NOTE 8 – Une racine imaginaire. R-13. Le triangle.
C’était il y a longtemps, quand j’étais à l’école, que je rencontrai pour la première fois la racine de moins un. Je m’en souviens très nettement. J’étais dans une salle ronde et claire, parmi des centaines de têtes d’écoliers, avec Pliapa, notre mathématicien. Pliapa était son surnom. Il était déjà assez usé, ses boulons se dévissaient, et lorsque celui de nous qui était de service le remontait, le haut-parleur faisait toujours « Plia, plia, plia… » avant de commencer la leçon. Il fit une fois un cours sur les nombres imaginaires. Je me rappelle avoir pleuré, les coudes sur la table, et hurlé : « Je ne veux pas de la racine de moins un, enlevez-la. » Cette racine imaginaire se développa en moi comme un parasite. Elle me rongeait, et il n’y avait pas moyen de m’en débarrasser.
La voilà revenue aujourd’hui. J’ai parcouru mes notes et me suis aperçu que j’ai voulu ruser, que je me suis menti à moi-même pour ne pas la voir. Ma maladie et le reste n’existent pas, j’aurais pu y aller ; il y a huit jours, j’aurais pu y aller sans hésiter. Pourquoi maintenant… Pourquoi ?
Aujourd’hui, par exemple, à seize heures dix exactement, je me trouvais devant le mur de verre étincelant. Au-dessus de moi, les lettres d’or : « Bureau des Gardiens » brillaient comme un soleil. À travers les murs, je voyais une longue file d’unifs gris-bleu. Les visages luisaient comme des lampes dans une ancienne église. Ils étaient venus pour accomplir une action sublime : pour trahir et sacrifier sur l’autel de l’État Unique, leurs parents aimés, leurs amis, eux-mêmes. J’aurais voulu me précipiter vers eux, mais je ne pus, mes pieds étaient comme soudés aux dalles de verre. Je restai là, les yeux fixes…
« Eh, le mathématicien, à quoi pensez-vous ? »
Je tressaillis. Des yeux noirs, vernis par le rire, me fixaient ; des lèvres épaisses, comme celles d’un nègre… C’était le poète R-13, mon vieil ami, accompagné de la toute rose O.
Je me retournai en colère (je pense que s’ils ne m’avaient pas dérangé, je serais finalement entré dans le Bureau, et j’aurais arraché cette racine imaginaire soudée à ma chair).
« Je ne pense à rien, mais si vous voulez j’admirais, dis-je d’un ton assez brusque.
– Mais oui, bien sûr. Vous auriez dû être non pas mathématicien, mais poète. – Venez donc de notre côté, avec les poètes. Si vous voulez, je peux arranger cela en un clin d’œil. »
R-13 parle en s’étranglant ; les mots giclent de ses lèvres épaisses avec des éclaboussures. Il dit « poètes », et c’est toute une fontaine.
« J’ai toujours servi et servirai toujours la science », dis-je en fronçant les sourcils. Je n’aime pas les plaisanteries et ne les comprends pas. R-13 a la mauvaise habitude de plaisanter.
« Eh quoi, la science ? Votre science n’est qu’une forme de lâcheté. Vous avez beau dire, vous voulez emprisonner l’infini dans un mur et vous avez peur de regarder de l’autre côté de ce mur. Si vous regardiez vous fermeriez les yeux.
– Les murs, ce sont les fondements de toute… », commençai-je. R-13 repartit comme une fontaine, O riait, toute ronde et toute rose. Je fis un geste de la main : « Riez, ça m’est égal. J’ai autre chose en tête. » J’avais besoin d’oublier, de noyer cette damnée racine de moins un.
« Savez-vous ! proposai-je, allons chez moi, nous résoudrons des problèmes. » (Je me souvenais de l’heure tranquille passée hier avec O, peut-être qu’aujourd’hui aussi… ?)
O jeta un coup d’œil sur R. Ensuite elle me regarda et ses joues se colorèrent du rose tendre et affolant de nos billets.
« Aujourd’hui, je… je suis inscrite pour lui » elle désigna R de la tête « et le soir il est occupé, de sorte que… »
Les lèvres humides et vernies claquèrent :
« Eh bien quoi, une petite demi-heure nous suffit, n’est-ce pas, O ? Je ne suis pas amateur de vos problèmes, j’aime mieux… Allons chez moi, nous causerons. »
Il m’était pénible de rester avec moi-même, ou plutôt avec ce nouvel homme, cet inconnu qui, par un hasard étrange, avait le même numéro que moi : D-503. J’allai donc chez R. À dire le vrai, il n’est pas précis, pas rythmé ; il a je ne sais quelle logique bizarre ! Mais, malgré tout, nous… Ce n’est pas pour rien qu’il y a trois ans nous avons choisi ensemble cette gentille O, toute rose. Cela nous a unis plus étroitement que les années d’école.
Dans la chambre de R, tout est comme chez moi : les Tables, les fauteuils, le pupitre, l’armoire, le lit. Mais aussitôt entré, R déplaça un fauteuil, puis un autre, les surfaces se confondirent, tout perdit le gabarit établi, tout devint non euclidien. R. n’avait pas changé : en système Taylor et en mathématiques, il avait toujours été le dernier.
Nous parlâmes du vieux Pliapa, de la façon dont, étant enfants, nous nous amusions à coller de petits mots de remerciement sur ses jambes de verre, car nous l’aimions bien. Nous parlâmes du Professeur de religion{3}. Il avait le verbe extraordinairement haut, comme s’il soufflait du vent par son haut-parleur, et nous avions l’habitude de hurler les textes qu’il nous avait cités. Le misérable R-13 lui enfonça un jour une boule de papier mâché dans le haut-parleur, de telle sorte que chaque mot qui sortait était accompagné, d’un morceau de papier ; R-13 fut puni car ce qu’il avait fait était évidemment très mal ; mais notre triangle en rit encore de bon cœur, et, je l’avoue, moi aussi.
« Et s’il avait été vivant, comme ceux d’autrefois, hein ? Qu’est-ce qu’il serait sorti de ses lèvres ?… »
Le soleil brillait partout, à travers le plafond, à travers les murs ; il venait d’en haut, des côtés et était réfléchi d’en bas. O était assise sur les genoux de R et de petites gouttes de soleil luisaient dans ses yeux. Je me réchauffais, en quelque sorte ; la racine de moins un s’éloigna, se tut, ne remua plus.
« Et alors, votre Intégral, où en est-il ? Va-t-il être bientôt prêt à aller porter la bonne nouvelle aux habitants des planètes ? Dépêchez-vous, sans cela nous autres, les poètes, allons vous produire une telle quantité de traités que votre Intégral ne pourra décoller. Tous les jours, de huit à onze… » R-13 secoua la tête et se gratta le crâne ; il avait une tête carrée, pareille à une petite malle.
Je m’animai :
« Mais vous aussi vous écrivez pour l’Intégral, racontez-moi donc ce que vous avez écrit aujourd’hui par exemple.
– Aujourd’hui, je n’ai rien écrit. J’étais occupé à autre chose.
– À quoi donc ? »
R fronça les sourcils :
« À quelque chose. Oh, si cela vous fait plaisir, je vais vous le dire : à un procès. J’ai mis un procès en vers. Un idiot, un de chez nous, – nous avons été deux ans ensemble – déclara un beau jour : “Je suis un génie, je suis au-dessus de la loi”, qu’il disait, et il en débitait, il en sortait… »
Les lèvres épaisses firent la moue, les yeux perdirent leur vernis. R-13 se leva, se retourna pour s’appuyer contre le mur, je regardais sa petite malle étroitement fermée et pensais : « Qu’est-ce qui se passe là-dedans ? »
Un silence asymétrique et pénible. Je ne savais pas exactement ce qui se passait, mais sentais quelque chose…
« C’est un bonheur que les temps antédiluviens des Shakespeare et Dostoïevski sont passés », dis-je à dessein très haut.
R se retourna et les mots se mirent de nouveau à jaillir et gicler hors de sa bouche, mais le vernis avait disparu de ses yeux.
« Oui, mon cher mathématicien, c’est un bonheur, un vrai bonheur. Nous représentons l’heureuse moyenne arithmétique. Comme vous diriez, c’est l’intégration du zéro à l’infini, du crétinisme à Shakespeare… Hein ? »
Je ne sais pourquoi, cela me parut absolument déplacé, mais je me souvins brusquement d’elle et de sa voix. Un fil extrêmement ténu (lequel ?) se tendit entre elle et R, La racine de moins un recommença de me torturer, j’ouvris ma plaque, il était dix-sept heures moins vingt-cinq, il leur restait quarante-cinq minutes pour le carnet à souches roses.
« Il est temps… » J’embrassai O, serrai la main de R et me dirigeai vers l’ascenseur.
Arrivé de l’autre côté de l’avenue, je regardai autour de moi. Ici et là, dans les masses de verre traversées par le soleil, s’étageaient des cellules gris-bleu, aux rideaux baissés et opaques qui faisaient tache. C’étaient les cellules du bonheur rythmique, taylorisé. Je trouvai au septième étage la cellule de R-13 : il baissait déjà les rideaux.
Chère O… Cher R… Il y a aussi – (je ne sais pourquoi j’ai écrit « aussi », mais le mot est écrit, je le laisse) – il y a aussi en lui quelque chose que je ne comprends pas très bien. Malgré tout, lui, O et moi, nous formons un triangle, non isocèle, je veux bien, mais un triangle tout de même. Pour parler la langue de nos ancêtres, que vous, habitants des planètes, vous comprenez peut-être, nous formons une famille. Et il est bon quelquefois de se reposer un peu, de s’isoler de tout dans ce triangle simple et solide…