Edition originale
(Poème rédigé à même le mur de La Fournaise, à Chatou)
Sauve-toi de lui s’il aboie ;
Ami, prends garde au chien qui mord
Ami prends garde à l’eau qui noie
Sois prudent, reste sur le bord.
Prends garde au vin d’où sort l’ivresse
On souffre trop le lendemain.
Prends surtout garde à la caresse
Des filles qu’on trouve en chemin.
Pourtant ici tout ce que j’aime
Et que je fais avec ardeur
Le croirais-tu ? C’est cela même
Dont je veux garder ta candeur.
Le 2 juillet 1885
Au moment où Phébus en son char remontait,
Où la lune chassée à grands pas s’enfuyait,
Je voulus faire un peu ma cour à la nature,
Visiter les bosquets tout remplis de verdure,
M’égarer dans les bois et longer les ruisseaux,
Cueillir la violette, écouter les oiseaux.
C’était l’heure où le Dieu sortant de sa demeure
Laissait seule Thétis et fuyait devant l’heure.
Alors le jour naissait, dissipait le sommeil
Et trouvait le chrétien joyeux d’un bon réveil ;
Alors le laboureur, plein d’un noble courage,
Allait tout aussitôt reprendre son ouvrage.
Je longeais en silence un mince filet d’eau
Qui coulait doucement sous un ciel pur et beau.
Tantôt il parcourait une plaine fleurie
Et faisait cent détours à travers la prairie,
Et tantôt dans son cours rencontrant un rocher,
Il amassait ses eux pour se précipiter.
Yvetot, 1863
Près de la mer, sur un de ces rivages
Où chaque année, avec les doux zéphyrs,
On voit passer les abeilles volages
Qui, bien souvent, n’apportent que soupirs,
Nul ne pouvait résister à leurs charmes,
Nul ne pouvait braver ces yeux vainqueurs
Qui font couler partout beaucoup de larmes
Et qui partout prennent beaucoup de coeurs.
Quelqu’un pourtant se riait de leurs chaînes,
Son seul amour, c’était la liberté,
Il méprisait l’Amour et la Beauté.
Tantôt, debout sur un roc solitaire,
Il se penchait sur les flots écumeux
Et sa pensée, abandonnant la terre
Semblait percer les mystères des cieux.
Tantôt, courant sur l’arène marine,
Il poursuivait les grands oiseaux de mer,
Imaginant sentir dans sa poitrine
La Liberté pénétrer avec l’air.
Et puis le soir, au moment où la lune
Traînait sur l’eau l’ombre des grands rochers,
Il voyait à travers la nuit brune
Deux yeux amis sur sa face attachés.
Quand il passait près des salles de danse,
Qu’il entendait l’orchestre résonner,
Et, sous les pieds qui frappaient en cadence
Quand il sentait la terre frissonner
Il se disait : Que le monde est frivole !
Qu’avez-vous fait de votre liberté !
Ce n’est pour vous qu’une vaine parole,
Hommes sans coeur, vous êtes sans fierté !
Pourtant un jour, il y porta ses pas
Ce qu’il y vit, je ne le saurais dire
Mais sur les monts il ne retourna pas.
Étretat, 1867
Lentement le flot arrive
Sur la rive
Qu’il berce et flatte toujours.
C’est un triste chant d’automne
Monotone
Qui pleure après les beaux jours.
Sur la côte solitaire
Est une aire
Jetée au-dessus des eaux ;
Un étroit passage y mène,
Vrai domaine
Des mauves et des corbeaux.
C’est une grotte perdue,
Suspendue
Entre le ciel et les mers,
Une demeure ignorée
Séparée
Du reste de l’univers.
Jadis plus d’une gentille
Jeune fille
Y vint voir son amoureux ;
On dit que cette retraite
Si discrète
A caché bien des heureux.
On dit que le clair de lune
Vit plus d’une
Jouvencelle au coeur léger
Prendre le sentier rapide,
Intrépide
Insouciante au danger.
Mais comme un aigle tournoie
Sur sa proie,
Les guettait l’ange déchu,
Lui qui toujours laisse un crime
Où s’imprime
L’ongle de son pied fourchu.
Un soir près de la colline
Qui domine
Ce roc au front élancé,
Une fillette ingénue
Est venue
Attendant son fiancé.
Or celui qui perdit Eve,
Sur la grève
La suivit d’un pied joyeux ;
"Hymen, dit-il, vous invite,
“Venez vite,
“La belle fille aux doux yeux,
“Là-bas sur un lit de roses
“Tout écloses
“Vous attend le jeune Amour ;
“Pour accomplir ses mystères
“Solitaires
“Il a choisi cette tour.”
Elle était folle et légère,
L’étrangère,
Hélas, et n’entendit pas
Pleurer son ange fidèle,
Et près d’elle
Satan qui riait tout bas.
Car elle suivit son guide
Si perfide
Et par le sentier glissant.
Bat la rive
Mais lui, félon, de la cime,
Dans l’abîme
Il la jeta, – Dieu Puissant !
Son ombre pâle est restée
Tourmentée,
Veillant sur l’étroit chemin.
Sitôt que de cette roche
On approche
Elle étend sa blanche main.
Depuis qu’en ces lieux, maudite
Elle habite,
Aucun autre n’est tombé.
C’est ainsi qu’elle se venge
De l’archange
Auquel elle a succombé.
Allez la voir, Demoiselles,
Jouvencelles
Que mon récit attrista,
Car pour vous la renommée
L’a nommée
Cette grotte d’Étretat !
A son pied le flot arrive
Bat la rive
Qu’il berce et flatte toujours.
C’est un triste chant d’automne
Monotone
Qui pleure après les beaux jours.
Non daté.
Mais dans le cloître solitaire
Où nous sommes ensevelis,
Nous ne connaissons sur la terre
Que soutanes et que surplis...
Un poète est donc insensible ?
Pour lui l’amour n’a point d’appas ?
Non, voyez-vous, c’est impossible !
Oh ! ne vous imaginez pas
Que, dans le cloître solitaire
Où nous sommes ensevelis,
Nous n’aspirions plus sur la terre
Qu’aux soutanes et aux surplis !
Comment relégué loin du monde,
Privé de l’air des champs des bois
Dans la tristesse qui m’inonde
Faire entendre une douce voix.
Vous m’avez dit “Chantez des fêtes
“Où les fleurs et les diamants
“S’enlacent sur de blondes têtes
“Chantez le bonheur des amants.”
Mais dans le cloître solitaire
Ou (sic) nous sommes ensevelis,
Nous ne connaissons sur la terre
Que soutanes et que surplis...
Non daté
Il fallait la quitter, et pour ne plus me voir
Elle partait, mon Dieu, c’était le dernier soir.
Elle me laissait seul ; cette femme cruelle
Emportait mon amour et ma vie avec elle.
Moi je voulus encore errer comme autrefois
Dans les champs et l’aimer une dernière fois.
La nuit nous apportait et l’ombre et le silence,
Et pourtant j’entendais comme une voix immense,
Tout semblait animé par un souffle divin.
La nature tremblait, j’écoutais et soudain
Un étrange frisson troubla toute mon âme.
Haletant, un moment j’oubliai cette femme
Que j’aimais plus que moi. Le vent nous apportait
Mille sons doux et clairs que l’écho répétait.
Ce n’était plus de l’air le calme et frais murmure,
Mais c’était comme un souffle étreignant la nature,
Un souffle, un souffle immense, errant, animant tout,
Qui planait et passait, me rendant presque fou,
Un son mystérieux et qui, sur son passage,
Réveillait et frappait les échos du bocage.
Tout vivait, tout tremblait, tout parlait dans les bois,
Comme si, pour fêter le plus puissant des rois,
Et l’insecte et l’oiseau et l’arbre et le feuillage
Parlaient, quand tout dormait, un sublime langage.
Je restai frémissant : ce bruit mystérieux,
C’était Dieu descendu des cieux.
C’était ce Dieu puissant si grand et solitaire
Qui venait oublier sa grandeur sur la terre.
Dieu las et fatigué de sa divinité,
Las d’honneur, de puissance et d’immortalité,
Des éternels ennuis où sa grandeur l’enchaîne,
Qui venait partager notre nature humaine.
Il avait choisi l’heure où tout dort et se tait,
Où l’homme, indifférent à tout ce que Dieu fait,
Attaché seulement à ses soins mercenaires,
Prend un peu de repos qu’il dérobe aux affaires.
Car c’était aussi l’heure où ce Dieu généreux
Peut bénir et donner la main aux malheureux,
L’heure où celui qui souffre et gémit en silence,
Qui craint pour son malheur la froide indifférence,
Délivré du fardeau de l’égoïsme humain,
Sans craindre la pitié peut planer libre enfin.
Dieu vient le consoler, il soutient sa misère,
Il rend ses pleurs plus doux, sa douleur moins amère,
Il verse sur sa plaie un baume bienfaisant.
D’autres craignent encore un oeil indifférent,
Et les regards de l’homme et les bruits de la terre.
Ils cherchent aussi l’heure où tout est solitaire,
Dieu les voit, il bénit le bonheur des amants.
Invisible témoin, il entend leurs serments.
Il aime cet amour qu’il ne goûtera pas
Et dans les bois, la nuit, il protège leurs pas.
Il était là, son souffle errait sur la nature,
Paraissait éveiller comme un vaste murmure,
Tout ce qu’il a formé s’animait et, tremblant,
S’agitait au contact de ce Dieu tout-puissant,
Et tout parlait de lui, le vent sous le feuillage,
Et l’arbuste, et le flot caressait le rivage,
Et tous ces bruits divers ne formaient qu’une voix :
C’était Dieu qui parlait au milieu des grands bois.
Tous deux nous l’écoutions et nous versions des larmes ;
Quand on va se quitter, l’amour a tant de charmes !
Et nos pleurs, qui tombaient comme des diamants,
Goutte à goutte brillaient sur les herbes des champs.
Mais de cette belle soirée
Et de ma maîtresse adorée
Que restait-il le lendemain ?
Seul le pâtre de grand matin,
En conduisant au pâturage
Son gras troupeau, vit sur l’herbage
Les quelques gouttes de nos pleurs,
Seule marque de nos douleurs ;
Mais il les prit pour la rosée.
“L’herbe n’est point encor séchée”,
Se dit-il en pressant le pas.
Hélas ! il ne soupçonna pas
Que de chagrins et de misères
Cachait cette eau sur les bruyères.
Et ses brebis qui le suivaient
Broutaient les herbes et buvaient
Nos pleurs sans arrêter leur course,
Mais rien n’en a trahi la source.
1868
Dieu, cet être inconnu dont nul n’a vu la face,
Roi qui commande aux rois et règne dans l’espace,
Las d’être toujours seul, lui dont l’infinité
De l’univers sans bornes emplit l’immensité,
Et d’embrasser toujours, seul, par sa plénitude
De l’espace et des temps la sombre solitude,
De rester toujours tel qu’il a toujours été,
Solitaire et puissant durant l’Éternité,
Portant de sa grandeur la marque indélébile,
D’être le seul pour qui le temps soit immobile,
Pour qui tout le passé reste sans souvenir
Et qui n’attend rien de l’immense avenir ;
Qui de la nuit des temps perce l’ombre profonde ;
Pour qui tout soit égal, pour qui tout se confonde
Dans l’éternel ennui d’un éternel présent,
Solitaire et puissant et pourtant impuissant
A changer son destin dont il n’est pas le maître,
Le grand Dieu qui peut tout ne peut pas ne pas être !
Et ce Dieu souverain, fatigué de son sort,
Peut-être en sa grandeur a désiré la mort !
Une éternité passe, et toujours solitaire
Il voit l’éternité se dresser tout entière !
Enfin las de rester seul avec son ennui
Des astres au front d’or il a peuplé la nuit ;
Dans l’espace flottait comme un chaos immonde ;
De la matière impure il a formé le monde.
Depuis longtemps la masse aride errait toujours,
Comme Dieu solitaire et dans la nuit sans jours ;
Mais les astres brillaient et quelquefois dans l’ombre
Un beau rayon de feu courant par la nuit sombre
Éclairait tout à coup le sol inhabité
Cachant comme un proscrit sa triste nudité !
Soudain levant son bras, le grand Dieu solitaire
Alluma le soleil et regarda la terre !
Alors tout s’anima sous l’ardeur de ses feux,
L’arbre géant tordit ses membres monstrueux,
La végétation monta, puissante, énorme,
Premier essai de Dieu, production informe
Et le globe roulant ses prés, ses grands bois verts,
Tournait silencieux dans le vaste univers,
Balançant dans le ciel sur sa tête parée
Et ses hautes forêts et sa mer azurée.
Pourtant Dieu le trouva triste et nu comme lui.
Rêveur, il y jeta le feu qui gronde et luit ;
Alors tout disparut, englouti sous la flamme.
Mais quand il renaquit, le monde avait une âme.
C’était la vie ardente, aux souffles tout-puissants,
Mais confuse et jetée en des êtres pesants
Faits de vie et de sève et de chair et d’argile
Comme l’oeuvre incomplet d’un artiste inhabile.
Monstres hideux sortant de gouffres inconnus
Qui traînaient au soleil leurs corps mous et charnus.
Se penchant de nouveau, Dieu regarda la terre,
Elle tournait toujours sauvage et solitaire.
Tout paraissait tranquille et calme ; mais parfois
Quelque bête en hurlant passait dans les grands bois,
D’arbres déracinés laissant un long sillage,
Et son dos monstrueux soulevait le feuillage ;
Elle allait mugissante et traînant lentement
Son corps inerte et lourd sous le bleu firmament ;
Et sa voix bondissait par l’écho répétée
Jusqu’au trône de Dieu dans l’espace emportée ;
Et puis tout se taisait et l’on ne voyait plus
Que le flot verdoyant des grands arbres touffus.
Mais toujours mécontent, ce Dieu lança sa foudre,
Alors tout disparut brûlé, réduit en poudre.
Puis la sève revint, ainsi qu’un sang vermeil
Dans les veines du sol qu’échauffait le soleil,
L’herbe verte et les fleurs cachaient la terre nue ;
L’arbre ne portait plus sa tête dans la nue ;
De frêles arbrisseaux les monts étaient couverts
Tout renaissait plus beau dans le jeune univers.
Mais un jour, tout à coup, tout trembla sur la terre,
Son globe n’était plus désert et solitaire ;
Le grand bois tressaillit, car un être inconnu
Sur l’univers esclave a levé son bras nu.
Le monde tout entier a plié sous cet être ;
Regardant la nature, il a dit : “Je suis maître.”
Regardant le soleil, il a dit : “C’est pour moi.”
L’animal furieux fuyait tremblant d’effroi ;
Il a dit : “C’est à moi” ; le ciel brillait d’étoiles,
Il a dit : “Dieu c’est moi.” L’ombre étendit ses voiles :
L’homme d’une étincelle embrasa les forêts,
Et du Dieu créateur arrachant les secrets,
Seul, perdu dans l’espace, il se bâtit un monde.
Tout plia sous ses lois, le feu, la terre et l’onde.
Mais il marche toujours et depuis six mille ans
Rien n’a pu ralentir ses progrès insolents,
Et souvent quand il parle, on a cru que la vie
Jaillissait du néant au gré de son envie.
Mais cet être qui tient la terre sous sa loi,
Qui de ce monde errant s’est proclamé le roi ;
Cet être formidable armé d’intelligence,
Qui sur tout ce qui vit exerce sa puissance,
Qu’est-il lui-même ? Ainsi que ces monstres si lourds
Qui furent le dessin des races de nos jours ;
Que les arbres géants, aux têtes souveraines
Dont nous avons trouvé des forêts souterraines,
L’homme n’est-il aussi qu’un ouvrage incomplet,
Que l’ébauche et le plan d’un être plus parfait ;
Ira-t-il au néant ? Ou sa tâche finie,
Montera-t-il au Dieu qui lui donna la vie ?
Ô vous, vieux habitants des siècles d’autrefois
Qui seuls mêliez vos cris au grand souffle des bois,
Qui vîntes les premiers dans ce monde où nous sommes,
Le dernier échelon, dites, sont-ce les hommes ?
Vous êtes disparus avec les siècles morts ;
Si nous passons aussi, que sommes-nous alors ?
Seigneur, Dieu tout-puissant, quand je veux te comprendre,
Ta grandeur m’éblouit et vient me le défendre.
Quand ma raison s’élève à ton infinité
Dans le doute et la nuit je suis précipité,
Et je ne puis saisir, dans l’ombre qui m’enlace
Qu’un éclair passager qui brille et qui s’efface.
Mais j’espère pourtant, car là-haut tu souris !
Car souvent, quand un jour se lève triste et gris,
Quand on ne voit partout que de sombres images,
Un rayon de soleil glisse entre deux nuages
Qui nous montre là-bas un petit coin d’azur ;
Quand l’homme doute et que tout lui paraît obscur,
Il a toujours à l’âme un rayon d’espérance ;
Car il reste toujours, même dans la souffrance,
Au plus désespéré, par le temps le plus noir,
Un peu d’azur au ciel, au coeur un peu d’espoir.
Non daté.
(texte incomplet)
Certes, mes bons amis, je ne sais rien de pire
Que de faire des vers quand on n’a rien à dire.
Depuis bientôt un mois j’attendais tous les jours
Une inspiration... Mais je l’attends toujours.
Ma verve s’est éteinte, il faut qu’on la rallume.
Mon pauvre esprit grelotte et ma Muse a le rhume.
Moi je dors... L’autre jour, soudain, Truffey me dit :
“Tu sais que nous fêtons notre saint, mercredi.”
Mercredi, Dieu puissant ! mercredi ! mais que faire ?
Invoquer Charlemagne, ou rester et me taire ?
“Charlemagne ! Ô grand saint ! Qui sait combien de fois
Tu rendis l’espérance au poète aux abois !
Combien de malheureux dont la Muse en détresse
De ton nom protecteur a caché la faiblesse !”
Et vers le paradis je dirige mes pas.
Nous abrégeons la pièce, qui est un peu longue. Le jeune Maupassant arrive au paradis. Saint Pierre le conduit auprès de Charlemagne, qui interrompt son dîner et l’accueille avec bienveillance :
Charlemagne pourtant, me prenant à l’écart :
“De mes desseins, dit-il, je veux te faire part.
France, oh ! mon beau pays, mes braves capitaines,
Mes vieux soldats durcis dans les guerres lointaines,
J’ai voulu que les fils de héros éprouvés
Ne soient pas des adolescents dégénérés.
J’ai fait de vous, enfants, une brave milice,
Et j’ai dans le collège introduit l’exercice.
En vos mains j’ai placé le fusil chassepot ;
De la France aujourd’hui vous portez le drapeau.
Que voulez-vous encor ?” “Un seul jour de vacance.”
“Comment ! En mon honneur vous avez fait bombance,
Vous avez eu deux jours ?” “Oh ! non, rien qu’un demi.”
“Un demi-jour pour moi ? Tu mens, mon bon ami.”
“Pardon, grand saint !...” Alors je lui contai l’affaire.
Tout le ciel frissonna du bruit de sa colère.
“Comment ! dans ce collège il n’est point de recteur ?”
“Il n’aime que l’étude.” “Et pas de proviseur ?”
“Oui nous en avons un et c’est pour nous un père.
Il est bon, nous l’aimons, mais il ne peut rien faire
Contre l’ordre d’en haut. On ne se plaindrait pas
Si nous allions chez nous au moins le Lundi gras.
On le donne à Paris, et nous – on nous en prive.”
“Morbleu ! dit-il, il faut de suite que j’écrive
Pour en demander compte à l’Université !
Je veux qu’entre vous tous règne l’égalité.
Même peine et travail et même récompense.
Vous aurez les jours gras, morbleu ! Est-ce qu’on pense
Que je vous laisserai maltraiter plus longtemps !
Allez, mes bons amis, vous serez tous contents.
Je ne suis pas si doux qu’on pourrait bien le croire !
Alcuin ! mon buvard ! vite ! mon écritoire !
Comment vont le calcul, le grec et le latin ?”
“Si le grec boite un peu, le latin va très bien,
Mais le calcul, hélas !...”
Mon Dieu, quelle tempête !
Alcuin me jeta son buvard à la tête.
Avec ce furieux je me crus en danger,
Et partis aussitôt sans demander congé.
1869
Voyez partir l’hirondelle,
Elle fuit à tire d’aile,
Mais revient toujours fidèle,
A son nid,
Sitôt que des hivers le grand froid est fini.
L’homme, au gré de son envie,
Errant promène sa vie
Par le souvenir suivie
De ces lieux
Où sourit son enfance, où dorment ses aïeux.
Et puis, quand il sent que l’âge
A glacé son grand courage,
Il les regrette et, plus sage,
Vient chercher
Un tranquille bonheur près de son vieux clocher.
Rouen, 1869
Il est mort, lui, mon maître ; il est mort, et pourquoi ?
Lui si bon, lui si grand, si bienveillant pour moi.
Tu choisis donc, Seigneur, dans ce monde où nous sommes,
Et pour nous les ravir, tu prends les plus grands hommes.
C’est ainsi que l’on meurt, infirmes que nous sommes,
Et c’est en vain, Seigneur, que ceux qui restent pleurent,
Que se fait-il au ciel quand partent de tels hommes ?
Oh ! ces gens-là, grand Dieu, pourquoi veux-tu qu’ils meurent ?
As-tu donc besoin d’eux dans ta gloire infinie ?
Il est mort, est-ce vrai ? Qu’est-ce donc que ces morts ?
Il ne reste plus rien, mais rien qu’un pauvre corps,
Rien de lui. Même pas ce bienveillant sourire
Qui nous attirait tant et semblait toujours dire :
“Mon ami je vous aime.” Et ce regard si beau,
Ce grand oeil clair et doux si plein d’intelligence,
On sent qu’il doit souffrir une horrible souffrance
Pour demeurer ainsi fixe dans son tombeau.
Mais non, c’est encore là l’insondable mystère.
Puisque le grain de blé renaît et sort de terre,
Puisque rien ne périt dans la création,
Puisque tout est progrès et transformation,
Il n’a fait que laisser sa dépouille mortelle.
Mais son âme, mon Dieu, maintenant que fait-elle ?
Nous a-t-elle quittés pour rejoindre si tôt
Tous ses grands frères morts qui l’attendaient là-haut ?
Dans quel monde inconnu va-t-elle errer, cette âme,
Cette âme de poète au grand oeil caressant
Qui nous lançait parfois un éclair si puissant
Qu’il nous éblouissait ainsi qu’un jet de flammes.
Et cet oeil... Il fait peur avec sa fixité
Et semble épouvanté d’une horreur inconnue
Comme s’il avait vu devant nous s’agiter
L’âme qui l’animait tout à coup revenue !...
Ah ! si vous l’aviez vu sous ses poiriers en fleurs,
Quand son bras sur mon bras, jasant en vieux rimeurs,
Il ouvrait sa belle âme aux longues causeries
Qui me laissaient après de longues rêveries,
Car il était si franc, si simple et naturel,
Pauvre Bouilhet ! Lui mort ! si bon, si paternel !
Lui qui m’apparaissait comme un autre Messie
Avec la clef du ciel où dort la poésie.
Et puis le voilà mort et parti pour jamais
Vers ce monde éternel où le génie aspire.
Mais de là-haut, sans doute, il nous voit et peut lire
Ce que j’avais au coeur et combien je l’aimais.
1869
Lorsque le grand Colomb, penché sur l’eau profonde,
A travers l’Océan crut entrevoir un monde,
Les peuples souriaient et ne le croyaient pas.
Et pourtant, il partit pour ces lointains climats ;
Il partit, calme et fort, ignorant quelle étoile
Dans les obscures nuits pourrait guider sa voile,
Sur quels gouffres sans fond allaient errer ses pas,
Quels écueils lui gardait la mer immense et nue,
Où chercher par les flots cette terre inconnue,
Et comment revenir s’il ne la trouvait pas.
Parfois il s’arrêtait, las de chercher la rive,
De voir toujours la mer et rien à l’horizon,
Et les vents et les flots jetaient à la dérive
A travers l’Océan sa voile et sa raison.
Comme Colomb, rêvant à de lointaines grèves,
Que d’autres sont partis, le coeur joyeux et fort,
Car un vent parfumé les poussait loin du port
Aux pays merveilleux où fleurissent les rêves.
L’avenir souriait dans un songe d’orgueil,
La gloire les guidait, étoile éblouissante,
Et comme une Sirène, avec sa voix puissante,
L’Espérance chantait, embusquée à l’écueil.
Mais la vague bientôt croule comme une voûte,
Et devant l’ouragan chacun fuit sans espoir,
Car le Doute a passé, grand nuage au flanc noir,
Sur l’astre étincelant qui leur montrait la route.
Paris, 1871
A Mademoiselle Louise de Miramont
On a beaucoup cherché ce qui doit rendre heureux,
C’est souvent peu de chose ;
Le bouton d’une fleur suffirait aux amoureux,
Jasmin, verveine ou rose.
Plus d’un savant docteur demande à tous les saints
Fièvre, rhume ou névrose,
Pour mieux administrer aux crédules humains
Boisson, pilule ou dose.
Maint obstiné dévot écoute avec respect
Sermon, office ou glose,
Et je sais maint curé qui se pâme à l’aspect
D’un lièvre ou d’une alose.
Coeur inconstant s’éprend de toutes les beautés,
Ninon, Lisette ou Rose ;
Pauvre poète aspire à voir lus et vantés
Tous les vers qu’il compose.
Moi, je voudrais des fleurs, le soleil bienfaisant,
Un livre, vers ou prose,
Du tabac de Turquie, un ami complaisant,
Qui fume, rit et cause,
Et suivant ma pensée errante qui s’enfuit
Dans la fumée éclose,
Je laisserais passer les chagrins et l’ennui
Devant ma porte close.
Voilà, jusqu’à ce jour où s’arrêtaient mes voeux,
Ainsi l’homme propose,
Mais un chant par hasard vint me prendre aux cheveux,
Car c’est Dieu qui dispose.
Votre voix est restée attachée à mes pas,
Ce qu’on aime s’impose.
Ah ! chantez le “Vallon”, vous ne voudriez pas
Refuser, je suppose.
Étretat, 11 mars 1871
Sur sa table de nacre au reflet argenté,
La lune souriait aux tours de porcelaine,
Et trois dames causant au milieu de la plaine
Jetaient comme cet astre une étrange clarté.
Et tandis que le vent soufflait au loin sa plainte,
Mollement étendu sur des tapis soyeux,
Sous les rayons fleuris de sa lanterne peinte
Le mandarin Von-Thang avait fermé les yeux.
Pendant qu’il regardait tranquillement la flamme
Qui versait du plafond ses filets de couleur,
Un songe était venu voltiger sur son âme,
Comme un oiseau de pourpre au-dessus d’une fleur.
Paris, 1872
En ce joyeux temps de nouvelle année
L’usage prescrit de faire un cadeau.
L’un donne une fleur bien vite fanée,
L’autre un souvenir oublié bientôt.
Moi si de mon coeur suivais la prière,
Perles à vos pieds viendrais apporter,
Mais la bourse, hélas ! est la conseillère
Qu’avant notre coeur il faut écouter.
J’aperçois partout sur vos étagères
Heureux souvenirs, mignons et coquets,
Le troupeau fleuri des choses légères,
Les petits bijoux et les grands bouquets.
Or, ma bourse est vide et mon coeur soupire :
Si même un bouquet voulais vous donner,
Serait si chétif qu’il vous ferait rire
Et que ne pourriez me le pardonner.
Ne puis vous offrir de ces fleurs qui brillent,
Jasmin, rose ou lys, belle dame, mais
Dans mon jardinet chantent et scintillent
Floraisons du coeur, quatrains et couplets.
Ceci j’ai cueilli, c’est fort peu de chose.
Cherchant plus avant autre trouverais
Peut-être, mon Dieu ? Las, mon coeur ?... Je n’ose
Que bien volontiers je vous offrirais.
Nuit de Noël, 1872
Un conseil important au sujet du ménage
Est très souvent utile un jour de mariage.
Écoute-moi, mon cher, et songe à profiter
D’un avis qu’aujourd’hui mon coeur va te dicter.
Tu vas avoir besoin, je le crains, de cent choses
Dans des cerveaux de fous certainement écloses ;
Domestique, voiture et grand train de maison ;
Mais si l’on écoutait une juste raison,
On saurait mépriser des objets si futiles
Et s’attacher aux biens qui sont vraiment utiles.
On veut de grands valets, des chiens et des chevaux ;
Mais cela ne peut pas éloigner tous les maux
Qui trop souvent hélas séparent un ménage ;
Mets de côté crois-moi tout ce sot étalage
Et prends un bon ami, cela c’est un trésor,
Pour des époux surtout c’est une mine d’or :
Il entretient entre eux l’accord et la tendresse,
Il sauve la maison dans les temps de détresse ;
Il apporte la joie et le rire au foyer,
Et si de désespoir l’époux veut se noyer,
Si l’épouse s’en va la colère dans l’âme,
Il console monsieur et ramène madame :
Enfin c’est un bijou comme on n’en trouve pas...
Mais tu ris, je le vois, et marmottes tout bas
Quelques propos moqueurs ; je comprends ce sourire
Tout aussi bien que toi je sais ce qu’il veut dire.
Il est très vrai qu’un tiers incommode toujours
Dans la lune de miel consacrée aux Amours :
Car tu vas, étendu près des pieds de ta femme,
Lui vanter tes ardeurs, les transports de ta flamme,
Rêver, chanter, sourire, et les mains dans les mains
Oublier en aimant le reste des humains.
Vous voudrez lire ensemble et laisserez à terre
Le livre abandonné dans un bois solitaire.
Alors vous rêverez ; mais quand viendra le soir,
Vous vous étonnerez l’un et l’autre de voir
Que vous êtes restés sans tourner une page,
Sans que ta femme ait fait un point à son ouvrage.
Et puis vous reviendrez à travers les grands bois
Seuls avec votre amour, plus heureux que des rois :
Les yeux levés au ciel regardant dans l’espace
Du pâle astre des nuits glisser la blanche face
Qui répand sur la terre une tendre lueur ;
Si faible, qu’elle sert de voile à la pudeur,
Si douce qu’elle fait rêver et permet même
A l’époux bienheureux de voir celle qu’il aime ;
Et qui parfois s’amuse à leur montrer soudain,
L’ombre de quelque arbuste au milieu du chemin
Pour que la jeune femme encore douce amante
Se jette à son époux effrayée et tremblante.
Un tiers entre les deux serait aussi gêné
Que notre vieux Boileau dans son fatal dîné
Il incommoderait de sa sotte présence
Et sa conduite alors serait inconvenance.
Mais le jour succède au jour
L’un est pur l’autre sévère
Et les saisons tour à tour
Changent l’aspect de la terre.
Le printemps jonche de fleurs
Les champs et les vertes plaines ;
Puis l’hiver de ses rigueurs
Durcit les claires fontaines
Ainsi quelque jour l’Amour,
Comme l’ombre d’un nuage
Ternit l’éclat d’un beau jour,
Disparaît dans le ménage.
Quand la lune de miel a terminé son cours
On voit parfois s’enfuir la troupe des Amours.
Les époux irrités et mécontents sans causes
Se fâchent tous les jours pour la moindre des choses
Et tout va de travers : les marmots sont méchants
“Au diable, dit Monsieur, la femme et les enfants.”
Le vent lui fait chorus et gronde sous la porte,
La gelée ou la pluie empêchant qu’on ne sorte
Les forcent trop souvent tous deux à s’enfermer ;
Assis auprès de l’âtre ils regardent fumer
Deux bûches de bois vert, qui soupirant sans flamme
Récitent aux époux une triste épigramme.
Mais je n’ose prévoir les chagrins et les pleurs
Et la suite de maux de soucis de douleurs
Qui viennent à l’envi fondre sur le ménage
Où n’est point un ami pour détourner l’orage.
Heureux, heureux celui qui possède ce bien :
Pour qui n’a point d’ami, tout le reste n’est rien.
Lorsqu’entre les époux va fondre la tempête
Il attire souvent l’orage sur sa tête,
Et tous deux à l’envi pleins de mauvaise humeur
Déchargent sur lui seul leur haine et leur aigreur,
Puis naturellement le beau temps suit l’orage.
D’autrefois sans tempête il maintient le ménage
Et conserve la joie et la sérénité
Il fait céder de suite un marmot entêté,
Et sait tarir ses pleurs avec quelque caresse
Ou quelque brimborion qu’en partant il lui laisse.
Et quand Monsieur se fâche il l’emmène avec lui
Il lui rappelle alors le temps qui s’est enfui,
Leur jeunesse, leurs jeux, leurs longs éclats de rire,
Leurs auteurs favoris qu’ils aimaient tant à lire,
Les sentiers qu’en rêvant ils suivaient pas à pas.
Il répète ces mots : “Ne te souviens-tu pas
Nous parcourions alors dans ces jours pleins de fêtes
La campagne en chasseurs, la nature en poètes
Ne te souviens-tu pas de ce bienheureux temps ?”
Et tous les deux alors redeviennent enfants,
Et de rire et d’aller par les belles campagnes
De gravir en courant le sommet des montagnes ;
Et le soir quand l’époux revient à son foyer,
On ne l’aperçoit plus dormir ou s’ennuyer,
Son amour presqu’éteint se rallume en son âme,
Il est heureux alors de retrouver sa femme
Et de goûter près d’elle encor bien des plaisirs,
Car l’absence toujours ranime les désirs.
C’est ainsi qu’il revient encor tendre et fidèle.
Mais au tour de Madame à présent ; parlons d’elle
C’est scabreux, c’est critique, il me faut de l’aplomb
Mettons une sourdine et baissons notre ton
Car la femme n’est point, entre nous toujours bonne
Elle s’irrite vite et rarement pardonne
Tant pis... pour une fois croyons à sa bonté.
Heureuse d’avoir eu son jour de liberté
Et Monsieur s’en allant d’avoir été tranquille
Grâce à ce cher ami complaisant et docile
Elle en prend un grand soin et déclare avec tous
Que sans un bon ami c’en est fait des époux.
Aussi chacun pour lui se montre très aimable
Sa place est toujours prête, au salon, à la table,
On a partout pour lui les soins, l’attention
Mérités par le bien qu’il fait à la maison.
S’il me faut expliquer un si long verbiage
Je serai si tu veux l’ami... de ton ménage.
Non daté.
Monsieur Flaubert, en ce beau jour de fête
Retrempez-vous dans l’sein d’vos amis,
Pour que d’leurs voeux, elle soit l’interprète
Ils ont fait v’nir un’ artist’ de Paris.
Monsieur Flaubert, votre patron se nomme
Saint Polycarpe, un saint bien distingué.
On dit partout que c’était un brave homme
Mais il paraît qu’il n’était pas très gai.
Il s’écriait, ce pauvre Polycarpe,
En ce bas mond’ tout va de mal en pis
Et cependant il pince de la harpe,
Tout comme un autre au sein du Paradis.
Monsieur Flaubert vous ferez d’la musique
Aussi là-haut quand vous serez péri
Car vous avez un chic ecclésiastique
A fair’ dresser les ch’veux de Jules Ferry.
En attendant coulez des jours prospères
Que mille fleurs naissent dessous vos pieds,
N’oubliez pas que Dieu dit à nos pères
Ces mots sublimes : “Croisset, multipliez.”
Rappelez-vous qu’ici-bas dans la vie
Il est bon d’faire chaque chose à son tour
Nous avons eu les enfants d’vot’génie,
Nous voulons voir les enfants d’vot’amour.
Mais dans nos voeux n’oublions pas la France,
Formons pour elle les souhaits les plus doux
N’est-elle pas notre unique espérance,
N’est-elle pas notre mère à nous tous ?
Monsieur Flaubert, acceptez cette page
Où notre coeur se montre à vous sans fard.
Pour vous en faire un plus brillant hommage
On attendait Madam’ Sarah Bernardt.
N’dédaignez pas celle qui la remplace
Depuis huit jours son temps ne se passe qu’à
Faire du trapèz’, prendr’ des douch’s à la glace,
C’est vot’ servant’, c’est Madame Pasca.
Non daté.
Lorsque j’ai bien dîné, je me sens tout morose,
Et fort embarrassé d’écrire quelque chose.
Non daté.
Enfant, pourquoi pleurer, puisque sur ton passage
On écarte toujours les ronces du chemin ?
Une larme fait mal sur un jeune visage,
Cueille et tresse les fleurs qu’on jette sous ta main.
Chante, petit enfant, toute chose a son heure ;
Va de ton pied léger, par le sentier fleuri ;
Tout paraît s’attrister sitôt que l’enfant pleure,
Et tout paraît heureux lorsque l’enfant sourit.
Comme un rayon joyeux ton rire doit éclore,
Et l’oiseau doit chanter sous l’ombre des berceaux,
Car le bon Dieu là-haut écoute dès l’aurore
Le rire des enfants et le chant des oiseaux.
Ajaccio, 1880
... Tandis que devant moi,
Dans la clarté douteuse où s’ébauchait sa forme,
Debout sur le coteau comme un monstre vivant
Dont la lune sur l’herbe étalait l’ombre énorme,
Un immense moulin tournait ses bras au vent.
D’où vient qu’alors je vis, comme on voit dans un songe
Quelque corps effrayant qui se dresse et s’allonge
Jusqu’à toucher du front le lointain firmament,
Le vieux moulin grandir si démesurément
Que ses bras, tournoyant avec un bruit de voiles,
Tout à coup se perdaient au milieu des étoiles,
Pour retomber, brillant d’une poussière d’or
Qu’ils avaient dérobée aux robes des comètes ?
Puis, comme pour revoir leurs sublimes conquêtes,
A peine descendus, ils remontaient encor.
Non daté.
La lune traîne
Ses longs rayons,
Et sur les monts
Et dans la plaine,
Entendez-vous
Ce bruit étrange ?
C’est la phalange
Des loups-garous.
La ronde des sorcières
Tourne,
Tourne,
Tourne,
Tourne,
La ronde des sorcières
Tourne sur les bruyères.
Par sauts, par bonds,
Viennent les gnomes ;
Fuis les fantômes,
Puis les démons ;
Et pour la danse
Plus d’un pendu
Est descendu
De la potence.
Tous ces êtres hideux
Tournent,
Tournent,
Tournent,
Tournent,
Tous ces êtres hideux
Tournent autour des feux.
Ce sont vos fêtes,
Venez, damnés !
Guillotinés,
Portez vos têtes !
Et vous, corbeaux,
Criez de joie,
Car votre proie
Sort des tombeaux.
Les morts, sous leur suaire,
Tournent,
Tournent,
Tournent,
Tournent,
Les morts, sous leur suaire,
Tournent dans la nuit claire.
Le roi d’enfer,
Sombre et livide
A tout préside ;
C’est Lucifer.
L’horrible foule,
A ses accents,
En flots pressants,
S’agite et roule.
Et le bal monstrueux
Tourne,
Tourne,
Tourne,
Tourne,
Et le bal monstrueux
Tourne... et fait peur aux cieux.
Mais, comme un rêve,
Tout a passé,
Tout a cessé,
Le jour se lève.
A l’Orient,
Le ciel est rose,
L’insecte cause
Avec le vent.
Du coq la voix sonore
Chante,
Chante,
Chante,
Chante,
Du coq la voix sonore
Chante une belle aurore.
Non daté.
(également connu sous le titre : « Sonnet à Madame XXX »)
Un nuage a passé sur votre ciel, Madame,
Cachant l’astre éclatant qu’on nomme l’Avenir,
La douleur a jeté son crêpe sur votre âme
Et vous ne vivez plus que dans un souvenir.
Tout votre espoir s’éteint comme meurt une flamme,
Aucun lien parmi nous ne vous peut retenir,
Vous souffrez et pleurez, et votre coeur réclame
Le grand repos des morts qui ne doit pas finir.
Mais songez que toujours, quand le malheur nous ploie,
Aux coeurs les plus meurtris Dieu garde un peu de joie
Comme un peu de soleil en un ciel obscurci.
Et que de ce tourment qui ronge notre vie,
Madame, si demain vous nous étiez ravie,
Bien d’autres souffriraient qui vous aiment aussi.
Non daté.
Voici la corde d’un pendu
Que je mets à vos pieds, Madame,
C’est, pour une charmante femme,
Un présent bien inattendu.
Mais si, comme on l’a prétendu,
Cette corde est un sûr dictame
Pour les maux du corps et de l’âme,
Gage d’un bonheur assidu ;
Moi qui, plaignant le pauvre diable
D’avoir été si misérable,
Accusais le ciel malfaisant,
Moi dont le coeur était si tendre !
Voilà que je trouve à présent
Qu’il a fort bien fait de se pendre !
Non daté.
Vous m’avez donné, Madame,
Un étrange chapelet
Qui m’a pris le coeur et l’âme
Comme un agile filet !
Où sont mes goûts de naguère ?
On me disait libertin !
Aujourd’hui je n’ai plus guère
Que des soifs de sacristain.
Je me prosterne et je prie,
Chaque jour à deux genoux,
La bonne Vierge Marie
Qui, d’en Haut, veille sur nous.
Je récite l’Angelus,
Brûlant d’une ardeur nouvelle !...
Mais ne vous étonnez plus...
Mon secret – je le révèle !
Au fond du ciel étoilé
La Vierge m’est apparue
Découvrant son front, voilé
Par un grand manteau de nue !
J’ai cru... N’ai-je point rêvé ?
Oui j’ai cru... Dieu me pardonne !
En bredouillant mes Ave
Que c’était vous la Madone.
Non daté.
Sauve-toi de lui, s’il aboie ;
Ami, prends garde au chien qui mord.
Ami, prends garde à l’eau qui noie ;
Sois prudent, reste sur le bord.
Prends garde au vin d’où sort l’ivresse,
On souffre trop le lendemain.
Prends surtout garde à la caresse
Des filles qu’on trouve en chemin.
Pourtant, ici, tout ce que j’aime
Et que je fais avec ardeur,
Le croirais-tu, c’est cela même,
Dont je veux garder ta candeur.
Non daté.
A Madame la comtesse Potocka
Vous voulez des vers ? – Eh bien non,
Je n’écrirai sur cette chose
Qui fait du vent, ni vers, ni prose ;
Je n’écrirai rien que mon nom ;
Pour qu’en vous éventant la face,
Votre oeil le voie et qu’il vous fasse
Sous le souffle frais et léger,
Penser à moi sans y songer.
1889
On m’a dit qu’à des mains exquises
Cet éventail est destiné.
Pour y mettre mon nom je n’ai
Aucune des vertus requises.
Mais en rêvant à la Beauté
Qui me fait cet honneur insigne
Dont s’exalte ma vanité,
C’est à genoux que je le signe.
Non daté.
Coeurs gonflés de regrets ! Ô vieux coeurs misérables
Que soulevait jadis la houle des désirs,
Comme les flots roulant des coquilles aux sables
Vous entendez ainsi pleurer vos souvenirs !
Ce n’est plus la chanson triomphante des rêves
Mais une douce et faible et plaintive rumeur,
Toujours près de s’éteindre et qui jamais ne meurt,
Comme ce bruit confus des vagues sur les grèves !
FIN