrée en son cœur, l’émotion fugace et douce rencontrée sur la côte normande ?
Il demeurait allongé sur le dos, toujours meurtri par sa songerie, le regard perdu dans l’onde ensoleillée des cimes ; et, peu à peu, il fermait les yeux, engourdi sous la grande tranquillité des arbres. À la fin, il s’endormit, et, quand il se réveilla, il s’aperçut qu’il était plus de deux heures de l’après-midi.
S’étant relevé, il se sentit un peu moins triste, un peu moins malade, et se remit en route. Il sortit enfin de l’épaisseur du bois, et entra dans un large carrefour où aboutissaient, comme les rayons d’une couronne, six avenues incroyablement hautes, qui se perdaient en des lointains feuillus et transparents, dans un air teinté d’émeraude. Un poteau indiquait le nom de ce lieu : « Le Bouquet du Roi ». C’était vraiment la capitale du royal pays des hêtres.
Une voiture passa. Elle était vide et libre. Mariolle la prit et se fit conduire à Marlotte, d’où il regagnerait à pied Montigny, après avoir mangé à l’auberge, car il avait faim.
Il se rappelait avoir vu la veille cet établissement qu’on venait d’ouvrir : l’hôtel Corot, guinguette artiste à décor moyen âge, sur le modèle du cabaret du Chat Noir, à Paris. On l’y déposa, et il pénétra par une porte ouverte dans une vaste salle où des tables d’un genre ancien et des escabeaux incommodes semblaient attendre des buveurs d’un autre siècle. Au fond de la pièce, une femme, une jeune bonne sans doute, debout sur le sommet d’une petite échelle double, accrochait de vieilles assiettes à des clous trop élevés pour elle. Tantôt dressée sur la pointe des deux pieds, tantôt se haussant sur un seul, elle s’allongeait, une main sur le mur, l’assiette dans l’autre, avec des mouvements adroits et jolis, car sa taille était fine, et la ligne ondulant de son poignet à sa cheville prenait des grâces changeantes à chacun de ses efforts. Comme elle tournait le dos, elle n’entendit point entrer Mariolle, qui s’arrêta pour la regarder. Le souvenir de Prédolé lui vint : « Tiens, c’est gentil cela ! se dit-il. Elle est très souple, cette fillette. »
Il toussa. Elle faillit tomber de surprise ; mais, dès qu’elle eut retrouvé son équilibre, elle sauta sur le sol, du haut de l’échelle, avec une légèreté de danseuse de corde, puis vint, souriante, vers le client. Elle interrogea :
— Monsieur désire ?
— Déjeuner, Mademoiselle.
Elle osa dire :
— Ce serait plutôt dîner, car il est trois heures et demie.
Il reprit :
— Disons dîner si vous le voulez. Je me suis perdu dans la forêt.
Alors elle énonça les plats à la disposition des voyageurs. Il fit son menu et s’assit.
Elle alla donner la commande, puis revint mettre le couvert.
Il la suivait du regard, la trouvant gentille, vive et propre. Vêtue pour le travail, jupe retroussée, manches relevées, le cou au vent, elle avait un petit air alerte et plaisant à voir ; et son corset moulait bien sa taille, dont elle devait être très fière.
La figure, un peu rouge, vermillonnée par le grand air, semblait trop joufflue, empâtée encore, mais d’une fraîcheur de fleur qui s’ouvre, avec de beaux yeux bruns luisants dans lesquels tout semblait briller, une bouche largement ouverte, pleine de belles dents, et des cheveux châtains dont l’abondance révélait l’énergie vivace de ce jeune corps vigoureux.
Elle apportait des radis et du beurre, et il se mit à manger, cessant de la voir. Voulant s’étourdir, il demanda une bouteille de champagne et la but tout entière, puis deux verres de Kummel après son café ; et, comme il était presque à jeun, n’ayant mangé avant de partir qu’un peu de viande froide et du pain, il se sentit envahi, engourdi, soulagé par un étourdissement puissant qu’il prenait pour de l’oubli. Ses idées, son chagrin, ses angoisses semblaient délayées, noyées dans le vin clair, qui avait fait, en si peu de temps, de son cœur torturé un cœur presque inerte.
Il revint à Montigny à pas lents, rentra chez lui, et, très las, très somnolent, il se coucha dès le soir tombé, et s’endormit tout de suite.
Mais il se réveilla en pleines ténèbres, mal à l’aise, tourmenté comme si un cauchemar chassé pendant quelques heures avait reparu furtivement pour interrompre son sommeil. Elle était là, elle, Mme de Burne, revenue, rôdant encore autour de lui, toujours accompagnée de M. de Bernhaus. « Tiens ! se dit-il, je suis jaloux à présent ; pourquoi donc ? »
Pourquoi était-il jaloux ? Il le comprit bien vite. Malgré ses craintes et ses angoisses, tant qu’il avait été son amant, il la sentait fidèle, fidèle sans élan, sans tendresse, mais avec une résolution loyale. Or il venait de tout briser, il l’avait faite libre : c’était fini. Resterait-elle maintenant sans liaison ? Oui, pendant quelque temps, sans doute… Et puis ?… Cette fidélité même qu’elle lui avait gardée jusqu’ici sans qu’il en pût douter, ne venait-elle pas du vague pressentiment que, si elle le quittait, lui Mariolle, par lassitude, il faudrait bien qu’un jour ou l’autre, après un repos plus ou moins long, elle le remplaçât, non par entraînement, mais par fatigue de la solitude, comme elle l’aurait rejeté par fatigue de son attachement. N’y a-t-il pas des amants qu’on garde toujours avec résignation par peur du suivant ? Et puis, changer de bras n’eût pas paru propre à une femme comme celle-là, trop intelligente pour subir le préjugé de la faute et du déshonneur, mais douée d’une délicate pudeur morale qui la préservait des vraies souillures. Mondaine philosophe et non prude bourgeoise, elle ne s’effrayait pas d’une attache secrète, tandis que sa chair indifférente eût tressailli de dégoût à la pensée d’une suite d’amants.
Il l’avait faite libre… et maintenant ?… Maintenant certainement elle en prendrait un autre ! Et ce serait le comte de Bernhaus. Il en était sûr, et il en souffrait, à présent, d’une inimaginable façon.
Pourquoi avait-il rompu ? Il l’avait quittée fidèle, amicale et charmante ! Pourquoi ? Parce qu’il était une brute sensuelle qui ne comprenait pas l’amour sans les entraînements physiques ?
Était-ce bien cela ? Oui… Mais il y avait autre chose ! Il y avait, avant tout, la peur de souffrir. Il avait fui devant la douleur de n’être pas aimé comme il aimait, devant le dissentiment cruel, né entre eux, de leurs baisers inégalement tendres, devant le mal inguérissable dont son cœur, durement atteint, ne devait peut-être jamais guérir. Il avait eu peur de trop souffrir, d’endurer pendant des années l’angoisse pressentie pendant quelques mois, subie seulement pendant quelques semaines. Faible, comme toujours, il avait reculé devant cette douleur, ainsi que, durant toute sa vie, il avait reculé devant les grands efforts.
Il était donc incapable de faire une chose jusqu’au bout, de se jeter dans la passion comme il aurait dû se jeter dans une science ou dans un art, car il est peut-être impossible d’avoir beaucoup aimé sans avoir beaucoup souffert.
Jusqu’à l’aurore, il remua ces mêmes idées qui le mordaient comme des chiens ; puis il se leva et descendit au bord de la rivière.
Un pêcheur jetait l’épervier près du petit barrage. L’eau tournoyait sous la lumière, et, quand l’homme en retirait son grand filet rond pour l’étaler sur le bout ponté du bateau, les minces poissons frétillaient sous les mailles comme de l’argent vivant.
Mariolle se calmait dans la tiédeur de l’air matinal, dans la buée de la chute d’eau où voltigeaient de légers arcs-en-ciel ; et le courant qui coulait à ses pieds lui paraissait emporter un peu de son chagrin dans sa fuite incessante et rapide.
Il se dit : « Vraiment j’ai bien fait ; j’aurais été trop malheureux ! »
Retournant alors à la maison prendre un hamac aperçu dans le vestibule, il l’accrocha entre deux tilleuls, et, s’étant couché dedans, il essaya de ne songer à rien en regardant glisser l’onde.
Il gagna ainsi le déjeuner, dans une torpeur douce, dans un bien-être du corps qui se répandait jusqu’à l’âme, et il fit durer le repas le plus possible pour ralentir la fuite du jour. Mais une attente l’énervait : celle du courrier. Il avait télégraphié à Paris et écrit à Fontainebleau pour qu’on lui renvoyât ses lettres. Il ne recevait rien, et la sensation d’un grand abandon commençait à l’oppresser. Pourquoi ? Il ne pouvait rien espérer d’agréable, de consolant, de rassérénant dans la petite boîte noire pendue au flanc du facteur, rien que des invitations inutiles et des communications banales. Alors pourquoi désirer ces papiers inconnus, comme si le salut de son cœur était dedans ?
Ne cachait-il pas au fond de lui le vaniteux espoir qu’elle lui écrirait ?
Il demanda à l’une de ses vieilles femmes :
— À quelle heure arrive la poste ?
— À midi, Monsieur.
C’était le moment juste. Il se mit à écouter les bruits du dehors avec une grandissante inquiétude. Un coup frappé sur la porte extérieure le souleva. Le piéton n’apportait en effet que des journaux et trois lettres sans importance. Mariolle lut les feuilles publiques, les relut, s’ennuya et sortit.
Que ferait-il ? Il retourna vers le hamac, et s’y étendit de nouveau : or au bout d’une demi-heure un impérieux besoin de changer de place le saisit. La forêt ? Oui, la forêt était délicieuse, mais la solitude y semblait encore plus profonde qu’en sa maison, que dans le village, où passaient parfois quelques bruits de vie. Et cette solitude silencieuse des arbres et des feuilles l’imprégnait de mélancolie et de regrets, le noyait dans sa misère. Il recommença dans sa pensée sa longue promenade de la veille, et, quand il revit la petite bonne alerte de l’hôtel Corot, il se dit : « Tiens ! Je vais aller jusque-là, et j’y dînerai ! » Cette idée lui fit du bien ; c’était une occupation, un moyen de gagner quelques heures ; et il se mit en route tout de suite.
La longue rue du village s’allongeait toute droite dans le vallon, entre ses deux rangées de maisons blanches, basses, couvertes en tuiles, les unes alignées contre le chemin, les autres au fond d’une petite cour où fleurissait un lilas, où rôdaient des poules sur le fumier chaud, où des escaliers à rampes de bois grimpaient en plein air à des portes dans le mur. Des paysans travaillaient lentement devant leur logis à des besognes domestiques. Une vieille femme courbée, avec des cheveux grisâtres et jaunes malgré son âge, car les ruraux n’ont presque jamais les cheveux vraiment blancs, passa près de lui, la taille dans un caraco déchiré, les jambes maigres et noueuses dessinées sous une espèce de jupon de laine que soulevait la saillie de la croupe. Elle regardait devant elle avec des yeux sans idées, des yeux qui n’avaient jamais vu que les quelques simples objets utiles à sa pauvre existence.
Une autre, plus jeune, étendait du linge devant sa porte. Le mouvement des bras retroussant la jupe montrait en des bas bleus de grosses chevilles et des os au-dessus, des os sans chair, tandis que la taille et la gorge, plates et larges comme une poitrine d’homme, révélaient un corps sans forme qui devait être horrible à voir.
Mariolle pensa : « Des femmes ! Ce sont des femmes ! Voilà des femmes ! » La silhouette de Mme de Burne se dessina devant ses yeux. Il l’aperçut exquise d’élégance et de beauté, bijou de chair humaine, coquette et parée pour des regards d’hommes ; et il tressaillit de l’angoisse d’une irréparable perte.
Alors il marcha plus vite pour secouer son cœur et sa pensée.
Quand il entra dans l’hôtel de Marlotte, la petite bonne le reconnut aussitôt, et, presque familière, lui dit :
— Bonjour, Monsieur.
— Bonjour, Mademoiselle.
— Vous voulez boire quelque chose ?
— Oui, pour commencer ; puis je dînerai ici.
Ils discutèrent sur ce qu’il boirait d’abord, sur ce qu’il mangerait ensuite. Il la consultait pour la faire parler, car elle s’exprimait bien, avec l’accent bref de Paris et une aisance d’élocution aussi facile que son aisance de mouvement.
Il pensait en l’écoutant : « Elle est fort agréable, cette fillette ; ça m’a l’air de graine de cocote. »
Il lui demanda :
— Vous êtes Parisienne ?
— Oui, Monsieur.
— Il y a longtemps que vous êtes ici ?
— Quinze jours, Monsieur.
— Vous vous y plaisez ?
— Pas jusqu’à présent, mais c’est trop tôt pour savoir ; et puis j’étais fatiguée de l’air de Paris, et la campagne m’a rétablie ; c’est ça surtout qui m’a décidée à venir. Alors je vous apporte un vermout, Monsieur ?
— Oui, Mademoiselle, et vous direz au chef ou à la cuisinière de bien soigner mon dîner.
— Ne craignez rien, Monsieur.
Elle sortit, le laissant seul.
Il gagna le jardin de l’hôtel et s’installa sous une tonnelle, où son vermout lui fut servi. Il y resta jusqu’à la fin de la journée, écoutant siffler un merle dans une cage, et regardant passer la petite bonne, qui coquetait et faisait des grâces pour le monsieur, ayant compris qu’il la trouvait à son goût.
Il s’en alla comme la veille avec une bouteille de champagne dans le cœur ; mais, les ténèbres de la route et la fraîcheur de la nuit dissipant vite son léger étourdissement, une invincible tristesse entra de nouveau dans son âme. Il pensait : « Que vais-je faire ? Resterai-je ici ? Serai-je condamné longtemps à traîner cette vie désolée ? » Et il s’endormit fort tard.
Le lendemain, il se balança de nouveau dans le hamac ; et la présence constante de l’homme jetant l’épervier lui donna l’idée de se mettre à pêcher. Un épicier qui vendait des lignes le renseigna sur ce sport tranquille, offrit même de guider ses premiers essais. La proposition fut acceptée, et de neuf heures à midi, Mariolle, avec de grands efforts et une attention toujours tendue, parvint à prendre trois petits poissons.
Après le repas, il se rendit de nouveau à Marlotte. Pourquoi ? Pour tuer le temps.
La petite bonne de l’auberge se mit à rire en l’apercevant.
Il sourit aussi, amusé par cette reconnaissance, et il essaya de la faire causer.
Plus familière que la veille, elle parla. Elle s’appelait Élisabeth Ledru.
Sa mère, couturière en chambre, était morte l’année précédente ; alors le mari, employé comptable, toujours ivre et sans place, et qui vivait du labeur de sa femme et de sa fille, disparut, car la fillette, restée seule tout le jour à coudre dans sa mansarde, ne pouvait subvenir aux besoins de deux personnes. Lasse à son tour de sa besogne solitaire, elle entra comme bonne dans un bouillon, y resta près d’un an, et, comme elle se sentait fatiguée, le fondateur de l’hôtel Corot, à Marlotte, ayant été servi par elle, l’engagea pour l’été avec deux autres jeunes personnes qui viendraient un peu plus tard. Ce patron assurément savait attirer la clientèle.
Cette histoire plut à Mariolle, qui fit dire à la jeune fille, en l’interrogeant avec adresse et en la traitant comme une demoiselle, beaucoup de détails curieux sur ce sombre et pauvre intérieur ruiné par un ivrogne. Elle, être perdu, errant, sans liens, gaie quand même parce qu’elle était jeune, sentant réel l’intérêt de cet inconnu, et vive son attention, parla avec confiance, avec l’expansion de son âme qu’elle ne pouvait guère plus contenir que l’agilité de ses membres.
Il lui demanda quand elle eut fini :
— Et… vous serez bonne toute votre vie ?
— Je ne sais pas, moi, Monsieur. Est-ce que je peux deviner ce qui m’arrivera demain ?
— Pourtant il faut penser à l’avenir.
Elle avait pris un air méditatif, vite effacé sur ses traits, puis elle répondit :
— Je prendrai ce qui me tombera. Tant pis !
Ils se quittèrent bons amis.
Il revint quelques jours plus tard, puis une autre fois, puis souvent, vaguement attiré par la causerie naïve de la fillette abandonnée, dont le léger bavardage distrayait un peu son chagrin.
Mais quand il retournait à pied, le soir, à Montigny, il avait, en pensant à Mme de Burne, des crises épouvantables de désespoir. Avec la nuit retombaient sur lui les déchirants regrets et la jalousie féroce. Il n’avait aucune nouvelle. Il n’avait écrit à personne et personne ne lui avait écrit. Il ne savait rien. Alors, seul, sur la route noire, il imaginait les progrès de la liaison prochaine qu’il avait prévue entre sa maîtresse d’hier et le comte de Bernhaus. Cette idée fixe entrait en lui plus profondément chaque jour. Celui-là, pensait-il, donnera juste ce qu’elle demande : un amant distingué, assidu, sans exigences, satisfait et flatté d’être le préféré de cette délicieuse et fine coquette.
Il le comparait à lui-même. L’autre, certes, n’aurait pas ces énervements, ces impatiences fatigantes, ce besoin acharné de tendresse rendue, qui avaient détruit leur entente amoureuse. Il se contenterait de peu en homme du monde très souple, avisé et discret, car il ne semblait guère appartenir non plus à la race des passionnés.
Or, un jour, comme André Mariolle arrivait à Marlotte, il aperçut sous l’autre tonnelle de l’hôtel Corot deux jeunes gens barbus coiffés de bérets, et qui fumaient des pipes.
Le patron, un gros homme à face épanouie, vint aussitôt le saluer, car il éprouvait pour ce dîneur fidèle une sympathie intéressée, puis il dit :
— J’ai deux nouveaux clients, deux peintres, depuis hier.
— Ces messieurs là-bas ?
— Oui, ils sont déjà connus. Le plus petit a eu une seconde médaille, l’an dernier.
Et, ayant raconté tout ce qu’il savait de ces artistes en éclosion, il demanda :
— Que prenez-vous aujourd’hui, Monsieur Mariolle ?
— Envoyez-moi un vermout, comme toujours.
Le patron s’éloigna.
Élisabeth parut portant le plateau, le verre, la carafe et la bouteille. Et aussitôt un des peintres cria :
— Eh bien ! Petite, est-on toujours fâchée ?
Elle ne répondit pas, et quand elle approcha de Mariolle il vit qu’elle avait les yeux rouges.
— Vous avez pleuré ? dit-il.
Elle répondit simplement :
— Oui, un peu.
— Que s’est-il passé ?
— Ces deux messieurs là-bas se sont mal conduits avec moi.
— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?
— Ils m’ont prise pour une pas grand-chose.
— Vous vous êtes plainte au patron ?
Elle eut un haussement d’épaules désolé.
— Oh ! Monsieur… le patron… le patron… je le connais… maintenant, le patron !..
Mariolle, ému, un peu irrité, lui dit :
— Contez-moi tout ça ?
Elle conta les tentatives immédiates et brutales de ces deux rapins arrivés la veille. Puis elle se remit à pleurer, se demandant ce qu’elle allait faire, perdue en ce pays, sans protection, sans appui, sans argent, sans ressources.
Mariolle lui proposa soudain :
— Voulez-vous entrer à mon service ? Vous serez bien traitée chez moi ; et, quand je retournerai à Paris, vous demeurerez libre de faire ce qu’il vous plaira.
Elle le regardait en face, avec des yeux interrogateurs.
Puis tout à coup :
— Je veux bien, Monsieur.
— Combien gagnez-vous ici ?
— Soixante francs par mois.
Elle ajouta, prise d’inquiétude :
— Et j’ai ma petite part des pourboires en plus. Ça fait environ soixante-dix.
— Je vous en donnerai cent.
Surprise, elle répéta :
— Cent francs par mois ?
— Oui. Ça vous va ?
— Je crois bien que ça me va !
— Vous aurez simplement à me servir, à prendre soin de mes effets, linge et habits, et à faire ma chambre.
— C’est entendu, Monsieur.
— Quand viendrez-vous ?
— Demain, si vous voulez. Après ce qui s’est passé ici, j’irai trouver le maire, et je m’en irai de force.
Mariolle tira deux louis de sa poche, et, les lui donnant :
— Voilà votre denier à Dieu.
Une joie éclaira son visage, et elle lui dit d’un ton décidé :
— Je serai chez vous demain, avant midi, Monsieur.
Élisabeth arriva le lendemain à Montigny, suivie d’un paysan qui portait sa malle dans une brouette. Mariolle s’était débarrassé d’une de ses vieilles en décomposition généreusement, et la nouvelle venue prit possession d’une petite chambre, au second étage, à côté de la cuisinière.
Quand elle se présenta devant son maître, elle lui parut un peu différente de ce qu’elle était à Marlotte, moins expansive, plus humble, devenue la domestique du monsieur dont elle était presque la modeste amie sous la tonnelle de son auberge.
Il lui indiqua en quelques mots ce qu’elle aurait à faire. Elle écouta avec grand soin, s’installa et prit son service.
Une semaine s’écoula sans apporter dans l’âme de Mariolle un appréciable changement.
Il remarqua seulement qu’il quittait moins sa maison, car il n’avait plus le prétexte des promenades à Marlotte, et qu’elle lui semblait peut-être moins lugubre que dans les premiers jours. La grande ardeur de son chagrin se calmait un peu, comme tout se calme ; mais, à la place de cette brûlure, naissait en lui une tristesse insurmontable, une de ces mélancolies profondes pareilles aux maladies chroniques et lentes, dont on finit quelquefois par mourir. Toute son activité passée, toute la curiosité de son esprit, tout son intérêt pour les choses qui l’avaient jusqu’ici occupé et amusé étaient morts en lui, remplacés par un dégoût de tout et une nonchalance invincible qui ne lui laissait pas même la force de se lever pour une sortie. Il ne quittait plus guère sa maison, allant de son salon à son hamac, de son hamac à son salon. Ses plus grandes distractions consistaient à regarder couler le Loing et le pêcheur jeter son épervier.
Après ses premiers jours de réserve et de retenue, Élisabeth s’enhardissait un peu, et, remarquant, avec son flair féminin, l’abattement constant de son maître, elle lui demandait parfois, quand l’autre bonne n’était pas là :
— Monsieur s’ennuie beaucoup ?
Il répondait avec résignation :
— Oui, pas mal.
— Monsieur devrait se promener.
— Ça ne m’amuserait pas davantage.
Elle avait pour lui des attentions discrètes et dévouées. Chaque matin, en entrant dans son salon, il le trouvait plein de fleurs, et parfumé comme une serre. Élisabeth assurément devait mettre à contribution les courses des gamins qui lui rapportaient de la forêt des primevères, des violettes, des genêts d’or, ainsi que les petits jardinets du village, où les paysannes arrosaient, le soir, quelques plantes. Lui, dans son abandon, dans sa détresse, dans sa torpeur, lui savait gré, un gré attendri, de cette reconnaissance ingénieuse et du souci deviné sans cesse en elle de lui être agréable dans les moindres choses.
Il lui semblait aussi qu’elle devenait plus jolie, plus soignée, que sa figure était un peu pâlie et pour ainsi dire affinée. Il s’aperçut même un jour, comme elle lui servait son thé, qu’elle n’avait plus des mains de bonne, mais des mains de dame, avec des ongles bien taillés, irréprochablement propres. Il remarqua, une autre fois, qu’elle portait des chaussures presque élégantes. Puis, une après-midi, comme elle était montée à sa chambre, elle en redescendit avec une charmante petite robe grise, simple et d’un goût parfait. Il s’écria en la voyant paraître :
— Tiens, comme vous devenez coquette, Élisabeth !
Elle rougit jusqu’aux yeux, et balbutia :
— Moi ? Mais non, Monsieur. Je m’habille un peu mieux parce que j’ai un peu plus d’argent.
— Où avez-vous acheté cette robe-là ?
— Je l’ai faite moi-même, Monsieur.
— Vous l’avez faite ? Quand donc ? Je vous vois travailler toute la journée dans la maison.
— Mais, le soir, Monsieur.
— L’étoffe, où l’avez-vous eue ? Et puis qui vous l’a coupée ?
Elle raconta que le mercier de Montigny lui avait rapporté des échantillons de Fontainebleau. Elle avait choisi, puis payé la marchandise avec les deux louis donnés par Mariolle comme denier à Dieu. Quant à la coupe et à la façon, ça ne l’embarrassait guère, ayant travaillé pendant quatre ans, avec sa mère, pour un magasin de confections.
Il ne put s’empêcher de lui dire :
— Ça vous va très bien. Vous êtes très gentille.
Et elle s’empourpra de nouveau jusqu’à la racine des cheveux.
Quand elle fut partie, il se demanda : « Est-ce qu’elle serait amoureuse de moi, par hasard ? » Il y réfléchit, hésita, douta, puis finit par se convaincre que c’était possible, après tout. Il avait été bon, compatissant, secourable, presque amical. Quoi d’étonnant à ce que cette fillette se fût éprise de son maître après ce qu’il avait fait pour elle. L’idée d’ailleurs ne lui semblait pas désagréable, la petite personne étant vraiment bien, et n’ayant plus rien d’une servante. Sa vanité d’homme, si froissée, si blessée, si meurtrie, si écrasée par une autre femme, se trouvait flattée, soulagée, presque réconfortée. C’était une compensation, très légère, imperceptible, mais enfin c’était une compensation, car, lorsque l’amour vient à un être d’où qu’il vienne, c’est que cet être peut l’inspirer. Son égoïsme inconscient en était aussi satisfait. Cela l’occupait et lui ferait peut-être un peu de bien de regarder ce petit cœur s’animer et battre pour lui. La pensée ne l’effleura pas d’éloigner cette enfant, de la préserver de ce danger dont il souffrait si cruellement lui-même, d’avoir pitié d’elle plus qu’on n’avait eu pitié de lui, car aucune compassion ne se mêle jamais aux histoires sentimentales.
Il l’observa donc, et reconnut bientôt qu’il ne s’était point trompé. Chaque jour, de menus détails le lui révélaient davantage. Comme elle le frôlait un matin en le servant à table, il flaira dans ses vêtements une odeur de parfum, de parfum commun, fourni sans doute aussi par le mercier ou par le pharmacien. Alors il lui fit cadeau d’une bouteille d’eau de toilette au chypre qu’il avait adoptée depuis longtemps pour ses lavages, et dont il emportait toujours une provision. Il lui offrit encore des savons fins, de l’eau dentifrice, de la poudre de riz. Il aidait subtilement à cette transformation, chaque jour plus apparente, chaque jour plus complète, en la suivant d’un œil et curieux et flatté.
Tout en demeurant pour lui la fidèle et discrète domestique, elle devenait une femme émue, éprise, chez qui tous les instincts coquets se développaient naïvement.
Lui-même s’attachait à elle tout doucement. Il était amusé, touché et reconnaissant. Il jouait avec cette tendresse naissante comme on joue, aux heures tristes, avec tout ce qui peut distraire. Il n’éprouvait pour elle aucune autre attraction que ce vague désir qui pousse tout homme vers toute femme avenante, fût-elle une jolie servante ou une paysanne faite en déesse, une sorte de Vénus rustique. Il était surtout attiré vers elle par ce qu’il trouvait maintenant en elle de la femme. Il avait besoin de cela, un besoin confus et irrésistible venu de l’autre, de celle qu’il aimait, qui avait éveillé en lui ce goût invincible et mystérieux de la nature, du voisinage, du contact des femmes, de l’arôme subtil, idéal ou sensuel que toute créature séduisante, du peuple ou du monde, brute d’Orient aux grands yeux noirs, ou fille du Nord au regard bleu et à l’âme rusée, dégage vers les hommes en qui survit encore l’immémorial attrait de l’être féminin.
Cette attention tendre, incessante, caressante et secrète, plutôt perceptible que visible, enveloppait sa blessure d’une sorte de ouate isolante qui la rendait un peu moins sensible aux retours de ses angoisses. Elles subsistaient pourtant, rôdant et voletant comme des mouches autour d’une plaie. Il suffisait qu’une d’elles s’y posât pour qu’il se remît à souffrir. Comme il avait interdit de donner son adresse, ses amis respectaient sa fuite, et il était surtout tourmenté par l’absence de nouvelles et de renseignements. De temps en temps, il lisait dans un journal le nom de Lamarthe ou celui de Massival dans la liste des gens qui avaient pris part à un grand dîner ou assisté à une grande fête. Un jour, il aperçut celui de Mme de Burne, citée comme une des plus élégantes, des plus jolies et des mieux habillées au bal de l’Ambassade d’Autriche. Un frisson le parcourut des pieds à la tête. Le nom du comte de Bernhaus apparaissait quelques lignes plus bas. Et jusqu’au soir, la jalousie revenue déchira le cœur de Mariolle. Cette liaison présumée était maintenant presque hors de doute pour lui ! C’était une de ces convictions imaginaires, plus harcelantes que le fait certain, car on ne s’en débarrasse et on ne s’en guérit jamais.
Ne pouvant plus tolérer d’ailleurs cette ignorance de tout et cette incertitude dans ses soupçons, il se décida à écrire à Lamarthe, qui, le connaissant assez pour deviner la misère de son âme, répondrait peut-être à ses suppositions, même sans être questionné.
Un soir donc, sous la lampe, il rédigea cette lettre, longue, habile, vaguement triste, pleine d’interrogations dissimulées et de lyrisme sur la beauté du printemps à la campagne.
Quatre jours après, en recevant son courrier, il reconnut du premier coup d’œil l’écriture droite et ferme du romancier.
Lamarthe lui envoyait mille renseignements désolants, de grande importance pour son angoisse. Il parlait d’un tas de gens également, mais, sans donner plus de détails sur Mme de Burne et sur Bernhaus que sur n’importe qui, il semblait les mettre en vedette par un de ces artifices de style qui lui étaient familiers et qui conduisent l’attention juste au point où il voulait l’attirer sans que rien ne révélât son dessein.
Il résultait en somme de cette lettre que tous les soupçons de Mariolle étaient au moins fondés. Sa crainte serait demain réalisée, si elle ne l’avait pas été hier.
La vie de son ancienne maîtresse était toujours la même, agitée, brillante et mondaine. On avait un peu parlé de lui après sa disparition, comme on parle des disparus, avec une curiosité indifférente. On le croyait très loin, parti par lassitude de Paris.
Après avoir reçu cette lettre, il demeura jusqu’au soir étendu dans son hamac. Puis il ne put dîner ; puis il ne put dormir ; et il eut la fièvre pendant la nuit. Le lendemain, il se sentit si fatigué, si découragé, tellement dégoûté des jours monotones, entre cette forêt profonde et silencieuse, noire de verdure à présent, et la petite rivière agaçante fluant sous ses fenêtres, qu’il ne quitta pas son lit.
Lorsque Élisabeth entra, au premier coup de sonnette, et qu’elle le vit encore couché, elle demeura surprise, debout dans la porte ouverte, pâlie soudain, et elle demanda :
— Monsieur est malade ?
— Oui, un peu.
— Faut-il faire venir le médecin ?
— Non. Je suis sujet à ces malaises-là.
— Qu’est-ce qu’il faut faire pour Monsieur ?
Il commanda son bain quotidien, des œufs seulement pour son déjeuner, et du thé le long du jour. Mais vers une heure de l’après-midi, il fut saisi par un ennui si violent qu’il eut envie de se lever. Élisabeth, appelée sans cesse par une espèce de manie de faux malade, et qui revenait inquiète, attristée, pleine d’envie de lui être utile et secourable, de le soigner et de le guérir, le voyant agité et nerveux, lui proposa, toute rouge de son audace, de lui faire la lecture.
Il demanda :
— Vous lisez bien ?
— Oui, Monsieur, dans les écoles de la ville j’ai eu tous les prix de lecture, et j’ai lu à maman tant de romans que je n’en sais plus seulement les titres.
Une curiosité lui vint, et il l’envoya chercher dans l’atelier, parmi les livres qu’il s’était fait adresser, celui qu’il préférait à tous : Manon Lescaut.
Puis elle l’aida à s’asseoir dans son lit, disposa derrière son dos deux oreillers, prit une chaise et commença. Elle lisait bien, en effet, très bien même, douée d’une espèce de don spécial d’accentuation juste et de prononciation intelligente. Elle prit intérêt, dès le début, à ce récit, et elle avançait dans l’histoire avec tant d’émotion, qu’il l’interrompait parfois pour l’interroger et causer un peu avec elle.
Par la fenêtre ouverte, entraient avec la brise tiède pleine de senteurs de feuillages, des chants, des trilles, des roulades de rossignols vocalisant autour de leurs femelles, dans tous les arbres du pays, en cette saison des amours revenues.
André qui regardait cette jeune fille, troublée aussi, qui suivait avec ses yeux luisants l’aventure déroulée de page en page.
Aux questions qu’il posait elle répondait avec un sens inné des choses de la tendresse et de la passion, un sens juste, mais un peu flottant dans son ignorance populaire. Et il pensait : « Elle deviendrait intelligente et fine si elle était instruite, cette gamine-là ».
Ce charme féminin déjà senti en elle lui faisait vraiment du bien dans cette après-midi chaude et tranquille, et se mêlait étrangement en son esprit au charme si mystérieux et si puissant de cette Manon qui apporte à nos cœurs la plus étrange saveur de femme évoquée par l’art humain.
Il était bercé par la voix, séduit par la fable tant connue et toujours neuve, et il rêvait d’une maîtresse volage et séduisante comme celle de des Grieux, infidèle et constante, humaine et tentante jusqu’en ses infâmes défauts, créée pour faire sortir de l’homme tout ce qu’il a en lui de tendresse et de colère, d’attachement et de haine passionnée, de jalousie et de désir.
Ah ! Si celle qu’il venait de quitter avait eu seulement dans les veines la perfidie énamourée et sensuelle de cette irritante courtisane, peut-être ne serait-il jamais parti ! Manon trompait, mais elle aimait ; elle mentait, mais elle se donnait !
Après cette journée de paresse, Mariolle s’assoupit, quand le soir vint, dans une espèce de songerie où toutes ces femmes se confondaient.
N’ayant subi, depuis la veille, aucune fatigue, et n’ayant même fait aucun mouvement, son sommeil était léger, et il fut troublé par un bruit inaccoutumé entendu dans la maison.
Une fois ou deux déjà, pendant la nuit, il avait cru distinguer des pas et des mouvements imperceptibles au rez-de-chaussée, non point au-dessous de lui, mais dans les petites pièces attenantes à la cuisine : la lingerie et la salle de bains. Il n’y avait point pris garde.
Mais ce soir-là, las d’être couché, incapable de se rendormir avant longtemps, il prêta l’oreille et distingua des frôlements inexplicables et une sorte de clapotement. Alors il se décida à aller voir, alluma sa bougie, regarda l’heure : dix heures à peine. Il s’habilla, mit en sa poche un revolver et descendit à pas de renard, avec des précautions infinies.
En entrant dans la cuisine, il reconnut avec stupeur que le fourneau était allumé. On n’entendait plus rien, puis il crut percevoir un mouvement dans la salle de bains, toute petite pièce peinte à la chaux, contenant juste la baignoire.
Il s’approcha, fit tourner la clef sans aucun bruit, et, poussant brusquement la porte, il aperçut allongé dans l’eau, les bras flottant et les seins frôlant la surface de leurs fleurs, le plus joli corps de femme qu’il eût aperçu de sa vie.
Elle poussa un cri, affolée, ne pouvant fuir.
Il était à genoux déjà au bord de la baignoire, la dévorant de ses yeux ardents et la bouche tendue vers elle.
Elle comprit, et, levant soudain ses deux bras ruisselants, Élisabeth les referma derrière la tête de son maître.
Lorsqu’elle parut devant lui le lendemain, apportant le thé, et que leurs yeux se rencontrèrent, elle se mit à trembler si fort que la tasse et le sucrier se heurtèrent plusieurs fois de suite.
Mariolle alla vers elle, prit entre ses mains le plateau, le posa sur la table, et lui dit, comme elle baissait les paupières :
— Regarde-moi, petite.
Elle le regarda, les cils pleins de larmes.
Il reprit :
— Je ne veux pas que tu pleures.
Comme il la pressait contre lui, il la sentit frémir de la tête aux pieds, et elle murmura : « Oh ! Mon Dieu ! » Il comprit que ce n’était pas de la peine, que ce n’était pas du regret, que ce n’était pas du remords, qui lui faisaient balbutier ces trois mots, mais du bonheur, du vrai bonheur. Ce fut en lui un contentement étrange, égoïste, plutôt physique que moral, de sentir serrée contre sa poitrine cette petite personne qui l’aimait enfin. Il l’en remerciait comme ferait, au bord d’une route, un blessé secouru par une femme qui passe ; il l’en remerciait de tout son cœur meurtri, trahi dans ses inutiles élans, affamé de tendresse par l’indifférence d’une autre ; et il la plaignait un peu, au fond de sa pensée. La regardant ainsi, pâlie et larmoyante, avec ses yeux brûlés d’amour, il se dit tout à coup : « Mais elle est belle ! Comme une femme se transforme vite, devient ce qu’il faut qu’elle soit, suivant les désirs de son âme ou les besoins de sa vie ! »
— Assieds-toi, lui dit-il.
Elle s’assit. Il prit ses mains, ses pauvres mains de travailleuse, devenues blanches, devenues fines pour lui, et, tout doucement, avec des phrases adroites, il lui parla de l’attitude qu’ils devaient garder l’un envers l’autre. Elle n’était plus sa domestique, mais en conserverait un peu l’apparence, afin de ne pas apporter de scandale dans le village. Elle vivrait près de lui comme une gouvernante, et lui ferait souvent la lecture, ce qui servirait de prétexte à cette situation nouvelle. Dans quelque temps même, lorsque ses fonctions de lectrice seraient tout à fait établies, il la ferait manger à sa table.
Quand il eut fini de parler, elle lui répondit simplement :
— Non, Monsieur : je suis et je resterai votre servante. Je ne veux pas qu’on jase et qu’on apprenne ce qui s’est passé.
Elle ne céda point, bien qu’il insistât beaucoup ; et, quand il eut bu son thé, elle remporta son plateau, pendant qu’il la suivait d’un regard attendri.
Quand elle fut partie, il songea : « C’est une femme. Toutes les femmes sont égales quand elles nous plaisent. J’ai fait de ma bonne ma maîtresse. Jolie, elle deviendra peut-être charmante ! Elle est, en tous les cas, plus jeune et plus fraîche que les mondaines et que les cocotes. Qu’importe, après tout ! Beaucoup d’actrices célèbres ne sont-elle pas des filles de concierges ? On les reçoit cependant comme des dames, on les adore comme des héroïnes de roman, et des princes les traitent comme des souveraines. Est-ce à cause de leur talent, souvent douteux, ou de leur beauté, souvent contestable ? Non. Mais une femme a toujours, en vérité, la situation qu’elle impose par illusion qu’elle sait produire. »
Il fit ce jour-là une longue promenade, et, bien qu’au fond de son cœur il sentît toujours le même mal, et que ses jambes fussent pesantes comme si le chagrin eût détendu tous les ressorts de son énergie, quelque chose gazouillait en lui à la façon d’un petit chant d’oiseau. Il était moins seul, moins perdu, moins abandonné. La forêt lui paraissait moins déserte, moins silencieuse et moins vide. Et il rentra avec l’envie de voir, souriante à son approche et le regard plein de tendresse, Élisabeth venir vers lui.
Ce fut pendant près d’un mois une vraie idylle au bord de la petite rivière. Mariolle fut aimé comme bien peu d’hommes peut-être l’ont été, animalement et follement, comme un enfant par sa mère, comme un chasseur par son chien.
Il était tout pour elle, le monde et le ciel, le plaisir et le bonheur. Il répondait à toutes ses attentes ardentes et naïves de femme, lui donnant dans un baiser tout ce qu’elle pouvait éprouver d’extase. Elle n’avait plus que lui dans le regard, dans l’âme, dans le cœur et dans la chair, enivrée à la façon d’un adolescent qui boit pour la première fois. Il s’endormait dans ses bras, il se réveillait sous ses caresses, et elle s’enlaçait à lui avec des abandons inimaginables. Il savourait, surpris et séduit, cette offrande absolue, et il avait l’impression que c’était là de l’amour bu à sa source même, aux lèvres de la nature.
Il demeurait toujours triste cependant, triste et désenchanté d’une façon constante et profonde. Sa petite maîtresse lui plaisait ; mais une autre lui manquait. Et quand il se promenait dans les prairies, sur les bords du Loing, se demandant : « Pourquoi ce souci qui ne s’en va pas ? » il se trouvait en lui, dès que le souvenir de Paris l’effleurait, un si intolérable énervement, qu’il rentrait pour n’être plus seul.
Alors il se balançait dans le hamac, et Élisabeth, assise sur un pliant, lisait. Tout en l’écoutant et en la regardant, il se rappelait les causeries dans le salon de son amie, quand il passait, seul, des soirées près d’elle. Alors d’abominables envies de pleurer lui mouillaient les paupières ; un si cuisant regret lui tiraillait le cœur, qu’il éprouvait sans cesse des besoins intolérables de partir sur-le-champ, de retourner à Paris, ou de s’en aller pour toujours.
Le voyant sombre et mélancolique, Élisabeth lui demandait :
— Est-ce que vous souffrez ? Je sens que vous avez des larmes dans les yeux.
Il répondait :
— Embrasse-moi, petite ; tu ne comprendrais pas.
Elle l’embrassait, inquiète, pressentant quelque drame qu’elle ne savait point. Mais lui, oubliant un peu sous les caresses, pensait : « Ah ! Une femme qui serait ces deux-là, qui aurait l’amour de l’une et le charme de l’autre ! Pourquoi ne trouve-t-on toujours que des à peu près ? »
Il songeait indéfiniment, bercé par le bruit monotone de la voix inécoutée, à tout ce qui l’avait séduit, conquis, vaincu, dans la maîtresse abandonnée. Il se disait, sous l’obsession de son souvenir, de sa présence imaginaire, dont il était hanté comme un visionnaire d’un fantôme : « Est-ce que je suis un damné qui ne se délivrera plus d’elle ? »
Il se remit à faire de longues promenades, à rôder par les fourrés, avec l’espoir obscur de la perdre quelque part, au fond d’un ravin, derrière un rocher, dans quelque taillis, comme un homme, pour se débarrasser d’une bête fidèle qu’il ne veut pas tuer, essaye de l’égarer en une course lointaine.
Un jour, à la fin d’une de ces promenades, il revint au pays des Hêtres. C’était maintenant une sombre forêt, presque noire, avec des feuillages impénétrables. Il allait sous la voûte immense, humide et profonde, regrettant la brume verdoyante, ensoleillée et légère des petites feuilles à peine ouvertes ; et, comme il suivait un étroit sentier, il s’arrêta, saisi d’étonnement, devant deux arbres enlacés.
Aucune image de son amour plus violente et plus émouvante ne pouvait frapper ses yeux et son âme : un hêtre vigoureux étreignait un chêne élancé.
Comme un amoureux désespéré au corps puissant et tourmenté, le hêtre, tordant ainsi que des bras deux branches formidables, enserrait le tronc du chêne en les refermant sur lui. L’autre, tenu par cet embrassement, allongeait dans le ciel, bien au-dessus du front de son agresseur, sa taille droite, lisse et mince, qui semblait dédaigneuse. Mais, malgré cette fuite vers l’espace, cette fuite hautaine d’être outragé, il portait dans le flanc les deux entailles profondes et depuis longtemps cicatrisées que les branches irrésistibles du hêtre avaient creusées dans son écorce. Soudés à jamais par ces blessures fermées, ils poussaient ensemble en mêlant leurs sèves, et dans les veines de l’arbre violé coulait et montait jusqu’à sa cime le sang de l’arbre vainqueur.
Mariolle s’assit pour les regarder plus longtemps. Ils devenaient, en son âme malade, symboliques, effrayants et superbes, ces deux lutteurs immobiles qui racontaient aux passants l’histoire éternelle de son amour.
Puis il se remit en marche, plus triste encore, et soudain, comme il allait, les yeux à terre et lentement, il aperçut, cachée sous l’herbe, tachée de boue et de pluie anciennes, une vieille dépêche jetée ou perdue par un promeneur. Il s’arrêta. Qu’avait apporté de doux ou de pénible à quelque cœur ce papier bleu traînant là sous son pied ?
Il ne put s’empêcher de le ramasser, et, avec des doigts curieux et dégoûtés, il le déplia. On pouvait lire encore à peu près : « Venez… moi… quatre heures ». Les noms avaient été effacés par l’humidité du chemin.
Des souvenirs l’assaillirent, cruels et délicieux, ceux de toutes les dépêches qu’il avait reçues d’elle, tantôt pour lui fixer le moment d’un rendez-vous, tantôt pour lui dire qu’elle ne viendrait pas. Jamais rien n’avait fait entrer en lui plus d’émotion, ne l’avait fait tressaillir plus violemment, n’avait arrêté plus net et fait rebondir plus fort son pauvre cœur que la vue de ces messagères enfiévrantes ou désespérantes.
Il demeurait presque perclus de désolation à la pensée que jamais plus il n’en ouvrirait de pareilles.
De nouveau il se demandait ce qui s’était passé en elle depuis qu’il l’avait quittée. Avait-elle souffert, regretté l’ami chassé par son indifférence, ou avait-elle pris son parti de cet abandon, froissée seulement dans sa vanité ?
Et son désir de savoir devint si violent, si tenaillant, qu’une pensée audacieuse et bizarre, encore hésitante, surgit en lui. Il prit la route de Fontainebleau. Quand il eut gagné la ville, il se rendit au télégraphe, l’âme agitée d’hésitation et vibrante d’inquiétude. Mais une force semblait le pousser, une force irrésistible venue de son cœur.
Il souleva donc d’une main tremblante un imprimé sur la table, puis écrivit, à la suite du nom et de l’adresse de Mme Michèle de Burne :
« Je voudrais tant savoir ce que vous pensez de moi ! Moi je ne peux rien oublier.
André Mariolle.
Montigny. »
Il sortit ensuite, prit une voiture, et regagna Montigny, troublé et tourmenté par ce qu’il avait fait, et le regrettant déjà.
Il avait calculé que, si elle daignait lui répondre, il recevrait sa lettre deux jours plus tard ; mais il ne quitta pas sa villa le lendemain dans la crainte et dans l’espérance de recevoir une dépêche d’elle.
Il se balançait sous les tilleuls de la terrasse, vers trois heures de l’après-midi, quand Élisabeth vint le prévenir qu’une dame demandait à lui parler.
Son saisissement fut si grand qu’il eut une courte suffocation, et il s’en vint vers la maison avec des jambes brisées et un cœur palpitant. Il n’espérait pas cependant que ce fût elle.
Quand il eut ouvert les portes du salon, Mme de Burne, assise sur un canapé, se leva, et, souriante d’un sourire un peu réservé, avec une légère contrainte dans le visage et dans l’attitude, elle lui tendit la main en disant :
— Je viens prendre de vos nouvelles, le télégraphe ne m’en donnant pas d’assez complètes.
Il était devenu si pâle devant elle, qu’elle eut dans les yeux une lueur de joie ; et il demeurait si oppressé d’émotion qu’il ne pouvait encore parler et qu’il tenait seulement sur sa bouche la main qu’elle lui avait offerte.
— Dieu ! Que vous êtes bonne ! dit-il enfin.
— Non, mais je n’oublie pas mes amis, et je m’en inquiète.
Elle le regardait bien en face, profondément, de ce premier regard de femme qui surprend tout, fouille les pensées jusqu’aux racines, et dévoile toutes les feintes. Elle fut sans doute satisfaite, car sa figure s’éclaira d’un sourire.
Elle reprit :
— C’est gentil votre ermitage. On est heureux là dedans ?
— Non, Madame.
— Est-ce possible ? Dans ce joli pays, dans cette belle forêt, sur ce petit ruisseau charmant ? Mais vous devez être tranquille et tout à fait content ici ?
— Non, Madame.
— Pourquoi donc ?
— Parce qu’on n’y oublie pas.
— Et il vous est indispensable d’oublier quelque chose pour être heureux ?
— Oui, Madame.
— Peut-on savoir quoi ?
— Vous le savez.
— Et alors ?…
— Alors je suis très misérable.
Elle dit avec une fatuité apitoyée :
— Je l’ai deviné en recevant votre télégramme, et c’est pour cela que je suis venue, avec la résolution de m’en aller tout de suite si je m’étais trompée.
Après un petit silence, elle ajouta :
— Puisque je ne m’en retourne pas immédiatement, peut-on visiter votre propriété. Voilà une petite allée de tilleuls, là-bas, qui m’a l’air ravissante. On y sera plus au frais que dans ce salon.
Ils sortirent. Elle portait une toilette mauve qui s’harmonisa tout à coup si complètement avec la verdure des arbres et le ciel bleu, qu’elle lui parut stupéfiante comme une apparition, séduisante et jolie d’une façon inattendue et nouvelle. Sa longue taille si souple, son visage si fin et si frais, la petite flambée blonde des cheveux sous un grand chapeau mauve aussi, que nimbait légèrement une longue plume d’autruche enroulée dessus, ses bras minces, dont les deux mains portaient, en travers devant elle, son ombrelle fermée, et sa démarche un peu droite, hautaine et fière, apportaient dans ce petit jardin paysan quelque chose d’anormal, d’imprévu, d’exotique, la sensation bizarre et savoureuse d’une figure de conte, de rêve, de gravure, de tableau à la Watteau, sortie de l’imagination d’un poète ou d’un peintre pour s’en venir à la campagne, par fantaisie, montrer combien elle était belle.
Mariolle, en la regardant avec le frémissement profond de toute sa passion revenue, se rappelait les deux femmes aperçues dans le chemin de Montigny.
Elle lui dit :
— Qu’est-ce que c’est que cette petite personne qui m’a ouvert la porte ?
— Ma domestique.
— Elle n’a pas l’air… d’une bonne.
— Non. Elle est en effet très gentille.
— Où l’avez-vous trouvée ?
— Tout près d’ici, dans un hôtel de peintre où les clients menaçaient sa vertu.
— Que vous avez sauvée ?
Il rougit, et répondit :
— Que j’ai sauvée.
— À votre profit, peut-être ?
— À mon profit certainement, car j’aime mieux regarder circulant autour de moi une jolie figure qu’une laide.
— C’est tout ce qu’elle vous inspire ?
— Elle m’a inspiré peut-être encore l’irrésistible besoin de vous revoir, car toute femme, quand elle attire mes yeux, même une seconde, rejette ma pensée sur vous.
— C’est très habile ce que vous dites là ! Aime-t-elle son sauveur ?
Il rougit plus fort. Avec la rapidité d’un éclair qui passe, la certitude que toute jalousie est bonne pour stimuler le cœur des femmes le décida à ne mentir qu’à moitié.
Il répondit donc en hésitant :
— Je n’en sais rien. C’est possible. Elle a beaucoup de soins et de sollicitude pour moi.
Un imperceptible dépit fit murmurer à Mme de Burne :
— Et vous ?
Il fixa sur elle ses yeux enflammés d’amour et il dit :
— Rien ne pourrait me distraire de vous.
C’était encore très habile, mais elle ne le remarqua plus, tant cette phrase lui parut l’expression d’une indiscutable vérité. Une femme comme elle pouvait-elle douter de cela ? Elle n’en douta point, en effet, et, satisfaite, ne s’occupa plus d’Élisabeth.
Ils s’assirent sur deux chaises de toile, sous l’ombre des tilleuls, au-dessus de l’eau qui coulait.
Alors il demanda :
— Qu’est-ce que vous avez pu penser de moi ?
— Que vous étiez très malheureux.
— Par ma faute ou par la vôtre ?
— Par notre faute.
— Et puis ?
— Et puis, vous sentant très excité, très exalté, j’ai réfléchi que le plus sage parti consistait à vous laisser d’abord vous calmer. Et j’ai attendu.
— Qu’est ce que vous attendiez ?
— Un mot de vous. Je l’ai reçu, et me voici. Nous allons causer maintenant comme des gens sérieux. Donc vous m’aimez toujours… je ne vous demande pas ça en coquette… je vous demande ça en amie ?
— Je vous aime toujours.
— Et quelles sont vos prétentions ?
— Est-ce que je sais ? Je suis entre vos mains…
— Oh ! Moi j’ai des idées très nettes, mais je ne vous les dirai pas sans savoir les vôtres. Parlez-moi de vous, de ce qui s’est passé dans votre cœur et dans votre esprit depuis que vous vous êtes sauvé.
— J’ai pensé à vous, je n’ai guère fait autre chose.
— Oui, mais comment ? En quel sens ? Avec quelles conclusions ?
Il raconta sa résolution de se guérir d’elle, sa fuite, son arrivée dans ce grand bois où il n’avait trouvé qu’elle, ses jours poursuivis par le souvenir, ses nuits rongées par la jalousie ; il dit tout, avec une bonne foi complète, sauf l’amour d’Élisabeth, dont il ne prononça plus le nom.
Elle l’écoutait, sûre qu’il ne mentait point, convaincue par le pressentiment de sa domination sur lui plus encore que par la sincérité de sa voix, et ravie de triompher, de le reprendre, car elle l’aimait bien, tout de même.
Puis il se désola de cette situation sans fin, et, s’exaltant à parler de ce dont il avait tant souffert après y avoir tant songé, il lui reprocha de nouveau, dans un lyrisme passionné, mais sans colère, sans amertume, révolté et vaincu par la fatalité, cette impuissance d’aimer dont elle était frappée.
Il répétait :
— D’autres n’ont pas le don de plaire ; vous, vous n’avez pas le don d’aimer…
Elle l’interrompit animée, pleine de raisons et de raisonnements :
— J’ai du moins celui d’être constante, dit-elle. Seriez-vous moins malheureux si, après vous avoir adoré pendant dix mois, j’étais éprise aujourd’hui d’un autre ?
Il s’écria :
— Est-il donc impossible à une femme de n’aimer qu’un seul homme ?
Mais elle, vivement :
— On ne peut pas aimer toujours ; on peut seulement être fidèle. Croyez-vous même que le délire exalté des sens doive durer plusieurs années ? Non, non. Quant à la plupart des femmes à passions, à caprices violents, longs ou courts, elles mettent tout simplement leur vie en romans. Les héros sont différents, les circonstances et les péripéties imprévues et changeantes, le dénouement varié. C’est amusant et distrayant pour elles, je le confesse, car les émotions du début, du milieu et de la fin se renouvellent chaque fois. Mais quand c’est fini, c’est fini… pour lui… Comprenez-vous ?
— Oui, il y a du vrai. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir.
— À ceci : il n’y a point de passion qui persiste très longtemps, je veux dire de passion brûlante, comme celle dont vous souffrez encore. C’est une crise que je vous ai rendue pénible, très pénible, je le sais et je le sens, par… l’aridité de ma tendresse et ma paralysie d’expansion. Mais cette crise passera, car elle ne peut durer éternellement.
Elle se tut. Anxieux, il interrogea :
— Et alors ?
— Alors je considère que pour une femme raisonnable et calme comme moi vous pouvez devenir un amant tout à fait agréable, car vous avez beaucoup de tact. Vous seriez, par contre, un atroce mari. Mais il n’existe pas, il ne peut pas exister de bons maris.
Il demanda, surpris, un peu froissé :
— Pourquoi garder un amant qu’on n’aime pas, ou qu’on n’aime plus ?
Elle répliqua vivement :
— J’aime à ma façon, mon ami. J’aime sèchement, mais j’aime.
Il reprit, résigné :
— Vous avez surtout le besoin qu’on vous aime et qu’on vous le montre.
Elle réplique :
— C’est vrai. J’adore ça. Mais mon cœur a besoin d’un compagnon caché. Ce goût vaniteux des hommages publics ne m’empêche pas de pouvoir être dévouée et fidèle, et de croire que je saurais donner à un homme quelque chose d’intime qu’aucun autre n’aurait : mon affection loyale, l’attachement sincère de mon cœur, la confiance absolue et secrète de mon âme, et, en échange, recevoir de lui, avec toute sa tendresse d’amant, la si rare et si douce impression de n’être pas tout à fait seule. Ce n’est point de l’amour comme vous l’entendez ; mais cela vaut bien quelque chose aussi !
Il se pencha vers elle, tremblant d’émotion, et balbutiant :
— Voulez-vous que je sois cet homme-là ?
— Oui, un peu plus tard, quand vous aurez moins mal. En attendant, résignez-vous à souffrir un peu, par moi, de temps en temps. Ça passera. Puisque vous souffrez de toute façon, il vaut mieux que ce soit près de moi que loin de moi, n’est-ce pas ?
De son sourire elle semblait lui dire : « Ayez donc un peu de confiance » ; et, comme elle le voyait palpitant de passion, elle sentait en tout son corps une sorte de bien-être, de contentement, qui la faisait heureuse à sa manière, comme est heureuse un épervier dont le vol s’abat sur une proie fascinée.
— Quand revenez-vous ? demanda-t-elle.
Il répondit :
— Mais… demain.
— Demain, soit. Vous dînerez chez moi ?
— Oui, Madame.
— Et moi, il faut que je m’en aille bientôt, reprit-elle en regardant la montre cachée dans la pomme de son ombrelle.
— Oh ! Pourquoi si vite ?
— Parce que je prends le train de cinq heures. J’ai à dîner plusieurs personnes, la princesse de Malten, Bernhaus, Lamarthe, Massival, Maltry, et un nouveau, M. de Charlaine, l’explorateur qui revient du haut Cambodge après un voyage admirable. On ne parle que de lui.
Mariolle eut un court serrement de cœur. Tous ces noms l’un après l’autre lui firent mal, comme des piqûres de guêpe. Ils contenaient du venin.
— Alors, dit-il, voulez-vous partit tout de suite, et nous ferons un bout de route ensemble, dans la forêt ?
— Très volontiers. Offrez-moi d’abord une tasse de thé et un peu de pain grillé.
Quand il fallut servir le thé, Élisabeth fut introuvable.
— Elle est en course, dit la cuisinière.
Mme de Burne ne s’en étonna point. Quelle crainte, en effet, aurait pu maintenant lui inspirer cette bonne ?
Puis ils montèrent dans le landau arrêté devant la porte, et Mariolle fit prendre au cocher un chemin un peu plus long, mais qui passait près de la Gorge-aux-Loups.
Lorsqu’on fut sous les hauts feuillages qui répandaient leur ombre calme, leur fraîcheur enveloppante et des chants de rossignol, elle dit, saisie par l’inexprimable sensation dont la toute-puissante et mystérieuse beauté du monde sait émouvoir la chair par les yeux :
— Dieu ! Qu’on est bien ! Que c’est beau, bon, et reposant !
Elle respirait avec un bonheur et une émotion de pécheur qui communie, pénétrée d’alanguissement, d’attendrissement. Et elle posa sa main sur celle d’André.
Mais lui pensa : « Ah oui ! La nature, c’est encore le Mont Saint-Michel » ; car devant ses yeux, dans une vision, passait un train s’en allant vers Paris. Il la conduisit jusqu’à la gare.
En le quittant, elle lui dit :
— À demain, huit heures.
— À demain, huit heures, Madame.
Elle le quitta, radieuse ; et il revint chez lui dans le landau, satisfait, bien heureux, mais tourmenté toujours, car ce n’était pas fini.
Mais pourquoi lutter ? Il ne le pouvait plus. Elle lui plaisait par un charme qu’il ne comprenait pas, plus fort que tout. La fuir ne le délivrait pas, ne le séparait pas d’elle, mais l’en privait intolérablement, tandis que, s’il parvenait à se résigner un peu, il aurait d’elle au moins tout ce qu’elle lui avait promis, car elle ne mentait pas.
Les chevaux trottaient sous les arbres, et il songea que pendant toute cette entrevue elle n’avait pas eu l’idée, pas une impulsion de lui tendre une fois ses lèvres. Elle était toujours la même. Rien ne changerait jamais en elle, et toujours, peut-être, il souffrirait par elle, de la même façon. Le souvenir des heures si dures qu’il avait passées déjà, de ses attentes, avec l’intolérable certitude que jamais il ne pourrait l’émouvoir, lui serrait de nouveau le cœur, lui faisait pressentir et redouter les luttes à venir et de pareilles détresses pour demain. Pourtant il était résigné à tout souffrir plutôt que de la perdre encore, résigné à cet éternel désir devenu dans ses veines une sorte d’appétit féroce jamais rassasié, et qui brûlait sa chair.
Ces rages si souvent subies en revenant tout seul d’Auteuil recommençaient déjà, et faisaient vibrer son corps dans le landau qui courait sous la fraîcheur des grands arbres, quand soudain la pensée d’Élisabeth l’attendant, fraîche aussi et jeune et jolie, avec de l’amour plein le cœur et des baisers plein la bouche, répandit en lui un apaisement. Tout à l’heure il la tiendrait dans ses bras, et, les yeux fermés, se trompant lui-même comme on trompe les autres, confondant, dans l’ivresse de l’étreinte, celle qu’il aimait et celle dont il était aimé, il les posséderait toutes les deux. Certes, même en ce moment, il avait du goût pour elle, cet attachement reconnaissant de la chair et de l’âme dont la sensation de la tendresse inspirée et celle du plaisir partagé pénètrent toujours l’animal humain. Cette enfant séduite ne serait-elle pas, pour son amour aride et desséchant, la petite source trouvée à l’étape du soir, l’espoir d’eau fraîche qui soutient l’énergie, quand on traverse le désert ?
Mais, lorsqu’il rentra dans sa maison, la jeune fille n’ayant pas reparu, il eut peur, fut inquiet, et dit à l’autre bonne :
— Vous êtes sûre qu’elle est sortie ?
— Oui, Monsieur.
Alors il sortit aussi, espérant qu’il la rencontrerait.
Quand il eut fait quelques pas, avant de tourner dans la rue qui monte le long du vallon, il aperçut devant lui la vieille église large et basse, coiffée d’un court clocher, accroupie sur un mamelon, et couvant, comme une poule ses poussins, les maisons de son petit village.
Un soupçon, un pressentiment, le poussèrent. Sait-on les étranges divinations qui peuvent naître dans un cœur de femme ? Qu’avait-elle pensé, qu’avait-elle compris ? Où s’était-elle réfugiée, sinon là, si l’ombre de la vérité avait passé devant ses yeux.
Le temple était très sombre, car le soir tombait. Seule la petite lampe au bout de son fil révélait dans le tabernacle l’idéale présence du Consolateur divin. Mariolle, à pas légers, passait le long des bancs. Quand il arriva près du chœur, il aperçut une femme à genoux, la figure dans ses mains. Il s’approcha, la reconnut, lui toucha l’épaule. Ils étaient seuls.
Elle eut une grande secousse en retournant la tête. Elle pleurait.
Il dit :
— Qu’avez-vous ?
Elle murmura :
— J’ai bien compris. Vous êtes ici parce qu’elle vous avait fait de la peine. Elle est venue vous chercher.
Il balbutia, ému de la douleur qu’il faisait naître à son tour :
— Tu te trompes, petite. Je vais, en effet retourner à Paris, mais je t’emmène avec moi.
Elle répéta, incrédule :
— Ça n’est pas vrai, ça n’est pas vrai !
— Je te le jure.
— Quand ça ?
— Demain.
Se remettant à sangloter, elle gémit : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! »
Alors il la prit par la taille, la souleva, l’entraîna, lui fit descendre le coteau dans l’ombre épaissie de la nuit ; et, lorsqu’ils furent au bord de la rivière, il l’assit sur l’herbe et s’assit près d’elle. Il entendait battre son cœur et haleter son souffle, et, troublé de remords, la serrant contre lui, il lui parlait dans l’oreille avec des mots très doux qu’il ne lui avait jamais dits. Attendri de pitié et brûlant de désir, il mentait à peine et ne la trompait point ; et il se demandait, surpris lui-même de ce qu’il exprimait et de ce qu’il sentait, comment, tout vibrant de la présence de l’autre dont il serait à jamais l’esclave, il pouvait frémir ainsi de convoitise et d’émotion en consolant cette peine d’amour.
Il promettait de l’aimer bien — il ne dit pas « aimer » tout court — et de lui donner, tout près de lui, un joli logis de dame, avec des meubles fort gentils et une bonne pour la servir.
Elle s’apaisait en l’écoutant, rassurée peu à peu, ne pouvant croire qu’il l’abusât ainsi, comprenant d’ailleurs, à l’accent de sa voix, qu’il était sincère. Convaincue enfin et éblouie par la vision d’être une dame à son tour, par ce rêve de fillette née si pauvre, servante d’auberge, devenue tout à coup la bonne amie d’un homme riche et si bien, elle fut grisée de convoitises, de reconnaissance et d’orgueil, qui se mêlaient à son attachement pour André.
Jetant ses bras sur son cou, elle balbutiait, en couvrant son visage de baisers :
— Je vous aime tant ! Je n’ai plus que vous en moi.
Il murmura, très attendri en rendant ses caresses :
— Chère, chère petite.
Elle oubliait déjà presque tout à fait l’apparition de cette étrangère qui lui avait apporté tant de chagrin tantôt. Cependant un doute inconscient flottait encore en elle, et elle demanda de sa voix câline :
— Bien vrai, vous m’aimerez comme ici ?
Il répondit hardiment :
— Je t’aimerai comme ici.
FIN