Aro Chuku


La nouvelle était arrivée, insidieusement. Maou avait tout deviné, bien avant qu’on le sache. Un matin, à l’aube, elle s’était réveillée. Geoffroy dormait à côté d’elle, le buste nu, la peau couverte de petites gouttes de sueur. Il y avait déjà la lueur pâle du jour qui entrait par la fenêtre aux volets ouverts, et qui éclairait l’intérieur de la moustiquaire. Geoffroy dormait rejeté en arrière, et Maou avait pensé : « Nous allons partir d’ici, nous ne pouvons plus rester… » C’était une évidence, une pensée qui faisait mal, comme une dent malade qui tout à coup rappelle qu’elle est là. Elle avait pensé aussi : « Il faut que je parte, il faut que j’emmène Fintan avant qu’il ne soit trop tard. » Pourquoi serait-il trop tard ? Elle ne savait pas.

Maou s’est levée, elle est allée boire au filtre, dans l’office. Dehors, sous la varangue, l’air était frais, le ciel couleur de perle. Déjà les oiseaux emplissaient le jardin, sautillaient sur les toits de tôle, volaient d’arbre en arbre en jacassant. Maou regardait vers le fleuve. Sur la pente, il y avait des fumées blanches qui indiquaient chaque case, où les femmes faisaient cuire les ignames. Elle écoutait avec une attention presque douloureuse les bruits de la vie ordinaire, les appels des coqs, les aboiements des chiens, les coups de hache, les pétarades des moteurs des pirogues de pêche, le bruit des camions roulant sur la piste d’Enugu. Elle attendait le grelottement lointain du générateur qui allait mettre en marche les rouages de la scierie, de l’autre côté du fleuve.

Elle écoutait tout comme si elle savait qu’elle n’entendrait plus ces bruits. Qu’elle allait partir très loin, oublier les choses et les êtres qu’elle aimait, cette ville si loin de la guerre et des cruautés, ces gens dont elle s’était sentie proche comme elle ne s’était jamais sentie auparavant.

Quand elle était arrivée à Onitsha, elle était une bête curieuse. Les enfants marchaient derrière elle dans les rues poussiéreuses, ils lui lançaient des lazzis, ils l’appelaient en pidgin, ils riaient. La première fois, elle s’en souvenait, elle était sortie en courant, sans chapeau, avec sa robe bleue décolletée des soirées sur le Surabaya. Elle cherchait Mollie, la chatte, qui avait disparu depuis deux jours, et qu’Elijah disait avoir aperçue dans une rue de la ville, du côté du Wharf. Elle abordait les gens, elle s’essayait au pidgin : « You seen cat bilong mi ? » Le bruit avait fait le tour de la ville : « He don los da nyam. » Les femmes riaient. Elles répondaient : « No ben see da nyam !! » Ç’avait été son premier mot, nyam. Puis la chatte était revenue, déjà grosse. Le mot était resté, et quand Maou passait, elle l’entendait résonner, comme si c’était son propre nom : « Nyam ! »

Jamais elle n’avait aimé personne comme ces gens. Ils étaient si doux, ils avaient des yeux si lumineux, des gestes si purs, si élégants. Quand elle traversait les quartiers de la ville, pour aller jusqu’au Wharf, les enfants s’approchaient d’elle sans timidité, caressaient ses bras, les femmes la prenaient par la main, lui parlaient, dans cette langue douce qui bruissait comme une musique.

Même, au début, ça lui faisait un peu peur, ces regards si brillants, les mains qui la touchaient, qui serraient son corps. Elle n’avait pas l’habitude. Elle se souvenait de ce que racontait Florizel, sur le bateau. Au Club, aussi, ils racontaient des choses terribles. Les gens qui disparaissaient, les enfants qu’on enlevait. Le Long Juju, les sacrifices humains. Les morceaux de chair humaine salée qu’on vendait sur les marchés, dans la brousse. Simpson s’amusait à lui faire peur, il racontait : « À cinquante milles d’ici, près d’Owerri, c’était l’oracle d’Aro Chuku, le centre de la sorcellerie de tout l’Ouest, là où on prêchait la guerre sainte contre l’Empire britannique ! Des piles de crânes, des autels barbouillés de sang ! Vous entendez les tambours, le soir ? Vous savez ce qu’ils disent, pendant que vous dormez ? »

Gerald Simpson se moquait d’elle, de ses explorations dans la ville, de son amitié pour les femmes des pêcheurs, pour les gens du marché. Puis il l’avait regardée avec dédain et rancœur, après qu’elle avait pris la défense des bagnards qui creusaient sa piscine. Elle ne se comportait pas en épouse de fonctionnaire, à l’abri des garden-parties sous ombrelle, régnant sur un ballet de domestiques. Au Club, Geoffroy subissait le regard ironique de Simpson, ses propos acérés. Chacun savait que la situation de l’agent de la United Africa était de plus en plus compromise à la suite des rapports du D. O. « Chacun à son rang » était la devise de Simpson. Il voyait la société coloniale comme un échafaudage rigoureux où chacun devait tenir son rôle. Naturellement, il s’était réservé le rôle le plus important, avec le Résident et le juge. La clef de voûte. « Weather cock, la girouette ! » corrigeait Geoffroy. Gerald Simpson ne pardonnait pas à Maou son indépendance, son imagination. En fait, il avait peur du regard critique qu’elle portait sur lui. Il avait décidé que Geoffroy et elle devraient partir d’Onitsha.

Au Club, les relations étaient de plus en plus tendues. On attendait peut-être que Geoffroy prenne une décision, qu’il répudie l’intruse, qu’il la renvoie chez elle, dans ce pays latin dont elle avait si outrageusement gardé l’accent, les manières, et jusqu’à la teinte trop mate de la peau. Le Résident Rally avait tenté d’avertir Geoffroy. Lui aussi était au courant de l’inimitié de Simpson à l’égard de Maou.

« Vous imaginez l’épaisseur du dossier que vous avez à Londres ? »

Il avait ajouté, parce qu’il savait tout :

« Vous devez vous en douter… Simpson fait un rapport par semaine. Vous devriez demander votre mutation tout de suite. »

Geoffroy était suffoqué par l’injustice. Il était revenu accablé :

« Il n’y a plus rien à faire. À mon avis, ils l’ont chargé de m’annoncer la sentence. »

C’était le commencement des pluies. Le grand fleuve était couleur de plomb sous les nuages, le vent ployait violemment la cime des arbres. Maou ne sortait plus de la maison l’après-midi. Elle restait sous la varangue, à écouter la montée des orages, loin, vers les sources de l’Omerun. La chaleur disloquait la terre rouge avant la pluie. L’air dansait au-dessus des toits de tôle. De là où elle s’asseyait elle pouvait voir le fleuve, les îles. Elle n’avait plus envie d’écrire, ni même de lire. Elle avait seulement besoin de regarder, d’écouter, comme si le temps n’avait plus aucune importance.

Tout à coup elle comprenait ce qu’elle avait appris en venant ici, à Onitsha, et qu’elle n’aurait jamais pu apprendre ailleurs. La lenteur, c’était cela, un mouvement très long et régulier, pareil à l’eau du fleuve qui coulait vers la mer, pareil aux nuages, à la touffeur des après-midi, quand la lumière emplissait la maison et que les toits de tôle étaient comme la paroi d’un four. La vie s’arrêtait, le temps s’alourdissait. Tout devenait imprécis, il n’y avait plus que l’eau qui descendait, ce tronc liquide avec ses multitudes de ramifications, ses sources, ses ruisseaux enfouis dans la forêt.

Elle se souvenait, au début elle était si impatiente. Elle croyait bien n’avoir jamais rien haï plus que cette petite ville coloniale écrasée de soleil, dormant devant le fleuve boueux. Sur le Surabaya, elle imaginait les savanes, les peuples de gazelles bondissant dans l’herbe fauve, les forêts résonnant du cri des singes et des oiseaux. Elle avait imaginé des hommes sauvages, nus et peints pour la guerre. Des aventuriers, des missionnaires, des médecins rongés par les tropiques, des institutrices héroïques. À Onitsha, elle avait trouvé cette société de fonctionnaires sentencieux et ennuyeux, habillés de costumes ridicules et coiffés de casques, qui passaient leur temps à bridger, à boire et à s’espionner, et leurs épouses, engoncées dans leurs principes respectables, comptant leurs sous et parlant durement à leurs bonnes, en attendant le billet de retour vers l’Angleterre. Elle avait pensé haïr à jamais ces rues poussiéreuses, ces quartiers pauvres avec leurs cabanes débordant d’enfants, ce peuple au regard impénétrable, et cette langue caricaturale, ce pidgin qui faisait tellement rire Gerald Simpson et les messieurs du Club, pendant que les forçats creusaient le trou dans la colline, comme une tombe collective. Personne ne trouvait grâce à ses yeux, pas même le docteur Charon, ou le Résident Rally et sa femme, si gentils et si pâles, avec leurs roquets gâtés comme des enfants.

Alors elle vivait dans l’attente de l’heure du retour de Geoffroy, marchant nerveusement de long en large dans la maison, s’occupant du jardin, ou faisant réciter ses leçons à Fintan. Quand Geoffroy revenait des bureaux de la United Africa, elle le pressait de questions fiévreuses auxquelles il ne savait pas répondre. Elle se couchait tard, bien après lui, sous le pavillon blanc de la moustiquaire. Elle le regardait dormir. Elle pensait aux nuits à San Remo, quand ils avaient la vie devant eux. Elle se souvenait du goût de l’amour, du frisson de l’aube. Tout était si loin, maintenant. La guerre avait tout effacé. Geoffroy était devenu un autre homme, un étranger, celui dont parlait Fintan, quand il demandait : « Pourquoi tu t’es mariée avec cet homme-là ? » Il s’était absenté. Il ne parlait plus de sa recherche, de la nouvelle Meroë. Il gardait cela en lui, c’était son secret.

Maou avait essayé d’en parler, de comprendre :

« C’est elle, n’est-ce pas ? »

« Elle ? » Geoffroy la regardait.

« Oui, elle, la reine noire, autrefois tu me parlais d’elle. C’est elle qui est entrée dans ta vie, il n’y a plus de place pour moi. »

« Tu dis des bêtises. »

« Si, je t’assure, je devrais peut-être m’en aller avec Fintan, te laisser à tes idées, je te dérange, je dérange tout le monde ici. »

Il l’avait regardée d’un air perdu, il ne savait plus quoi dire. Peut-être qu’elle était folle, vraiment.

Maou était restée, et peu à peu, elle était entrée dans le même rêve, elle était devenue quelqu’un d’autre. Tout ce qu’elle avait vécu, avant Onitsha, Nice, Saint-Martin, la guerre, l’attente à Marseille, tout cela était devenu étranger et lointain, comme si quelqu’un d’autre l’avait vécu.

Maintenant, elle appartenait au fleuve, à cette ville. Elle connaissait chaque rue, chaque maison, elle savait reconnaître les arbres et les oiseaux, elle pouvait lire dans le ciel, deviner le vent, entendre chaque détail de la nuit. Elle connaissait les gens aussi, elle savait leurs noms, leurs surnoms pidgin.

Et puis il y avait Marima, la femme d’Elijah. Quand elle était arrivée, elle semblait encore une enfant, frêle et farouche dans sa robe toute neuve. Elle se tenait à l’ombre de la case d’Elijah, elle n’osait pas se montrer. « Elle a peur », expliquait Elijah. Peu à peu, elle s’était apprivoisée. Maou la faisait asseoir à côté d’elle, sur un tronc d’arbre qui servait de banc, devant la case d’Elijah. Elle ne disait rien. Elle ne parlait pas pidgin. Maou lui montrait des revues, des journaux. Elle aimait bien regarder les photos, les images des robes, les réclames. Elle mettait la revue un peu de travers pour mieux voir. Elle riait.

Maou apprenait des mots dans sa langue. Ulo, la maison. Mmiri, de l’eau. Umu, les enfants. Aja, chien. Odeluede, c’est doux. Je nuo, boire. Ofee, j’aime ça. So ! Parle ! Tekateka, le temps passe… Elle écrivait les mots dans son cahier de poésies, puis elle les lisait à voix haute, et Marima éclatait de rire.


Oya était venue elle aussi. D’abord, timidement, elle s’asseyait sur une pierre, à l’entrée d’Ibusun, et elle regardait le jardin. Quand Maou s’approchait, elle s’en allait en courant. Elle avait quelque chose d’à la fois sauvage et innocent qui faisait peur à Elijah, il la regardait comme une sorcière. Il voulait la chasser à coups de pierres, il lui criait des injures.

Un jour, Maou avait pu s’approcher d’elle, elle l’avait prise par la main, elle l’avait fait entrer dans le jardin. Oya ne voulait pas entrer dans la maison. Elle s’asseyait dehors, par terre, contre les escaliers de la terrasse, à l’ombre des goyaviers. Elle restait là, assise en tailleur, les mains posées à plat sur sa robe bleue. Maou avait essayé de lui montrer des revues, comme à Marima, mais ça ne l’intéressait pas. Elle avait un regard étrange, lisse et dur comme l’obsidienne, plein d’une lumière inconnue. Les paupières étaient étirées vers les tempes, dessinaient un fin liséré, tout à fait dans le genre des masques égyptiens, pensait Maou. Jamais Maou n’avait vu un visage aussi pur, l’arc des sourcils, la hauteur du front, les lèvres souriant légèrement. Et surtout ces yeux en amande, des yeux de libellule ou de cigale. Quand le regard d’Oya se posait sur Maou, elle tressaillait, comme si dans ce regard filtraient des pensées extraordinairement lointaines et évidentes, des images de rêve.

Maou cherchait à lui parler avec le langage des gestes. Elle se souvenait vaguement de certains gestes. Quand elle était enfant, à Fiesole, elle croisait des enfants sourds-muets d’un hospice, elle les regardait avec fascination. Pour dire femme, elle montrait les cheveux, pour homme le menton. Pour enfant, elle faisait un geste de la main, sur la tête d’un tout-petit. Pour d’autres gestes, elle inventait. Pour dire fleuve, elle faisait le geste de l’eau qui coule, pour dire forêt elle écartait ses doigts devant son visage. Oya au début la regardait avec indifférence. Puis elle aussi avait commencé à parler. C’était un jeu qui durait des heures. Sur les marches de l’escalier, l’après-midi, avant la pluie, c’était bien. Oya avait montré à Maou toutes sortes de gestes, pour dire la joie, la peur, pour interroger. Son visage alors s’animait, ses yeux brillaient. Elle faisait des grimaces drôles, elle imitait les gens, leur démarche, leurs mimiques. Elle se moquait d’Elijah parce qu’il était vieux et que sa femme était si jeune. Elles riaient toutes les deux. Oya avait une façon particulière de rire sans bruit, la bouche découvrant ses dents très blanches, ses yeux rétrécis comme deux fentes. Ou bien, quand elle était triste, ses yeux s’embuaient, elle se mettait en boule, la tête penchée, les mains sur la nuque.

Maintenant, Maou comprenait presque tout, elle pouvait parler avec Oya. Il y avait les moments extraordinaires, l’après-midi, avant la pluie, Maou avait l’impression qu’elle pénétrait dans un autre monde. Mais Oya avait peur des gens. Quand Fintan arrivait, elle tournait la tête, elle ne voulait plus rien dire. Elijah ne l’aimait pas. Il disait qu’elle était mauvaise, qu’elle jetait des sorts. Quand Maou avait su qu’elle habitait chez Sabine Rodes, chez cet homme qu’elle détestait, elle avait tout essayé pour qu’Oya parte de chez lui. Elle en avait parlé à la Mère Supérieure du couvent, une Irlandaise au caractère énergique. Mais Sabine Rodes était au-dessus de la morale et des bienséances. Tout ce que Maou avait obtenu, c’était la rancune tenace de cet homme. Maou avait pensé qu’il vaudrait mieux oublier, ne plus voir Oya. C’était une douleur, c’était étrange, jamais elle n’avait éprouvé cela. Oya venait tous les jours, ou presque. Elle arrivait sans bruit, elle s’asseyait sur les marches, elle caressait Mollie, elle attendait, son visage lisse tendu dans la lumière. Elle semblait une enfant.

Ce qui attirait Maou, c’était l’impression de liberté. Oya était sans contraintes, elle voyait le monde tel qu’il était, avec le regard lisse des oiseaux, ou des très jeunes enfants. C’était ce regard qui faisait battre le cœur de Maou, qui la troublait.

Parfois, quand elle en avait assez de parler avec des gestes, Oya laissait aller sa tête contre l’épaule de Maou. Lentement ses doigts caressaient la peau du bras de Maou, s’amusaient à faire redresser les poils. Maou d’abord s’était raidie, comme si quelqu’un avait pu voir et raconter des choses, puis elle s’était habituée à cette caresse. La fin de l’après-midi, tout était silencieux dans Ibusun, la lumière était si douce, si chaude, avant la pluie. C’était comme dans un rêve, Maou se souvenait de choses très anciennes, quand elle était enfant, l’été à Fiesole, la chaleur de l’herbe et les cris des insectes, les doigts très doux de son amie Elena qui caressait ses épaules nues, l’odeur de sa peau, de sa sueur. L’odeur d’Oya la troublait, et quand elle se tournait vers elle, l’éclat de ses yeux sur l’ombre de son visage, tels des joyaux vivants.

Comme cela, un jour, Oya lui avait fait sentir l’enfant qu’elle portait dans son ventre, elle avait guidé la main de Maou par l’échancrure de sa robe jusqu’à l’endroit où frémissait le fœtus, à peine, léger comme un nerf qui tremblait sous la peau. Maou avait laissé longtemps sa main posée sur le ventre plein, sans oser bouger. Oya était douce et chaude, elle s’était appuyée contre elle, elle avait paru s’endormir. Puis l’instant d’après, sans raison, elle avait bondi, elle était partie en courant sur la route de poussière.


C’était peut-être à cause d’Oya que Maou avait appris à aimer la pluie. Les mains ouvertes devant son visage, comme si c’était elle qui ouvrait les vannes du ciel. Ozoo, la pluie qui venait du haut du fleuve à la vitesse du vent et qui recouvrait la terre gercée d’une ombre bienfaisante.

Chaque fin d’après-midi, après le départ d’Oya, elle regardait la pluie arriver, c’était un théâtre. Il y avait les coups sourds du tonnerre, du côté des hauts plateaux, là où le ciel était d’un noir d’encre. Ils n’avaient plus besoin de compter les secondes. Fintan s’asseyait à côté d’elle, par terre sous la varangue. Elle regardait son visage brûlé, ses cheveux emmêlés. Il avait le même front qu’elle, et sa chevelure épaisse, coupée « au bol », lui donnait l’air d’un Indien d’Amérique. Il n’était plus l’enfant renfermé et fragile qui avait débarqué sur les quais de Port Harcourt. Son visage et son corps s’étaient endurcis, ses pieds étaient devenus larges et forts comme ceux des enfants d’Onitsha. Il y avait surtout dans sa physionomie quelque chose de changé, dans le regard, dans les gestes, qui montrait que la plus grande aventure de la vie, le passage à l’âge adulte, avait commencé. C’était effrayant, Maou ne voulait pas y penser. Tout d’un coup elle serrait Fintan contre elle, le plus fort qu’elle pouvait, comme un jeu. Il se débattait, il riait. Il était un enfant, quelques instants encore.

« Tu as les jambes toutes griffées, regarde, où es-tu allé courir ? »

« Là-bas, vers Omerun. »

« Tu vas toujours avec Josip ? Je veux dire, Bony. »

Il détournait les yeux. Il savait que Maou avait peur quand il partait avec Bony.

« Ne va pas trop loin, c’est dangereux, tu sais que ton père a déjà beaucoup de soucis. »

« Lui ? Il n’en sait rien. »

« Ne dis pas cela, il t’aime tu sais. »

« Il est méchant, cet homme, je le déteste. »

Il montrait son bras, en dessous de l’épaule, un bleu.

« Regarde, c’est lui qui m’a fait ça, avec son bâton. »

« Tu dois lui obéir, il n’aime pas que tu sois dehors à la nuit. »

Fintan poursuivait sa rancune.

« Mais j’ai cassé son bâton, il faudra qu’il aille en couper un autre. »

« Et si un serpent te mord ? »

« Je n’ai pas peur des serpents. Bony sait leur parler. Il dit qu’il connaît leur chi. Il connaît les secrets. »

« Et c’est quoi, ces secrets ? »

« Je ne peux pas te dire. »

La pluie ruisselait sur les tôles en faisant un fracas de fer. Tout de suite il y avait le froid, un souffle venu du fond du fleuve. Le bruit était tel qu’il fallait crier pour se parler. La terre était sillonnée de ruisseaux rouges.

Le soir, c’était l’heure où elle prenait les cahiers et les livres, pour faire travailler Fintan. Il y avait les mathématiques, la géographie, la grammaire anglaise, le français. Elle s’asseyait dans le fauteuil en rotin, et Fintan se mettait par terre, sous la varangue. Même quand la pluie avait faibli, c’était difficile de travailler. Fintan regardait le rideau de pluie, il écoutait le crépitement des gouttes et l’eau qui cascadait dans les tambours recouverts de toile. Quand il avait fini de travailler, il allait chercher le livre qu’il aimait. C’était un petit livre ancien, qu’il avait trouvé dans la bibliothèque de Geoffroy. Ça s’appelait The Child’s Guide to Knowledge. C’était un livre fait uniquement de questions et de réponses. Fintan le donnait à Maou pour qu’elle lui lise des passages du livre, en le traduisant. Il y avait des réponses à toutes les questions, comme :

« Qu’est-ce qu’un télescope ?

— C’est un instrument d’optique fait de plusieurs lentilles qui rapproche de notre vue les objets lointains.

Qui l’a inventé ?

— Zacharie Jansen, un Hollandais de Middleburgh, en Zélande, de son métier fabricant de lunettes.

Comment Jansen l’inventa-t-il ?

— Absolument par hasard. Car, ayant placé deux lunettes à une certaine distance l’une de l’autre, il se rendit compte que les deux verres dans cette position agrandissaient considérablement les objets.

Comment procéda-t-il ?

— Il fixa les verres de cette manière, et l’an 1590 fabriqua le premier télescope d’une longueur de douze pouces.

Et qui améliora son invention ?

— Galilée, un Italien né à Florence.

Souffra-t-il de ses études, et de l’usage constant de ses lunettes ?

— Oui, car il devint aveugle. »

Quand elle avait fini avec le Guide du savoir, Fintan demandait :

« Maou, parle-moi dans ta langue. »

La lumière était basse, la nuit arrivait. Maou se balançait dans le fauteuil de rotin, elle chantonnait des filastrocche, des ninnenanne, doucement d’abord, puis plus fort. C’était étrange, ces chansons, et la langue italienne, si douce et qui se mêlait au bruit de l’eau, comme autrefois à Saint-Martin.

Elle se souvenait, quand elle était arrivée ici, elle avait emmené Fintan à une réception chez le Résident. Dans les jardins, on avait servi le thé et les gâteaux. Fintan courait dans les allées, les petits chiens aboyaient. Maou avait appelé Fintan en italien. Mme Rally était venue, elle avait dit, de sa petite voix effarouchée : « Excusez-moi, quelle sorte de langue parlez-vous ? » Plus tard Geoffroy avait grondé Maou. Il avait dit, en baissant la voix, pour montrer qu’il ne criait pas, peut-être aussi parce qu’il sentait bien qu’il avait tort : « Je ne veux plus que tu parles à Fintan en italien, surtout chez le Résident. » Maou avait répondu : « Pourtant tu aimais ça autrefois. » C’était peut-être ce jour-là que tout avait changé.

Il y avait le bruit de la V 8 dans la nuit. Il résonnait malgré le vacarme de l’orage, comme s’il venait de loin, un avion surgi de la tempête. Fintan entrait sous sa moustiquaire. Si Geoffroy le voyait debout, ça ferait encore des histoires.

Maou attendait sous la varangue. Il y avait le bruit des pas dans le jardin, les marches en bois qui craquaient. Geoffroy était pâle, il avait l’air fatigué. La pluie avait trempé sa chemise, collé ses cheveux, agrandissant la calvitie au sommet de son crâne.

« C’est arrivé cet après-midi. »

Il tendait une feuille de papier abîmée par la pluie. C’était une lettre de congé, Geoffroy ne travaillait plus pour la United Africa Company. Juste quelques lignes venant de la direction, pour dire qu’on ne renouvelait pas son contrat. Une décision sans justification, donc sans appel. Maou ressentait comme un soulagement, et en même temps elle avait envie de pleurer. Maintenant, il fallait partir.

Pour arrêter son émotion, elle dit :

« Qu’est-ce qu’on va faire ? »

« S’en aller, je suppose. » Puis il s’était mis en colère : « J’ai télégraphié à Londres. Je ne vais pas me laisser faire sans rien dire ! »

Il pensait à ses recherches, à la route de Meroë, à la fondation du nouvel empire sur l’île, au milieu du fleuve. Le temps allait lui manquer.

Assis sous la varangue, il examinait encore la lettre à la lumière de la lampe, comme s’il n’avait pas fini de la lire.

« Je ne partirai pas. Nous avons le droit de rester ici quelque temps. »

« Combien de temps ? dit Maou. Si personne ne veut que tu restes ? »

« Et qui décide de ça ? coupa Geoffroy. J’irai ailleurs, vers le nord, à Jos, à Kano. »

Mais il savait bien que ça n’était pas possible. Il restait assis dans le fauteuil, à regarder tomber la pluie. Il n’y avait pas d’autres lumières. Le fleuve était invisible.

Dans son lit, Fintan ne dormait pas. Il regardait fixement un rai de lumière sur le plafond, venu de la varangue à travers une fente du volet.


« Viens », dit Bony.

Il savait que Fintan partirait un jour, qu’ils ne se reverraient plus. Il n’avait rien dit, mais Fintan avait compris, dans son regard, dans sa hâte peut-être. Ensemble ils traversèrent en courant la grande plaine d’herbes, ils descendirent jusqu’à la rivière Omerun. Il y avait encore le gris de l’aube accroché aux arbres, les fumées qui montaient des maisons. Les oiseaux jaillirent des herbes, tourbillonnèrent dans le ciel en poussant des cris aigus. Fintan aimait cette descente vers la rivière. Le ciel paraissait immense.

Bony courait en avant dans les herbes plus hautes que lui. De temps en temps, Fintan apercevait sa silhouette noire qui glissait. Ils ne s’appelaient pas. Il y avait seulement le bruit de leurs respirations qui résonnait dans le silence, un sifflement un peu rauque. Quand Fintan perdait de vue Bony, il cherchait la piste, les herbes écrasées, il sentait l’odeur de son ami. Maintenant, il savait faire cela, marcher pieds nus sans craindre les fourmis ou les épines, et suivre une trace à l’odeur, chasser la nuit. Il devinait la présence des animaux cachés dans les herbes, les pintades blotties contre un arbre, le mouvement rapide des serpents, parfois l’odeur âcre d’un chat sauvage.

Aujourd’hui, Bony n’allait pas vers Omerun. Il marchait vers l’est, dans la direction des collines de Nkwele, là où commençaient les nuages. Soudain le soleil apparut au-dessus de la terre, éclairant magnifiquement. Bony s’arrêta un instant. Accroupi sur un rocher plat, au-dessus des herbes, les mains jointes sur sa nuque, il regarda devant lui comme s’il cherchait à se souvenir de la route à suivre. Fintan le rejoignit, s’assit sur le rocher. La chaleur du soleil brûlait déjà, faisait jaillir des gouttes de sueur sur la peau.

« Où allons-nous ? » demanda Fintan.

Bony montra les collines, au-delà des champs d’igname.

« Là-bas. On dormira là-bas cette nuit. » Il parlait en anglais, pas en pidgin.

« Qu’est-ce qu’il y a là-bas ? »

Bony avait un visage brillant, impénétrable. Fintan vit tout d’un coup qu’il ressemblait à Okawho.

« Là-bas, c’est mbiam », dit-il seulement.

Bony avait déjà prononcé plusieurs fois ce nom. C’était un secret. Il avait dit : « Un jour, tu viendras avec moi à l’eau mbiam. » Fintan comprit que le jour était arrivé, parce qu’il devait s’en aller d’Onitsha. Cela fit battre son cœur plus vite. Il pensa à Maou, à ses larmes, à la colère de Geoffroy. Mais c’était un secret, il ne pouvait plus revenir en arrière.

Ils reprirent leur marche, l’un derrière l’autre à présent. Ils traversèrent un chaos de rochers, puis ils entrèrent dans des buissons d’épines. Fintan suivait Bony, sans ressentir la fatigue. Les ronces avaient déchiré ses vêtements. Ses jambes saignaient.

Vers midi, ils arrivèrent aux collines. Il y avait quelques maisons isolées où les chiens aboyaient. Bony escalada un rocher usé, gris sombre, qui s’effritait en lamelles sous les pieds. Du haut du rocher, on voyait toute l’étendue du plateau, les villages lointains, les champs, et presque irréel, le lit d’une rivière qui brillait entre les arbres. Mais ce qui attirait le regard, c’était une grande faille dans le plateau où la terre rouge luisait comme les bords d’une plaie.

Fintan regardait chaque détail du paysage. Il y avait ici un très grand silence, avec seulement le froissement léger du vent sur les schistes, et l’écho affaibli des chiens. Fintan n’osait pas parler. Il vit que Bony contemplait lui aussi l’étendue du plateau et la faille rouge. C’était un endroit mystérieux, loin du monde, un endroit où on pouvait tout oublier. « C’est ici qu’il faudrait qu’il vienne », se dit Fintan en pensant à Geoffroy. En même temps il fut étonné de ne plus ressentir de rancœur. C’était un endroit qui effaçait tout, même la brûlure du soleil et les piqûres des feuilles vénéneuses, même la soif et la faim. Même les coups de bâton.

« L’eau mbiam est là-bas », dit Bony.

Ils descendirent la pente des collines vers le nord. Le chemin était difficile, les enfants devaient sauter de roche en roche, éviter les buissons d’épines, les crevasses. Bientôt ils arrivèrent dans une étroite vallée où coulait un ruisseau. Les arbres formaient une voûte sombre et humide. L’air était plein de moustiques. Fintan voyait devant lui la silhouette mince de Bony qui se faufilait entre les arbres. À un moment il sentit sa gorge se serrer de peur. Bony avait disparu. Il n’entendait que les coups de son cœur. Alors il s’est mis à courir le long du ruisseau, entre les arbres, en criant : « Bony ! Bony !… »

Au fond du ravin, la petite rivière coulait sur les rochers. Fintan s’agenouilla au bord de l’eau et il but longuement, le visage contre l’eau comme un animal. Il entendit un bruit derrière lui, il se retourna en tressaillant. C’était Bony. Il marchait lentement avec des gestes étranges, comme s’il y avait un danger.

Il conduisit Fintan un peu plus haut le long de la rivière. Soudain, au détour d’un arbre, l’eau mbiam apparut. C’était un bassin d’eau profonde, entouré de hauts arbres et d’un mur de lianes. Tout à fait au fond du bassin, il y avait une source, une petite cascade qui surgissait au milieu des feuillages.

Fintan sentit une fraîcheur agréable. Arrêté devant le bassin, Bony regardait l’eau, sans bouger. Son visage exprimait une joie mystérieuse. Très lentement, il entra dans le bassin, et il lava son visage et son corps. Il se tourna vers Fintan : « Viens ! »

Il prit de l’eau dans sa main et aspergea le visage de Fintan. L’eau froide coulait sur sa peau, il lui sembla qu’elle entrait dans son corps et lavait sa fatigue et sa peur. Il y avait une paix en lui, comme le poids du sommeil.

Les arbres étaient immenses et silencieux. L’eau était lisse et sombre. Le ciel devint très clair, comme toujours avant la nuit. Bony choisit un endroit, sur une petite grève, devant le bassin. Avec des branches et des feuilles, il fabriqua un abri pour la nuit, pour s’abriter du serein. C’est là qu’ils dormirent, dans le calme de l’eau. Au petit matin, ils retournèrent à Onitsha.


Dans la nuit, Geoffroy garde les yeux ouverts. Il voit la lumière de son rêve. C’est à cette lumière que le fleuve est apparu au peuple de Meroë, loin au milieu de la savane, pareil à un dragon de métal. L’hiver, le vent brûle le ciel rouge, le soleil est au centre de son halo, comme la reine au milieu de son peuple. Avant l’aube, il y a un bruit, une rumeur, tout à coup. Les jeunes gens qui partent chaque nuit en éclaireurs sont revenus à la hâte. Ils racontent comment, d’un rocher sur lequel ils étaient grimpés pour chasser des perdrix, ils ont découvert un fleuve immense qui reflétait la lumière du ciel. Alors le peuple de Meroë qui a dressé un camp pour s’abriter de la tempête de sable, se remet en marche. Les hommes et les enfants partent d’abord précipitamment, les prêtres portent la litière de la jeune reine. Tous ont laissé sur place leurs effets, les provisions, les ustensiles de cuisine, les vieilles femmes sont restées avec les troupeaux. Il y a un bruit de pas dans le sable crissant, un bruit de souffle. Tout le jour ils marchent sans s’arrêter.

Ils arrivent sur le rebord d’une cuesta et ils s’arrêtent, figés par la stupeur. Bientôt le bruit des voix grandit, s’enfle comme un chant : le fleuve ! répètent les voix des gens de Meroë, le fleuve ! Regardez, c’est le fleuve ! Ils sont arrivés au terme du voyage, après tant de temps, tant de morts, ils sont arrivés à Ateb, là où s’enracine le fleuve du ciel.

Entourée par les prêtres, Arsinoë regarde, elle aussi, le fleuve qui brille à la lumière du soleil couchant. Un instant encore, le disque est suspendu au-dessus de l’horizon, énorme et couleur de sang. Comme si le temps était arrêté, que plus rien ne varierait, qu’il n’y aurait plus jamais de mort.

À cet instant, le peuple de Meroë est revenu au jour du départ, quand Amanirenas, entourée des devins et des grands prêtres d’Aton, annonçait le commencement du voyage vers l’autre côté du monde, vers la porte de Tuat, vers le pays où s’enfonce le soleil. C’est le même frémissement, la même rumeur, le même chant. Arsinoë s’en souvient. Elle était toute petite alors, sa mère était encore jeune et pleine de force. La route qui relie les deux versants du monde est infiniment brève, comme si ce n’était que l’envers et l’endroit d’un miroir. Les fleuves se touchent dans le ciel, le grand dieu Hapy couleur d’émeraude, coulant éternellement vers le nord, et ce dieu nouveau de boue et de lumière, tranchant les herbes jaunes de la savane et glissant lentement vers le sud.

À l’endroit où ils ont aperçu la première fois le fleuve, sur le bord de la cuesta, les prêtres de Meroë font dresser une stèle, face au soleil couchant. Au ciseau, ils gravent sur la pierre le nom d’Horus, maître du monde, créateur de la terre et des abysses. Sur la face du couchant, là où le disque s’est arrêté si longtemps, ils gravent le signe de Temu, le disque ailé. Ainsi est née la marque sacrée que chaque enfant premier-né doit recevoir, en mémoire de l’arrivée du peuple de Meroë sur les rives du fleuve.

La jeune reine Arsinoë est la première à recevoir la marque d’Osiris et d’Horus. Le dernier grand prêtre est mort il y a longtemps déjà, enfermé dans le tombeau d’Amanirenas au milieu du désert. C’est un Nouba d’Alwa, nommé Geberatu, qui grave les signes sacrés, sur le front les deux yeux de l’oiseau du ciel, représentant le soleil et la lune, et sur les joues les stries obliques des plumes des ailes et de la queue du faucon. Il incise le visage de la reine avec le couteau rituel, et il saupoudre les marques avec de la limaille de cuivre. La même nuit, tous les enfants premiers-nés, garçons et filles, reçoivent le même signe afin que nul n’oublie l’instant où le dieu s’est arrêté dans sa marche et a éclairé pour le peuple de Meroë le lit du grand fleuve.

Mais ils ne sont pas arrivés au terme du voyage. Sur des radeaux de roseaux, les gens de Meroë ont commencé à descendre le cours du fleuve, à la recherche d’une île où ils pourraient établir la ville nouvelle. Les hommes et les femmes les plus valides sont partis d’abord, entourant le radeau de la reine. Le long des rives, les troupeaux marchent lentement, guidés par les enfants et les vieillards. Geberatu emporte avec lui un morceau de la stèle afin d’enraciner les temples futurs. Sur le fleuve étincelant, à l’aube, des dizaines de radeaux glissent lentement, retenus par les longues perches enfoncées dans la vase.

Chaque jour, le fleuve semble plus grand, les rives plus chargées d’arbres. Arsinoë assise sous le dais de feuilles regarde ces terres nouvelles, elle cherche à deviner un signe du destin. Parfois de grandes îles plates apparaissent, à fleur d’eau, semblables à des radeaux elles aussi. « Il faut descendre encore », dit Geberatu. Au crépuscule, les hommes de Meroë s’arrêtent sur les plages pour implorer les dieux, Horus, Osiris, Thoth qui porte l’œil du faucon céleste, Ra, le maître de l’horizon à l’est du ciel, le gardien de la porte de Tuat. Sur les braseros, Geberatu fait brûler de l’encens et lit l’avenir dans les volutes de fumée. Accompagné de musiciens Noubas qui jouent du tambour, il psalmodie et fait tourner sa tête en entrechoquant ses colliers de cauris. Ses yeux se révulsent, son corps forme un arc sur la terre. Alors il parle au dieu du ciel, aux nuages, à la pluie, aux étoiles. Quand le feu a consumé l’encens, Geberatu prend la suie et marque son front, ses paupières, son nombril, ses orteils. Arsinoë attend, mais Geberatu ne voit pas encore la fin du voyage. Les gens de Meroë sont épuisés. Ils disent : « Arrêtons-nous ici, nous ne pouvons plus marcher davantage. Les troupeaux sont loin derrière nous. Nos yeux ne peuvent plus voir davantage. » Chaque matin, à l’aube, comme autrefois Amanirenas, Arsinoë donne le signal du départ, et le peuple de Meroë remonte sur les radeaux. À la proue du premier radeau, devant le dais de la jeune reine, Geberatu est debout. Son corps mince et noir est vêtu d’un manteau en peau de léopard, il porte la longue lance harpon en signe de sa magie. Les gens de Meroë murmurent que la jeune reine est maintenant en son pouvoir, qu’il règne même sur son corps. Assise à l’ombre du toit de feuilles, son visage est tourné vers le rivage sans fin, elle soupire : « Quand arriverons-nous ? » Et Geberatu répond : « Nous sommes sur le radeau d’Harpocratès, le scarabée sacré est à tes côtés, à la poupe gouverne Maat, le père des dieux, portant sa tête de bélier. Les douze dieux des heures te poussent vers le lieu de la vie éternelle. Quand ton radeau touchera l’île du zénith, nous serons arrivés. »

C’est le fleuve qui descend lentement, dans le corps de Geoffroy, pendant son sommeil. Le peuple de Meroë passe en lui, il sent les regards tournés vers les rives obscurcies par les arbres. Devant eux s’envolent les ibis. Chaque soir un peu plus loin. Chaque soir, l’incantation du devin, son visage figé par l’extase, et la fumée de l’encens monte dans la nuit. Cherchant un signe parmi les astres, un signe dans l’épaisseur de la forêt. Écoutant les cris des oiseaux, regardant les traces des serpents dans la boue des rivages.

Un jour, à midi, apparaît l’île au milieu du fleuve, couverte de roseaux, pareille à un grand radeau. Alors le peuple de Meroë sait qu’il est arrivé. C’est ici, le lieu qu’ils ont tant attendu, dans la courbe du fleuve. La fin du long voyage, parce qu’il n’y a plus de forces, plus d’espoir, rien qu’une immense fatigue. Dans l’île sauvage est fondée la nouvelle Meroë, avec ses maisons, ses temples. C’est là que naît la fille d’Arsinoë et du prêtre Geberatu, celle qui s’appellera Amanirenas, ou Candace, comme son aïeule morte dans le désert. C’est d’elle, fruit de l’union de la dernière reine de Meroë et du devin Geberatu, que rêve Geoffroy maintenant. Il rêve de son visage, de son corps, de sa magie, de son regard sur un monde où tout commence.

Son visage, lisse et pur comme un masque de pierre noire, la forme allongée de son crâne, son profil d’une beauté irréelle, lèvres dessinant un sourire, l’arc des sourcils jaillis de la base du nez et montant haut comme deux ailes, et surtout, l’œil allongé, effilé, pareil au corps du faucon céleste.

Elle, Amanirenas, la première reine du fleuve, héritière de l’Empire d’Égypte, née pour que l’île devienne la métropole d’un nouveau monde, pour que tous les peuples de la forêt et du désert s’unissent sous la loi du ciel. Mais déjà son nom n’est plus dans cette langue lointaine, brûlée et déchirée par la traversée du désert. Son nom est dans la langue du fleuve, elle s’appelle Oya, elle est le corps même du fleuve, l’épouse de Shango. Elle est Yemoja, la force de l’eau, la fille d’Obatala Sibu et d’Odudua Osiris. Les peuples noirs d’Osimiri se sont alliés aux gens de Meroë. Ils ont apporté les graines, les fruits, le poisson, les bois précieux, le miel sauvage, les peaux de léopard et les dents d’éléphant. Les gens de Meroë ont donné leur magie, leur science. Le secret des métaux, la fabrication des pots, la médecine, la connaissance des astres. Ils ont donné les secrets du monde des morts. Et le signe sacré du soleil et de la lune et des ailes et de la queue du faucon sont gravés sur les visages des enfants premiers-nés.

Il la voit, elle trouble son sommeil. Oya glisse à la proue de la longue pirogue, sa perche en équilibre dans ses mains comme un balancier. Maintenant, il la reconnaît, c’est bien elle, en lui, folle et muette, qui erre le long des rives du fleuve à la recherche de sa demeure. Elle que les hommes épient entre les roseaux, elle, à qui les enfants jettent des cailloux parce qu’ils disent qu’elle emporte les âmes au fond du fleuve.

Geoffroy Allen brusquement se réveille. Son corps est trempé de sueur. Le nom d’Oya brûle dans son esprit comme une marque. Sans faire de bruit, il se glisse hors de la moustiquaire, il marche sous la varangue. En bas de la pente invisible, le corps d’Oya brille dans la nuit, confondu avec le corps du fleuve.


Geoffroy n’était pas retourné au Club. Par le vieux Moises qui travaillait au Wharf, il savait que la rumeur avait un nom, celui du remplaçant qui arriverait par un prochain bateau en provenance de Southampton. Il s’appelait Shakxon, il avait travaillé chez Gillett de Cornhill, chez Samuel Montagu aussi. C’était grâce à Sabine Rodes qu’on connaissait tous ces détails. Pour un homme qui ne mettait jamais les pieds dans le cercle anglais d’Onitsha, il était remarquablement informé.

Alors Maou fit cette chose folle, désespérée. Un après-midi, pendant que Geoffroy était dans les bureaux de la United Africa, elle emmena Fintan jusqu’à l’autre bout de la ville, au-dessus de l’embarcadère, là où se trouvait la maison de Sabine Rodes pareille à un fortin, avec sa palissade de pieux et sa porte cochère. Maou se présenta devant la porte, tenant Fintan par la main. La porte basse à gauche de la porte cochère s’ouvrit, et Okawho apparut, presque nu, son visage marqué brillant à la lumière. Il regarda Maou sans exprimer autre chose qu’un ennui sans limites.

« Puis-je voir M. Rodes ? » demanda Maou.

Okawho partit sans répondre, silencieux et souple comme un félin.

Il revint, et fit entrer Maou dans la grande salle des collections aux volets toujours fermés. Dans la pénombre les masques africains, les meubles, les potiches couvertes de perles luisaient bizarrement. Puis Maou aperçut Sabine Rodes en personne, assis dans une chaise longue, devant un ventilateur ronronnant. Il avait revêtu sa longue robe haoussa, bleu pâle, et il fumait un cigare.

Maou ne l’avait vu qu’une fois, peu après son arrivée à Onitsha. Elle fut frappée par la couleur de sa peau, un jaune cireux qui ressortait dans l’ombre de la grande salle, et qui contrastait avec le noir presque bleu d’Okawho.

À l’entrée de Maou et de Fintan, il se leva et déplaça deux chaises pour eux. « Asseyez-vous, je vous prie, madame Allen. » Maou était un peu étonnée par le ton de fausse politesse. Elle dit :

« Fintan, va m’attendre dans le jardin. » « Okawho va te montrer les petits chats qui sont nés hier soir », dit Rodes.

Il avait une voix douce, mais elle trouva tout de suite la méchanceté dans son regard. Elle pensa qu’il savait parfaitement pourquoi elle était venue.

Dehors, dans le jardin, le soleil était éblouissant. Fintan suivit Okawho autour de la grande maison. Dans la cour arrière, près de la cuisine Oya était assise par terre à l’ombre d’un arbre. Elle était habillée avec la robe bleue de la mission qu’elle avait lorsqu’ils étaient allés à bord du George Shotton. Elle regardait fixement devant elle un carton tapissé de chiffons dans lequel une chatte tricolore allaitait ses petits. Elle ne détourna pas son regard quand Fintan s’approcha d’elle. Sous sa robe, son ventre et ses seins étaient gonflés. Debout devant elle Fintan la regarda sans rien dire. Oya tourna la tête. Fintan vit ses yeux extraordinairement grands et étirés vers les tempes. Sa peau couleur de cuivre était sombre, brillante et lisse. Ses cheveux étaient toujours serrés dans le même foulard rouge, et elle portait autour du cou le même collier de cauris. Oya posa un instant sur Fintan son regard insensé qui donnait le vertige. Puis elle reprit sa contemplation de la chatte et de ses petits.

Dans la salle des collections, Maou avait le cœur serré. Sabine Rodes exerçait contre elle le plus insupportable persiflage. Il disait « Signorina », il parlait tantôt en italien, tantôt en français, en roulant les « r » comme elle. Ce qu’il disait était haïssable. Il est encore pire que les autres, pensa Maou. Maintenant, elle en était sûre, c’était lui qui avait machiné le renvoi de Geoffroy de la United Africa Company. « Chère Signorina, vous savez, nous en voyons passer tous les jours des gens comme votre mari, qui croient qu’ils vont tout réformer. Je ne dis pas qu’il a tort, ni vous non plus, mais il faut être réaliste, il faut voir les choses comme elles sont et non comme on voudrait qu’elles soient. Nous sommes des colonisateurs, pas des bienfaiteurs de l’humanité. Avez-vous pensé à ce qui se passerait si les Anglais que vous méprisez si ouvertement retiraient leurs canons et leurs fusils ? Avez-vous pensé que ce pays serait à feu et à sang, et que c’est par vous, chère Signorina, par vous et votre fils qu’ils commenceraient, malgré toutes vos idées généreuses, tous vos principes et vos conversations amicales avec les femmes du marché ? »

Maou fit un effort, elle feignit de n’avoir pas compris. « Est-ce qu’il ne reste pas une chance, une possibilité ? » Elle voulait dire : « Faites quelque chose, dites quelque chose en sa faveur, c’est ici qu’il veut vivre, il ne veut pas quitter ce pays ! » Sabine Rodes haussa les épaules, tira sur son cigare. Tout d’un coup il s’ennuyait. « Okawho, le thé ? » Les sentiments de cette femme, son regard sombre, son accent italien, l’effort qu’elle faisait pour ne pas laisser transparaître son angoisse, cela le gênait, c’était trop pathétique. Il parlait d’autre chose, maintenant, de la quête de Geoffroy, de son obsession pour l’Égypte. « Vous savez, c’est moi qui lui ai parlé la première fois de l’influence égyptienne en Afrique de l’Ouest, des ressemblances avec les mythes yorubas, avec le Bénin. Je lui ai parlé des pierres levées que j’ai vues sur le bord de la rivière Cross, du côté d’Aro Chuku. Quand il est arrivé, je lui ai fait lire tous les livres, Amaury Talbot, Léo Frobenius, Nachtigal, Barth, et Hasan Ibn Mohamed al Wassan al Fasi, qu’on appelle Léo Africanus. C’est moi qui lui ai parlé d’Aro Chuku, du dernier lieu du culte d’Osiris, c’était mon idée. Il vous l’a dit, n’est-ce pas ? Il vous a dit qui sont les gens d’Aro Chuku, il vous a dit qu’il veut aller là-bas ? » Il semblait en proie à une certaine excitation, il se redressa sur sa chaise longue, il appela : « Okawho ! Wa ! » avec une voix transformée, sonore. « Va chercher Oya tout de suite ! »

La jeune fille entra dans la salle, suivie de Fintan. À contre-jour, sa silhouette paraissait très grande, son ventre dilaté par la grossesse lui donnait l’air d’une géante. Elle s’arrêta sur le seuil. Sabine Rodes alla la chercher, la conduisit jusqu’à Maou.

« Regardez-la, Signorina Allen, c’est elle qui hante votre mari, c’est la déesse du fleuve, la dernière reine de Meroë ! Évidemment, elle n’en sait rien. Elle est folle et muette. Elle est arrivée ici un jour, on ne sait pas d’où, elle errait le long du fleuve, de ville en ville, elle se vendait pour un peu de nourriture, pour un collier de cauris. Elle s’est installée sur la coque du George Shotton. Regardez-la, est-ce qu’elle n’a pas l’air d’une reine ? »

Sabine Rodes se leva, il prit la jeune femme par la main, la fit marcher jusqu’à Maou. En retrait, dans l’ombre de la porte, Okawho regardait. Maou s’indigna.

« Laissez-la tranquille, elle n’est pas une reine, ni une folle. C’est une pauvre fille sourde et muette dont tout le monde profite, vous n’avez pas le droit de la traiter comme une esclave ! »

« Maintenant, elle est la femme d’Okawho, je la lui ai donnée. » Sabine Rodes retourna s’asseoir dans son fauteuil. Oya reculait lentement, jusqu’à la porte. Elle se glissa au-dehors, passa devant Fintan qui observait la scène. « Mais j’aurais pu la donner à votre mari ! » Il ajouta, avec perfidie, son regard bleu scrutant Maou : « Qui sait de qui est l’enfant qu’elle porte dans son ventre ? » Maou sentit la colère brûler son visage. « Comment pouvez-vous ! Vous n’avez aucun sens de… de l’honneur ! »

« L’honneur ! » Il répéta, roulant les « r » comme Maou. « L’honneurrr ! »

Il ne s’ennuyait plus. Il pouvait faire son discours habituel. Il se leva, les bras faisant descendre les manches de la robe : « L’honneur, Signorina ! Mais regardez autour de vous ! Les jours nous sont comptés, à tous, à tous ! Aux bons et aux méchants, aux gens d’honneur et aux gens comme moi ! L’empire est fini, Signorina, il s’écroule de toutes parts, il s’en va en poussière, le grand bateau de l’empire fait honorablement naufrage ! Vous, vous parlez de charité, et votre mari vit dans ses chimères, et pendant ce temps, tout s’écroule ! Mais moi je ne m’en irai pas. Je resterai ici pour voir tout cela, c’est ma mission, c’est ma vocation, regarder sombrer le navire ! »

Maou prit la main de Fintan. « Vous êtes fou. » Ce furent ses dernières paroles dans la maison de Sabine Rodes. Elle marcha rapidement vers la porte. Dans le jardin, Oya était retournée s’asseoir devant la chatte dans sa caisse.

Quand Geoffroy sut ce qui s’était passé, la démarche de Maou, il entra dans une violente colère. Sa voix résonnait dans la maison vide, se mêlait aux grondements de l’orage. Fintan se cacha dans la pièce en ciment, au bout de la maison. Il écoutait la voix de Geoffroy, dure, méchante : « C’est de ta faute, toi aussi c’est ce que tu voulais, tu as tout fait pour ça, pour qu’on soit obligés de partir. » Le cœur de Maou battait à grands coups, la colère, l’indignation, sa voix s’étouffait, elle disait que ça n’était pas vrai, que c’était méchant, elle pleurait.

Fintan ferma les yeux. Il y avait le roulement de la pluie sur la tôle. L’odeur du ciment frais était plus forte que tout. Il pensa : demain, j’irai à Omerun, chez la grand-mère de Bony. Je ne reviendrai jamais. Je n’irai jamais en Angleterre. Avec une pierre, il grava sur le mur de ciment POKO INGEZI.


Le feu brûle plus fort et plus précis, maintenant que plus rien ne le protège, que plus rien ne s’interpose entre lui et son rêve. Geoffroy remonte lentement la rivière Cross, dans la pirogue surchargée qui lutte contre la puissance du courant accru par les pluies, charriant la boue et les branches brisées. La pluie est tombée ce matin sur les collines, et les affluents de la Cross ont débordé, tachant de sang l’eau du fleuve. Okawho est assis à l’avant de la pirogue. Il bouge à peine, de temps en temps il prend un peu d’eau et boit dans sa main, ou bien s’asperge le visage. Il a accepté de venir avec Geoffroy, de le guider jusqu’à Aro Chuku. Il n’a pas hésité un instant. Il n’a rien dit à Sabine Rodes. Il est venu sur l’embarcadère, le matin, il est monté dans la Ford V 8 qui va vers Owerri. Il n’a pas pris d’affaires pour le voyage. Il n’a que le short kaki et la chemise déchirée de tous les jours.

Maintenant, la pirogue remonte la rivière Cross, transportant les passagers vers Nbidi, vers Afikpo, vers les mines de plomb d’Aboinia Achara. Des femmes, des enfants, chargés de bagages, des hommes escortant les marchandises, l’huile, le pétrole, le riz, les boîtes de corned-beef et de lait concentré. Geoffroy sait qu’il va vers la vérité, vers le cœur. La pirogue remonte la rivière, vers le chemin d’Aro Chuku, elle remonte le cours du temps.

Au mois de décembre 1901, le colonel Montanaro, chef des forces britanniques d’Aro, a remonté cette même rivière sur un bateau à vapeur monté par 87 officiers anglais, 1550 soldats noirs, et 2100 porteurs. Puis, à travers la savane, divisée en quatre colonnes, l’armée s’est mise en marche vers Aro Chuku, depuis Oguta, Akwete, Unwuna, Itu. Un véritable corps expéditionnaire, comme au temps de Stanley, avec des chirurgiens, des géographes, des officiers civils, et même un pasteur anglican. Ils sont porteurs du pouvoir de l’empire, ils ont l’ordre d’aller de l’avant, coûte que coûte, afin de réduire la poche de résistance d’Aro Chuku, et de détruire à jamais l’oracle du Long Juju. Le lieutenant colonel Montanaro est un homme maigre et pâle malgré les années passées sous le soleil de l’Afrique. Les ordres sont sans appel : détruire Aro Chuku, réduire au néant la ville rebelle avec ses temples, ses fétiches, ses autels de sacrifices. Rien ne doit rester de ce lieu maudit. Il faut tuer tous les hommes, les vieillards et les enfants mâles de plus de dix ans. Rien ne doit rester de cette engeance ! Ressasse-t-il les ordres de guerre contre le peuple Aro, contre l’oracle qui prêche la destruction des Anglais ? Les quatre colonnes avancent à travers la savane, guidées par les éclaireurs venus de Calabar, de Degema, d’Onitsha, de Lagos.

Est-ce cela que Geoffroy est venu chercher, comme une confirmation de la fin prochaine de l’empire, ou comme la fin de sa propre aventure africaine ? Geoffroy se souvient de la première fois qu’il a remonté le temps, quand il est arrivé dans ce pays. Le voyage à cheval à travers les fourrés d’Obudu, dans les collines sombres où vivent les gorilles, à Sankwala, Umaji, Enggo, Olum, Wula, la découverte des temples abandonnés dans la forêt, les pierres levées pareilles à des sexes géants dressés contre le ciel, les stèles gravées d’hiéroglyphes. Il a écrit à Maou une longue lettre pour lui dire qu’il avait trouvé la fin de la route de Meroë, les signes laissés par le peuple d’Arsinoë. Puis il y a eu la guerre, et la piste s’est refermée. Pourra-t-il retrouver tout cela ? Tandis que la pirogue remonte la rivière, Geoffroy scrute les rives, à la recherche d’un indice qui lui permette de se reconnaître. Aro Chuku est la vérité et le cœur qui n’a pas cessé de battre. La lumière entoure Geoffroy, tourbillonne autour de la pirogue. La sueur fait briller le visage d’Okawho, ses cicatrices semblent ouvertes.

Ils ont débarqué sur la plage, vers la fin de l’après-midi, là où la rivière Cross fait un coude. Okawho dit que c’est là que commence le chemin d’Aro Chuku. Quelque part, sur la rive opposée, les pierres levées sont cachées dans la forêt. Geoffroy installe ses affaires pour la nuit, tandis que la pirogue repart, emmène sa cargaison d’hommes et de marchandises vers le haut du fleuve. Okawho est assis sur une pierre, il regarde l’eau sans rien dire. Son visage est sculpté dans une pierre noire et brillante. Son regard est voilé par des paupières lourdes, ses lèvres sont arquées dans un demi-sourire. Sur le front et sur les joues, les marques itsi luisent comme si la poudre de cuivre s’était ravivée. Sur son front, le soleil et la lune, les yeux de l’oiseau céleste. Sur ses joues, les plumes des ailes et de la queue du faucon. Quand la nuit arrive, Geoffroy s’enveloppe dans un drap, pour éviter les piqûres des moustiques. La plage retentit des bruits du fleuve. Il sait qu’il est tout près du cœur, tout près de la raison de tous les voyages. Il ne peut pas dormir.


Après les pluies diluviennes et les tornades de juillet, il y avait une accalmie au mois d’août, qu’on appelait la « petite saison sèche ».

C’est ce moment-là que Geoffroy avait mis à profit pour aller vers l’est. Le matin, en se levant, Fintan voyait les nuages suspendus dans le ciel au-dessus du fleuve. La terre rouge se craquelait déjà, formait des caillots, mais le fleuve continuait à charrier une eau limoneuse, sombre, violette, encombrée de troncs arrachés aux rives de la Bénoué.

Fintan n’avait jamais imaginé que cette petite saison lui causerait un tel bonheur. C’était peut-être à cause d’Omerun, du village, de la rivière. L’après-midi, Maou se reposait dans la chambre aux volets tirés, Fintan courait pieds nus à travers la savane jusqu’au grand arbre où attendait Bony. Avant d’arriver au repère, Fintan entendait la musique douce de la sanza, qui se mêlait aux crissements des insectes. Ça ressemblait à une musique pour appeler la pluie.

Du côté de la grande faille, du côté d’Agulu, de Nanka et de la rivière Mamu, les nuages s’amoncelaient, formaient une chaîne de montagnes. Il y avait des fumées dans la plaine, au-dessus des villages, des fermes. Fintan entendait japper les chiens, de loin en loin, ils s’appelaient d’un bout à l’autre des champs. Tout en marchant vers l’arbre, Fintan écoutait, regardait avec une sorte d’avidité, comme si c’était la dernière fois.

Geoffroy était parti, il avait pris la route d’Owerri. Peut-être qu’il était allé à la recherche d’une autre maison, puisque le remplaçant allait prendre leur place à Ibusun ? Mais il avait parlé aussi de cet endroit étrange, cette ville mystérieuse et magique au milieu de la savane, Aro Chuku. Avant de monter dans la V 8, il s’était conduit de façon bizarre. Il avait serré Fintan contre lui bien fort, il avait passé la main dans ses cheveux. Il avait dit, en même temps, très vite et à voix basse : « Excuse-moi, boy, je n’aurais pas dû me mettre en colère. J’étais fatigué, tu comprends ? » Fintan avait le cœur qui battait trop, il ne savait plus ce qu’il pensait, c’était comme d’avoir envie de pleurer. Geoffroy a chuchoté encore : « Au revoir, boy, occupe-toi bien de ta mère. » Puis il était monté dans la voiture, son grand corps plié derrière le volant. Il avait mis un cartable sur la banquette, à côté de lui, comme quand il partait pour régler des affaires à Port Harcourt. « Est-ce qu’il s’en va pour toujours ? » avait demandé Fintan. Mais il regrettait déjà sa question.

Maou avait parlé d’Owerri, d’Abakaliki, d’Ogoja, des gens qu’il allait voir, de la maison qu’on allait trouver là-bas. Pour la première fois, elle disait : « ton père ». Alors peut-être qu’ils pourraient rester, peut-être qu’ils ne rentreraient pas à Marseille. La V 8 avait roulé jusqu’au chemin dans un nuage de poussière rouge, puis elle avait descendu la côte et elle s’était perdue dans les rues d’Onitsha.

Le grand arbre était au sommet d’une éminence d’où on voyait la vallée de l’Omerun. Bony s’asseyait sur les racines, il jouait de la sanza en regardant au loin. Depuis que son frère était prisonnier, il avait changé. Il n’allait plus jusqu’à la maison de Geoffroy, et quand il rencontrait Fintan en ville, il allait d’un autre côté.

Il savait que Geoffroy était parti. Il a dit, Owerri, Aro Chuku. Fintan n’était même pas étonné. Bony avait tout, comme s’il pouvait entendre les gens parler à distance.

Fintan ne lui parlait jamais de Geoffroy. Seulement une fois, après la nuit passée dehors, près de l’eau mbiam, Geoffroy l’avait fouetté à coups de ceinture. Fintan avait montré les marques sur ses jambes, sur son dos. Il avait dit « Poko Ingezi » et Bony s’était amusé à répéter, lui aussi, « Poko Ingezi ».

Fintan aimait bien Omerun. La case de la grand-mère de Bony était au bord de la rivière. La vieille femme leur servait à manger, du foufou, des ignames rôties, des patates douces cuites dans la cendre. C’était une petite femme, avec un nom étonnant pour sa corpulence, elle s’appelait Ugo, c’est-à-dire l’oiseau rapace qui vole dans le ciel, un faucon, un aigle. Elle appelait Fintan « umu », comme s’il était aussi son fils. Quelquefois, Fintan pensait que c’était vraiment sa famille, que sa peau était devenue comme celle de Bony, noire et lisse.


Maou dormait encore sous le pavillon de la moustiquaire, dans la chambre aux volets entrouverts. Fintan se glissait pieds nus pour la regarder, en retenant son souffle de peur de la réveiller. C’était comme cela qu’il l’aimait le mieux, dans le sommeil, avec ses boucles brunes emmêlées sur ses joues, et le reflet de l’aube sur ses épaules. C’était comme autrefois, à Saint-Martin, c’était comme lorsqu’ils étaient seuls tous les deux dans la cabine du Surabaya.

Depuis que Geoffroy était parti là-bas, du côté d’Owerri, vers la rivière Cross, tout était changé. Il y avait une paix extraordinaire dans la maison, et Fintan n’avait même plus envie de sortir. Le monde s’était arrêté, s’était endormi du même sommeil que Maou, et pour cela même la pluie avait cessé de tomber. On pouvait tout oublier. Il n’y avait plus de Club, ni de Wharf, les hangars de la United Africa étaient fermés. Maou n’avait pas envie, elle non plus, d’aller en bas, vers la ville. Elle se contentait de regarder le fleuve du haut de la terrasse, ou bien elle lisait les leçons pour Fintan, elle lui faisait répéter les tables de multiplication, les verbes irréguliers anglais. Elle avait même recommencé à écrire des poèmes sur son cahier, elle parlait du fleuve, du marché, des feux allumés, de l’odeur du poisson frit, de l’igname, des fruits trop mûrs. Elle avait tant de choses à dire, elle ne savait pas par où commencer. C’était un peu triste aussi, parce qu’elle ressentait de la hâte, de l’impatience, comme durant les jours qui avaient précédé son départ de Marseille. Et maintenant, pour où faudrait-il partir ?

Bony ne venait plus au rendez-vous de l’arbre. C’était à cause de la fête de l’igname. À Omerun, règne Eze Enu, qui vit dans le ciel et dont l’œil est Anyanu, le soleil. On l’appelle aussi Chuku abia ama, celui qui plane dans l’air comme un oiseau blanc. Lorsque les nuages s’écartent, dit Bony — et en même temps il mime avec ses bras un oiseau qui plane — c’est le moment de donner à manger à Eze Enu. On lui donne la première igname, bien blanche, sur un linge blanc étendu sur la terre. Sur le linge on place une plume d’aigle blanche, une plume de pintade blanche, et l’igname, blanche comme l’écume.

Ce soir même, la fête allait commencer. Marima avait demandé à Maou d’aller avec elle à Omerun, pour voir le « jeu de la lune ». C’était un mystère. Ni elle ni Maou n’y étaient jamais allées.

À son poste d’observation, sur le vieil embarcadère de bois, Fintan regardait le mouvement des bateaux sur le fleuve. Les barges chargées de tonneaux d’huile descendaient lentement, dérivant sur les remous, freinées par les hommes armés de leurs longues perches souples. De temps en temps une pirogue fendait les eaux, dans le rugissement du moteur hors-bord dont l’axe long plongeait loin en arrière comme un bras frénétique. En amont, les îles paraissaient nager à contre-courant. Brokkedon, l’épave du George Shotton, et à l’embouchure de l’Omerun, la grande île de Jersey, avec sa forêt sombre. Fintan pensait à Oya, son corps étendu dans l’épave, son regard renversé tandis qu’Okawho la pénétrait, puis la colère du jeune guerrier, le bruit de tonnerre tandis qu’il brisait le miroir. Il pensait à la plage, entre les roseaux, lorsque Bony avait voulu prendre de force Oya, sur le chemin, la colère qu’il avait ressentie, comme une brûlure dans son corps, et la trace de la morsure d’Oya sur sa main.

À cause de tout ce qui était arrivé, Fintan ne croyait plus au départ d’Onitsha, au retour en Europe. Il lui semblait qu’il était né ici, auprès de ce fleuve, sous ce ciel, qu’il avait toujours connu cela. C’était la puissance lente du fleuve, l’eau qui descendait éternellement, l’eau sombre et rouge porteuse de troncs d’arbres, l’eau comme un corps, le corps d’Oya brillant et gonflé par la grossesse. Fintan regardait le fleuve, son cœur battait, il sentait en lui une part de la force magique, une part du bonheur. Jamais plus il ne serait étranger. Ce qui était arrivé, là-bas, sur l’épave du George Shotton, avait scellé un pacte, un secret. Il se souvenait de la première fois qu’il avait vu la jeune fille, sur la plage d’Omerun, nue dans la rivière. « Oya. » Bony avait prononcé son nom à voix basse. Comme si elle était née du fleuve, couleur de l’eau profonde, son corps lisse, ses seins, son visage aux yeux d’Égyptienne. Alors ils restaient couchés sur le fond de la pirogue, mêlés aux roseaux, sans faire de bruit, comme pour surprendre un animal. Fintan avait la gorge serrée. Bony regardait avec une attention douloureuse, son visage figé comme une pierre.

Jamais il ne pourrait se séparer du fleuve, si lent, si lourd. Fintan restait immobile sur l’embarcadère, jusqu’à ce que le soleil descende vers l’autre rive, l’œil d’Anyanu divisant le monde.


La lune était haute dans le ciel noir. Maou marchait sur le chemin d’Omerun, à côté de Marima. Fintan et Bony marchaient un peu derrière elles. Dans les herbes, les crapauds faisaient du bruit. Les herbes étaient noires, mais les feuilles des arbres brillaient d’un éclat de métal, et le chemin luisait à la clarté lunaire.

Maou s’arrêta, elle prit la main de Fintan.

« Regarde, c’est beau ! »

À un moment, en haut de la côte, elle se retourna pour regarder vers le fleuve. On voyait distinctement l’estuaire, les îles.

D’autres gens marchaient sur la route d’Omerun, se hâtaient vers la fête. Ils venaient d’Onitsha, ou même de l’autre rive, d’Asaba, d’Anambara. Il y avait des vélos qui zigzaguaient en faisant résonner leurs timbres. De temps à autre, un camion trouait la nuit avec ses phares, soulevant un nuage de poussière âcre. Maou s’était enveloppée dans un voile, à la manière des femmes du Nord. Le bruit des pas grandissait dans la nuit. Il y avait une lueur d’incendie du côté du village. Maou eut peur, elle voulut dire à Fintan : « Viens, retournons en arrière. » Mais la main de Marima l’entraîna sur la route : « Wa ! Marche ! »

Tout d’un coup elle comprit ce qui lui avait fait peur. Le roulement des tambours avait commencé, quelque part au sud, mêlé au grondement assourdi d’un orage électrique. Mais sur cette route, avec ces gens qui marchaient, le bruit n’était plus effrayant. C’était une rumeur familière qui venait du fond de la nuit, c’était un bruit humain, un bruit qui rassurait comme la lumière des villages qui brillait le long du fleuve, jusqu’aux limites de la forêt. Maou pensait à Oya, à l’enfant qui allait naître ici, au bord du fleuve. Elle ne ressentait plus la solitude. Il lui semblait qu’elle était enfin sortie de l’enfermement des maisons coloniales, de leurs palissades, où les blancs se cachaient pour ne pas entendre le monde.

Elle marchait vite, du pas pressé des gens de la savane. Elle avait éteint sa torche électrique, pour mieux voir la lumière de la lune. Elle pensait aussi à Geoffroy, elle aurait voulu qu’il soit là avec elle, sur cette route, le cœur battant au rythme des tambours. C’était décidé. Quand Geoffroy reviendrait, ils quitteraient Onitsha. Ils emmèneraient Oya et son bébé loin de M. Rodes, ils s’en iraient, sans dire adieu à personne. Ils laisseraient tout à Marima, tout ce qu’ils avaient, et ils iraient vers le nord. C’était cela qui était triste, surtout, ne plus voir le visage enfantin de Marima, ne plus entendre son rire quand Maou lui récitait ses leçons d’ibo, Je nuo, ofee, ulo, umu, aja, et tout ce qu’elle avait appris avec elle, quand elle préparait à manger dehors, sur les pierres du foyer, le foufou, le gari de cassave, isusise, l’igname bouillie, et la ground nut soup, la soupe d’arachide.

Maou serrait la main de Fintan. Elle avait envie de lui dire tout de suite, quand Geoffroy sera revenu, on ira vivre dans un village, loin de tous ces gens méchants, de ces gens indifférents et cruels qui ont voulu nous faire partir, nous ruiner. « Où est-ce qu’on ira, Maou ? » Maou voulait avoir une voix gaie, insouciante. Elle serra davantage la main de Fintan. « On verra, peut-être à Ogoja. Peut-être qu’on remontera le fleuve jusqu’au désert. Le plus loin possible. » Elle rêvait en marchant. La lumière de la lune était toute neuve, étincelante, enivrante.

Quand ils arrivèrent au village, la place était pleine de monde. Il y avait des braseros allumés, on respirait l’odeur de l’huile chaude, les beignets d’igname. Il y avait le bruit des voix, les cris des enfants qui couraient dans la nuit, et très proche, la musique des tambours. De loin en loin, les notes grêles de la sanza.

Marima guidait Maou dans la foule. Puis tout d’un coup, ils furent au cœur de la fête. Sur l’aire de terre durcie, les hommes dansaient, leur corps brillant à la lueur des feux. C’étaient de jeunes garçons longs et minces, vêtus seulement d’un short kaki en lambeaux. Ils frappaient le sol de la plante de leurs pieds, les bras écartés, les yeux saillants. Marima entraîna Maou et Fintan loin du cercle des danseurs. Bony avait disparu dans la foule.

Debout contre le mur des maisons, Maou et Fintan regardaient les danseurs. Il y avait des femmes qui dansaient aussi, en faisant tourner leurs visages jusqu’au vertige. Marina prit le bras de Maou : « N’aie pas peur ! » cria-t-elle. Maou avait rentré la tête entre ses épaules, elle s’appuyait contre le mur pour se cacher dans l’ombre. En même temps, elle ne pouvait pas quitter des yeux les silhouettes des danseurs au milieu des feux. Soudain, son attention fut attirée par des hommes qui dressaient deux poteaux sur la place. Entre les deux poteaux, une longue corde se tendit. Un des poteaux avait la forme d’une fourche.

La musique des tambours ne s’était pas arrêtée. Mais le brouhaha de la foule avait cessé peu à peu, les danseurs épuisés s’étaient couchés par terre. Maou voulait parler, mais sa gorge était serrée par une sorte d’inquiétude incompréhensible. Elle serra très fort la main de Fintan. Elle sentait contre son dos le mur de boue encore chaud du soleil. Elle vit qu’on hissait deux silhouettes sur chaque poteau, et elle crut d’abord que c’étaient de grandes poupées de chiffon. Puis les silhouettes commencèrent à bouger, à danser à cheval sur la corde, et elle se rendit compte que c’étaient des hommes. L’un était vêtu d’une longue robe de femme et portait des plumes sur la tête. L’autre était nu, son corps rayé de peinture jaune, marqué de points blancs, et son visage était masqué par un grand bec en bois. En équilibre sur la corde, leurs longues jambes pendant dans le vide, ils avançaient en se contorsionnant, au rythme de la musique des tambours. La foule s’était assemblée sous eux, poussait des cris étranges, des appels. Les deux hommes semblaient deux oiseaux fantastiques. Ils rejetaient la tête en arrière, écartaient leurs bras comme des ailes. L’oiseau mâle approchait son bec, et l’oiseau femelle se tournait, fuyait, puis revenait, au milieu des rires et des cris.

Il y avait quelque chose de puissant qui attirait Maou vers le spectacle des hommes oiseaux. La musique des tambours maintenant résonnait jusqu’au fond d’elle-même, creusait un vertige. Elle était au cœur même de ce roulement mystérieux qu’elle entendait depuis son arrivée à Onitsha.

Les oiseaux grotesques dansaient devant elle, maintenant, suspendus à la corde dans la lumière de la lune, agitant leurs masques aux yeux effilés. Ils avaient des mouvements lascifs puis, tout à coup, ils semblaient se battre. Autour d’elle, les spectateurs dansaient aussi. Elle vit l’éclair de leurs yeux, la dureté de leurs corps invulnérables. Au milieu de la place, un rideau de flammes ondoyait, et les hommes et les enfants bondissaient au travers en criant.

Maou se sentit si effrayée qu’elle pouvait à peine respirer. À tâtons, elle retourna vers le mur de la maison, cherchant des yeux Fintan et Marima. La musique des tambours résonnait avec force. Les oiseaux fabuleux s’étaient unis sur la corde, formant un couple grotesque d’où se détachaient les jambes démesurées. Puis ils semblèrent tomber lentement, et la foule les emporta.

Maou tressaillit quand une main s’empara de la sienne. C’était Marima. Fintan était avec elle. Maou avait envie de pleurer, elle était si fatiguée. « Viens ! » dit Marima. Elle la conduisit vers la sortie du village, sur la route qui montait à travers les hautes herbes. « Est-ce qu’ils sont morts ? » demanda Maou. Marima ne répondit pas. Maou ne comprenait pas pourquoi tout cela avait tant d’importance. C’était seulement un jeu à la lumière de la lune. Elle pensait à Geoffroy. Elle sentait la fièvre arriver en elle.


Geoffroy est tout près du lac de vie. Hier, il a vu les monolithes Akawanshi, sur la rive de la Cross, dressés dans l’herbe comme des dieux. Avec Okawho, il s’est approché des blocs de basalte. Ils semblent tombés droit du ciel, fichés dans la boue rouge du fleuve. Okawho dit qu’ils ont été amenés du Cameroun par le pouvoir des grands magiciens d’Aro Chuku. L’une des pierres est haute comme un obélisque, trente pieds peut-être. Sur la face qui regarde vers le couchant, Geoffroy a reconnu le signe d’Anyanu, l’œil d’Anu, le soleil, la pupille énormément dilatée d’Us-iri, portée par les ailes du faucon. C’est le signe de Meroë, le dernier signe écrit sur le visage des hommes en mémoire de Khunsu, le jeune dieu d’Égypte qui portait tatoués sur son front les dessins de la lune et du soleil. Geoffroy se souvient des paroles du Livre des Morts traduit par Wallis Budge, il peut les réciter par cœur, à haute voix, comme une prière, un frisson dans l’air immobile :

La cité d’Anu est comme lui, Osiris, un dieu.

Anu est comme lui, un dieu. Anu est comme il est,

Ra.

Anu est comme il est, Ra. Sa mère est Anu,

Son père est Anu, il est lui-même, Anu, né dans

Anu.

La pierre noire est l’image la plus lointaine du dieu Min, au sexe érigé. Sur la face noire, le signe Ndri brille avec force à la lumière rasante de la fin du jour. La vie tourbillonne autour des dieux. Il y a des insectes en suspens dans l’air, la terre rouge est creusée de sillons. Sur un carnet, Geoffroy dessine l’emblème sacré de la reine de Meroë, Ongwa la lune, Anyanu le soleil, Odudu egbé, les ailes et la queue du faucon. Autour du signe, il y a cinquante-six points creusés dans la pierre, le halo des Umundri, les enfants qui entourent le soleil.

Okawho est debout à côté de la pierre. Sur son visage brille le même signe.

Puis vient la nuit. Okawho fabrique un abri de fortune contre la pluie.

Les étoiles girent lentement autour des pierres noires.

À l’aube, ils reprennent la marche le long du fleuve. Une pirogue de pêcheur les conduit sur la rive droite de la Cross, un peu en amont des monolithes. Là, il y a un ruisseau à demi fermé par les arbres emportés par la dernière crue.

« lte Brinyan », dit Okawho. C’est là, Atabli Inyang, là où se trouve le lac de vie. Geoffroy suit Okawho qui s’enfonce dans l’eau jusqu’à mi-corps, ouvre un chemin à travers les branches à coups de sabre d’abattage. Ils avancent à travers l’eau noire, presque froide. Puis ils marchent sur des rochers. Le soleil est haut dans le ciel, Okawho a ôté ses vêtements pour ne pas être freiné par les branches. Son corps noir brille comme du métal. Il bondit en avant, montre le passage. Geoffroy marche derrière avec peine. Son souffle rauque résonne dans le silence de la forêt. Le soleil brûle en lui, depuis tous ces jours, le soleil brûle au centre de son corps, un regard surnaturel.

Que suis-je venu chercher ? pense Geoffroy, et il ne peut pas trouver de réponse. À cause de la fatigue et de la brûlure de ce soleil au fond de son corps, toute raison s’est estompée. Tout ce qui importe, c’est d’avancer, de suivre Okawho dans ce labyrinthe.

Un peu avant le crépuscule, Geoffroy et Okawho arrivent à lte Brinyan. L’étroit ruisseau qu’ils ont suivi toute la journée, fracturant les verrous des arbres, traversant des chaos de roches, le long de ce qui n’était plus parfois qu’un corridor à travers la forêt, tout d’un coup s’ouvre à la manière d’une grotte qui se change en une immense salle souterraine. Ils sont devant un lac qui reflète la couleur du ciel.

Okawho s’est arrêté sur un rocher. Sur son visage il y a une expression que Geoffroy n’a encore jamais vue sur aucun visage. Sur un masque, peut-être, quelque chose de dur et de surhumain. Les yeux cernés d’un mince dessin vidant le regard et laissant les pupilles dilatées.

Il n’y a aucun signe de vie, ni dans l’eau, ni dans la forêt qui entoure le lac. Le silence est tel que Geoffroy croit entendre le bruit du sang dans ses artères.

Puis Okawho entre lentement dans l’eau sombre. De l’autre côté de la baie les arbres forment un mur impénétrable. Certains arbres sont si hauts que la lumière du soleil encore à leurs cimes.

Maintenant, Geoffroy entend le bruit de l’eau. Un soupir entre les arbres, entre les pierres. Après Okawho, Geoffroy entre dans le lac et marche lentement vers la source. Au milieu des blocs de grès noir, il y a une cascade.

« C’est lte Brinyan, le lac de vie. » Okawho a dit cela, à voix basse. Ou peut-être que Geoffroy a cru l’entendre. Il frissonne devant l’eau qui jaillit comme au premier instant de l’univers. Il fait froid. Il y a un souffle, une haleine qui vient de la forêt.

Dans la coupe de ses mains Okawho prend l’eau et lave son visage. Geoffroy traverse le lac, il glisse sur les rochers. Le poids de ses vêtements mouillés l’empêche de monter sur le rivage. Okawho lui tend la main et l’aide à se hisser sur les rochers qui entourent la source. Là, Geoffroy lave son visage, il boit longuement. L’eau froide éteint la brûlure au centre de son corps. Il pense au baptême, il ne sera plus jamais le même homme.

La nuit arrive. Le silence est très grand, troublé seulement par la voix de la source. Geoffroy se couche sur les pierres encore chaudes de la lumière du soleil. Après tant d’épreuves et de fatigue, il lui semble qu’il a enfin atteint le but de son voyage. Avant de dormir, il pense à Maou, à Fintan. C’est ici qu’il faudra venir avec eux, pour fuir Onitsha, pour échapper à la trahison. C’est ici qu’il pourra écrire son livre, achever sa recherche. Comme la reine de Meroë, il a enfin trouvé le lieu de la vie nouvelle.

Au lever du jour, Geoffroy aperçoit l’arbre. Il ne l’avait pas reconnu, à cause de la nuit, peut-être. Il était dans son ombre, et il ne le savait pas. C’est un arbre immense, au tronc divisé, dont les branches couvrent l’eau au-dessus de la source. Okawho a dormi un peu plus haut, entre ses racines. Sur la terre, près du tronc, il y a un autel primitif : des jarres cassées, des calebasses, une pierre noire.

Toute la matinée, Geoffroy explore le voisinage de la source, à la recherche d’autres indices. Mais il n’y a rien. Okawho est impatient, il veut repartir, cet après-midi même. Ils redescendent le ruisseau jusqu’à la rivière Cross. Sur la rive, en attendant une pirogue, ils construisent un abri.

Pendant la nuit, Geoffroy est réveillé par des brûlures sur le corps. Dans le faisceau de la torche électrique, il voit que le sol est couvert de puces, elles sont si nombreuses que la terre semble marcher. Okawho et Geoffroy se réfugient sur la plage. Au petit matin, Geoffroy est grelottant de fièvre, il ne peut plus marcher. Il urine un liquide noir, couleur de sang. Okawho passe la main sur son visage, il dit : « C’est le mbiam. L’eau est mbiam. »

Vers midi, une pirogue à moteur s’arrête. Okawho porte Geoffroy sur son dos, il l’installe sous une bâche pour le protéger du soleil. La pirogue descend rapidement le fleuve, vers Itu. Le ciel est immense, d’un bleu presque noir. Geoffroy sent le feu qui s’est rallumé au centre de son corps, et le froid de l’eau qui monte par vagues, qui le remplit. Il pense : tout est terminé. Il n’y a pas de paradis.


Quand elle sentit que le moment était venu, Oya quitta le dispensaire et marcha jusqu’au fleuve. C’était l’aube, il n’y avait encore personne sur les rives. Oya était inquiète, elle cherchait un endroit, comme la chatte tricolore avait fait, dans le jardin de Sabine Rodes, pour mettre bas. À l’embarcadère, elle trouva une pirogue. Elle la détacha et arc-boutée sur la longue perche, elle s’élança au milieu de l’eau, dans la direction de Brokkedon. Il y avait une hâte en elle. Déjà les vagues de la douleur dilataient son utérus. Maintenant qu’elle était sur l’eau, elle n’avait plus peur et la douleur était plus supportable. C’était d’être enfermée dans la salle blanche du dispensaire, avec toutes ces femmes malades, et l’odeur de l’éther. Le fleuve était calme, la brume s’accrochait aux arbres, il y avait des vols d’oiseaux blancs. Devant elle, l’épave était indistincte dans la brume, mêlée à l’île par les roseaux et les arbres.

Elle lança la pirogue à travers le courant, appuyant de toutes ses forces sur la perche pour prendre de l’élan, et la pirogue continua sur son erre, un peu de travers. Oya fut prise de contractions violentes. Elle dut s’asseoir, ses mains agrippées à la perche. Le courant l’emportait vers le bas, et elle dut se servir de la perche comme d’une rame. La douleur s’accordait avec le mouvement de ses bras, appuyait sur l’eau. Elle parvint à traverser le courant. Elle se laissa aller un peu, en geignant, courbée en avant, tandis que la pirogue glissait lentement le long des roseaux de Brokkedon. Maintenant elle était dans la zone calme, elle heurtait les roseaux d’où s’échappaient des myriades de moustiques. L’avant de la pirogue cogna enfin l’épave. Oya enfonça la perche dans la vase pour immobiliser la pirogue, puis elle commença à monter le vieil escalier de fer jusqu’au pont. La douleur l’obligea à s’arrêter, pour respirer, les mains agrippées à la rampe rouillée. Elle aspirait l’air profondément, les yeux fermés. Quand elle avait quitté le dispensaire, elle avait laissé dans l’armoire sa robe bleue de la mission, et elle était partie avec la chemise blanche, maintenant toute trempée de sueur et tachée de boue. Mais elle avait gardé le crucifix d’étain. Le matin, avant l’aube, la poche des eaux avait crevé, et Oya avait enroulé un drap autour de ses reins.

Lentement, à quatre pattes, elle marcha sur le pont, jusqu’à l’escalier qui allait vers les salons dévastés. Là, près de la salle de bains, c’était sa demeure. Oya défit le drap et l’étendit sur le sol, puis elle se coucha. Ses mains cherchèrent les tuyaux accrochés aux parois. Il y avait une lumière pâle qui entrait par les ouvertures de la coque, à travers les branchages des arbres. L’eau du fleuve coulait le long de l’épave, cela faisait une vibration continue qui entrait dans le corps d’Oya et se joignait à l’onde de sa douleur. Les yeux ouverts sur la lumière, Oya attendit que le moment arrive, tandis que chaque vague de douleur soulevait son corps et refermait ses mains sur le vieux tuyau rouillé au-dessus d’elle. Elle chantait une chanson qu’elle ne pouvait pas entendre, une longue vibration pareille au mouvement du fleuve qui descendait le long de la coque.


Fintan et Bony entrèrent à l’intérieur de l’épave. Ils n’entendirent aucun bruit, sauf le sifflement de son souffle, rauque, oppressé. Oya était arc-boutée sur le sol, dans l’ancienne salle de bains, ses mains accrochées à quelque chose que Fintan prit d’abord pour une branche, et qui était le tuyau dont Okawho avait arraché un morceau pour briser le miroir. Bony aussi s’approcha. Il y avait un mystère, ici, ils ne pouvaient rien dire, seulement regarder. Quand Fintan était arrivé à l’embarcadère, à l’aube, Bony lui avait tout dit, la fuite d’Oya, l’enfant qui allait naître. Sur la pirogue de son oncle, Bony avait emmené Fintan jusqu’à l’épave. Bony ne voulait pas monter l’escalier de fer, mais il avait suivi Fintan. C’était quelque chose de terrible et d’attirant à la fois, et ils étaient restés un moment dans l’ombre, à l’intérieur de la coque, pour regarder.

Par moments, Oya soulevait son corps, comme si elle luttait, debout sur ses jambes écartées. Elle geignait doucement, d’une voix aiguë, comme une chanson. Fintan se souvenait, lorsque Okawho l’avait renversée sur le sol, son regard étrange, son visage basculé, comme si elle avait mal, et en même temps elle était ailleurs. Il cherchait son regard, mais l’onde de la douleur passait sur elle, elle rejetait son visage de côté, vers l’ombre. La chemise blanche du dispensaire était tachée de boue et de sueur, son visage brillait dans la pénombre.

Le moment était venu, maintenant, après tous ces mois pendant lesquels elle avait marché dans les rues d’Onitsha, de sa démarche titubante. Fintan chercha Bony du regard, mais il avait disparu. Sans un bruit, il s’était glissé au-dehors, il avait pris la pirogue et il avait ramé vers la rive, à la recherche des femmes du dispensaire. Fintan était seul dans le ventre de l’épave avec Oya qui accouchait.

Le moment était venu. Tout d’un coup elle s’était tournée vers lui, elle l’avait regardé, et il s’était approché d’elle. Elle serrait la main de Fintan à la broyer. Lui aussi devait faire quelque chose, participer à la naissance. Il ne sentait pas la douleur de sa main. Il écoutait, il regardait cet événement extraordinaire. Dans la coque du George Shotton quelque chose apparaissait, emplissait l’espace, grandissait, un souffle, une eau débordante, une lumière. Le cœur de Fintan battait à lui faire mal, tandis que l’onde glissait sur le corps d’Oya, renversait son visage en arrière, ouvrait sa bouche comme après une plongée. Soudain elle poussa un cri et elle expulsa le bébé sur le sol, pareil à un astre rouge dans le nuage du placenta. Oya se pencha en avant, elle ramassa le bébé et avec ses dents elle coupa le cordon, puis elle s’étendit en arrière, les yeux fermés. L’enfant encore tout brillant des eaux de la naissance commença à crier. Oya l’approcha de ses seins gonflés. Le corps et le visage d’Oya brillaient aussi, comme si elle avait nagé dans les mêmes eaux.

Fintan sortit en titubant de l’intérieur de la coque. Ses vêtements étaient trempés de sueur. Dehors, le fleuve semblait du métal en fusion. Les rives étaient brouillées par un voile blanc. Fintan vit que le soleil était maintenant au zénith, et il ressentit un vertige. Tant de temps s’était écoulé, il s’était passé quelque chose de si important, de si extraordinaire, et cela ne lui avait paru qu’une brève minute, un frisson, un cri. Il entendait encore dans ses oreilles l’appel déchiré de l’enfant, puis, quand Oya avait guidé son corps si chétif vers la pointe de ses seins d’où coulait le lait. Il entendait encore la voix d’Oya, cette chanson qu’elle était la seule à entendre, une plainte, la vibration légère de l’eau du fleuve qui glissait autour de la coque. Fintan s’assit en haut de l’escalier de fer et il attendit que Bony revienne avec la pirogue du dispensaire.


La brève saison sèche était terminée. À nouveau, il y avait des nuages au-dessus du fleuve. Il faisait chaud et lourd, le vent ne se levait qu’à la fin du jour, après de longues heures d’attente. Maou ne quittait plus la chambre où Geoffroy était couché. Elle écoutait le toit de tôle craquer à la chaleur du soleil, elle suivait la montée de la fièvre dans le corps de Geoffroy. Il somnolait, son visage cireux mangé par la barbe, ses cheveux collés de sueur. Elle s’apercevait qu’il était devenu chauve sur le sommet du crâne, elle trouvait cela plutôt rassurant. Elle imaginait qu’il ressemblait à son père. Vers trois heures après midi, il ouvrait les yeux, son regard était vidé par la crainte. C’était comme un cauchemar. Il disait : « J’ai froid. J’ai tellement froid. » Elle lui donnait à boire un quart d’eau, avec le comprimé de quinine. C’était à chaque fois le même combat.

Les premiers jours, après le retour d’Aro Chuku, le docteur Charon avait répété ces mots terribles : « blackwater fever » — la malaria noire. Maou mettait dans la main de Geoffroy la pilule amère. Elle croyait qu’il la buvait avec l’eau. Mais Geoffroy s’enfonçait davantage. Il ne pouvait plus tenir debout. Il délirait. Il croyait que Sabine Rodes entrait dans sa chambre. Il criait des mots incompréhensibles, des injures en anglais. Il urinait avec difficulté, une pisse noire, pestilentielle. Elijah était venu le voir, il avait considéré Geoffroy un long moment, puis il avait dit en hochant la tête, comme s’il annonçait une décision regrettable : « Il va mourir. »

Maou avait compris. Geoffroy ne prenait pas les pilules de quinine. Dans son délire, il croyait que le docteur Charon voulait l’empoisonner. Maou avait trouvé les pilules cachées sous son oreiller. Geoffroy ne mangeait plus. Boire lui donnait des crampes d’estomac.

Le docteur était revenu avec une seringue. Après les deux premières injections de quinine, Geoffroy allait mieux. Il avait accepté de prendre les cachets. Les crises s’espaçaient, étaient moins terrifiantes. L’hémorragie avait cessé.

Fintan restait dans la maison, pour être avec Maou. Il ne posait pas de questions, mais dans son regard il y avait la même anxiété. Maou disait : « 104 ce matin. » Fintan ne connaissait pas les degrés Fahrenheit, elle traduisait : « 40 ».

Sous la varangue, Fintan lisait le Guide du savoir. C’était bien. On était loin de tout cela.

« Quelle est l’histoire qu’on raconte à propos de l’imprimerie ?

— On dit que Laurentius Coster, de Haarlem, s’amusait à sculpter des lettres dans l’écorce de bouleau et qu’il eut ainsi l’idée de les imprimer sur le papier à l’aide d’encre.

Qu’est-ce que le mercure, ou vif-argent ?

— Un métal imparfait, ressemblant à de l’argent liquide, très utile pour l’industrie et la médecine. C’est le plus lourd des fluides.

Où le trouve-t-on ?

— En Allemagne, en Hongrie, en Italie, en Espagne, et en Amérique du Sud.

N’y a-t-il pas une mine de mercure célèbre au Pérou ?

— Oui, à Guanca Velica. Elle est exploitée depuis trois cents ans. C’est une véritable ville souterraine, avec des rues, des squares et une église. Des milliers de flambeaux l’éclairent jour et nuit. »

Fintan aimait rêver à toutes ces choses extraordinaires, ces rois, ces merveilles, ces peuples fabuleux.


C’est le matin, avant la pluie, quand la révolte a éclaté. Fintan a compris tout de suite. Marima est venue prévenir, il y avait une sorte de fièvre dans toute la ville. Fintan est sorti de la maison, il a couru sur la route de poussière. D’autres personnes se hâtaient vers la ville, des femmes, des enfants.

La révolte avait éclaté dans la maison de Gerald Simpson, parmi les forçats qui creusaient le trou de la piscine. Le D. O. avait cru que tout rentrerait facilement dans l’ordre et avait fait distribuer quelques coups de bâton. Les bagnards avaient attrapé un des gardes et l’avaient noyé dans le trou rempli d’eau boueuse, puis, on ne savait comment, certains s’étaient libérés de la chaîne et au lieu de s’enfuir s’étaient retranchés en haut du terrain, contre le grillage, et ils criaient et menaçaient le D. O. et les Anglais du Club.

Voyant que la situation lui échappait, Simpson s’était réfugié à l’intérieur de la maison, avec ses invités. Il avait téléphoné au Résident juste avant que les mutins ne fassent tomber le poteau, et le Résident avait alerté la caserne.

Fintan arriva en même temps que le camion militaire. Quand il vit la maison de Simpson, il sentit la peur lui serrer la gorge. Le ciel était si beau, avec ses boules de nuages, les arbres si verts, ça semblait incroyable qu’il y ait une telle violence.

Le lieutenant Fry est arrivé à cheval, et les soldats ont pris position autour du terrain, devant le grand trou d’eau boueuse. Il y avait le bruit des voix des forçats, les cris des femmes. Dans un porte-voix, le lieutenant donnait des ordres en pidgin que l’écho rendait inintelligibles.

Sur la terrasse de la maison blanche, les Anglais regardaient la scène, à demi cachés par les colonnades. Fintan reconnut la veste blanche de Gerald Simpson, ses cheveux blonds. Il aperçut aussi le pasteur anglican, et des gens qu’il ne connaissait pas. À côté de Simpson, il y avait un petit homme replet au visage très blanc surmonté d’un Cawnpore. Fintan pensa que ça devait être l’homme qu’on attendait, le remplaçant de Geoffroy à la United Africa, avec ce nom bizarre, Shakxon. Tous, ils restaient immobiles, attendant ce qui allait se passer.

Au fond du trou, à présent, les bagnards ne criaient plus, ils avaient cessé de menacer. Ceux qui étaient restés enchaînés se tenaient groupés au bord de l’eau boueuse, leurs visages brillant de sueur tournés vers le demi-cercle de soldats. La chaîne qui entravait leurs chevilles leur donnait l’air d’automates arrêtés dans leur mouvement. Plus haut, les forçats qui s’étaient libérés avaient reculé jusqu’au grillage. Ils avaient essayé de l’arracher, sans y parvenir. À certains endroits, le grillage formait un ventre. Les forçats criaient de temps en temps encore, mais c’était plutôt un chant de mort, un appel lugubre et résigné. Les soldats ne bougeaient pas. Le cœur de Fintan battait à grands coups dans sa poitrine.

Puis il y eut des cris. Les spectateurs abandonnèrent la terrasse et se précipitèrent vers l’intérieur de la maison, renversant les fauteuils de rotin et les tables. En regardant vers le trou boueux, Fintan vit de la fumée. Les bagnards enchaînés étaient tombés pêle-mêle sur le sol. Fintan réalisa alors qu’il avait entendu des coups de feu. Des corps étaient tombés au pied du grillage. Un noir très grand, torse nu, un de ceux qui avaient conduit la mutinerie, était resté à moitié accroché au grillage, comme un pantin disloqué. C’était terrifiant, la fumée des armes, et maintenant, le silence, le ciel vide, la maison blanche d’où les spectateurs avaient disparu. Les soldats couraient sur la pente, le fusil en avant, en un instant ils furent sur les forçats et les maîtrisèrent.

Fintan courait le long de la route. Ses pieds nus cognaient la terre rouge, l’air brûlait sa gorge comme s’il avait crié. Au bout de la rue, il s’arrêta, à bout de souffle. Sa tête était pleine du bruit des armes à feu.

« Viens vite ! »

C’était Marima. Elle le prit par le bras et l’entraîna. Son visage lisse avait une expression qui subjugua Fintan. Elle disait, danger, il ne faut pas rester ici. Elle ramena Fintan jusqu’à Ibusun. Sur la route, chaque fois qu’ils croisaient un groupe d’hommes qui descendaient vers le fleuve, elle cachait Fintan dans un pan de son voile.

Maou attendait dans le jardin, en plein soleil. Elle était pâle.

« J’ai eu peur, c’est terrible — qu’est-ce qui s’est passé en bas ? »

Fintan essayait de parler, il sanglotait. « Ils ont tiré, ils les ont tués, ils ont tiré sur les gens enchaînés, ils sont tombés. » Il serrait les dents pour ne pas pleurer. Il haïssait Gerald Simpson, le Résident et sa femme, le lieutenant, les soldats, il haïssait Shakxon surtout. « Je veux m’en aller d’ici, je ne veux plus rester. » Maou le serrait contre elle, elle caressait ses cheveux.

Plus tard, ce soir-là, après le dîner, Fintan alla voir Geoffroy. Geoffroy était dans son lit, en pyjama, pâle et maigre. Il lisait un journal à la lumière de la lampe à pétrole, tout près de son visage parce qu’il n’avait pas ses lunettes. Fintan vit la marque que les lunettes avaient creusée à la base du nez. Pour la première fois, il pensa qu’il était son père. Non pas un inconnu, un usurpateur, mais son propre père. Il n’avait pas rencontré Maou en mettant des petites annonces dans les journaux, il ne les avait pas attirés dans un piège en leur promettant des richesses. C’était lui que Maou avait choisi, elle l’aimait, elle s’était mariée avec lui, ils avaient fait un voyage de noces, en Italie, à San Remo. Maou lui avait raconté si souvent, à Marseille, elle avait parlé de la mer, des calèches qui roulaient le long de la plage, de l’eau si tiède quand ils se baignaient la nuit, de la musique dans les kiosques. C’était avant la guerre.

« Comment vas-tu, boy ? » dit Geoffroy. Sans les lunettes, ses yeux étaient d’un bleu vif, très jeunes.

« Est-ce que nous allons bientôt partir ? » demanda Fintan.

Geoffroy réfléchit un peu.

« Oui, tu as raison, boy. Je crois que ça sera bien de partir d’ici maintenant. »

« Et tes recherches ? Et l’histoire de la reine de Meroë ? »

Geoffroy se mit à rire. Ses yeux brillaient.

« Ah oui, tu sais tout ? C’est vrai, je t’ai un peu parlé de tout ça. Il faudrait que j’aille vers le nord, en Égypte aussi, au Soudan. Et puis il y a les documents, au British Muséum, à Londres. Ensuite — » Il hésita, comme si tout cela avait du mal à reprendre un sens. « Ensuite, nous reviendrons, dans deux ou trois ans, quand tu auras un peu avancé tes études. Nous chercherons la nouvelle Meroë, plus en amont, là où le fleuve fait un grand W. Nous irons à Gao, là où tout a commencé, le Bénin, les Yorubas, les Ibos, nous chercherons les manuscrits, les inscriptions, les monuments. »

Tout d’un coup la fatigue vida son regard, sa tête se rappuya sur l’oreiller.

« Plus tard, boy, plus tard. »

Cette nuit-là, Fintan, avant de dormir, enfouit son visage dans le creux du cou de Maou, comme il faisait, autrefois, à Saint-Martin. Elle lui caressait les cheveux, elle lui chantait des comptines en ligure, celle qu’il aimait bien, sur le pont de la Stura :

« Al tram ch’a va Caïroli

Al Bourg-Neuf as ferma pas !

S’ferma mai sul pount d’la Stura

S’ferma mai sul pount d’la Stura

per la serva del Cura.

Chiribi tantou countent quant a lou sent

che lou cimenta !

Ferramiu, ferramiu, ferramiu,

Sauta Giu ! »


Au lever du jour, Okawho a lancé la longue pirogue sur l’eau du fleuve. Oya est assise à la proue, à la place qu’elle aime. Sur son dos son bébé est enveloppé dans un grand tissu bleu. De temps en temps, elle le tourne jusqu’à son sein pour qu’il suce le lait. C’est un garçon, elle ne sait pas son nom. Il s’appelle Okeke, parce qu’il est né le troisième jour de la semaine. La pirogue descend lentement le courant, passe devant les embarcadères où les pêcheurs attendent. Okawho ne se retourne même pas pour regarder la maison de Sabine Rodes, déjà loin, perdue dans les arbres. Quand il est revenu d’Aro Chuku, il a acheté la pirogue à un pêcheur du fleuve, il a fait quelques provisions sur le Wharf, du riz, du poisson séché, des camarons, des boîtes de conserve, une lampe à pétrole et quelques ustensiles pour la cuisine, ainsi qu’un coupon de tissu. Puis il est allé chercher Oya au dispensaire, et il l’a emmenée avec son fils.

La pirogue glisse dans le courant, sans effort, c’est à peine si Okawho doit appuyer de temps à autre sur la pagaie. Elle va vers le bas, vers les pays du delta, vers Degema, vers Brass, vers l’île de Bonny. Là où la vague de la marée remonte le fleuve, où les poissons-scies et les dauphins circulent dans l’eau trouble. Le soleil étincelle sur le fleuve sombre. Les oiseaux s’envolent devant la proue de la pirogue, fuient vers les îles. Derrière Okawho et Oya, il y a la grande ville de tôle et de planches, le Wharf, l’usine de bois dont le moteur commence à ronronner. Il y a les deux grandes îles étendues au ras de l’eau, et la carcasse du George Shotton, pareille à un animal antédiluvien. Déjà tout s’efface dans le lointain, se confond avec la ligne des arbres. Quand Okawho est revenu d’Aro Chuku, il n’est pas allé dans la maison de Sabine Rodes. Il a dormi dehors, près du dispensaire. Il était déjà parti, déjà loin, avec Oya, dans un autre monde. Sabine Rodes ne comprenait pas. Il a marché à travers la ville, lui qui ne sortait de sa maison que pour aller sur le fleuve, il a cherché Okawho près du Wharf. Il a même osé venir jusqu’à Ibusun, pour espionner. Il a questionné les sœurs, au dispensaire. C’était la première fois que quelque chose, quelqu’un, lui échappait. Puis, quand il a eu compris, il s’est enfermé dans sa grande salle lugubre, la salle des masques, aux volets toujours fermés, et il s’est assis dans un fauteuil pour fumer.

La pirogue glisse lentement sur l’eau du fleuve. Okawho ne dit rien, il a l’habitude du silence. Oya a couché son fils à l’avant de la pirogue, sous un toit de branches sur lequel elle a étendu le tissu bleu. Le soleil monte lentement dans le ciel, il traverse le fleuve comme sur une immense arche invisible. Jour après jour ils naviguent vers l’estuaire. Le fleuve est vaste comme la mer. Il n’y a plus de rive, plus de terre, seulement les radeaux des îles perdues dans les remous de l’eau. Là-bas, sur l’île de Bonny, les grandes compagnies pétrolières, Gulf, British Petroleum, ont envoyé leurs prospecteurs sonder la boue du fleuve. Sabine Rodes les a vus arriver un jour, sur l’embarcadère, de drôles de géants très rouges, habillés avec des chemises de couleur, des casquettes. Personne n’en avait jamais vu comme eux sur le fleuve. Il a dit à Okawho, mais peut-être qu’il parlait pour lui-même : « La fin de l’empire. » Les étrangers se sont installés au sud, à Nun River, à Ughelli, à Ignita, Apara, Afam. Tout va changer. Les pipe-lines vont courir à travers la mangrove, sur l’île de Bonny il y aura une ville nouvelle, les plus grands cargos du monde viendront, il y aura des cheminées très hautes, des hangars, des réservoirs géants.

La pirogue glisse sur l’eau couleur de métal rouillé. Les nuages sont levés au-dessus de la mer, ils forment une voûte ténébreuse. Oya est debout, elle attend la pluie. Le rideau avance sur le fleuve, efface les rives. Il n’y a plus d’arbres, plus d’îles, il n’y a que l’eau et le ciel confondus dans le nuage mobile. Oya se déshabille, elle est debout à la proue, son fils serré contre sa hanche, sa main gauche tient la longue perche posée sur l’étrave. Okawho appuie sur la pagaie, ils entrent dans le rideau de pluie. Puis l’orage passe, remonte le fleuve vers la forêt, vers les plaines d’herbes, vers les lointaines collines. Quand la nuit vient, il y a une lumière rouge à l’horizon, du côté de la mer, qui guide les voyageurs comme une constellation.


Le 28 novembre 1902 Aro Chuku est tombé aux mains des Anglais, presque sans résister. Au lever du jour, les troupes du lieutenant-colonel Montanaro ont retrouvé les trois autres corps expéditionnaires dans la savane, à quelque distance de l’oracle. Dans la fraîcheur du matin, avec le ciel très bleu, cela ressemblait davantage à une promenade dans la campagne. Les soldats noirs, Ibos, Ibibios, Yorubas, qui avaient d’abord redouté cette expédition contre l’oracle, le Long Juju, se rassurent en voyant libre l’étendue de la savane. La sécheresse a craqué la terre, l’herbe jaunie est si sèche qu’une étincelle pourrait transformer la prairie en brasier.

Silencieusement, sous la conduite des éclaireurs d’Owerri, les troupes de Montanaro marchent vers le nord, bivouaquent au bord d’un ruisseau afiluent de la rivière Cross. L’oracle est maintenant si proche que le soir, les soldats voient la fumée des maisons, et qu’ils entendent les coups sourds d’Ekwe, le grand tambour de guerre. Dans la nuit, des histoires étranges commencent à courir dans le camp des mercenaires. On dit que l’oracle ofa a parlé, annonçant la victoire des Aros et la défaite et la mort de tous les Anglais. Mis au courant de ces racontars, Montanaro, craignant la désertion, décide d’attaquer Aro Chuku cinq jours plus tard, le 2 décembre. Ayant fait encercler l’oracle, les canons tirés à travers la savane entrent en action. À l’aube du 3 décembre, alors que pas un ennemi ne s’est encore montré, la première troupe de Montanaro attaque le village, armée de mitrailleuses Maxim et de fusils millimétriques. Il y a quelques coups de feu en riposte, des mercenaires sont tués. Les Aros, ayant épuisé leur poudre, tentent une sortie, armés seulement de lances et d’épées, et sont anéantis par les rafales des Maxim.

Vers deux heures après midi, sous un soleil resplendissant, les troupes du lieutenant-colonel Montanaro entrent dans l’enceinte du palais d’Oji, roi d’Aro Chuku. Dans les ruines du palais de boue séchée, éventré par les obus, le trône couvert de peaux de léopard est vide. À côté se tient un enfant de dix ans à peine, qui dit s’appeler Kanu Oji, être le fils du roi, et que son père est mort sous les décombres. L’enfant, immobile et impassible malgré la peur qui agrandit ses yeux, regarde les troupes entrer dans les restes du palais, piller les objets et les joyaux rituels. Sans une larme, sans une plainte, il part rejoindre la foule des prisonniers rassemblés devant les ruines du palais, femmes, vieillards, esclaves, maigres et affamés.

« Où est l’oracle ? Long Juju ? » demande Montanaro.

Kanu Oji conduit les officiers anglais le long d’un ruisseau, jusqu’à une sorte de crique entourée de grands arbres. Là, dans un ravin appelé Ebritum, ils trouvent l’oracle qui a embrasé tout l’Ouest africain : un grand fossé de forme ovale, d’environ soixante-dix pieds de profondeur, de soixante yards de long et cinquante de large.

Au bord du torrent, Montanaro et les autres officiers passent deux barrières d’épines, qu’ils abattent à coups de sabre. Dans une clairière, l’eau se divise, formant une île rocheuse. Sur l’île, deux autels sont dressés, l’un entouré de fusils canons fichés dans la terre, crosses coiffées de crânes humains. L’autre, en forme de pyramide, porte les ultimes offrandes : des jarres de vin de palme, des pains de cassave. Au sommet du rocher, une hutte de roseaux au toit couvert de crânes. Un silence de mort plane sur l’oracle.

À coups de pioche, Montanaro fait démolir les autels. Sous le tas de pierres, on ne trouve rien. L’armée boute le feu aux maisons du village, achève de raser le palais d’Oji. L’enfant regarde brûler la maison de son père. Son visage lisse n’exprime ni haine ni tristesse. Sur son front et sur ses joues brille le signe itsi, le soleil et la lune et les plumes des ailes et de la queue du faucon.

Les derniers guerriers Aros sont emmenés comme prisonniers de guerre vers Calabar. Montanaro fait creuser une grande fosse où l’on jette les corps des ennemis qui ont été tués, ainsi que les crânes qui ornaient les autels. Le reste du peuple, femmes, enfants, vieillards, forme une longue colonne qui se met en marche vers Bende. De là, les derniers Aros se répartissent dans les villages du Sud-Est, Owerri, Aboh, Osomari, Awka. Aro Chuku, l’oracle, a cessé d’exister. Seul vit encore, sur le visage des enfants premiers-nés, le signe itsi.

Ils ne sont pas emmenés en esclavage, ils ne portent pas de chaînes, car tel est le privilège des Umundri, les fils de Ndri. En mémoire du pacte, du premier sacrifice, quand sur les corps des enfants avaient poussé les premières récoltes nourricières.

Les Anglais ne savent rien de cette alliance. Les enfants de Ndri commencent leur errance, mendiant leur nourriture sur les marchés, de ville en ville, voyageant sur les longues pirogues de pêche. Ainsi a grandi Okawho, jusqu’à ce qu’il rencontre Oya, qui porte enfermée en elle le dernier message de l’oracle, en attendant le jour où tout pourra renaître.

Sur le lit de sangles, Geoffroy écoute la respiration de Maou. Il ferme les yeux. Il sait qu’il ne verra pas ce jour. La route de Meroë s’est perdue dans le sable du désert. Tout s’est effacé, sauf les signes itsi sur les pierres et sur le visage des derniers descendants du peuple d’Amanirenas. Mais il n’est plus impatient. Le temps n’a pas de fin, comme le cours du fleuve. Geoffroy se penche sur Maou, tout près de son oreille il murmure comme autrefois, les mots qui la faisaient sourire, sa chanson : « I am so fond of you, Marilu. » Il sent son odeur de la nuit, douce et lente, il écoute la respiration de Maou qui dort, et tout d’un coup, c’est ce qu’il y a de plus important au monde.


La pluie tombait à verse sur Port Harcourt quand le chauffeur de M. Rally a rangé la V 8 verte sur le quai, devant les bureaux de la Holland Africa Line, comme Geoffroy l’avait fait, il y avait plus d’un an, pour attendre Maou et Fintan à la descente du bateau. Mais cette fois, ce n’était pas le Surabaya qui était à quai. C’était un bateau beaucoup plus grand et plus moderne, un cargo porte-conteneurs qui n’avait pas besoin d’être dérouillé, et qui s’appelait l’Amstelkerk. Le chauffeur a coupé le contact, et Geoffroy est descendu de la V 8, aidé par Maou et Fintan. La voiture ne lui appartenait plus. Quelques jours auparavant, il l’avait vendue à M. Shakxon, l’homme qui allait occuper sa place dans les bureaux de la United Africa. Au début, Geoffroy était indigné : « Cette voiture est à moi, je préfère la donner à Elijah que la vendre à ce… à ce Shakxon ! » Le Résident Rally était intervenu, avec sa politesse de gentleman. « Il vous la rachète un bon prix, et ça lui rendra service, ce qui veut dire à toute notre communauté, vous comprenez ? » Maou avait dit : « Si tu la donnes à Elijah, ils la lui reprendront, il n’en tirera aucun avantage. Il ne sait même pas conduire. » Geoffroy avait fini par céder, à condition que ce soit Rally qui s’occupe de la transaction, et qu’il puisse se servir de l’auto pour aller jusqu’au bateau qui les emmenait en Europe. Le Résident avait même offert son chauffeur : Geoffroy n’était pas en état de conduire.

Pour Ibusun, ç’avait été plus difficile. Quand Shakxon avait réclamé de s’installer tout de suite dans la maison, Fintan avait dit : « Quand on partira, je la brûlerai ! » Pourtant, il avait bien fallu s’en aller, et tout débarrasser très vite. Maou avait donné beaucoup de choses, des caisses de savon, de la vaisselle, des provisions. Dans le jardin d’Ibusun, il y avait eu une sorte de fête, une kermesse. Maou avait beau avoir l’air enjoué, c’était très triste, avait pensé Fintan. Geoffroy, lui, s’était enfermé dans son bureau, il triait les papiers, les livres, il brûlait ses notes, comme si c’étaient des archives secrètes.

Les femmes drapées dans leurs longues robes formaient une file d’attente, jusqu’à Maou et Marima. Elles repartaient, chacune avec son lot, une casserole, des assiettes, du savon, du riz, de la confiture, des boîtes de biscuits, du café, un drap, un coussin. Les enfants couraient sous la varangue, entraient dans la maison, chapardaient des choses, des crayons, des ciseaux. Ils avaient coupé les cordes de la balançoire et du trapèze, emporté les hamacs. Fintan n’était pas content. Maou haussait les épaules : « Laisse, qu’est-ce que ça peut faire ? Shakxon n’a pas d’enfants. »

Vers cinq heures du soir, la fête était finie. Ibusun était vide, plus vide que lorsque Geoffroy s’était installé, avant l’arrivée de Maou. Il était fatigué. Il s’était allongé sur le lit de camp, le seul meuble qui restait dans la chambre. Il était pâle, la barbe grise couvrait ses joues. Avec ses lunettes de métal, ses chaussures de cuir noir aux pieds, il paraissait un vieux soldat aux arrêts. Pour la première fois, Fintan avait senti quelque chose en le regardant. Il avait envie de rester auprès de lui, de lui parler. Il avait envie de lui mentir, de lui dire qu’on reviendrait, qu’on recommencerait, qu’on partirait sur le fleuve jusqu’à la nouvelle Meroë, jusqu’à la stèle d’Arsinoë, jusqu’aux marques laissées par le peuple d’Osiris.

« Partout où tu iras, j’irai avec toi, je serai ton assistant, nous découvrirons les secrets, nous serons des savants. » Fintan se souvenait des noms qu’il avait vus dans les cahiers de Geoffroy, Belzoni, Vivant Denon, David Roberts, Prisse d’Avennes, les Colosses noirs d’Abou Simbel, découverts par Burckhardt. Un instant les yeux de Geoffroy brillaient, comme quand il avait vu la lumière du soleil dessiner les marques itsi sur la pierre de basalte, à l’entrée d’Aro Chuku. Puis il s’endormait, épuisé, le visage blanc comme un mort, les mains froides. Le docteur Charon avait dit à Maou : « Emmenez votre mari en Europe, faites-le manger. Ici, il ne guérira jamais. » On partait. On irait à Londres, ou bien en France, à Nice peut-être, pour être plus près de l’Italie. On aurait une autre vie. Fintan irait à l’école. Il aurait des amis de son âge, il apprendrait à jouer leurs jeux, à rire avec eux, à se battre comme des enfants, sans toucher au visage. Il irait à vélo, à patins, il mangerait des pommes de terre, du pain blanc, il boirait du lait, du sirop, il mangerait des pommes. Il ne mangerait plus de poisson séché, de piment, de plantain, d’okra. Il oublierait le foufou, l’igname rôtie, la soupe d’arachide. Il apprendrait à marcher avec des chaussures, à traverser les rues entre les autos. Il oublierait le pidgin, il ne dirait plus : « Da buk we yu bin gimmi a don los am. » Il ne dirait plus « Chaka ! » à l’ivrogne qui titube sur la route de poussière. Il n’appellerait plus « Nana » la vieille Ugo, la grand-mère de Bony. Elle ne l’appellerait plus par ce petit nom doux qu’il aimait : « Umu. » À Marseille, la grand-mère Aurélia pourrait lui dire à nouveau « bellino », en l’embrassant bien fort, et l’emmener au cinéma. C’était comme s’il n’était jamais parti.

La dernière journée à Ibusun, Fintan était sorti très tôt, avant l’aube, pour courir encore une fois pieds nus à travers la grande plaine d’herbes. Près des châteaux des termites, il avait attendu que le soleil paraisse. Tout était si vaste, le ciel lavé par les pluies, envahi par les volutes des nuages. Le bruit du vent léger dans l’herbe, les crissements des insectes, les cris des pintades, quelque part à l’abri des arbres. Fintan avait attendu un long moment, sans bouger.

Même, il avait entendu un serpent glisser près de lui dans les herbes, avec un lent bruissement d’écailles. Fintan lui avait parlé à haute voix, comme faisait Bony : « Serpent, tu es chez toi, c’est ta maison, laisse-moi passer. » Il avait pris un peu de terre rouge et il l’avait frottée sur son visage, sur son front, sur ses joues.

Bony n’était pas venu. Depuis la révolte des forçats, il ne voulait plus revoir Fintan. Parmi ceux que l’armée du lieutenant Fry avait fusillés contre le grillage, il y avait son frère aîné, son oncle. Un jour ils s’étaient rencontrés sur la route d’Omerun. Bony avait un visage fermé, des yeux indistincts derrière ses paupières obliques. Il n’avait rien dit, il n’avait pas jeté de caillou, ni lancé d’insulte. Il était passé, et Fintan avait ressenti de la honte. De la colère aussi, et il avait des larmes dans les yeux, parce que ce qu’avaient fait Simpson et le lieutenant Fry n’était pas de sa faute. Il les haïssait autant que Bony. Il l’avait laissé partir. Il avait pensé : « Si je tuais Simpson, est-ce que je pourrais revoir Bony ? » Alors il était allé jusqu’à la maison blanche près du fleuve. Il avait vu la grille déformée, là où le sang avait coulé et imprégné la boue. Le grand trou de la piscine paraissait une tombe inondée. L’eau était boueuse, couleur de sang. Il y avait deux soldats armés de fusils en faction devant le portail. Mais la maison semblait étrangement vide, abandonnée. Tout d’un coup, Fintan avait compris que Gerald Simpson n’aurait jamais sa piscine. Après ce qui s’était passé, plus personne ne viendrait creuser la terre. Le grand trou se remplirait d’eau boueuse à chaque saison, les crapauds viendraient y chanter la nuit. Cela l’avait fait rire, d’un rire qui était comme une vengeance. Simpson avait perdu.

Le groupe d’arbres, en haut de la butte, était solitaire. De là, Fintan pouvait voir les maisons d’Omerun, et partout alentour, les fumées des autres villages qui montaient dans l’air froid du matin. C’était un jour comme un autre qui commençait. Il y avait des bruits de voix, des cris de chiens. Le tintement aigu du marteau du forgeron, les coups sourds des pilons en train d’écraser le mil. Fintan croyait sentir la bonne odeur des repas qui se préparaient, le poisson frit, l’igname cuite, le foufou. C’était la dernière fois. Il marcha lentement jusqu’au fleuve. Le premier embarcadère était désert. Les planches pourries s’effondraient progressivement, mettant à nu les poteaux noircis, incrustés d’herbes. Plus bas, amarré au Wharf, il y avait le bateau de Degema venu ramasser les ignames et le plantain, un drôle de bateau en bois qui ressemblait aux caravelles des Portugais. En se réveillant, Fintan avait entendu le coup de sirène, et il avait sursauté. Il avait pensé que Geoffroy l’avait entendu lui aussi : c’était le jour où le courrier lent arrivait par le fleuve, ainsi que les marchandises de consommation courante. On allait débarquer les caisses de savon devant le hangar de la United Africa, et le vieux Moises allait les tirer à l’ombre des toits de tôle. Shakxon était peut-être déjà là, impatient, allant et venant sur le Wharf, vêtu de son impeccable costume de lin blanc (qu’il changeait deux fois par jour), coiffé du casque Cawnpore. Le Résident Rally était peut-être venu, lui aussi, pour accueillir les visiteurs éventuels, bavarder avec le capitaine. Simpson, lui, manquait sûrement à l’appel. À la suite de l’émeute, il avait été convoqué à Port Harcourt. Le bruit courait déjà qu’il allait être envoyé ailleurs, peut-être rappelé à Londres, derrière un bureau où il serait moins dangereux.


Fintan s’était assis sur l’embarcadère en ruine, pour regarder le fleuve. À cause des pluies, le fleuve était en crue. L’eau sombre, lourde, descendait en formant des tourbillons, entraînant des branches arrachées aux arbres, des feuilles, de la mousse jaune. Parfois un objet hétéroclite passait, venu on ne savait d’où, une bouteille, une planche, un vieux panier, un chiffon. Bony disait que c’était la déesse qui vivait à l’intérieur du fleuve, on l’entendait respirer et geindre la nuit, elle arrachait les jeunes gens sur les rives et elle les noyait. Fintan pensait à Oya, à son corps étendu dans la salle obscure, son souffle rauque au moment de la naissance. Fintan avait regardé le bébé venir au monde, sans oser bouger, sans pouvoir rien dire. Puis, quand l’enfant avait poussé son premier cri, un cri violent, grinçant, il avait bondi sur le pont pour attendre Bony et les secours. C’était Maou qui avait accompagné Oya jusqu’au dispensaire, qui avait veillé sur elle. Fintan ne pourrait pas oublier comment Oya tenait son enfant serré contre elle, tandis qu’on la portait sur une civière jusqu’à l’hôpital. L’enfant était un garçon, il n’avait pas de nom. Maintenant, Oya était partie avec son fils, elle ne reviendrait jamais.

Au milieu du fleuve, à la pointe de Brokkedon, l’épave était à peine visible. Tout d’un coup, Fintan ressentit une inquiétude très grande, comme si cette coque, là-bas, était la chose la plus importante de sa vie. Sur l’autre embarcadère, il trouva une pirogue, et il se lança vers le milieu du fleuve, dans la direction d’Asaba. Bony lui avait appris à pagayer, en enfonçant la rame un peu de biais et en la laissant un instant le long de la pirogue pour aller bien droit. L’eau du fleuve était sombre, l’autre rive était déjà dans les nuages. Au milieu des arbres, les ampoules électriques de la scierie brillaient.

Bientôt, la pirogue fut au milieu de l’eau. Le courant était puissant, il y avait un bruit de cascade autour de la pirogue, et Fintan sentit qu’il dérivait en aval. Un instant, il parvint à maintenir le cap sur l’épave. Le George Shotton avait commencé à sombrer, comme l’avait annoncé Sabine Rodes. C’était juste une forme, une sorte de grand ossement noir qui sortait au milieu des roseaux, pareil à la mâchoire d’un cachalot, où s’étaient accrochés les troncs emportés par la crue et les paquets d’écume jaune rejetée par les tourbillons. Les coups des arbres déracinés avaient crevé le pont, l’eau était entrée à l’intérieur de l’épave. Tandis que le courant l’emportait devant l’îlot, Fintan vit que les escaliers par lesquels Oya et Okawho étaient montés avaient été arrachés par la crue. Il ne restait plus que le dernier palier et la longue rampe qui plongeait dans le courant en s’agitant. Les oiseaux n’habitaient plus dans l’épave.

À la pointe de Brokkedon, la pirogue sortit du chenal et entra dans la zone calme. Asaba était toute proche. Fintan voyait avec netteté le quai, les bâtiments de la scierie. Le cœur serré, Fintan fit demi-tour vers Onitsha. Oya était partie. C’était elle qui gardait le George Shotton. Sans elle, les troncs errants allaient détruire ce qui restait de l’épave, et la boue l’ensevelirait.

L’après-midi, avant la pluie, Fintan fabriqua une dernière fois des poupées de terre comme il avait appris. Bony disait : « Faire les dieux. » Avec soin, il façonna les masques d’Eze Enu qui vit dans le ciel, Shango qui jette l’éclair, et les deux premiers enfants du monde, Aginju et sa sœur Yemoja, dont la bouche a fait naître l’eau des fleuves. Il fit aussi des soldats et des esprits, et les bateaux sur lesquels ils naviguent, et les maisons qu’ils habitent. Quand il eut terminé, il les mit à cuire au soleil, sur le ciment de la terrasse.

Dans la maison vide, Maou et Geoffroy dormaient, dans la chambre aux volets fermés. Ils étaient allongés l’un à côté de l’autre sur le lit étroit. De temps en temps, ils se réveillaient, Fintan entendait leurs voix, leurs rires. Ils avaient l’air heureux.

C’était une journée très longue, une journée presque sans fin, comme celle qui avait précédé le départ de Maou et de Fintan, à Marseille.

Fintan ne voulait pas se reposer. Il voulait tout voir, tout garder, pour les mois, pour les années. Chaque rue de la ville, chaque maison, chaque boutique du marché, les ateliers de tissage, les hangars du Wharf. Il voulait courir pieds nus, sans s’arrêter, comme le jour où Bony l’avait emmené jusqu’au bord du vide, sur la grande pierre grise d’où il avait vu le ravin et la vallée de la rivière Mamu. Il voulait se souvenir de tout, pour la vie. Chaque chambre d’Ibusun, chaque marque sur les portes, l’odeur du ciment frais dans la chambre de passage, le tapis aux scorpions, le limettier du jardin aux feuilles cousues par les fourmis, le vol des vautours dans le ciel d’orage. Debout sous la varangue, il regardait les éclairs. Il attendait le grondement du tonnerre, comme au lendemain de son arrivée. Il ne pouvait rien oublier.

La pluie arrivait. Fintan ressentit une ivresse, comme les premiers jours, après son arrivée. Il se mit à courir à travers les herbes, sur la pente qui allait vers la rivière Omerun. Au milieu de la prairie, il y avait les châteaux des termites, pareils à des tours de terre cuite. Fintan trouva dans les herbes une branche d’arbre brisée par l’orage. Avec une rage appliquée, il commença à frapper les termitières. Chaque coup résonnait jusqu’au fond de son corps. Il frappait les termitières, il criait, avec la gorge : Raou, raah, arrh ! Les pans de murs s’écroulaient, jetant à la lumière mortelle du soleil les larves et les insectes aveugles. De temps en temps, il s’arrêtait pour respirer. Les mains lui faisaient mal. Dans sa tête, il entendait la voix de Bony qui lui disait : « Mais ce sont des dieux ! »

Plus rien n’était vrai. À la fin de cet après-midi, à la fin de cette année, il ne restait plus rien, Fintan n’avait rien gardé. Tout était mensonger, pareil aux histoires qu’on raconte aux enfants pour voir leurs yeux briller.

Fintan s’était arrêté de frapper. Il avait pris un peu de terre rouge dans ses mains, une poussière légère où vivait une larve précieuse comme une gemme.

Le vent de la pluie soufflait. Il faisait froid, comme la nuit. Le ciel, du côté des collines, était couleur de suie. Les éclairs dansaient sans arrêt.


Maou regardait le même côté du ciel, assise sur les marches de la varangue. Il avait fait si chaud le matin, le soleil brûlait encore à travers la tôle. Dehors il n’y avait aucun bruit. Fintan courait dans la prairie. Maou savait qu’il ne rentrerait qu’à la nuit. C’était la dernière fois. Elle pensait à cela sans tristesse. Maintenant, ils auraient une nouvelle vie. Elle n’arrivait pas à imaginer comment ça serait, si loin d’Onitsha. Ce qu’elle imaginait qu’elle regretterait, là-bas, en Europe, c’est la douceur des visages des femmes, les rires des enfants, leurs caresses.

Il y avait quelque chose de changé en elle. Marima avait mis la main sur son ventre, elle avait dit le mot « enfant ». Elle avait dit le mot pidgin, « pikni ». Maou avait ri, et Marima s’était mise à rire, elle aussi. Mais c’était la vérité. Comment Marima avait-elle deviné ? Dans le jardin, Marima avait interrogé la mante religieuse qui sait tout sur le sexe des enfants qui vont naître. La mante avait replié ses pinces sur sa poitrine : « C’est une fille », avait conclu Marima. Maou avait ressenti un frisson de bonheur. « Je l’appellerai Marima, comme toi. » Marima avait dit : « Elle est née ici. » Elle montrait la terre alentour, les arbres, le ciel, le grand fleuve. Maou se souvenait de ce que Geoffroy lui avait raconté, autrefois, avant de partir pour l’Afrique : « Là-bas, les gens croient qu’un enfant est né le jour où il a été créé, et qu’il appartient à la terre sur laquelle il a été conçu. »

Marima était la seule à savoir. « Ne le dis pas, à personne. » Marima avait secoué la tête.

Maintenant, Marima était partie. À midi, Elijah a fait ses adieux. Il retournait dans son village, de l’autre côté de la frontière, à Nkongsamba. Il a serré les mains de Geoffroy allongé sur le lit. Dehors, Marima attendait au soleil, devant la maison. Elle était au milieu de tous ses bagages, des valises, des cartons pleins de casseroles. Il y avait même une machine à coudre, une belle Triumph que Maou lui avait achetée sur le Wharf.

Maou est descendue, elle a embrassé Marima. Elle savait bien qu’elle ne la reverrait pas, et pourtant ça n’était pas triste. Marima a pris les mains de Maou, elle les a posées à plat sur son ventre, et Maou a senti qu’elle aussi, elle attendait un bébé. C’était la même bénédiction.

Puis un camion bâché est venu, il s’est arrêté sur la route. Marima et Elijah ont hissé leurs affaires sur la plate-forme, et Marima est montée devant, à côté du chauffeur. Ils sont partis dans un nuage de poussière rouge.


Avant cinq heures, la pluie a commencé à tomber. Fintan était assis à l’endroit qu’il aimait, sur un talus, un peu au-dessus du grand fleuve. Il voyait l’autre rive, la ligne sombre des arbres, les falaises rouges qui ressemblaient à un mur.

Au-dessus d’Asaba, le ciel était noir, un trou creusé jusqu’au néant. Les nuages couraient au ras des arbres, étendaient des filaments, glissaient en un mouvement de reptile. Le fleuve était encore éclairé par le soleil. L’eau était immense, couleur de boue, pailletée d’or. On voyait les îles à moitié émergées. Au loin, Jersey, entourée d’îlots à peine plus grands que des pirogues. En dessous, à l’embouchure de l’Omerun, Brokkedon effilée, indistincte. Le George Shotton avait probablement sombré dans la nuit, il n’en restait plus rien. Fintan pensait que c’était mieux ainsi. Il se rappelait ce que Sabine Rodes répétait sur la chute de l’empire. Maintenant qu’Oya et Okawho étaient partis, tout allait changer, disparaître comme l’épave, s’en aller dans les alluvions dorées du fleuve.

Au premier plan, devant Fintan, les arbres se découpaient sur la lumière du ciel. La terre craquelée attendait l’orage. Fintan pensait qu’il connaissait chaque arbre au bord du fleuve, le grand manguier au feuillage en boule, les arbustes épineux, les panaches gris des palmiers inclinés par le vent du nord. Sur les terres pelées, devant les maisons, les enfants jouaient.

Soudain, l’orage fut sur le fleuve. Le rideau de la pluie recouvrit Onitsha. Les premières gouttes frappèrent le sol en crépitant, soulevant des nuages de poussière âcre, arrachant les feuilles des arbres. Elles griffèrent le visage de Fintan, en un instant il fut trempé.

En bas, les enfants qui s’étaient cachés reparurent, criant et courant à travers les champs. Fintan sentit un bonheur sans limites. Il fit comme les enfants. Il ôta ses habits, et vêtu seulement de son caleçon il se mit à courir sous les coups de la pluie, le visage tourné vers le ciel. Jamais il ne s’était senti aussi libre, aussi vivant. Il courait. Il criait : Ozoo ! Ozoo ! Les enfants nus, brillants sous la pluie, couraient avec lui. Ils répondaient : Oso ! Oso ! Cours ! L’eau coulait dans sa bouche, dans ses yeux, si abondante qu’il suffoquait. Mais c’était bon, c’était magnifique.

La pluie ruisselait sur la terre, couleur de sang, emportant tout avec elle, les feuilles et les branches des arbres, les détritus, même des chaussures perdues. À travers le rideau de gouttes, Fintan voyait l’eau du fleuve immense et gonflée. Jamais il n’avait été aussi proche de la pluie, aussi plein de l’odeur et du bruit de la pluie, plein du vent froid de la pluie.

Quand il rentra à Ibusun, Maou l’attendait, debout sous la varangue. Elle semblait en colère. Ses yeux étaient durs, presque méchants, elle avait un pli amer de chaque côté de la bouche. « Mais qu’est-ce que tu as ? » Maou ne répondait pas. Elle attrapa Fintan par le bras, elle le poussa à l’intérieur de la maison. Elle lui faisait mal. Il ne comprenait pas. « Tu as vu dans quel état tu es ? » Elle ne criait pas, mais elle parlait durement. Puis d’un seul coup elle s’effondra sur une chaise. Elle appuyait ses mains sur son ventre. Fintan vit qu’elle pleurait.

« Pourquoi tu pleures, Maou, tu es malade ? » Fintan avait le cœur serré. Il mit sa main sur le ventre de Maou.

« Je suis fatiguée, fatiguée. Je voudrais tellement être loin, que tout soit fini. »

Fintan entoura Maou de ses bras, il la serra très fort.

« Ne pleure pas, tout ira bien, tu verras. Je resterai toujours avec toi, même quand tu seras vieille. »

Maou réussit à sourire à travers ses larmes.

Dans la pénombre de la chambre, Geoffroy avait les yeux ouverts. Le bruit de l’orage allait crescendo. Les éclairs illuminaient la chambre vide.

Cette nuit-là, après un repas bâclé (une soupe Campbell chauffée sur le réchaud à pétrole, une boîte de haricots rouges, des biscuits, et les derniers morceaux de fromage de Hollande raclés au fond de la croûte rouge) Maou et Fintan se sont couchés dans le même lit, pour ne pas gêner Geoffroy. Le grondement du tonnerre les garda éveillés presque jusqu’à l’aube. La V 8 verte n’allait pas tarder. Le chauffeur de M. Rally serait là au premier rayon de soleil.

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