XIX
Le blessé
Les infirmiers partirent, non sans que Mme Maigret les eût régalés d’un verre de prunelle qu’elle préparait elle-même lorsque, l’été, elle passait les vacances dans le village d’Alsace dont elle était originaire.
La porte refermée et tandis que les pas s’éteignaient dans l’escalier, elle pénétra dans la chambre à coucher, tapissée de papier à bouquets de roses.
Maigret, un peu las, un cerne mince autour des yeux, était étendu dans le grand lit que dominait un édredon de soie rouge.
— Ils t’ont fait mal ? Questionna sa femme, tout en mettant de l’ordre dans la pièce.
— Pas trop…
— Tu peux manger ?
— Un peu…
— Dire que tu as été opéré par le même chirurgien que les rois, que des gens comme Clemenceau, comme Courteline…
Elle ouvrit la fenêtre pour secouer une carpette où un infirmier avait laissé des traces de pas. Puis elle passa dans la cuisine, changea une casserole de place, retira le couvercle pour le poser en travers.
— Dis donc, Maigret… fit-elle en revenant.
— Quoi ? Questionna-t-il.
— Tu crois à cette histoire de crime passionnel, toi ?
— De qui parles-tu ?
— De la juive, Anna Gorskine, qui passe ce matin aux Assises. Une femme de la rue du Roi-de-Sicile, qui prétend qu’elle aimait Mortimer et qu’elle l’a tué par jalousie…
— Ah ! C’est aujourd’hui ?
— Cela ne tient pas debout…
— Bah ! La vie est si compliquée, vois-tu… Tu devrais remonter mon oreiller…
— Elle ne sera pas acquittée ?
— On en acquitte bien d’autres !
— C’est justement ce que je dis… Est-ce qu’elle n’était pas mêlée à ton affaire ?
— Vaguement… soupira-t-il.
Mme Maigret haussa les épaules.
— C’est vraiment la peine d’être la femme d’un officier de la police judiciaire !
Mais elle disait cela en souriant.
— Quand il se passe quelque chose, ajouta-t-elle, c’est par la concierge que je suis au courant… Elle a un neveu journaliste, elle !…
Maigret sourit aussi.
Avant son opération, il était allé voir deux fois Anna à Saint-Lazare.
La première fois, elle l’avait griffé au visage.
La seconde, elle lui avait donné des indications permettant d’arrêter, le lendemain, Pepito Moretto, l’assassin de Torrence et de José Latourie, dans un meublé de Bagnolet.
Des jours et des jours sans nouvelles ! De temps en temps, un coup de téléphone à peine rassurant, du diable vauvert, puis un beau matin, Maigret s’amenant comme un homme qui n’en peut plus, se laissant tomber dans le fauteuil et bégayant :
— Va me chercher le docteur…
Elle trottait à travers l’appartement, contente, feignant de bougonner pour la forme, remuait le frichti crépitant dans sa casserole, agitait des seaux d’eau, ouvrait et refermait les fenêtres, s’informait de temps en temps :
— Une pipe ?…
La dernière fois, il n’y eut pas de réponse.
Maigret dormait, la moitié du corps écrasée par l’édredon rouge, la tête enfoncée dans le gros oreiller de plumes, tandis que voletaient autour de son visage au repos tous ces bruits familiers.
Au Palais de justice, Anna Gorskine défendait sa tête.
A la Santé, dans une cellule de la grande surveillance, Pepito Moretto savait quel sort était réservé à la sienne, et tournait en rond dans sa cellule, sous le regard morne du gardien, dont le visage était quadrillé par la grille du guichet.
A Pskov, une vieille femme au bonnet national rabattu sur les joues devait se diriger vers l’église, dans son traîneau qui glissait sur la neige et dont le cocher ivre fouettait le poney articulé comme un jouet.
Delfzijl (Hollande), à bord de l’Ostrogoth, septembre 1929.