postface

Toutes les musiques du monde

Au printemps de 1991, dans le ciel de l’édition italienne, apparaissait une planète nommée Baricco. Quelques-uns, peut-être, connaissaient déjà ce nom pour avoir lu trois ans plus tôt II Genio in fuga (Le Génie en fuite), brillant essai sur la musique de Rossini, ou des articles de musicologie ici et là dans la presse.

Mais Castelli di rabbia, premier roman de ce critique musical qui avait alors trente-trois ans (Châteaux de la colère, prix Médicis Etranger 1995), ne ressemblait à rien de ce qui se publiait alors. Dans le panorama littéraire italien, occupé par le témoignage personnel ou la revisitation d’un passé local, se ressentaient encore les effets d’une glaciation survenue dans les années soixante-dix : la nouvelle génération d’écrivains ne croyait plus au roman, et bien rares étaient ceux et celles qui écrivaient pour le simple plaisir de raconter des histoires. Et ces Châteaux de la colère, roman foisonnant, à la fois baroque et tonique, petite galaxie d’histoires de personnages farfelus et attachants dont chacun laissait derrière lui un sillage lumineux, rencontra très vite le succès, d’abord critique, puis public. Ce sont les jeunes générations, en particulier, qui allaient faire de Baricco, notamment après la sortie en 1993 de son second roman, Oceano mare (Océan mer, 1997) un de leurs auteurs-culte.

Lorsque, en 1993, la télévision italienne lui demanda d’animer une émission littéraire, Pickwick, l’image de Baricco devint familière à toute l’Italie : chacun des livres dont il était question ces soirs-là, qu’il s’agisse de L’Attrape-Cœurs de J. D. Salinger, des monuments de la littérature mondiale ou d’un roman tout juste paru, était dès le lendemain acheté par des milliers de lecteurs pressés de retrouver entre leurs pages la magie que Baricco leur avait fait entrevoir.

Pour la parution de son troisième roman, Seta (Soie, 1997), Baricco qui, après l’arrivée de Ber-lusconi, avait décidé de mettre un terme à son travail télévisuel, choisit un mode de présentation inédit, celui de la lecture publique. Dans un théâtre de Rome, au milieu d’un décor composé d’une chaise et d’une carafe d’eau, une jeune comédienne lut dans son intégralité ce court roman (une centaine de pages d’une écriture simple et savante, aussi fine et précise que la facture d’un bijou). Pris sous le charme du texte, le public, composé en grande partie de jeunes, mais aussi de quelques écrivains et quelques critiques, réserva un accueil chaleureux au livre et l’on se bouscula devant l’entrée des artistes pour rencontrer l’auteur. Mais celui-ci, insouciant, était déjà parti, vêtu de son étemel jean, son sac à dos jeté sur l’épaule.

Qu’on ne s’y méprenne pas : si Baricco est en Italie une star, s’il y a autour de lui une légende, à l’égal des chanteurs de rock dont l’aura fascine les «groupies », il est d’abord et avant tout un écrivain, un de ceux qui compteront dans les décennies à venir.

Sa richesse d’écriture, son talent multiforme peuvent évoquer les explorations stylistiques d’un Gadda ; son sens du burlesque, la finesse et la délicatesse de son humour, joints à une profonde tendresse pour tous ses personnages, le rendent frère d’un Italo Calvino.

Mais ce qui n’appartient qu’à lui, c’est l’étonnant mariage entre la jubilation de l’écriture, la joie d’être au monde et de le chanter, et le sentiment prégnant d’une fatalité, d’un destin. Un destin qui, par quelque signe invisible, a écrit d’avance chacune de nos vies, et qui fera feu de tous bois pour s’accomplir. Un certain «désespoir » traverse peut-être, vif et léger, les livres de Baricco. Mais c’est que la vie humaine est finie, délimitée, quand le monde, lui, est immense, infini, merveilleux et terrible. Et de cette multiplicité infinie du monde, aucun texte jamais, aucune musique, ne pourra rendre compte.

Françoise Brun

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