OÙ ES-TU ?


Marc Levy


roman


Seuls l'amour et l'amitié comblent la solitude de nos jours. Le bonheur n'est pas le droit de chacun, c'est un combat de tous les jours. Je crois qu'il faut savoir le vivre lorsqu'il se présente à nous.

Orson WELLES


À Louis

À M.


I


Il est né le 14 septembre 1974 à 8 heures du matin par 15° 30' de latitude nord et 65° de longitude ouest, ce qui situait son berceau sur une petite île au large des côtes honduriennes.

Personne n'avait prêté attention à cette naissance, la 734e inscrite sur le registre. Les deux premiers jours de sa vie, il se développa dans la plus grande indifférence. Ses paramètres vitaux étaient stables et ne justifiaient pas que l'on se penche de façon particulière sur le cours de son évolution. Il subit le même traitement que tous les nouveau-nés de son genre ; ses constantes étaient relevées toutes les six heures selon la procédure en usage. Mais le 16

septembre à 14 heures les résultats des analyses attirèrent l'attention d'une équipe de scientifiques guadeloupéens. On s'interrogea sur sa croissance qui paraissait sortir de la norme. Dans la soirée, le responsable de l'équipe chargée de sa surveillance ne put masquer son inquiétude et contacta aussitôt ses confrères américains. Quelque chose d'important était en train de se produire, la métamorphose de ce bébé nécessitait que l'humanité entière s'en préoccupe. Fruit de l'union du froid et du chaud, son dangereux caractère commençait à se manifester. Si sa petite sœur Élaine, née en avril de la même année, n'avait vécu que onze jours, ne réussissant pas à acquérir suffisamment de force, lui grandissait au contraire à une vitesse alarmante et atteignait déjà, à deux jours, une taille inquiétante. Au troisième soir de sa vie, il chercha à se mouvoir dans tous les sens. Il tournait sur lui-même, montrant de plus en plus de vitalité, ne semblant pas se décider à aller dans une direction précise.

C'est à 2 heures du matin dans la nuit du 16 au 17 septembre, alors qu'il surveillait son berceau à la seule lumière d'un néon qui grésillait, penché sur une table recouverte de feuilles d'examens, de colonnes de chiffres et de tracés qui ressemblaient à s'y méprendre à des électrocardiogrammes, que le professeur Hue décida que son évolution exigeait qu'on le baptise au plus vite, comme pour chasser le mal qui se préparait. Compte tenu de ses mutations stupéfiantes, il y avait très peu de chances qu'il en reste là. Son prénom avait été choisi avant même sa conception : il s'appellerait Fifi. Il entra dans l'histoire le 17 septembre 1974 à 8 heures du matin, en franchissant la vitesse de 120 km/h. Il était alors officiellement qualifié par les météorologues du CDO 1 de Pointe-à-Pitre et par leurs collègues du NHC 2 de Miami d'ouragan de classe 1 selon l'échelle de Saffir Simpson. Au cours des jours qui suivirent, il devait changer de classe, passant très rapidement en seconde au grand désarroi de tous les professeurs qui l'étu-diaient. À 14 heures Fifi développait des vents de 138 km/h, le soir même ils frisaient les 150 km/h. Mais la plus grande inquiétude provenait de sa position qui avait dangereusement changé, il se situait désormais par 16° 30' de latitude nord et 81°

70' de longitude ouest. L'avis d'alerte maximum fut alors lancé. Le 18 septembre à 2 heures du matin, il s'approchait des rivages du Honduras, balayant la côte septentrionale de rafales qui soufflaient à près de 240 km/h.


1.

Aéroport de Newark. Le taxi vient de la déposer le long du trottoir et s'enfuit dans le tumulte des véhicules qui gravitent autour des satellites ; elle le regarde disparaître au loin. Son énorme baluchon vert déposé à ses pieds pèse presque plus lourd qu'elle. Elle le soulève, grimace et le maintient sur ses épaules. Elle franchit les portes automatiques du terminal 1, traverse le hall et descend quelques marches. A sa droite un autre escalier s'élève en spirale ; malgré le fardeau qui pèse sur son dos elle grimpe les marches et s'engage d'un pas déterminé dans le couloir. Elle s'immobilise le long de la devanture d'un bar baigné d'une lumière orangée et regarde au travers de la vitre. Accoudés au comptoir en formica une dizaine d'hommes sirotent leurs bières en commentant haut et fort les résultats des matchs qui défilent sur l'écran d'une télévision accrochée au-dessus de leurs têtes. Poussant la porte en bois au large oculus, elle entre, regarde bien au-delà des tables rouges et vertes.


Elle le voit, assis au fond contre la paroi de verre qui surplombe le tarmac. Un journal plié sur la table, il a posé son menton sur sa main droite et laisse errer la gauche qui dessine au crayon un visage sur la nappe en papier.

Ses yeux, qu'elle ne peut encore voir, sont perdus dans le vague d'un bitume strié de bandes jaunes où les avions roulent au pas, allant chercher leur envol un peu plus loin. Elle hésite, emprunte la travée de droite qui la conduira à lui sans qu'il l'aperçoive. Elle dépasse l'armoire réfrigérante qui ronronne, s'approche d'un pas vif qu'elle sait garder feutré. Arrivée à sa hauteur, elle pose une main sur les cheveux du jeune homme qui l'attend et les ébouriffe tendrement. Sur le papier nid-d'abeilles, c'est son portrait qu'il esquissait.

— Je t'ai fait attendre ? demande-t-elle.

— Non, tu es presque à l'heure, c'est maintenant que tu vas me faire attendre.

— Tu es là depuis longtemps ?

— Je n'en ai pas la moindre idée. Qu'est-ce que tu es jolie ! Assieds-toi.

Elle sourit et regarde sa montre.

— Je décolle dans une heure.

— Je vais tout faire pour que tu le rates, pour que tu ne le prennes jamais !

— Alors je décolle d'ici dans deux minutes ! dit-elle en s'asseyant.

— Bon, c'est promis, j'arrête. Je t'ai apporté quelque chose.

Il dépose une pochette en plastique noir qu'il pousse vers elle du bout de son index. Elle incline la tête, sa façon à elle de dire : « Qu'est-ce que c'est ? » Et comme il comprend la moindre expression de son visage, le seul mouvement de ses yeux répond : « Ouvre, tu verras. » C'est un petit album de photos.

Il commence à tourner les pages. Sur la première, en noir et blanc, deux bébés de deux ans se regardent debout, face à face, ils se tiennent mutuellement par les épaules.

— C'est la plus vieille photo de nous deux que j'aie pu retrouver, dit-il.

Il tourne un feuillet, poursuivant son commentaire :

— Celle-ci c'est toi et moi, un Noël dont j'ai oublié la date, mais nous n'avions pas encore dix ans. Je crois que c'est l'année où je t'ai donné ma médaille de baptême.

Susan plonge la main entre ses seins pour en tirer la petite chaîne et son pendentif à l'effigie de sainte Thérèse, qui ne la quitte jamais. Quelques pages encore, elle l'interrompt et décrit à son tour :

— Celle-ci c'est nos treize ans, c'est dans le jardin chez tes parents, je viens de t'embrasser, c'est notre premier baiser, tu m'as dit : « C'est dégueulasse » quand j'ai voulu mettre ma langue ; et celle-ci c'est deux ans après, là c'est moi qui 18

ai trouvé ça dégoûtant quand tu as voulu qu'on dorme ensemble.

Au verso Philip reprend la parole et pointe une autre image.

— Et un an plus tard à la fin de cette soirée, si je m'en souviens bien, tu ne trouvais plus ça dégoûtant du tout.

Chaque feuillet de celluloïd marque un temps de leur enfance complice. Elle l'arrête.

— Tu as sauté six mois, il n'y a pas de photo de l'enterrement de mes parents ? Pourtant je crois que c'est là où je t'ai trouvé le plus sexy !

— Arrête avec cet humour débile, Susan !

— Je ne plaisantais pas. C'est la première fois que je t'ai senti plus fort que moi, ça me rassurait vraiment. Tu sais, je n'oublierai jamais...

— Arrête avec ça...

— ... que c'est toi qui es allé rechercher l'alliance de maman pendant la veillée...

— Bon, peut-on changer de sujet ?

— Je crois que c'est toi qui me rappelles tous les ans à leur mémoire, tu as toujours été tellement attentionné, présent et prévenant chaque année, pendant la semaine anniversaire de l'accident.

— On passe à autre chose maintenant ?

— Allez, continue de nous faire vieillir, tourne les pages.

Il la regarde, immobile, il y a de l'ombre dans ses yeux. Elle lui adresse un sourire et reprend :

— Je savais que c'était égoïste de ma part de te laisser m'accompagner à cet avion.

— Susan, pourquoi fais-tu ça ?

— Parce que « ça » c'est aller au bout de mes rêves. Je ne veux pas finir comme mes parents, Philip. Je les ai vus passer leur existence à payer des traites, et pourquoi ? Pour finir tous les deux contre un arbre, dans la belle bagnole qu'ils venaient d'acheter. Toute leur vie a fait deux secondes aux infos du soir, que j'ai regardées sur la belle télé qui n'était même pas encore payée. Je ne juge rien ni personne Philip, mais moi je veux autre chose, et m'occuper des autres est une vraie raison de me sentir en vie.

Il la regarde, perdu, admirant sa détermination. Depuis l'accident elle n'est plus tout à fait la même, comme si les années s'étaient bousculées aux portes des réveillons, telles des cartes à jouer que l'on jette par deux pour distribuer plus vite. Susan ne paraissait déjà plus ses vingt et un ans sauf quand elle souriait, ce qui lui arrivait très souvent. Son cycle de Junior Collège achevé, et son diplôme d'Associate of Arts en poche, elle s'était engagée dans le Peace Corps, cette association humanitaire qui envoyait les jeunes porter assistance à l'étranger.

Dans moins d'une heure elle partira deux longues années durant pour le Honduras. A quelques milliers de kilomètres de New York elle passera de l'autre côté du miroir du monde.

Dans la baie de Puerto Castilla comme dans celle de Puerto Coites, ceux qui avaient décidé de dormir à la belle étoile y renoncèrent. Le vent s'était levé en fin d'après-midi et soufflait déjà fort. Ils ne s'alarmèrent pas. Ce n'était ni la première ni la dernière fois qu'une tempête tropicale s'annonçait, le pays était habitué aux pluies, fréquentes en cette saison. Le jour sembla se coucher plus tôt, les oiseaux décampèrent à tire-d'aile, signe de mauvais augure.

Vers minuit le sable se souleva, formant un nuage à quelques centimètres du sol. Les vagues se mirent à gonfler très rapidement, et déjà les cris que lançaient les uns et les autres pour que l'on renforce les amarres des bateaux ne s'entendaient plus.

Au rythme des éclairs qui lacéraient le ciel, l'écume bouillonnante à l'aplomb des pontons les faisait vaciller dangereusement. Bousculées par la houle, les embarcations s'entrechoquaient dans les raclements de leurs bois. À 2 h 15 le cargo San Andréa, long de 35 mètres, fut projeté contre les récifs et sombra en huit minutes, son flanc déchiré sur toute la longueur. Au même moment, à El Golason, le petit aéroport de La Ceiba, le DC3 gris argenté parqué devant un hangar décolla soudainement et atterrit aussitôt au pied de ce qui faisait office de tour de contrôle ; il n'y avait aucun pilote à bord. Les deux hélices se plièrent et l'empennage se brisa en deux. Quelques minutes plus tard le camion-citerne se coucha sur le côté et commença à glisser, une gerbe d'étincelles embrasa le carburant.


Philip posa sa main sur celle de Susan, la retourna et en caressa la paume.

— Tu vas tellement me manquer, Susan.

— Toi aussi... drôlement tu sais !

— Je suis fier de toi, même si je te déteste de me planter ici comme ça.

— Arrête-toi là, on s'est promis qu'il n'y aurait pas de larmes.

— Ne demande pas l'impossible !

Penchés l'un sur l'autre ils partageaient la tristesse d'une séparation et l'émotion heureuse d'une complicité de dix-neuf ans, ce qui représentait presque toute leur existence.

— Tu me donneras des nouvelles ? demanda-t-il avec un air de petit garçon.

— Non!

— Tu vas m'écrire ?

— Tu crois que je peux avoir une glace ?


Il se retourna et héla le serveur. Lorsque celui-ci s'approcha, il lui commanda deux boules vanille recouvertes de chocolat chaud saupoudré d'amandes effilées, le tout copieusement arrosé de caramel liquide, c'est dans cet ordonnancement précis qu'elle aimait ce dessert, de loin son favori. Susan le fixa droit dans les yeux.

— Et toi ?

— Moi je t'écrirai dès que j'aurai ton adresse là-bas.

— Non, toi tu as choisi ce que tu vas faire ?

— Deux années à Cooper Union 3 et puis je tenterai de faire carrière dans une grande agence de publicité.

— Donc tu n'as pas changé d'avis. Remarque c'est idiot ce que je dis, tu ne changes jamais d'avis.

— Parce que toi il t'arrive d'en changer ?

— Philip, tu ne serais pas venu avec moi si je te l'avais proposé, parce que ce n'est pas ta vie.

Et moi je ne reste pas ici parce que ce n'est pas la mienne, alors arrête de faire cette tête.

Susan léchait sa cuillère avec gourmandise, de temps à autre elle la remplissait pour l'approcher de la bouche de Philip qui se laissait faire, docile. Elle gratta le fond du mazagran, cherchant à y collecter les dernières effiloches d'amandes collées aux parois de la coupe. La grande horloge accrochée au mur d'en face marquait les 5 heures de cet après-midi d'automne. S'ensuivit une minute d'un étrange silence ; elle décolla son nez, qu'elle avait écrasé sur la vitre, se pencha par-dessus la table pour passer ses deux bras autour du cou de Philip et lui souffla au creux de l'oreille :

— J'ai la trouille tu sais.

Philip la repoussa un peu pour mieux la regarder.

— Moi aussi.


À 3 heures du matin, à Puerto Lempira, une première vague de 9 mètres pulvérisa la digue sur son passage, charriant des tonnes de terre et de roches vers le port qui fut littéralement déchiqueté. La grue métallique se plia sous la force du vent, sa flèche tomba en sectionnant le pont du porte-conteneurs Rio Platano qui s'enfonça dans les eaux tourmentées. Sa proue seule surgissait par instants, entre deux vagues, hérissée vers le ciel ; elle disparut plus tard dans la nuit pour ne jamais réapparaître. Dans cette région où il pleut chaque année plus de 3

mètres d'eau, ceux qui avaient survécu aux premiers assauts de Fin" et qui tentèrent de se réfugier à l'intérieur des terres disparurent emportés par les rivières débordantes qui, réveillées dans la nuit, quittèrent brutalement leur lit, emportant tout sur leur passage. Toutes les agglomérations de la vallée disparurent, noyées par les flots bouillonnants chargés de segments d'arbres aux pointes tranchantes, de débris de ponts, de routes et de maisons. Dans la région de Limon, les villages accrochés aux montagnes d'Amapala, de Piedra Blanca, de Bis-cuampo Grande, de La Jigua et de Capiro glissèrent avec les terrains qui dévalèrent les flancs vers les vallées déjà inondées. Les quelques survivants accrochés aux arbres qui avaient résisté périrent dans les heures qui suivirent. À 2 h 25, la troisième vague frappa de plein fouet le département au nom prémonitoire d'Atlantida, sa côte fut fauchée par une lame dont la hauteur dépassa 11 mètres. Des millions de tonnes d'eau se ruèrent vers La Ceiba et vers Tela, se frayant un passage dans leurs ruelles étroites qui en les enserrant leur donnaient plus de puissance encore. Les maisons au bord de l'eau furent les premières à vaciller avant de se disloquer, leurs soubassements de terre s'étaient rapidement désagrégés. Les toits de tôle ondulée se soulevaient avant d'être rabattus violemment au sol, coupant en deux les premières victimes de ce massacre naturel.


Les yeux de Philip avaient glissé vers ses seins en pomme dont les rondeurs devenaient provocantes. Susan le remarqua, ouvrit un bouton de son chemisier et en ressortit la petite médaille dorée.

— Mais je ne risque rien, j'ai ton porte-bonheur que je ne quitte jamais. Elle m'a déjà sauvée, c'est grâce à elle que je ne suis pas montée dans la voiture avec eux.

— Tu me l'as dit cent fois Susan, ne parle pas de ça juste avant de prendre cet avion, tu veux bien?

— En tout cas, dit-elle en replaçant la médaille sur sa peau, avec elle rien ne peut m'arriver.

C'était un cadeau de communion. Un été ils avaient voulu devenir frère et sœur de sang. Le projet avait fait l'objet d'une étude approfondie. Livres sur les Indiens empruntés à la bibliothèque et lus studieusement sur les bancs de la cour de récréation, la conclusion de leurs recherches ne laissait aucun doute quant à la méthode à employer. Il fallait échanger du sang, donc se couper quelque part. Susan avait subtilisé le couteau de chasse de son père dans son bureau et ils s'étaient cachés tous les deux dans la cabane de Philip. Il avait tendu son doigt en essayant de fermer les yeux, mais il avait ressenti un vertige à l'approche de la lame. Comme elle ne se sentait pas très à l'aise non plus, ils s'étaient tous deux replongés dans les manuels «

apaches » pour y trouver une solution au problème posé : « L'offrande d'un objet sacré témoigne de l'attachement éternel de deux âmes », assurait la page 236 du recueil.

Vérification faite de la signification du mot « offrande », cette seconde méthode fut préférée, et adoptée d'un commun accord. Au cours d'une cérémonie solennelle, où quelques poèmes iro-quois et sioux furent prononcés, Philip passa sa médaille de baptême autour du cou de Susan. Elle ne la quitta plus et ne céda jamais à sa mère qui voulait qu'elle l'ôte au moins pour dormir.

Susan sourit, faisant saillir ses pommettes.

— Tu peux porter mon sac ? Il pèse une tonne, je voudrais aller me changer, je vais crever de chaud en arrivant là-bas.

— Mais tu es en chemise !

Elle s'était déjà levée et l'entraînait par le bras, indiquant d'un geste au barman de leur garder la table. Ce dernier acquiesça d'un hochement de la tête, la salle était presque vide. Philip déposa le baluchon à la porte des sanitaires, Susan se posta face à lui :

— Tu entres ? Je t'ai dit que c'était lourd.

— Je veux bien, mais cet endroit est en principe réservé aux femmes ?

— Et alors ? Tu as peur de venir m'épier aux toilettes maintenant ? Cela te semble plus compliqué que de la cloison voisine au lycée ou plus subtil que de la lucarne de la salle de bains de ta maison ? Entre !

Elle le tira à elle, ne lui laissant d'autre alternative que de la suivre ; il fut soulagé qu'il n'y ait qu'une seule cabine. Elle prit appui sur son épaule, ôta sa chaussure gauche et visa l'ampoule accrochée au plafond. Elle atteignit son but au premier lancer, le bulbe éclata d'un son sec.

Dans la pénombre contrariée du seul néon accroché au-dessus du miroir, elle s'adossa au lavabo, l'enlaça et colla ses lèvres aux siennes. Au premier souffle d'un baiser sans rival, elle fit glisser sa bouche au creux de son oreille, la chaleur de sa voix chuchotante y posait d'indécis frissons qui finirent par descendre le long de son échine.

— Moi, j'avais ta médaille collée contre mes seins avant même qu'ils se mettent à pousser, je veux que ta peau soit le gardien de leur souvenir pour plus de temps encore. Je m'en vais mais je veux te hanter pendant toute mon absence, pour que tu ne sois à aucune autre.

— Tu es complètement mégalo !

La demi-lune verte du loquet vira au rouge.

— Tais-toi et continue, dit-elle, je veux voir si tu as fait des progrès.

Bien plus tard, ils ressortirent tous deux pour regagner la table sous les regards inquisiteurs du barman qui essuyait ses verres.

Philip reprit la main de Susan dans la sienne, mais il lui sembla qu'elle était déjà ailleurs.


Plus au nord, à l'entrée de la vallée de Sula, les flots devenus épais pulvérisèrent tout sur leur passage dans un grondement assourdissant. Voitures, bétail, décombres apparaissaient sporadiquement au cœur des tourbillons de boues mouvantes d'où surgissait par moments un horrible chaos de membres déchiquetés. Rien ne résista, pylônes électriques, camions, ponts, usines se soulevaient de terre, fatalement entraînés par ce mélange de forces irrésistibles. En quelques heures, la vallée fut transformée en lac. Longtemps après, les anciens du pays raconteraient que c'était la beauté du paysage qui avait incité Fifi à rester deux jours sur place

; deux journées qui provoquèrent la mort de dix mille hommes, femmes et enfants, laissant près de six cent mille personnes sans abri et sans nourriture. En quarante-huit heures ce petit pays grand comme l'État de New York, coincé entre le Nicaragua, le Guatemala et le Salvador, fut ravagé par une force équivalente à celle de trois bombes atomiques.


— Susan, tu vas rester combien de temps là-bas ?

— Il faut vraiment qu'on y aille, j'embarque, tu préfères rester là ?

Il se leva sans répondre, laissa un dollar sur la table. En s'engageant dans le couloir elle colla son visage au hublot de la porte et posa son regard sur les chaises vides où ils s'étaient assis.

Et dans une ultime lutte contre l'émotion de l'instant, elle se mit à parler aussi vite qu'elle le pouvait.

— Voilà, dans deux ans quand je reviendrai, tu m'attendras ici, nous nous y retrouverons un peu comme en cachette. Je te raconterai tout ce que j'ai fait et toi aussi tu me raconteras tout ce que tu as fait, et nous nous assiérons à cette même table parce qu'elle sera à nous ; et si je suis devenue une Florence Nightingale des temps modernes et toi un grand peintre, ils mettront un jour une petite plaque en cuivre avec nos deux noms.

À la porte d'embarquement elle lui expliqua qu'elle ne se retournerait pas, elle ne voulait pas voir sa mine triste et préférait emporter son sourire ; elle ne voulait pas non plus penser à l'absence de ses parents, c'est ce qui avait poussé ceux de Philip à ne pas venir à l'aéroport. Il la prit dans ses bras et chuchota : « Prends soin de toi. » Elle écrasa sa tête contre son torse pour lui voler aussi un peu de son odeur et lui laisser un peu plus de la sienne encore. Elle remit son billet à l'hôtesse, embrassa Philip une dernière fois, inspira à pleins poumons et gonfla ses joues pour lui laisser comme dernière image cette mimique de clown. Elle dévala les marches qui conduisaient à la piste, courut le long du chemin balisé par les agents au sol, gravit l'échelle et s'engouffra dans l'appareil.

Philip retourna vers le bar et reprit place à la même table. Sur l'aire de stationnement, les moteurs du Douglas se mirent à tousser, crachant l'un après l'autre des volutes de fumée grise.

Les pales des deux hélices exécutèrent un tour dans la direction opposée à celles des aiguilles d'une montre, puis firent deux lentes rotations en sens inverse avant de devenir invisibles.

L'avion pivota pour remonter la piste, qu'il longea lentement. À l'extrémité du tarmac, il s'arrêta quelques minutes et s'aligna pour le décollage. Les roues qui recouvraient les marquages blancs au sol s'immobilisèrent de nouveau, faisant fléchir le train d'atterrissage.

Sur les bas-côtés, les herbes hautes que l'avion semblait saluer se courbaient. La vitre du bar vibra à la montée en puissance des moteurs, les ailerons firent un dernier au revoir aux spectateurs et le bimoteur se mit à rouler. Gagnant de la vitesse, il passa bientôt à sa hauteur et Philip vit la queue se soulever, puis les roues quitter le sol. Le DC3 s'éleva rapidement, vira sur son aile droite et disparut au loin derrière la fine couche de nuages.

Il resta quelques instants les yeux rivés vers le ciel, puis détourna son regard pour le porter vers la chaise où elle s'était assise quelques instants plus tôt. Un immense sentiment de solitude l'envahit. Il se leva et quitta les lieux les mains dans les poches.



2.


25 septembre 1974, à bord de cet avion...


Mon Philip,


Je crois que je n'ai pas réussi à te cacher cette trouille qui me nouait le ventre tout à l'heure.

Je viens de voir disparaître le terrain d'aviation. J'ai eu le vertige jusqu'à ce que les nuages me cachent la terre, maintenant cela va beaucoup mieux. Je suis déçue, nous n'avons pas pu voir Manhattan, mais sous moi le ciel vient de se découvrir et je peux presque compter les crêtes des vagues, elles sont toutes petites, on dirait des moutons. J'ai même suivi un gros bateau qui fait route vers toi. Tu vas bientôt avoir du beau temps.

Je ne sais pas si mon écriture est lisible, nous sommes très secoués dans cette cabine. C'est un long voyage qui m'attend, je serai à Miami dans six heures, après une escale à Washington, puis nous changerons d'appareil pour voler vers Tegu-cigalpa. Rien que le nom semble magique. Je pense à toi, tu dois être en chemin vers la maison ; embrasse fort tes parents pour moi, je t'écrirai pour te raconter ce périple, toi aussi prends soin de toi mon Philip...



Susan,


Je viens de rentrer, papa et maman ne m'ont posé aucune question, je crois qu'à ma tête ils ont compris. Je m'en veux pour tout à l'heure, j'aurais dû respecter ta joie et ton envie de t'éloigner d'ici, c'est toi qui as raison, je ne sais pas si j'aurais eu le courage de partir si tu me l'avais proposé. Mais tu ne l'as pas fait et je crois que c'est mieux ainsi. Je ne sais pas bien ce que cette dernière phrase veut dire. Les soirées seront longues sans toi. J'adresserai cette première lettre au bureau du Peace Corps à Washington, qui te la fera suivre.

Tu me manques déjà beaucoup trop.


Philip



... je reprends mon papier et mon crayon, il y a une lumière incroyable, tu n 'as jamais vu cela et moi non plus d'ailleurs. Ici au-dessus des nuages je suis en train d'assister à un vrai coucher de soleil, mais, vu d'en haut, c'est absolument dingue, j'en crève que tu ne sois pas là pour voir ce que je vois, j'ai oublié de te dire quelque chose de très important tout à l'heure je crois que tu vas rudement me manquer.


Susan



15 octobre 1974, Susan,


Déjà trois semaines depuis ton départ, je n'ai toujours pas reçu ta première lettre, j'imagine qu 'elle voyage quelque part entre toi et moi. Nos proches me demandent souvent de tes nouvelles, si je ne reçois rien très vite je vais devoir inventer...



Ce 15 octobre, Philip,



L'arrivée a été chaotique. Nous sommes restés bloqués quatre jours à l'escale de Miami, nous attendions deux conteneurs de vivres et la réouverture de l'aéroport de La Ceiba où nous devions faire une halte. Je voulais en profiter pour aller visiter un peu la ville mais j'ai dû rêver. Avec les autres membres de mon unité, nous avons été parqués dans un hangar. Trois repas par jour, deux douches et un lit de camp, des cours intensifs d'espagnol et de secourisme, cela ressemblait à l'armée, mais sans le sergent-major. Le DC3 nous a finalement accompagnés jusqu 'à Tegucigalpa, de là un hélicoptère de l'armée nous a conduits à Ramon Villesla Morales, le petit aérodrome de San Pedro Sula. C'est incroyable, Philip, vu du ciel le pays a l'air d'avoir été bombardé. Des kilomètres de terres entièrement dévastées, des débris de maisons, des ponts aux tabliers brisés et des cimetières de fortune presque partout. En volant à basse altitude nous avons vu des bras tendus vers le ciel émerger d'océans de boue, des carcasses d'animaux par centaines, ventres à l'air. Il règne une odeur pestilentielle. Les routes sont arrachées, elles ressemblent à des rubans défaits sur des cartons éventrés. Les arbres déracinés se sont couchés les uns sur les autres. Rien n 'a pu survivre sous ces forêts de Mikado. Des pans de montagnes se sont totalement effondrés, rayant des cartes les villages qui y étaient accrochés. Personne ne pourra compter les morts mais ils sont des milliers. Qui connaîtra le nombre réel des cadavres ensevelis ? Comment les rescapés trouveront-ils la force de survivre à tant de désespoir ? Nous devrions être des centaines à leur porter secours et nous n'étions que seize dans cet hélicoptère.

Dis-moi Philip, dis-moi pourquoi nos grandes nations envoient les hommes par légions pour faire la guerre, mais ne sont pas capables d'en envoyer quelques poignées pour sauver des enfants ? Combien de temps passera-t-il avant que nous apprenions cette évidence ? Philip, à toi je peux témoigner de cet étrange sentiment, je suis là au milieu de tous ces morts, et je sens comme jamais que je suis en vie. Quelque chose a changé, pour moi vivre n'est plus un droit, c'est devenu un privilège. Je t'aime fort mon Philip.


Susan



25 octobre, Susan,


Des reportages qui rapportent l'horreur où tu te trouves ont été publiés cette semaine dans la presse, au moment même où je recevais ta première lettre. Les journaux parlent de dix mille morts. Je pense à toi chaque seconde en imaginant ce que tu vis. Je parle de toi à chacun et tous me parlent de toi. Dans le Montclair Times d'hier un journaliste a fait un papier sur l'aide humanitaire que notre pays a envoyée là-bas, il termine son article en te nommant, je l'ai découpé et je le joins dans cette enveloppe. Tout le monde me demande de tes nouvelles, ce qui ne facilite pas ton absence pour moi. Qu'est-ce que tu me manques ! Les cours ont repris, je cherche un logement à proximité de la faculté, j'ai posé une candidature pour un atelier d'artiste à retaper dans un petit immeuble de trois étages sur Broome Street. Le quartier aussi est en piteux état, mais le studio est grand et les loyers ici sont vraiment abordables, et puis tu imagines, vivre à Manhattan ! Quand tu reviendras, nous serons à quelques blocs seulement du Film Forum, te souviens-tu ? C'est à peine croyable, dans la vitrine du bar en face, il y a un petit drapeau hondurien ; en t'attendant ici, je passerai tous les jours devant, c'est un signe. Fais attention à toi. Tu me manques.


Philip



Les lettres de Susan lui parvenaient au rythme d'une par semaine, il y répondait le soir même.


Il arrivait que deux correspondances se croisent, et certaines réponses lui arrivaient avant même que les questions soient posées. Sous le vingtième parallèle, les populations s'étaient armées de courage, et le pays tentait de se réorganiser dans des conditions catastrophiques.

Susan et ses compagnons avaient établi un premier camp de réfugiés. Ils s'étaient installés dans la vallée de Sula, entre les montagnes de San Idelfonso et de Cabaceras de Naco. Le mois de janvier préludait à une vaste campagne de vaccination. À l'aide d'un antique camion Susan parcourait les routes, en profitant pour distribuer des vivres, des sacs de semences et des médicaments. Quand elle n'était pas au volant du vieux Dodge, elle consacrait son temps à l'organisation du campement de base. Le premier baraquement qu'ils édifièrent fit office de dispensaire, le suivant de bureau administratif. Dix maisons de terre et de briques abritaient déjà trente familles. À la fin du mois de février, le petit hameau de Susan, distribué sur trois rues, se composait de deux bâtiments, vingt et une masures, et deux cents habitants dont les deux tiers avaient de nouveau un toit sur la tête. Les autres dormaient sous des tentes. Sur ce qui était déjà redevenu la place principale, les fondations d'une école commençaient à s'élever. Chaque matin après avoir avalé une galette de maïs, elle se rendait au dépôt, un hangar en bois achevé à Noël, chargeait son camion et partait faire sa tournée. Lorsque le moteur toussait sous les tours de manivelle de Juan, toute la cabine tremblait, il lui fallait lâcher le volant, tant les vibrations lui démangeaient les mains, et attendre que les cylindres se réchauffent pour que les pistons acceptent de monter en régime.

Juan n'avait pas tout à fait dix-huit ans. Il était né à Puerto Coites et ne se souvenait plus du visage de ses parents. À neuf ans il débardait sur le port, à onze ans et demi il hissait les filets sur un bateau de pêche. A treize, il était arrivé seul dans la vallée, où désormais tout le monde le connaissait. L'adolescent aux allures d'homme avait repéré celle qu'il appelait la « Senora Blanca » dès qu'elle était descendue du car de Sula. Il lui avait aussitôt emboîté le pas. Susan l'avait d'abord pris pour un mendiant, mais il était bien trop fier pour cela. Juan vivait de trocs, échangeant quelques menues besognes contre un peu de nourriture ou un abri les soirs de grandes pluies. Il avait ainsi réparé des toitures, repeint des clôtures, bouchonné des chevaux, escorté des troupeaux, transporté toutes sortes de sacs sur ses épaules, vidé des granges. Qu'il s'agisse de mettre en route le Dodge bleu pâle, d'y charger des caisses, de grimper à l'arrière pour l'aider dans ses tournées, Juan guettait la mimique de Susan qui signifierait « J'ai besoin d'un coup de main ». Depuis le mois de novembre, elle préparait chaque matin deux galettes de maïs qu'elle complétait parfois d'une barre de chocolat, qu'ils partageaient avant de prendre la route. Même en étant optimiste, la terre ne donnerait pas de légumes avant une saison pleine, et les routes coupées ne permettaient plus que les produits frais circulent à travers le pays. Il fallait se contenter des vivres dits de subsistance que les habitants des villages considéraient comme des festins de Dieu. Sur les chemins d'une campagne dévastée la présence de Juan allongé sous la bâche à l'arrière rassurait Susan, mais le silence régnait sur leur route aux croisements toujours en deuil.


8 janvier 1975, Philip,


Première fin d'année loin de toi, loin de chez nous, loin de tout. Un moment étrange où tout se mélange dans ma tête : un sentiment de solitude qui m'envahit, parfois allégé par la joie de vivre tant de choses singulières. Ce moment de minuit que nous passions ensemble depuis quelques années à nous offrir des cadeaux, je l'ai vécu au milieu de gens démunis de tout. Les enfants d'ici se battraient juste pour les emballages, un simple bout de ficelle a son usage. Et pourtant tu aurais dû voir ce parfum de fête qui envahissait les rues. Les hommes tiraient en l'air de vieilles cartouches pour célébrer l'espoir qui les fait survivre. Les femmes ont dansé dans la rue, entraînant leurs gamins dans des rondes délirantes de bonheur, et moi j'étais abasourdie. Je me souviens de cette nostalgie qui nous envahissait à l'approche de la fin de l'année, je me souviens de ces heures que j'ai passées à essayer de te refiler mes cafards, parce que tout ne tournait pas très rond autour de mon nombril. Ici ils sont tous en deuil, veufs ou orphelins, et ils s'accrochent à la vie avec une dignité hallucinante. Dieu que ce peuple est beau dans sa détresse. Mon cadeau de Noël c'est Juan qui me l'a fait, et quel cadeau ! C'est ma première maison, elle sera très belle, je vais pouvoir emménager dans quelques semaines. Juan attend la fin du mois, les pluies cesseront et il m'a dit qu'il pourrait alors peindre la façade. Il faut que je te la décrive. Il a monté les soubassements avec de la terre qu 'il mélange à de la paille et à des cailloux, il a ensuite élevé les murets avec des briques. Avec les gens du village qui l'aident, il est allé récupérer des fenêtres dans des décombres, pour en placer une de chaque côté d'une belle porte bleue. Le sol de l'unique pièce est encore en terre. A gauche il y aura une cheminée adossée à l'un des murs avec à côté une bassine en pierre, voilà pour le coin cuisine. Pour la douche, il mettra une citerne sur la toiture plate. En tirant sur une chaîne j'aurai de l'eau froide ou tiède selon le moment de la journée. Décrite comme cela ma salle de bains ne paraît pas terrible et ma maison Spartiate, mais je sais qu 'elle sera pleine de vie. Je ferai mon bureau dans le coin salon, c'est la partie où Juan veut poser le plancher dès qu'il aura trouvé de quoi le fabriquer. Une échelle grimpe à la mezzanine, j'y mettrai mon matelas. Bon assez, à toi de m'écrire, racojite-moi comment tu as passé les fêtes, comment va ta vie. Tu me manques toujours. Il pleut des baisers au-dessus de ton lit.


Ta Susan


29 janvier 1975, Susan,


Je n 'ai pas reçu tes vœux ! Enfin pas encore. J'espère que le dessin que je te joins ne souffrira pas trop du voyage. Tu dois te demander ce que représente cette perspective d'une rue au petit matin, eh bien j'ai une grande nouvelle à t'annoncer, l'atelier dans Broome Street, ça y est, j'y suis, et je t'écris en regardant la rue déserte de SoHo par ma fenêtre, c'est la vue que je t'ai dessinée. Tu ne peux pas savoir à quel point cela me change d'avoir quitté Montclair, comme si j'avais perdu mes repères et en même temps je sais que cela me fera beaucoup de bien.

Je me lève tôt et je pars prendre mon petit déjeuner au café Reggio, c'est un petit détour, mais j'aime tellement la lumière matinale de ces ruelles aux gros pavés irréguliers, les trottoirs déformés avec leurs grandes plaques de fonte incrustées de billes de verre, les façades dentelées d'escaliers métalliques, et puis tu adores cet endroit. Tu sais, je crois que je t'écrirais n'importe quoi pour que de temps en temps tu penses à moi, pour que tu me répondes et me parles de toi. Je n'imaginais pas que tu me manquerais tant Susan, je m'accroche à mes cours et je me dis tous les jours que le temps sans toi est trop long, que je devrais sauter dans un avion et venir te rejoindre, même si je sais comme tu me l'as dit souvent que ce n'est pas ma vie. Mais loin de toi je me demande ce que c 'est ma vie.

Voilà, si cette lettre ne finit pas dans ma poubelle c 'est que le bourbon que je viens de siffler aura fait son effet, que je me serai interdit de me relire demain matin ou bien que j'aurai dès cette nuit été nourrir la boîte aux lettres plantée à l'angle de ma rue. Quand je pars de chez moi à l'aube, je la regarde du coin de l'œil en traversant comme si c'était elle qui me délivrerait une lettre de toi un peu plus tard dans la journée, un courrier que je trouverais au retour de lafac. J'ai parfois l'impression qu'elle me sourit et qu'elle me nargue, flegmatique.

Il fait un froid de loup. Je t'embrasse.


Philip



27 février 1975, Philip,


Une courte lettre. Pardon de ne pas t'écrire plus souvent, je suis débordée de boulot en ce moment et, quand je rentre, je n 'ai plus la force d'écrire, à peine celle d'atteindre mon matelas pour dormir quelques heures. Février s'achève, trois semaines sans pluie, cela relève du miracle. Les premières poussières succèdent à la boue. Nous avons pu enfin nous mettre vraiment à l'ouvrage et j'ai l'impression de voir nos premiers efforts récompensés : la vie reprend le dessus.

C'est la première fois que je suis assise à mon bureau, j'ai accroché ton dessin au-dessus de la cheminée, comme cela nous avons la même vue. Je suis bien contente que tu aies emménagé dans Manhattan. Comment va ta vie à l'université, tu dois être entouré d'étudiantes qui succombent à tes charmes ? Profite mon vieux, mais ne les rends pas trop malheureuses. Tendres baisers.


Susan


4 avril 1975, Susan,


Les lumières des fêtes se sont éteintes depuis longtemps et les pages de février sont déjà derrière nous. Il y a deux semaines la neige est tombée, paralysant la ville trois jours durant, dans une panique indescriptible. Plus aucune voiture n 'arrivait à circuler, les taxis zigzaguaient comme des luges sur la Cinquième, les pompiers n'ont pu arrêter un incendie dans TriBeCa, l'eau avait gelé. Et puis l'horreur, trois clochards sont morts de froid dans Central Park, dont une femme de trente ans. On l'a retrouvée assise, gelée sur un banc. On ne parle plus que de cela, aux journaux télévisés du soir et du matin. Personne ne comprend pourquoi la municipalité n'ouvre pas des abris quand les grands froids arrivent. Comment admettre qu'on meure encore ainsi de nos jours dans les rues de New York, c'est lamentable !

Alors toi aussi, tu as emménagé dans une nouvelle maison ? Très drôle ta tirade sur les filles de la fac, alors à mon tour : qui est ce Juan qui s'occupe si bien de toi ? Je bosse comme un dingue, les examens sont dans quelques mois. Est-ce que je te manque toujours un peu ?

Ecris-moi vite.

Philip


25 avril 1975, Philip,


J'ai reçu ta lettre, j'aurais dû y répondre depuis deux semaines mais je ne trouve jamais le temps, déjà la fin avril, il fait beau, et trop chaud, l'odeur est parfois difficile à supporter.

Nous sommes partis pendant dix jours avec Juan, nous avons traversé toute la vallée de Sula et nous avons grimpé les routes du mont Cabace-ras de Naco. Le but de notre expédition était d'atteindre les hameaux dans les montagnes. L'approche a été difficile. Dodge, c'est ainsi que nous avons baptisé notre camion, nous a lâchés deux fois, mais Juan a des doigts de magicien. J'ai le dos fourbu, tu ne sais pas ce que c'est que changer une roue sur un engin pareil. Les paysans nous ont d'abord pris pour des sandi-nistes, qui eux nous prennent souvent pour des militaires en civil. S'ils pouvaient se mettre d'accord, cela faciliterait notre job.

Au premier barrage, je t'avoue que mon cœur battait la chamade. Je n'avais jamais vu de fusils-mitrailleurs si près de mon visage. Nous avons négocié notre sauf-conduit contre quelques sacs de blé et douze couvertures. La voie qui grimpait à flanc de roche était à peine praticable. Nous avons mis deux jours pour nous élever de 1 000 mètres. Difficile de te décrire ce que nous avons trouvé là-haut. Des populations faméliques auxquelles personne n'avait encore porté assistance. Juan a dû négocier âprement pour gagner la confiance des hommes qui gardaient le col...


Ils furent accueillis avec la plus grande méfiance. Le ronronnement de leur moteur les avait précédés et les habitants du hameau s'étaient massés le long du chemin pour suivre la lente progression du Dodge dont la boîte de vitesses craquait à chaque tournant. Quand il avait dû presque s'immobiliser pour négocier le virage qui annonçait le bout de la route déserte, deux hommes avaient jailli des accotements, sautant sur les marchepieds en pointant leurs machettes vers l'intérieur de l'habitacle. Surprise, Susan avait fait une embardée, écrasé le frein et manqué de peu la ravine.

Ivre d'une rage qui étouffa sa peur, elle était sortie de la cabine. En ouvrant brutalement sa portière, elle avait projeté un des hommes à terre. Le regard noir et les deux mains sur les hanches, elle l'avait alors copieusement insulté. Le paysan s'était relevé ébahi, ne comprenant pas un traître mot de ce que la femme à la peau claire lui hurlait au visage, mais la Seflora Blanca était incontestablement en colère. Juan était descendu à son tour, bien plus calme, et avait expliqué les raisons de leur présence. Après quelques moments d'hésitation, l'un des deux fermiers avait levé le bras gauche et une dizaine de villageois s'étaient avancés. Le groupe ainsi formé se mit à discuter pendant d'interminables minutes et la conversation s'envenima. Susan escalada alors le capot de son camion et ordonna froidement à Juan d'actionner le klaxon. Il sourit et s'exécuta. Petit à petit les voix couvertes par la trompe au timbre éraillé du camion se turent. Toute l'assemblée se retourna vers Susan. Elle s'adressa dans son meilleur espagnol à celui qui semblait être leur chef.

— J'ai des couvertures, des vivres et des médicaments. Soit vous m'aidez à décharger, soit je lâche le frein à main et je rentre chez moi à pied !

Une femme traversa la foule silencieuse et vint se poster devant la calandre, elle se signa.

Susan cherchait à descendre de son perchoir sans se briser une cheville, la femme lui tendit une main, relayée aussitôt par un homme. Toisant la foule, Susan rejoignit Juan à l'arrière.

Les montagnards s'écartèrent lentement sur son passage. Juan sauta sur le plateau, et ensemble ils soulevèrent la bâche. Tout le village restait silencieux et immobile, elle sortit un lot de couvertures qu'elle jeta au sol. Personne ne bougea.

— Mais qu'est-ce qu'ils ont, bordel !

— Seňora, dit Juan, ce que vous apportez n'a pas de prix pour ces gens-là, ils attendent ce que vous leur en demanderez et ils savent qu'ils n'ont rien à vous donner en échange.

— Eh bien dis-leur que la seule chose que je leur demande c'est de nous aider à décharger !

— C'est un peu plus compliqué que cela.

— Et pour faire simple, on fait comment ?

— Mettez votre brassard du Peace Corps, ramassez une des couvertures que vous venez de jeter par terre et allez la mettre sur les épaules de celle qui a fait le signe de croix tout à l'heure.

En déposant le plaid sur le dos de la femme, elle la regarda au fond des yeux et dit en espagnol : « Je suis venue vous remettre ce que l'on aurait dû vous apporter depuis longtemps, pardonnez-moi d'arriver si tard. »

Teresa la prit dans ses bras et l'embrassa sur les joues. Dans un mouvement de liesse les hommes se ruèrent vers le camion et le vidèrent de son contenu. Juan et Susan furent conviés à dîner avec tous les gens du village. La nuit était tombée, un grand feu avait été allumé et un repas frugal fut servi.

Au cours de la soirée un petit garçon s'était approché dans son dos. Susan sentit sa présence, elle se retourna et lui sourit mais il s'enfuit aussitôt. Il réapparut un peu plus tard, se rapprochant un peu plus. Nouveau clin d'œil et il s'enfuit encore. Le manège se reproduisit plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il soit tout près d'elle. Elle le regarda immobile sans lui parler.


Sous l'épaisse crasse qui maculait son visage elle distingua la beauté de ses yeux aux prunelles noir de jais.

Elle lui tendit la main, la paume tournée vers le ciel. Les yeux de l'enfant hésitaient entre le visage et la main et ses doigts vinrent timidement agripper l'index de Susan. Il lui fit signe de se taire et elle sentit la traction du petit bras qui voulait l'entraîner. Elle se leva et se laissa guider au travers des passages étroits qui séparaient les maisons les unes des autres. Il s'arrêta derrière une palissade et d'un doigt qu'il posa sur sa bouche lui intima de ne pas faire de bruit, de se mettre à genoux pour être à sa hauteur. Il désigna un trou dans les canisses où il plaqua son œil pour lui montrer l'exemple. Dès qu'il recula, elle s'avança pour voir ce qui avait pu pousser ce petit bonhomme à réunir tant de forces pour affronter sa peur et à la conduire jusqu'ici.


... J'ai découvert une petite fille de cinq ans en train de mourir tellement sa jambe était gangrenée. Quand une partie de son village fut emportée par un fleuve de boue, alors qu'il dérivait accroché à un tronc d'arbre, un homme cherchant désespérément sa fille qui avait disparu a vu son petit bras émerger des flots. Réussissant à l'arracher à la mort, il a serré le corps de l'enfant contre lui. Ils ont tous deux dévalé des kilomètres dans le noir, luttant pour garder la tête à l'air libre dans le vacarme assourdissant des tourbillons qui les entraînaient sans relâche, jusqu 'au bout de ses forces, jusqu 'à en perdre conscience. Au lever du jour, quand il s'est éveillé, elle était à côté de lui. Ils étaient blessés mais vivants, à un détail près : ce n'était pas sa fille qu'il avait sauvée. Il n'a jamais retrouvé le corps de son propre enfant.

Au terme d'une nuit de palabres il a accepté de nous la confier, je n 'étais pas certaine au

'elle survivrait au trajet mais là-haut il ne lui restait que quelques jours à vivre. Je lui ai promis que je reviendrais avec elle dans un mois ou deux, avec le camion plein de vivres, alors il a consenti au sacrifice, pour les autres je pense. Et même si ma cause était juste je me suis sentie si sale dans son regard. Je suis de retour à San Pedro, la petite est toujours entre la vie et la mort, moi je suis vidée. Pour ta gouverne Juan est mon assistant, qu'est-ce que c'est que ce sous-entendu à la con ! Je ne suis pas en camp de vacances au Canada II! Je t'embrasse quand même.


Susan


P.-S. : Puisque nous nous sommes juré de toujours nous dire la vérité, il faut que je t'avoue quelque chose : New York et toi, vous me faites chier avec votre histoire de clodos !


La lettre qu'elle reçut de Philip arriva bien après ; il l'avait pourtant écrite avant de recevoir la sienne.



10 mai 1975, Susan,


Moi aussi j'ai tardé à te répondre, j'ai travaillé comme un dingue, je viens de passer mes partiels. La ville reprend ses couleurs de mai et le vert lui va bien. Dimanche je suis allé avec des amis marcher dans Central Park. Les premières étreintes sur les pelouses annoncent enfin l'installation du printemps. Je monte sur le toit de l'immeuble et je dessine en regardant le quartier qui s'étend à mes pieds. J'aimerais que tu sois là. J'ai décroché un stage cet été dans une agence de publicité. Parle-moi de tes journées, où es-tu ? Écris-moi vite, quand je reste longtemps sans nouvelles je me fais du souci. À très vite, je t'aime.


Philip


Au fond de la vallée elle vit les premières lumières de l'aube percer l'obscurité de la nuit.

Bientôt, le soleil fit briller la piste. Elle s'étendait comme un long trait, traversant les immenses pacages encore humides de rosée. Quelques oiseaux commençaient à voleter dans le ciel pâle. Elle s'étira, le bas de son dos lui faisait mal et elle soupira. Susan descendit l'échelle et marcha pieds nus à même la terre vers l'évier. Elle réchauffa ses mains au-dessus des quelques braises qui rougeoyaient encore dans la cheminée. Elle saisit une boîte en bois sur l'étagère que Juan avait accrochée au mur, et versa une dose de café dans la cafetière en métal émaillé ; elle l'emplit d'eau et l'installa en équilibre précaire sur les barres tordues de la grille posée au ras des cendres.

Pendant que le breuvage chauffait, elle se brossa les dents et considéra son visage dans le petit morceau de miroir sommairement suspendu à son clou. Elle grimaça en contemplant son reflet et passa sa main dans ses cheveux ébouriffés. Elle étira son tee-shirt, découvrant son épaule pour examiner la morsure d'une araignée. « Quelle saloperie ! » Elle remonta aussitôt sur la mezzanine et à quatre pattes entreprit de retourner énergiquement sa couche pour liquider l'agresseur. Le sifflement de l'eau bouillante la fit renoncer et redescendre. Elle entoura la poignée avec un chiffon, versa le liquide noir dans une tasse, saisit une banane sur la table et alla prendre son petit déjeuner dehors. Assise sur le perron, elle porta la tasse à ses lèvres et son regard aussi loin que l'horizon le lui permettait. Susan caressa son mollet et fut parcourue d'un léger frisson. Sautant du rebord elle se rendit à son bureau et saisit un stylo-bille.


Philip,


J'espère que ce petit mot te parviendra rapidement, j'ai un service à te demander : peux-tu m'envoyer de la crème pour le corps et mon shampooing ?

Je compte sur toi, je te rembourserai quand je passerai te voir. Baisers.


Susan


La journée du samedi s'achevait, les rues étaient pleines, il s'installa à la terrasse d'un café pour parfaire une esquisse. Il commanda un café filtre, l'espresso n'avait pas encore franchi l'Atlantique. Il suivit du regard une jeune femme blonde qui traversait la rue en direction des cinémas. Il eut soudain envie d'aller voir un film, régla sa consommation et se leva. Il ressortit de la salle deux heures plus tard. Le mois de juin offrait à la ville ses plus beaux couchers de soleil. Au carrefour, fidèle à l'habitude qu'il avait prise ces derniers mois, il salua la boîte aux lettres, hésita à rejoindre des amis qui dînaient dans un bistrot de Mercer Street et préféra rentrer chez lui.

Il introduisit la clé plate dans la serrure, chercha la seule position qui permettait d'actionner le pêne et repoussa la lourde porte en bois de son immeuble. Dès qu'il eut basculé l'interrupteur, l'étroit couloir qui menait à l'escalier s'éclaira d'un jaune blafard. Une enveloppe bleue sortait de la fente de sa boîte aux lettres. Il s'en empara et grimpa les marches en toute hâte. La feuille était déjà dépliée lorsqu'il se jeta sur son canapé.


Philip,


Si ces mots te parviennent dans une quinzaine de jours nous serons alors à la fin du mois d'août et nous n 'aurons plus qu 'un an à patienter avant de nous retrouver, enfin je veux dire que la moitié du chemin sera faite. Je n'ai pas eu le temps de te raconter mais je vais peut-


être prendre du galon, on parle d'établir un nouveau campement dans la montagne et la rumeur circule que j'en serai peut-être la responsable. Merci pour ton colis, tu sais même si mes lettres se font plus rares tu me manques, tu as dû vieillir depuis tout ce temps ! Donne-moi de tes nouvelles.


Susan


10 septembre 1975, Susan,


Je ne pourrai plus jamais regarder innocemment le petit bandeau « Un an plus tard... » qui apparaît parfois sur les écrans de cinéma. Je n'avais jamais prêté attention à l'émotion discrète, cachée derrière les trois petits points que seuls comprennent ceux qui savent combien l'attente peut engendrer de solitude. Qu'elles sont longues ces minutes qui se résument entre deux guillemets ! L'été s'achève, mon stage aussi, ils m'ont offert de m'engager dès que j'aurais mon diplôme. Je ne me serai pas baigné une seule fois, j'ai fait la connerie d'aller voir un film sur un grand requin blanc qui sème la terreur sur nos plages, c'est du même réalisateur que Duel, qu'est-ce que nous avions aimé ce film toi et moi, te souviens-tu au Film Forum ? Si j'avais su ce jour-là en sortant de la salle que quelques années plus tard je vivrais en t'attendant dans la rue même de ce bar où nous étions allés ! Si j'avais imaginé un instant t'écrire à « l'autre bout du monde ». Au cours d'une scène effrayante, une jeune femme assise à côté de moi a généreusement lacéré de ses ongles mon bras posé sur l'accoudoir. C'était assez drôle, elle s'est confondue en excuses pendant tout le reste de la projection. Je n 'ai jamais entendu autant de : « Pardon » et de : « Je suis désolée

» en une heure. Tu ne m'aurais pas reconnu, moi qui peux mettre six mois pour engager la conversation avec une fille qui me sourit dans un restaurant, j'ai réussi à lui dire : « Si vous continuez à parler comme ça, ils vont nous mettre dehors, poursuivons tout à l'heure autour d'un verre. » Elle s'est tue jusqu 'à la fin de la séance et moi bien sûr je n 'ai plus rien vu du film. C'était stupide puisque j'étais certain qu'elle s'éclipserait à la dernière image. Quand la lumière est revenue, elle m'a suivi dans l'allée et je l'ai entendue derrière moi me demander :

« Où va-t-on dîner ? » Nous sommes allés chez Fanelli's, elle s'appelle Mary, et elle est étudiante en journalisme. Il pleut des trombes d'eau cette nuit, je vais aller me coucher, c'est mieux, je te raconterais n'importe quoi pour te rendre jalouse. Donne-moi de tes nouvelles.


Philip


Un jour de novembre 1975, je ne sais plus bien lequel


Mon Philip,


Quelques semaines depuis ma dernière lettre, mais le temps ici ne s'écoule pas de la même façon. Te souviens-tu de la petite fille dont je te parlais dans une de mes précédentes lettres ?

Je l'ai reconduite auprès de son nouveau papa. Sa jambe n'a pas pu être sauvée, j'appréhendais la réaction qu 'il aurait en la retrouvant ainsi. Nous sommes allés la chercher à Puerto Cortes, Juan m'avait accompagnée. A l'arrière de Dodge il avait disposé des sacs de farine pour lui faire une sorte de matelas. En arrivant à l'hôpital j'ai vu cette enfant qui attendait au bout du couloir, allongée sur une civière. Je me forçais à me concentrer sur son visage et à ne pas regarder la zone amputée. Pourquoi privilégier ce qui n 'existe plus au détriment de tout ce qui est là ? Pourquoi donner plus d'importance à ce qui ne va pas au lieu d'aimer tout ce qui va ?

Je ne cessais de me demander comment elle vivrait avec son handicap. Juan a compris mon silence et, avant que je m'adresse à elle, il a murmuré dans mon oreille : « Ne lui montre pas ta peine, tu devrais te réjouir, sa différence ce n'est pas sa jambe coupée, c'est son histoire, sa survie. »

C'est lui qui a raison. Nous l'avons installée sur les ballots, et nous avons pris la route des montagnes. Il a veillé sur elle pendant tout le trajet, il essayait de la distraire et, je crois aussi, de me décrisper. Pour atteindre ses fins il n 'arrêtait pas de se moquer de moi. Il me singeait au volant de ce véhicule bien trop lourd et qui semble vouloir me prouver à chaque kilomètre qu'il est plus costaud que moi, comme si ses sept tonnes ne lui suffisaient pas ! Juan se mettait en position semi-assise, bras tendus vers l'avant et il enchaînait les grimaces, parodiant les efforts que je dois faire à chaque virage pour faire tourner la direction, agrémentant ses imitations de commentaires que mon espagnol ne me permet pas d'apprécier à leur juste valeur. C'est au terme de six heures de route que cela s'est produit. Je venais de caler en rétrogradant, j'ai juré et donné du coup de poing sur le volant, mon sale caractère n'a pas disparu, tu sais. Pour Juan c'était pain bénit, il a aussitôt enchaîné une bordée de jurons, faisant mine de taper sur une caisse supposée représenter mon volant et tout à coup la gamine s'est mise à sourire.

Ce fut d'abord le son clair de deux éclats de rire, un court moment de pudeur, puis un autre jaillit de sa gorge, et tout à coup l'irrésistible instant : le camion s'est empli de ses exclamations. Je n 'imaginais pas l'importance que peut soudain prendre dans une vie le simple rire d'un enfant. Dans le rétroviseur je la regardais chercher son souffle. Le fou rire avait aussi conquis Juan. Je crois que j'ai sangloté plus encore que le jour où tu me serrais dans tes bras sur la tombe de mes parents, sauf que ce jour-là je pleurais à l'intérieur. Il y avait tout à coup tant de vie, tant d'espoir, j'ai tourné la tête pour les regarder, au milieu de leurs éclats de rire j'ai distingué le sourire que Juan m'adressait. Les barrières de la langue se sont levées... Au fait, toi qui le pratiques presque couramment, raconte-moi, en espagnol de préférence, la fin de ton dîner après le cinéma, ça m'aidera à me perfectionner...


Il avait reconnu le camion dès qu'il s'était accroché aux premiers virages en bas dans la vallée. 11 avait alors renoncé à travailler, s'était assis sur une pierre et ne l'avait plus quitté du regard pendant les cinq heures de sa lente ascension. Rolando attendait depuis treize longues semaines. Il n'avait cessé de se demander si la petite fille était en vie, si l'oiseau qui volait haut dans le ciel présageait qu'elle n'avait pas survécu, ou au contraire qu'il fallait espérer. Et plus les jours passaient, plus il transformait les choses les plus simples de sa vie en signes, se prêtant au jeu incontrôlable des augures pessimistes ou optimistes selon les humeurs du moment.

À chaque tournant Susan faisait retentir par trois fois le klaxon au timbre enroué. Pour Rolando, c'était un bon présage, un son long aurait annoncé le pire, mais trois courts, c'était peut-être une bonne nouvelle. D'un mouvement sec du bras il fit riper le paquet marron de Pala-dines au-dehors de sa manche. Elles étaient beaucoup plus chères que les Dorados qu'il fumait tout au long de la journée. De ce paquet, il n'en prenait d'ordinaire qu'une seule par jour, après son dîner. Il porta la cigarette à ses lèvres et craqua une allumette. Une bouffée profonde, et il emplit ses poumons de l'air humide qui sentait bon la terre et le parfum des pins. Le bout incandescent rougit au grésillement du tabac. Cet après-midi le paquet entier y passerait. Il faudrait être patient, ils franchiraient le col à la tombée du jour.


Tous les campesinos étaient venus se masser le long des bas-côtés à l'entrée du hameau. Cette fois, personne n'osa escalader les marchepieds. Susan ralentit et la population se regroupa autour du véhicule. Elle coupa le moteur et descendit, tourna la tête de gauche à droite, soutenant fièrement chacun de leurs regards. Juan se tenait derrière elle et faisait rouler la terre sous son pied, cherchant à se donner une contenance. Rolando lui faisait face. Il jeta son mégot.

Susan inspira à fond et entreprit de faire le tour du Dodge. La foule la suivit des yeux.

Rolando s'approcha, rien sur son visage ne trahissait son émotion. D'un geste énergique elle souleva la bâche, et Juan l'aida aussitôt à abaisser le hayon, découvrant la petite fille qu'elle ramenait au village. L'enfant n'avait plus qu'une seule jambe, mais elle ouvrit en grand deux bras à celui qui lui avait sauvé la vie. Rolando grimpa sur le plateau arrière et souleva la petite fille. Il murmura quelques mots à son oreille qui la firent sourire. Quand il redescendit, il la posa à terre, s'age-nouillant à la hauteur de son épaule pour la soutenir. Il y eut quelques secondes de silence et tous les hommes lancèrent leur chapeau en l'air en poussant un cri qui s'envola vers les hauteurs. Susan baissa pudiquement la tête pour que personne ne la regarde en cet instant où elle se sentait particulièrement fragile. Juan la saisit par le poignet. « Laisse-moi », dit-elle. Il resserra son étreinte : « Merci pour eux. » Rolando avait confié l'enfant à une femme et s,'était approché d'elle. Sa main monta vers son visage, il lui releva le menton et héla Juan avec autorité :

— Comment l'appelle-t-on ?

Juan scruta l'homme à l'imposante stature et attendit quelques instants avant de répondre :

— En bas dans la vallée, on l'appelle la Senora Blanca.

Rolando s'avança vers lui d'un pas volontaire ; il posa ses lourdes mains sur ses épaules. Les sillons profonds gravés aux contours de ses yeux se plissèrent, sa bouche s'ouvrit généreusement, dans un immense sourire partiellement édenté.

— Dona Blanca ! s'exclama-t-il. C'est ainsi que Rolando Alvarez l'appellera.

Le paysan entraîna Juan sur la sente de pierres qui menait au village, ce soir ils boiraient du guajo.


Les premiers jours du mois de janvier 1976 succédèrent à un second réveillon vécu l'un sans l'autre. Susan avait passé les fêtes à travailler sans relâche. Philip, qui se sentait plus seul que jamais, lui écrivit cinq lettres entre Thanksgiving et la nuit du nouvel an, il n'en posta aucune.

Dans la nuit du 4 février, un effroyable tremblement secouait la terre du Guatemala, tuant vingt-cinq mille personnes. Susan fit tout son possible pour partir y porter secours, mais les roues édentées des mécanismes administratifs refusèrent de tourner dans le bon sens, et elle dut se résigner. Le 24 mars, en Argentine, le régime péro-niste était abattu, le général Jorge Rafaël Videla venait de faire arrêter Isabel Perôn ; un autre espoir s'éteignait dans cette partie du monde. À Hollywood, un Oscar tombait d'un nid de coucou sur les épaules de Jack Nicholson. Le 4 juillet l'Amérique en liesse fêtait ses deux cents ans d'indépendance.

Quelques jours plus tard, à des centaines de milliers de kilomètres, un Viking se posait sur Mars et envoyait les premières images de la planète rouge que la terre découvrait. Le 28

juillet, un autre séisme grimpait au-delà du huitième barreau de l'échelle de Rich-ter. À 3 h 45

précises, la ville chinoise de Tang-shan était rayée du globe, pourtant un million six cent mille personnes y vivaient. Cette nuit-là, quarante mille mineurs étaient ensevelis au fond d'une mine au sud de Pékin. Dans les décombres de la mégapole, six millions d'habitants désormais sans abri campaient sous des pluies diluviennes. La Chine allait porter le deuil de sept cent cinquante mille êtres humains. Demain, l'avion de Susan se poserait à Newark.

Il avait quitté l'agence plus tôt. En chemin il s'était arrêté une première fois, pour choisir des roses rouges et des lys blancs, les fleurs préférées de Susan. À l'épicerie au coin de la rue il avait fait une seconde halte. Il avait acheté une nappe en tissu; de quoi préparer un bon dîner, six petites bouteilles de Coca-Cola, parce qu'elle n'aimait pas les grandes, et plein de sachets de friandises, surtout ceux qui contenaient les bonbons acidulés à la fraise qu'elle dévorait toujours avec gourmandise. Les bras chargés il avait gravi les marches de l'escalier. Il avait poussé son bureau au milieu du living et il avait dressé la table, vérifiant maintes fois que les assiettes étaient bien en face l'une de l'autre, les couverts disposés symétriquement et les verres correctement alignés. Il avait vidé les sacs de friandises dans un bol à petit déjeuner qu'il avait posé sur le rebord de la fenêtre. Il avait consacré l'heure suivante à couper les tiges des fleurs et à accommoder les deux bouquets. Celui des roses rouges trouva sa place dans la chambre, sur la table de nuit de droite. Puis il avait changé les draps du lit. Il avait ajouté un second verre à dents sur l'étagère de la minuscule salle de bains, dont il avait récuré soigneusement la robinetterie — lavabo et douche. La nuit était bien avancée quand il avait fait plusieurs fois le tour des lieux « pour tout vérifier » et comme tout lui paraissait un peu trop propre, il étudiait consciencieusement la façon de redisposer les objets pour donner plus de vie au lieu. Après avoir grignoté un paquet de chips au-dessus de la corbeille à papier, il avait fait sa toilette à même l'évier de la cuisine et s'était allongé sur le canapé. Le sommeil ne voulait pas venir, il se réveilla toutes les heures. Au lever du jour il s'habilla et partit prendre le bus qui l'amènerait à l'aéroport de Newark.


Il était 9 heures ce matin-là, l'avion de Miami se poserait dans deux heures. Avec l'espoir qu'elle ait choisi ce premier vol, il était arrivé tôt, avait « réservé » sa table en inclinant le dossier de la chaise et s'était installé au comptoir pour lutter contre son impatience en tentant d'engager un semblant de conversation avec le barman. Il n'était pas de ces hommes en livrée noire ou blanche qui, dans les grands hôtels, ont pour habitude de recueillir les confidences de leurs clients, et ne prêta qu'une oreille distraite aux propos de Philip. Entre 10 et 11 heures, il avait hésité cent fois à aller l'attendre à la porte mais le rendez-vous qu'elle lui avait fixé était ici, à cette table. Ce détail ressemblait bien à Susan, comme une illustration parfaite de ses contradictions ; elle abhorrait les situations emphatiques mais exaltait les symboles.

Quand le Super Continental de la Eastern Airlines survola le terrain, le cœur de Philip se mit à battre plus vite et sa bouche s'assécha. Mais dès que l'avion vint s'immobiliser, il sut qu'elle n'était pas dans ce vol. Accolé à la vitre, il pouvait voir la carlingue se vider de ses passagers, il les regarda suivre au sol la ligne jaune qui les guidait jusqu'au terminal. Elle arriverait sûrement par le vol de la fin d'après-midi, « c'était bien plus logique ». Alors pour se distraire d'une longue attente il commença à dessiner. Une heure passa ; après avoir croqué sur des, grandes feuilles à rayures les sept clients qui étaient entrés puis ressortis, il referma son cahier à spirale et s'approcha du comptoir pour questionner le barman :

— Je vais peut-être vous paraître étrange mais j'attendais quelqu'un qui devait décoller ce matin de Miami, le prochain vol n'arrivant qu'à 19 heures cela me laisse encore six bonnes heures à tuer et je crois que je n'ai plus de cartouches.

L'homme le regarda, interrogatif, il continuait inlassablement de sécher sa vaisselle et de la remettre en place sur l'étagère derrière lui. Philip reprit le cours de son monologue.

— C'est long parfois une heure ! Il y a des journées où le temps passe si vite que l'on a peine à tout faire, et d'autres comme celle-ci où l'on regarde sa montre sans cesse, à croire qu'elle s'est arrêtée. Est-ce que je pourrais vous aider à essuyer votre vaisselle ou je ne sais pas, moi, à prendre les commandes de vos clients, juste pour passer le temps ? Je tourne en rond là !

Le barman venait de remettre en place le dernier verre propre. Il jeta un regard circulaire à la salle déserte et d'un ton nonchalant lui demanda ce qu'il désirait consommer tout en lui faisant glisser un best-seller qu'il avait extrait du dessous de son comptoir. Philip en découvrit le titre: Will y ou please be quiet... please ! Il remercia le garçon avant d'aller reprendre sa place.

À l'heure du déjeuner le café était plein, il se força à commander un plat, plus pour satisfaire le barman que son estomac qui ne lui réclamait rien. Il grignota un club sandwich, tout en poursuivant sa lecture du recueil de nouvelles de Raymond Carver. À14 heures, alors que la serveuse qui venait de prendre son service remplissait sa tasse d'un énième café, il commanda une part de gâteau au chocolat, qu'il ne toucha pas, il en était toujours à la première histoire.


À 15 heures il remarqua qu'il relisait la même page depuis dix minutes, à 15 h 30 la même ligne ; il referma l'ouvrage et soupira.


Dans le Boeing qui décollait de Miami pour rejoindre Newark, Susan les yeux clos comptait dans sa tête les lampes orange suspendues au-dessus du bar, se remémorait le parquet aux lattes vernies, la porte avec son hublot bien plus gros que celui contre lequel elle s'assoupit.

Vers 16 heures, revenu sur un tabouret du bar, il essuyait des verres en écoutant le barman qui avait remplacé celui du matin lui conter quelques épisodes de sa vie tumultueuse. Philip, envoûté par son accent espagnol, l'avait interrogé à plusieurs reprises sur ses origines, l'homme devait sans cesse lui rappeler qu'il venait du Mexique et qu'il n'était jamais allé au Honduras. À 17 heures le lieu se remplit à nouveau, il regagna sa place. Toutes les tables étaient occupées quand la vieille dame au dos voûté entra sans que personne ne lui prête attention. Il mit son cahier devant ses yeux pour ne pas croiser son regard, quelques instants seulement, le temps d'éprouver un certain malaise coupable. Après avoir éparpillé toutes ses affaires, il inclina une nouvelle fois son dossier, se leya et alla la chercher au comptoir où elle se tenait péniblement debout. La vieille dame le remercia sincèrement et le suivit pour lentement s'asseoir sur la chaise qu'il lui offrait.

Trop nerveux pour se contenir, Philip, après avoir insisté pour qu'elle garde bien la place, alla chercher lui-même la consommation au comptoir. Dans le quart d'heure suivant, elle essaya d'entamer une conversation courtoise, à la seconde tentative il l'invita poliment mais fermement à avaler sa boisson. Trente interminables minutes finirent par s'écouler, quand elle se leva enfin ! Elle le salua et il la regarda entreprendre sa lente marche vers la sortie.

Le grondement sourd des moteurs au-dessus de lui l'arracha soudainement à ses pensées. Il baissa presque la tête, quand le DC3 survola le toit en dépassant l'aérodrome. Le commandant de bord inclina l'appareil sur la droite, poursuivant son tour d'approche, parallèle à la piste.

Au loin le bimoteur se pencha à nouveau pour se placer cette fois perpendiculairement au terrain, presque aussitôt il vira en finale. Les lourdes roues jaillirent sous les moteurs, les feux avant encastrés dans les ailes se mirent à scintiller. Quelques instants plus tard le gros nez rond de l'avion bascula en arrière, la roulette de queue venait de toucher le sol. Les pales des hélices devinrent progressivement visibles. À la hauteur de l'aérogare le DC3 pivota, avançant vers son aire de stationnement située au pied du bar. L'avion de Susan venait de se poser. Philip fit un signe au serveur pour qu'il vienne nettoyer la table, remit salière, poivrier et sucrier en bonne place, bien alignés dans l'axe. Quand les premiers passagers descendirent par l'échelle il eut peur que son instinct lui ait fait défaut.


Elle portait une chemise d'homme dont les pans retombaient sur son jean délavé. Elle avait maigri mais elle semblait en forme, ses pommettes bien saillantes parurent se rehausser de quelques centimètres quand elle l'aperçut à l'étage, de l'autre côté de la vitre. Il fit un effort surhumain pour respecter sa volonté et rester à table. Dès qu'elle entra dans le terminal, disparaissant pour un temps de son champ de vision, il se retourna et commanda deux boules de glace à la vanille recouvertes de chocolat chaud saupoudré d'amandes effilées, le tout copieusement arrosé de caramel liquide.

Quelques instants plus tard, elle colla son visage contre l'oculus en verre et lui fit une grimace. Il s'était levé dès qu'elle était apparue à la porte du bar. Elle avait souri en constatant qu'il avait pris place à la même table. Dans une vie où elle n'avait plus beaucoup de repères, ce petit coin d'intimité au creux de cet aéroport anonyme avait pris de l'importance. Elle se l'était avoué en débarquant du petit avion de la poste qui l'avait conduite de Puerto Cortes à Tegucigalpa.

Quand elle avait poussé le battant, il s'était forcé à ne pas se précipiter vers elle, elle aurait détesté ça ; maintenant, elle faisait exprès de marcher lentement. À la troisième rangée de tables elle laissa tomber son gros sac, se mit à courir, et plongea enfin dans ses bras. Le front posé sur son épaule, elle huma le parfum de sa nuque. Il prit sa tête dans ses deux mains pour croiser son regard. Ils restèrent silencieux. Le serveur toussota derrière eux, ironique il demanda à Philip : « Vous ne vouliez pas que je rajoute une noisette de chantilly sur le dessus par hasard ? »

Ils finirent par s'asseoir, elle contempla la coupe glacée, plongea son index dedans et suça le caramel qui l'enrobait.

— Tu m'as rudement manqué ! dit-il.

— Pas toi ! répondit-elle, sarcastique. Comment vas-tu ?

— On s'en fout, laisse-moi te regarder.

Elle avait changé, imperceptiblement peut-être aux yeux des autres, mais pas à ceux de Philip. Ses joues s'étaient creusées et son sourire trahissait une détresse qu'il ressentait sans pouvoir la décrypter. Comme si chaque tragédie dont elle avait été le témoin s'était incrustée dans sa chair, dessinant les contours d'une blessure débordante d'humanité et de désarroi.

— Pourquoi me regardes-tu comme ça, Philip ?

— Parce que tu m'impressionnes.

L'éclat de rire de Susan envahit tout le bar, deux clients attablés se retournèrent. Elle mit sa main devant sa bouche.

— Ooops, pardon !

— Ne t'excuse surtout pas, tu es tellement jolie quand tu ris, ça t'est arrivé de temps en temps là-bas ?

— Tu sais, le plus incroyable c'est que là-bas ça te semble être le bout du monde et c'est tout à côté. Mais parle-moi de toi, de New York.

Il était heureux de vivre à Manhattan. Il venait de décrocher un premier travail pour une agence de pub qui lui avait commandé un story-board. Ses dessins avaient plu et il planchait déjà sur un autre projet. Cela ne lui rapportait pas beaucoup d'argent mais c'était du concret.

Quand elle lui demanda s'il était content de sa vie, il répondit d'un haussement d'épaules. Il voulut savoir si elle était satisfaite de son expérience, si elle avait trouvé ce qu'elle cherchait.

Elle esquiva la question et continua de l'interroger. Elle voulait qu'il lui donne des nouvelles de ses parents. Ils pensaient vendre la maison de Montclair et s'installer sur la côte ouest.

Philip ne les avait presque pas vus de l'année, sauf à Thanksgiving. Retourner dormir dans sa chambre lui avait procuré une sensation désagréable, il se sentait s'éloigner d'eux et pour la première fois les voyait vieillir, comme si la distance avait rompu le fil du temps, et découpé la vie en succession d'images où les visages se transforment d'une épreuve à l'autre, sur un papier devenu mordoré. Il brisa le silence.

— Quand on vit au côté des gens on ne se rend pas vraiment compte qu'ils changent, et c'est comme cela qu'on finit par les perdre.

— C'est ce que je t'ai toujours dit mon vieux, c'est périlleux de vivre à deux, dit-elle. Tu me trouves grossie ?

— Non, bien au contraire, pourquoi ?

— À cause de ce que tu viens de dire. Tu trouves que j'ai changé ?

— Tu as l'air crevée Susan, c'est tout.

— Donc, j'ai changé !

— Depuis quand tu te soucies de ton apparence ?

— Mais chaque fois que je te vois.

Elle suivait du regard les effiloches d'amandes s'engluant dans le chocolat qui se déposait au fond de la coupe glacée.

— J'avais envie d'un plat chaud !

— Qu'est-ce que tu as, Susan ?

— J'ai dû oublier de prendre mes pilules à fou rire ce matin !


Elle l'avait agacé. Elle regrettait déjà son mouvement d'humeur, mais elle avait cru que leur complicité l'autorisait à se conduire comme bon lui semblait.

— Tu pourrais faire un petit effort au moins !

— De quoi tu parles ?

— De me laisser croire que tu es heureuse de me voir.

Elle passa un doigt sur sa joue.

— Mais grosse pomme évidemment que je suis heureuse, cela n'a rien à voir avec toi !

— Avec quoi alors ?

— C'est difficile de revenir dans mon pays. Tout me paraît tellement loin de la vie que je mène. Ici tout existe, ici rien ne manque, là-bas tout fait défaut.

— La jambe cassée de ta voisine n'enlève rien à la douleur de ta cheville foulée. Si tu n'arrives plus à relativiser les choses essaie d'être un peu plus égoïste, cela fera de toi une meilleure personne.

— Waouw, tu deviens philosophe mon vieux. Philip se leva brusquement et remonta l'allée jusqu'à la porte. Il sortit dans la coursive et rentra aussitôt, revenant d'un pas rapide. Il se pencha et l'embrassa dans le cou.

— Bonjour, ça me fait tellement plaisir de te voir !

— Je peux savoir à quoi tu joues ?

— Je ne joue pas justement ! Je t'attends depuis deux ans, je me suis fait de la corne au pouce à force de t'écrire puisque c'était le seul moyen de partager le strict minimum de ta vie, je trouve que nos retrouvailles commencent différemment de ce que j'avais pu imaginer, je préfère reprendre tout au début !

Elle le dévisagea quelques instants et son rire éclata.

— Tu es toujours aussi barjo mon vieux, toi aussi tu me manques !

— Bien, tu me racontes maintenant ?

— Non, toi d'abord, parle-moi encore de ta vie ici à New York, je veux tout savoir.

— Quoi comme plat chaud ?

— De quoi parles-tu ?

— Tu as dit que tu voulais un plat chaud, qu'est-ce que tu veux manger ?

— Mais ça c'était avant. La glace c'était une très jolie idée.

Tous deux éprouvaient une étrange sensation, sans oser se l'avouer, sans vouloir trop en dire.

Le temps posait des jalons d'intensité différente dans chacune de leur vie, à des rythmes qui n'avaient plus de commune mesure. Mais le sentiment qui les liait était intact, seuls les mots leur faisaient défaut. Peut-être aussi parce que la profondeur et la sincérité du lien tissé entre eux souffraient déjà de trop d'absences, d'une distance qui ne s'exprimait pas qu'en kilomètres.

— Alors mange-la vite et allons-y, j'ai une surprise pour toi.

Elle baissa les yeux et marqua un temps de silence, quelques secondes avant de relever la tête pour le regarder.

— Je n'aurai pas le temps... Je veux dire que je ne reste pas, j'ai accepté de reconduire mon contrat, ils ont vraiment besoin de moi là-bas tu sais. Je suis désolée Philip.

Il sentit la terre se dérober sous lui, sentiment d'un étrange vertige qui s'installe et vous rend plus imparfait encore quand on voudrait être si présent.

— Ne fais pas cette tête-là, je t'en prie.

Elle posa sa main sur celle de Philip, et il détourna aussitôt son regard pour qu'elle ne puisse y voir la tristesse et le désarroi qui venaient envahir ses yeux. Un sentiment de solitude comprimait son cœur. De son pouce il caressa le dos de la main de Susan, sa peau avait perdu de sa douceur, des ridules s'étaient formées, et il pensa à ne pas les regarder.

— Je sais, dit-elle, c'est difficile. Impossible de garder des mains de jeune fille, tu as vu mes ongles, et je ne te parle pas de mes jambes. Qu'est-ce que tu voulais m'emmener voir ?


Il voulait lui montrer son studio à Manhattan, mais ce n'était pas grave, ce serait sûrement pour la prochaine fois. Il la dévisagea et son regard changea. Elle fixait sa montre.

— Et tu restes combien de temps ?

— Deux heures.

— Ah!

— Je sais, mais tu n'imagines pas les embrouilles que j'ai dû faire pour m'évader et faire ce crochet.

Elle sortit un paquet emballé de papier kraft brun, qu'elle posa sur la table.

— Il faut absolument que tu ailles déposer ce colis à cette adresse, c'est nos bureaux à New York et c'est une partie de l'excuse bidon dont je me suis servie pour venir te voir.

Il ne regarda pas le paquet.

— Je pensais que tu bossais pour une association humanitaire, je ne savais pas que tu étais en camp disciplinaire.

— Eh bien maintenant tu le sais !

— Raconte-moi !

En deux ans, elle avait déjà bien tracé sa route. C'est elle qu'on avait convoquée à Washington pour justifier les crédits demandés, elle qui devait revenir au plus vite avec des caisses de médicaments, de matériel et de denrées non périssables.

— Et tu ne peux même pas attendre ici pendant qu'ils ernballent les cartons là-bas ?

— Je suis venue pour préparer les colis moi-même, c'est aussi le but de mon voyage, je dois rapporter ce dont nous avons précisément besoin et pas les tonnes de conneries qu'ils risquent de nous expédier.

— Et c'est quoi ce dont vous avez précisément besoin ?

Elle fit semblant de sortir une liste de sa poche et de la lire :

— Tu prends l'allée de gauche, moi je vais vers les rayons réfrigérés au fond du magasin et on se retrouvera aux caisses. Tu te souviendras de tout ? Il nous faut du matériel scolaire, trois cents cahiers, neuf cents crayons, six tableaux noirs, cent boîtes de craies, des manuels d'espagnol, tout ce que tu trouveras en rayon, de la vaisselle en plastique, environ six cents assiettes, deux mille couteaux, autant de fourchettes et le double de cuillères, neuf cents couvertures, mille langes, mille serviettes, une centaine de draps pour le dispensaire...

— Moi c'est toi dont j'ai besoin, Susan.

— ... six mille compresses, trois cents mètres de fil à sutures, des équipements de stérilisation, des outils dentaires, des aiguilles, des drains stériles, des champs opératoires, des ecarteurs, des clamps, des pinces chirurgicales, de la pénicilline, de l'aspirine, des antibiotiques à spectre large, des anesthésiques... Pardonne-moi, je ne suis pas très drôle.

— Si, ce n'était pas si mal ! Je peux au moins venir avec toi à Washington ?

— Là où je dois me rendre, tu n'aurais pas le droit de me suivre. Tu sais, ils ne me donneront pas le vingtième de ce qu'il nous faut.

— Tu dis déjà « nous » en parlant de là-bas ?

— Je n'avais pas fait attention.

— Quand reviens-tu ?

— Je n'en ai pas la moindre idée, dans un an probablement.

— Tu resteras la prochaine fois ?

— Philip, n'en fais pas un drame, si l'un de nous deux était parti dans une université de l'autre côté du pays ce serait pareil, non ?

— Non, les vacances ne dureraient pas deux heures. Bon je m'enfonce, je suis triste et je n'arrive pas à te le cacher. Susan, tu vas te trouver toutes les bonnes raisons de la terre pour que cela ne t'arrive jamais ?

— Pour qu'il ne m'arrive jamais quoi ?

— De prendre le risque de te perdre toi en t'attachant à quelqu'un. Arrête de regarder ta montre !

— C'est l'heure de changer de sujet, Philip !

— Tu vas arrêter quand ?

Elle retira sa main, ses yeux se plissèrent.

— Et toi ? reprit-elle.

— Qu'est-ce que tu veux que j'arrête, moi ?

— Ta grande carrière, tes moyens croquis, ta petite vie.

— Là, tu es méchante !

-— Non, je suis juste plus directe que toi, c'est une simple question de vocabulaire.

— Tu me manques Susan, c'est tout, j'ai la faiblesse de te le dire, mais tu n'as pas idée comme je suis en colère parfois.

— C'est peut-être moi qui devrais ressortir du bar et refaire mon entrée, je suis vraiment désolée, je te jure que je ne pensais pas ce que je disais.

— Mais si tu le pensais, différemment peut-être, pourtant ça revient au même.

— Je ne veux pas arrêter, pas maintenant. Philip, ce que je vis est dur, parfois très dur, mais j'ai l'impression que je sers vraiment à quelque chose.

— C'est ce qui me rend si jaloux, c'est ça que je trouve si absurde.

— Jaloux de quoi ?

— De ne pas suffire à provoquer ce souffle en toi, de me dire que seule la détresse t'attire, celle des autres, comme si elle t'aidait à fuir la tienne au lieu de l'affronter.

— Tu m'emmerdes, Philip !

Il haussa soudainement le ton, elle en fut surprise et, chose rare, elle ne put l'interrompre, même si ce qu'il disait lui déplaisait fortement. Il refusait son discours humanitaire. Pour lui Susan se cachait dans une vie qui n'était plus la sienne depuis le triste été de ses quatorze ans.

Au travers des vies qu'elle secourait c'était celles de ses parents qu'elle essayait de sauver.

Parce qu'elle se sentait coupable de ne pas avoir eu, ce jour-là, la grippe carabinée qui les aurait retenus à la maison.

— N'essaye pas de me couper la parole, poursuivit-il, autoritaire ; je connais tous tes états d'âme et toutes tes parades, je peux déchiffrer chacune de tes expressions. La vérité c'est que tu as peur de vivre, et c'est pour surmonter cette peur que tu es partie assister les autres. Mais tu n'affrontes rien, Susan, ce n'est pas ta vie que tu défends, ce sont les leurs. Quel étrange destin que d'ignorer ceux qui t'aiment pour aller donner de l'amour à ceux que tu ne connaîtras pas ! Je sais que cela te nourrit, mais tu t'ignores.

— Parfois j'oublie que tu m'aimes comme ça, et je me sens si coupable de ne pas savoir t'aimer aussi bien.

Les aiguilles de la pendule tournaient à une vitesse anormale, Philip se résigna, il avait tant de choses à lui dire, il les lui écrirait. Ils eurent à peine le temps de partager quelques moments des deux années qu'il avait passées à l'attendre. Susan accusait une certaine fatigue, elle trouvait que le visage de Philip avait changé, il faisait plus « mec », il prit cette réflexion comme un compliment. Il la trouvait encore plus jolie. Tous deux se rendaient compte que ce court instant ne serait pas suffisant. Quand la voix crépitante du haut-parleur annonça l'embarquement de son vol, il préféra rester assis à la table. Elle l'observa.

— Je ne t'accompagnerai à la porte que quand tu resteras plus de quatre heures, comme cela tu le sauras pour ta prochaine visite.

Il se força à esquisser un sourire.

— Tes lèvres, Philip ! On dirait Charlie Brown !

— Tu m'en vois ravi, c'est ta BD préférée !

— Je fais la maligne, mais tu sais...

Elle s'était levée, il prit sa main et la serra dans la sienne.

— Je sais ! Sauve-toi.


Il posa un baiser au creux de sa paume, elle se pencha pour l'embrasser à la commissure des lèvres ; en reculant, elle caressa tendrement sa joue.

— Tu vois que tu vieillis, tu piques !

— Toujours, dix heures après m'être rasé, file, tu vas le rater !

Elle tourna les talons et s'enfuit. Quand elle fut presque arrivée au bout de la rangée, il lui cria de prendre soin d'elle, de faire attention. Elle ne se retourna pas, leva son bras en l'air et secoua la main. La porte en bois brun se referma lentement, avalant sa silhouette. Il resta ainsi attablé une heure encore, bien après que son avion eut disparu dans le ciel. Il prit un bus pour rentrer à Manhattan, la nuit était tombée et il préféra marcher dans les rues de SoHo.

Devant la vitrine de Fanelli's, il hésita à entrer. Au plafond, des gros globes ronds diffusaient une lumière jaune sur les murs patines ; derrière leur cadre en bois, Joe Frazier, Luis Rodriguez, Sugar Ray Robinson, Rocky Marciano et Muhammad Ali veillaient sur la salle où les hommes riaient en engloutissant des hamburgers, où les femmes picoraient des frites du bout des doigts. Il se ravisa, il n'avait pas faim et il rentra chez lui. À Washington, Susan entrait dans sa chambre d'hôtel. Au même moment, dans la sienne, Philip contemplait le lit. Il effleura l'oreiller de droite et retourna dans le living désert, il ne débarrassa pas la table qu'il regarda longtemps en silence, puis il alla passer la nuit couché sur le canapé. Demain il irait déposer le paquet.




3.


10 octobre 1976, Susan,


J'aurais dû t'écrire bien plus tôt mais les mots justes ne me venaient pas, et puis cette impression d'avoir consommé mon quota de conneries à te dire pour cette année, alors j'ai préféré attendre, voilà tout. Est-ce que l'ouragan qui a frappé le Mexique vous a touchés ? La presse relate qu'il y aurait eu près de deux mille cinq cents morts et quatorze mille blessés.

Le Mexique ce n'est pas si loin de toi, et chaque mauvaise nouvelle des régions proches d'où tu vis me fait peur. Je voudrais tellement que tu oublies notre dispute, je n'avais pas le droit de te dire ces choses-là, je ne voulais pas te juger, je suis désolé. Je sais qu'il m'arrive de te provoquer bêtement. C'est mon opiniâtreté qui est imbécile et incontrôlable, comme si mes propos pouvaient t'inciter à revenir, comme si ce que je pensais ou ressentais allait changer le cours de ta vie. Mais il paraît que certaines grandes histoires d'amour commencent par un non-lieu. Écris-moi vite. Donne-moi de tes nouvelles. Tendresses.


Philip


11 novembre, Philip,


J'ai reçu ta lettre, et... tu avais le droit. Tu avais tort, mais tu avais aussi ce droit-là et, quand bien même tu ne le voulais pas, tes mots ont pris la forme d'un jugement. Je ne les oublie pas, au contraire, j'y réfléchis souvent, sinon à quoi servait-il de les prononcer ? Lisa, c'est le nom que porte l'ouragan qui t'inquiétait, nous a épargnés. Les choses sont assez difficiles comme cela, je crois que j'aurais abandonné. Tu sais, ce pays est si particulier. Le sang des morts a déjà séché sous la terre. Sur ces caillots de misère, les survivants ont reconstruit leurs maisons, recomposé ce qui reste de leurs familles et de leurs vies. Je suis venue ici imbue de toutes mes certitudes qui me laissaient croire que j'étais plus intelligente, plus éduquée, plus sûre de tout. Chaque jour que j'ai passé auprès d'eux, je les ai vus plus forts que moi et moi plus faible qu'eux.

Est-ce leur dignité qui leur donne tant de beauté ? Ce r}'est pas comme porter secours à des populations brisées par des combats. Ici, la sale guerre c'est celle du vent et de la pluie. Il n'y a ni bons ni méchants, pas àe parti ni de cause, il n'y a que de l'humanité au cœur d'une détresse incroyable. Et seul leur courage fait renaître la vie au milieu des cendres de l'impossible espoir. Je crois que c 'est pour cela que je les aime, je sais que c'est aussi pour cela que je les admire. J'étais venue ici en les croyant victimes, ils me montrent à chaque instant qu 'ils sont bien autre chose et m'apportent aujourd'hui bien plus que je ne leur donne. À Montclair ma vie n'aurait pas de sens, je ne saurais pas quoi en faire. La solitude rend impatient, c'est l'impatience qui tue l'enfance. Ne prends pas mal ce que je veux te dire, mais j'ai été si seule dans cette adolescence que nous avons partagée du mieux que nous le pouvions. C'est vrai, j'ai été très impétueuse, je le suis toujours. Ce besoin de brûler les étapes me fait vivre à un rythme que tu ne comprends pas, parce qu 'il est différent du tien.

Je suis partie en omettant de te dire quelque chose d'aussi essentiel que tout ça : tu me manques beaucoup Philip, je feuillette souvent les pages de notre album de photos et toutes ces images de nous deux sont précieuses, ces marques du temps sont notre enfance. Pardon d'être comme je suis, impossible à vivre pour l'autre.


Susan


Times Square. Dans le tumulte de la foule qui s'est massée sur la place comme à chaque réveillon, Philip a retrouvé un groupe d'amis étudiants. Quatre grands chiffres viennent d'illuminer la façade de l'immeuble du New York Times. Il est minuit, l'année 1977 vient de naître. Une pluie de confettis se mêle aux baisers des passants. Philip se sent seul au milieu de la multitude. Comme ils sont étranges ces jours où la joie de vivre est programmée dans les calendriers. Une jeune femme longe une barrière, tentant de se frayer un chemin dans cette marée humaine. Elle le bouscule, le dépasse, se retourne et lui sourit. Il lève le bras et agite la main, elle lui répond d'un signe de tête comme pour s'excuser de ne pas pouvoir avancer plus vite. Trois personnes les séparent déjà, elle semble emportée par la crête d'une vague, qui l'entraîne vers le large. Il se faufile entre deux touristes perdus. Par courts instants son visage disparaît pour revenir à la surface quelques secondes plus tard, comme pour y puiser de l'oxygène. Il essaie de ne pas la perdre des yeux. La distance se réduit, elle est presque à portée de voix au milieu de cette foule bruyante. Un dernier coup d'épaule, il est près d'elle et saisit son poignet. Elle se retourne, surprise, il sourit et crie plus qu'il ne lui parle:

— Bonne année, Mary. Si vous me promettez de ne pas me griffer le bras je vous emmène prendre un verre en attendant la marée basse ! Elle lui rend son sourire et hurle 'à son tour :

— Pour quelqu'un qui se disait timide, vous avez fait des progrès !

— C'était il y a plus d'un an, j'ai eu le temps !

— Vous avez beaucoup pratiqué ?

— Encore deux questions dans cette foule et je suis aphone ! Vous accepteriez que l'on se dirige vers un endroit plus calme ?

— J'étais avec des amis mais je crois que je les ai définitivement perdus, nous devions tous nous retrouver Downtown, vous voulez vous joindre à nous ?

Philip acquiesce d'un signe de tête, et les deux naufragés se laissent porter vers le bas de la ville. Au bout de la 7e Avenue ils dérivent sur Blee-cker Street. Un dernier affluent les mène sur la 3e Rue. Au Blue Note où les amis de Mary l'attendent, un pianiste entraîne son public sur des rythmes de jazz qu'aucune epiphanie ne viendra démoder.

Aux heures glaciales du premier matin, sur les pavés désertés de SoHo les bouteilles d'alcool qui dégorgent des poubelles éparses témoignent des délires de la nuit déjà consommée. Toute la ville dort, la gueule en bois. Seuls les bruits de quelques rares voitures viennent troubler le silence du quartier encore embrumé d'un voile d'ivresse. Mary pousse la porte de l'immeuble de Philip. Un vent froid la saisit au cou, elle frissonne, se blottit dans son manteau. Elle remonte la rue, lève le bras au carrefour. Un taxi jaune se range le long du trottoir. Il l'avale et disparaît sur Broadway. Le 2 janvier de cette année-là, Errol Garner a refermé le clavier de son piano pour toujours. Philip a repris les cours.

Début février, Susan vient de recevoir une lettre de Washington. Des mots de félicitations, des vœux tardifs de ses supérieurs qui l'invitent à étudier la possibilité de développer enfin ce nouveau campement de réfugiés, dans la montagne. Elle devra établir un budget et venir présenter la faisabilité de ce projet dès qu'elle le pourra. Les pluies n'ont pas encore cessé.

Assise sous l'auvent de sa maison, elle regarde l'eau qui file et ravine la terre.

Elle ne cesse de penser à ceux qui dans la montagne assistent impuissants, comme chaque hiver, aux violences d'une nature qui se joue du travail qu'ils ont achevé à la peine, aux prémices de l'été. Dans quelques semaines ils recommenceront sans renauder, un peu plus pauvres encore que les saisons d'avant.

Juan est silencieux, il allume une cigarette, elle la lui prend aussitôt des doigts et la porte à ses lèvres. L'incandescence éclaire le bas de son visage, elle exhale profondément.

— C'est un billet en première classe sur « Air Ganja », ce que tu fumes ?

Juan sourit malicieusement.

— Ce n'est qu'un mélange de tabac blond et brun, c'est ce qui donne ce goût.

— On dirait de l'ambre, dit-elle.

— Je ne sais pas ce que c'est.

— Quelque chose qui me rappelle mon enfance, l'odeur de ma mère, elle sentait l'ambre.

— Votre enfance vous manque ?

— Certains visages seulement, mes parents, Philip.

— Pourquoi n'êtes-vous pas restée avec lui ?

— Il t'a payé pour me poser cette question ?

— Je ne le connais pas et vous n'avez pas répondu.

— Parce que je n'en ai pas envie.

— Vous êtes étrange Dona Blanca, qu'est-ce que vous avez fui pour venir vous perdre chez nous ?

— C'est le contraire sipoté 4 , c'est ici que je me suis retrouvée, et puis tu m'emmerdes avec tes questions. Tu crois que l'orage va durer ?

Juan pointa du doigt la lumière si particulière qui naissait à l'horizon quand Yaguacero 5

s'éloignait. Dans une heure tout au plus la pluie aurait cessé. Une odeur de terre mouillée et de pins envahirait les moindres recoins de sa modeste cabane. Elle irait en ouvrir l'unique placard pour que son linge s'en imprègne. Quand elle enfilait une chemise de coton baignée de ce parfum, une onde sensuelle courait sur sa peau.


Elle lança le mégot de l'autre côté de la balustrade, bondit soudainement sur ses pieds et fit un grand sourire à Juan.

— Saute dans le camion, on y va !

— Où ça ?

— Arrête de poser tout le temps des questions !

Le Dodge toussa par deux fois avant de démarrer. Les gros pneus patinèrent dans la gadoue avant de pouvoir s'accrocher à quelques pierres, le train arrière godilla pour finir par s'aligner sur la piste. Des gerbes de boue vinrent maculer les flancs bâchés. Susan continuait d'accélérer. Le vent la frappait au visage, elle rayonnait de bonheur et poussa un long cri.

Juan se joignit à elle. Ils filaient vers les montagnes.


— Où va-t-on ?

— Voir la petite, elle me manque !

— La route est détrempée, on ne grimpera jamais.

— Tu sais ce que disait notre Président ? Il y a ceux qui voient les choses telles qu'elles sont et qui se demandent pourquoi. Moi je les vois telles qu'elles pourraient être et je me dis pourquoi pas ! Ce soir nous dînerons avec le Senor Rolando Alvarez.

Si Kennedy avait connu les routes honduriennes en hiver, il aurait probablement attendu le printemps pour énoncer son aphorisme. Six heures plus tard, alors qu'ils étaient arrivés à mi-chemin des cimes, les essieux embourbés ne trouvèrent plus la force de propulser le camion.

L'embrayage patinait et l'odeur acre qui se dégageait força Susan à se rendre à l'évidence.

Immobilisés sur la route du col, ils ne pourraient pas parcourir ce soir les dix derniers lacets qui les séparaient encore du village où vivait une petite fille qui avait pris beaucoup de place dans le cœur de Susan. Juan passa à l'arrière et sortit quatre couvertures d'un sac de jute.

— On va dormir ici, je pense, dit-il, laconique.

— Parfois je suis tellement tête de mule que je me supporte difficilement moi-même.

— Ne vous inquiétez pas, il n'y a pas que vous qui ayez un caractère difficile.

— N'exagère pas quand même. Ce n'est pas le jour de la Sainte-Susan, on va attendre un peu pour me faire ma fête.

— Pourquoi vouliez-vous voir la petite ?

— Qu'est-ce qu'on a comme vivres à l'arrière ? J'ai faim, pas toi ?

Juan fouilla un autre sac et en sortit une grosse boîte defrijoles6 . II aurait voulu lui préparer un casamiento 7 , mais il aurait fallu pouvoir faire cuire le riz et il pleuvait encore beaucoup trop pour allumer un feu. Susan trempa presque tout un paquet de biscuits dans un pot de lait concentré, les laissant fondre ensuite sur sa langue. L'eau ruisselait sur le pare-brise. Elle avait interrompu le ballet des essuie-glaces pour économiser la batterie. À quoi servait-il de regarder au-dehors !

— Vous avez l'air de tenir plus à elle qu'aux enfants de la vallée.

— C'est dégueulasse ce que tu dis. Ça n'a rien à voir, elle, je ne la vois pas tous les jours, c'est pour cela qu'elle me manque.

— Philip, il vous manque ?

— Tu me lâches avec Philip ! Qu'est-ce que tu as?

— Je n'ai rien, j'essaie de vous comprendre un peu.

— Mais il n'y a rien à comprendre. Oui, Philip me manque.

— Pourquoi n'êtes-vous pas avec lui ?

— Parce que j'ai choisi d'être là.

— La vie d'une Senora est auprès de l'homme qu'elle aime !

— Ta phrase est stupide.

— Je ne vois pas en quoi. Un homme aussi doit être près de la femme qu'il aime.

— Ce n'est pas toujours aussi facile.

— Pourquoi êtes-vous si compliqués, vous les gringos ?

— Parce qu'on a perdu les raisons de la simplicité, c'est ce qui me fait aussi aimer être chez vous. Ça ne suffit pas d'aimer, il faut aussi être compatible.

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Qu'il faut aimer la vie que l'on va mener avec l'autre, partager les envies, les attentes, avoir les mêmes objectifs, les mêmes désirs.

— Comment pourrait-on savoir cela avant ? C'est impossible ! On ne peut pas connaître l'autre au début, il faut avoir de la patience pour aimer.

— Tu m'as menti sur ton âge, toi ?

— Chez nous se marier avec quelqu'un que nous aimons, c'est une raison d'être heureux.

— Chez nous aimer, ce n'est pas toujours suffisant, aussi absurde que cela puisse paraître. Je te le concède, nous sommes parfois bizarres, j'en suis le parfait exemple.

Un rai de lumière blanche déchira le ciel, une brutale explosion interrompit leur conversation.

L'orage revenait vers eux, il avait redoublé de puissance, intensifiant les précipitations qui s'abattaient sur les flancs fragiles du mont Caba-ceras de Naco. Très vite, les sols gorgés d'eau ne purent plus absorber les pluies torrentielles qui dévalaient le long des parois, entraînant avec elles des pans entiers de la montagne. Juan n'écoutait plus Susan et son visage finit par trahir une inquiétude croissante. Il tenta d'ouvrir sa fenêtre, mais une violente bourrasque le fit aussitôt renoncer. Il se mit alors à effectuer des petits mouvements saccadés de la tête, comme le ferait un prédateur à l'affût.

— Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-elle.

— Taisez-vous !

L'oreille droite collée à la vitre, il semblait guetter quelque chose, tandis que le regard de Susan ne cessait de l'interroger. D'un doigt qu'il porta à ses lèvres il lui fit comprendre de maintenir le silence. Elle n'en fit rien.

— Qu'est-ce que tu fais, Juan ?

— Par la grâce de Dieu, laissez-moi écouter !

— Mais quoi bon sang ?

— Ce n'est vraiment pas le moment de jurer, j'entends la terre bouger.

— Quoi ?

— Taisez-vous !

Un craquement sourd déchira le silence. À grand-peine, Juan entrouvrit sa portière. Un vent violent chargé de lourdes gouttes s'engouffra instantanément dans l'habitacle. Il regarda sous les roues. Une fracture au parfait milieu de la sente laissait envisager le pire. Il donna à Susan l'ordre d'allumer les phares. Elle s'exécuta sur-le-champ. Le trait de lumière coupa le rideau de pluie. Aussi loin qu'il portait, la route était fendue d'une crevasse.

— Passez à l'arrière, il faut que l'on parte d'ici tout de suite.

— Tu es dingue, tu as vu ce qui tombe dehors ?

— C'est nous qui allons tomber, dépêchez-vous, ne sortez pas de votre côté, faites ce que je vous dis !

À peine eut-il prononcé ces mots que le camion prit de la gîte, comme un navire qui s'apprête à sombrer par son bâbord. Il la saisit par le bras et la propulsa sur le plateau à l'arrière. À la recherche de son équilibre, elle enjamba les sacs de vivres. Passant devant elle, il souleva la bâche au-dessus du hayon et la tira brusquement par la main, l'accompagnant dans sa chute.

Dès qu'ils roulèrent sur le sol, il l'entraîna contre la roche et la força à s'accroupir. Les yeux grands écar-quillés, elle vit soudainement le camion glisser à reculons et verser par-delà le bord de la falaise. La calandre se dressa comme dans un dernier effort, les lumières des phares s'étirèrent vers le ciel et son vieux Dodge disparut dans le ravin. Le bruit de la pluie était assourdissant. Tétanisée, Susan n'entendait plus rien autour d'elle, Juan dut s'y reprendre à trois fois avant qu'elle réagisse. Il leur fallait grimper au plus vite, le remblai qui leur servait de refuge donnait des signes de faiblesse. Elle s'accrocha à lui et ils escaladèrent quelques mètres. Comme dans ses pires cauchemars, il lui semblait que chaque pas la faisait reculer quand elle commandait à tout son corps d'avancer. Ce n'était pas une sensation, la terre se dérobait sous leurs pieds, les entraînant vers l'abîme. Il hurla de tenir bon, de s'accrocher à ses jambes, mais les doigts engourdis de Susan n'arrivaient plus à retenir l'étoffe du pantalon de Juan qui glissait entre ses doigts. Elle était plaquée contre la paroi meuble, les coulées de boue commençaient à la recouvrir. Il lui fallait cracher de toutes ses forces et l'air lui manquait. La pénombre s'illumina d'un vif scintillement d'étoiles dans ses yeux, elle perdit connaissance. Juan se laissa glisser sur le dos jusqu'à sa hauteur. Il souleva la tête inerte de Susan qu'il posa sur son torse. Il écarta aussitôt la terre qui avait encombré sa bouche, la pencha sur le côté et plongea deux doigts au fond de sa gorge. Saisie d'un spasme violent, elle régurgita aussitôt. Juan la serra contre lui, s'accrochant à une racine qu'il agrippait de toutes ses forces. Il ignorait combien de temps il pourrait tenir ainsi, mais il savait que c'était exactement celui qu'il leur restait à vivre.


10 février 1977, Susan,


Où es-tu ? Je suis inquiet. Des nouvelles du Salvador rapportent que des bandes armées de guérilleros se massent le long de tes frontières. Le New York Times parle d'incursions en territoire hondurien et de combats sporadiques. Envoie-moi au moins quelques mots pour me dire que tu es en bonne santé et à l'abri. Je t'en supplie fais attention à toi et écris-moi vite.


Philip


Ils résistaient depuis deux heures. Une accalmie leur avait permis de gagner quelques centimètres, trouvant un appui plus stable. Susan avait repris connaissance.

— J'ai failli me noyer dans une montagne, personne ne voudra jamais me croire.

— Gardez vos forces.

— Ça va devenir une habitude chez toi de me dire de me taire.

— Nous ne sommes pas tirés d'affaire.

— Si ton Dieu avait voulu de nous, ce serait déjà fait.

— Ce n'est, pas de Dieu que vient le danger, c'est de la montagne et de l'aguacero, et ils ont plus mauvais caractère que vous !

— Je suis fatiguée, Juan.

— Je sais, moi aussi.

— Merci Juan, merci pour ce que tu viens de faire.

— Si tous les gens que vous avez sauvés devaient vous dire merci on n'entendrait plus que cela dans la vallée depuis quelques mois !

— Je crois que la pluie se calme.

— Alors c'est maintenant qu'il faut prier Dieu pour que cela continue.

— Il vaut mieux que tu le fasses toi, je crois que j'ai quelques échéances en retard avec lui.

— La nuit va encore être longue, reposez-vous.

Les heures silencieuses s'égrenèrent, rythmées par les seules humeurs de l'orage qui hésitait encore à s'en aller. Vers 4 heures du matin Juan s'assoupit, il relâcha son emprise, et Susan glissa aussitôt en poussant un hurlement. Sursautant, il resserra son étreinte et la hissa à nouveau vers lui.

— Pardonnez-moi, je me suis endormi !

— Juan, il faut que tu gardes tes forces pour toi, à deux nous n'y arriverons jamais. Si tu me lâches, tu peux t'en tirer.

— Si c'est pour dire des bêtises il vaut mieux que vous vous taisiez.

— C'est une obsession chez toi, que je la boucle !

Elle résista quelques minutes et rompit le silence imposé par Juan pour lui parler de la peur qu'elle avait eue. Lui aussi avait bien cru leur dernière heure venue. Un autre silence, et elle lui demanda à quoi il pensait. Il avait prié ses parents. Elle se tut. Autre moment de calme où elle se mit à rire nerveusement.

— Qu'est-ce qu'il y a de drôle ?

— Philip doit être devant la télé !

— Vous pensez à lui ?

— Oublie ce que je viens de te dire. Tu crois que si nous y passons, ils nous enterreront en héros ?

— C'est important pour vous ?


— Je ne sais pas (elle hésita quelques instants), peut-être (réfléchit de nouveau), non finalement je ne crois pas, c'est juste qu'à défaut d'un beau mariage je crois que j'aimerais juste pouvoir compter sur un bel enterrement.

Il leur fallait tenter de se hisser de quelques mètres encore, même si le déluge avait cessé, la terre qui les retenait pouvait se déliter à tout moment et les entraîner vers le ravin. Il la supplia d'accepter un ultime effort et entreprit une ascension périlleuse. Elle dut hurler pour l'interrompre, sa jambe était bloquée. Tout en la soutenant, il la contourna jusqu'à venir à son aval et dégagea méticuleusement le pied qui s'était coincé dans quelque chose que la pénombre ne laissait pas identifier. Au terme d'une escalade éreintante, ils purent enfin rejoindre le rebord du lacet supérieur de la route. Ils la traversèrent et s'adossèrent tous deux à la paroi. L'orage imprévisible et majestueux changea un peu plus tard de cap pour aller mourir sur les hauteurs du mont Ignacio, voisin de 100 kilomètres. Le cortège de ses pluies torrentielles le suivit.

— Je suis désolé, dit Juan.

— De quoi ?

— Je vais vous priver de votre bel enterrement, nous sommes sauvés !

— Oh ! ce n'est pas grave, ne t'inquiète pas, j'ai bien deux ou trois copines qui ne seront pas mariées à trente ans, alors je peux attendre quelques années pour mes obsèques sans pour autant passer pour une vieille fille !

Juan n'appréciait pas particulièrement l'humour de Susan, il se redressa pour mettre un terme à la conversation. Le jour n'était pas encore levé et il faudrait l'attendre pour avancer plus en amont sur la route qui conduisait au village. Dans le noir chaque pas était bien trop dangereux. Ils étaient tous deux trempés et elle se mit à grelotter, pas simplement à cause du froid, mais parce que échapper à sa propre mort provoquait quelques légitimes frissons. Il la frotta énergiquement.

Leurs regards se croisèrent. Les dents qui claquaient et la voix chevrotante, elle écarta son visage du sien.

— Juan, tu es très beau garçon, mais tu es un peu jeune pour me peloter les seins, peut-être pas pour toi, je peux le comprendre, mais de mon point de vue, il faudra que tu attendes encore quelques années.


Il ne supporta pas le ton de sa remarque. Elle le vit tout de suite à la façon dont ses yeux se plissèrent. Si elle n'avait pas connu la légendaire quiétude de son compagnon de route elle aurait redouté qu'il ne la gifle. Juan n'en fit rien, il se contenta de s'éloigner d'elle, sa silhouette disparut subitement. Elle l'appela dans la nuit qui n'en finissait plus.

— Juan, je ne voulais pas te blesser ! Quelques grillons, pour sécher leurs carapaces, avaient repris leur grésillement monotone.

— Juan, ne fais pas la mauvaise tête, reviens et parle-moi !

L'aube ne tarderait plus. Susan s'assit contre le tronc d'un arbre en attendant le jour.

Elle était assoupie. Quand l'homme la secoua par l'épaule, elle crut d'abord que c'était Juan, pourtant le campesino accroupi face à elle ne lui ressemblait pas du tout. Il sourit. Sa peau était ravinée par les pluies qui avaient marqué sa vie. Abasourdie, elle contempla le paysage désolé. En contrebas elle put identifier, émergeant de la terre, la souche qui l'avait retenue, un peu plus loin le bord du remblai ou ils s'étaient réfugiés, enfin au fond du précipice la calandre du Dodge presque englouti.

— Tu as vu Juan ? demanda-t-elle d'une voix faible.

— Nous n'avons pas encore retrouvé le gamin, mais nous ne sommes que deux à être partis à votre recherche.

Ils avaient entendu le camion. Rolando était certain d'avoir vu les phares plonger dans la ravine, mais la démence de l'orage avait interdit toute tentative de leur porter secours ; il n'avait pu convaincre quiconque de l'accompagner. Dès l'accalmie, il avait envoyé deux paysans les chercher avec la carriole tractée par l'âne du village, convaincu qu'ils les ramèneraient blessés dans le meilleur des cas. Le plus vieux dit à Dona Blanca qu'elle devait être protégée par un ange gardien pour avoir survécu à une telle tempête.

— Il faut chercher Juan !

— Il n'y a pas à chercher, il suffit d'ouvrir les yeux ! La montagne est toute pelée, il n'y a pas âme qui vive jusqu'en bas dans la vallée. Regardez à droite, la carcasse de votre camion sort de la terre. S'il n'est pas remonté par ses propres moyens au village, il est enterré quelque part sous la boue. Nous fabriquerons une croix et nous la déposerons là où vous avez glissé de la route.

— C'est la route qui a glissé, pas nous !

Le plus jeune des deux hommes fit claquer une lanière de cuir et l'animal se mit en marche.

Pendant que l'âne peinait dans les lacets, Susan s'inquiétait du sort de son protégé devenu, pensa-t-elle, son protecteur.

Ils arrivèrent à l'entrée du hameau une heure plus tard. Elle sauta de l'attelage et hurla le nom de Juan. Aucune réponse ne lui parvint. C'est alors seulement qu'elle prit conscience de l'étrange silence qui régnait dans l'unique ruelle. Plus personne n'était adossé à la façade d'une maison pour y fumer sa cigarette, aucune femme n'allait sur le chemin qui menait à la source.

Elle pensa aussitôt aux incidents qui dégénéraient parfois en combats armés entre les montagnards et les bandes de guérilleros qui fuyaient le Salvador. Mais la frontière était loin et il n'avait jamais encore été signalé d'incursions dans ces régions du pays. Elle fut prise de panique. Elle cria une nouvelle fois le nom de son ami, mais n'obtint pour seule réponse que l'écho de sa voix.

Juan apparut sous le porche de la dernière maison en haut de la ruelle. Son visage maculé de terre séchée et ses traits tirés laissaient paraître la tristesse. Il s'approcha d'elle à pas lents.

Susan était furieuse.

— C'était complètement débile de me laisser toute seule comme ça, je me suis fait un sang d'encre pour toi, ne me refais jamais un coup pareil, tu n'as pas dix ans que je sache !

Il la saisit par le bras et l'entraîna sur le chemin.

— Suivez-moi et taisez-vous.

Refusant d'avancer, elle le fixa droit dans les yeux.

— Tu vas arrêter de me dire de me taire tout le temps !

— Je vous en prie, ne faites pas de bruit, nous n'avons pas de temps à perdre.

Il la conduisit vers la maison d'où il était sorti et ils pénétrèrent dans l'unique pièce de la bâtisse. Des étoffes de couleur obstruaient les fenêtres pour empêcher le soleil d'entrer. Il fallut quelques secondes à Susan pour que sa vue s'accommode à la pénombre. Elle reconnut le dos de Rolando Alvarez. Il «tait agenouillé, se releva et se tourna vers elle, les yeux rouges de sang.

— C'est un miracle que vous soyez venue Dona Blanca, elle n'a cessé de vous réclamer.

— Qu'est-ce qui se passe ici ? Pourquoi le village est-il désert ?

L'homme la poussa vers le fond de la salle, il écarta une tenture qui cachait une couche adossée au mur.

Elle découvrit celle pour laquelle elle avait entrepris cet imprudent voyage. La petite fille était allongée et inconsciente. Son visage blafard et ruisselant de sueur dévoilait l'origine de la fièvre qui la terrassait. Susan souleva brutalement le drap. Le peu de jambe qui lui restait était violet, tuméfié par la gangrène. Elle souleva la chemise pour constater que l'aine était atteinte. L'infection s'était répandue dans tout le corps. Dans son dos, la voix tremblante de Rolando expliqua qu'à cause de la tempête qui sévissait depuis trois jours il n'avait pas pu redescendre l'enfant. Il avait prié pour entendre le camion, et dans la nuit il avait cru son vœu exaucé, et puis il avait vu les phares éclairer l'abîme. Il fallait déjà remercier Dieu que la Dona soit épargnée. De toute façon pour sa fille c'était trop tard, il le pressentait depuis deux jours, elle n'avait plus de forces. Les femmes du village s'étaient relayées à son chevet, mais depuis la veille elle n'ouvrait plus les yeux et ne pouvait plus s'alimenter. Il voulait la sauver encore une fois, il aurait donné sa propre jambe si cela était possible. Susan s'accroupit près du petit corps inerte. Elle prit le linge qui trempait dans une écuelle d'eau, l'essora et le passa doucement sur le front qui perlait. Elle posa un baiser sur les lèvres et murmura à son oreille la litanie des mots qui lui échappaient.

— C'est moi, je suis venue pour te guérir, tout va aller maintenant. J'étais en bas dans la vallée et j'ai eu une envie folle de te voir, et me voilà. Quand tu iras mieux je te raconterai, c'était une sacrée aventure d'arriver jusqu'ici...

Elle se coucha contre elle, passa ses doigts dans ses longs cheveux noirs pour les démêler et embrassa sa joue brûlante.

— ... Je voulais te dire que je t'aime, et que tu me manquais. Énormément. En bas, je pensais à toi tout le temps. Je voulais venir plus tôt, mais on ne pouvait pas à cause de la pluie. Juan est là, lui aussi avait envie de te voir. Je suis venue te chercher pour que tu puisses passer quelques jours avec moi dans la vallée, j'ai plein de choses à te faire découvrir. Il faudra que je t'emmène au bord de la mer, je t'apprendrai à nager et nous irons nous baigner dans les vagues. Tu n'as jamais vu ça, mais c'est si beau. Quand le soleil se lève sur l'eau, l'océan est comme un miroir. Et puis nous irons voir la grande forêt qui s'étend plus au loin, il y a des animaux merveilleux.


Elle la serra contre sa poitrine et c'est ainsi qu'elle sentit les derniers battements de son cœur s'éteindre tout contre le sien. En recueillant sa tête devenue si lourde contre son sein, elle se mit à fredonner et continua à la bercer jusqu'à la mort du jour. Le soir venu, Juan s'approcha et s'agenouilla près d'elle.

— Il faut la laisser, maintenant, et recouvrir son visage pour qu'elle puisse monter au ciel.

Susan ne parlait plus. Les yeux vides, elle fixait le plafond. Juan dut la soulever et la soutenir par les épaules. Il la conduisit au-dehors. Arrivée à la porte elle se retourna. Une femme avait déjà recouvert le corps. Susan se laissa couler le long du mur. Juan s'assit près d'elle, il alluma une cigarette qu'il lui glissa entre les lèvres. Elle se mit à tousser à la première bouffée. Ils restèrent ainsi, fixant tous les deux les étoiles dans le ciel.

— Tu crois qu'elle est déjà là-haut ?

— Oui.

— J'aurais dû venir plus tôt.

— Parce que vous croyez que vous y êtes pour quelque chose ? Vous ne comprenez rien à la détermination de Dieu. Par deux fois II l'a appelée à Lui, et par deux fois l'homme a défié Sa volonté : Alvarez qui l'avait sortie du torrent de boue, et puis vous qui l'avez ramenée pour la faire opérer. Mais Sa main est toujours plus forte. Il la voulait près de Lui.

De grosses larmes coulaient le long des joues de Susan. La colère et la douleur lui serraient le ventre. Rolando Alvarez sortit de la maison et se dirigea vers eux. Il s'assit près d'elle. Elle cacha sa tête entre ses deux genoux et laissa exploser sa colère :

— Dans quelle église faudrait-il aller prier pour que cesse la souffrance des enfants et, s'ils meurent, alors qui sont les innocents sur cette planète de fous ?

Alvarez se releva d'un bond et toisa Susan. D'une voix féroce et impitoyable il lui dit que Dieu ne pouvait pas être partout, qu'il ne pouvait pas sauver tout le monde. Il semblait à Susan que ce Dieu-là avait oublié de se préoccuper du Honduras depuis fort longtemps.

— Levez-vous et cessez de vous apitoyer sur vous-même, enchaîna-t-il. Il y a des centaines de corps d'enfants enterrés dans ces vallées. Ce n'était qu'une orpheline qui avait perdu une jambe. Elle est mieux avec ses parents qu'ici. Il vous faudrait plus d'humilité pour comprendre cela. Cette peine ne vous appartient pas et nos terres sont trop gorgées d'eau pour que vous y ajoutiez vos larmes. Si vous n'arrivez pas à vous contenir, rentrez chez vous !

L'homme à la stature imposante tourna aussitôt les talons et disparut à l'angle de la ruelle.

Juan abandonna Susan à son silence. Empruntant le même chemin qu'Alvarez, il trouva l'homme adossé à un mur de terre. Il pleurait.


Ce fut un printemps de deuil qui passa au rythme des lettres qui se croisaient quelque part dans le ciel de l'Amérique centrale.


En mars, Philip fit part à Susan de son inquiétude, les journaux new-yorkais relataient dans leurs colonnes les causes et conséquences de l'état de siège instauré au Nicaragua, une frontière bien trop proche d'elle à son goût. Elle lui répondit que la vallée de Sula était loin de tout. Chaque lettre de Philip s'achevait par une phrase ou un mot qui évoquait son absence et la douleur qu'elle lui causait ; chaque réponse de Susan contournait ce sujet. Philip travaillait pour une agence de publicité implantée sur Madison Avenue. Tous les matins, après avoir traversé SoHo à pied, il grimpait dans son bus pour s'asseoir une demi-heure plus tard à son bureau. La fièvre s'était emparée de toute son équipe depuis qu'elle concourait pour la campagne de presse de Ralph Lauren. S'ils gagnaient, sa carrière démarrerait aussitôt, c'était son premier essai en qualité de créatif et il rêvait déjà, au-dessus de sa table à dessin, au jour où il dirigerait le département. Comme à l'accoutumée, il croulait sous le travail et devait rendre ses esquisses presque avant qu'elles ne lui soient commandées.

Après s'être enfuie de chez lui à l'aube d'un lendemain de réveillon, Mary l'avait appelé et, depuis, ils se retrouvaient deux fois par semaine à l'angle de Prince et de Mercer Street, pour dîner chez Fanelli's où le menu était abordable. Sous le prétexte de lui raconter un bon sujet d'article, il lui parlait souvent de Susan, exagérant les histoires qu'elle lui racontait dans ses lettres. La soirée se poursuivait dans l'atmosphère enfumée et bruyante du lieu. Quand au milieu d'une phrase il voyait ses paupières devenir lourdes, il réglait la note et la raccompagnait à pied.


Depuis la fin de ce mois de mars la gêne les saisissait au temps de se dire au revoir. Leurs deux têtes se rapprochaient, mais à l'instant confus de la promesse d'un baiser, Mary reculait subtilement pour disparaître, happée par l'entrée lugubre de son immeuble. Alors, Philip plongeait les mains dans les poches de son manteau et rentrait chez lui, s'interrogeant sur le dessein de la relation qui se tissait entre cette journaliste stagiaire et un dessinateur de publicité.


Dans les rues, les tenues des femmes annonçaient l'avènement du printemps. Il ne vit ni les bourgeons d'avril, ni les feuilles de juin tant son travail l'accaparait. Le 14 juillet, la foudre avait frappé les deux centrales électriques de New York, plongeant toute la ville dans l'obscurité pour vingt-quatre heures. Si la « grande panne », qui fit la une des journaux du monde entier, bouleversa les statistiques de natalité neuf mois plus tard, Philip passa la nuit seul chez lui à dessiner à la lumière de trois bougies posées sur son bureau.


Au milieu du mois d'août, à la veille de commencer sa première journée de pigiste à la rédaction de Cosmopolitan, Mary achevait une semaine passée chez des amis dans les Hamptons.

L'avion de Susan quittait son escale de Miami.

À Newark, le terminal était en travaux. Philip était venu l'attendre à la passerelle. Une fois n'est pas coutume. Elle posa son sac à terre et plongea dans ses bras. Ils restèrent longtemps ainsi serrés l'un contre l'autre. Il prit sa main, saisit le baluchon et l'entraîna vers le bar.

— Et si notre table est prise ?

— J'ai fait le nécessaire !

— Arrête-toi et laisse-moi te regarder. Tu as vieilli !

— C'est gracieux, merci.

— Non, je te trouve très beau.

Elle fit glisser ses doigts le long de ses joues, lui sourit tendrement, et l'entraîna vers ce lieu devenu leur. Elle rayonnait malgré la fatigue. Il l'interrogea longuement sur l'année qui venait de s'écouler, comme pour effacer toute trace des dernières minutes de leur précédente rencontre, elle ne dit rien de son hiver. Tandis qu'elle lui décrivait sa journée type, Philip avait saisi son crayon et dessinait le visage de Susan sur une feuille de son cahier à spirale.

— Et ton Juan, comment va-t-il ?

— Je me demandais quand tu m'en parlerais. Juan est parti. Dieu seul sait si je le reverrai un jour.

— Vous vous êtes disputés ?

— Non, c'est plus compliqué que cela. Nous avons perdu une petite fille, et depuis ce n'était plus pareil ; quelque chose s'est cassé et nous n'avons pas su le réparer. On en venait à se regarder des heures en chiens de faïence, comme si nous étions coupables.

— Qu'est-ce qui s'est passé cette nuit-là ?

— Il pleuvait, la route s'est décrochée de la paroi, j'ai failli le tuer.

Elle ne lui raconta rien d'autre. Certains récits n'appartiennent qu'aux victimes et la pudeur de ceux qui leur ont porté secours en protège les secrets. Au début du mois de mai, Juan était passé la voir chez elle, un grand sac de toile vert à l'épaule. Elle lui demanda s'il allait quelque part. Le regard droit et fier, il lui annonça qu'il partait. Elle avait aussitôt su qu'il lui manquerait, comme tous ceux qu'elle avait aimés de près ou de loin et qui disparaissaient soudainement. Perchée sur le perron de sa modeste maison, les mains sur les hanches comme pour mieux marquer la colère qui la gagnait, elle l'avait malmené. Juan n'avait pas réagi, alors elle avait fini par se calmer. Elle l'avait serré dans ses bras, puis elle lui avait servi à dîner.

Quand la dernière assiette fut rangée dans l'armoire, elle avait essuyé ses mains sur son pantalon et s'était retournée vers lui. Il se tenait déjà debout au milieu de l'unique pièce, son sac à ses pieds, l'air penaud. Elle avait alors souri et pour faciliter l'instant lui avait souhaité bonne route et bonne vie. Oubliant un instant sa pudeur, il s'était approché d'elle. Elle avait pris son visage entre ses mains et porté ses lèvres jusqu'aux siennes. Au petit matin il s'en était allé sur les routes de son pays vers une prochaine étape de son existence. Les semaines suivantes Susan avait lutté contre la tristesse d'une porte qui ne s'ouvrait plus que sur sa solitude.

— Il te manque ?

— C'est Juan qui a raison, il ne faut dépendre que de soi-même ; les gens sont libres, et l'attachement est une absurdité, une incitation à la douleur.

— Donc tu ne restes pas ! Ou plutôt, combien d'heures restes-tu cette fois-ci ?

— Ne commence pas, Philip !

— Pourquoi ? Parce que je devine à ton air ce que tu n'as pas encore dit, que dans une heure tu seras repartie et que je mettrai alors ma vie en trois petits points de suspension jusqu'à l'année prochaine ? Je savais que tu ne resterais pas, bon Dieu comme je me suis préparé à ce que tu me le dises. Tu vas attendre d'avoir quel âge pour penser à nous, à ta vie de femme ?

— J'ai vingt-quatre ans, j'ai le temps !

— Ce que j'essaie de te dire, c'est que tu te donnes à plein de gens mais que tu es seule, il n'y a personne dans ta vie qui s'occupe de toi, qui te protège, ou au moins qui te fasse l'amour.

— Mais qu'est-ce que tu en sais ? C'est incroyable ça, j'ai une tête de pas baisée du tout ou quoi ?


Susan avait crié et Philip se figea instantanément. Les lèvres pincées, il tenta de reprendre le fil de la conversation.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire, et ce n'est pas la peine de hurler, Susan.

107

— Et ta copine avec qui tu vas au cinéma, elle te griffe en dehors de la salle ou simplement pendant les films d'horreur ?

— Ce n'était pas un film d'horreur du tout !

— Raison de plus, tu ne vas pas minauder quand même, alors où tu en es avec elle ?

— Mais nulle part !

— Écoute mon petit cœur, à moins que tu sois devenu asexué, il se passe bien quelque chose dans ta vie.

Il lui retourna le compliment. Elle n'avait pas le temps dit-elle, elle avait bien failli achever dans les bras d'un homme quelques soirées commencées dans un bar, mais seulement pour y trouver un peu du réconfort qu'elle cherchait. Il invoqua le même état d'esprit pour se justifier de son célibat. Susan revint à là charge, plus douce, et reposa sa question différemment. Il évoqua les épisodes complices vécus avec Mary Gautier Thomson, journaliste à la revue Cosmopolitan, qu'il raccompagnait trois fois par semaine en bas de chez elle sans que jamais rien ne se passe.

— Elle doit se demander si tu n'as pas un problème.

— Elle non plus ne tente rien !

— C'est la meilleure celle-là, parce que maintenant c'est à nous de faire le premier pas ?

— Tu es en train de me pousser dans ses bras ?

— J'ai l'impression qu'il ne faudrait pas te pousser très fort pour que tu tombes.

— Ça t'arrangerait ?

— C'est étrange, ta question.

— C'est le doute qui ronge, Susan. C'est si facile quand quelqu'un décide à votre place.

— Mais décide de quoi ?

— De ne pas nous laisser d'espoir.

— Ça c'est un autre sujet Philip, pour une histoire il faut les bonnes personnes aux bons moments.

— C'est tellement facile de se dire que ce n'est pas le bon moment, c'est là que le destin nous oblige à faire la part des choses.

— Tu veux savoir si tu me manques ? La réponse est oui. Souvent ? Presque tout le temps, enfin dès que j'ai le temps, et cela peut te sembler absurde mais je sais aussi que je ne suis pas prête.

Elle saisit sa main et y posa sa joue, il se laissa faire. Elle ferma les yeux et il lui sembla qu'elle allait s'assoupir dans la douceur de l'instant. Il aurait voulu qu'il dure plus longtemps, mais la voix dans le haut-parleur annonçait déjà leur séparation. Elle laissa filer les secondes, comme si elle n'avait pas entendu l'annonce. Lorsqu'il fit un geste, elle lui dit qu'elle savait, qu'elle avait entendu. Elle demeura ainsi quelques minutes, les yeux clos, la tête posée sur son avant-bras, et d'un geste soudain elle se redressa, écarquillant les yeux. Ils se levèrent tous les deux et il la prit sous son épaule, portant le sac de sa main libre. Dans le couloir qui les conduisait vers l'avion elle l'embrassa sur la joue.

— Tu devrais y aller avec ta copine grand reporter de mode féminine ! Enfin, si elle te mérite. En tout cas, toi tu ne mérites pas de rester seul.

— Mais je suis très bien tout seul.

— Arrête, je te connais trop, tu as une sainte horreur de la solitude. Philip, l'idée que tu m'attends est rassurante mais par trop égoïste pour que je l'assume. Je ne suis vraiment pas sûre d'avoir seulement l'envie un jour de vivre avec quelqu'un, et même si je sais sans aucun doute que dans ce cas ce quelqu'un serait toi, ce pari sur l'avenir est injuste. Tu finirais par me détester.

— Tu as fini ? Tu vas le rater !

Ils se mirent à courir vers la porte qui se rapprochait trop vite.

— Et puis un petit flirt, ça ne peut pas te faire de mal !

— Et qui te dit que ce ne serait qu'un flirt ?

Elle agita son petit doigt et prit une pose malicieuse en fixant son ongle : « Lui ! » Elle lui sauta au cou, l'embrassa dans la nuque et s'enfuit vers la passerelle. Elle se retourna une dernière fois pour lui envoyer un baiser. Quand elle disparut il murmura : « Trois petits points de suspension jusqu'à l'année prochaine. »

En rentrant chez lui il refusa de céder à la tristesse des jours qui suivraient son départ. Il décrocha son téléphone et demanda à l'opératrice du journal de lui passer le poste de Mary Gautier Thomson.

Ils se retrouvèrent à la tombée de la nuit au pied du gratte-ciel. Les lumières étincelantes donnaient aux passants de Times Square des couleurs étranges. Dans la salle de cinéma plongée dans la pénombre d'Une femme sous influence, il effleura son bras. Deux heures plus tard, ils remontaient à pied la 42e Rue. En traversant la 5e Avenue il prit sa main et l'entraîna avant que le feu libère le flot des voitures. Un taxi jaune les conduisit vers SoHo. Chez Fanelli's ils partagèrent une salade et une conversation animée sur le film de Cassavetes. A la porte de son immeuble il s'approcha d'elle et l'accolade des joues glissa en effleurement de lèvres, et en battements de cœur.



4.

La pluie tombait depuis plusieurs jours sans discontinuer. Chaque soir les bourrasques de vent annonçaient les orages qui éclataient la nuit dans la vallée. Les rues terreuses se crevassaient de rigoles, l'eau dégoulinait jusqu'au pied des maisons, laminant les fondations précaires. Persistantes, les averses finissaient par s'infiltrer par les toitures, ruisselant sous les combles. Les cris et les rires des enfants qui appelaient Susan « Maes-tra » rythmaient les matinées passées à enseigner dans la grange qui leur tenait lieu d'école. L'après-midi elle empruntait presque toujours la Jeep Wagoneer, plus docile et maniable que son vieux Dodge qu'elle regrettait pourtant, et partait dans la vallée porter des médicaments, de la nourriture, parfois des documents administratifs qu'elle aidait à remplir. Aux journées éreintantes succédaient quelques soirées de fête. Elle se rendait alors dans l'un des bars où les hommes venaient boire de la cerveza et leur boisson locale favorite, le guajo. Pour résister à là solitude de l'hiver hondurien qui arrivait plus tôt que prévu, entraînant son cortège de tristesse et de lutte contre une nature indocile, Susan comblait parfois sa nuit dans les bras d'un homme, pas toujours le même.



10 novembre 1977, Susan,


C'est avec toi que j'ai envie de partager cette nouvelle, ma première grande campagne de publicité vient d'être achetée. Dans quelques semaines un de mes projets sera devenu une immense affiche placardée dans toute la ville. Il s'agissait de promouvoir le musée d'Art moderne. Quand elles seront imprimées, je t'en enverrai une, et tu penseras un peu à moi de temps à autre, je t'adresserai aussi l'article qui sera publié dans une revue professionnelle, je viens de sortir de l'interview. Tes lettres me manquent. Je sais que tu es débordée, mais je sais bien que ce n 'est pas la seule raison de ton silence. Tu me manques vraiment, je ne devrais probablement pas te le dire, mais je ne vais quand même pas jouer avec toi au jeu idiot du « Suis-moi, je te fuis ; fuis-moi, je te suis ».

J'imaginais venir te rendre visite au printemps, je me sens coupable de ne pas l'avoir proposé plus tôt. Je suis comme tout le monde, égoïste. Je veux venir découvrir ton monde à toi et comprendre ce qui te retient si loin de notre vie et de toutes les confidences de notre enfance.

Paradoxe de l'omniprésence de ton absence, je sors souvent avec cette amie dont je t'ai déjà parlé, je sens bien chaque fois que je la raccompagne chez elle que je me dérobe. Pourquoi est-ce que je te raconte cela ? Parce que j'ai encore la sensation absurde de trahir un espoir inavoué, il faut que je me débarrasse de ce sentiment. Peut-être aussi que t'écrire est une façon de me réveiller.

Demain, peut-être que tu reviendras, mais comme je voudrais alors ne pas t'avoir attendue, ne pas entendre tous les mots que tu pourrais me dire ou pouvoir les ignorer avec la légèreté comme contrepoids de ton absence. Je ne viendrai pas te voir au printemps, c'était une mauvaise idée, même si j'en crève d'envie, je crois qu 'il faut que je prenne mes distances avec toi, et je devine dans l'espacement de tes dernières réponses que c 'est ce que tu fais toi aussi.

Je t'embrasse.


Philip


PS. : 7 heures du matin, en prenant mon petit déjeuner je relis ce que je t'ai écrit hier, je vais te laisser lire ce que d'ordinaire je jette à la poubelle.


Comme beaucoup de choses autour d'elle, Susan changeait. Le hameau abritait deux cents familles et les rythmes de toutes ces existences à peine cicatrisées se confondaient déjà peu à peu avec ceux d'un village. Cet hiver-là, les lettres de Philip se faisaient plus rares, les réponses plus difficiles à écrire. Susan fêta son réveillon auprès de son équipe au grand complet dans un restaurant de Puerto Cortes. Il faisait exceptionnellement beau et la nuit éméchée s'acheva sur la jetée face à la mer. À l'aube de la nouvelle année le pays tout entier semblait avoir retrouvé son allant. Le port avait renoué avec son agitation et depuis plusieurs semaines le ballet des grues qui tournoyaient au-dessus des porte-conteneurs était incessant.

Du petit matin à la tombée du jour le ciel était sillonné par les avions qui assuraient les liaisons entre les différents aérodromes. Tous les ponts n'avaient pas été redressés mais les scories de l'ouragan étaient devenues presque invisibles — ou bien s'y était-on habitué ? Les nuits étoi-lées promettaient une belle année et le retour à des récoltes généreuses. La corne de brume d'un cargo annonçait minuit et le départ d'une pleine cargaison de bananes pour l'Europe.


Le soir du réveillon Philip passa chercher Mary chez elle. Ils devaient se rendre à une soirée organisée par son journal au trente-troisième étage d'une tour voisine de celle du New York Times. Sous son manteau, elle était vêtue d'une longue robe noire, elle avait posé une étole de soie sur ses épaules. Ils étaient tous les deux de bonne humeur et même s'ils se retournaient de temps à autre pour tenter de héler un taxi, ils savaient qu'en ce soir de fête il leur faudrait marcher jusqu'à Times Square. La nuit était étoilée et douce. Mary silencieuse souriait et Philip emporté dans sa diatribe lui décrivait les affres de la publicité. Un feu les retint au croisement de la 15e Rue.

— Je parle trop, n'est-ce pas ?

— J'ai l'air de m'ennuyer ? répondit-elle.

— Tu es trop polie pour ça. Je suis désolé, mais je déborde de mots retenus toute la semaine, j'ai tellement travaillé que je n'ai presque pas parlé.

Ils se frayèrent un chemin au milieu des trois cents personnes qui s'étaient réunies dans les bureaux où la fête battait son plein. Les buffets avaient été pris d'assaut et une brigade de serveurs s'évertuait à les approvisionner. Pour la plupart, ces soldats en livrée blanche devaient faire demi-tour, leurs plateaux pillés avant d'avoir atteint leur but. Se parler, écouter et même danser relevait de l'impossible tant la foule était compacte. Deux heures plus tard Mary fit un signe de la main à Philip qui discutait à quelques mètres d'elle. Le brouhaha l'empêcha de distinguer le moindre mot, mais son index pointait la seule direction qui l'intéressait, la porte de sortie. D'un hochement de tête il accusa réception du message et entreprit de quitter la pièce. Quinze minutes plus tard ils se retrouvaient devant le vestiaire.

La porte refermée, le silence qui régnait sur le palier des ascenseurs était saisissant. Alors que Philip appuyait sur le bouton, se tenant devant les doubles portes centrales en cuivre, Mary s'éloigna et se dirigea lentement vers les baies vitrées d'où l'on dominait la ville :

— Qu'est-ce qui te fait penser que c'est celui-là qui va arriver et pas celui de gauche ou de droite ?

— Rien, juste une habitude, et puis en me mettant au centre je suis à la plus courte distance des portes qui s'ouvriront.

A peine eut-il achevé sa phrase que la pastille verte au-dessus de sa tête s'illumina au carillon d'une sonnette.

— Tu vois, j'avais visé juste !

Mary ne réagit pas. Elle avait collé son front contre le carreau. Philip laissa filer l'ascenseur vers un autre étage, s'approcha à son tour de la vitre et se tint à côté d'elle. Maintenant son regard penché vers la rue elle glissa sa main dans la sienne.

— Bonne année, dit-elle.

— Il y a déjà une demi-heure qu'on se l'est souhaitée !

— Je ne parle pas de celle-là. C'est presque à cette même heure que tu m'as retrouvée au dernier réveillon, nous nagions dans la foule en bas au lieu d'être ici, c'est à peu près la seule différence. Enfin je ne peux pas me plaindre, nous nous sommes quand même élevés de trente-trois étages depuis !

— Qu'est-ce que tu cherches à dire ?

— Philip, cela fait un an que nous dînons ensemble trois fois par semaine, un an que tu me racontes tes histoires et moi les miennes, quatre saisons que nous sillonnons les rues de SoHo, du Village, de NoHo, nous sommes même allés jusqu'à TriBeCa un dimanche. Nous avons dû user tous les bancs de Washington Square, tester presque tous les brunchs du bas de la ville, trinquer dans tous les bars, et à chaque fin de soirée tu me raccompagnes chez moi, avec ce sourire gêné que tu m'abandonnes pour la nuit. Et chaque fois que ta silhouette disparaît au coin de la rue j'ai le ventre qui se serre. Je crois que je connais bien le chemin maintenant et que tu peux me laisser rentrer seule.

— Tu ne veux plus que l'on se voie ?

— Philip, j'ai des sentiments pour toi, c'est pathétique que tu l'ignores ! Quand vas-tu cesser de ne penser qu'à toi ? C'était à toi de mettre un terme à notre relation si elle n'en est pas une, tu ne peux pas être aveugle à ce point-là !

— Je t'ai fait du mal ?

Mary inspira à pleins poumons, levant la tête vers le plafond, elle soupira doucement.

— Non, c'est maintenant que tu m'en fais, rappelle-moi ce putain d'ascenseur s'il te plaît !

Désemparé, il s'exécuta et les portes s'ouvrirent aussitôt.

— Merci Seigneur, soupira-t-elle, j'étais presque à court d'oxygène !

Elle s'engouffra dans la cabine, Philip bloquait la fermeture des portes, ne sachant que dire.

— Laisse-moi partir Philip, quand tu es crétin je t'adore, mais là ta bêtise devient cruelle.

Elle le repoussa en arrière et les portes se refermèrent. Il retourna à la fenêtre, comme pour essayer de la voir sortir de l'immeuble. Il s'assit sur le rebord et contempla la fourmilière qui s'agitait au-dessous de lui.


Depuis deux semaines Susan entretenait une liaison avec le responsable du dispensaire construit derrière le port. Elle ne le voyait qu'un jour sur trois, à cause de la distance à parcourir, mais leurs soirées suffisaient à réinventer les fossettes qui dessinaient les contours de sa bouche quand elle était heureuse. Venir en ville l'« oxygénait ». Le bruit des camions, la poussière, les klaxons mêlés aux cris des gens dans la rue, le bruit des caisses que l'on jetait sur le sol, tous ces excès de vie l'enivraient et la sortaient de la torpeur d'un long cauchemar.

À l'aube de février elle abandonna son logisticien pour des dîners en compagnie d'un pilote de la Hondurian Airlines qui reliait plusieurs fois par jour Tegucigalpa à bord d'un bimoteur. Le soir, quand il s'en retournait vers San Pedro, il se faisait un jeu de survo1er son village en rase-mottes. Elle sautait alors dans sa Jeep pour s'élancer à la poursuite de l'avion, relevant le défi perdu d'avance d'arriver avant lui.

Il l'attendait à la grille du petit aérodrome à 20 kilomètres de la ville. Avec sa barbe et son blouson de cuir il ressemblait à une icône des années cinquante, ce qui n'était pas pour lui déplaire, pour elle c'était parfois bon de se laisser aller à vivre comme au cinéma.

Au petit matin quand il partait reprendre son service, elle roulait à vive allure sur la piste qui la ramenait vers le village. Fenêtres ouvertes, elle aimait sentir l'odeur de la terre humide quand elle se mélangeait au parfum des pins. Le soleil se levait derrière elle, et quand elle se retournait brièvement pour contempler la traîne de poussière soulevée par ses roues, elle se sentait vivre. Quand les ailes rouge et blanc passèrent pour la vingtième fois au-dessus de son toit, alors que l'appareil n'était déjà plus qu'une petite tache à l'horizon, elle fit demi-tour sur la piste et rentra chez elle. Le film était fini.


Philip, un bouquet à la main, appuya sur le bouton de l'interphone. Il attendit quelques secondes, la gâche grésilla. Étonné, il gravit les trois étages de la cage d'escalier délabrée. Le plancher craquait sous ses pieds. Quand il sonna, la vieille porte bleue s'ouvrit aussitôt.

— Tu attendais quelqu'un ?

— Non, pourquoi ?

— Tu n'as même pas demandé qui c'était quand j'ai sonné en bas.

— Personne ne sonne aussi brièvement que toi à New York !

— Tu avais raison !

— De quoi parles-tu ?

— De ce que tu m'as dit l'autre jour, c'est vrai que je suis un con. Tu es une femme généreuse, brillante, drôle, jolie, tu me rends heureux et moi je suis aveugle et sourd.

— Je n'en ai rien à faire de tes compliments, Philip !

— Ce que je veux te dire, c'est que de ne pas te parler m'a rendu dingue, ne pas dîner avec toi m'a coupé l'appétit et je regarde mon téléphone comme un imbécile depuis quinze jours.

— Parce que tu es un imbécile !

Il allait rétorquer quand elle l'interrompit, posa sa bouche sur la sienne, et fit glisser sa langue entre ses lèvres. Il abandonna les roses sur le palier pour l'enlacer et fut happé à l'intérieur du petit appartement.

Bien plus tard dans la nuit, la main de Mary se faufila par la porte entrebâillée et saisit le bou-auet abandonné sur le paillasson.


L'école l'accaparait de plus en plus, sa classe comptait désormais une moyenne journalière de soixante-trois élèves, au bon vouloir du préposé au ramassage scolaire et selon l'assiduité des enfants. Ils avaient de six à treize ans et il lui fallait composer un programme des plus variés pour les inciter à revenir le lendemain, et le jour d'après. Elle déjeunait au début de l'après-midi d'une galette de maïs en compagnie de Sandra, une collaboratrice arrivée depuis quelques jours. Elle était allée la chercher à San Pedro, priant pour qu'elle ne débarque pas d'un avion aux ailes rouge et blanc. Dans le doute elle avait attendu la nouvelle recrue à l'intérieur du baraquement qui faisait office de terminal : le commandant de bord redouté ne coupait au sol qu'une seule de ses hélices et ne quittait jamais son cockpit.

Sandra était jeune et belle. N'ayant pas de logement elle s'installa chez Susan, le temps de quelques jours, une ou deux semaines peut-être... Un matin, alors qu'elles partageaient le premier café du petit jour Susan la détailla de haut en bas avec une certaine insistance.

— Je te recommande d'être propre sur toi ! Avec la chaleur et l'humidité tu auras tôt fait d'avoir la peau recouverte de boutons.

— Je ne transpire pas !

— Oh ! si, ma chérie ! Tu transpireras comme tout le monde, tu peux me faire confiance. À

ce propos, tu viens m'aider à charger le 4 x 4 ! Nous avons quinze ballots de farine à distribuer cet après-midi.


Sandra essuya ses mains sur son pantalon et se dirigea vers le dépôt. Susan lui emboîta le pas.

Quand elle vit que les grandes portes étaient ouvertes, elle accéléra et la dépassa en courant.

Elle entra dans la grange et regarda les rayonnages, ivre de colère.

— Merde, merde et merde !

— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Sandra.

— On s'est fait voler des sacs.

— Beaucoup ?

— Je n'en sais rien, vingt, trente, il va falloir faire un inventaire.

— À quoi ça servira, ça ne les fera pas revenir.

— Ça servira parce que je te le dis et que la responsable ici c'est moi. Il faut que je fasse un rapport. Il ne manquait plus que ça !

— Calme-toi, cela ne changera rien que tu t'énerves.

— Tu la boucles Sandra, ici c'est moi qui commande, alors jusqu'à nouvel ordre tu gardes tes commentaires pour toi.

Sandra la saisit par le bras et approcha son visage tout contre le sien. Une veine bleuissait en travers de son front.

— Je n'aime pas la façon dont tu me parles, je n'aime pas ce que tu es, je croyais que c'était une organisation humanitaire ici, pas un camp militaire, alors si tu te prends pour un petit soldat, va compter tes sacs toute seule.

Elle tourna les talons et Susan eut beau lui hurler de revenir sur-le-champ, elle n'en fit rien.

Aux quelques villageois qui s'étaient attroupés, elle lança ses mains en avant comme pour les chasser des lieux. Les hommes se dispersèrent en haussant les épaules et les femmes lui adressèrent des regards de mécontentement. Elle ramassa les deux ballots qui étaient restés à terre et les replaça sur une étagère. Puis elle s'affaira jusqu'à la tombée de la nuit, retenant la colère et les larmes qui lui venaient. Quand elle fut calmée, elle s'assit à l'extérieur de la bâtisse. Le dos contre la paroi elle sentit la chaleur que le mur avait absorbée se disperser vers ses reins. La sensation fut douce. De la pointe du pied elle traça des lettres sur le sol, un grand P qu'elle contempla avant de l'effacer avec sa semelle puis un grand J et elle murmura : «

Pourquoi es-tu parti Juan ? » Quand elle rentra chez elle, Sandra avait quitté sa maison.



12 février 1978, Susan,



C'est le début d'une bataille comme tu n'en as jamais vu, une bataille de boules de neige. Je sais que tu te moques de nos tempêtes, mais celle qui s'est abattue sur nous il y a trois nuits est incroyable et je suis bloqué depuis à la maison. La ville est entièrement paralysée sous un manteau blanc étoffé jusqu'au toit des voitures. Ce matin, aux premiers rayons du soleil revenu, les petits, les grands et les très grands ont envahi les trottoirs, d'où ma première phrase. Je crois que je vais prendre des risques tout à l'heure pour aller me ravitailler, il fait un froid de loup.

Qu 'est-ce que la ville est belle ainsi ! Tes lettres me manquent. Quand viens-tu ? Peut-être pourrais-tu cette fois essayer de rester ''deux ou trois jours ? L'année s'annonce plutôt bonne et pleine de promesses. La direction est contente de mon travail. Tu ne me reconnaîtrais pas, je sors presque tous les soirs quand je ne travaille pas jusqu'au petit matin, ce qui m'arrive souvent. Cela me fait bizarre de te parler de mon métier, comme si nous avions tout à coup basculé dans le monde des adultes, sans même nous en rendre compte. Un jour nous parlerons de nos enfants et nous réaliserons que c'est nous qui sommes devenus les parents.

Ne commence pas à faire ta grimace, je te vois d'ici ! Quand je dis nos enfants, c'est une expression, je ne veux pas dire les tiens ou les miens, c'est juste une image, j'aurais pu aussi bien écrire « nos petits-enfants », mais tu aurais pensé aussitôt que tu ne vivrais jamais assez vieille pour être grand-mère. Toi et tes certitudes pessimistes ! Quoi qu'il en soit, le temps file ici à une vitesse vertigineuse et je guette le printemps qui annoncera avec beaucoup d'optimisme cette fois que ton arrivée se rapproche. Je te le promets, cette année il n'y aura pas de polémique, je ne ferai qu 'écouter ce que tu auras à me raconter et nous partagerons vraiment ce moment précieux que j'attends chaque fois comme un Noël en été. En attendant cette saison, il pleut des baisers.


Philip


Le jour de la Saint-Valentin, Philip conduisit Mary à la gare routière. Ils prirent l'autocar 33

qui reliait Montclair à Manhattan en une heure et descendirent au croisement de Grove Street et d'Alexander Avenue. Traversant la ville à pied, il lui fit découvrir les lieux de son adolescence. Quand il passa devant son ancienne demeure elle lui demanda si ses parents lui manquaient depuis qu'ils vivaient en Californie ; il ne répondit pas. Sur la façade voisine, il remarqua que la fenêtre de ce qui était autrefois la chambre de Susan était allumée. Une autre petite fille y était peut-être en train de réviser ses cours.

— C'était sa maison ? demanda Mary.

— Oui, comment as-tu deviné ?

— Il suffisait de suivre ton regard, tu étais parti très loin.

— Parce que c'était il y a longtemps.

— Peut-être pas tant que cela, Philip.

— Je suis au présent maintenant...

— Votre passé est si dense qu'il m'empêche parfois d'entrevoir un futur entre nous. Je ne rêve pas d'un amour parfait, mais je ne veux pas vivre au conditionnel et encore moins à l'imparfait.

Pour mettre un terme à cette conversation, il lui demanda si elle aimerait vivre un jour ici.

Elle répondit d'un grand éclat de rire qu'en échange de deux enfants minimum elle accepterait peut-être de s'établir en province. Du haut des collines, rétorqua Philip, on voyait Manhattan qui n'était qu'à une demi-heure de voiture. Pour Mary, voir la ville et la vivre étaient deux choses très différentes ; elle n'avait pas fait des études de journalisme pour s'installer dans une petite bourgade de l'Amérique, aussi proche de la grosse pomme fût-elle. De toute façon, ils n'avaient ni l'un ni l'autre l'âge d'une retraite.


— Mais ici, pour le même loyer, tu vis dans une maison avec un jardin, tu respires le bon air et tu peux quand même aller travailler à New York. Tu as tous les avantages, reprit-il.

— De quoi parles-tu exactement, Philip ? Tu fais des projets maintenant, toi l'inconditionnel de l'instantané ?

— Arrête de te moquer de moi.

— Tu manques d'humour, tu m'amuses, c'est tout. Tu n'as jamais été capable de me dire si nous dînions ensemble le soir même, et là tu me demandes si je pourrais venir m'installer avec toi en province. Pardon, mais quel saut dans le vide !

— Il n'y a que les imbéciles qui ne changent jamais d'avis.

Ils redescendirent vers le centre-ville où il l'emmena dîner. Quand elle fut assise face à lui elle lui prit la main.

— Alors tu peux changer d'avis ? questionna Mary.

— C'est un jour un peu spécial aujourd'hui, c'est censé être une fête, tu ne veux pas changer de sujet ?

— Tu as raison Philip, c'est un jour très particulier et tu nous conduis sous la fenêtre de celle qui hante ta vie.

— C'est ce que tu penses ?

— Non Philip, c'est ce que toi tu penses !

— C'est avec toi que je suis ce soir, pas avec elle.

— C'est aux demain soir que je songe.


À quinze jours et quelques milliers de kilomètres de là un autre homme, une autre femme partagent un autre dîner. Le vol de l'entrepôt n'avait toujours pas été élucidé. Les portes en étaient désormais fermées par une chaîne et un cadenas dont seule Susan avait la clé, ce qui n'avait pas été sans engendrer un certain mécontentement au sein de son équipe. Sandra lui était de plus en plus hostile, défiant son autorité au point que Susan avait dû la menacer d'envoyer un rapport à Washington pour la faire rapatrier. Mélanie, un médecin qui travaillait à Puerto Cortes, avait réussi à apaiser les esprits des uns et des autres et la vie de l'unité hondurienne du Peace Corps avait repris peu à peu son cours normal. Sauf pour Susan.

Thomas, le responsable du dispensaire avec qui elle avait entretenu une courte liaison, lui avait demandé de venir le voir en invoquant des motifs professionnels.

Elle s'était rendue en ville en fin de journée et l'attendait à l'extérieur du bâtiment. Il sortit enfin et retira sa blouse blanche qu'il jeta à l'arrière du 4x4. Il avait réservé une table à la terrasse d'un petit restaurant du port. Ils s'y attablèrent et commandèrent deux bières avant de consulter la carte.

— Ça se passe comment pour vous ? demanda-t-elle.

— Comme d'habitude, manque de matériel, manque de moyens humains, trop de travail, l'équipe est épuisée, la routine. Et pour toi ?

— Moi, j'ai l'avantage ou l'inconvénient que nous soyons peu nombreux là-bas.

— Tu veux que je t'envoie du monde ?

— Peu compatible avec ta dernière phrase.

— Tu as le droit d'en avoir marre, Susan, tu as le droit d'être fatiguée et tu as aussi le droit d'arrêter.

— C'est pour me débiter ces conneries que tu m'invites à dîner ?

— D'abord je ne t'ai pas dit que je t'invitais... Tout le monde trouve que tu ne vas pas bien depuis quelques semaines. Tu es agressive et d'après les échos qui me reviennent ta cote est en baisse dans ton village. Nous ne sommes pas là pour nous rendre impopulaires, tu dois te contrôler mieux que ça.

Le serveur apporta deux assiettes de tatnal, elle dépiauta la feuille de banane et étala la mousseline qui contenait la viande de porc. Tout en arrosant copieusement son assiette de sauce piquante, Thomas commanda deux autres bouteilles de Salva Vida, une bière du pays.

Le soleil était couché depuis deux heures et la lumière que dispensait la lune presque pleine était étonnante. Elle tourna la tête pour contempler les reflets des grandes grues qui ondulaient sur l'eau.

— Avec vous les mecs, on n'a donc vraiment aucun droit à l'erreur !

— Pas plus que les médecins, hommes ou femmes ! Tu es le maillon d'une chaîne, même si c'est toi qui en assures le commandement ; si tu casses c'est toute la mécanique qui grippe !

— Il y a eu un vol et cela me fout en l'air, je ne peux pas admettre que nous soyons là à les aider et qu'ils se piquent de la bouffe entre eux.

— Susan, je n'aime pas ta façon de dire « eux ». Chez nous aussi il y a de la fauche dans les hôpitaux. Tu crois que je n'en ai pas, au dispensaire ?

Il prit sa serviette pour s'essuyer les doigts. Elle saisit son index, le porta à sa bouche et le serra délicatement entre ses dents en lui adressant un regard malin. Quand le doigt de Thomas fut propre, elle le libéra.

— Arrête avec ta leçon de morale, lâche-moi, dit-elle en souriant.

— Tu es en train de changer, Susan.

— Laisse-moi dormir chez toi ce soir, je n'ai pas envie de rentrer de nuit.

Il régla l'addition et l'invita à se lever. En marchant le long du quai elle passa son bras autour de sa taille et posa sa tête sur son épaule.

— Je suis en train de me laisser submerger par la solitude, et pour la première fois de ma vie j'ai l'impression de ne plus pouvoir la surmonter.

— Rentre chez toi.

— Tu ne veux pas que je reste ?

— Je ne te parle pas de ce soir, mais de ta vie, tu devrais retourner au pays.

— Je n'abandonnerai pas.

— Partir n'est pas toujours un abandon, c'est aussi une façon de préserver ce qui a été vécu si l'on sait s'en aller avant qu'il ne soit trop tard. Laisse-moi le volant, je vais conduire.

Le moteur cracha une volute de fumée noire et se mit à tourner. Thomas alluma les phares, qui balayaient les murs d'un rai de lumière blanche.

— Tu devrais faire une vidange, elle va te claquer entre les doigts.

— Ne t'inquiète pas, j'ai l'habitude qu'on me claque entre les doigts !

Susan se vautra dans son fauteuil et, passant ses jambes par la fenêtre, posa ses pieds sur le rétroviseur extérieur. Hormis les bruits mécaniques, l'habitacle était silencieux. Quand Thomas gara la Jeep devant chez lui, Susan resta immobile.

— Tu te souviens des rêves que tu faisais quand tu étais petit ? demanda-t-elle.

— J'ai déjà du mal avec ceux de la nuit dernière, répondit Thomas.

— Non, je te parle de ce que tu rêvais de devenir quand tu serais adulte.

— Oui, ça je m'en souviens, je voulais être médecin, je suis devenu logisticien dans un dispensaire. Dans la cible comme on dit, mais pas au centre !

— Moi, je voulais être peintre, pour dessiner le monde en couleur, et Philip voulait être pompier pour sauver les gens. Il est devenu créatif dans la publicité et moi j'œuvre dans l'humanitaire. On a dû se tromper quelque part tous les deux.

— Ce n'est pas le seul domaine où vous vous êtes trompés tous les deux.

— Ça veut dire quoi ça ?

— Tu parles beaucoup de lui, et chaque fois que tu prononces son nom, ta voix est nostalgique, ça laisse peu de place au doute.

— À quel doute ?

— Aux tiens ! Je crois que tu aimes cet homme et que ça te fiche une peur bleue.

— Viens, rentrons chez toi, je commence à avoir froid.


— Comment fais-tu pour avoir autant de courage pour les autres et si peu pour toi ?

Au petit matin elle quitta le lit sans faire de bruit et s'éclipsa sur la pointe des pieds.


Le mois de mars passa à la vitesse d'un éclair. Tous les soirs quand il quittait son bureau, Philip rejoignait Mary. En dormant chez elle ils économisaient dix précieuses minutes chaque matin. À la fin de la^ semaine ils changeaient de lit pour passer le week-end dans son atelier de SoHo qu'ils avaient rebaptisé « la maison de campagne ». Les premiers jours du mois d'avril frissonnaient aux vents du nord qui soufflaient sans discontinuer sur la ville. Les bourgeons des arbres n'étaient pas encore éclos, et seul le calendrier témoignait du début du printemps.

Bientôt Mary fut nommée journaliste au sein de la revue qui l'employait et elle considéra qu'il était temps pour eux de trouver un nouveau lieu qui abriterait leurs mobiliers respectifs et leur vie. Elle plongea dans les annonces à la recherche d'un appartement dans Midtown. Les loyers y seraient moins chers et cela serait plus pratique pour se rendre à leur travail.


Susan passait la plupart de son temps derrière le volant de la Jeep. De village en village elle assurait la distribution de semences et de denrées premières. La route l'emmenait parfois trop loin pour qu'elle puisse rentrer le soir et elle prit l'habitude d'entreprendre des périples de plusieurs jours, parcourant la piste jusqu'au plus profond de la vallée. Elle croisa par deux fois des troupes sandinistes qui se cachaient dans les montagnes. Elle ne les avait jamais vus venir si loin de leurs frontières. Le mois d'avril lui semblait ne devoir jamais finir. Même son corps trahissait la fatigue de cette vie. Le sommeil en la fuyant la poussait à sortir tous les soirs, et chaque matin devenait plus pénible. Un jour, après avoir chargé le 4 x 4 de dix sacs de farine de maïs, elle prit la route sous le soleil au zénith pour rendre visite à Alvarez. Elle arriva au milieu de l'après-midi. La voiture une fois vidée de sa cargaison, ils dînèrent dans sa maison. Il lui trouva mauvaise mine et lui proposa de venir se reposer quelques jours dans les montagnes. Elle promit d'y réfléchir, et prit le chemin du retour en début de soirée, déclinant l'invitation de passer la nuit au village. Incapable d'aller se coucher, elle dépassa sa maison et se rendit à la taverne encore ouverte à cette heure avancée.

En entrant dans le bar elle frotta énergiquement son jean et son pull, soulevant un voile de poussière et de terre séchée. Elle commanda un double verre d'alcool de canne à sucre.

L'homme derrière le comptoir s'empara de la bouteille qu'il posa devant elle. Il la dévisagea et fit glisser un godet en étain.

— Je te laisse te servir. Heureusement que tu as encore tes seins et tes cheveux longs, sinon on finirait par croire que tu es devenue un homme.

— Quel est le sens de cette remarque profonde ?

Il se pencha vers elle pour lui parler à voix basse, sentencieux mais se voulant complice.

— Tu es trop souvent en compagnie des hommes ou pas assez longtemps en compagnie du même, les gens d'ici commencent à parler à ton sujet.

— Et qu'est-ce qu'ils disent les gens d'ici ?

— Ne me parle pas sur ce ton Senora Blanca ! C'est pour toi que je murmure à voix haute ce que les autres clament à voix basse.

— Bien sûr, parce que quand vous promenez vos couilles au vent vous êtes des tombeurs, mais si on sort le bout d'un sein on est des putes. Tu sais, pour qu'un homme couche avec une femme, il faut qu'il y ait une femme justement.

— Ne blesse pas au cœur celles du village, c'est tout ce que je te dis !

— Pour beaucoup d'entre elles, s'il bat encore, leur cœur, c'est en partie grâce à moi, alors je les emmerde !


— Aucun d'entre nous ne t'a demandé la charité, personne ne t'a appelée au secours. Si tu ne veux pas être ici, rentre chez toi. Regarde-toi, tu ne ressembles plus à rien, quand je pense que c'est toi la Maestra qui enseigne aux enfants, je me demande bien ce qu'ils apprennent.

Le vieil homme accoudé au tablier de plomb lui fit un signe de la main pour qu'il se taise, les yeux de Susan témoignaient qu'il était allé trop loin. Le barman reprit la bouteille d'un geste énergique pour la ranger sur l'étagère ; le dos tourné il annonça que le verre était pour la maison. Le vieillard esquissa un sourire compatissant de toute la générosité de ses chicots, mais déjà elle avait fait demi-tour et s'était enfuie. Dehors, elle s'appuya à la balustrade et régurgita tout ce que son estomac pouvait contenir. Elle s'accroupit pour reprendre son souffle. Plus tard, sur la route qui la menait chez elle, elle leva son visage vers le ciel, comme pour y compter les étoiles, mais la tête lui tourna et elle dut s'arrêter à nouveau. Épuisée, elle suivit ses pieds jusqu'au perron de sa maison.



10 mai 1978, Philip,


Nous ne nous sommes pas beaucoup écrit cet hiver, il y a des périodes plus difficiles que d'autres. Je voudrais avoir de tes nouvelles, savoir comment va ta vie, si tu es heureux. Ton affiche est accrochée au-dessus de mon lit, j'ai reconnu la vue de Manhattan que nous allions contempler en haut des collines de Montclair. Il m'arrive d'y plonger mon regard jusqu'à imaginer qu'une des petites lumières est celle de la fenêtre de ta chambre. Tu es en train d'y travailler à un dessin. Tu passes ta main dans tes cheveux ébouriffés comme tu le faisais toujours, et tu mâches ton crayon, toi tu ne changes jamais. Cela me touche de voir l'image d'un moment de notre enfance. Je suis vraiment quelqu'un de bizarre. Tu me manques et j'ai tellement de mal à l'admettre. Tu crois qu'aimer peut faire peur au point de pousser à fuir ?

J'ai l'impression d'avoir vieilli.

Les bruits de ma maison me réveillent la nuit et m'empêchent de me rendormir, j'ai froid, j'ai chaud et je me lève chaque matin dans l'angoisse de ce que je n 'ai pas achevé la veille. La saison est douce, je pourrais te décrire tous les paysages qui m'entourent, te raconter chaque minute de mes journées, juste pour continuer à te parler de moi. Je viendrai te voir plus tôt cette année, je serai là à la mi-juin, impatiente de te retrouver, il faudra que je te dise quelque chose de vraiment très important que j'aimerais partager avec toi aujourd'hui et demain. En attendant, je t'envoie de la tendresse et des baisers, prends soin de toi.


Susan



2 juin, Susan,


Moi, c'est ta voix qui me manque. Est-ce que tu chantes toujours aussi souvent ? La musique de ta lettre était composée de notes un peu tristes. L'été est déjà là et les terrasses sont pleines de monde. Je vais bientôt déménager, je m'installe un peu plus haut dans la ville. On y circule de plus en plus mal et cela me rapprochera de mon bureau. Tu sais ici, une demi-heure prend la valeur d'une pierre précieuse. Tout le monde est si pressé qu'il est désormais devenu presque impossible de s'arrêter sur un trottoir au risque de se faire écraser par la foule en mouvement. Je me demande souvent où court cette multitude que rien ne semble pouvoir arrêter, et si ce n 'est pas toi qui as raison de vivre là où l'air a encore un parfum. Ta vie doit être belle, je suis impair

tient que tu me la racontes, moi je suis débordé de travail, mais j'ai de bonnes nouvelles à t'annoncer à ce sujet. Quelle est cette chose très importante dont tu parles ? Je t'attendrai comme d'habitude. À très vite.

Baisers.


Philip



5.

Le Boeing 727 de la Eastern Airlines quitta l'aéroport de Tegucigalpa à 10 heures du matin avec deux heures de retard sur l'horaire, en raison d'une météo difficile. Dans le terminal, Susan inquiète regardait le ciel noir qui avançait vers eux. Quand l'hôtesse ouvrit la porte en verre qui donnait sur le tarmac, elle suivit sous la pluie le cortège des passagers qui se dirigeaient vers la passerelle. Aligné pour le décollage, le commandant de bord lança ses moteurs à pleine puissance, pour contrer le vent de travers qui le déviait de la piste. Les roues quittèrent le sol et l'avion se cabra, tentant de grimper rapidement pour percer la couche des nuages. Sanglée à son fauteuil, Susan était secouée par de violentes turbulences ; elle n'était pas aussi violemment chahutée lorsqu'elle lançait son 4 x 4 à pleine vitesse sur la piste. Cap au nord-est, ils survolèrent les montagnes, et la tempête redoubla de force. Un éclair frappa le fuselage, la boîte noire enregistra à 10 h 23 la voix du copilote qui annonçait au contrôle aérien l'arrêt de son moteur numéro deux, ils perdaient de l'altitude. Au vertige qui l'avait saisie, Susan sentit s'ajouter une indicible nausée, elle posa ses deux mains au bas de son ventre, l'avion continuait à descendre. Il fallut trois longues minutes à l'équipage pour remettre le réacteur en route et reprendre de l'altitude. Le reste du voyage se fit dans le silence qui règne souvent après la peur.

À l'escale de Miami, elle courut pour ne pas rater sa correspondance. La cavalcade dans les couloirs était pénible, son sac lui pesait et un nouveau vertige l'arrêta brutalement. Elle reprit son souffle et son chemin vers la porte d'embarquement, mais il était trop tard. Elle dut regarder son avion décoller.


Philip regardait par la fenêtre du bus qui le conduisait à l'aéroport de Newark. Il avait posé sur ses genoux son cahier à spirale. La jeune fille assise à côté de lui l'observait esquisser au crayon noir le visage d'une femme.


Elle prit le vol suivant deux heures plus tard. Seul subsistait le mal de cœur par-delà les nuages ; elle repoussa son plateau-repas et tenta de s'assoupir.


La salle était déserte comme presque toujours en fin de matinée, sauf quand il y avait des congrès ou des départs en vacances. Il s'installa à sa table. Bien après le déjeuner, le lieu se vida à nouveau et le serveur de l'après-midi remplaça celui du matin. Le garçon le reconnut tout de suite et le salua. Philip vint s'asseoir en face de lui et, tout en l'écoutant, il esquissa une nouvelle perspective du lieu, la sixième qui figurait sur son cahier, sans compter celle qu'il avait accrochée au mur de sa table de travail dans son atelier de Manhattan. Quand le dessin fut achevé, il le montra au serveur qui ôta sa veste blanche et la lui tendit ; Philip l'enfila aussitôt d'un air complice. Ils permutèrent et le barman vint s'installer sur un tabouret, grillant avec délectation une cigarette pendant que Philip lui racontait l'année écoulée.

Durant toutes ces heures, deux chaises retournées interdisaient l'accès à une table, celle collée contre la baie vitrée. Susan arriva par le vol de 21 heures.

— Comment fais-tu pour avoir cette place chaque fois ?


— D'abord tu me l'as demandé le jour de ton premier départ, et ensuite il y a le talent ! Je t'attendais sur le vol précédent. Cela dit, aussi étrange que cela puisse paraître, je ne l'ai jamais trouvée occupée.

— Les gens savent qu'elle est à nous.

— On commence par la revue de détail physique ou morale ?

— J'ai tellement changé cette année ?

— Non, tu as le visage de quelqu'un qui vient de voyager, c'est tout.

Le serveur déposa la glace rituelle sur la table, Susan sourit et l'éloigna discrètement d'elle.

— Toi, tu as bonne mine, parle-moi de toi.

— Tu ne la manges pas ?

— Je suis barbouillée, le vol a été infernal, et puis j'ai eu peur, on a perdu un moteur.

— Et alors ? demanda-t-il, inquiet.

— Ben tu vois, je suis là, on a fini par le retrouver.

— Tu veux quelque chose d'autre ?

— Non, rien, je n'ai vraiment pas faim. Tu ne m'as pas beaucoup écrit cette année.

— Toi non plus.

— Mais moi j'ai des excuses.

— Lesquelles ?

— Je ne sais pas, c'est toi qui m'as toujours dit que je les cultivais, il faut bien que je m'en serve de temps en temps de tous ces champs d'excuses.

— Prétextes, le mot que j'ai utilisé c'est prétextes ! Qu'est-ce qui ne va pas ? Il faut que j'aille à la pêche aux mots.

— Rien, tout va bien. Et ton boulot ?

— Au train où vont les choses je serai directeur associé dans un an au plus. On a vraiment fait de très belles campagnes cette année, et je vais peut-être avoir un prix. J'ai trois de mes créations dans la presse féminine en ce moment. J'ai même été approché par une maison de couture française. Ils ne veulent discuter qu'avec moi, ce qui me vaut de plus en plus de considération à l'agence.

— Bien, très bien, je suis fière de toi. Tu as l'air heureux en tout cas.

— Toi, tu as l'air très lasse Susan, tu n'es pas malade ?

— Non, je te jure Philip, même pas une petite amibe. À ce sujet, tu en as une en ce moment de petite « amibe » ?

— Ne commence pas ! Oui, et elle s'appelle Mary.

— Ah ! oui c'est ça, j'avais oublié son prénom !

— Ne fais pas cette tête méprisante. Je suis bien avec elle. Nous avons les mêmes goûts pour les livres, pour la nourriture, pour les films, nous commençons à nous faire des amis en commun.

Susan esquissa un sourire narquois.

— C'est pratique ça, et puis ça commence à ressembler à une vraie petite relation socialement établie, quelle excitation !

Elle haussa les sourcils et approcha son visage du sien, comme pour marquer une attention plus soutenue à ses propos, non sans entretenir une certaine ironie.

— Je sais à quoi tu penses Susan, ça ne ressemble peut-être pas à la passion, mais au moins ça ne fait pas mal. Je n'ai pas le cœur comprimé toute la journée par le poids de ses absences, parce que je sais que je la retrouverai le soir. Je ne regarde pas le téléphone tout l'après-midi en me demandant qui des deux a appelé la dernière fois. Je ne redoute pas de m'être trompé dans le choix du restaurant ou dans ma façon d'être habillé, ou de dire quelque chose qui ne lui fasse porter un jugement définitif. Avec elle je n'ai pas l'estomac qui se noue le matin quand je me réveille à ses côtés, parce que en ouvrant les yeux je la retrouve blottie contre moi. Je ne vis pas dans l'attente, mais dans l'instant. Elle m'aime, tel que je suis. Ce n'est peut-


être pas encore un amour enflammé qui nous unit, mais c'est un rapport humain. Mary me fait partager le quotidien de son existence, et notre relation prend corps, elle existe.

— Et pan, prends ça dans la gueule, ma grande !

— Ce n'est pas contre toi que je disais ça.

— Préviens-moi le jour où tu me vises, parce que déjà sans le faire exprès tu te débrouilles bien, alors je n'ose pas imaginer ce que tu ferais avec un peu de bonne volonté. Tu parles rudement bien d'elle. Alors la suite ?

Parce qu'il avait baissé les yeux, il ne vit pas l'humeur profonde qui traversa le regard de Susan quand il annonça qu'il songeait à épouser Mary. Elle effaça sa tristesse d'un revers de la main.

— Je suis contente pour toi, cela me pince un peu le cœur de devoir te partager, mais je suis sincèrement heureuse.

— Et toi, quoi de neuf dans ta vie ?

— Rien, rien de nouveau. Le même train-train, c'est un peu le paradoxe. D'ici tout semble exceptionnel, mais de chez moi tout fait désormais partie du quotidien. Entre une naissance et un décès, il y a des populations à nourrir, c'est tout. Il faut que je me sauve. Tu sais, je n'ai pas pu prendre le vol que je voulais et celui qui part pour Washington dans une demi-heure est le dernier, j'y ai enregistré ma valise.

— Ne me mens pas. Tu ne voyages jamais qu'avec ce sac, tu ne veux pas rester pour la nuit?

— Non, j'ai rendez-vous demain matin à 7 heures là-bas.

Il régla l'addition. En se levant, il contempla la glace qui avait fondu dans sa coupe. Les couleurs s'étaient mélangées et les amandes avaient sombré. Il passa un bras autour de ses épaules et ils marchèrent vers la porte d'embarquement.

Au moment de se dire au revoir, il la regarda droit dans les yeux.

— Tu es sûre que tu vas bien Susan ?

— Mais oui, je suis épuisée c'est tout, et puis arrête, je vais passer deux heures à me regarder dans la glace pour trouver ce qui cloche.

— Tu ne m'avais pas écrit que tu voulais me parler de quelque chose de très important ?

— Pas que je m'en souvienne Philip, ou en tout cas cela ne devait pas être si important parce que là, maintenant, j'ai oublié de quoi il s'agissait.

Elle tendit son billet à l'hôtesse, se retourna pour plonger dans ses bras. Elle posa ses lèvres sur les siennes. Sans dire un mot, elle se dirigea vers la passerelle. Philip la suivit du regard et cria:

Last call 8!

Elle s'arrêta aussitôt, et se retourna très lentement. Un sourire arrogant éclairait son visage.

Revenant sur ses pas, elle marcha lentement dans sa direction. À quelques mètres de lui elle l'apostropha.

— Qu'est-ce que tu veux dire avec ton « last call » ?

— Tu l'as très bien compris, Susan !

Elle fit un signe autoritaire à l'hôtesse qui avait eu un mouvement pour lui interdire de franchir à contresens le comptoir qui les séparait. Elle vint coller son visage contre celui de Philip et, d'une voix ivre de colère, lui souffla :

— Tu sais ce que j'en fais de ton « last call » mon vieux ! C'est toi qui prends un risque, pas moi ! Va te marier, fais-lui même un môme si ça te chante. Mais si je changeais de vie, si je décidais un jour de venir te chercher, je te trouverais, même dans les toilettes, et c'est toi qui divorcerais, pas moi !

Elle le saisit par la nuque avec force, l'embrassa sur la bouche, jouant effrontément avec sa langue, puis elle le repoussa soudainement avec la même violence et repartit aussitôt vers son avion sans dire un mot. Du bout du corridor elle hurla : « Last call ! »

Le pays était secoué par les regains de violence du Nicaragua voisin. A l'intérieur des terres les rumeurs laissaient craindre que la révolte des groupes armés ne dépasse les frontières. Le pays le plus pauvre de l'Amérique centrale ne pourrait supporter un nouveau cataclysme. La présence des Peace Corps rassurait la population. Si quelque chose de grave devait se produire, Washington les aurait rapatriés. Le début de l'hiver hondurien s'annonça, avec son lot de destructions. Ce qui n'avait pas été réparé ou consolidé disparaissait, chassé par les averses et les vents violents. Susan luttait contre une fatigue physique qui s'emparait d'elle jour après jour. Son bilan de santé était plus que normal et son moral en pleine saison des pluies.


Mi-novembre, Philip emmena Mary passer un week-end sur l'île de Martha's Vineyard. Une longue marche au crépuscule les conduisit au bord de l'océan, à l'heure même où passent au large les baleines. Ils s'assirent sur le sable et s'enlacèrent pour contempler le spectacle. À la nuit tombée, les nuages qui s'accumulaient au-dessus de leurs têtes les décidèrent tous deux à rentrer précipitamment à l'auberge.


Sous les éclairs et les coups de tonnerre qui déchiraient le ciel au-dessus de sa maison, Susan n'embrassait plus personne et cherchait dans son lit un sommeil qui ne venait plus.

Trois semaines plus tard, au début de décembre, l'état de siège fut levé chez les voisins nicaraguayens et tout le pays respira de nouveau.


À Noël Philip et Mary partirent en vacances au Brésil. À 10 000 mètres d'altitude il colla son visage au hublot en tentant d'imaginer une certaine côte qui se dessinait sous un voile de nuages. Quelque part sous les ailes, un petit toit de tôle ondulée abritait Susan, clouée au lit pour le soir du réveillon et les vingt autres journées qui suivirent.

Le soleil revint avec les premiers jours de février. Et le ciel de ses humeurs s'était éclairci en même temps. Susan était sur pied depuis huit jours et son corps reprenait vie. Ses joues avaient retrouvé leurs tonalités. Sa « maladie de fatigue », comme on disait au village, avait eu du bon. Les paysans s'étaient occupés du dépôt, quelques femmes avaient assuré la permanence de l'école et de l'infirmerie et les jeunes s'étaient relayés pour la distribution des vivres que Susan assurait d'ordinaire. Tous avaient été très présents ces derniers temps et leurs liens s'étaient resserrés. Elle marchait dans la rue principale et passait devant la nursery quand le facteur la croisa et s'approcha d'elle. La lettre avait été postée de Manhattan le 30

janvier, elle avait mis presque deux semaines à lui parvenir.



29 janvier 1979, Susan,


Je reviens de Rio et je suis passé par deux fois au-dessus de ton pays. Je me suis pris à imaginer que nous survolions ta maison et que je pourrais t'apercevoir sur le pas de ta porte.

Comment se fait-il que je ne sois jamais venu ? Peut-être simplement parce qu 'il ne fallait pas, parce que tu ne voulais pas, parce que je n 'ai jamais eu ce courage-là. Aussi loin de moi et toujours aussi près, et si étrange que cela puisse te paraître, tu es la première personne (j'ai failli écrire de ma famille) à qui il faut que j'écrive ces mots. Je vais me marier Susan, le soir du réveillon je l'ai demandé à Mary.

La cérémonie aura lieu à Montclair le 2 juillet, viens, je t'en prie. C'est dans six mois, tu as le temps de t'arranger, cette fois-ci pas d'excuse ni de prétexte, sois-là, j'ai besoin de toi à mes côtés, tu es ce que j'ai de plus précieux, je compte sur toi. Je t'embrasse comme je t'aime.



Philip


Elle replia soigneusement la feuille et la fit glisser dans la poche de sa blouse. Elle leva son visage vers le ciel et ses lèvres blanchirent d'être si serrées. Elle se remit en marche dans la rue et elle entra à pas lents dans la crèche.


Une fois encore elle brassait dans son unique placard chemisiers et jupes pour choisir ce qu'elle emporterait à Montclair ; c'était au moins le vingtième modèle de nœud papillon que le vendeur présentait à Philip.

Elle refermait derrière elle la porte de sa maison, derrière lui se refermait celle du tailleur ; les bras chargés d'une grande boîte en carton il emportait son costume de marié.

Un paysan l'emmenait vers l'aérodrome où elle prendrait le petit avion pour Tegucigalpa, et qu'importe que ses ailes soient rouge et blanc, tant d'eau avait coulé sous les ponts du Honduras ; c'était Jonathan, son collègue de travail promu garçon d'honneur, qui le conduisait chez le coiffeur.

Par le hublot elle regardait scintiller une rivière au loin ; par la fenêtre de la Buick il regardait les passants déambuler dans les rues de Montclair.

Dans l'église, il arpentait les allées d'un pas nerveux, attendant que l'on vienne lui confirmer que tout était en ordre pour le lendemain ; dans le terminal de l'aéroport de Tegucigalpa, elle faisait les cent pas, attendant l'embarquement d'un Boeing qui décollerait pour la Floride avec quatre heures de retard.

Selon la tradition il ne passait pas la soirée précédant le mariage en compagnie de Mary, et Jonathan le déposait au grand hôtel où ses parents lui avaient réservé une suite ; elle avait pris place à bord, et l'appareil perçait déjà la couche des nuages.

Dans l'avion, elle dînait d'un plateau-repas ; il voulait se coucher tôt et dînait frugalement assis sur son lit.

Elle arrivait à Miami et s'allongeait sur les banquettes du terminal Eastern Airlines, la main enroulée dans la lanière de son gros sac kaki ; il éteignait la lumière et tentait de trouver son sommeil. La dernière correspondance était déjà partie, elle s'endormait.

Au petit matin, elle entra dans les toilettes de l'aérogare et se posta devant le grand miroir.

Elle passa son visage sous l'eau et tenta de recoiffer ses cheveux ; il se brossa les dents devant la glace, rinça sa figure et remit ses cheveux en ordre en se frottant le crâne.

Elle jeta un dernier regard sur sa silhouette et quitta les lieux en faisant une moue dubitative ; il quitta sa chambre et marcha vers les ascenseurs.

Elle se rendit à la cafétéria et commanda un grand café ; il retrouva ses amis autour du buffet de l'hôtel.

Elle choisit un beignet au sucre ; il en remit un dans son assiette.

Au milieu de la matinée il remonta dans sa chambre pour commencer à se préparer ; Susan tendit sa carte d'embarquement à l'hôtesse.

— Vous n'avez pas de salon de coiffure à bord?

— Je vous demande pardon ?

— Regardez-moi : je vais à un mariage en descendant de cet avion ! Ils vont me faire entrer par la porte de service !

— Il faudrait que vous avanciez mademoiselle, vous ralentissez la file.

Elle haussa les épaules et s'engagea dans la passerelle. Il prit le cintre dans la penderie et enleva la housse de plastique qui protégeait son smoking. D'une boîte en carton blanc il sortit sa chemise et la déplia ; elle s'assoupit dans son fauteuil, le visage collé au hublot.


Quand toutes les pièces qui composaient son habit furent disposées en ordre sur le couvre-lit, il entra dans la salle de bains ; elle se leva et se dirigea vers l'arrière de l'appareil.

Il chercha son rasoir, étala une boule de mousse sur son menton, de l'index il redessina le contour de sa bouche et tira la langue à son reflet dans le miroir ; dans les toilettes, elle passa son doigt sous ses paupières, ouvrit sa trousse et se maquilla. Dans un haut-parleur le steward annonçait que la descente vers Newark avait commencé, elle regarda sa montre, elle était en retard ; escorté de ses témoins il monta à bord de la limousine noire qui l'attendait devant l'hôtel.

Le tapis à bagages lui restitua son gros sac difforme dont elle mit la lanière à l'épaule. Elle marchait en direction de la sortie ; il venait d'arriver sur le parvis de l'église et serrait quelques mains en gravissant les marches.

Elle passa devant le bar, tourna la tête et, les yeux humides, fixa la petite table collée contre la vitre ; il franchit le seuil des grandes portes et, sous la voûte en pierre, contempla la nef.

Il s'engagea d'un pas lent et la chercha de part et d'autre de l'allée centrale parmi les invités qui venaient de se lever, mais il ne la vit pas ; elle jeta son baluchon sur la banquette arrière d'un taxi qui venait de se ranger le long du trottoir. Dans un quart d'heure elle serait à Montclair.

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