— Oui, je crois.

— Alors, pourquoi tu n'es pas venue me chercher ?

— Parce qu'il était déjà trop tard.

— Trop tard pour quoi ? Cela existe « trop tard » entre une mère et sa fille.

— Il n'y a que toi Lisa, qui peux décider de cela maintenant.

— Maman est morte !

— Arrête de dire ça, je t'en prie.

— Pourtant c'est une phrase qui m'a marquée, c'est la première que j'ai prononcée en Amérique.

— Si tu préfères je vais te laisser, mais que tu le veuilles ou non, je t'aimerai toujours...

— Je t'interdis de me dire ça aujourd'hui. C'est bien trop facile. Alors vas-y « maman », dis-moi que je me trompe, dis-moi comment. Et je te supplie d'être convaincante.

— Nous avions reçu un avis de tempête tropicale et la montagne était trop dangereuse pour une petite fille de ton âge. Tu te souviens, je t'avais raconté que j'avais failli y mourir au cours d'un orage ? Alors je suis descendue dans la vallée te confier à l'équipe du camp de Sula, pour te mettre à l'abri du danger. Je ne pouvais pas laisser les gens du hameau seuls.

— Mais moi tu le pouvais !

— Mais tu n'étais pas seule ! Lisa se mit à hurler.

— Si ! Sans toi j'étais bien plus que seule, comme dans le pire des cauchemars, à en crever parce que ton cœur va exploser dans ta poitrine.

— Ma petite fille, je t'ai prise dans mes bras, je t'ai embrassée et je suis remontée. Au milieu de la nuit Rolando est venu me réveiller. Des pluies diluviennes s'abattaient sur nous et les maisons commençaient déjà à vaciller. Tu te souviens de Rolando Alvarez, le chef du village?

— Je me suis souvenue de l'odeur de la terre, de chaque tronc d'arbre, de la couleur de toutes les portes des maisons parce que la moindre parcelle de ces souvenirs était tout ce qui me restait de toi, tu peux le comprendre cela, ça peut t'aider à deviner l'ampleur de ce vide que tu as laissé ?

— Nous avons conduit les villageois jusqu'au sommet, sous une pluie battante. Au cours du voyage, dans l'obscurité, Rolando a glissé le long de la paroi, je me suis jetée à terre pour le retenir, et je me suis cassé la cheville. Il s'est agrippé à moi, mais son poids était trop important.

— Moi aussi j'étais trop lourde à porter pour toi ? Si tu savais comme je t'en veux !

— Dans la lumière d'un éclair je l'ai vu sourire, « Occupe-toi d'eux dona, je compte sur toi »

ont été ses derniers mots. Il a lâché ma main pour ne pas m'entraîner avec lui dans le ravin.


— Ton bel Alvarez ne t'avait pas demandé de t'occuper un tout petit peu de ta propre fille dans toute cette sublime dévotion, pour qu'elle aussi puisse un peu compter sur toi ?

Le ton de Susan monta brutalement.

— Il était comme mon père Lisa, comme celui que ma vie m'a enlevé !

— C'est toi qui oses me dire une chose pareille ? Tu ne manques pas d'air ! C'est à moi que tu as fait payer l'addition de ton enfance. Mais qu'est ce que je t'avais fait maman ? À part t'aimer, dis-moi bon sang ce que je t'avais fait ?

— Au petit matin, la route avait disparu avec le flanc de la montagne. J'ai survécu plus de deux semaines sans aucune communication possible avec le monde extérieur. Les débris que la coulée de boue avait charriés jusque dans la vallée nous avaient tous laissés pour morts auprès des autorités qui n'ont envoyé aucun secours. Alors je me suis occupée de tous ceux qui ont peuplé ton enfance, j'ai géré l'urgence, celle des blessés, des femmes et des enfants au bord de l'épuisement et qu'il fallait aider à survivre.

— Mais plus jamais de ta petite fille qui t'attendait terrorisée dans la vallée.

— Dès que j'ai pu redescendre, je suis partie immédiatement à ta recherche, il m'a fallu cinq jours de plus pour arriver. Quand j'ai enfin atteint le campement, tu étais déjà partie. J'avais laissé des instructions précises à la femme de Thomas, qui gérait le dispensaire de la Ceïba.

S'il m'arrivait quelque chose, ils devaient te conduire auprès de Philip. En arrivant, j'ai appris que tu étais encore à Tegucigalpa, que tu ne partirais que le soir pour Miami.

— Alors, pourquoi tu n'es pas venue me chercher ? cria Lisa, redoublant de violence.

— Mais je l'ai fait ! J'ai aussitôt sauté dans un car. Et puis en chemin, j'ai pensé au voyage que tu allais entreprendre, à sa destination, à la destinée tout court Lisa. Tu t'envolais vers une maison dont tu partirais le matin pour étudier dans une vraie école avec la promesse d'un vrai futur. Le destin m'a demandé de choisir immédiatement pour toi, parce que sans que je l'aie provoqué, tu étais en route pour une autre enfance, dont les paysages ne seraient plus ceux de la mort, de la solitude et de la misère.

— La misère pour moi c'était que ma mère ! n'était plus là pour me prendre dans ses bras quand j'avais besoin d'elle ; la solitude, tu n'as fpas idée de celle que j'ai vécue les premières années passées sans toi ; la mort c'était la peur d'oublier ton odeur ; dès qu'il pleuvait je sortais en cachette pour ramasser de la terre humide et la sentir, pour me souvenir des odeurs de « là-bas », j'avais tellement peur d'oublier celle de ta peau.

— Je t'ai laissée partir pour une vie nouvelle au sein d'une vraie famille, dans une ville où une crise d'appendicite ne risquait pas de te tuer parce que l'hôpital serait trop loin, où tu pourrais apprendre dans des livres, t'habiller d'autre chose que de vêtements rapiécés pour mieux les agrandir au fur et à mesure que tu poussais, où il y aurait des réponses à toutes les questions que tu me posais, où tu n'aurais plus jamais peur de la pluie quand elle tombe la nuit, et moi qu'un orage t'emporte pour toujours.

— Mais tu avais oublié la plus grande peur de toutes, celle d'être sans toi, j'avais neuf ans maman ! Je me suis tant de fois mordu la langue.

— C'était ta chance à toi, mon amour, pas la mienne, et mon seul remords était de laisser derrière toi une mère qui n'a jamais vraiment pu, ou vraiment su en être une.

— C'était de m'aimer dont tu avais si peur maman ?

— Si tu savais comme ce choix a été difficile.

— Pour toi ou pour moi ?

Susan recula pour regarder Lisa dont la colère se muait en tristesse. La pluie qui était entrée dans sa tête ruisselait abondamment sur ses joues.

— Pour nous deux je suppose. Tu comprendras plus tard Lisa, mais en te découvrant sur cette prestigieuse estrade, si belle dans ta robe de cérémonie, en voyant ceux qui sont désormais ta famille assis au premier rang, j'ai compris que pour moi, la paix et la tristesse pouvaient être sœurs, au moins l'instant d'une réponse que j'ai enfin trouvée.


— Papa et Mary savaient que tu étais en vie ?

— Non, pas jusqu'à hier. Je n'aurais pas dû venir, je n'en avais probablement plus le droit, mais j'étais là, comme chaque année pour t'apercevoir derrière les grilles de ton école, quelques minutes seulement, sans que tu ne le saches jamais, juste pour te voir.

— Moi, je n'ai pas eu ce privilège de savoir, pour quelques secondes au moins, que tu étais en vie. Qu'en as tu fait de cette vie maman ?

— Je ne regrette pas Lisa, elle n'a pas été facile, mais je l'ai vécue et j'en suis fière, la tienne sera différente. J'ai commis mes erreurs, mais je les assume.

Le barman mexicain vint déposer devant Susan une coupe qui contenait deux boules de glace à la vanille, recouvertes de chocolat chaud saupoudré d'amandes effilées, le tout copieusement arrosé de caramel liquide.

— Je l'avais commandé avant que tu n'entres. Il faut que tu goûtes ça, dit Susan, c'est le meilleur dessert du monde !

— Je n'ai pas faim.


Dans le hall du terminal, Philip n'en finissait plus de faire les cent pas. Rongé par l'inquiétude, il ressortait parfois sur le trottoir, restant toujours dans l'axe des portes automatiques. Trempé par la pluie, il revenait alors auprès du grand escalator, taquinant les premières marches d'une incessante ronde d'impatience.


Susan et Lisa commençaient à s'entendre. Elles continuèrent ainsi, plongeant à coups de griffes dans le passé, dans l'intimité d'un long moment hors du temps où les chagrins de Lisa et de Susan se fondaient dans le même espoir inavoué que tout ne serait peut-être pas trop tard. Susan commanda une nouvelle glace que Lisa finit par goûter.

— Tu voulais que je reparte avec toi ? C'est

pour cela qu'ils m'ont amenée ici ?

— C'est à Philip que j'avais donné rendez-vous !

— Et selon toi, qu'est-ce que je dois faire ? Comme moi à ton âge : tes propres choix ! Je t'ai manqué ? Tous les jours. Lui aussi il te manquait ? Ça, c'est mon histoire.

— Tu veux savoir si tu lui as manqué ?

— Ça, c'est son histoire.

Susan décrocha la chaîne autour de son cou et la présenta à Lisa.

— C'est un cadeau pour toi.

Lisa contempla le petit médaillon, et referma délicatement dessus les doigts de sa mère.

— C'est toi que cette médaille protège depuis toujours, moi je vis ici, j'ai ma famille pour ça.

— Prends-la quand-même, ça me ferait tant plaisir.

Dans un élan d'un amour infini, Susan se pencha vers Lisa et la prit dans ses bras. Au creux d'une délicieuse étreinte elle murmura à son oreille : « Je suis tellement fière de toi. » Le visage de Lisa s'éclaira d'un sourire fragile.

— J'ai un petit ami. Peut-être que l'année prochaine on s'installera à Manhattan, près de la fac.

— Lisa, quels que soient tes choix, je t'aimerai toujours, à ma façon, même si ce n'était pas celle d'une maman.

Lisa posa sa main sur celle de Susan et, dans un sourire de tendresse incontrôlable, finit par lui dire :

— Tu sais quel est mon paradoxe ? Je n'ai peut-être pas été ta fille, mais toi tu seras toujours ma mère.

Elles se promirent d'essayer au moins d'échanger quelques lettres. Peut-être même qu'un beau jour, si elle venait à le désirer, Lisa irait la voir. Et puis elle se leva, fit le tour de la table et prit sa mère dans ses bras. Elle posa sa tête sur son épaule et huma le parfum d'un savon qui réveillait tant de souvenirs.

— Il faut que j'y aille maintenant, je pars pour le Canada, dit Lisa. Tu veux redescendre avec moi ?

— Non, il n'a pas voulu monter, et je crois que c'est bien ainsi.

— Tu veux que je lui dise quelque chose ?

— Non, répondit Susan.


Elle se leva et se dirigea vers la sortie. Quand elle arriva près de la porte Susan l'appela :

— Tu as oublié la médaille sur la table ! Lisa se retourna et lui sourit :

— Non, je t'assure, je n'ai rien oublié, maman. Et la porte au gros hublot se referma derrière elle.


Le temps perdait ses marques et Philip son calme. Un sentiment de panique était venu à bout de sa patience, il s'engagea sur l'escalier roulant. Il vit sa fille à l'endroit où les deux rampes se croisaient, lui montait, elle descendait et lui souriait.

— C'est moi qui t'attends en bas ou toi qui m'attends en haut ? demanda Lisa à portée de voix.

— Ne bouge plus, je fais le tour et je te retrouve tout de suite.

— Ce n'est pas moi qui bouge, c'est toi !

— Attends-moi en bas, c'est tout ! J'arrive ! Le rythme de son cœur s'accéléra, il bouscula quelques passagers pour se frayer un chemin alors que le mouvement de l'escalier mécanique les éloignait encore l'un de l'autre. À l'endroit où les marches s'aplatissent pour disparaître sous la glissière, il releva la tête. Sur le palier d'étage, il se trouvait face à Susan.

— Je t'ai fait attendre ? demanda-t-elle, un sourire ému au lèvre.

— Non.

— Tu es là depuis longtemps ?

— Je n'en ai plus la moindre idée.

— Tu as vieilli Philip.

— C'est gracieux, je te remercie.

— Non, je te trouve très beau.

— Toi aussi.

— Je sais, moi aussi j'ai vieilli, c'était inévitable.

— Non, je voulais dire que toi aussi tu étais très belle.

— C'est surtout Lisa qui est merveilleusement belle.

— Oui, c'est vrai.

— C'est étrange de se retrouver ici, dit Susan. Philip jeta un regard inquiet en direction du bar.

— Tu veux que...

— Je ne crois pas que ce soit une très bonne idée. Et puis la table risque d'être prise, reprit-elle en esquissant un nouveau sourire.

— Comment en sommes-nous arrivés là, Susan ?

— Lisa t'expliquera peut-être, ou peut-être pas ! Je suis désolée Philip.

— Non tu ne l'es pas !

— C'est vrai, tu as probablement raison. Mais sincèrement je ne voulais pas que tu me voies hier.

— Comme le jour de mon mariage ?

— Tu as su que j'étais venue ?

— À la seconde même où tu es entrée dans l'église, comme j'ai compté chaque pas que tu faisais en arrière.

— Philip, il n'y a jamais eu de mensonge entre nous.


— Je sais, juste quelques excuses et quelques prétextes qui se confondaient entre eux.

— La dernière fois que nous nous sommes vus ici, cette chose si importante dont je t'avais parlé dans ma lettre — elle inspira profondément —, ce que j'étais venue te dire ce jour-là, c'est que j'étais enceinte de Lisa et...

Le haut-parleur qui résonna dans le hall recouvrait la fin de sa phrase.

— Et ? reprit-il.

Une hôtesse annonçait le tout dernier appel pour l'embarquement du vol de Miami.

— C'est mon avion, dit Susan, « Last Call »... Tu te souviens ?

Philip ferma les yeux. La main de Susan effleura sa joue.

— Tu as gardé ton sourire à la Charlie Brown. Descends vite, va la rejoindre, tu en meurs d'envie, et moi je vais le rater si tu restes planté devant moi.

Philip prit Susan dans ses bras et déposa un baiser sur sa joue.

— Prends soin de toi Susan.

— Ne t'inquiète pas, j'ai du métier ! Allez ! Sauve-toi !

Il s'engagea sur la première marche. Elle l'appela une dernière fois.

— Philip ?

Il se retourna.

— Susan ?

— Merci !

Ses traits se détendirent.

— Ce n'est pas moi qu'il faut remercier, c'est Mary.

Et avant qu'il ne disparaisse de son champ de vision, elle gonfla exagérément ses joues pour lui souffler un baiser au creux de la main, lui laissant pour dernière image cette mimique de clown.


Dans le hall de l'aéroport, quelques voyageurs étonnés regardaient une jeune fille aux bras grands ouverts, qui attendait un homme trempé, au bas d'un grand escalier mécanique, dont les couleurs s'estompaient dans la mémoire commune d'un vieux toboggan rouge.

Il la serra tout contre lui.

— Tu es tout mouillé, il pleuvait tant que ça dehors ? dit-elle.

— Un ouragan ! Qu'est-ce que tu veux faire ?

— Finalement, mon avion ne part que ce soir ! Ramène-moi à la maison !

Lisa prit la main de Philip et l'entraîna vers la porte.

Du haut de la passerelle, le visage de Susan s'embellit de tendresse en les voyant tous deux quitter l'enceinte du terminal.


Sur le combiné fixé au tableau de bord de la voiture, Philip composa le numéro de la maison, Mary décrocha aussitôt.

— Elle est avec moi, nous rentrons, je t'aime.


Le 22 octobre, Sam prévint le nouveau directeur du NHC qu'une dépression suspecte se formait en mer des Caraïbes. Quatre jours plus tard, le chiffre 5 s'inscrivit sur son écran devant les trois fameuses lettres S.

Le plus puissant des ouragans du siècle, large de 280 kilomètres, poussait ses vents à plus de 360 km/h en direction de l'Amérique centrale.

Susan était repartie depuis quatre mois. Thomas était entré au lycée, Lisa et Stephen vivaient leurs premières semaines à l'université. Elle emménagerait bientôt dans le petit studio de Manhattan. Philip et Mary parlaient parfois de quitter Montclair pour revenir s'installer à New York.

Mitch aborda les côtes honduriennes le 30 octobre à la tombée du jour. Dans la nuit, les deux tiers du pays furent détruits, quatorze mille quatre cents personnes trouvèrent la mort...


... En cette même nuit, à quelques milliers de kilomètres de là, « de l'autre côté du monde », dans le bar d'un aéroport, un barman mexicain qui finissait son service passait un dernier coup d'épongé sur une table accolée à la vitre.


Merci,

pour leur présence ou leurs conseils,


à Bernard Barrault, Kamel Berkane, Antoine Caro, Guillaume Gallienne, Pauline Guéna, Philippe Guez, Katrin Hodapp, Lisa et Emily, Danièle et Raymond Levy, Lorraine Levy, Rose-line, Jenny Licos, Colette Perier, Aline Souliers, et à Susanna Lea et Antoine Audouard, pour leur généreuse aide documentaire,


à Dany Jucaud, au détective Lucas Miller du NYPD, à M. Hue et à toute l'équipe du Centre des ouragans (CDO).


1 Centre des ouragans.

2 National Hurricane Center.

3 École des beaux-arts à New York.

4 Jeune homme, en hondurien.

5 Orage.

6 Haricots.

7 Plat hondurien.

8 Dernier appel.

9 Unité de police responsable de tous les accès de la ville.

10 Commissariats de police.

11 Équivalence du baccalauréat américain.

12 Célébration du seizième anniversaire.

13 Soir du réveillon.

14 Soirée de fête traditionnelle qui précède la fin du cycle d'études secondaires.

15 7 heures du matin.


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