J. M. G. LE CLÉZIO Onitsha

à la mémoire de M. D. W. Jeffreys

Un long voyage


Le Surabaya, un navire de trois cents tonneaux, déjà vieux, de la Holland Africa Line, venait de quitter les eaux sales de l’estuaire de la Gironde et faisait route vers la côte ouest de l’Afrique, et Fintan regardait sa mère comme si c’était pour la première fois. Peut-être qu’il n’avait jamais senti auparavant à quel point elle était jeune, proche de lui, comme la sœur qu’il n’avait jamais eue. Non pas vraiment belle, mais si vivante, si forte. C’était la fin de l’après-midi, la lumière du soleil éclairait les cheveux foncés aux reflets dorés, la ligne du profil, le front haut et bombé formant un angle abrupt avec le nez, le contour des lèvres, le menton. Il y avait un duvet transparent sur sa peau, comme sur un fruit. Il la regardait, il aimait son visage.

Quand il avait eu dix ans, Fintan avait décidé qu’il n’appellerait plus sa mère autrement que par son petit nom. Elle s’appelait Maria Luisa, mais on disait : Maou. C’était Fintan, quand il était bébé, il ne savait pas prononcer son nom, et ça lui était resté. Il avait pris sa mère par la main, il l’avait regardée bien droit, il avait décidé : « À partir d’aujourd’hui, je t’appellerai Maou. » Il avait l’air si sérieux qu’elle était restée un moment sans répondre, puis elle avait éclaté de rire, un de ces fous rires qui la prenaient quelquefois, auxquels elle ne pouvait pas résister. Fintan avait ri lui aussi, et c’est comme cela que l’accord avait été scellé.

Le buste appuyé sur le bois de la lisse, Maou regardait le sillage du navire, et Fintan la regardait. C’était la fin du dimanche 14 mars 1948, Fintan n’oublierait jamais cette date. Le ciel et la mer étaient d’un bleu intense, presque violet. L’air était immobile, c’est-à-dire que le navire devait avancer à la même vitesse. Quelques mouettes volaient lourdement au-dessus du pont arrière, s’approchant et s’écartant du mât où le pavillon à trois bandes s’agitait comme un vieux linge. De temps en temps, elles glissaient sur le côté en criant, et leurs geignements faisaient une drôle de musique avec les trépidations des hélices.

Fintan regardait sa mère, il écoutait avec une attention presque douloureuse tous les bruits, les cris des mouettes, il sentait le glissement des vagues qui remontaient et appuyaient longuement sur la proue, soulevaient la coque dans le genre d’une respiration.

C’était la première fois. Il regardait le visage de Maou, à sa gauche, devenant peu à peu un pur profil contre l’éclat du ciel et de la mer. Il pensait que c’était cela, c’était la première fois. Et, en même temps, il ne pouvait pas comprendre pourquoi, cela serrait sa gorge et faisait battre son cœur plus fort, et mettait des larmes dans ses yeux, parce que c’était aussi la dernière fois. Ils s’en allaient, jamais plus rien ne serait comme autrefois. Au bout du sillage blanc, la bande de terre s’effaçait. La boue de l’estuaire tout d’un coup avait laissé apparaître le bleu profond de la mer. Les langues de sable hérissées de roseaux, où les huttes des pêcheurs paraissaient des jouets, et toutes ces formes étranges des rivages, tours, balises, nasses, carrières, blockhaus, tout s’était perdu dans le mouvement de la mer, s’était noyé dans la marée.

À la proue du navire, le disque du soleil descendait vers l’horizon.

« Viens voir le rayon vert. » Maou serrait Fintan contre elle, il croyait sentir son cœur battre dans sa poitrine à travers l’épaisseur du manteau. Sur le pont des premières, à l’avant, les gens applaudissaient, riaient à on ne savait quoi. Les marins rouge vif couraient entre les passagers, portaient des cordages, arrimaient la coupée.

Fintan découvrait qu’ils n’étaient pas seuls. Il y avait des gens partout. Ils allaient et venaient sans cesse entre le pont et les cabines, l’air affairé. Ils se penchaient sur le bastingage, ils cherchaient à voir, ils s’interpellaient, ils avaient des jumelles, des longues-vues. Ils avaient des pardessus gris, des chapeaux, des foulards. Ils bousculaient, ils parlaient fort, ils fumaient des cigarettes détaxées. Fintan voulait voir encore une fois le profil de Maou comme une ombre sur la lumière du ciel. Mais elle aussi lui parlait, elle avait des yeux brillants : « Tu es bien ? Tu as froid ? Tu veux qu’on descende dans la cabine, tu veux te reposer un peu avant le dîner ? »

Fintan s’accrochait à la lisse. Ses yeux étaient secs et brûlants comme des cailloux. Il voulait voir. Il ne voulait pas oublier cet instant, quand le bateau entrait dans la mer profonde, se séparait de la bande de terre lointaine, et la France disparaissait dans le bleu sombre de la houle, ces terres, ces villes, ces maisons, ces visages immergés, hachés dans le sillage, tandis qu’à la proue, devant les silhouettes des passagers de première posées sur la lisse comme des oiseaux hirsutes, avec leurs cris geignards et leurs rires, et le grondement bien tempéré des machines dans le ventre du Surabaya, émietté sur le dos fuyant des vagues, tout sonore et figé dans l’air immobile comme les parcelles d’un rêve, tandis qu’à la proue, au point où le ciel tombe à la mer, comme un doigt entrant par les pupilles et touchant le fond de la tête, éclatait le rayon vert !


La nuit, cette première nuit en mer, Fintan ne pouvait pas dormir. Il ne bougeait pas, il retenait sa respiration, pour entendre le souffle régulier de Maou, malgré les vibrations et les craquements des membrures. La fatigue brûlait son dos, les heures d’attente à Bordeaux, sur le quai, dans le vent froid. Le voyage en chemin de fer depuis Marseille. Et puis toutes ces journées qui avaient précédé le départ, les adieux, les larmes, la voix de grand-mère Aurélia qui racontait mille histoires drôles pour ne pas penser à ce qui arrivait. L’arrachement, le trou laissé dans la mémoire. « Ne pleure pas bellino, et si j’allais te voir là-bas ? » Le lent mouvement de la houle lui serrait la poitrine et la tête, c’était un mouvement qui vous prenait et vous emportait, un mouvement qui vous étreignait et vous faisait oublier, comme une douleur, comme un ennui. Dans la couchette étroite, Fintan serrait les bras contre son corps, il laissait le mouvement le rouler sur sa hanche. Il tombait, peut-être, comme autrefois pendant la guerre, il glissait en arrière, vers l’autre côté du monde. « Qu’est-ce qu’il y a là-bas ? Là-bas ? » Il entendait la voix de sa tante Rosa : « Qu’est-ce qu’il y a de si bien là-bas ? Est-ce qu’on n’y meurt pas ? » Il cherchait à voir, après le rayon vert, après le ciel tombant sur la mer. « Il était une fois, un pays où on arrivait après un long voyage, un pays où on arrivait quand on avait tout oublié, quand on ne savait même plus qui on était… »

La voix de grand-mère Aurélia résonnait encore sur la mer. Dans le creux dur de la couchette, avec la vibration des machines dans son corps, Fintan écoutait la voix qui parlait toute seule, qui cherchait à retenir le fil de l’autre vie. Déjà il avait mal d’oublier. « Je le déteste, je le déteste. Je ne veux pas partir, je ne veux pas aller là-bas. Je le déteste, il n’est pas mon père ! » Les membrures du bateau craquaient à chaque vague. Fintan essayait d’entendre la respiration tranquille de sa mère. Il chuchotait fort : « Maou ! Maou ! » Et comme elle ne répondait pas, il se glissait hors de la couchette. La cabine était éclairée par un jour au-dessus de la porte, six fentes verticales. Il y avait une ampoule électrique juste de l’autre côté, dans le couloir. Tandis qu’il se déplaçait, il voyait le filament briller à travers chaque fente. C’était une cabine intérieure, sans hublot, ils n’avaient pas les moyens. L’air était gris, étouffant et humide. Les yeux grands ouverts, Fintan cherchait à voir la silhouette de sa mère, endormie sur l’autre couchette, emportée, elle aussi, à l’envers sur l’océan en mouvement. Les membrures craquaient dans le travail de la houle, qui poussait, retenait, poussait encore.

Fintan avait les yeux pleins de larmes, sans trop savoir pourquoi. Il avait mal au centre de son corps, là où la mémoire se défaisait, s’effaçait.

« Je ne veux pas aller en Afrique. » Il n’avait jamais dit cela à Maou, ni à grand-mère Aurélia, ni à personne. Au contraire, il l’avait voulu très fort, ça l’avait brûlé, il ne pouvait plus dormir, à Marseille, dans le petit appartement de grand-mère Aurélia. Ça l’avait brûlé et enfiévré, dans le train qui roulait vers Bordeaux. Il ne voulait plus entendre de voix, ni voir de visages. Il fallait fermer ses yeux, boucher ses oreilles, pour que tout soit facile. Il voulait être quelqu’un d’autre, quelqu’un de fort, qui ne parle pas, qui ne pleure pas, qui n’a pas le cœur qui bat ni le ventre qui fait mal.

Il parlerait anglais, il aurait deux rides verticales entre les sourcils, comme un homme, et Maou ne serait plus sa mère. L’homme qui attendait, là-bas, au bout du voyage, ne serait jamais son père. C’était un homme inconnu, qui avait écrit des lettres pour qu’on vienne le rejoindre en Afrique. C’était un homme sans femme et sans enfant, un homme qu’on ne connaissait pas, qu’on n’avait jamais vu, alors pourquoi attendait-il ? Il avait un nom, un beau nom, c’est vrai, il s’appelait Geoffroy Allen. Mais quand on arriverait là-bas, à l’autre bout du voyage, on passerait très vite, sur le quai, et lui ne verrait rien, ne reconnaîtrait personne, il n’aurait plus qu’à rentrer chez lui bredouille.

Sur le pont, dans la nuit, le vent s’était mis à souffler. Le vent de l’océan sifflait sous les portes, giflait le visage. Fintan marchait contre le vent, vers la proue. Les larmes dans ses yeux étaient salées comme les embruns. Elles coulaient librement, maintenant, à cause du vent qui arrachait les lambeaux de terre. La vie à Marseille, dans l’appartement de grand-mère Aurélia, et avant cela, la vie à Saint-Martin, la marche de l’autre côté des montagnes, vers la vallée de la Stura, jusqu’à Santa Anna. Le vent soufflait, emportait, faisait couler les larmes. Fintan marchait sur le pont, le long de la paroi métallique, ébloui par les ampoules électriques, par le vide noir de la mer et du ciel. Il ne sentait pas le froid. Pieds nus, il avançait en s’accrochant à la lisse, vers le pont des premières maintenant déserté. En passant devant les cabines, il voyait par les fenêtres, à travers les rideaux de mousseline, des silhouettes, il entendait des voix de femmes, des rires, de la musique. Au bout du pont, c’était le grand salon des premières, avec des gens encore attablés, assis dans des fauteuils rouges, des hommes qui fumaient, qui jouaient aux cartes. Devant, c’était le pont de charge, avec les écoutilles fermées, le mât, le château avant éclairé par une lampe jaune, le vent violent et les vagues déferlant dans un nuage de vapeur qui brillait sur les flaques, comme les rafales de la pluie sur une route. Fintan avait calé son dos contre la paroi, entre les fenêtres du salon, et il regardait sans bouger, presque sans respirer. Il restait debout si longtemps, il regardait si longtemps, qu’il avait l’impression de tomber en avant, que le navire plongeait vers le fond de la mer. Le vide noir de l’océan et du ciel montait dans ses yeux. C’est un marin hollandais, appelé Christof, venu par hasard sur le pont, qui découvrit Fintan au moment où il allait s’évanouir. Il le porta dans ses bras jusqu’au salon, et après que le second capitaine l’eut interrogé on le ramena à la cabine de Maou.


Maou n’avait jamais connu un tel bonheur. Le Surabaya était un navire agréable avec ses ponts couverts où on pouvait se promener, s’allonger dans une chilienne pour lire un livre et rêver. On pouvait aller et venir librement. M. Heylings, le second capitaine, était un homme grand et fort, assez rouge de peau, presque chauve et qui parlait couramment français. Depuis l’aventure nocturne de Fintan, il s’était lié d’amitié avec le garçon. Il l’avait emmené avec Maou visiter la salle des machines. Il était très fier des machines du Surabaya, des vieilles turbines en bronze qui tournaient lentement en faisant un bruit qu’il comparait à celui d’une horloge. Il avait expliqué les rouages et les bielles. Fintan était resté longtemps à admirer les soupapes qui se soulevaient alternativement, et à travers le pont à claire-voie, les deux axes des hélices.

Il y avait des jours que le Surabaya avançait à travers l’océan. Un soir, M. Heylings avait emmené Maou et Fintan sur la passerelle. Un chapelet d’îles noires était accroché à l’horizon. « Regarde : Madeira, Funchal. » C’étaient des noms magiques. Le bateau s’approcherait dans la nuit.

Quand le soleil touchait la mer, tout le monde, à part quelques sceptiques, allait à l’avant, du côté des premières, pour guetter l’éclair vert. Mais chaque soir c’était la même chose. Au dernier instant, le soleil se noyait dans une brume qui semblait surgir de l’horizon pour éclipser le miracle.

C’étaient les soirées que Maou préférait. Maintenant que le navire approchait des côtes d’Afrique, il y avait une langueur dans l’air, au crépuscule, un souffle tiède qui frôlait le pont et lissait la mer. Assis dans des chiliennes côte à côte, Maou et Fintan se parlaient doucement. C’était l’heure de la promenade. Les passagers allaient et venaient, se saluaient. Les Botrou, avec qui ils partageaient une table aux repas, un couple de commerçants installé à Dakar. Mme O’Gilvy, la femme d’un officier anglais en garnison à Accra. Une jeune Française, une infirmière prénommée Geneviève, et un Italien gominé qui était son chevalier servant. Une bonne sœur du Tessin, Maria, qui allait au centre de l’Afrique, au Niger ; elle avait un visage très lisse et de grands yeux vert d’eau, un sourire d’enfant. Jamais Maou n’avait connu de telles gens. Elle n’avait jamais pensé qu’elle pourrait un jour être avec eux, partager leur aventure. Elle parlait à tout le monde, avec enthousiasme, elle prenait des thés, elle allait dans le salon des premières après dîner, elle s’asseyait à ces tables si blanches où la vaisselle d’argent brillait et les verres grelottaient au rythme des soupapes de bronze.

Fintan écoutait la voix chantante de Maou. Il aimait son accent italien, une musique. Il s’endormait sur sa chaise. Le grand M. Heylings le prenait dans ses bras, le couchait dans le lit étroit. Quand il rouvrait les yeux, il voyait les six fentes au-dessus de la porte de la cabine, brillant mystérieusement comme la première nuit en mer.

Pourtant, il ne dormait pas. Les yeux ouverts dans la pénombre, il attendait le retour de Maou. Le navire tanguait lourdement, en faisant craquer ses membrures. Alors Fintan pouvait se souvenir. Les choses passées n’avaient pas disparu. Elles étaient tapies dans l’ombre, il suffisait de bien faire attention, de bien écouter, et elles étaient là. Les champs d’herbes dans la vallée de la Stura, les bruits de l’été. Les courses jusqu’à la rivière. Les voix des enfants, qui criaient : Gianni ! Sandro ! Sonia ! Les gouttes d’eau froide sur la peau, la lumière qui s’accrochait aux cheveux d’Esther. À Saint-Martin, plus loin encore, le bruit de l’eau qui cascadait, le ruisseau qui galopait dans la grand-rue. Tout cela revenait, entrait dans la cabine étroite, peuplait l’air gris et lourd. Puis le navire emportait tout dans les vagues, hachait tout dans son sillage. La vibration des machines était plus puissante que ces choses, elles devenaient faibles et muettes.

Puis il y avait des rires dans le couloir, la voix claire de Maou, la voix grave et lente du Hollandais. On disait : Chchch !… La porte s’ouvrait. Fintan serrait les paupières. Il sentait le parfum de Maou, il écoutait le froissement des étoffes tandis qu’elle se déshabillait dans la pénombre. C’était bien d’être avec elle, si près d’elle, jour et nuit. Il sentait l’odeur de sa peau, de ses cheveux. Autrefois, dans la chambre, en Italie. La nuit, les fenêtres bouchées avec du papier bleu, le grondement des avions américains qui allaient bombarder Gênes. Il se serrait contre Maou, dans le lit, il cachait sa tête dans ses cheveux. Il entendait son souffle, le bruit de son cœur. Quand elle s’endormait, il y avait quelque chose de doux, de léger, un courant d’air, une haleine. C’était cela qu’il attendait.

Il se souvenait, quand il l’avait vue nue. C’était l’été, à Santa Anna. Les Allemands étaient tout proches, on entendait le tonnerre des canons dans la vallée. Dans la chambre, les volets étaient fermés. Il faisait chaud. Fintan avait ouvert la porte sans faire de bruit. Sur le lit, Maou était étendue, toute nue sur le drap. Son corps était immense et blanc, maigre, avec les marques des côtes, les touffes noires des aisselles, les boutons sombres des seins, le triangle du pubis. C’était le même air gris que dans la cabine, la même lourdeur. Debout devant la porte entrouverte, Fintan avait regardé. Il se souvenait de la brûlure sur son visage, comme si ce corps blanc rayonnait. Puis il avait fait deux pas en arrière, sans respirer. Dans la cuisine, les mouches bombinaient contre les vitres. Il y avait aussi une colonne de fourmis dans l’évier, et le robinet de cuivre qui gouttait. Pourquoi est-ce qu’il se souvenait de ces choses-là ?

Le navire Surabaya était un grand coffre d’acier qui emportait les souvenirs, qui les dévorait. Le bruit des machines n’arrêtait pas. Fintan imaginait les bielles et les axes luisant dans le ventre du navire, et les deux hélices tournant en sens contraire qui hachaient les vagues. Tout était emporté. On allait à l’autre bout du monde, peut-être. On allait en Afrique. Il y avait ces noms, qu’il avait entendus depuis toujours, Maou les prononçait lentement, ces noms familiers et effrayants, Onitsha, Niger. Onitsha. Si loin, à l’autre bout du monde. Cet homme qui attendait. Geoffroy Allen. Maou avait montré les lettres. Elle les lisait comme on récite une prière, ou une leçon. Elle s’arrêtait, elle regardait Fintan avec des yeux brillants d’impatience. Quand vous serez à Onitsha. Je vous attends tous les deux, je vous aime. Elle disait : « Ton père a écrit, ton père dit… » Cet homme qui porte le même nom. Je vous attends. Alors chaque tour d’hélice dans l’eau noire de l’Océan voulait dire cela, répétait ces noms, effrayants et familiers, Geoffroy Allen, Onitsha, Niger, ces mots aimants et menaçants, je vous attends, à Onitsha, sur le bord du fleuve Niger. Je suis ton père.


Il y avait le soleil et la mer. Le Surabaya semblait immobile sur la mer infiniment plate, immobile comme un château d’acier contre le ciel presque blanc, vide d’oiseaux, tandis que le soleil plongeait vers l’horizon.

Immobile comme le ciel. Il y avait des jours et des jours, avec seulement cette mer dure, l’air qui bougeait à la vitesse du navire, le cheminement du soleil sur les plaques de tôle, un regard qui appuyait sur le front, sur la poitrine, qui brûlait au fond du corps.

La nuit, Fintan ne pouvait pas dormir. Assis sur le pont, à la place où il avait failli perdre connaissance le premier soir, il regardait le ciel, guettant les étoiles filantes.

M. Botrou avait parlé de pluies d’étoiles. Mais le ciel se balançait lentement devant le mât du navire, et jamais aucune étoile ne s’en détachait.

Maou venait s’asseoir à côté de lui. Elle s’asseyait à même le pont, le dos appuyé contre la paroi du salon, sa jupe bleue recouvrant ses genoux, ses bras nus faisant un cercle autour de ses jambes. Elle ne parlait pas. Elle regardait la nuit, elle aussi. Peut-être qu’elle ne voyait pas les mêmes choses. Dans le salon, les passagers fumaient, parlaient fort. Les officiers anglais jouaient aux fléchettes.

Fintan regardait le profil de Maou, comme lorsque le navire glissait dans l’estuaire le jour du départ. Elle était si jeune. Elle avait natté ses beaux cheveux châtains en une seule tresse enroulée à l’arrière de sa tête. Il aimait comme elle piquait dans ses cheveux ces grosses épingles noires, brillantes. Le soleil de la mer avait hâlé son visage, ses bras, ses jambes. Un soir, en voyant Maou arriver, Mme Botrou s’était écriée : « Voilà l’Africaine ! » Il ne savait pas pourquoi, Fintan avait eu le cœur qui avait battu plus vite, de plaisir.

Un matin, M. Heylings l’avait appelé encore sur la dunette, pour lui montrer d’autres formes noires à l’horizon. Il avait dit des noms magiques : « Tenerife, Gran Ganaria, Lanzarote. » Dans les jumelles, Fintan avait vu trembler les montagnes, le cône du volcan. Il y avait des nuages accrochés aux sommets. Des vallées vert sombre au-dessus de la mer. Les fumées des navires cachés dans le creux des vagues. Tout le jour les îles avaient été là, à bâbord, pareilles à un troupeau de baleines pétrifiées. Même des oiseaux étaient venus à la poupe, des mouettes criardes qui glissaient au-dessus du pont et regardaient les hommes. Les gens leur jetaient du pain pour les voir piquer. Puis elles étaient reparties, et les îles n’étaient plus que quelques points à peine perceptibles à l’horizon. Le soleil s’était couché dans un grand nuage rouge.

Il faisait si chaud dans la cabine sans fenêtre que Fintan ne pouvait pas rester dans sa couchette. Avec Maou, il allait s’asseoir sur le pont. Ils regardaient le balancement des étoiles. Quand il sentait le sommeil monter, il appuyait sa tête sur l’épaule de Maou. À l’aube, il se réveillait dans la cabine. La fraîcheur du matin entrait par la porte. L’ampoule électrique brillait encore dans le couloir. C’était Christof qui éteignait les lumières dès qu’il se levait.

Les trépidations des machines semblaient plus proches. Comme un travail, un halètement. Les deux arbres huilés tournaient en sens contraire dans le ventre du Surabaya. Sous son corps nu, Fintan sentait le drap mouillé. Il rêvait qu’il avait uriné dans le lit, et l’inquiétude le réveillait. Mais tout son corps était couvert de minuscules boutons transparents qu’il écorchait avec ses ongles. C’était terrible. Fintan pleurnichait de souffrance et de peur. Le docteur Lang, que Maou était allée chercher, s’était penché au-dessus de la couchette, il avait regardé le corps de Fintan sans le toucher, et il avait dit seulement, avec un drôle d’accent alsacien : « La gale bédouine, chère Madame. » Dans la pharmacie de bord, il avait trouvé une bouteille de talc, et Maou saupoudrait les boutons, elle passait sa main très doucement. À la fin, ils riaient tous les deux. C’était seulement ça. Maou disait : « Une maladie de poules !… »


Les jours étaient si longs. C’était à cause de la lumière de l’été, peut-être, ou bien l’horizon si loin, sans rien qui accroche le regard. C’était comme d’attendre, heure après heure, et puis on ne sait plus très bien ce qu’on attend. Maou restait dans la salle à manger, après le petit déjeuner, devant la vitre grasse qui troublait la couleur de la mer. Elle écrivait. La feuille de papier blanc bien à plat sur la table d’acajou, l’encrier calé dans le creux réservé au verre, la tête un peu inclinée, elle écrivait. Elle avait pris l’habitude d’allumer une cigarette, une Player’s achetée par paquets de 100 à la boutique du steward, qu’elle laissait se consumer toute seule sur le rebord du cendrier en verre gravé aux initiales de la Holland Africa Line. C’étaient des histoires, ou des lettres, elle ne savait pas très bien. Des mots. Elle commençait, elle ne savait pas où ça irait, en français, en italien, parfois même en anglais, ça n’avait pas d’importance. Simplement elle aimait faire cela, rêver en regardant la mer, avec la fumée douce qui serpentait, écrire dans le lent balancement du navire qui avançait sans arrêt, heure après heure, jour après jour, vers l’inconnu. Après, la chaleur du soleil brûlait le pont, et il fallait s’en aller de la salle à manger. Écrire, en écoutant le froissement de l’eau sur la coque, comme si on remontait un fleuve sans fin.

Elle écrivait :

« San Remo, la place à l’ombre des grands arbres multipliants, la fontaine, les nuages au-dessus de la mer, les scarabées dans l’air chaud.

Je sens le souffle sur mes yeux.

Dans mes mains je tiens la proie du silence.

J’attends le tressaillement de ton regard sur mon corps.

Dans un rêve, cette nuit, je t’ai vu au bout de l’allée de charmes, à Fiesole. Tu étais comme l’aveugle qui cherche sa maison. Dehors, j’entendais des voix qui murmuraient des injures, ou des prières.

Je me souviens, tu me parlais de la mort des enfants, de la guerre. Les années qu’ils n’ont pas vécues creusent des trous béants dans les murs de nos maisons. »

Elle écrivait :

« Geoffroy, tu es en moi, je suis en toi. Le temps qui nous a séparés n’existe plus. Le temps m’avait effacée. Dans les traces sur la mer, dans les signes d’écume, j’ai lu ta mémoire. Je ne peux pas perdre ce que je vois, je ne peux pas oublier ce que je suis. C’est pour toi que je fais ce voyage. »

Elle rêvait, la cigarette se consumait, la feuille s’écrivait. Les signes s’enchevêtraient, il y avait de grandes plages blanches. Une écriture penchée, maniérée disait Aurélia, l’attaque des lettres hautes par une longue traîne courbe, les barres des t descendantes.

« Je me souviens, la dernière fois que nous nous sommes parlé, à San Remo tu me racontais le silence du désert, comme si tu allais remonter le cours du temps, jusqu’à Meroë, pour trouver la vérité, et moi maintenant dans le silence et le désert de la mer, il me semble que je remonte aussi le temps pour trouver la raison de ma vie, là-bas, à Onitsha. »

Écrire, c’était rêver. Là-bas, quand on arriverait à Onitsha, tout serait différent, tout serait facile. Il y aurait les grandes plaines d’herbes que Geoffroy avait décrites, les arbres si hauts, et le fleuve si large qu’on pourrait croire la mer, l’horizon se perdant dans les mirages de l’eau et du ciel. Il y aurait les douces collines, plantées de manguiers, les maisons en terre rouge avec leurs toits de feuilles tressées. En haut, surplombant le fleuve, entourée d’arbres, il y aurait la grande maison en bois, avec son toit de tôle peint en blanc, la varangue et les massifs de bambou. Et ce nom bizarre, Ibusun, Geoffroy avait expliqué ce que ça voulait dire, dans la langue des gens du fleuve : l’endroit où l’on dort.

C’était là qu’on allait vivre, toute la famille de Geoffroy. Ce serait leur maison, leur patrie. Quand elle avait dit cela à son amie Léone, à Marseille, comme une confidence, elle avait été étonnée de sa réponse, sur un timbre haut perché : et c’est que tu vas, ma pauvre chérie ? Dans cette hutte ? Maou avait voulu parler de l’herbe si haute qu’on y disparaissait tout entier, du fleuve si vaste et si lent, où naviguaient les bateaux à vapeur de la United Africa. Raconter la forêt sombre comme la nuit, habitée par des milliers d’oiseaux. Mais elle avait préféré ne rien dire. Elle avait dit seulement : oui, dans cette maison. Elle n’avait surtout pas dit le nom d’Ibusun, parce que Léone l’aurait écorché, et ça l’aurait ennuyée. Pis encore, Léone aurait peut-être éclaté de rire.

Maintenant, c’était bien d’attendre, dans la salle à manger du bateau, avec ces mots qui s’écrivaient. On était à chaque minute plus près d’Onitsha, plus près d’Ibusun. Fintan s’asseyait devant elle, les coudes appuyés sur la table, et il la regardait. Il avait un regard très noir, perçant, atténué par des cils longs et recourbés comme ceux d’une fille, et de jolis cheveux lisses, châtains comme ceux de Maou.

Depuis qu’il était tout petit, presque chaque jour elle lui répétait tous ces noms, ceux du fleuve et de ses îles, la forêt, les plaines d’herbes, les arbres. Il savait déjà tout sur les mangues et sur l’igname, avant de les avoir goûtées. Il savait le lent mouvement des bateaux à vapeur qui remontent le fleuve jusqu’à Onitsha, pour apporter les marchandises sur le Wharf, et qui repartaient chargés d’huile et de plantains.

Fintan regardait Maou. Il disait :

« Parle-moi italien, Maou. »

« Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? »

« Dis-moi des vers. »

Elle récitait des vers de Manzoni, d’Alfieri, Antigone, Marie Stuart, des morceaux qu’elle avait appris par cœur, au collège San Pier d’Arena, à Gênes :

« — Incender lascia,

tu che périr non dei, da me quel rogo,

che coll’amato mio fratel mi accolga.

Fummo in duo corpi un’alma sola in vita,

sola una fiamma anco le morte nostre

spoglie consumi, e in una polve unisca. »

Fintan écoutait la musique des mots, cela lui donnait toujours un peu envie de pleurer. Dehors, le soleil brillait sur la mer, le vent chaud du Sahara soufflait sur les vagues, il pleuvait du sable rouge sur le pont, sur les hublots. Fintan aurait aimé que le voyage dure pour toujours.


Un matin, un peu avant midi, était apparue la côte de l’Afrique. C’était M. Heylings qui était venu chercher Maou et Fintan, il les avait emmenés sur la passerelle, à côté du timonier. Les passagers se préparaient pour le déjeuner. Maou et Fintan n’avaient plus faim, ils sont venus pieds nus pour voir plus vite. Sur l’horizon, à bâbord, l’Afrique était une longue bande grise, très plate, à peine au-dessus de la mer, et pourtant extraordinairement nette et visible. Il y avait si longtemps qu’ils n’avaient pas vu la terre. Fintan trouvait que ça ressemblait à l’estuaire de la Gironde.

Pourtant, il regardait sans se lasser cette apparition de l’Afrique. Même quand Maou était allée dans la salle à manger rejoindre les Botrou. C’était étrange et lointain, cela semblait un endroit qu’on n’atteindrait jamais.

Maintenant, à chaque instant, Fintan surveillerait cette ligne de terre, cela l’occuperait du matin jusqu’au soir, et même la nuit. Elle glissait en arrière, très lentement, et pourtant elle restait toujours la même, grise et précise sur l’éclat de la mer et du ciel. C’était d’elle que venait le souffle chaud qui jetait du sable contre les vitres du bateau. C’était elle qui avait changé la mer. À présent les vagues couraient vers elle, pour aller mourir sur les plages. L’eau était plus trouble, d’un vert mêlé de pluie, plus lente aussi. On voyait de grands oiseaux. Ils s’approchaient de l’étrave du Surabaya, la tête penchée pour examiner les hommes. M. Heylings connaissait leurs noms, c’étaient des fous, des frégates. Un soir, il y eut même un pélican maladroit qui s’accrocha dans les filins du mât de charge.

À l’aube, quand personne n’était encore levé, Fintan était déjà sur le pont pour voir l’Afrique. Il y avait des vols d’oiseaux très petits, brillants comme du fer-blanc, qui basculaient dans le ciel en lançant des cris perçants, et ces cris de la terre faisaient battre le cœur de Fintan, comme une impatience, comme si la journée qui commençait allait être pleine de merveilles, dans le genre d’un conte qui se prépare.

Le matin, on voyait aussi des bandes de dauphins, et des poissons volants jaillissant de la vague devant l’étrave. Maintenant, avec le sable, arrivaient des insectes, des mouches plates, des libellules, et même une mante religieuse qui s’était accrochée au rebord de la fenêtre de la salle à manger, et que Christof s’amusait à faire prier.

Le soleil brûlait sur la bande de terre. Le souffle du soir faisait monter de grands nuages gris. Le ciel se voilait, les crépuscules étaient jaunes. Il faisait si chaud dans la cabine que Maou s’endormait nue, enveloppée dans le drap blanc, qui laissait voir son corps sombre en transparence. Il y avait les moustiques déjà, le goût amer de la quinine. Chaque soir, Maou oignait longuement le dos et les jambes de Fintan avec de la calamine. Il y avait ces noms, qui circulaient de table en table dans la salle à manger : Saint-Louis, Dakar. Fintan aimait entendre ce nom aussi, Langue de Barbarie, et le nom de Gorée, si doux et si terrible à la fois. M. Botrou racontait que c’était là qu’autrefois étaient enfermés les esclaves, avant de partir pour l’Amérique, pour la mer des Indes. L’Afrique résonnait de ces noms que Fintan répétait à voix basse, une litanie, comme si en les disant il pouvait saisir leur secret, la raison même du mouvement du navire avançant sur la mer en écartant son sillage.


Puis, un jour, au bout de cette bande grise sans fin, il y avait eu une terre, une vraie terre rouge et ocre, avec l’écume sur les récifs, des îles, et l’immense tache pâle d’un fleuve souillant la mer. C’était ce matin-là que Christof s’était ébouillanté en réglant les tuyaux de la réserve d’eau chaude des douches. Dans le vide de l’aube, son cri avait résonné dans le couloir. Fintan avait sauté hors de sa couchette. Il y avait une rumeur confuse, des bruits de pas courant au bout du couloir. Maou avait appelé Fintan, elle avait refermé la porte. Mais les gémissements de douleur de Christof dominaient les grincements et les trépidations des machines.

Vers midi, le Surabaya accostait à Dakar, et Christof avait été débarqué en premier, pour être conduit à l’hôpital. Il avait été brûlé sur la moitié du corps.

En marchant sur les quais avec Maou, Fintan tressaillait à chaque cri de mouette. Il y avait une odeur forte, âcre, qui faisait tousser. C’était donc cela qui se cachait dans le nom de Dakar. L’odeur des arachides, l’huile, la fumée fade et âpre qui se glissait partout, dans le vent, dans les cheveux, dans les habits. Jusque dans le soleil.

Fintan respirait l’odeur. Elle entrait en lui, elle imprégnait son corps. Odeur de cette terre poussiéreuse, odeur du ciel très bleu, des palmes luisantes, des maisons blanches. Odeur des femmes et des enfants vêtus de haillons. Odeur qui possédait cette ville. Fintan avait toujours été là, l’Afrique était déjà un souvenir.

Maou avait haï cette ville dès le premier instant. « Regarde, Fintan, regarde ces gens ! Il y a des gendarmes partout ! » Elle montrait les fonctionnaires en complets empesés, portant le casque comme s’ils étaient vraiment des gendarmes. Ils avaient des gilets et des montres en or, comme au siècle passé. Il y avait aussi des commerçants européens en culottes courtes, les joues mal rasées, un mégot au coin des lèvres. Et des gendarmes sénégalais, debout, campés sur leurs jambes, surveillant la file des dockers ruisselant de sueur. « Et cette odeur, cette arachide, ça prend à la gorge, on ne peut pas respirer. » Il fallait bouger, s’éloigner des quais. Maou prenait la main de Fintan, elle l’entraînait vers les jardins, suivie par une cohorte d’enfants mendiants. Elle interrogeait Fintan du regard. Est-ce qu’il détestait aussi cette ville ? Mais il y avait une telle force dans cette odeur, dans cette lumière, dans ces visages ruisselants, dans les cris des enfants, c’était comme un vertige, comme un carillon, il n’y avait plus de place pour les sentiments.

Le Surabaya était un asile, une île. On retrouvait la cachette de la cabine, la touffeur grise et l’ombre, le bruit de l’eau au bout du couloir dans la salle de douche. Il n’y avait pas de fenêtre. L’Afrique, après tous ces jours en mer, ça faisait battre le cœur trop fort.

Sur les quais de Dakar, il n’y avait que les barils d’huile, et l’odeur jusqu’au centre du ciel, Maou disait qu’elle avait envie de vomir. « Ah, pourquoi ça sent si fort ? » Le navire déchargeait des marchandises, il y avait le grincement du mât, les cris des dockers. Quand elle sortait tout de même, Maou s’abritait sous son ombrelle bleue. Le soleil brûlait les visages, brûlait les maisons, les rues poussiéreuses. M. et Mme Botrou devaient prendre le train pour Saint-Louis.

Dakar résonnait du bruit des camions et des autos, des voix d’enfants, des postes de radio. Le ciel était rempli de cris. Et l’odeur qui ne cessait jamais, pareille à un nuage invisible. Même les draps, même les habits, même la paume des mains en étaient imprégnés. Ciel jaune, ciel fermé sur la grande ville, le poids de la chaleur, en cette fin d’après-midi. Et soudain, comme une fontaine, mince, aiguë, la voix du muezzin qui appelait à la prière, par-dessus les toits de tôle.

Maou ne tenait plus dans le bateau. Elle avait décidé d’accompagner les Botrou jusqu’à Saint-Louis. Dans la chambre d’hôtel, pendant qu’elle croyait Fintan occupé à jouer dans le jardin, Maou se lavait. Elle était debout toute nue dans le baquet d’eau froide, au milieu du carrelage rouge sang, et elle pressait une éponge sur sa tête. Les volets des hautes fenêtres laissaient passer un jour gris, comme dans la chambre, autrefois, à Santa Anna. Fintan était entré silencieusement, il regardait Maou. C’était une image à la fois très belle et tourmentante, le corps mince et pâle, les côtes apparentes, les épaules et les jambes si brunes, les seins aux tétons couleur de prune, et le bruit de l’eau qui cascadait sur ce corps de femme dans la pénombre de la chambre, un bruit de pluie très doux tandis que les mains soulevaient l’éponge et la pressaient au-dessus de la chevelure. Fintan restait sans mouvement. L’odeur de l’huile était partout, même ici, dans cette chambre, elle avait imprégné le corps et les cheveux de Maou, pour toujours peut-être.

C’était donc cela, l’Afrique, cette ville chaude et violente, le ciel jaune où la lumière battait comme un pouls secret. Avant qu’ils ne repartent pour Dakar, les Botrou avaient invité Maou et Fintan à Gorée, pour visiter le fort. Sur la rade, le canot glissait vers la ligne sombre de l’île. La forteresse maudite où les esclaves attendaient leur voyage vers l’enfer. Au centre des cellules, il y avait une rigole pour laisser s’écouler l’urine. Aux murs, les anneaux où on accrochait les chaînes. C’était donc cela l’Afrique, cette ombre chargée de douleur, cette odeur de sueur au fond des geôles, cette odeur de mort. Maou ressentait le dégoût, la honte. Elle ne voulait pas rester à Gorée, elle voulait repartir au plus vite vers Dakar.

Le soir, Fintan brûlait de fièvre. Les mains de Maou passaient sur son visage, fraîches, légères. « Bois ta quinine, bellino, bois. » Le soleil brûlait encore, même dans la nuit, jusqu’au fond de la cabine sans fenêtre. « Grand-mère Aurélia, je veux la revoir, quand est-ce qu’on reviendra en France ? » Fintan délirait un peu. Dans la cabine, il y avait toujours l’odeur âcre de l’arachide, et l’ombre de Gorée. Il y avait une rumeur, maintenant, la rumeur de l’Afrique. Les insectes marchaient autour des lampes. « Et Christof, est-ce qu’il va mourir ? »


Le bruit des machines avait recommencé, le long mouvement de la houle, les craquements des membrures chaque fois que l’étrave franchissait une vague. C’était la nuit, on allait vers d’autres ports, Freetown, Monrovia, Takoradi, Cotonou. Avec le mouvement du navire, Maou sentait que la fièvre s’en allait, glissait au loin. Fintan restait immobile sur la couchette, il écoutait la respiration de Maou, la respiration de la mer. La brûlure qu’il ressentait au fond des yeux, au centre de son corps, c’était le soleil suspendu au-dessus de l’île de Gorée, au milieu du ciel jaune, le soleil maudit des esclaves enchaînés dans leurs geôles, fouettés par les contremaîtres des plantations d’arachide. On glissait, on s’éloignait, on allait de l’autre côté du crépuscule.

À l’aube, il y avait eu ce bruit étrange, inquiétant, sur le pont avant du Surabaya. Fintan s’était levé pour écouter. Par la porte de la cabine entrouverte, le long du couloir encore éclairé par les ampoules électriques, le bruit arrivait, assourdi, monotone, irrégulier. Des coups frappés au loin, sur la coque du navire. En mettant sa main sur la paroi du couloir, on pouvait sentir les vibrations. Fintan s’était habillé à la hâte et, pieds nus, il était parti à la recherche du bruit.

Sur le pont, il y avait déjà du monde, des Anglais vêtus de leurs vestes de lin blanc, des dames portant des chapeaux, des voilettes. Le soleil brillait avec force sur la mer. Fintan marchait sur le pont des premières ; vers l’avant du navire, là d’où on pouvait voir les écoutilles. Tout d’un coup, comme du balcon d’un immeuble, Fintan découvrit l’origine du bruit : tout le pont avant du Surabaya était occupé par les noirs accroupis qui frappaient à coups de marteau les écoutilles, la coque et les membrures pour arracher la rouille.

Le soleil se levait au-dessus de la côte de l’Afrique, à l’horizon, dans une sorte de halo de sable. Déjà l’air chaud lissait la mer. Accrochés au pont et aux membrures, comme sur le corps d’un animal géant, les noirs frappaient à coups irréguliers, avec leurs petits marteaux pointus. Le bruit résonnait, gagnait tout le navire, s’amplifiait sur la mer et dans le ciel, et semblait pénétrer la bande de terre à l’horizon, comme une musique dure et lourde, une musique qui emplissait le cœur, et qu’on ne pouvait pas oublier.

Maou avait rejoint Fintan sur le pont. « Pourquoi font-ils ça ? » avait demandé Fintan. « Pauvres gens », avait dit Maou. Elle avait expliqué que les noirs travaillaient à dérouiller le bateau pour payer leur voyage et le voyage de leur famille jusqu’au prochain port. Les coups résonnaient selon un rythme incompréhensible, chaotique, comme si c’étaient eux maintenant qui faisaient avancer le Surabaya au milieu de cette mer.

On allait vers Takoradi, Lomé, Cotonou, on allait vers Conakry, Sherbro, Lavannah, Edina, Manna, Sinou, Accra, Bonny, Calabar… Maou et Fintan restaient de longues heures sur le pont, à regarder la côte sans fin, cette terre sombre à l’horizon, s’ouvrant sur des estuaires inconnus, si vastes, portant l’eau douce des fleuves jusqu’au centre de la mer, avec des troncs d’arbre et des radeaux d’herbe emmêlés comme des serpents, des naissances d’îles frangées d’écume, quand le ciel s’emplissait d’oiseaux très lourds qui volaient au-dessus de la poupe du navire, inclinant leur tête, leur regard acéré balayant le navire et ses passagers étrangers qui frôlaient leur domaine.

Sur le pont avant, les noirs continuaient à marteler. La lumière était éblouissante. Les hommes ruisselaient de sueur. À quatre heures, au signal d’une cloche, ils s’arrêtaient de frapper. Les marins hollandais descendaient sur le pont de charge pour ramasser les petits marteaux et distribuer la nourriture. Il y avait des bâches sur le pont, des abris de fortune. Malgré les interdictions, les femmes allumaient des braseros. Il y avait des Peuls, des Ouolofs, des Mandingues, reconnaissables à leurs longues robes blanches, à leurs tuniques bleues, à leurs culottes incrustées de perles. Ils s’installaient autour d’une théière en fer-blanc à col d’ibis. Maintenant que le bruit des marteaux s’était arrêté, Fintan pouvait entendre le brouhaha des voix, les rires des enfants. Le vent apportait l’odeur de la nourriture, la fumée des cigarettes. Sur le pont-promenade des premières, les officiers anglais, les administrateurs coloniaux habillés de clair, les dames à chapeaux et voilettes regardaient distraitement cette foule massée sur le pont de charge, les linges multicolores qui flottaient au soleil. Ils parlaient d’autre chose. Ils n’y pensaient plus. Même Maou, après les premiers jours, avait cessé d’entendre le bruit des marteaux sur les membrures du navire. Mais Fintan, lui, sursautait chaque matin, quand cela commençait, et il ne pouvait plus détacher son regard des noirs qui vivaient sur le pont de charge, à l’avant du navire. Dès l’aube, il courait pieds nus jusqu’au garde-corps, il calait ses pieds contre la paroi pour mieux voir par-dessus la lisse. Aux premiers coups sur la coque, il sentait son cœur battre plus vite, comme si c’était une musique. Les hommes levaient leurs marteaux les uns après les autres, les abattaient, sans un cri, sans un chant, et d’autres coups répondaient à l’autre bout du navire, d’autres encore, et bientôt la coque tout entière vibrait et palpitait comme un animal vivant.

Et il y avait la mer si lourde, les estuaires de boue qui troublaient le bleu profond, et la côte de l’Afrique, parfois si proche qu’on distinguait les maisons blanches au milieu des arbres et qu’on entendait gronder les récifs. M. Heylings montrait à Maou et à Fintan le fleuve Gambie, les îles de Formose, la côte du Sierra Leone où tant de navires avaient fait naufrage. Il montrait la côte des Krous, il disait : « À Manna, à la Grande Bassa, au cap des Palmes, il n’y a pas de lumières, alors les Krous allument des feux sur les plages, comme si c’était l’entrée du port de Monrovia, ou le phare de la presqu’île de Sierra Leone, et les navires se jettent à la côte. Ce sont les naufrageurs, les pilleurs d’épaves. »

Fintan regardait inlassablement les hommes accroupis en train de frapper la coque du navire à coups de marteaux, comme une musique, comme un secret langage, comme s’ils racontaient l’histoire des naufrages sur la côte des Krous. Un soir, sans rien dire à Maou, il est passé par-dessus la lisse, à l’avant, et il a descendu les échelons jusqu’au pont de charge. Il s’est faufilé au milieu des conteneurs jusqu’aux grandes écoutilles où campaient les noirs. C’était le crépuscule, on allait lentement sur la mer boueuse, vers un grand port, Conakry, Freetown, Monrovia peut-être. Le pont brûlait encore de la chaleur du soleil. Il y avait l’odeur du cambouis, de l’huile, l’odeur acide de la sueur. À l’abri contre les membrures rouillées, les femmes berçaient leurs petits enfants. Des garçons tout nus jouaient avec des bouteilles et des boîtes de conserve. Il y avait beaucoup de fatigue. Les hommes étaient allongés sur des chiffons, ils dormaient, ou ils regardaient le ciel sans rien dire. C’était très doux et très lent, la mer usait les longues vagues venues du fond de l’Océan et glissant sous la nuque du navire, indifférentes, jusqu’au socle du monde.

Personne ne parlait. Seulement, à l’avant, cette voix qui chantait toute seule, en sourdine, et ça allait avec le soulèvement lent des vagues et le souffle des machines. Une voix, juste avec des « ah » et des « eya-oh », pas vraiment triste, pas vraiment une plainte, la voix légère d’un homme assis le dos contre un conteneur, vêtu de haillons tachés, son visage strié de cicatrices profondes sur le front et sur les joues.

L’avant du Surabaya se soulevait sur la houle, il y avait de temps en temps une petite gerbe d’embruns suspendue au-dessus du pont à travers laquelle on voyait l’arc-en-ciel. Ça faisait un nuage froid sur la brûlure des hommes. Fintan s’est assis sur le pont, pour écouter la chanson de l’homme en haillons. Des enfants sont venus timidement. Personne ne parlait. Le ciel est devenu jaune. Puis la nuit est tombée et l’homme continuait à chanter.

À la fin, un marin hollandais a vu Fintan, il est venu le chercher. M. Heylings n’était pas content. « C’est défendu d’aller sur le pont de charge, tu le savais ! » Maou était en larmes. Elle avait cru à des choses terribles, qu’une vague l’avait emporté, l’avait noyé, elle avait regardé le sillage qui continuait cruellement, elle voulait qu’on arrête le navire ! Elle serrait Fintan contre elle, elle ne pouvait plus rien dire. C’était la première fois qu’il la voyait pleurer, il en pleurait aussi. « Je ne le ferai plus, Maou, je n’irai plus sur le pont. »

Plus tard, il avait demandé : « Dis, Maou, pourquoi tu t’es mariée avec un Anglais ? » Il avait dit cela avec une telle gravité qu’elle avait éclaté de rire. Elle l’avait serré dans ses bras si fort que ses pieds avaient quitté le sol, et en le tenant ainsi, elle tournait sur elle-même, comme si elle dansait la valse. C’était une chose à ne pas oublier, jamais. Le crépuscule, à l’avant du bateau, la chanson lente de l’homme en haillons, et Maou qui serrait Fintan contre elle et qui dansait sur le pont jusqu’au vertige.


On allait vers d’autres ports, d’autres embouchures. Manna, Setta Krous, Tabu, Sassandra, invisibles dans les palmes sombres, et les îles apparaissant, disparaissant, les fleuves roulant leurs eaux limoneuses, poussant vers la mer les troncs errants comme des mâts arrachés dans un naufrage, Bandama, Comoe, les lagunes, les immenses plages de sable. Sur le pont des premières, Maou parlait avec un officier anglais du nom de Gerald Simpson.

Par une coïncidence, il allait lui aussi à Onitsha. Il avait été nommé D.O., District Officer ; il rejoignait son nouveau poste. « J’ai entendu parler de votre mari », avait-il dit à Maou. Il n’en avait pas dit plus. C’était un homme grand et maigre, avec un nez busqué, des moustaches en croc, de petites lunettes d’acier, des cheveux blonds coupés très court. Il parlait doucement, presque à voix basse, sans bouger ses lèvres minces, comme avec dédain. Il disait tous les noms des ports et des caps, en jetant un coup d’œil à la côte lointaine. Il parlait des Krous, il tournait un peu le buste vers la proue du navire, la lumière brillait sur le cercle de ses lunettes. Fintan l’avait tout de suite détesté.

« Ces gens-là… Ils voyagent tout le temps, ils vont de ville en ville, sont capables de vendre n’importe quoi. »

Il montrait vaguement l’homme qui chantait le soir, en suivant le rythme des vagues.

Il y avait un autre homme qui parlait avec Maou, un Anglais, ou peut-être un Belge, avec un drôle de nom, il s’appelait Florizel. Très grand et gros, avec un visage très rouge, toujours mouillé de sueur, buvant sans arrêt des bières brunes, parlant d’une voix forte, avec un drôle d’accent. Quand Maou et Fintan étaient là, il racontait des histoires terribles sur l’Afrique, des histoires d’enfants enlevés et vendus sur le marché, découpés en petits morceaux, des histoires de cordes tendues sur les routes, la nuit, pour faire tomber les cyclistes transformés eux aussi en beefsteaks, et l’histoire d’un paquet qu’on avait ouvert à la douane, destiné à un riche commerçant d’Abidjan, et quand on l’avait ouvert, on avait trouvé coupé en morceaux enveloppés dans du papier kraft le corps d’une petite fille, avec ses mains et ses pieds, et sa tête. Il racontait tout cela avec sa grosse voix et il s’esclaffait tout seul bruyamment. Maou prenait Fintan par le bras et elle l’entraînait au loin, avec un frisson de colère dans la voix. « C’est un menteur, ne crois pas ce qu’il raconte. » Florizel parcourait l’Afrique pour vendre des montres suisses. Il disait pompeusement : « L’Afrique est une grande dame, elle m’a tout donné. » Il regardait avec mépris les officiers anglais, si pâles et guindés dans leurs uniformes de conquérants d’opérette.

On allait vers les lagunes, le cap des Palmes, Cavally, Grand Bassam, les Trois Pointes. Les nuages sortaient de la terre sombre, chargés de sable et d’insectes. Un matin, M. Heylings avait apporté à Fintan, sur une grande feuille de papier, un insecte brindille, immobile et fabuleux.

À l’aube, le Surabaya entrait dans la baie de Takoradi.


La charrette avançait le long de la route directement vers la mer. Maou était assise bien droite, abritée sous son chapeau de paille, vêtue de sa robe de voile et chaussée de ses tennis blancs. Fintan admirait son profil hâlé, ses jambes brillantes couleur de bronze. À l’avant de la carriole, le cocher tenait les rênes du cheval poussif. De temps en temps il se retournait pour regarder Maou et Fintan. C’était un géant noir, un Ghan qui avait un nom magnifique, il s’appelait Yao. L’Anglais Simpson avait tenu à discuter en pidgin le prix du voyage. « Vous comprenez, avec ces gens-là… » Maou n’avait pas voulu qu’il les accompagne. Elle voulait être seule avec Fintan. C’était la première fois qu’ils entraient en Afrique.

La charrette avançait lentement sur la route très droite, soulevant derrière elle un nuage de poussière rouge. De chaque côté, il y avait d’immenses plantations de cocotiers, des huttes d’où sortaient des enfants.

Puis il y a eu le bruit. C’est Fintan qui l’a entendu le premier, à travers le martèlement des sabots du cheval et le grincement de ferraille de la carriole. Un bruit puissant et doux, comme le vent dans les arbres.

« Tu entends ? C’est la mer. »

Maou a essayé de voir entre les fûts des cocotiers. Et tout d’un coup, ils sont arrivés. La plage s’est ouverte devant eux, éblouissante de blancheur, avec les longues lames qui tombaient l’une après l’autre dans un tapis d’écume.

Yao a arrêté la charrette à l’abri des cocotiers, il a attaché le cheval. Déjà Fintan courait sur la plage, entraînant Maou par la main. Le vent brûlant les entourait, faisait flotter la grande robe de Maou, menaçait son chapeau. Elle riait aux éclats.

Ensemble ils ont couru jusqu’à la mer, sans même enlever leurs chaussures, jusqu’à ce que l’eau mousseuse glisse entre leurs jambes. En un instant ils étaient trempés des pieds à la tête. Fintan est retourné en arrière pour enlever ses habits. Il a posé une branche dessus pour les retenir contre le vent. Maou est restée habillée. Elle a seulement ôté ses tennis et les a jetés en arrière sur le sable sec. Les vagues venaient de la haute mer, glissaient en grondant et crissaient sur le sable de la plage, lançaient leur eau crépitante qui se retirait en suçant les jambes. Maou criait : « Attention ! Donne-moi la main ! » Ensemble ils tombaient dans la vague nouvelle. La robe blanche de Maou collait sur son corps. Elle tenait à la main le chapeau de paille comme si elle l’avait pêché. Jamais elle n’avait ressenti une telle ivresse, une telle liberté.

La plage était immense et vide à l’ouest, avec la ligne sombre des cocotiers qui rejoignait le cap. De l’autre côté, il y avait les pirogues des pêcheurs échouées sur le sable, pareilles à des troncs rejetés par la tempête. Les enfants couraient sur la plage, au loin, leurs cris perçaient le bruit de la mer.

À l’ombre des cocotiers, à côté de la charrette, Yao attendait en fumant. Quand Maou s’est assise sur le sable pour sécher sa robe et son chapeau, il s’est approché. Son visage exprimait une certaine désapprobation. Il a montré l’endroit où Fintan et elle s’étaient baignés, et il a dit en pidgin :

« Ici, une dame anglaise est morte l’an dernier. Elle s’est noyée. »

Maou a expliqué à Fintan. Elle avait l’air effrayé. Fintan a regardé la mer si belle, étincelante, les vagues obliques qui glissaient sur le miroir du sable. Comment pouvait-on mourir ici ? C’était cela que voulait dire son regard. C’était cela que pensait Maou.

Ils ont essayé de rester encore sur la plage. Le grand Yao est retourné s’asseoir à l’ombre des cocotiers pour fumer. On n’entendait plus rien que le bruit des vagues usant les récifs, le crépitement de l’eau sur le sable. Le vent brûlant agitait les palmes. Le ciel était d’un bleu intense, cruel, il donnait le vertige.

À un moment, il y a eu un vol d’oiseaux à travers les vagues, tout près de l’écume. « Regarde ! a dit Maou. Ce sont des pélicans. » Il y avait quelque chose de terrible et de mortel maintenant sur cette plage. En séchant, le chapeau de Maou ressemblait à une épave.

Elle s’est relevée. L’eau salée avait raidi sa robe, le soleil écorchait leurs visages. Fintan s’est rhabillé. Ils avaient soif. Sur un rocher pointu, Yao a éventré une noix de coco. Maou a bu la première. Elle s’est essuyé la bouche avec la main, elle a donné la noix à Fintan. L’eau était acide. Ensuite Yao a dépiauté des morceaux de chair imprégnés de lait. Il suçait les morceaux. Son visage brillait dans l’ombre comme du métal noir.

Maou a dit : « Il faut retourner au bateau maintenant. » Elle frissonnait dans le vent chaud.

Quand ils sont arrivés sur le Surabaya, Maou brûlait de fièvre. À la tombée de la nuit, elle grelottait sur sa couchette. Le médecin de bord n’était pas là.

« Qu’est-ce qui m’arrive, Fintan ? J’ai si froid, je n’ai plus de forces. »

Elle avait dans la bouche le goût de la quinine. Dans la nuit, elle s’est levée plusieurs fois pour essayer de vomir. Fintan restait assis à côté de sa couchette, il lui tenait la main. « Ça va aller, tu vas voir, ça n’est rien. » Il la regardait à la lumière grise du couloir. Il écoutait les grincements des défenses contre le quai, le gémissement des amarres. Dans la cabine, il faisait chaud et lourd, il y avait des moustiques. Dehors, sur le pont, il y avait la lueur des orages électriques, les nuages qui s’entrechoquaient en silence. Maou avait fini par s’endormir, mais Fintan, lui, n’avait pas sommeil. Il sentait la fatigue, la solitude. Le soleil brûlait encore dans la nuit, sur son visage, sur ses épaules. Appuyé contre la lisse, il essayait de deviner, au-delà de la jetée, la ligne sombre où déferlaient les vagues.

« Quand est-ce qu’on arrivera ? » Maou ne savait pas. Hier, avant-hier, elle avait demandé à M. Heylings. Il avait parlé de jours, de semaines. Il y avait des marchandises à décharger, d’autres ports, d’autres jours d’attente. Fintan ressentait maintenant une impatience grandissante. Il voulait arriver, là-bas, dans ce port, au bout du voyage, à la fin de la côte de l’Afrique. Il voulait s’arrêter, entrer dans la ligne sombre de la côte, traverser les fleuves et les forêts, jusqu’à Onitsha. C’était un nom magique. Un nom aimanté. On ne pouvait pas résister.

« Quand on sera à Onitsha… » Maou disait cela. C’était un nom très beau et très mystérieux, comme une forêt, comme le méandre d’un fleuve. Grand-mère Aurélia avait dans sa chambre, à Marseille, au-dessus de son lit bombé, un tableau qui représentait une clairière dans la forêt, où se reposait une harde de cerfs. Chaque fois que Maou parlait d’Onitsha, Fintan pensait que ça devait être comme cela, comme dans cette clairière, avec la lumière verte qui passait dans le feuillage des grands arbres.

« Est-ce qu’il sera là, à l’arrivée du bateau ? »

Fintan ne disait jamais autrement quand il parlait de Geoffroy. Il ne pouvait pas dire le mot « père ». Maou disait tantôt « Geoffroy », tantôt elle l’appelait par son nom de famille, Allen. Il y avait si longtemps. Peut-être qu’elle ne le connaissait plus.

Maintenant, Fintan la regardait dormir, dans la pénombre. Après la fièvre, son visage était tout chiffonné comme celui d’une enfant. Ses cheveux défaits, mouillés par la sueur, formaient de grandes boucles noires.

Alors, un peu avant l’aube, le mouvement très doux et très lent avait recommencé. Fintan n’avait pas compris tout de suite que c’était le Surabaya qui s’en allait. Il glissait le long des quais, il allait vers la passe, vers Cape Coast, Accra, Keta, Lomé, Petit Popo, on allait vers l’estuaire du grand fleuve Volta, vers Cotonou, Lagos, vers l’eau boueuse du fleuve Ogun, vers les bouches qui laissaient couler un océan de boue, à l’estuaire du fleuve Niger.

C’était le matin, déjà. La coque du Surabaya vibrait sous la pulsion des bielles, le vent chaud rebattait la fumée sur la poupe, Fintan avait les yeux brûlants de sommeil. Sur le pont, penché sur la lisse, il essayait de voir la mer grise, la mer couleur de cendres, la côte noire qui fuyait en arrière, enveloppée de nuées d’oiseaux hurleurs. À l’avant, sur le pont de charge, les Krous, les Ghans, les Yorubas, les Ibos, les Doualas étaient encore enroulés dans leurs couvertures, la tête appuyée sur leurs ballots. Déjà les femmes étaient réveillées, assises sur leurs talons, elles faisaient téter les nourrissons. Il y avait des pleurnichements d’enfants. Encore un instant, et les hommes allaient prendre leurs petits marteaux pointus, et les membrures de fer, les panneaux des écoutilles, éternellement rouillés allaient commencer à résonner comme si le navire était un gigantesque tambour, un gigantesque corps palpitant sous les coups désordonnés de son cœur multiple. Et Maou allait se retourner sur sa couchette mouillée de sueur, elle pousserait un soupir, peut-être qu’elle appellerait Fintan pour qu’il lui donne un verre d’eau de la carafe posée sur la tablette d’acajou. Tout était si long, si lent, avançant le long de son sillon sur la mer sans fin, à la fois différent et toujours le même.


À Cotonou, Maou et Fintan avaient marché sur la longue digue qui coupait les vagues. Dans le port, il y avait beaucoup de cargos en train de décharger. Plus loin, les barques des pêcheurs, entourées de pélicans.

Maou avait mis sa robe de voile, celle avec laquelle elle s’était baignée à Takoradi. Au marché de Lomé, elle avait acheté un nouveau chapeau de paille. Elle ne voulait pas entendre parler du casque. « C’est bon pour les gendarmes », disait-elle. Fintan refusait de porter un chapeau. Ses cheveux châtains, raides, coupés droit sur son front, lui faisaient comme un casque. Depuis la baignade à Takoradi, il ne voulait plus trop descendre à terre. Il restait sur le pont, avec le second capitaine Heylings qui surveillait le mouvement des marchandises.

Le ciel était bas, d’un gris laiteux. Il faisait une chaleur torride dès les premières heures du jour. Sur les quais, les dockers entassaient les caisses de marchandises, et préparaient celles qu’on allait embarquer, les balles de coton, les sacs d’arachide. Les mâts de charge hissaient les filets pleins de marchandises. Il n’y avait plus personne sur le pont de charge. Les gens étaient descendus, les femmes avec leurs bébés serrés dans leurs voiles, portant leurs ballots sur la tête. Maintenant cela faisait un silence étrange, les membrures et la coque du navire avaient cessé de résonner, les machines étaient arrêtées. Juste le ronronnement continu du générateur qui actionnait les mâts de charge. Par les écoutilles grandes ouvertes, on voyait la cale, la poussière qui montait éclairée par les ampoules électriques.

« Maou, où est-ce que tu vas ? »

« Je reviens tout de suite, mon amour. »

Fintan regardait avec appréhension tandis qu’elle descendait la coupée, suivie de l’odieux Gerald Simpson.

« Viens, on va se promener sur la digue, on va voir la ville. »

Fintan ne voulait pas. Il avait la gorge serrée, il ne comprenait pas bien pourquoi. Peut-être parce qu’un jour ça serait comme ça, il faudrait descendre cette coupée, entrer dans une ville, et il y aurait cet homme qui attendrait, qui dirait : « Je suis Geoffroy Allen, je suis ton père. Viens avec moi à Onitsha. » Et aussi, quand il regardait la silhouette blanche de Maou, sa robe blanche gonflée dans le vent comme une voile. Elle donnait le bras à l’Anglais, elle l’écoutait pérorer sur l’Afrique, sur les noirs, sur la jungle. C’était insupportable. Alors il s’enfermait dans la cabine sans fenêtre, il allumait la veilleuse, et il commençait à écrire une histoire sur un petit cahier à dessin, avec un crayon gras. Il écrivait d’abord le titre, en lettres capitales : UN LONG VOYAGE.

Puis il commençait à écrire l’histoire :

ESTHER. ESTHER EST ARRIVÉE EN AFRIQUE 1948.

ELLE SAUTE SUR LE QUAI ET ELLE MARCHE DANS LA FORÊT.

C’était bien, d’écrire cette histoire, enfermé dans la cabine, sans un bruit, avec la lumière de la veilleuse et la chaleur du soleil qui montait au-dessus de la coque du navire immobile.

LE BATEAU S’APPELLE NIGER. IL REMONTE LE FLEUVE PENDANT DES JOURS.

Fintan sentait la brûlure du soleil sur son front, comme autrefois, à Saint-Martin. Un point de douleur entre les yeux. Grand-mère Aurélia disait que c’était son troisième œil, l’œil qui servait à lire dans l’avenir. Tout est si loin, si vieux. Comme si cela n’avait jamais existé. Dans la forêt Esther marche au milieu des dangers, guettée par les léopards et les crocodiles. ELLE ARRIVE À ONITSHA. UNE GRANDE MAISON EST PRÉPARÉE, AVEC UN REPAS, ET UN HAMAC. ESTHER ALLUME UN FEU POUR ÉLOIGNER LES FAUVES. Le temps était une brûlure qui avançait sur le front de Fintan, comme autrefois quand le soleil de l’été montait très haut au-dessus de la vallée de la Stura. Le temps avait le goût amer de la quinine, l’odeur âcre des arachides. Le temps était froid et humide comme les geôles des forçats à Gorée. ESTHER REGARDE LES ORAGES AU-DESSUS DE LA FORÊT. UN NOIR A APPORTÉ UN CHAT. I AM HUNGRY, DIT ESTHER. ALORS JE TE DONNE CE CHAT. À MANGER ? NON, COMME AMITIÉ. La nuit venait, calmait la brûlure du soleil sur le front de Fintan. Il entendait la voix de Maou dans le couloir, l’accent pointu de Gerald Simpson. Dehors, il faisait frais. Les éclairs électriques zébraient silencieusement le ciel.

Sur le pont des premières, M. Heylings était torse nu, en short kaki. Il fumait en regardant le travail des mâts de charge. « Qu’est-ce que tu fais là, Junge ? Tu as perdu ta maman ? » Il saisissait le garçon par la tête. Ses mains puissantes serraient le front de Fintan et tout doucement il le soulevait, jusqu’à ce que ses pieds se détachent du sol. Quand Maou avait vu cela, elle s’était écriée : « Non ! Vous allez m’abîmer mon petit garçon ! » Le second capitaine riait, il balançait Fintan par la tête. « Ça leur fait du bien, Madame, ça les fait grandir ! »

Fintan s’esquivait. Quand il voyait M. Heylings, il restait à distance.

« Regarde, là-bas, c’est le canal de Porto Novo. La première fois que j’ai navigué par là, j’étais tout jeune. Mon bateau a fait naufrage. » Il montrait l’horizon, des îles perdues dans la nuit. « Notre capitaine avait bu, tu comprends, il a mis le bateau de travers sur un banc de sable, à cause de la marée. Notre bateau bouchait l’entrée du canal, plus personne ne pouvait aller à Porto Novo ! Quelle rigolade ! »

Ce soir-là, il y a eu une grande fête sur le Surabaya. C’était l’anniversaire de Rosalind, la femme d’un officier anglais. Le commandant avait tout préparé. Maou était assez excitée : « Tu sais, Fintan, on va danser ! Il y aura de la musique dans le salon des premières, tout le monde pourra y aller. » Ses yeux brillaient. Elle avait l’air d’une collégienne. Elle a cherché longuement dans ses affaires une robe, un cardigan, des chaussures. Elle s’est mise de la poudre, du rouge, elle a peigné longuement ses beaux cheveux.

Après six heures il faisait nuit. Les marins hollandais avaient accroché des guirlandes d’ampoules. Le Surabaya ressemblait à un gros gâteau. Il n’y a pas eu de dîner ce soir-là. Dans le grand salon rouge des premières, les fauteuils avaient été tirés de côté, et on avait préparé une longue table couverte par des nappes blanches. Sur la table, il y avait des bouquets de fleurs rouges, des paniers de fruits, des bouteilles, des plateaux d’amuse-gueules, des guirlandes de papier, et, dans un coin, un grand ventilateur qui faisait un bruit d’avion.

Fintan restait dans la cabine, assis sur la couchette, son cahier éclairé par la veilleuse.

« Qu’est-ce que tu fais ? » a demandé Maou. Elle s’est approchée pour lire, mais Fintan a refermé le cahier.

« Rien, rien, ce sont mes devoirs. »

Maintenant la douleur du front s’était calmée. L’air était doux et léger. La houle levait et abaissait la coque contre la jetée. L’Afrique, c’était si loin. C’était perdu dans la nuit, au bout de la jetée, dans tous les chenaux et les îles, noyés par la marée montante. L’eau du fleuve coulait doucement autour du navire. M. Heylings est venu chercher Maou. Il avait mis son bel uniforme blanc, avec ses galons, et sa casquette trop petite pour sa tête de géant.

« Tu vois, Junge, — il appelait toujours Fintan comme ça, dans sa langue — on est déjà là-bas, dans les bras du grand fleuve Niger, cette eau qui coule ici, c’est son eau. Il y a tellement d’eau dans le fleuve Niger qu’elle dessale la mer, et quand il pleut très loin, du côté de Gao, dans le désert, la mer ici devient rouge, il y a des troncs d’arbres, et même des animaux noyés qui vont échouer sur les plages. »

Fintan regardait l’eau noire autour du Surabaya, comme s’il allait vraiment voir passer des noyés.

Quand la fête a commencé, Maou a entraîné Fintan dans le grand salon des premières, tout illuminé de lampes et de guirlandes. Il y avait des bouquets sur les tables, des fleurs suspendues aux poutrelles de fer. Les officiers anglais étaient habillés de blanc, ils entouraient le commandant hollandais, un gros homme barbu au visage congestionné. Malgré le ventilateur qui tournait à plein régime, il faisait très chaud, sans doute à cause de toutes les ampoules électriques. Les visages luisaient de sueur. Les femmes avaient des robes légères, décolletées, elles s’éventaient avec des éventails espagnols achetés à Dakar, ou bien avec des menus.

Près de la longue table fleurie, le colonel Metcalfe et sa femme Rosalind, les hôtes d’honneur, étaient debout, très raides dans leurs habits de cérémonie. Les stewards hollandais servaient le champagne, les jus de fruits. Maou a emmené Fintan jusqu’au buffet. Elle semblait surexcitée, presque inquiète.

« Viens, mon chéri, tu vas manger. »

« Je n’ai pas faim, Maou. »

« Mais si, il faut absolument que tu goûtes. »

La musique emplissait le salon. C’était un pick-up de taille respectable qui jouait des disques de jazz, on entendait l’éclat rauque de la voix de Billie Holiday en train de chanter Sophisticated Lady.

Les Anglais faisaient comme un rempart autour des époux Metcalfe. Maou s’est faufilée jusqu’au buffet, en tirant Fintan par la main. Elle avait l’air d’une petite fille. Les hommes la regardaient, Gerald Simpson chuchotait des choses à son oreille. Elle riait. Elle avait déjà bu plusieurs coupes de champagne. Fintan avait honte.

Maou lui a donné une assiette en carton contenant un drôle de fruit vert pâle, coupé en deux autour de son gros noyau obscène.

« Goûte, mon chéri. Je te dirai ce que c’est après. Goûte, tu verras comme c’est bon. »

Ses yeux brillaient. Ses beaux cheveux étaient relevés en chignon, avec des mèches folles sur sa nuque, elle avait des boucles d’oreilles rouges. Ses épaules nues étaient couleur de pain d’épice.

« Vous verrez, Onitsha est une petite ville tranquille, agréable. J’y ai fait un bref séjour avant la guerre. J’ai un de mes bons amis là-bas, le docteur Charon. Votre mari vous a peut-être parlé de lui ? »

L’affreux Simpson pérorait, un verre de champagne à la hauteur de son nez mince, comme s’il reniflait les bulles.

« Ah, le Niger, le plus grand fleuve du monde », s’exclamait Florizel, son visage plus rouge qu’un poivron.

« Pardon, n’est-ce pas plutôt l’Amazone ? » M. Simpson était à demi tourné vers le Belge, l’air sarcastique. « Je veux dire, le plus grand d’Afrique », corrigeait Florizel. Il s’en allait plus loin, sans écouter Simpson qui disait, de sa voix grinçante : « Pas de chance, c’est le Nil. » Un officier anglais gesticulait : « … à la chasse aux gorilles, dans les collines d’Oban, du côté du Cameroun allemand, j’ai toute une collection de crânes chez moi, à Obudu… » Les voix parlaient en anglais, en hollandais, en français. Un brouhaha qui éclatait par instants, retombait, revenait.

Du bout de sa cuillère, Fintan goûtait au fruit pâle, écœuré, au bord de la nausée. « Goûte, mon chéri, tu verras comme c’est bon. » Les officiers anglais se pressaient contre la table, mangeaient la salade, les amuse-gueules, buvaient les verres de champagne. Les femmes transpirantes s’éventaient. Le moteur du ventilateur faisait son bruit d’avion, et le pick-up jouait un air de jazz Nouvelle-Orléans. Par-dessus tout ça, par moments, l’éclat de rire de M. Heylings, sa voix d’ogre. Puis quelqu’un s’est mis à jouer du piano, à l’autre bout du salon. L’Italien dansait avec son infirmière. M. Simpson a pris Maou par le bras, il était un peu ivre. Avec sa voix aiguë, presque sans accent, il racontait des plaisanteries. D’autres Anglais sont arrivés. Ils se sont amusés à contrefaire des voix de noirs, à dire des blagues en pidgin. M. Simpson montrait le piano :

« Big black fellow box spose white man fight him, he cry too mus ! »

Fintan avait le goût fade du fruit vert sur sa langue. Le salon était plein de l’odeur du tabac blond. Maou riait, elle était ivre elle aussi. Ses yeux brillaient, ses épaules nues brillaient à la lumière des guirlandes. M. Simpson la tenait par la taille. Il avait cueilli une fleur rouge sur la table, faisait mine de la lui offrir, et :

« Spose Missus catch di grass, he die. »

Les éclats de rire faisaient un drôle d’écho, comme un aboiement. Maintenant il y avait un cercle autour du terrible M. Simpson. Même les époux Metcalfe l’avaient rejoint pour entendre les blagues en pidgin. L’Anglais montrait un œuf pris sur la table du buffet.

« Pickaninny stop along him fellow ! » D’autres criaient : « Maïwot ! Maïwot !… »

Fintan s’échappa au-dehors. Il avait honte. Il aurait voulu entraîner Maou avec lui, sur le pont. Tout d’un coup, il avait senti le mouvement. C’était à peine perceptible, un léger balancement, la vibration assourdie des machines, le frémissement de l’eau qui coulait le long de la coque. Dehors, la nuit était noire, les guirlandes d’ampoules accrochées aux mâts de charge brillaient comme des étoiles.

À l’avant, les marins hollandais s’activaient, remontaient les amarres. Sur la passerelle, le second capitaine Heylings était debout, son uniforme blanc luisant dans l’obscurité.

Fintan avait couru jusqu’au bout du pont, pour voir l’avant du navire. Le pont de charge se soulevait lentement dans la houle. Les feux des balises glissaient, vert à bâbord, rouge à tribord, un éclat toutes les cinq secondes, et déjà le vent de la mer soufflait, entrechoquait les guirlandes d’ampoules, portant cette fraîcheur si douce et puissante qui faisait battre le cœur. Dans la nuit, il y avait encore le bruit de la fête, le son aigrelet du piano, les voix aiguës des femmes, les éclats de rire, les applaudissements. Mais c’était loin, poussé par le vent, par la houle, et le Surabaya avançait, quittait la terre, en route vers d’autres ports, d’autres estuaires. On allait vers Port Harcourt, Calabar, Victoria.

En se penchant sur la lisse, Fintan aperçut les lumières de Cotonou, déjà irréelles, noyées dans l’horizon. Les îles invisibles passaient, il y avait le bruit effrayant de la mer sur les récifs. L’étrave remontait lentement le cours des vagues.

Alors, sur le pont de charge obscurci par l’éclat des lampions, Fintan découvrit les noirs installés pour le voyage. Pendant que les blancs étaient à la fête dans le salon des premières, ils étaient montés à bord, silencieux, hommes, femmes et enfants, portant leurs ballots sur leur tête, un par un sur la planche qui servait de coupée. Sous la surveillance du quartier-maître, ils avaient repris leur place sur le pont, entre les conteneurs rouillés, contre les membrures du bastingage, et ils avaient attendu l’heure du départ sans faire de bruit. Peut-être qu’un enfant avait pleuré, ou bien peut-être que le vieil homme au visage maigre, au corps couvert de haillons avait chanté sa mélopée, sa prière. Mais la musique du salon avait couvert leurs voix, et ils avaient peut-être entendu M. Simpson se moquer en imitant leur langue, et les Anglais qui criaient : « Maïwot ! Maïwot ! » et cette histoire de « Pickaninny stop along him fellow ! »

Fintan en ressentit une telle colère et une telle honte qu’un instant il voulut retourner dans le salon des premières.

C’était comme si, dans la nuit, chaque noir le regardait, d’un regard brillant, plein de reproche. Mais l’idée de retourner dans la grande salle pleine de bruit et de l’odeur du tabac blond était insupportable.

Alors Fintan descendit dans la cabine, il alluma la veilleuse, et il ouvrit le petit cahier d’écolier sur lequel était écrit, en grandes lettres noires, UN LONG VOYAGE. Et il se mit à écrire en pensant à la nuit, pendant que le Surabaya glissait vers le large, chargé d’ampoules et de musique comme un arbre de Noël, soulevant lentement son étrave, pareil à un immense cachalot d’acier, emportant vers la baie du Biafra les voyageurs noirs déjà endormis.


Mardi 13 avril 1948, exactement un mois après qu’il avait quitté l’estuaire de la Gironde, le Surabaya entrait dans la rade de Port Harcourt, par une fin d’après-midi grise et pluvieuse, avec de lourds nuages accrochés au rivage. Sur le quai, il y avait cet homme inconnu, grand et maigre, son nez en bec d’aigle chaussé de lunettes d’acier, les cheveux clairsemés mêlés de mèches grises, vêtu d’un étrange imperméable militaire qui tombait jusqu’aux chevilles, découvrant un pantalon kaki et ces souliers noirs et brillants que Fintan avait déjà remarqués aux pieds des officiers anglais à bord du bateau. L’homme a embrassé Maou, il s’est approché de Fintan et lui a serré la main. Un peu en retrait des bâtiments de douane, il y avait une grosse Ford V 8 vert émeraude, cabossée et rouillée, le pare-brise étoilé. Maou est montée à l’avant à côté de Geoffroy Allen et Fintan s’est installé sur le siège arrière au milieu des paquets et des valises. La pluie ruisselait sur les vitres. Il y avait des éclairs, la nuit venait. L’homme s’est retourné vers Fintan, il a dit : « Tu vas bien, boy ? » La Ford a commencé à rouler sur la piste, dans la direction d’Onitsha.

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