Genèse, chapitre 3, version du roi Jacques :
22. Et le Seigneur Dieu dit : « Voilà l’homme devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Attention, maintenant, qu’il n’étende la main et ne prenne aussi du fruit de l’arbre de vie et, qu’après en avoir mangé, il ne vive éternellement. »
23. Le Seigneur Dieu l’expulsa du jardin d’Éden, pour qu’il cultivât la terre d’où il avait été tiré.
24. Après avoir chassé l’homme, il posta à l’orient du jardin d’Éden les chérubins armés d’un glaive à lame flamboyante pour garder le chemin de l’arbre de vie.
Il était assis devant un cercle de deux mètres cinquante de twing clair, sans quitter des yeux un panorama qui n’avait rien de très passionnant.
Dix ans plus tôt, ces étoiles-là avaient été un saupoudrage de points rouge mat dans son sillage. Lorsqu’il avait pu les regarder de face, elles luisaient d’un éclat bleu diabolique, assez puissant pour lui permettre de lire. Vues latéralement, les plus grosses s’étaient nettement aplaties. Mais à présent elles n’étaient plus que des points blancs éparpillés sur un ciel presque tout noir. C’était un ciel de solitude. Des nuages de poussière cachaient la splendeur flamboyante de la patrie.
La lumière au centre du panorama n’était pas une étoile. Grande comme un soleil et sombre en son centre, elle brillait avec une force capable de perforer une rétine d’homme. C’était la lueur d’un statoréacteur Bussard à une douzaine de kilomètres. À quelques années d’intervalle, Phssthpok passait un peu de temps à observer le jet du propulseur, rien que pour vérifier sa régularité. Une fois, il avait repéré une lente oscillation périodique assez tôt pour empêcher son vaisseau de devenir une minuscule nova. Mais la lumière blanc-bleu n’avait pas du tout varié au cours de ses semaines d’observations.
Pendant la plus grande partie de sa vie, longue et lente, les cieux avaient défilé devant le hublot de Phssthpok. Il se rappelait toutefois peu de choses de ce voyage. La période d’attente avait été trop dépourvue d’événements pour intéresser sa mémoire. Quand un Pak est entré dans la phase protecteur, il se distrait avec les souvenirs de son passé : lorsqu’il était enfant ou, plus tard, reproducteur, et lorsque le monde semblait nouveau, prometteur, exempt de responsabilités. Il n’y a que le danger, pour lui-même ou pour ses enfants, qui puisse faire sortir un protecteur de sa rêveuse lassitude normale pour le jeter dans un état de rage belliqueuse sans équivalent chez les êtres sensibles.
Phssthpok rêvassait sur son siège anti-accidents.
Les commandes d’orientation de la cabine se trouvaient sous sa main gauche. Quand il avait faim, ce qui lui arrivait toutes les dix heures, sa main bosselée qui faisait penser à un chapelet de deux poignées de noix noires plongeait dans une fente sur sa droite pour en extraire une racine jaune, charnue et vrillée, de la taille d’une patate douce. Des semaines terrestres s’étaient écoulées depuis la dernière fois que Phssthpok avait quitté son siège. Entre-temps, il n’avait remué que ses mains et ses mâchoires. Ses yeux n’avaient pas bougé.
Avant cette période, il s’était livré à une culture physique intense. Le devoir d’un protecteur est de se maintenir en forme.
Même un protecteur qui n’a personne à protéger.
La propulsion était régulière, suffisamment en tout cas pour satisfaire Phssthpok. Les doigts noueux du protecteur se déplacèrent, et le ciel se mit à tourner autour de lui. Il surveilla l’autre lumière vive par le hublot ; quand elle fut centrée, il arrêta la rotation.
Déjà plus brillant que les étoiles des alentours, le but de son voyage était encore trop indistinct pour être plus qu’une étoile. Mais son éclat avertit Phssthpok qu’il avait laissé s’enfuir le temps. Trop de rêveries ! Rien d’étonnant à cela il avait vécu près de douze cents ans sur ce siège en demeurant immobile pour ménager ses provisions de bouche. Ç’aurait été trente fois plus sans les effets de la relativité.
Malgré ce qui était apparemment le cas d’arthrite le plus invalidant de l’histoire médicale, malgré des semaines passées comme un paralytique, le protecteur à bosses multiples se mit instantanément en mouvement. La flamme du jet perdit de sa consistance, se dilata et commença à se refroidir. L’arrêt d’un statoréacteur Bussard est presque aussi délicat que son démarrage. Aux vitesses du statoréacteur, l’hydrogène interstellaire se présente en rayons gamma : il fallait l’écarter par des champs magnétiques, même s’il ne devait pas être brûlé comme combustible.
Il était arrivé dans la région spatiale la plus probable. Devant lui se trouvait l’étoile la plus vraisemblable. Et cependant le succès de Phssthpok s’annonçait difficile. Ceux qu’il était venu secourir (s’ils existaient encore, s’ils n’étaient pas morts jusqu’au dernier pendant tout ce temps ; s’ils faisaient le tour de cette étoile et non d’une autre moins vraisemblable) ne l’attendaient pas. Ils avaient une intelligence presque animale. Peut-être utilisaient-ils le feu, mais ils ne disposaient sûrement pas de télescopes. Pourtant ils l’attendaient… dans un certain sens. Si jamais ils étaient ici, ils attendaient depuis deux millions et demi d’années.
Il ne les décevrait pas.
Il ne fallait pas qu’il les déçût.
Un protecteur sans descendants est un être sans objectif. Il doit trouver un but, et vite, ou mourir. La plupart meurent. Dans leur esprit ou dans leurs glandes, un réflexe se crispe, et ils cessent de ressentir sa faim. Parfois, l’un d’eux découvre qu’il peut adopter toute l’espèce Pak en guise de progéniture mais il faut alors qu’il invente un moyen de se rendre utile à l’espèce. Et Phssthpok était l’un de ces rares élus.
Ce serait terrible s’il échouait.
Nick Sohl était sur le chemin du retour.
Il se reposait dans le calme de l’espace, car ses oreilles avaient appris à oublier le bourdonnement du propulseur de son astronef. Une pilosité crépue de quinze jours recouvrait sa mâchoire et son crâne rasé de chaque côté de sa houppe cotonneuse de Zonier. S’il se concentrait, il pouvait sentir sa propre odeur. Il était allé faire de la prospection minière dans les anneaux de Saturne à bord d’un vaisseau monoplace avec une pelle dans la main (car les aimants utilisés pour extraire des monopôles du fer des astéroïdes ressemblaient étonnamment à des pelles). Il serait volontiers resté plus longtemps, mais il lui plaisait de penser que la civilisation de la Zone ne pouvait pas se passer de lui plus de trois semaines.
Cent ans auparavant, les monopôles relevaient de la théorie pure, d’ailleurs discordante. Selon la théorie magnétique, un pôle magnétique nord ne pouvait pas exister indépendamment d’un pôle magnétique sud et vice versa. Mais la théorie des quanta laissait supposer qu’ils pouvaient exister indépendamment l’un de l’autre.
Les premières colonies permanentes s’étaient multipliées sur les grands astéroïdes de la Zone après la découverte, par une équipe de prospecteurs, de monopôles épars dans le noyau nickel-fer d’un astéroïde. De la théorie, on passa donc à une industrie prospère pour la Zone. Un champ magnétique produit par des monopôles agit en rapport linéaire inverse plutôt qu’en carré inverse. Ce qui revient à dire que le rendement d’un moteur ou d’un instrument à base de monopôles est infiniment meilleur. D’autre part, les monopôles étaient précieux quand le poids était un facteur et, dans la Zone, le poids était toujours un facteur. Cependant la prospection minière était encore une affaire individuelle.
Nick n’avait guère eu de chance. De toute façon, les anneaux de Saturne n’étaient pas une bonne région pour les monopôles : trop de glace, trop peu de métaux. Le champ électromagnétique autour de son coffre à fret ne contenait sans doute pas plus de deux pelletées de pôles magnétiques nord. Maigre récolte pour quinze jours de dur labeur ! Elle lui rapporterait tout de même de l’argent sur Cérès.
Au fond, s’il n’avait rien trouvé du tout, cela lui aurait été égal. La prospection minière était l’excuse favorite du Premier président de la Section politique de la Zone pour s’évader de son étroit bureau enterré sous les roches de Cérès, des constantes chamailleries au sein des Nations Unies de la Zone, de sa femme et de ses enfants, de ses amis et connaissances, des ennemis et des inconnus. Et l’année prochaine, après avoir passé quelques semaines frénétiques à rattraper l’actualité et dix mois à manipuler la politique du système solaire, il reviendrait.
Nick était en train d’accélérer pour regagner Cérès en tournant le dos à Saturne lorsqu’il vit son aimant de prospecteur s’éloigner lentement de son coffre à fret. Quelque part sur sa gauche, il y avait une source nouvelle et puissante de monopôles.
Tel un éclair sur un ciel noir, un large sourire fendit sa figure. Mieux vaut tard que jamais ! Dommage qu’il ne l’eût point découverte à l’aller ; mais il pourrait toujours la vendre quand il l’aurait localisée… ce qui ne serait pas facile. L’aiguille oscillait entre deux attractions dont l’une était son coffre à fret.
Il consacra vingt minutes à régler son composer sur Cérès. « Ici, Nick Sohl. Je répète : Nicholas Brewster Sohl. Je voudrais faire enregistrer une concession pour une source de monopôles dans la direction générale de… » Il essaya d’estimer l’influence de sa cargaison sur l’aiguille. « … du Sagittaire. Je désire vendre cette source au gouvernement de la Zone. Détails suivront dans une demi-heure. »
Il arrêta son propulseur à fusion, se vêtit péniblement de son scaphandre et de son système autonome de survie, puis il prit une longue-vue et son aimant minier avant de quitter l’astronef.
Les étoiles sont loin d’être éternelles mais, pour l’homme, elles semblent l’être. Nick flotta donc parmi les étoiles éternelles, apparemment immobile bien que tombant vers le petit soleil à des dizaines de milliers de kilomètres à l’heure. Voilà pourquoi il faisait de la prospection minière : L’univers étincelait comme des diamants sur du velours noir (inoubliable toile de fond pour un Saturne doré) ; la Voie Lactée était un bracelet constellé de pierreries pour la création tout entière. Nick aimait certes la Zone : ses roches taillées, les dômes de sa surface, les mondes bulles tournant à l’envers ; mais surtout il aimait l’espace pour l’espace.
À quinze cents mètres de son astronef, il se servit de sa longue-vue et de son aimant pour relever l’emplacement de la nouvelle source. Puis il rentra à bord pour appeler. Dans quelques heures, il pourrait procéder à un autre relèvement et déterminer la source par triangulation.
En attendant, le transmetteur était allumé. La tête aux joues creuses de Martin Shaeffer, Troisième président, parlait à un siège vide.
« … Il faut que vous reveniez tout de suite, Nick. N’attendez pas votre deuxième relèvement. Il s’agit d’une affaire urgente pour la Zone. Je répète. Martin Shaeffer appelle Nick Sohl à bord du vaisseau monoplace Colibri… »
Nick régla de nouveau le laser. « Lit, je suis vraiment honoré. Une simple secrétaire aurait suffi pour enregistrer ma modeste découverte. Je répète. « Il repassa le message, puis il commença à ranger des instruments. Cérès se trouvait à plusieurs minutes-lumière. »
Il ne chercha pas à deviner l’urgence qui sollicitait son attention. Mais il s’inquiéta.
La réponse ne tarda pas. Lit Shaeffer avait un air bizarre, mais la voix goguenarde. « Nick, vous parlez trop humblement de votre découverte. Je suis désolé, mais nous ne pourrons pas en tenir compte. Cent quatre mineurs nous ont déjà appelés pour signaler votre source de monopôles. »
Nick en demeura pantois. Cent quatre ? Mais il se trouvait dans le système extérieur, et la plupart des mineurs préféraient de toute façon exploiter leurs propres mines. Combien n’avaient pas appelé ?
« Ils sont tous de l’autre côté du système, dit Lit. Il s’agit d’une source exceptionnelle. Je l’ai localisée par parallaxe. Une seule source, à quarante unités astronomiques du Soleil, ce qui la situe un peu plus loin que Pluton, et à dix-huit degrés du plan du système solaire. D’après Mitchikov, il doit y avoir dans cette source une masse de monopôles magnétiques sud aussi importante que tout ce que nous avons exploité au siècle dernier. »
Un Intrus ! pensa Nick. Et : Dommage qu’on ne tienne pas compte de ma concession.
« Mitchikov dit qu’une source aussi importante pourrait fournir de l’énergie à un très gros statoréacteur Bussard – à un robot à compresseur habité. » Nick approuva l’hypothèse d’un signe de tête. Les robots à compresseur étaient des sondes automatiques qui visaient les étoiles proches, et ils représentaient l’un des rares motifs d’une coopération véritable au sein des Nations Unies de la Zone. « Nous suivons la source depuis une demi-heure. Elle se déplace dans le système solaire à un peu plus de six mille kilomètres par seconde en chute libre. C’est très supérieur même aux vitesses interstellaires. Nous sommes tous persuadés que c’est un Intrus.
— Pas de commentaires ?
— Je répète… »
Nick éteignit et, un moment, s’efforça de s’habituer à l’idée. Un Intrus !
Intrus était le mot choisi par les Zoniers pour désigner un extra-terrestre. Mais cet Intrus serait le premier extra-terrestre sensible à établir un contact avec l’espèce humaine. Or il l’établirait avec la Zone et non avec la Terre, d’abord parce que la Zone était propriétaire de la plus grande partie du système solaire, mais surtout parce que ces êtres humains qui avaient colonisé l’espace étaient nettement plus intelligents.
Et cet événement imprévu surprenait Nick Sohl en pleines vacances ! À censurer, évidemment ! Il convenait d’opérer par messages laser. « Nick Sohl appelle Martin Shaeffer, base de Cérès. Si, j’ai quelques commentaires à faire. Premièrement, votre hypothèse me paraît valable. Deuxièmement, cessez de diffuser l’information à travers tout le système. Un vaisseau terrien pourrait capter les franges d’un message. Nous serons bien obligés de les introduire tôt ou tard dans l’affaire, mais pas tout de suite. Troisièmement, je serai rentré dans cinq jours. Faites tout votre possible pour recueillir davantage d’informations. D’ici là, nous n’avons pas à prendre de décisions capitales. Pas avant que l’intrus n’entre dans le système solaire, ou n’essaie d’émettre des messages. Quatrièmement… » Tâchez de deviner si cet enfant de salaud va décélérer ! Découvrez où il s’arrêtera ! Mais il ne pouvait pas confier des choses pareilles à un message laser. Shaeffer saurait quoi faire.
« Il n’y a pas de quatrièmement. Sohl terminé. »
Le système solaire est vaste et, sur son pourtour, mince. Dans la Grande Zone qui s’étend de l’orbite de Mars (légèrement à l’intérieur) à celle de Jupiter (légèrement à l’extérieur), un homme décidé peut examiner une centaine de rochers en un mois. Plus loin, il y a de fortes chances pour qu’il passe deux semaines à aller et venir, dans l’espoir d’apercevoir quelque chose que personne d’autre n’a déjà remarqué.
La Grande Zone n’est pas complètement exploitée, bien que la plupart des gros rochers soient à présent des propriétés privées. Les mineurs en général préfèrent opérer dans la Zone. Là, ils savent qu’ils peuvent trouver la civilisation et ses sous-produits : des approvisionnements en air et en eau, de l’hydrogène pour combustible, des femmes et d’autres gens, un régénérateur d’air frais, des auto-docteurs et des médicaments psychomimétiques.
Brennan n’avait besoin ni de médicaments ni de compagnie pour se maintenir en parfait équilibre mental. Il préférait les bordures du système solaire. Il se trouvait dans le point troyen arrière d’Uranus, à soixante degrés derrière le géant de glace sur son orbite. Les points troyens, points d’aplomb stables, sont des réceptacles de poussières et d’objets plus importants. Il y avait la beaucoup de poussières, pour un espace profond, et des rochers qui valaient la peine d’être explorés.
S’il n’avait rien vu du tout, Brennan se serait dirigé vers les satellites, puis vers le point troyen avant. Ensuite, il serait rentré chez lui pour se reposer un peu avec Charlotte ; et, comme il aurait été financièrement à fond de cale, il aurait effectué un voyage commandé et payé sur Mercure, ce qui n’aurait nullement été de son goût.
Eut-il trouvé de la pechblende, il aurait été tiré d’affaire pour des mois.
Aucun des rochers ne contenait assez de radioactivité pour l’intéresser. Mais il aperçut l’éclat métallique d’un objet façonné. Il se dirigea de ce côté, en s’attendant à découvrir un réservoir de combustible qu’un mineur de la Zone aurait abandonné ; mais il voulut le voir de plus près, à tout hasard. Jack Brennan était, depuis toujours, un optimiste convaincu.
L’objet façonné était l’enveloppe d’un moteur-fusée à propergol solide. Un élément de Mariner XX, selon l’inscription.
Mariner XX avait jadis survolé Pluton à basse altitude. La vieille enveloppe vide avait dû être entraînée vers le soleil lointain, puis dériver dans la poussière du point troyen et s’y arrêter. Elle était criblée de trous de poussière et elle tournait encore sous l’effet de l’impulsion de stabilisation transmise trois générations plus tôt.
Pour un collectionneur, c’était un trésor inestimable. Brennan prit des vues de l’enveloppe in situ avant d’en approcher pour s’attacher à l’avant plat et il utilisa son réacteur dorsal pour arrêter la rotation. Il l’arrima à la tuyère de son vaisseau, sous la cabine du système de survie. Les gyromètres corrigeraient le déséquilibre.
Mais la masse soulevait un autre problème.
Il se tint debout à côté d’elle, sur la mince enveloppe métallique de la tuyère. Le vieux propulseur était aussi gros que la moitié de son monoplace ; mais il ne pesait guère, à peine plus qu’une feuille de métal. Si Brennan avait découvert de la pechblende, il aurait tendu des filets sous le réservoir de combustible, et l’astronef aurait porté son propre poids en minerai radioactif. Il serait rentré sur la Zone à un demi g. Mais avec la relique de Mariner comme cargaison, il pourrait accélérer à un g, ce qui était normal pour les monoplaces vides.
Et cela pourrait lui donner la marge dont il avait besoin.
S’il vendait le réservoir par l’intermédiaire de la Zone, celle-ci lui prendrait trente pour cent en impôt sur le revenu et commission à l’agent. Mais s’il le vendait sur la Lune, le Musée du Vol spatial de la Terre ne prélèverait aucune taxe.
Brennan bénéficiait de conditions favorables pour cette contrebande. Il n’y avait pas de douaniers par ici. Sa vitesse sur presque tout le trajet serait énorme. Ils ne pourraient pas le rejoindre avant son arrivée aux abords de la Lune. Il ne transportait pas de monopôles, ni de matières radioactives ; les détecteurs magnétiques et de radiations pourraient l’examiner sans rien trouver. Il pouvait passer au-dessus du plan du Système, évitant ainsi les rochers et les autres vaisseaux.
Mais s’ils l’attrapaient, ils lui prendraient cent pour cent de sa trouvaille. Tout.
Brennan sourit. Il allait courir le risque.
La bouche de Phssthpok se referma une fois, deux fois, trois fois. Une racine jaune de l’arbre de vie se divisa en quatre tronçons irréguliers parce que les bords du bec de Phssthpok n’étaient pas tranchants ; ils étaient émoussés, anfractueux, comme le haut d’une molaire. Phssthpok avala quatre bouchées.
À peine s’en rendit-il compte. C’était comme si sa main, sa bouche et son ventre faisaient partie d’un automatisme, pendant qu’il observait l’écran de vision.
Sous un grossissement de 104, l’écran montra trois petits points violets.
Regardant le pourtour de l’écran, Phssthpok ne vit que la brillante étoile jaune qu’il avait baptisée Objectif GO n° 1. Il s’était mis en quête de planètes. Il en avait trouvé une, magnifique, qui avait la bonne dimension et une température appropriée, une atmosphère humide transparente et une lune gigantesque. Mais il avait aussi découvert des myriades de points violets si petits qu’il les avait d’abord pris pour de simples éclairs dans sa rétine.
Ils étaient réels, et ils se déplaçaient. Les uns ne bougeaient pas plus vite que des objets planétaires ; les autres, des centaines de fois plus vite que la vitesse de libération pour le système. Ils dégageaient une chaleur intense ; ils avaient la couleur d’une étoile à neutrons dans la quatrième semaine de sa vie lorsqu’elle a encore une température de plusieurs millions de degrés.
De toute évidence, c’étaient des astronefs. À des vitesses pareilles, des objets naturels auraient été perdus pour l’espace interstellaire en quelques mois. Sans doute utilisaient-ils des propulseurs à fusion. Dans ce cas, et à en juger par leur couleur, ils dégageaient plus de chaleur et d’énergie que celui de Phssthpok.
Ils avaient l’air de passer presque tout leur temps dans l’espace. Au début, il avait espéré qu’ils étaient une forme quelconque de vie spatiale, peut-être apparentée aux semences stellaires du noyau galactique. Mais en se rapprochant du soleil jaune, il dut abandonner cette hypothèse. Toutes les étincelles avaient des destinations, qu’il s’agît des myriades de petits rochers en orbite ou des lunes et des planètes du système intérieur. Objectif fréquent : le monde avec l’atmosphère humide, qu’il avait classé comme habitable pour les Pak. Aucune forme de vie née dans l’espace ne pourrait avoir pris sa pesanteur ou son atmosphère.
Cette planète, Objectif GO n° 1-3, était la plus grosse de toutes ces cibles, bien que l’astronef touchât de nombreux corps plus petits. Intéressant. Si les pilotes de ces engins à fusion avaient été formés sur Objectif GO n° 1-3, ils préféraient naturellement les pesanteurs légères aux lourdes.
Mais ceux qu’il recherchait n’étaient pas assez intelligents pour construire de tels engins. Des extra-terrestres auraient-ils usurpé leur place ?
Dans ce cas, Phssthpok et ses milliers de semblables n’auraient donné leurs longues vies que pour une vengeance stérile.
Phssthpok se sentit gagner par la fureur. Il se contint cependant. La réponse se situait peut-être ailleurs. Objectif GO n° 1 n’était pas l’unique objectif vraisemblable. La probabilité avoisinait vingt-huit pour cent seulement. Il pouvait encore espérer que ceux qu’il était venu secourir faisaient le tour d’une autre étoile.
Mais il fallait le vérifier.
Il y a une vitesse minimale à laquelle peut fonctionner un statoréacteur Bussard, et Phssthpok était légèrement au-dessus d’elle. Il avait projeté de se laisser porter par sa vitesse acquise à travers le système jusqu’à ce qu’il eût trouvé quelque chose. Maintenant il lui faudrait faire appel à ses réserves de combustible. Il avait déjà découvert une étincelle d’un blanc bleuâtre qui se déplaçait à grande vitesse vers le système intérieur. Il devrait être capable de la rattraper.
Nick posa son Colibri, donna hâtivement ses ordres pour le déchargement et la vente de sa cargaison, puis descendit. Son bureau se trouvait à trois kilomètres au-dessous de la surface rocheuse et parsemée de soufflures de Cérès, profondément enterré dans le substrat de nickel-fer.
Il accrocha son scaphandre et son casque dans le vestibule de son bureau. Le devant de son scaphandre s’ornait d’une image peinte, et il la caressa affectueusement avant d’entrer. C’était un rite qu’il observait toujours.
Presque tous les Zoniers décoraient leurs scaphandres. Pourquoi pas ? L’intérieur de ce scaphandre était le seul lieu que beaucoup de Zoniers pouvaient appeler « leur maison », et le seul bien qu’ils devaient maintenir en parfait état. Mais même dans la Zone, le scaphandre de Nick Sohl était unique.
Une femme était peinte sur fond orangé. De petite taille, puisque sa tête arrivait à peine à l’anneau du cou de Nick. Avec une peau d’un vert à doux reflets. Elle était représentée de dos – un dos admirable – sur le devant du scaphandre. Pour cheveux, elle avait des flammes de feu de joie, à reflets orangés avec des touches de jaune et de blanc, qui se fonçaient en une fumée rougeâtre en travers de l’épaule gauche. Elle était nue. Ses bras étreignaient le torse du scaphandre, les mains rejoignant dans le dos la bouteille d’air ; ses jambes enlaçaient les cuisses du scaphandre, de sorte que ses talons touchaient l’arrière des souples articulations métalliques aux genoux. C’était une très belle image, si belle qu’elle était à peine de mauvais goût. Dommage que l’orifice hygiénique du scaphandre ne se trouvât pas ailleurs.
Lit était allongé dans l’un des fauteuils du bureau de Nick ; ses grandes jambes s’étalaient sur le tapis. Il était plus mince que réellement grand. Il avait passé trop de son enfance en apesanteur. Il ne pouvait plus maintenant se sentir à l’aise dans un scaphandre normal ou dans la cabine d’un vaisseau spatial ; où qu’il s’assit, il avait toujours l’air de quelqu’un qui essaie de récupérer des forces.
Nick se laissa tomber sur son fauteuil personnel et ferma les yeux pendant quelques instants pour s’habituer à la sensation d’être redevenu le Premier président. Sans les rouvrir, il interrogea Lit. « Alors, Lit, que s’est-il passé ?
— Tout est là. » Bruit de papiers froissés. « Oui. La source de monopôles est en train de pénétrer sur le plan du système solaire en visant approximativement le Soleil. Il y a une heure, elle s’en trouvait à trois milliards virgule trois de kilomètres. Depuis une semaine que nous la suivons, elle a montré une accélération régulière à deux g virgule neuf, en gros latérale, et freinant la poussée pour incurver sa trajectoire autour du Soleil. Maintenant, elle est en décélération, et la poussée est tombée à un g virgule quatre. Cela la dirige vers l’orbite terrestre.
— Où sera la Terre alors ?
— Nous l’avons calculé. S’il revient à deux g virgule neuf, il sera au repos dans huit jours. Et c’est là que sera la Terre. » Lit haussa les épaules. « Tout cela est plus qu’approximatif. En réalité nous ne savons qu’une chose : c’est qu’il vise le système intérieur.
— Mais la Terre est de toute évidence l’objectif. Ce qui n’est pas très normal. L’intrus est censé entrer en contact avec nous, et non avec la Terre. Qu’avez-vous fait à ce sujet ?
— Surtout des observations. Nous avons photographié quelque chose qui ressemble à une flamme de propulseur. Une flamme de fusion un peu moins chaude que les nôtres.
— Donc moins efficace… Mais s’il utilise un statoréacteur Bussard, il se ravitaille librement en combustible. J’imagine toutefois qu’il se tient maintenant au-dessous des vitesses de statoréacteur.
— Exact.
— Il doit être énorme. Ce pourrait être un vaisseau de guerre, Lit. Pour utiliser une aussi grosse source de monopôles.
— Pas forcément. Vous savez comment fonctionne un statoréacteur-robot ? Un champ magnétique récolte du plasma d’hydrogène interstellaire, le guide pour l’écarter de la capsule de fret, et le resserre jusqu’à ce que la fusion se produise. La différence, c’est que personne ne peut piloter un tel robot parce que trop d’hydrogène y pénètre sous forme de radiations. Dans un vaisseau habité, il faudrait disposer d’un contrôle formidablement plus grand sur les champs de plasma.
— Tellement formidable ?
— Oui, dit Mitchikov, s’il est venu d’assez loin. Plus il est venu de loin, plus grande doit avoir été sa vitesse de pointe.
— Hum !
— Vous faites de la paranoïa, Nick. Pourquoi une espèce quelconque nous enverrait-elle un vaisseau de guerre interstellaire ?
— Et pourquoi nous envoyer un vaisseau tout court ? Je m’explique : si vous êtes disposé à faire preuve d’humilité… Pouvons-nous entrer en contact avec ce vaisseau avant qu’il atteigne la Terre ?
— Curieusement, j’y ai pensé. Mitchikov a prévu plusieurs moyens. Le mieux serait que nous fassions partir, des troyens arrière de Jupiter, une flotte d’ici six jours.
— Pas une flotte. Il faut que l’Intrus nous considère comme inoffensifs. Avons-nous de gros vaisseaux dans les troyens ?
— Le Bœuf Bleu. Il allait partir pour Junon, mais je l’ai réquisitionné et je lui ai dit de libérer son compartiment de fret.
— Parfait. Bonne initiative. » Le Bœuf Bleu était un transporteur géant de fret liquide, aussi grand que l’un des vaisseaux de luxe des hôtels Titan, mais moins joli. « Il nous faudra un ordinateur, un bon, pas simplement celui d’un pilote automatique. Et aussi un technicien pour le faire marcher, et quelques senseurs supplémentaires pour la machine. Je veux l’utiliser comme traducteur, et l’intrus pourrait s’exprimer par des clignotants, par radio ou par courant modulé. Nous pourrions aussi loger un monoplace dans la cale de fret du Bœuf, non ?
— Pour quoi faire ?
— À tout hasard. Donnons au Bœuf un engin de sauvetage. Si l’intrus se montrait brutal, l’un des nôtres pourrait s’en tirer. »
Lit ne prononça pas le mot « paranoïa », mais visiblement il l’eut sur le bout de la langue.
« Il est fort, poursuivit Nick avec patience. Sa technologie est suffisamment évoluée pour lui permettre de traverser l’espace interstellaire. Peut-être sera-t-il aussi gentil qu’un petit chien, mais quelqu’un pourrait lui dire une parole qui le fâcherait. » Il décrocha le téléphone. « Passez-moi Achille, le grand standard. »
Il fallait à l’opérateur un certain délai pour concentrer un laser sur Achille. Nick raccrocha. Au même moment, une sonnerie retentit.
« Oui ?
— Ici, le contrôle du trafic, répondit une voix au téléphone. Cutter. Vos services voulaient des renseignements sur la grosse source de monopôles. »
Nick ouvrit la commande de volume pour que Shaeffer pût entendre. « Exact. Quelles nouvelles ? »
« Elle règle sa course sur celle d’un vaisseau de la Zone. Il semble que le pilote n’esquive pas le contact. »
Les lèvres de Sohl se crispèrent. « Quel genre de vaisseau ?
— À cette distance, nous ne sommes pas sûrs. Sans doute, un monoplace de prospection minière. Ils se trouveront sur la même orbite dans trente-sept heures vingt minutes, si l’un ou l’autre ne change pas d’avis.
— Tenez-moi au courant. Alertez les télescopes du secteur. Je ne veux rien manquer. » Nick raccrocha. « Vous avez entendu ?
— Oui. Première Loi de Finagle.
— Pouvons-nous arrêter ce Zonier ?
— J’en doute. »
Ç’aurait pu être n’importe qui. Le hasard voulut que ce fût Jack Brennan.
Il était à plusieurs heures du retournement sur la route de la Lune de la Terre. Le moteur abandonné de Mariner XX chevauchait sa coque comme un frère siamois sous-alimenté. Son sifflet était encore fixé dans l’avant aplati, le sifflet ultrasonique dont la fréquence des vibrations avait contrôlé la combustion du propergol solide. Brennan s’était faufilé à l’intérieur pour regarder : il savait que le moindre dégât diminuerait la valeur de sa relique.
Elle était belle. La tuyère avait brûlé de façon un peu irrégulière, mais pas trop sérieusement. D’ailleurs, puisque la sonde avait atteint sa destination… Le Musée du Vol spatial paierait cher pour ce trophée.
Dans la Zone, la contrebande est illégale sans être immorale. Pour Brennan, la contrebande n’était pas plus immorale que, pour un Terrien, l’oubli de payer à un parcmètre. Quand on était pris, on payait l’amende et on n’en parlait plus. Brennan était un optimiste. Il espérait fermement qu’il ne serait pas coincé.
Depuis quatre jours, il avait accéléré à près d’un g. L’orbite d’Uranus était loin derrière lui ; le système intérieur, loin devant lui. Il marchait à une allure de tonnerre. Il n’observait pas d’effets de relativité ; il n’allait tout de même pas si vite, mais il aurait besoin de régler sa montre quand il serait arrivé.
Regardons un peu Brennan. Il pèse quatre-vingt-cinq kilos et mesure un mètre quatre-vingt sept. Pareil aux autres Zoniers, il ressemble beaucoup à un joueur de basket-ball peu musclé. Comme il est resté assis sur son siège de pilotage depuis quatre jours, il commence à avoir l’air et à se sentir las et ratatiné. Mais ses yeux bruns sont clairs et sa vision est de vingt sur vingt parce qu’elle a été corrigée par micro-chirurgie à dix-huit ans. Ses cheveux noirs en brosse forment une bande de deux centimètres du front à la nuque le long d’un crâne brillant. Il est blanc ; entendez par là que son hâle de Zonier n’est pas plus foncé que du cuir de Cordoue ; comme d’habitude, ce hâle recouvre uniquement ses mains, sa figure et son crâne au-dessus du cou. Ailleurs, sa peau à la couleur d’un lait de poule à la vanille.
Il a quarante-cinq ans. Il en paraît trente. La pesanteur a été gentille pour ses muscles faciaux ; seule, une légère menace de calvitie au sommet de la tête… Mais voici que ressortent les petites rides qui cernent ses yeux car, depuis vingt heures il arbore un air soucieux : il s’est rendu compte qu’il est suivi.
Tout d’abord il avait pensé à un douanier, à un flic de Cérès. Mais que ferait un flic de Cérès si loin du Soleil ?
Et puis, il acquit la certitude qu’il ne pouvait s’agir d’un douanier. La flamme de son réacteur était trop floue, trop grande, pas assez lumineuse. Enfin, la lecture de quelques instruments lui apprit que, pendant qu’il accélérait, l’inconnu décélérait en conservant toutefois une vitesse considérable. Ou bien il était venu de l’autre côté de l’orbite de Pluton, ou bien son propulseur devait produire des dizaines de g. Ce qui fournissait la même réponse.
La lueur étrange était un Intrus.
Depuis combien de temps la Zone attendait-elle un Intrus ? Il suffit qu’un homme – même le pilote terrien d’un engin lunaire – passe quelque temps parmi les étoiles pour qu’il comprenne un jour à quel point l’univers est profond. Profond de milliards d’années-lumière, avec de la place pour n’importe quoi. Incontestablement, l’intrus était sorti de là. La première espèce étrangère à entrer en contact avec l’Homme vaquait à ses affaires hors de portée des télescopes de la Zone.
Or, l’intrus se trouvait à présent sur la route de Jack Brennan.
Brennan ne s’en étonna pas. Il était circonspect, oui. Et un peu effrayé. Mais surpris, non. Même pas d’avoir été choisi par l’intrus. C’était un accident du destin. Ils s’étaient dirigés tous les deux vers le système intérieur en venant approximativement de la même direction.
Appeler la Zone ? La Zone devait être au courant, maintenant. Le réseau télescopique de la Zone suivait tous les astronefs dans le système. Très vraisemblablement, les télescopes avaient découvert un point de couleur inhabituelle qui se déplaçait à une vitesse inhabituelle. Brennan avait misé sur le fait qu’ils finiraient par repérer son propre monoplace mais pas assez tôt. À coup sûr, ils avaient détecté l’intrus ; non moins certainement ils le surveillaient et, ce faisant, ils devaient observer aussi Brennan. Quoi qu’il en fût, Brennan ne pouvait pas appeler Cérès sur laser. Un vaisseau terrien pourrait surprendre le faisceau. Et Brennan ne connaissait pas la politique de la Zone à l’égard des relations Terre-lntrus.
La Zone se passerait de lui.
Ce qui laissait à Brennan le choix entre deux solutions.
L’une était simple. N’ayant plus la moindre chance de réussir son opération de contrebande, il n’avait qu’à modifier son cap pour atteindre l’un des grands astéroïdes et appeler la Zone, à la première occasion, pour l’aviser de sa route et de son fret.
Mais l’intrus ?
Chercher à lui échapper ? Ce serait relativement facile. En règle générale, il est impossible de procéder dans l’espace à l’arrestation d’un astronef ennemi. Un flic peut rattraper un contrebandier, mais non l’arrêter, sauf si le fraudeur y met du sien ou tombe en panne de combustible. Un flic peut détruire le vaisseau de l’espace, ou même l’éperonner avec un bon pilote automatique ; mais comment pourrait-il raccorder les sas avec un engin qui continue à faire fonctionner son système de propulsion par à-coups, au hasard ? Brennan pouvait se diriger n’importe où. Il ne resterait à l’intrus qu’à le suivre ou le détruire.
Fuir serait la solution raisonnable. Brennan était chef de famille. Charlotte pourrait se débrouiller toute seule. Elle était une adulte de la Zone, aussi capable de mener sa propre vie que Brennan, bien qu’elle n’eût jamais eu suffisamment d’ambition pour décrocher son permis de piloter. Et Brennan avait versé les frais habituels de scolarité à une caisse pour qu’Estelle et Jennifer, ses filles, pussent achever leurs études.
Mais il pouvait faire davantage pour elles. Ou il pourrait être père une fois de plus… probablement avec Charlotte. Il avait une fortune attachée à sa coque. De l’argent, autrement dit de la puissance. Comme la puissance électrique ou politique, elle pouvait assumer beaucoup de formes.
S’il entrait en contact avec l’extra-terrestre, il pourrait ne jamais revoir Charlotte. Il y avait de gros risques à être le premier à faire une telle rencontre.
Et aussi beaucoup d’honneurs.
L’histoire pourrait-elle jamais oublier l’homme qui aurait affronté l’intrus ?
Un court instant, il se sentit pris au piège. Comme si le destin jouait avec sa ligne de vie… Mais refuserait-il cette chance ? Impossible ! Que l’intrus s’approche donc ! Brennan maintint son cap.
La Zone est une toile d’araignée de télescopes. De centaines de milliers de télescopes.
C’est indispensable. Chaque vaisseau est doté d’un télescope. Tous les astéroïdes doivent être constamment surveillés, parce que les astéroïdes peuvent être déviés de leurs orbites et qu’une carte du système solaire doit être actualisée à la seconde même. La flamme de chaque propulseur à fusion est soumise à une observation ininterrompue. Dans les secteurs encombrés, un astronef pourrait traverser les gaz d’échappement d’un autre si quelqu’un ne l’avertissait pas ; et le jet d’échappement d’un moteur à fusion est mortel.
Nick Sohl ne cessait de lever les yeux vers l’écran, de les abaisser vers les dix dossiers entassés sur son bureau, de les reporter sur l’écran… L’écran montrait deux taches de lumière blanc-violet, l’une plus grosse que l’autre, et moins nette. Déjà, elles apparaissaient toutes deux sur le même écran parce que l’astéroïde qui prenait les images était presque sur la même ligne que leur parcours.
Il avait lu et relu les dossiers. Chacun des dix pouvait être le Zonier inconnu qui se rapprochait de l’intrus. Il y avait eu douze dossiers. Dans les services, des hommes s’efforçaient de localiser et d’éliminer les dix qui restaient en suspens de la même manière qu’ils en avaient déjà écarté deux, par des coups de téléphone, par com-lasers, et toutes sortes de vérifications.
De son côté, puisque le monoplace ne se dérobait pas à la rencontre, Nick avait personnellement éliminé six noms. Deux n’avaient jamais été pris en flagrant délit de contrebande, ce qui attestait leur prudence, qu’ils eussent fraudé ou non. Le troisième dossier était celui d’une xénophobe. Les trois autres concernaient des vieux de la vieille, et l’on ne vieillit pas dans la Zone si l’on court des risques insensés. Dans la Zone, les lois Finagle-Murphy ne sont pas tout à fait une plaisanterie.
L’un des quatre mineurs restants avait eu l’incroyable arrogance de se nommer tout seul ambassadeur de l’humanité auprès de l’univers. Il n’aura que ce qu’il mérite s’il se fait démolir, pensait Nick. Mais lequel ?
À un million et demi de kilomètres de l’orbite de Jupiter, en se déplaçant bien au-dessus du plan du système solaire, Phssthpok rivalisait de rapidité avec le vaisseau local et commençait à se rapprocher.
Sur les milliers d’espèces sensibles de la galaxie, Phssthpok et la race de Phssthpok n’avaient étudié que la leur. Lorsqu’ils rencontraient inopinément d’autres espèces, par exemple dans l’exploration de systèmes voisins pour trouver des matières premières, ils les détruisaient aussi rapidement et aussi sûrement que possible. Les étrangers étaient dangereux, ou pouvaient l’être, et les Pak ne s’intéressaient qu’aux Pak. L’intelligence d’un protecteur était supérieure ; mais l’intelligence est un instrument qu’on utilise pour atteindre un but, et les buts ne sont pas toujours choisis intelligemment.
Phssthpok opérait en pleine ignorance. Tout ce qu’il pouvait faire consistait à émettre des hypothèses.
Ainsi, en supposant que la trace ovale sur la coque du vaisseau local fût une porte, l’autochtone ne serait pas beaucoup plus grand ni beaucoup plus petit que Phssthpok. En gros, entre un et deux mètres. Cela dépendait de la place qu’il lui fallait pour avoir de l’aisance dans ses mouvements. Certes, l’ovale pouvait n’être pas dessiné pour la plus grande longueur de l’autochtone, comme pour le bipède Phssthpok. Mais l’astronef était petit : il ne contiendrait pas quelque chose de beaucoup plus gros que Phssthpok.
Du premier regard, il le saurait. S’il ne s’agissait pas d’un Pak, il serait obligé de lui poser des questions. S’il s’agissait d’un Pak…
Il resterait beaucoup de points d’interrogation. Mais ses recherches seraient terminées. Quelques jours de navigation pour atteindre Objectif GO n° 1-3, un peu de temps pour apprendre la langue qu’on y parlait et pour expliquer l’emploi de ce qu’il avait apporté, et il pourrait cesser de manger.
L’autochtone ne semblait pas se rendre compte de la présence de l’astronef de Phssthpok qui, dans quelques minutes, serait pourtant à sa hauteur. Il cachait son jeu : non ! Il avait coupé sa propulsion. Phssthpok était invité à partager sa route.
Phssthpok ne se le fit pas dire deux fois. Il ne gaspilla ni combustible ni mouvements ; pour cette manœuvre unique, il agit comme s’il s’y était entraîné toute sa vie. La capsule où se trouvait son système de survie rattrapa sur sa vitesse acquise le vaisseau de la Zone, et s’arrêta.
Il était vêtu de son scaphandre spatial, mais il ne bougea pas. Phssthpok n’osait pas risquer sa propre vie alors qu’il était si près de la victoire. Si seulement l’autochtone voulait bien sortir sur la coque…
Brennan regarda le vaisseau approcher.
Trois compartiments, séparés par une distance de douze kilomètres. Il ne vit pas de câble de liaison : à cette distance, il pouvait être d’une minceur invisible. Le compartiment le plus gros, le plus massif, devait être le propulseur : un cylindre avec trois petits cônes faisant saillie à la queue. Malgré sa taille, le cylindre était sans doute trop petit pour contenir le combustible nécessaire à un voyage interstellaire. Ou bien l’intrus s’était délesté en route de ses réservoirs vides, ou bien… ne s’agissait-il pas d’un statoréacteur-robot habité ?
Le deuxième compartiment était une sphère d’une vingtaine de mètres de diamètre. Lorsque l’astronef s’arrêta enfin, ce tronçon se trouva exactement à la hauteur de Brennan. Une grande fenêtre ronde ressemblait à l’iris d’un œil gigantesque. Lorsque la sphère avait dépassé Brennan, cet œil avait tourné pour le suivre d’un regard que Brennan jugea d’une étrangeté inquiétante et qu’il se garda bien de payer de retour.
Il commençait à avoir des regrets. Le gouvernement de la Zone aurait certainement pu organiser un meilleur rendez-vous que celui-ci…
La capsule arrière – qu’il avait eu tout loisir de voir quand elle avait ralenti – avait la forme d’un œuf de vingt mètres de long et de douze mètres dans son plus grand diamètre. Le gros bout, tourné en sens contraire au propulseur, était si uniformément criblé de grains de poussière qu’il avait l’air décapé. Le petit bout était pointu et lisse, presque luisant.
L’œuf ne présentait aucune trace de solution de continuité.
À l’intérieur de l’iris globuleux du compartiment central, Brennan discerna du mouvement. Il essaya d’en voir davantage, mais en vain.
Il se dit que cet astronef avait été construit d’une manière très particulière. Le compartiment central devait être le système de survie puisqu’il possédait un hublot et que le compartiment arrière n’en était pas pourvu. Et le jet d’échappement était dangereusement radioactif ; sinon, pourquoi avoir ainsi espacé les compartiments ? Mais cela signifiait aussi que le système de survie était placé de façon à protéger la capsule arrière des radiations du jet. Ce qui se trouvait dans cette capsule arrière devait être par conséquent plus important que le pilote, de l’avis même du pilote.
Sinon, le pilote et le constructeur étaient des idiots ou des fous.
Le vaisseau d’Ailleurs était à présent immobile ; le propulseur se refroidissait la capsule du système de survie se situait à une centaine de mètres. Brennan attendit.
Je suis trop chauvin, se dit-il. Comment jugerais-je le bon sens d’un étranger d’après les normes de la Zone ?
Ses lèvres se retroussèrent. Bien sûr que je le peux. Ce vaisseau est mal conçu.
L’étranger sortit sur sa coque.
Tous les muscles de Brennan tressaillirent quand il le vit. L’étranger était un bipède ; de loin il avait l’air d’un homme. Mais il était sorti à travers le hublot. Il restait debout sur sa coque, sans bouger, attentif.
Il avait deux bras, une tête, deux jambes. Il était vêtu d’une combinaison pressurisée. Il portait une arme – ou un pistolet à réaction, impossible à dire. Mais Brennan ne vit pas de réacteur dorsal autonome. Un pistolet à réaction requiert beaucoup plus d’adresse qu’un réacteur dorsal. Qui s’en servirait en plein espace ?
Par Finagle ! Qu’attendait-il ?
Brennan, évidemment.
Dans un moment d’affolement, il envisagea d’allumer maintenant son propulseur, et de fuir avant qu’il fût trop tard ; Brennan maudit sa peur et se dirigea délibérément vers la porte. Les constructeurs des monoplaces allaient toujours au moins cher : son astronef n’avait pas de sas ; rien qu’une porte, et des pompes pour faire le vide dans le système de survie. Le scaphandre de Brennan était bien étanche. Il n’avait qu’à ouvrir la porte.
Il se glissa au-dehors sur ses semelles aimantées.
Les secondes s’écoulèrent pendant que Brennan et l’intrus s’examinaient mutuellement. Il a l’air assez humain, pensait Brennan. Un bipède. La tête en haut. Mais si c’est un être humain, et s’il a vécu assez longtemps dans l’espace pour construire un vaisseau interstellaire, il ne peut pas être aussi idiot que cet engin le laisse croire.
Il faut que je découvre ce qu’il transporte. Peut-être a-t-il raison. Peut-être sa cargaison a-t-elle plus de valeur que sa vie.
L’intrus s’élança.
Il retomba vers Brennan tel un faucon en piqué. Brennan ne bougea pas. Il avait peur, mais il admira l’adresse de l’étranger. Celui-ci ne se servit pas de son pistolet à réaction. Son bond avait été parfaitement calculé. Il se poserait juste à côté de Brennan.
L’intrus toucha la coque avec des membres élastiques qui amortirent son élan comme n’importe quel Zonier. Plus petit que Brennan, il ne mesurait guère plus d’un mètre cinquante. Brennan le regarda, et ce qu’il vit confusément à travers son casque le fit reculer d’un grand pas. C’était trop laid. Chauvinisme ou pas, la face de l’intrus ferait tomber en panne un ordinateur.
Le pas en arrière ne le sauva point.
L’intrus était trop près. Il allongea le bras, encercla le poignet de Brennan d’un gant pressurisé, et sauta.
Brennan eut un hoquet de surprise, trop tard, et il essaya de se libérer. Mais, dans le gant, la main de l’intrus ressemblait à des ressorts d’acier. Ils tournoyaient dans l’espace vers la capsule en forme de globe oculaire, et Brennan ne pouvait s’y opposer.
« Nick, appela l’Interphone.
— J’écoute, répondit Nick qui l’avait laissé ouvert.
— Le dossier que vous désirez est celui de Jack Brennan.
— Comment le savez-vous ?
— Nous avons appelé sa femme. Il n’en a qu’une : une certaine Charlotte Wiggs. Mais il a deux gosses. Nous avons fini par lui faire comprendre que c’était urgent. Elle s’est décidée à nous dire qu’il était parti pour explorer les points troyens d’Uranus.
— Uranus ?… Cela cadrerait bien. Cutter, rendez-moi un service.
— Bien sûr. Officiel ?
— Oui. Veillez à ce que le plein soit fait sur le Colibri, qu’il soit approvisionné et qu’il reste ainsi prêt jusqu’à nouvel ordre. Équipez-le d’accélérateurs d’appoint. Ensuite braquez un com-laser sur le quartier général des A.R.M., à New York, et maintenez-le en position. Il vous en faudra trois, naturellement. » Pour prendre le relais tandis que la Terre tournait.
« Okay. Pas encore de message ?
— Non. Préparez simplement le laser pour le cas où nous en aurions besoin. »
La situation était tellement fluctuante ! S’il avait besoin du concours de la Terre, il faudrait qu’il l’obtînt très vite. Le meilleur moyen de convaincre les Terriens serait de s’y rendre lui-même. Aucun Premier président n’était jamais allé sur la Terre, et il ne comptait pas le faire maintenant ; mais la perversité de l’univers tend vers un maximum.
Nick commença à feuilleter le dossier de Brennan. Quel dommage que cet homme eût des enfants !
Les premiers souvenirs précis de Phssthpok dataient du jour où il s’était rendu compte qu’il était un protecteur. Il pouvait en évoquer d’antérieurs, mais confus : des souffrances, des combats, la découverte de nouveaux aliments, des expériences sexuelles, de l’affection et de la haine, des montées aux arbres dans la vallée de Pitchok ; il se rappelait aussi avoir regardé avec curiosité, une demi-douzaine de fois, des reproductrices mettre au monde des enfants qu’il reconnaissait, à l’odeur, comme les siens. Seulement, son intelligence n’était pas très éveillée à l’époque.
Protecteur, il eut des pensées plus nettes, plus subtiles. Au début, cela lui avait déplu. Il avait été obligé de s’y habituer. Des professeurs et d’autres Pak l’avaient aidé.
Il y avait eu une guerre, et il avait changé peu à peu. Parce qu’il avait dû contracter l’habitude de poser des questions, des années s’étaient écoulées avant qu’il en comprît l’histoire.
Trois cents ans plus tôt, plusieurs centaines de grandes familles Pak s’étaient alliées pour rendre sa fécondité à une vaste zone désertique du monde des Pak. L’érosion et des pâturages abusifs avaient produit ce désert ; pas la guerre, bien qu’il fût parsemé de parcelles légèrement radioactives. Dans le monde des Pak, il n’y avait aucun endroit qui ne conservât des traces de la guerre.
Le reboisement, extrêmement difficile, avait été achevé par la génération précédente. Aussitôt et comme on pouvait le prévoir, l’alliance s’était fragmentée en plusieurs alliances plus petites, chacune étant résolue à s’approprier des terrains pour ses propres descendants. À l’heure actuelle, la plupart de ces alliances étaient rompues. Un certain nombre de familles avaient été exterminées, et les groupes qui avaient survécu changeaient de camp chaque fois que la protection de leurs familles l’exigeait. La famille de Phssthpok avait maintenant pris parti pour la Côte du Sud.
La guerre plaisait beaucoup à Phssthpok. Non pas à cause des combats. Quand il avait été reproducteur, il avait participé à des batailles, et la guerre était moins une affaire de se battre que de se montrer plus malin que l’ennemi. Au début, ç’avait été une guerre à la bombe à fusion qui avait fait beaucoup de victimes ; une partie du désert revendiqué était devenue encore plus un désert. Puis la Côte du Sud avait trouvé un champ amortisseur pour empêcher les matières fissiles d’éclater. D’autres l’avaient rapidement copié. Depuis lors, la guerre avait été une affaire d’artillerie, de gaz toxiques, de bactéries, de psychologie, d’infanterie, voire d’assassinats par francs-tireurs. C’était une guerre à qui jouerait au plus fin. La Côte du Sud pourrait-elle contrecarrer la propagande visant à détacher la région de la Baie du Météore ? Si l’Alliance des mers orientales avait un antidote au poison Iota des rivières, serait-il plus facile de le leur voler ou d’en inventer un nous-mêmes ? Si les Montagnes du Cercle trouvaient une vaccination préventive pour la forme bactérienne Zêta-Trois, combien de chances y avait-il pour qu’elles tournent contre nous une forme altérée ? Devrions-nous rester avec la Côte du Sud, ou nous débrouillerions-nous mieux avec les Mers orientales ? C’était drôle, à mesure que Phssthpok enrichissait son savoir, le jeu se compliquait. Son propre virus Q2 tuerait quatre-vingt douze pour cent de reproducteurs, mais laisserait indemnes leurs protecteurs… Indemnes et combattant avec une hargne redoublée pour sauver un groupe plus petit et moins vulnérable d’otages résistant à la forme bactérienne. Il consentit à le supprimer. La famille Aak avait trop de reproducteurs pour les ressources locales ; il rejeta leur offre d’alliance, mais il leur barra le passage vers les Mers orientales.
Et puis l’Alliance des Mers orientales construisit un générateur capable de déclencher une réaction de fusion sans fission préalable.
Il y avait vingt-six ans que Phssthpok était un protecteur.
La guerre fut terminée en huit jours. Les Mers orientales obtinrent le désert recultivé, la région qui n’était ni dépouillée ni stérile après soixante-dix années de guerre. Et il y avait eu un éclair formidable au-dessus de la vallée de Pitchok.
Les petits-enfants et les reproducteurs de la lignée de Phssthpok vivaient dans la vallée de Pitchok depuis les temps immémoriaux. Il avait vu cette lueur sinistre à l’horizon, et il avait compris que tous ses descendants étaient morts ou frappés de stérilité, qu’il ne lui restait plus de famille à protéger, et que tout ce qu’il pouvait faire consistait à cesser de manger jusqu’à ce qu’il mourût.
Il n’avait jamais eu, depuis, cette impression-là. Pas jusqu’à maintenant.
Même alors, treize siècles plus tôt en temps biologique, il n’avait pas ressenti ce trouble affreux. Qu’était cet objet à scaphandre qu’il tenait à bout de bras ? La vitre du masque était teintée contre le soleil. D’après la forme du scaphandre, il ressemblait à un reproducteur. Mais des reproducteurs n’auraient pu fabriquer des engins spatiaux ou des combinaisons pressurisées.
Depuis plus de douze siècles, Phssthpok n’avait jamais douté du sens de sa mission. À présent, il ne savait plus. Et il regrettait que les Pak ignorent tout des autres espèces intelligentes. Peut-être y avait-il des bipèdes ailleurs que chez les Pak. Pourquoi pas ? Si seulement il pouvait voir son prisonnier sans son scaphandre… Le voir, le sentir ! Il n’y aurait plus de secrets.
Ils se posèrent à côté du hublot. L’intrus calculait tout avec une précision surhumaine. Brennan n’essaya pas de se débattre quand l’intrus, passant son bras à travers la surface incurvée, attrapa quelque chose et les tira tous deux à l’intérieur. La matière transparente résistait au mouvement comme du caramel invisible.
Avec des gestes rapides, saccadés, l’inhumain retira sa combinaison pressurisée, faite en tissu souple, bulle transparente comprise. Quand il eut fini – et il avait maintenu sa main de fer sur Brennan pendant son déshabillage – il pivota pour le regarder.
Brennan aurait voulu hurler.
Il avait devant lui un tas de bosses et de protubérances ; les bras étaient plus longs que ceux d’un homme, avec une seule articulation du coude apparemment au bon endroit, mais le coude était une boule qui avait un diamètre de seize centimètres. Les mains ressemblaient à des chapelets de noix. Les épaules, les genoux et les hanches bombaient comme des cantaloups. La tête était un melon incliné sur un cou inexistant. Brennan ne découvrit ni front ni menton. La bouche de l’inhumain était un bec noir plat, dur mais non luisant, qui disparaissait dans une peau ridée à mi-chemin entre la bouche et les yeux. Deux fentes dans le bec représentaient le nez. Deux yeux qui avaient l’air humain étaient protégés par des bourrelets de peau à circonvolutions profondes (qui n’avaient rien d’humain) et par des arcades sourcilières en saillie. À partir du bec, la tête fuyait en arrière comme si elle était profilée. Une arête osseuse s’élevant du crâne enflé renforçait l’impression aérodynamique.
Il ne portait rien d’autre qu’une veste à grandes poches, et ce vêtement d’allure humaine lui allait aussi bien qu’un chapeau mou au monstre de Frankenstein. Les jointures gonflées de la main à cinq doigts faisaient penser à une vingtaine de roulements à billes qui comprimaient le bras de Brennan.
Tel était donc l’intrus. Pas simplement un inhumain. Un dauphin était un étranger, mais un dauphin n’était pas horrible. Or l’Intrus était horrible. Il avait l’air d’un croisement entre un être humain et… autre chose. Les monstres de l’Homme ont toujours été ainsi. Grendel. Le Minotaure. Les Sirènes furent jadis considérées comme des horreurs : un adorable buste de femme en haut et un monstre couvert d’écailles en bas. Et cela convenait assez bien à l’Intrus qui ne semblait pas avoir de sexe, rien que des plis de peau cuirassée entre les jambes.
Des yeux profondément enfoncés, aussi humains que ceux d’une pieuvre, plongeaient dans les yeux de Brennan.
Soudain, avant que Brennan eût pu esquisser un geste de défense, l’intrus saisit le tissu de la combinaison à pleines mains et les écarta violemment. La combinaison caoutchoutée résista, s’étira, puis se fendit de la fourche au menton. Il y eut un échappement d’air, et Brennan crut que ses oreilles allaient éclater.
Inutile de chercher à retenir son souffle. Plusieurs centaines de mètres le séparaient de l’air conditionné de son propre astronef. Brennan renifla prudemment.
L’air était léger, vaguement parfumé.
« Espèce de salaud ! dit Brennan. J’aurais pu mourir. »
L’Intrus ne répondit pas. Il dépouilla Brennan de sa combinaison comme s’il pelait une orange, sans rudesse inutile mais sans précautions excessives. Brennan décida de se battre. Bien qu’ayant encore un poignet immobilisé, il asséna un terrible coup de poing à la figure de l’étranger qui encaissa sans sourciller. Cette peau ressemblait à une armure de cuir. L’étranger acheva de dévêtir Brennan, puis il le repoussa à bout de bras pour l’examiner. Brennan lui décocha deux coups de pied à l’endroit où il aurait dû avoir un bas-ventre. L’étranger s’en aperçut, baissa les yeux, regarda Brennan lui administrer un troisième coup de pied, puis reprit son inspection.
Son regard parcourut Brennan, de la tête aux pieds, des pieds à la tête, avec un sans-gêne blessant. Dans les régions de la Zone où l’air et la température étaient conditionnés, les Zoniers pratiquaient le nudisme. Jamais encore Brennan ne s’était senti sans vêtements. Pas nu : sans vêtements. Et sans défense. Des doigts étrangers s’avancèrent pour explorer son cuir chevelu le long des côtes de sa houppe ils massèrent les articulations de la main, tâtèrent les jointures sous la peau. Au début, Brennan continua de se battre. Il ne réussit même pas à détourner l’attention de l’étranger. Alors, paralysé par la gêne, il attendit le résultat de l’examen.
Celui-ci prit fin subitement. L’étranger couvert de bosses fit un bond dans la pièce, fouilla dans un compartiment fixé au mur et en sortit un rectangle plié de plastique. Brennan songea à s’évader, mais son scaphandre était en loques. L’étranger déploya le rectangle, fit courir ses doigts sur un bord. Le sac s’ouvrit comme s’il s’était servi d’une fermeture éclair.
L’étranger bondit vers Brennan qui s’esquiva quelques secondes – le temps de reprendre goût à une liberté relative. Puis les doigts noueux l’attrapèrent et le fourrèrent dans le sac.
Brennan constata qu’il ne pouvait pas l’ouvrir de l’intérieur. « Je vais être asphyxié ! » cria-t-il. L’étranger ne répondit pas. De toute manière, il n’aurait rien compris. Il se couvrit à nouveau de son scaphandre.
Oh non ! Brennan se débattit pour déchirer le sac.
L’étranger le prit sous son bras et sortit par le hublot. Brennan sentait le plastique ballonner autour de lui, ce qui raréfiait encore plus l’air de l’intérieur. Des pics à glace retentissaient dans ses oreilles. Il ne lutta plus. Avec le fatalisme du désespoir, il attendit pendant que l’étranger se déplaçait dans le vide, contournait la coque en forme de pupille d’œil et se dirigeait vers un câble de remorque de deux centimètres d’épaisseur qui s’étirait au loin vers la capsule arrière.
Il y a peu de gros vaisseaux-cargos dans la Zone. La plupart des mineurs préfèrent traîner leur propre minerai. Les vaisseaux qui transportent des cargaisons importantes d’un astéroïde à un autre ne sont pas très grands ; ils sont plutôt munis d’un bon nombre d’attelages. Les hommes d’équipage fixent leur chargement sur des poutrelles et des haubans, dans des filets ou sur des grilles légères. Ils arrosent les articles fragiles de mousse de plastique, déploient au-dessous des feuilles réfléchissantes pour éviter les brûlures dues au jet du propulseur, et ils décollent à faible puissance.
Le Bœuf Bleu était un cas particulier. Il transportait des fluides et de fines poussières, du mercure raffiné et de l’eau, du grain, des semences, de l’étain brut provenant des lacs de Mercure, des produits chimiques mêlés et dangereux recueillis dans l’atmosphère de Jupiter. Ce genre de chargement n’était pas toujours facile à traîner. Le Bœuf était donc un énorme réservoir avec une cabine de survie pour trois hommes et une tuyère de fusion qui suivait son axe longitudinal ; mais, comme son réservoir devait devenir parfois une sorte de soute pour les objets volumineux, il avait été prévu un matériel d’amarrage et un gros couvercle.
Einar Nilsson se tenait au bord de la cale et regardait à l’intérieur. Il mesurait deux mètres quinze et, pour un Zonier, il souffrait d’un excédent de poids ; sa graisse s’était amassée dans son ventre et dans la lourde courbe de son double menton. Il était tout rond ; nulle part, il ne présentait de saillies. Il avait cessé depuis longtemps de piloter un monoplace. Il n’aimait pas les fortes pesanteurs.
L’emblème de sa combinaison pressurisée était un navire viking avec pour figure de proue un dragon montrant les dents, et ce navire flottait à moitié immergé dans le tourbillon laiteux et brillant d’une galaxie en spirale.
Le petit vaisseau d’exploration minière de Nilsson serait le canot de sauvetage du Bœuf. Sa longue et mince tuyère de fusion, évasée à l’extrémité, s’étirait sur presque toute la longueur de la cale. Il y avait un ordinateur Adjoubei 4-4, à peu près neuf, ainsi que des machines destinées à servir de senseurs et de speakers, un radar, une radio, un appareil de sonorisation, des éclairages monochromatiques, et du matériel hi-fi. Chaque objet était attaché à part, d’une demi-douzaine de façons, à des crochets sur le mur intérieur.
Nilsson approuva d’un signe de tête satisfait : sa houppe blonde grisonnante de Zonier caressa le haut de son casque. « Allez-y ! Nate. »
Nathan La Pan commença à arroser le réservoir. En trente secondes, le réservoir se remplit d’une mousse qui déjà durcissait.
« Refermez. »
La mousse craqua peut-être quand le grand couvercle s’abattit. Le son ne se transmettait pas. Port Patrocle se trouvait dans le vide, à découvert sous le ciel noir.
« Combien de temps avons-nous, Nate ?
— Il nous faut encore vingt minutes pour attraper la meilleure route, dit la jeune voix.
— Okay, montez à bord. Vous aussi, Tina.
— D’ac. » Nathan était jeune, mais il avait déjà appris à ne pas gaspiller de mots au téléphone. Einar l’avait enrôlé à la requête de son père qui était l’un de ses vieux amis.
La programmeuse de l’ordinateur était très différente. Einar regarda sa silhouette élancée qui se dirigeait vers le sas du Bœuf. Pas mal, ce saut. Un tout petit peu trop de muscle, peut-être ?
Tina Jordan était une terrienne qui avait choisi de s’expatrier. À trente-quatre ans, elle était assez âgée pour savoir ce qu’elle faisait, et elle avait une passion pour les vaisseaux cosmiques. Mais elle n’avait jamais piloté un monoplace. Einar avait une tendance à se méfier des gens qui se méfiaient suffisamment d’eux-mêmes pour ne pas voler seuls. Seulement – il n’y pouvait rien – personne d’autre à la base Patrocle ne savait faire marcher un Adjoubei 4-4.
Le Bœuf effectuerait d’abord un parcours latéral afin de se mettre sur la route du vaisseau étranger, puis décrirait une courbe vers l’intérieur en direction du Soleil. Einar contempla les ténèbres parsemées de diamants, en tournant le dos au Soleil. Les points imprécis, épars des troyens arrière ne l’empêchèrent pas de voir. Il n’escomptait pas distinguer l’intrus, et il ne l’aperçut pas. Mais il était là-bas, en train de tomber pour rencontrer l’orbite en J du Bœuf.
Trois taches en ligne, une quatrième tout proche. Nick observait l’écran ; ses yeux mi-clos en louchaient ; les rides de la tension dessinaient des toiles d’araignée autour de ses paupières. L’événement, quel qu’il fût, s’était produit.
D’autres affaires réclamaient l’attention du Premier président. Des marchandages avec la Terre pour le financement de statoréacteurs-robots et pour la répartition du fret de ces engins entre les quatre colonies interstellaires. Des problèmes commerciaux à propos de l’étain de Mercure. La question de l’extradition. Il consacrait trop de temps à ce qui se passait là-haut, mais une voix intérieure, têtue, ne cessait de lui répéter qu’il s’agissait peut-être de l’événement le plus important de l’histoire des hommes.
La voix de Cutter jaillit désagréablement d’un haut-parleur. « Nick ? Le Bœuf Bleu voudrait décoller.
— Très bien, dit Nick.
— Okay. Mais je remarque qu’ils ne sont pas armés.
— Ils ont un propulseur à fusion, n’est-ce pas ? Et des jets réactifs d’orientation pour bien viser. S’il leur en faut plus, nous aurons une guerre sur les bras. » Nick débrancha le haut-parleur.
Et il médita. Avait-il raison ? Même une bombe H serait une arme moins efficace que le jet dirigé d’un propulseur à fusion. Et une bombe H était une arme évidente, visible, une offense à un Intrus épris de paix. Cependant…
Nick reprit le dossier de Brennan. Il était mince. Les Zoniers n’auraient pas toléré un gouvernement qui aurait tenu sur eux des archives trop fournies.
John Fitzgerald Brennan était très exactement le Zonier moyen. Quarante-cinq ans. Deux filles (Estelle et Jennifer) de la même mère, Charlotte Leigh Wiggs, réparatrice de machines agricoles. Brennan avait amassé les débuts de ce qui lui procurerait sans doute une jolie retraite, bien qu’il eût déjà effectué deux retraits pour constituer un fond de réserve à chacune de ses filles. Deux fois, il avait perdu au bénéfice de la douane des cargaisons de minerai radioactif. Une fois aurait été typique. Les Zoniers se moquent des contrebandiers qui se font prendre, mais un homme qui ne s’est jamais fait prendre peut être soupçonné de n’avoir jamais essayé : il n’a rien dans le ventre.
Image sur le scaphandre : la Madone de Port Lligat, de Dali. Nick fronça les sourcils. Il arrive parfois que des mineurs, là-haut, lâchent prise sur la réalité. Mais Brennan était bien en vie, gagnait confortablement l’argent qu’il lui fallait pour son foyer, et n’avait jamais eu d’accidents.
Vingt ans plus tôt, il avait travaillé avec une équipe qui exploitait de l’étain en fusion sur Mercure. De précieux éléments non ferreux abondaient sur Mercure, mais le champ magnétique du Soleil imposait la construction de vaisseaux spéciaux ; un orage solaire pouvait emporter un vaisseau métallique et le lâcher à des kilomètres plus loin. Brennan avait fait preuve de compétence et il avait gagné beaucoup d’argent mais, au bout de dix mois, il avait démissionné et n’avait plus jamais travaillé en équipe. Apparemment, cela ne lui disait rien de travailler avec d’autres.
Pourquoi avait-il laissé l’intrus le rattraper ?
Oh zut ! Nick aurait fait la même chose. L’intrus était là, dans le système ; il fallait bien que quelqu’un fît sa connaissance. En fuyant, Brennan aurait avoué qu’il n’était pas à la hauteur d’une telle rencontre.
Sa famille ne l’en aurait pas empêché. C’étaient des Zoniers : ils pourraient se débrouiller tout seuls.
Mais je regrette qu’il n’ait pas filé, pensa Nick. Ses doigts tambourinèrent nerveusement sur son bureau.
Brennan se trouvait tout seul dans un petit espace.
Quelle traversée ! L’intrus avait sauté au-dehors avec le ballon qui contenait Brennan et il avait utilisé son pistolet à réaction. Ils avaient plané pendant une vingtaine de minutes. Lorsqu’ils atteignirent la capsule arrière, Brennan était au bord de l’asphyxie.
Il se rappelait que l’étranger avait promené sur la coque un outil à tête plate, puisqu’il les avait tirés tous les deux à travers une surface visqueuse qui ressemblait un peu à du métal. L’étranger avait alors défait la glissière du ballon avant de sauter et de disparaître par le mur pendant que Brennan continuait à faire des culbutes dans l’air sans pouvoir s’arrêter.
L’air avait la même saveur que celui de la cabine, mais son odeur spéciale était beaucoup plus forte. Brennan l’aspira par grandes secousses. L’intrus avait laissé le ballon : il flottait comme un fantôme translucide, à la fois menaçant et engageant, et Brennan se mit à rire ; ce fut un son douloureux, presque un sanglot.
Il commença à regarder autour de lui.
La lumière était plus verte que les tubes solaires dont il avait l’habitude. Le seul espace dégagé était celui où il flottait, aussi spacieux que le système de survie de son monoplace. Sur sa droite, il y avait un certain nombre de caisses plutôt carrées en une matière proche du bois, assurément un végétal quelconque. À sa gauche, un objet solide, massif, rectangulaire était recouvert d’un couvercle. Au-dessus et autour de lui, le mur incurvé.
Il ne s’était donc pas trompé. Il s’agissait bien d’une cale pour du fret. Mais la moitié de l’espace dans cette cale en forme de larme lui était encore interdite.
Et, partout dans l’air, une odeur particulière comme un parfum inconnu. L’odeur dans le système de survie avait été une odeur animale, celle de l’intrus. Celle-ci était différente.
Au-dessous de lui, sous un filet de texture grossière, il aperçut des objets qui ressemblaient à des racines jaunes et qui occupaient presque toute la place visible de la cale. Brennan sauta vers eux et entortilla ses doigts dans le filet pour les regarder de plus près.
L’odeur devint terriblement plus forte. Il n’avait jamais senti, imaginé, supposé quelque chose de semblable.
Ils avaient bel et bien l’air de racines jaune pâle : un mélange de patate douce et de racine épluchée d’un petit arbre. Ils étaient courtauds, larges, fibreux, pointus à une extrémité, aplatis à l’autre. Brennan passa deux doigts à travers le filet, en saisit un, essaya de le tirer hors du filet, ne réussit pas.
Il avait pris son petit déjeuner juste avant l’arrivée de l’intrus à sa hauteur. Pourtant, sans avoir eu de crampes d’estomac prémonitrices, il se découvrit subitement une faim de loup. Ses lèvres se retroussèrent et, avec ses doigts, il creva le filet pour atteindre les racines. Pendant plusieurs minutes, il s’efforça d’en extraire une à travers des trous trop petits. Furieux, il tira de toutes ses forces sur le filet, mais le filet résistait à la force humaine, bien que les ongles de Brennan l’eussent percé. De frustration, il cria. Et ce cri le ramena à la raison.
Et s’il réussissait à en sortir une ? Que ferait-il ?
IL LA MANGERAIT ! Sa bouche saliva.
Et elle le tuerait. Une plante inhumaine d’un monde inhumain, une plante qu’une espèce inhumaine considérait probablement comme un aliment. Il ferait mieux de penser à quitter sa prison.
Cependant, ses doigts continuaient à s’accrocher au filet. Brennan se força à s’éloigner. Il avait faim. Les fragments de son scaphandre spatial avaient disparu ; ils étaient restés dans la cabine de l’intrus, y compris les biberons d’eau et de sirop nutritif dans son casque. Y avait-il de l’eau ici ? Pourrait-il s’y fier ? L’intrus devinerait-il qu’il était habitué à de l’hydrogène mêlé d’oxygène ?
Que ferait-il pour manger ?
Il devait sortir d’ici.
Le sac en plastique. Il le pêcha dans l’air et l’examina. Il trouva le moyen de le fermer et de le rouvrir, mais de l’extérieur. Merveilleux. Mais… Oui ! Il pourrait tourner le sac à l’envers, le fermer par conséquent de l’intérieur. Et ensuite ?
Il ne pourrait pas se déplacer dans ce sac en plastique. Pas de mains. Même dans son propre scaphandre, le risque aurait été trop grand de franchir une douzaine de kilomètres d’espace sans système autonome de survie. Et de toute façon, il ne pouvait pas traverser le mur.
Il fallait cependant distraire son estomac de la faim qui le tenaillait.
Soit. Pourquoi le fret de la cale était-il si précieux ? Comment se pouvait-il que sa valeur fût supérieure à celle du pilote qui devait le faire parvenir à destination ?
Après tout, il serait peut-être intéressant de voir ce qu’il y a d’autre ici.
La masse solide rectangulaire était une matière brillante sans température. Brennan trouva assez facilement la poignée, mais il ne put la bouger. Puis l’odeur des racines se livra à une attaque concertée sur son appétit, et il cria en tirant de toutes ses forces avec une rage meurtrière. La poignée joua enfin : elle avait été construite pour la vigueur d’un Intrus.
Le coffre était rempli de graines. Des graines aussi grosses que des amandes, gelées dans une matrice de glace, extrêmement froides. Il en détacha une avec des doigts qui s’engourdissaient. L’air autour de lui se teintait de la couleur de la fumée d’une cigarette quand il referma le couvercle.
Il porta la graine à sa bouche, la réchauffa avec sa salive. Elle était insipide elle n’avait qu’un goût de froid ; il la cracha.
Bon. Une lumière verte et un air très odoriférant, bizarre. Mais un air qui n’était pas trop raréfié ; quant à la lumière, elle était claire et revigorante.
Si le système de survie de l’Intrus plaisait à Brennan, la Terre ne déplairait pas à l’intrus. Il avait apporté des cultures à replanter, aussi. Des graines, des racines, et… quoi d’autre ?
À coups de pied, Brennan se dirigea vers les caisses à claire-voie. Toute la force de ses reins et de ses jambes ne suffirait pas à en disjoindre une du mur. Du ciment adhésif ? Pourtant un couvercle se souleva dans un grand craquement. Aucun doute : il avait été collé sur la caisse ; le bois avait été arraché. Brennan se demanda de quel étrange végétal il provenait.
À l’intérieur, il vit un sac en plastique cacheté. Du plastique ? On aurait dit une robuste pochette commerciale de sandwich qui se serait ridée avec l’âge. Au toucher, l’intérieur donnait l’impression qu’il s’agissait d’une poudre fine si bien emballée qu’elle paraissait solidifiée. Il voyait très mal à travers le plastique.
Brennan, flottant près des caisses, une main fixée sur le couvercle arraché, réfléchit.
Un pilote automatique, évidemment. L’intrus n’était que le second du pilote automatique : peu importait ce qui pouvait lui arriver, puisqu’il n’était qu’un élément de sécurité. Le pilote automatique conduirait cette récolte à bon port.
Vers la Terre ? Mais une récolte, cela voulait dire d’autres Intrus, qui suivraient.
Il fallait qu’il avertît la Terre.
Bravo. Bonne idée. Comment ?
Brennan se moqua de lui-même. Un homme avait-il jamais été pareillement pris au piège ? L’intrus le détenait. Brennan, homme libre et Zonier, s’était laissé convertir en bien meuble. Son éclat de rire s’éteignit dans un désespoir.
Le désespoir était une erreur. L’odeur des racines l’avait attendu pour se jeter sur lui.
… Ce fut la souffrance qui l’en arracha. Ses mains saignaient de coupures et d’écorchures. Elles avaient des foulures, des ampoules, des meurtrissures. Son petit doigt gauche, extrêmement douloureux, avait adopté un angle étrange et il enflait à vue d’œil. Déboîté ou fracturé. Mais il avait creusé un trou dans le filet, et sa main droite s’empara d’une racine fibreuse.
Il la jeta le plus loin possible et se roula en boule en étreignant ses genoux comme s’il voulait cerner sa souffrance et l’apaiser. Il était furieux, il avait peur. Cette maudite odeur lui avait fait perdre la tête comme s’il n’était rien de plus que le jouet robot d’un enfant !
Il traversa l’espace de la cale comme un ballon de football, toujours étreignant ses genoux ; il pleurait. Il avait faim, il était en colère, il se sentait humilié et l’épouvante le gagnait. L’intrus lui avait desséché l’esprit en le traitant avec autant de dédain. Mais cela était pire.
Pourquoi ? Que voulait faire de lui l’Intrus ?
Quelque chose le heurta en travers de la nuque. Dans un mouvement fluide, Brennan attrapa le missile et mordit dedans. La racine était revenue vers lui sur une orbite de ricochet. Entre ses dents, elle lui parut dure et fibreuse. Elle avait une saveur indescriptible et aussi délicieuse que son odeur.
Dans un dernier moment de lucidité, Brennan se demanda dans combien de temps il mourrait. Il ne s’en soucia pas longtemps. Il mordit plus profondément dans la racine et avala.
Phssthpok suivait une chaîne de réponses avec une obstination têtue ; mais derrière chaque réponse se profilaient d’autres questions. Son prisonnier sentait mauvais : une odeur étrange, animale. Il ne faisait pas partie de ceux que Phssthpok était venu chercher. Où étaient-ils donc ?
Ils n’étaient pas venus ici. Les autochtones d’Objectif GO n° 1-3 auraient opposé peu de résistance à des colons, à en juger par l’échantillon qu’il possédait. Mais des protecteurs, de toute façon, les auraient exterminés à titre de précaution. Une autre étoile, alors. Où ?
Les autochtones avaient peut-être suffisamment de connaissances astronomiques pour le lui dire. Avec des vaisseaux comme celui-là, ils étaient même capables d’atteindre les étoiles voisines.
En quête de réponses, Phssthpok plana et sauta vers le véhicule spatial de l’autochtone. C’était un saut d’une heure, mais rien ne pressait Phssthpok. Avec ses magnifiques réflexes, il n’eut même pas besoin de son pistolet à réaction.
Son prisonnier se conserverait. Bientôt Phssthpok serait obligé d’apprendre sa langue pour l’interroger. Entre-temps, il ne ferait aucun mal. Il était trop terrorisé, trop chétif. Plus grand qu’un reproducteur, mais plus faible.
L’astronef captif était petit. Phssthpok ne découvrit guère plus qu’une cabine à système de survie bien à l’étroit, une longue tuyère de propulsion, un réservoir d’hydrogène liquide en forme d’anneau avec un système réfrigérant. Le réservoir toroïdal de combustible était détachable le long de la tuyère de propulsion, il y avait de la place pour plusieurs autres réservoirs. Autour de la bordure du système de survie se trouvaient des fixations pour le fret, des chaînes, des filets pliés à mailles fines et des crochets rétractiles.
Plusieurs crochets retenaient un cylindre en métal léger qui montrait des signes d’érosion. Phssthpok l’examina, puis s’en détourna sans avoir compris sa destination. De toute évidence, ce cylindre n’était pas indispensable au fonctionnement du vaisseau.
Phssthpok ne trouva aucune arme.
En revanche, il trouva des panneaux de visite dans la tuyère de propulsion. En moins d’une heure, il aurait pu construire sa propre tuyère de fusion en zinc cristallisé, s’il avait eu les matériaux pour le faire. Il fut impressionné. Les autochtones n’étaient-ils pas plus intelligents qu’il ne l’avait supposé, ou plus chançards ? Il passa par la porte ovale pour pénétrer dans la cabine.
Elle comprenait un siège allongé pour les accélérations, des pupitres de commandes qui l’entouraient en fer à cheval, un espace derrière le siège assez dégagé pour permettre de se mouvoir tout autour, une cuisine automatisée qui faisait partie du fer à cheval, et des attaches pour des organes sensoriels de types fréquemment utilisés dans les actions belliqueuses des Pak. Mais ce n’était pas un vaisseau de guerre. Les sens des autochtones devaient être moins fins que ceux des Pak. Derrière la cuisine, Phssthpok vit des machines et des réservoirs de fluides qu’il examina avec un grand intérêt.
Si ces machines étaient bien agencées, Objectif GO n° 1-3 serait donc habitable. Très habitable. Un peu lourd, à la fois en air et en pesanteur. Mais il aurait paru irrésistible à un peuple ayant voyagé pendant cinq cent mille ans.
Si ce peuple était arrivé là, il s’y serait arrêté.
Voilà qui réduisait de moitié la zone de recherches de Phssthpok. Par rapport à l’endroit où il se trouvait, son objectif devait se situer vers l’intérieur, du côté du noyau de la galaxie. Ils n’étaient sûrement pas allés plus loin.
Le système de survie déconcerta beaucoup Phssthpok. Il y trouva des choses incompréhensibles – qu’il ne comprendrait jamais.
La cuisine, par exemple. Dans l’espace, le poids était un facteur d’importance. Les autochtones auraient certainement pu fabriquer des aliments légers, synthétiques au besoin, capables de nourrir indéfiniment le pilote et de le maintenir en bonne santé. Songeant à tous les astronefs qu’il avait aperçus, il se dit qu’ils auraient réalisé de grosses économies en efforts et en consommation de combustible. Eh bien, non ! Ils préféraient emporter toute une variété d’aliments pré-empaquetés ainsi qu’une machine compliquée pour les sélectionner et les préparer. Ils avaient choisi de refroidir ces denrées pour éviter leur décomposition, plutôt que de les réduire en poussière. Pourquoi ?
Et puis, ces images. Phssthpok comprenait les photographies, de même que les graphiques et les cartes. Mais les trois œuvres d’art sur la cloison arrière n’avaient rien de commun avec cela. C’étaient des dessins au fusain. L’un représentait la tête d’un autochtone qui ressemblait à son prisonnier, mais avec une houppe plus longue et une pigmentation bizarre autour des yeux et de la bouche ; les autres personnages devaient être des exemplaires plus jeunes de la même espèce si désagréablement proche de Pak. On ne voyait que les têtes et les épaules. Dans quel but ?
En d’autres circonstances, le dessin sur le scaphandre spatial de Brennan aurait pu fournir un indice.
Phssthpok avait remarqué cette illustration, et il l’avait partiellement comprise. Pour des membres d’un sous-groupe de voyageurs de l’espace, il n’était pas inutile de codifier en couleurs vives les scaphandres spatiaux. Les motifs se reconnaissaient de loin. Celui du prisonnier semblait extrêmement compliqué, pas suffisamment cependant pour éveiller la curiosité de Phssthpok.
Car Phssthpok ne comprendrait jamais ni l’art ni le luxe.
Le luxe ? Un reproducteur Pak pourrait apprécier le luxe, mais était trop stupide pour le créer tout seul. Un protecteur n’en avait pas la motivation. Les désirs d’un protecteur se rapportaient tous à la nécessité de protéger sa race.
L’art ? Il y avait eu des dessins et des cartes chez les Pak depuis leur préhistoire. Mais pour la guerre. De toute façon, ce n’est pas par la vue que l’on reconnaît ses êtres chers : ils sentent bon, voilà tout.
Reproduire l’odeur d’un être cher ?
Phssthpok aurait pu avoir cette idée si la peinture sur le torse de Brennan avait été différente. Voilà qui aurait été un concept ! Une méthode pour conserver un protecteur en vie et en service bien après la mort de sa lignée. L’histoire des Pak en aurait été changée. Si seulement Phssthpok avait été dressé pour comprendre l’art figuratif…
Mais que pouvait-il tirer du scaphandre de Brennan ?
Le devant était une reproduction en teintes fluorescentes de la Madone de Port Lligat, de Salvador Dali. Des montagnes flottaient au-dessus d’une mer bleue sans rides ; défiant la pesanteur, elles avaient des bases plates et lisses ; Il y avait une femme et un enfant d’une beauté surnaturelle, avec des fenêtres à travers eux. Autrement dit, rien pour Phssthpok.
Mais il y eut une chose qu’il comprit immédiatement.
Il alla examiner le tableau de bord avec précaution, car il ne voulait rien démolir avant d’avoir découvert comment tirer les informations astronomiques de l’ordinateur du monoplace. Lorsqu’il ouvrit l’avertisseur d’orages solaires pour vérifier sa destination, il le trouva étonnamment petit. Curieux, il poursuivit son enquête. La chose était en monopôles magnétiques.
Tel un kangourou, Phssthpok bondit dans l’espace interplanétaire. Il usa la moitié de la charge de gaz de son pistolet à réaction, puis il se calma en attendant la fin des quinze minutes de chute.
Il avait sauté dans la direction de la capsule de fret. Il fallait qu’il ligotât son prisonnier pour le protéger contre l’accélération. Une rapide inspection de l’astronef de l’autochtone avait déjà réduit de moitié sa zone d’investigations ; voici que maintenant il allait être obligé de l’abandonner. L’autochtone pouvait avoir des connaissances encore plus précieuses. Même dans ce cas, Phssthpok regretta amèrement la nécessité où il se trouvait de protéger son prisonnier ; car le temps qu’il y mettrait risquait de lui coûter sa mission et sa vie.
Les autochtones utilisaient des monopôles. Sans doute disposaient-ils du moyen de les détecter. Phssthpok avait capturé un autochtone, ce qui était un acte d’hostilité. Et le vaisseau non armé de Phssthpok employait une plus grande masse de pôles sud qu’il n’y en avait dans ce système solaire.
Probablement s’étaient-ils lancés maintenant à sa poursuite.
Ils ne pourraient pas le rattraper avant un délai raisonnable. Leurs propulseurs seraient plus puissants ; la pesanteur sur Objectif GO n° 1-3 était approximativement d’un virgule zéro neuf. Mais ils n’avaient pas l’autonomie des statoréacteurs. Avant que leurs plus gros propulseurs pussent faire la différence, ils seraient à court de combustible… à condition qu’il partît à temps.
Il freina pour arriver à la capsule de fret, utilisa son outil d’amollissement, et se glissa à travers la coque opaque en twing. Sans regarder, car il savait où elle se trouvait, il tendit la main pour saisir une poignée ; ses yeux cherchaient l’autochtone.
Il manqua la poignée. Il flotta dans l’espace vide pendant que ses muscles fondaient en compote.
L’autochtone avait crevé le filet et fouillait faiblement parmi les racines. Son ventre était devenu une boule dure, dilatée. Il n’y avait plus de vie dans ses yeux.
Avec une sorte de rage étonnée, Phssthpok se dit : Comment pourrai-je faire quelque chose s’ils continuent à changer les règles ?
Assez, je suis en train de penser comme un reproducteur. Un pas à la fois…
Phssthpok attrapa une poignée et se poussa en bas vers Brennan. Son prisonnier n’était plus qu’une chiffe ; de ses yeux presque fermés, on n’apercevait plus que le blanc sous les paupières ; sa main étreignait encore la moitié d’une racine. Phssthpok le fit tourner pour procéder à un examen.
Ça va.
Phssthpok rampa à travers la coque dans le vide et il contourna la capsule pour se diriger vers le petit bout de l’œuf. Il se faufila à l’intérieur et émergea dans une cabine juste assez grande pour l’accueillir.
Maintenant, il lui fallait trouver une cachette.
Plus question de quitter ce système solaire. Il lui fallait abandonner le reste de son engin, les laisser poursuivre les monopôles dans son compartiment de propulsion – vide.
C’était mettre tous ses œufs dans le même panier, mais il n’avait pas le choix. La situation aurait pu être pire. Bien que les instruments dans la capsule de fret n’eussent été conçus que pour détacher ce compartiment de l’orbite d’une quelconque planète, le propulseur lui-même – le polarisateur de pesanteur – le mènerait partout où il voudrait aller dans le puits de pesanteur d’Objectif GO n° 1. À condition qu’il réussît du premier coup. Et il ne pourrait se poser qu’une fois. Comme le propulseur d’un astronef, le polarisateur de pesanteur possédait les qualités et les défauts d’un paraplaneur. Phssthpok pourrait le braquer sur n’importe quel lieu où il désirait se rendre, même après avoir annulé sa vitesse, pourvu qu’il descendît. Le polarisateur ne l’élèverait pas contre la pesanteur.
Par comparaison avec les commandes de la propulsion par fusion, les commandes qui l’entouraient étaient d’une complexité terrible. Phssthpok commença à les manipuler. Le câble au petit bout de l’œuf s’arracha dans un échappement de flammes. Le twing devint transparent… et légèrement poreux ; dans un siècle, il aurait perdu une dangereuse quantité d’air. Les yeux quasi humains de Phssthpok se vitrifièrent. Les initiatives qu’il allait prendre exigeraient une concentration intense. Il n’avait pas osé ligoter son prisonnier, ni restreindre sa liberté de mouvements. Pour éviter qu’il ne s’écrasât, il serait obligé de maintenir en équilibre parfait les pesanteurs intérieure et extérieure. La coque, qui portait le champ de polarisation, pourrait fondre sous ces accélérations.
Le reste de son astronef flotta sur l’écran arrière de Phssthpok. Il tourna violemment deux boutons, et tout disparut.
Et maintenant, où aller ?
Il avait besoin de se cacher pendant des semaines. Il ne pouvait pas espérer trouver un refuge sur Objectif GO n° 1-3, étant donné leur technologie.
Mais l’espace était trop ouvert pour qu’il pût s’y dissimuler.
Il ne pourrait se poser qu’une fois. Où qu’il descendît, il serait obligé de rester, à moins qu’il ne sût monter un dispositif quelconque de lancement ou de signalisation.
Phssthpok fouilla le ciel. Il avait de bons yeux, et les planètes étaient grandes, faciles à identifier. La géante à anneaux gazeux aurait été une bonne cachette seulement elle se trouvait derrière lui. Une autre géante gazeuse avec des lunes se situait bien devant lui, mais trop loin : il ne l’atteindrait pas avant des jours et des jours de navigation. Or, les autochtones devaient déjà se lancer à ses trousses. Sans télescope, il ne les verrait que trop tard.
Celle-là. Il l’avait étudiée quand il était en possession d’un télescope. Petite, avec une faible pesanteur et des traces d’atmosphère. Des astéroïdes tout autour, et trop d’atmosphère pour que le vide se cimente. Avec de la chance, il y trouverait de profonds trous de poussière.
Il aurait dû l’étudier plus tôt. Il y avait peut-être des industries minières, voire des colonies. De toute façon, maintenant c’était trop tard. Depuis quelque temps, toute possibilité réelle de choisir n’existait plus. Cette planète serait son objectif. Lorsque viendrait le moment de la quitter, il lui faudrait espérer que l’autochtone pourrait adresser des signaux à son espèce. Cette perspective-là ne lui souriait pas beaucoup.
Le robot était un cylindre vertical d’un mètre vingt qui flottait en toute sérénité dans un angle du salon de lecture du Struldbrugs’ Club{Les Struldbrugs, dans les voyages de Gulliver, de Swift, étaient des habitants du royaume de Luggnagg qui, condamnés à l’immortalité mais non exemptés des tares de la sénilité, recevaient à partir de 80 ans une petite pension de l’état.}. Ses deux nuances de brun mat se fondaient dans la tonalité des murs, ce qui le rendait presque invisible. Apparemment, ce robot était immobile. À sa base évasée, des pales bourdonnaient discrètement pour le maintenir à quelques centimètres du plancher et, à l’intérieur de la coupole banale qui lui servait de tête, des analyseurs tournaient sans répit pour observer les moindres recoins de la pièce.
Sans quitter des yeux l’écran de lecture, Lucas Garner chercha son verre à tâtons. Quand ses doigts précautionneux l’eurent trouvé, il le porta à ses lèvres et essaya de boire. Le verre était vide. Il l’éleva, l’agita et, le regard toujours fixé sur l’écran, il commanda : « Un café-whisky. »
Le robot se précipita. Il n’ébaucha aucun geste pour prendre le verre à double paroi, mais il émit un petit carillon. Garner lui dédia enfin un coup d’œil peu amène. Une ligne lumineuse apparut sur la poitrine du robot.
« Je suis infiniment désolé, Mr. Garner. Mais vous avez dépassé votre dose maximum quotidienne d’alcool.
— Alors, annulez, dit Luke. Et fichez-moi le camp. »
Le robot détala pour regagner son coin. Luke soupira – en partie c’était sa faute – et il reprit sa lecture. La bande était un nouveau traité de médecine sur le « processus du vieillissement chez l’homme. »
L’année précédente, il avait voté avec les autres pour permettre à l’auto-docteur du Club de contrôler les robots au service du Club. Et comment le regretter ? Aucun Struldbrug n’avait moins de cent cinquante-quatre ans, selon le règlement du Club, et l’âge requis montait d’une année tous les deux ans. Les Struldbrugs avaient donc besoin d’une protection médicale efficace et très stricte.
Luke donnait l’exemple. Il approchait, sans grand enthousiasme, de son cent quatre-vingt-cinquième anniversaire. Depuis vingt ans, il ne se déplaçait qu’en fauteuil de voyage. Il était paraplégique, non point par suite d’un accident à la colonne vertébrale, mais parce que ses nerfs spinaux mouraient de vieillesse : le tissu nerveux central ne se remplace jamais. La disproportion entre ses jambes maigres qu’il n’utilisait plus et ses épaules massives, ses bras et ses mains formidables, lui donnait vaguement l’air d’un grand singe. Luke ne l’ignorait pas, et il s’en amusait.
Il avait concentré de nouveau toute son attention sur la bande qu’il lisait lorsqu’il fut encore une fois dérangé. Le salon de lecture s’emplit soudain d’un murmure informe qui, à peine audible au début, grossit. À regret, Luke se retourna.
Quelqu’un s’avançait vers lui, d’un pas énergique dont nul Struldbrug n’aurait été capable. L’inconnu avait la silhouette longue et étriquée d’un homme qui aurait passé plusieurs années sur un chevalet d’extension. La couleur de ses bras et de la région située au-dessous du larynx était tête-de-nègre ; mais celle de ses mains et de son visage buriné évoquait plutôt le noir d’une nuit sans étoiles, un véritable noir spatial. Pour cheveux, il avait une huppe de cacatoès, c’est-à-dire une bande large de deux centimètres de poils blancs comme neige, du sommet du crâne à la nuque.
Un Zonier faisant irruption dans le Struldbrugs’ Club, il y avait de quoi justifier les murmures !
Il s’arrêta devant le fauteuil de voyage de Luke. « Lucas Garner ? » Sa voix et toute son attitude étaient graves, cérémonieuses.
« En effet », répondit Luke.
L’homme se pencha. « Je suis Nicholas Sohl, Premier président de la Section politique de la Zone. Y a-t-il un endroit où nous pourrions parler ?
— Suivez-moi », dit Luke. Il caressa une commande placée dans le bras de son fauteuil, et son siège se souleva sur un coussin d’air pour traverser le salon de lecture.
Il se posa dans une alcôve donnant sur la grande salle. « Vous avez provoqué un vrai tumulte là-dedans, dit Luke.
— Oh ! Pourquoi ? » Le Premier président s’affala, flasque comme un désossé, dans un fauteuil de massage, et il se laissa malaxer par les petits moteurs qui remodelèrent ses formes. Sa voix, vive et tranchante, avait conservé le célèbre accent de la Zone.
Luke se demanda s’il plaisantait. « Pourquoi ? Mais voyons… Par exemple, vous êtes encore très loin de l’âge d’admission.
— Le garde ne m’a rien dit. Il m’a regardé avec étonnement, c’est tout.
— Je m’en doute.
— Savez-vous ce qui m’amène sur la Terre ?
— Oui. Il y a un étranger dans le système.
— En principe, c’est une affaire secrète.
— J’ai longtemps été un A.R.M., un membre de la police des Nations Unies. Je n’ai pris ma retraite qu’il y a deux ans, et j’ai conservé certains contacts.
— C’est ce que m’avait dit Lit Shaeffer. » Nick ouvrit les yeux. « Excusez-moi si je suis impoli ; je peux supporter votre absurde pesanteur quand je suis allongé dans un astronef, mais je ne l’aime pas du tout quand je marche.
— Détendez-vous donc.
— Merci. Garner, personne aux Nations Unies ne semble se rendre compte de l’urgence du problème. Il y a un étranger dans le système. Il s’est livré à un acte d’hostilité en capturant un Zonier. Il a abandonné son propulseur interstellaire, et nous pouvons tous les deux deviner ce que ce geste signifie.
— Il a l’intention de rester. Donnez-moi des détails, voulez-vous ?
— C’est assez simple. Vous savez que le vaisseau spatial de l’intrus est arrivé en trois éléments d’un assemblage facile ?
— C’est ce que j’ai appris.
— L’élément arrière devait être une capsule de rentrée. Deux heures et demie après que Brennan et l’intrus eurent établi le contact, cette capsule a disparu.
— Téléportation ?
— Non, heureusement. Nous avons un cadre de film qui montre un éclair brouillé. L’accélération était formidable.
— Je vois. Pourquoi êtes-vous venu ici ?
— Hein ? Garner, c’est l’affaire de toute l’humanité !
— Ce jeu-là ne me plaît pas, Nick. L’intrus a été l’affaire de toute l’humanité dès la seconde même où vous l’avez repéré. Or, vous n’êtes pas venu nous trouver avant sa disparition. Pourquoi ? Parce que vous estimiez que les extra-terrestres auraient une meilleure opinion du genre humain s’ils rencontraient d’abord des Zoniers ?
— Je m’abstiendrai de tout commentaire.
— Pourquoi nous en parler maintenant ? Si les télescopes de la Zone sont incapables de le retrouver, personne n’y arrivera. »
Nick coupa le courant de son siège masseur et se redressa pour examiner le vieillard. Le visage de Garner était le visage du Temps : un masque relâché recouvrant un antique fond de méchanceté. Seuls, les yeux et les dents paraissaient jeunes ; et les dents étaient neuves, blanches, pointues, déplacées dans un tel visage.
Mais il s’était exprimé comme un Zonier, en allant droit au but. Il était avare de paroles, et il ne jouait pas au plus malin.
« Lit m’avait dit que vous étiez un homme remarquable. C’est cela, la difficulté, Garner, c’est que nous l’avons trouvé.
— Je ne vois toujours pas où se situe le problème.
— Il est passé par un piège à contrebandiers vers la fin de son vol. Nous recherchions un oiseau qui a l’habitude de voler sans propulsion dans des régions peuplées. Un capteur de chaleur a découvert l’intrus et une caméra a saisi une partie de sa course ; elle est restée braquée sur lui assez longtemps pour nous donner sa vitesse, sa position et son accélération. L’accélération était considérable : des dizaines de g. Il est à peu près certain qu’il se dirigeait vers Mars.
— Mars ?
— Mars, ou une orbite autour de Mars, ou les lunes. Si c’était une orbite, nous devrions l’avoir repéré à présent. Même chose pour les lunes elles ont toutes deux des stations d’observation. Sauf qu’elles appartiennent aux Nations Unies… »
Luke se mit à rire. Nick ferma les yeux avec une expression peinée.
Mars était le dépotoir du système. En réalité, il y avait peu de planètes utiles dans le système solaire : la Terre, Mercure et l’atmosphère de Jupiter, c’était tout. L’important, c’était les astéroïdes. Mais Mars avait été une déception amère. Un désert presque sans air, couvert de cratères et de mers d’une poussière ultrafine, avec une atmosphère trop subtile pour être considérée comme toxique. Quelque part dans Solis Lacus, se trouvait une base abandonnée, vestige de la troisième et dernière tentative de l’Homme sur cette planète couleur de rouille. Personne ne voulait de Mars.
Lorsque la Charte de la Zone Libre fut signée, après que la Zone eut prouvé par l’embargo et la propagande que la Terre avait davantage besoin de la Zone que celle-ci de la Terre, les Nations Unies avaient été autorisées à conserver la Terre, la Lune, Titan, des droits dans les anneaux de Saturne, des droits de prospection minière sur Mercure, Mars et ses lunes.
Mars était tout juste un symbole. Mars n’avait jamais compté jusqu’à maintenant.
« Vous voyez le problème », insista Nick. Il retomba sur son fauteuil et remit le masseur en route. Sur tout son corps, de petits muscles cédaient sous la pesanteur de la Terre à laquelle il n’était pas accoutumé et, pour la première fois, manifestaient véhémentement leur existence. Le massage lui fit du bien.
Luke opina de la tête. « Étant donné que la Zone nous répète constamment d’avoir à nous tenir au large de ses possessions, vous ne pouvez pas reprocher aux Nations Unies d’essayer de vous rendre la monnaie de votre pièce. Nous devons avoir deux cents plaintes dans nos archives.
— Vous exagérez. Depuis la signature de la Charte de la Zone Libre, nous avons enregistré une soixantaine de violations, dont la plupart ont été autorisées et dédommagées par les Nations Unies.
— Que voulez-vous que fassent d’exceptionnel les Nations Unies ?
— Nous voulons avoir accès aux dossiers de la Terre ayant trait à l’étude de Mars. Que diable, Garner, les caméras de Phobos pourraient déjà nous montrer où l’intrus s’est posé ! Nous voulons avoir l’autorisation de scruter Mars à partir d’une orbite rapprochée. Nous voulons avoir l’autorisation de débarquer.
— Et qu’avez-vous obtenu jusqu’ici ? »
Nick ricana. « Les Nations Unies ne sont d’accord que pour deux choses. Nous pourrons scruter à notre guise la planète, mais de l’espace. Et pour avoir le droit d’éplucher leurs dossiers imbéciles, elles veulent nous imposer d’un million de marks !
— Payez ce million.
— C’est du vol.
— Est-ce là l’opinion d’un Zonier ? Pourquoi n’avez-vous pas de dossiers sur Mars ?
— Mars ne nous a jamais intéressés. Alors, à quoi bon ?
— Et les connaissances pures ?
— Un synonyme d’inutiles.
— Dans ces conditions, qu’est-ce qui vous fait désirer si fort des connaissances inutiles valant un million de marks ? »
Lentement, Nick se décida à répondre au sourire de son interlocuteur par un autre sourire. « C’est tout de même du vol. Comment diable la Terre a-t-elle su qu’elle aurait besoin de connaître Mars ?
— C’est le secret de la Recherche fondamentale. On prend l’habitude de découvrir le maximum possible sur toute chose. Et la plupart de ces découvertes sont utilisées tôt ou tard. Nous avons dépensé des milliards pour explorer Mars.
— J’autoriserai le versement d’un million de marks à la Bibliothèque universelle des Nations Unies. Maintenant, comment débarquer ? » Nick arrêta le masseur.
« J’ai… une idée sur la question. »
Une idée ridicule. Luke ne l’aurait pas envisagée un seul instant si le cadre de son existence actuelle avait été différent. Le Struldbrugs’ Club était luxueux et paisible, insonorisé partout, tapissé de draperies. Luke avait ravalé son propre rire dès qu’il s’était échappé de ses lèvres. Ici, on riait, on criait rarement. Le Club était un lieu de repos, après une vie de… non-repos ?
« Savez-vous piloter un vaisseau biplace, un Starfire ?
— Bien sûr. Il n’y a pas de différence dans les tableaux de bord. Des astronefs de la Zone emploient des propulseurs achetés chez Rolls-Royce en Angleterre.
— Je vous engage comme pilote au tarif d’un dollar par an. Je peux avoir un astronef paré dans six heures.
— Vous avez perdu la tête.
— Pas moi. Écoutez, Nick. Chaque prétendu diplomate aux Nations Unies sait à quel point il est important de trouver l’intrus. Mais personne ne bougera. Non pas par rancune à l’égard de la Zone. Ou du moins pas uniquement. Mais par inertie. Les Nations Unies sont un gouvernement mondial. Instrument difficile à manier, ce gouvernement, puisqu’il régente les vies de dix-huit milliards de gens. Pis encore : les Nations Unies se composent de nations individuelles. De nos jours, les nations ne sont plus très puissantes. Le temps arrivera vite où on aura oublié jusqu’à leurs noms. Je ne suis pas certain que ce soit une bonne chose, mais aujourd’hui le prestige national peut s’interposer. Il faut des semaines pour qu’elles se mettent d’accord sur n’importe quoi.
« Tandis qu’il n’existe pas de loi s’opposant à ce qu’un citoyen des Nations Unies aille où il lui plaît dans l’espace terrestre, ou embauche qui il veut. Un certain nombre de nos pilotes autour de la Lune sont des Zoniers. »
Nick secoua la tête comme s’il voulait clarifier ses pensées. « Garner, je ne vous comprends pas. Vous ne pouvez pas croire sérieusement que nous réussirons à trouver l’intrus avec un biplace. Je connais la poussière martienne. Il est caché dans l’une de ces mers de poussière, en train de disséquer Jack Brennan, et il sera impossible de l’atteindre sans avoir fouillé les déserts centimètre par centimètre avec des radars de profondeur.
— Très juste. Mais quand les politiciens se rendront compte que vous êtes parti pour fouiller Mars, que croyez-vous qu’ils feront ? Le fait que vous êtes embauché comme pilote est un détail technique évident pour tout le monde. Supposez que nous trouvions l’intrus ? La Zone s’en attribuera le mérite. »
Fermant les yeux, Nick tenta de réfléchir. Il n’était pas accoutumé à une logique qui tourne tellement en rond. Mais Garner semblait avoir raison. S’ils pensaient qu’il allait vers Mars, avec ou sans un Terrien comme compagnon… Nick Sohl, Premier président pour la Zone, habilité à conclure des traités.
Inquiétant. Ils enverraient une flotte pour commencer les recherches les premiers.
« Donc j’ai besoin d’un Terrien qui m’engage comme pilote. Pourquoi vous ?
— Je suis à même de me procurer un astronef maintenant. J’ai des relations.
— Okay. Obtenez l’astronef, puis trouvez un Terrien du type explorateur intrépide. Vendez-lui le vaisseau. Ensuite, il m’embauchera comme pilote. D’accord ?
— D’accord si vous voulez, mais je ne le ferai pas.
— Pourquoi ? » Nick le dévisagea. « Vous ne pensez pas sérieusement à m’accompagner ? »
Luke fit un mouvement de tête résolument affirmatif.
Nick ne put s’empêcher de rire. « Quel âge avez-vous ?
— Je suis trop vieux pour gâcher les années qui me restent en demeurant assis au Struldbrugs’ Club pour attendre la mort. Serrez-moi la main, Nick.
— Hein ? Oui, bien sûr, mais… Aïe ! Bon, vous avez des mains solides. D’ailleurs tous les Terriens sont beaucoup trop musclés.
— Excusez-moi. Je voulais tout simplement vous démontrer que je ne m’étais pas affaibli.
— Démonstration réussie. Pas de faiblesse dans les mains, en tout cas.
— Et nous n’utiliserons pas nos jambes. Où que nous allions, nous ne marcherons pas à pied.
— Vous êtes fou ! Et si votre cœur vous lâche ?
— Il y a de fortes chances pour qu’il me survive longtemps : il est prothétique.
— Vous êtes fou. Complètement fou. Voilà ce que c’est que de vivre au fond d’un puits de pesanteur. La pesanteur empêche le sang d’irriguer le cerveau.
— Je vais vous conduire au téléphone. Il faut que vous versiez votre million de marks avant que les Nations Unies comprennent ou nous allons. »
Phssthpok rêvait.
Il avait dissimulé la capsule de fret sous la poussière fluide de la région de Solis Lacus, qui apparaissait comme un mur ocre de l’autre côté de la coque en twing. Là, ils seraient en sécurité aussi longtemps que durerait le système de survie ; et il durerait longtemps, très longtemps.
Phssthpok restait dans la cale du fret où il pouvait surveiller son prisonnier. Après leur atterrissage, il avait démonté tous les mécanismes de la capsule pour effectuer les réparations et réglages nécessaires. À présent, il ne faisait plus que surveiller son prisonnier.
L’autochtone n’exigeait guère de soins. Il évoluait presque normalement. Il serait un monstre, mais peut-être pas un infirme.
Phssthpok était allongé sur son tas de racines et il rêvait.
Dans quelques semaines, il aurait achevé sa longue tâche… ou il aurait échoué. De toute façon, il pourrait cesser de manger. Il avait vécu assez longtemps pour sa convenance. Bientôt il terminerait sa vie comme il avait failli le faire treize cents ans plus tôt, au cœur de la galaxie…
Il avait vu l’éclair embraser la vallée de Pitchok, et il avait compris le sort qui l’attendait.
Depuis vingt-six ans, Phssthpok était un protecteur. Les enfants qui lui restaient dans la vallée foudroyée par les radiations avaient de vingt-six à trente-cinq ans ; leurs propres enfants avaient des âges qui s’échelonnaient jusqu’à vingt-quatre ans environ. La durée de sa vie dépendrait de ceux qui avaient survécu à la bombe. Il était immédiatement retourné à la vallée pour le savoir.
Il n’y avait plus guère de reproducteurs dans la vallée, mais les rares survivants devaient être protégés. Phssthpok et le reste des familles de Pitchok conclurent une paix dont les clauses stipulaient qu’ils conserveraient la vallée, avec leurs reproducteurs stériles, jusqu’à leur mort et que la vallée reviendrait ensuite à l’Alliance des Mers orientales. Il existait des moyens de neutraliser partiellement les retombées radioactives ; les familles de Pitchok les employèrent. Puis, abandonnant leur vallée et ses survivants aux soins de l’une d’elles, elles s’étaient dispersées.
Les reproducteurs, ayant survécu, avaient tous subi des tests et ils avaient été déclarés essentiellement stériles. « Essentiellement », cela voulait dire que même s’ils avaient des enfants, ceux-ci seraient des mutants : leur odeur serait différente et, sans protecteur pour défendre leurs intérêts, ils mourraient promptement.
Pour Phssthpok, le plus important de ses descendants ayant survécu était le plus jeune, Ttuss, une petite femelle de deux ans.
Le temps lui était mesuré. Dans trente-deux ans, Ttuss atteindrait l’âge du changement. Elle deviendrait un être intelligent, supérieurement cuirassé, avec une peau capable de résister à un couteau de cuivre et une force lui permettant de soulever dix fois son propre poids. Elle serait une combattante idéale, mais elle n’aurait pas à se battre.
Elle cesserait de manger. Elle mourrait, et Phssthpok cesserait de manger. La durée de vie de Ttuss était aussi celle de Phssthpok.
Mais un protecteur pouvait adopter comme descendants toute la race des Pak. Il aurait au moins l’occasion rêvée d’assigner un but à sa vie. Il y avait toujours une trêve pour un protecteur sans enfants puisqu’il n’avait aucune raison de se battre. Et un lieu où il pouvait aller.
La Bibliothèque était aussi vieille que le désert radioactif qui l’entourait. Ce désert ne serait jamais plus recultivé ; tous les mille ans, il était ensemencé de radiocobalt afin que nul protecteur ne pût le convoiter. Les protecteurs pouvaient traverser ce désert ; ils n’avaient pas de gonosomes que détruiraient les particules subatomiques. Les reproducteurs ne le pouvaient pas.
De quand datait la Bibliothèque ? Phssthpok n’en savait rien, et il ne se posa même pas la question. Mais la division réservée aux voyages dans l’espace avait trois millions d’années.
Il se rendit à la Bibliothèque avec un certain nombre de… ne disons pas « d’amis », mais compagnons de misère, anciens membres sans enfants des familles de Pitchok. La Bibliothèque était immense ; un savoir d’au moins trois millions d’années – celui des Pak – s’y trouvait rassemblé, réparti en divisions selon le sujet. Naturellement, le même livre figurait souvent dans plusieurs divisions. Les compagnons de Phssthpok se dispersèrent à l’intérieur, et Phssthpok n’en revit aucun pendant trente-deux ans.
Il passa ce laps de temps dans une grande salle qui était un labyrinthe de rayons chargés de livres du plancher au plafond. Des serviteurs remplissaient régulièrement des coffres de racines de l’arbre de vie. Ils apportaient aussi, un peu au hasard, d’autres aliments tels que de la viande, des légumes, des fruits, tout ce qui pouvait assurer la subsistance de protecteurs sans enfants qui avaient préféré la Bibliothèque à la mort. Les racines de l’arbre de vie composaient une nourriture parfaite pour un protecteur, mais il pouvait manger n’importe quoi.
Et il y avait les livres.
Ils étaient pratiquement indestructibles, ces livres. Ils auraient émergé comme des météores palpitants du centre d’une explosion d’hydrogène en fusion. Ils étaient tous écrits plus ou moins dans la langue moderne, et des bibliothécaires les recopiaient quand le vocabulaire changeait. Dans la salle où Phssthpok s’était installé, il n’y avait que des ouvrages consacrés à l’espace et aux voyages dans l’espace.
La philosophie du voyage dans l’espace avait inspiré divers auteurs. Tous leurs traités semblaient poser un postulat fondamental : un jour, la race des Pak devrait trouver une nouvelle patrie. Partant de là, tout apport aux techniques du vol spatial contribuait à l’immortalité de l’espèce. Phssthpok pouvait envisager cette hypothèse, en sachant qu’un protecteur qui n’y croyait pas, n’écrirait jamais un livre sur ce sujet. Il y avait aussi des rapports sur des vols interstellaires et interplanétaires, des dizaines de milliers, à commencer par le voyage fantastique qu’avait effectué un groupe, trois millions d’années auparavant, à l’intérieur de la roche creusée d’astéroïde et à travers la galaxie pour rechercher des soleils nains jaunes. Il y avait des textes techniques sur tout ce qui pouvait se rapporter à l’espace : engins spatiaux, astrogation, écologie, miniaturisation, physique nucléaire et subnucléaire, pesanteur (et les moyens de s’en servir), astronomie, astrophysique, prospection minière dans les mondes de ce système et des systèmes voisins, diagrammes pour un statoréacteur Bussard hypothétique (dans l’ouvrage inachevé d’un protecteur qui, à mi-chemin, avait perdu son appétit), diagrammes de la propulsion ionique, théorie du plasma, etc.
Il commença par la gauche pour faire le tour complet de la salle.
Il avait choisi la division des voyages dans l’espace sans intention particulière ; elle lui avait paru moins encombrée que les autres. L’âme de Phssthpok ne s’embarrassait pas du roman de l’espace. Il persista dans cette étude pour ne pas avoir à recommencer ailleurs. Il avait peut-être besoin de chaque minute de ses trente-quatre ans de grâce, quel que soit le travail pour lequel il avait opté. En vingt-huit ans, il lut tous les livres de la division astronautique, et il s’aperçut qu’il n’avait rien trouvé encore qui réclamât une action énergique.
Un projet de migration ? Son urgence ne s’imposait pas. Le soleil des Pak avait au moins des centaines de millions d’années à vivre… plus longtemps que la race des Pak, selon toute probabilité, étant donné leurs guerres continuelles. Et les risques d’une catastrophe seraient élevés. Les soleils jaunes étaient rares dans le noyau galactique. Les Pak devraient voyager loin… avec un équipage de protecteurs se disputant constamment pour gouverner le vaisseau. À ce compte-là, les noyaux des galaxies pourraient quelquefois exploser en une réaction en chaîne de supernovæ. En réalité, une migration ne pourrait s’effectuer qu’en passant par les extensions.
La première expédition qui avait entrepris cette tentative avait connu un sort horrible.
Bon. S’engager dans le personnel de la Bibliothèque ? Il y avait pensé bien des fois, mais la conclusion de ses réflexions était toujours la même. Quelle que fût la section de la Bibliothèque dont il s’occuperait, sa vie dépendrait des autres. Pour entretenir sa volonté de vivre, il lui faudrait savoir que tous les Pak bénéficieraient de son travail à la Bibliothèque. S’il y avait une période inintéressante dans les nouvelles découvertes, si sa foi vacillait, il n’aurait plus envie de manger.
C’était effrayant de ne plus avoir envie de manger. Au cours des dernières décennies, cela lui était arrivé à plusieurs reprises. Chaque fois, il s’était forcé à relire les communications de la vallée de Pitchok. La plus récente lui disait que Ttuss était toujours en vie quand elle avait été envoyée. Peu à peu son appétit revenait. Sans Ttuss, il aurait péri.
Il s’était renseigné sur les bibliothécaires : d’ordinaire, ils ne vivaient pas longtemps. Devenir bibliothécaire n’était donc pas une solution.
Trouver le moyen de conserver Ttuss en vie ? S’il en avait été capable, il aurait utilisé la méthode pour lui-même.
Étudier l’astronomie théorique ? Il ne manquait pas d’idées en ce domaine, mais elles n’aideraient pas la race des Pak. Les Pak n’étaient pas friands de connaissances pures. Faire de la prospection minière sur les astéroïdes ? Les astéroïdes de cette étoile et des étoiles voisines avaient fait l’objet d’une prospection aussi poussée que celle de la surface de la planète, avec cette différence que les courants de convection à l’intérieur de la planète finissaient par remplacer les mines épuisées. Il aurait dû potasser la récupération des métaux. Maintenant, il était trop tard pour changer d’études. Mettre en orbite des villes en bulles de plastique pour procurer plus d’espace vital aux reproducteurs ? Absurde ! Elles seraient trop vulnérables, trop facilement capturées ou détruites par accident.
Un jour, l’appétit de Phssthpok disparut. Les lettres de la vallée de Pitchok ne servaient plus à rien : il ne croyait pas en leur contenu. Il envisagea de retourner dans la vallée, mais il réfléchit qu’il mourrait d’inanition en route. Lorsqu’il acquit cette certitude, il s’assit contre un mur, le dernier d’une file de protecteurs qui ne mangeaient pas non plus et qui attendaient la mort.
Une semaine s’écoula. Les bibliothécaires constatèrent que les deux premiers de la file étaient morts. Ils les ramassèrent – deux squelettes revêtus d’une cuirasse de cuir sec et ridée et ils les emportèrent.
Phssthpok se rappela un livre.
Il lui restait assez de forces pour qu’il s’en saisit.
Il lut attentivement, le livre dans une main et une racine dans l’autre. Bientôt il mangea la racine…
Le vaisseau spatial avait été un astéroïde à peu près cylindrique, d’un nickel-fer assez pur et parcouru de strates de pierre, d’une longueur de dix kilomètres et d’un diamètre de six. Un groupe de protecteurs sans enfants l’avait taillé avec des miroirs solaires et aménagé un petit système de survie, des commandes, une grande salle de cryohibernation, une pile et un générateur atomiques, un propulseur ionique orientable, et un énorme réservoir de césium. Ils avaient jugé utile d’exterminer les protecteurs d’une famille nombreuse afin d’avoir sous leur contrôle un millier de reproducteurs. Avec deux protecteurs comme pilotes et soixante-dix autres en hibernation avec le millier de reproducteurs, avec une sélection méticuleuse des formes de vie bénéfiques du monde Pak, ils étaient partis pour une extension de la galaxie.
Bien que leur savoir fût de trois millions d’années plus pauvre que celui de Phssthpok, ils avaient une bonne raison pour choisir les étendues extérieures de la galaxie. Par là, ils auraient de meilleures chances de trouver des soleils jaunes, ainsi qu’une planète double, à distance raisonnable. Les perturbations provenant d’étoiles séparées par une demi-année-lumière raréfiaient les planètes doubles dans le noyau galactique ; et il était légitime de croire que, seule, une lune démesurée pourrait donner à un monde quelconque une atmosphère capable de faire subsister une vie Pak.
Un propulseur ionique et une certaine quantité de césium… Ils comptaient se déplacer avec lenteur, et c’est ce qu’ils firent. À vingt mille kilomètres par seconde par rapport au soleil Pak, ils naviguèrent. Ils émirent un message laser vers le soleil Pak pour annoncer à la Bibliothèque que le propulseur ionique avait fonctionné. Les photocalques se trouvaient quelque part dans la Bibliothèque, accompagnés d’une liste de modifications suggérées.
Phssthpok, peu intéressé par ces détails, sauta plusieurs chapitres pour arriver au dernier qui était plus récent de cinq cent mille ans.
Il y trouva l’enregistrement d’un message laser qui avait tracé son sillon à travers le système Pak ; déchiré, pâli, altéré par des nuages de poussière et la distance, il avait été écrit dans une langue devenue morte. Les bibliothécaires l’avaient traduit et classé dans ce chapitre. Il avait dû être retraduit des centaines de fois depuis lors. Des dizaines et des dizaines de chercheurs comme Phssthpok l’avaient sans doute lu, s’étaient posé des questions sur la partie de l’histoire qu’ils ne connaîtraient jamais, et avaient passé outre…
Mais Phssthpok le lut attentivement.
Ils avaient parcouru un long chemin dans les extensions galactiques. La moitié des protecteurs étaient morts à la fin du voyage, non de faim ou de violence, mais de vieillesse. Le fait présentait un caractère si exceptionnel qu’une description médicale détaillée avait été incluse dans le message. Ils avaient croisé des soleils jaunes sans planètes, et d’autres dont les mondes n’étaient que des masses gigantesques de gaz. Ils avaient vu passer des soleils jaunes entraînant des mondes qui auraient pu être habitables, mais qui étaient tous trop loin pour être atteints avec la réserve de césium. La poussière galactique et la pesanteur de la galaxie avaient ralenti leur étrange astronef en accroissant sa réserve de manœuvre. Le ciel s’était obscurci autour d’eux car les soleils devenaient rares.
Ils avaient trouvé une planète.
Ils avaient freiné, transféré ce qui restait de plutonium dans les propulseurs de l’engin d’atterrissage, et ils étaient descendus. La décision n’était pas définitive ; mais si la planète ne se montrait pas à la hauteur des circonstances, ils auraient du travail pendant quelques décennies avant de remettre leur astronef en état de reprendre le vol spatial.
La planète avait des formes de vie. Certaines étaient hostiles, mais aucune ne posa de problème sérieux. Il y avait de la terre. Les protecteurs restants réveillèrent les reproducteurs et les lâchèrent dans les forêts pour qu’ils soient prolifiques et se multiplient. Ils plantèrent de futures récoltes, creusèrent des mines, construisirent des machines pour en creuser davantage, et d’autres machines pour l’agriculture…
Le ciel nocturne noir, presque sans étoiles, gêna quelques colons, mais ils finirent par s’y habituer. Les pluies fréquentes en contrarièrent d’autres, mais ne nuisirent pas aux reproducteurs, si bien que tout alla pour le mieux. Comme il y avait de la place pour tout le monde, les protecteurs ne se battirent même pas. Aucun ne cessa de manger. Il y avait des prédateurs et des bactéries à exterminer, une civilisation à édifier. Il y avait beaucoup à faire.
Avec le printemps et l’été, arrivèrent les récoltes – et la catastrophe. L’arbre de vie n’en était plus un.
Les colons ne parvenaient pas à comprendre ce qui s’était passé. Une plante avait poussé, et venait bien. Elle avait l’aspect et le goût de l’arbre de vie, mais son odeur n’était pas la bonne. Quant à ses effets sur les reproducteurs et les protecteurs, ils auraient pu aussi bien manger de l’herbe.
Ils ne pouvaient pas retourner dans l’espace. Leur maigre provision de racines représentait un nombre inflexible d’heures de travail des protecteurs. Ils pourraient refaire le plein de leurs réservoirs de césium, ils pourraient même mettre au point une technologie pour produire du plutonium dans le temps qui leur restait ; mais quant à trouver et atteindre un autre monde semblable à celui des Pak… non ! Et en admettant qu’ils y arrivent, quelle garantie auraient-ils que l’arbre de vie y pousserait ?
Ils avaient passé leurs dernières années à construire un rayon laser assez puissant pour percer les nuages de poussière qui les cachaient du noyau galactique. Ils ne savaient pas s’ils avaient réussi. Ils ne savaient pas ce qui était défectueux dans leur culture ; ils accusaient le manque de densité d’une longueur d’onde particulière de la lumière stellaire, ou de la lumière stellaire en général, bien que leurs expériences dans ces directions n’eussent rien prouvé. Ils communiquèrent des renseignements détaillés sur l’ascendance de leurs passagers reproducteurs, dans l’espoir que certains pourraient survivre. Et ils réclamèrent du secours.
Il y avait de cela deux millions et demi d’années.
Phssthpok était assis à côté du coffre à racines ; il mangeait tout en lisant. Il aurait souri si son visage avait été façonné pour sourire. Déjà il percevait que sa mission mobiliserait tous les protecteurs sans enfants du monde.
Depuis deux millions et demi d’années, ces reproducteurs avaient vécu sans arbre de vie. Sans avoir le moyen de passer dans la phase protecteur. Des animaux. Des bêtes.
Et Phssthpok seul savait comment les retrouver.
Vous avez pris l’avion à New York, U.S.A., pour Piquetsburg, Afrique du Nord. Soudain vous vous apercevez que New York s’envole dans une certaine direction, Piquetsburg dans une autre, et qu’un vent d’ouragan déporte votre avion dans une troisième…
Un cauchemar ? Ma foi, oui. Mais un voyage dans le système solaire ne ressemble pas à un voyage sur une planète. Chaque roche particulière se déplace à sa propre allure, comme des particules de beurre dans une baratte.
Mars suivait une route presque circulaire. Des astéroïdes tournaient non loin en orbites plus elliptiques, se rapprochaient de la planète rouge ou restaient en arrière, quelques-uns transportaient des télescopes. Leurs opérateurs avertiraient Cérès s’ils voyaient quelque chose se passer sur la surface.
Le statoréacteur Bussard abandonné passa par-dessus le soleil et décrivit une courbe vers l’intérieur, en suivant une hyperbole peu profonde qui l’amènerait sur le plan des planètes.
Le Bœuf Bleu suivit une courbe d’accélération d’un ordre supérieur : un J dont le jambage finirait par harmoniser la vitesse et la position du Bœuf avec celles de l’Intrus.
L’U Thant s’éleva de la Terre sur un statoréacteur loué à Death Valley Port. Au-dessus du Pacifique, le décor était admirable. Après être monté à deux cent quarante kilomètres et s’être mis en orbite, conformément à la loi, Nick passa à l’énergie de fusion et se dirigea vers l’espace. Il laissa le statoréacteur trouver tout seul sa route pour rentrer chez lui.
La Terre roulait sur elle-même et s’éloignait en tombant. Mars se trouvait à quatre jours de voyage à un g, et Cérès leur dirait quels astéroïdes éviter.
Nick mit l’astronef sur pilote automatique. Il n’était pas trop mécontent de l’U Thant. C’était un engin pour la marine terrienne, dont le profilage s’accordait avec les fonctions ; mais le matériel semblait approprié et les commandes étaient d’une élégante simplicité. De plus, la cuisine lui parut excellente.
« Je peux fumer ? demanda Luke.
— Pourquoi pas ? Vous ne pouvez pas avoir l’inquiétude de mourir jeune.
— Les Nations Unies ont-elles déjà leur argent ?
— Certainement. Le transfert a dû avoir lieu il y a plusieurs heures.
— Parfait. Appelez-les, dites-leur qui vous êtes, et demandez tout ce qu’elles ont accumulé sur Mars. Dites-leur de le faire passer sur l’écran, et que vous paierez pour le laser. Cela fera d’une pierre deux coups.
— Pourquoi ?
— Elles appendront ainsi où nous allons.
— Vous avez raison… Luke, pensez-vous réellement que cela va les mettre en branle ? Je sais à quel point les Nations Unies sont difficiles à manier. Il y a eu l’affaire Muller.
— Considérez-la d’un point de vue différent, Nick. Comment êtes-vous arrivé à représenter la Zone ?
— Des tests d’aptitude ont démontré que j’avais un quotient intellectuel élevé et que j’aimais commander. De là, j’ai grimpé les échelons.
— Pour préférons le vote.
— Des concours de popularité.
— Ça marche. Mais pas toujours sans inconvénients. Quel gouvernement n’en a pas ? » Garner haussa les épaules. « Chaque orateur aux Nations Unies représente une nation – une partie du monde. Il pense que c’est la meilleure partie, composée des meilleurs hommes. Autrement il n’aurait pas été élu. Il y a peut-être une vingtaine de représentants dont chacun est persuadé qu’il sait ce qu’il convient de faire au sujet de l’Intrus, et aucun d’entre eux n’acceptera de s’incliner devant les autres. Le prestige. Finalement, ils élaboreront un compromis. Mais s’ils apprennent qu’un civil et un Zonier peuvent les battre dans la course à l’intrus, ils perdront moins de temps. Vous comprenez ?
— Non.
— Allons, appelez-les ! »
Un rayon-message les atteignit un peu plus tard. Ils commencèrent à parcourir les informations sur Mars que la Terre avait amassées.
Il y en avait vraiment beaucoup ; elles s’étendaient sur des siècles. À un moment donné, Nick s’écria : « Je suis prêt pour des vacances d’été. Pourquoi faut-il que nous regardions tout cela ? Selon vous, nous nous livrons tout simplement à un bluff.
— Selon moi, nous recherchons quelque chose, à moins que vous n’ayez mieux à faire. Pour bluffer, le bon moment est quand on a les quatre as. »
Nick éteignit l’écran. La conférence se trouvait maintenant enregistrée sur bande ; ils pourraient toujours s’y rapporter. « Réfléchissons ensemble, dit Nick. J’ai versé un million de marks sur le budget de la Zone pour ces sornettes, plus des taxes additionnelles pour le rayon-message. Avare comme je suis, je me sens presque obligé de m’en servir. Mais, depuis une heure, nous avons étudié l’affaire Muller, et tout était tiré des dossiers de la Zone ! »
Onze ans plus tôt, un Zonier du nom de Muller qui faisait de la prospection minière avait essayé d’utiliser la masse de Mars pour opérer un vif changement de cap. Il s’était trop rapproché et avait dû se poser. Aucun problème : les policiers viendraient le chercher dès que les Nations Unies leur donneraient le feu vert. Personne ne se pressa… jusqu’au jour où Muller fut assassiné par des Martiens.
Avant cette agression, les Martiens avaient été un mythe. Muller avait sûrement été surpris. Mais, pouvant à peine respirer dans une atmosphère proche du vide, il avait réussi à tuer une demi-douzaine de Martiens en se servant d’un réservoir d’eau pour répandre la mort dans toutes les directions.
« Pas tout, protesta Garner. C’est nous qui avons étudié les cadavres martiens que vous avez récupérés. Cette information nous sera peut-être utile. Je me demande encore pourquoi l’intrus a choisi Mars. Connaîtrait-il des Martiens ? Ou veut-il établir des relations avec eux ?
— Grand bien lui fasse !
— Ils utilisent des lances. De mon point de vue, cela prouve qu’ils sont intelligents. Nous ne savons pas à quel point, parce que personne n’a jamais essayé de parler à un Martien. Ils possèdent peut-être un certain type de civilisation là-bas, sous la poussière.
— Des civilisés, n’est-ce pas ? » La voix de Nick se fit féroce. « Ils ont tailladé la tente de Muller ! Ils l’ont privé de son air. Dans la Zone, c’est le pire des crimes.
— Oh ! Je n’ai pas dit qu’ils étaient sympathiques ! »
Le Bœuf Bleu volait sans propulsion. Derrière lui, le vaisseau spatial étranger était visible à l’œil nu et se rapprochait. Tina s’énervait de ne pouvoir le surveiller. Mais cela pouvait présenter un avantage : l’intrus ne verrait pas trois Zoniers en train de libérer le monoplace d’Einar Nilsson de son grand utérus métallique.
« Les crampons sont détachés ici », dit Tina. Elle était en sueur. Elle sentait un souffle frais sur son visage, car le système d’aération fonctionnait pour empêcher son masque de s’embrumer.
La voix de Nate retentit derrière son oreille. « Bon travail, Tina. »
Einar dit à son tour : « Nous aurions pu emporter un quatrième homme dans le système de survie du monoplace. Zut ! Je regrette de n’y avoir pas pensé. Nous aurions été deux à faire la connaissance de l’intrus.
— Cela n’a probablement pas d’importance. L’intrus est parti. C’est un vaisseau mort. » Néanmoins, Nate avait l’air mal à l’aise.
« Et combien de gens a-t-il laissés derrière ? Je n’ai jamais beaucoup cru que l’intrus naviguerait tout seul en monoplace entre les étoiles. Trop poétique. N’importe. Tina, donnez-nous cinq secondes de poussée sous la tuyère de fusion. »
Tina arrondit les épaules et alluma les jets de son réacteur dorsal. D’autres flammes jaillirent en avant sous la coque. Le vieux monoplace se souleva lentement entre les grandes portes.
« Okay, Nate, montez vite à bord. Veillez à conserver le Bœuf entre vous et l’intrus à tout moment. Espérons qu’il ne possède pas de radar de profondeur. »
Impossible à l’un et à l’autre de voir le froncement de sourcils de Tina.
La taille moyenne des femmes de la Zone était d’un mètre quatre-vingts ; mais elles avaient tendance à être minces et élancées. Tina Jordan mesurait un mètre quatre-vingts et était bâtie en proportion, à l’échelle terrienne. Elle avait des formes parfaites, et elle s’en enorgueillissait. Elle trouvait ennuyeux que les Zoniers la prissent encore pour une Terrienne.
Elle avait quitté la Terre à vingt et un ans. Depuis quatorze ans, elle vivait dans la Zone : sur Cérès, Junon, Mercure, à la station d’Héra en orbite rapprochée autour de Jupiter, et dans les troyens arrière. Elle considérait la Zone et le système solaire comme sa patrie. Elle se souciait fort peu de n’avoir jamais piloté de monoplaces. Beaucoup de Zoniers étaient dans son cas. Les mineurs en monoplace ne représentaient qu’un aspect de l’économie de la Zone qui comprenait des chimistes, des physiciens nucléaires, des astrophysiciens, des hommes politiques, des astronomes, des employés de bureau, des marchands et… des programmeurs d’ordinateurs.
Elle avait toujours entendu dire que, dans la Zone, les femmes n’étaient victimes d’aucun préjugé défavorable. Et c’était vrai ! Sur la Terre, des femmes occupaient encore des emplois mal rétribués. Les employeurs prétendaient que certains travaux nécessitaient de la force physique, ou qu’une femme les quitterait pour se marier au moment le plus opportun, ou même qu’une femme qui travaillait rendait sa famille malheureuse. Dans la Zone, il en allait autrement ; et Tina en avait été plus surprise que réjouie. Elle s’était attendue à être déçue.
Et voilà qu’une femme, programmeuse d’ordinateur, était l’élément le plus important du personnel du Bœuf. C’était à la fois une crainte et une joie. La crainte était pour Nate, qui était trop jeune pour courir un tel risque ; car un Zonier avait déjà rencontré l’intrus, et nul n’en avait plus entendu parler depuis.
Mais que faisait Nate à bord du monoplace ?
Elle aida Einar à retirer son scaphandre – il était une montagne de chair ; jamais, il n’aurait pu se soulever contre la pesanteur de la Terre – puis elle le laissa faire la même chose pour elle.
« Je croyais, dit-elle, que ce serait Nate qui aborderait l’intrus. »
Einar parut étonné. « Quoi ? Non. Ce sera vous.
— Mais… » Elle chercha ses mots, et elle les trouva avec horreur. « Mais je suis une femme. » Elle se tut.
« Réfléchissez, reprit Einar en se forçant à la patience. Le vaisseau pourrait ne pas être vide. Monter à bord risque d’être dangereux.
— En effet ! dit-elle avec énergie.
— « Voilà pourquoi nous assurerons à quiconque montera à bord toute la protection dont nous disposons. Le Bœuf fait partie de cette protection. Je garderai le moteur atomique en marche ; il devrait suffire à pulvériser le salaud s’il essayait je ne sais quoi, et le com-laser, à cette portée, le perforerait de part en part. Mais il y a une chance pour que le Bœuf soit lui aussi anéanti.
— Le monoplace monte donc la garde. » Tina fit un geste comme pour écarter le sujet. « J’avais découvert cela toute seule. Je pensais que je…
— Non, ne dites pas de bêtises. Vous n’avez jamais piloté un monoplace dans toute votre existence. Ici, je n’ai guère le choix. J’avais envisagé de laisser Nate piloter le Bœuf ; mais quoi ! C’est mon astronef, et il connaît les monoplaces. Je ne pouvais pas vous confier l’un ou l’autre de ces postes.
— Non, bien sûr. » Elle était calme, apparemment, mais une boule glacée de peur s’installait dans son ventre.
« De toute façon, vous êtes le meilleur choix. Vous serez celle qui établira le contact avec l’intrus ; vous essaierez d’apprendre sa langue. En dehors de cela, vous êtes une Terrienne et, physiquement, la plus robuste d’entre nous. »
Tina approuva d’un geste saccadé de la tête.
« Vous auriez pu ne pas venir, vous savez.
— Oh ! Ce n’est pas cela ! Vous ne croyez pas, j’espère, que je songeais à mourir. Tout simplement… je ne m’étais pas…
— Non, vous ne vous étiez pas donné la peine de réfléchir. Il faudra vous habituer à réfléchir, en vivant dans la Zone », dit gentiment Einar. Maudit bonhomme !
La poussière de Mars est unique.
Son unicité est le résultat de la cimentation du vide. Il fut un temps où la cimentation du vide était le croque-mitaine des industries de l’espace. De petits composants de sonde spatiale, qui dans l’air glisseraient aisément les uns sur les autres, se soudaient solidement dans le vide, dès que les gaz absorbés par leurs surfaces pouvaient s’évaporer. La cimentation du vide a fondu des éléments dans les premiers satellites américains et dans les premières sondes interplanétaires soviétiques. La cimentation du vide empêche la Lune d’être profondément enfouie sous la poussière des météores. Les particules se soudent en une roche craquante, en un ciment naturel, sous la même attraction moléculaire qui soude les blocs de Johanssen et transforme la vase des fonds marins en roches sédimentaires.
Mais sur Mars, il y a juste assez d’atmosphère pour arrêter ce processus et pas tout à fait assez pour arrêter un météore. Une poussière de météores recouvre presque toute la planète. Les météores peuvent fondre la poussière en cratères, mais elle ne se cimente pas, bien qu’elle soit assez fine pour couler comme de l’huile visqueuse.
« Cette poussière va être notre plus gros problème, dit Luke. L’Intrus n’a même pas eu besoin de se creuser un trou. Il a pu s’enfoncer n’importe où. »
Nick coupa l’émetteur laser qui, après deux jours d’usage, était brûlant. « Il aurait pu se dissimuler n’importe où dans le Système, mais il a choisi Mars. Il devait avoir une raison. Peut-être s’agit-il de quelque chose d’impossible à faire sous la poussière. Ce qui le situerait dans un cratère ou sur une montagne.
— Il aurait été repéré. « Luke regarda une photographie tirée de la mémoire du pilote automatique et prise par un groupe près du piège à contrebandiers. Elle représentait un œuf métallique vaguement luisant dont le petit bout était pointu. L’œuf se déplaçait le gros bout en avant, et il filait comme s’il était propulsé par une fusée. Mais il n’y avait pas de jet de propulsion, du moins aucun qui aurait pu être détecté par un instrument.
« Il est assez gros pour être aperçu de l’espace, dit Luke, et facilement reconnaissable avec cette coque argentée.
— Oui. Eh bien, il est sous la poussière ! Il faudra beaucoup d’astronefs avec des radars de profondeur pour le trouver, et encore sans garantie. » Nick promena ses mains sur son crâne dégarni. « Nous pourrions repartir maintenant. Votre gouvernement de Terriens s’est finalement décidé à nous envoyer quelques vaisseaux. J’ai eu l’impression qu’ils n’étaient pas tellement contents de nous voir participer à leurs investigations. » Il s’était exprimé d’une voix neutre, diplomatique.
« J’aimerais bien continuer. Quel est votre sentiment ?
— J’en suis ! La chasse aux choses bizarres est le sport que je pratique en vacances.
— Par où commenceriez-vous vos recherches ?
— Je ne sais pas. La poussière la plus épaisse sur la planète est dans le Tractus Albus.
— De sa part, ç’aurait été idiot de choisir la plus épaisse. Il serait allé là par hasard.
— Vous avez d’autres idées ?
— Solis Lacus, par exemple.
— Oh ! L’ancienne base des Terriens ? Bien raisonné. Il pourrait avoir besoin d’un système de survie pour Brennan.
— Je n’avais même pas pensé à cela. S’il a besoin de quoi que ce soit là-bas – technologie humaine, eau, n’importe quoi – c’est le seul coin où il peut aller sur la planète. S’il n’y est pas, nous pourrons au moins remplir quelques récipients de poussière martienne…
— Bœuf Bleu appelle U Thant. Ici Bœuf Bleu. Bœuf Bleu appelle U Thant par Death Valley Port. »
Ce message contiendrait un signal de cap. Nick régla le pilote automatique pour diriger son propre com-laser. « Cela prendra quelques minutes », dit-il. Puis : « Je me demande ce qui se passe pour Brennan.
— Pourrons-nous sortir de ce fatras le radar de profondeur ?
— Espérons que oui. Je ne vois pas quel autre instrument nous pourrions utiliser comme chercheur.
— Un détecteur de métal. Il doit y en avoir un à bord. »
« Ici Nicholas Brewster Sohl à bord d’U Thant. J’appelle Bœuf Bleu. Quelles nouvelles ? Je répète. Ici Nicholas… »
Einar passa sur l’émetteur. « Einar Nilsson, commandant du Bœuf Bleu. Nous avons rattrapé l’astronef de l’intrus. Tina Jordan se prépare à l’aborder. Je vous branche sur Tina. » Ce qu’il fit.
Et il se rejeta en arrière sur son siège pour attendre.
Il aimait bien Tina. Il était à moitié certain qu’elle trouverait le moyen de se faire tuer. Nate avait protesté avec véhémence, mais les arguments d’Einar étaient sans réplique. Il regarda attentivement le film transmis par la caméra du casque de Tina.
L’astronef de l’intrus avait l’air déserté, avec son attitude oblique et ses câbles mous de remorque qui commençaient à faire des boucles. Tina ne distingua aucun mouvement dans la lentille de la grosse pupille de l’œil. Elle s’arrêta à quelques mètres du hublot, et elle remarqua avec satisfaction que ses mains ne tremblaient pas sur les commandes d’allumage des jets.
« Ici Tina. Je suis à l’extérieur de ce qui ressemble à un module de commande. J’aperçois par la vitre – si c’est du verre – un siège d’accélération et des commandes tout autour. L’Intrus doit être hominien.
« Le module de service est trop radioactif pour que je m’en approche. Le module de commande est une sphère lisse avec un grand hublot et des câbles qui traînent dans les deux sens. Vous devriez voir tout cela, U Thant. »
Elle tourna lentement autour de la grosse pupille. Elle prenait son temps. Les Zoniers ne se hâtaient qu’en cas de nécessité absolue. « Je ne trouve aucune trace d’un sas. Il faudra que je me fraie un passage au pistolet thermique. »
« Passez par le hublot. Inutile de mettre le feu à un explosif quelconque », lui dit derrière son oreille la voix d’Einar.
La matière transparente avait un point de fusion de deux mille degrés Kelvin, et un laser était évidemment hors de question. Tina se servit d’un pistolet thermique pour tracer et retracer un cercle. Petit à petit, elle réussit à couper la matière transparente. « Je reçois du brouillard par les fentes, raconta-t-elle. Ah ! Je vais pouvoir passer ! »
Un disque transparent d’un mètre fut éjecté par le reste de l’air ; une sorte de brume blanche l’accompagnait. Tina se saisit du disque et l’envoya vers le Bœuf en vue d’une récupération ultérieure.
La voix d’Einar grésilla : « N’essayez pas encore d’entrer !
— Bien sûr. » Elle attendit que les bords du trou se refroidissent. Un quart d’heure, pendant lequel il ne se passa rien. Elle pensa qu’on devait commencer à s’agiter à bord de l’U Thant. Toujours aucun signe de mouvement à l’intérieur du module. Ils n’avaient rien décelé quand ils l’avaient sondé avec le radar de profondeur ; mais les parois étaient épaisses, et il était possible que quelque chose d’aussi peu dense que de l’eau, par exemple, eût échappé à l’examen.
Assez de temps perdu. Elle plongea à travers le trou.
« Je me trouve dans une petite cabine de commande », dit-elle en tournant le buste pour que la caméra montre l’ensemble. Des vrilles de brouillard glacé dérivaient vers le trou du hublot. « Très petite. Le tableau de bord est d’une telle complexité que j’incline à penser que l’intrus n’avait pas d’autopilote. Aucun homme ne pourrait se débrouiller avec toutes ces commandes et ces réglages. Je ne vois qu’un seul siège, et il n’y a pas d’autres extra-terrestres que moi.
« Un coffre est rempli de patates douces, dirait-on, tout à côté du siège du pilote. C’est le seul indice de possibilités culinaires dans ce compartiment. Je vais continuer mon inspection. » Elle essaya d’ouvrir la porte du fond de la salle de commande. La pression la maintint fermée. Elle utilisa son pistolet thermique. La porte se découpa beaucoup plus facilement que la matière du hublot. Elle attendit pendant que la salle se remplissait d’un brouillard dense, puis elle entra. Le brouillard était encore plus épais.
« Cette pièce est à peu près aussi grande que la salle de commande. Désolée pour la vue. On dirait un gymnase pour chute libre. » Elle promena la caméra tout autour d’elle, puis se dirigea vers l’une des machines et essaya de la mettre en marche. Cette machine semblait inviter quelqu’un à se tenir debout à l’intérieur contre la force de ressorts puissants. Tina ne réussit pas à la faire bouger.
Elle démonta la caméra et la fixa à une paroi en direction de la machine d’exercices. Elle fit une nouvelle tentative. « Ou bien je me débrouille mal, dit-elle à ses auditeurs, ou bien l’intrus ne ferait de moi qu’une bouchée. Voyons ce qu’il y a d’autre. » Elle regarda autour d’elle. « C’est drôle », murmura-t-elle peu après.
Il n’y avait rien d’autre. Rien que la porte donnant sur la salle de commande.
Une investigation de deux heures par Tina et Nate La Pan confirma ses dires. Le système de survie se composait :
D’une salle de commande dont les dimensions avoisinaient celles de la salle de commande d’un monoplace.
D’un gymnase pour chute libre, de dimensions équivalentes.
D’un coffre rempli de racines.
D’un énorme réservoir d’air. Il n’y avait pas de dispositifs de sécurité pour arrêter une fuite en cas de crevaison. Le réservoir était vide. Il avait dû être presque vide lorsque l’astronef avait atteint le système solaire.
D’un mécanisme très complexe de filtrage de l’air, sans doute destiné à éliminer la moindre trace de déchets biochimiques. Il avait été réparé de nombreuses fois.
D’un équipement aussi complexe pour la conversion des déchets liquides et solides.
C’était incroyable. L’unique Intrus avait apparemment passé son temps dans deux petites pièces, en ne mangeant qu’une sorte d’aliment, sans bibliothèque pour le distraire et sans pilote automatique ordinateur pour maintenir sa trajectoire, pour surveiller sa réserve de carburant, et lui faire éviter les météorites. Et pourtant le voyage avait duré des décennies, au moins. Étant donné la complexité du matériel de filtrage et de recyclage, l’énorme réservoir d’air avait dû être inclus uniquement pour remplacer l’air perdu par osmose à travers les parois !
« Voilà, dit enfin Einar. Revenez, tous les deux. Nous allons marquer une pause, et je demanderai des instructions à l’U Thant. Nate, mettez quelques racines dans un sac pressurisé. Nous pourrons les analyser. »
« Fouillez encore une fois le vaisseau, leur dit Nick. Peut-être trouverez-vous un pilote automatique simplifié : pas un ordinateur, rien qu’un truc pour maintenir la trajectoire. Vous êtes peut-être passés à côté d’un recoin quelconque où l’intrus aurait pu se cacher. En particulier, essayez d’entrer dans le réservoir d’air : il pourrait constituer un très bon refuge en cas de nécessité. » Il coupa le son et se tourna vers Luke. « Ils ne découvriront rien, évidemment. Voyez-vous autre chose ?
— Je voudrais qu’ils analysent l’air. En ont-ils la possibilité ?
— Oui.
— Et le verre du hublot, et la chimie de cette racine.
— Ils en auront fini avec la racine quand ce message leur parviendra. Il rouvrit le son. » Lorsque vous aurez fini d’analyser ce que vous avez récolté, vous pourriez réfléchir au moyen de remorquer ce vaisseau jusque chez nous. Restez auprès de lui, gardez votre moteur atomique en marche. Si une situation critique se présente, utilisez immédiatement le jet de la fusion. Terminé pour Sohl. »
Il contempla l’écran pendant quelque temps après qu’il se fut éteint. Et puis il murmura : « Un super-monoplace. Par les yeux de Finagle, je ne l’aurais pas cru !
— Et piloté par une sorte de super-Zonier, ajouta Luke. Solitaire. N’éprouvant pas le besoin de se distraire. Ne se souciant pas de ce qu’il mange. Aussi fort que King Kong. Vaguement humanoïde. »
Nick sourit. « Tout cela ne fait-il pas de lui une espèce supérieure ?
— Je ne le nierais pas. Et je suis terriblement sérieux. Il nous faut attendre et voir. »
Brennan remua.
Il n’avait pas bougé depuis des heures. Il gisait sur le dos dans le coffre aux racines, les yeux clos, le corps replié dans une position quasi fœtale autour de son ventre gonflé, les poings crispés. Mais il déplaça un bras, et Phssthpok se réveilla tout à fait.
Brennan s’empara d’une racine, la porta à sa bouche, la mordit et l’avala. La mordit et l’avala. La mordit et l’avala sous le regard attentif de Phssthpok. Mais il n’ouvrit pas les yeux.
La main de Brennan lâcha les deux derniers centimètres de la racine ; il se retourna et ne bougea plus.
Phssthpok se détendit. Il ne tarda pas à reprendre son rêve.
Il y avait plusieurs jours qu’il avait cessé de manger. Il se disait que c’était trop tôt, mais son ventre n’en croyait rien. Il vivrait juste assez longtemps. En attendant, il rêvait.
… Il était assis par terre dans la Bibliothèque avec un morceau de racine dans la bouche, un vieux livre en équilibre sur un genou rond comme un cantaloups et une carte étalée devant lui sur le plancher. C’était une carte de la galaxie, mais graduée en fonction du temps. Les étoiles du noyau étaient représentées dans des positions datant de trois millions d’années, mais les extensions étaient d’un demi-million d’années plus jeunes. Le personnel de la Bibliothèque avait consacré près d’une année à la lui préparer.
Supposons qu’ils aient franchi une distance X, se dit-il. Leur vitesse moyenne a dû être de 0,06748 vitesse de la lumière, étant donné le frottement de la poussière et les champs attractifs et électromagnétiques de la galaxie. Leur laser est retourné à la vitesse de la lumière ; tenons compte de la courbure de l’espace. Donnons-leur un siècle pour la construction du laser ; ils avaient tout le temps pour cela. Donc X =33 210 années-lumière.
Avec son compas, Phssthpok dessina un arc en prenant comme centre le soleil Pak. Marge d’erreur : 0,001, trente années-lumière. Ils sont sur cet arc !
Maintenant supposons qu’ils soient allés tout droit en partant du centre de la galaxie. C’était une bonne hypothèse : il y avait des étoiles dans cette direction, et le soleil Pak était décentré par rapport au noyau. Phssthpok traça une ligne radiale. Une marge d’erreurs plus grande ici. Erreur originelle, modifications de cap… Et la ligne droite se serait incurvée maintenant, tandis que la galaxie tournait comme du lait caillé. Ils seraient restés dans le plan galactique. Et ils sont près de ce point-ci. Je les ai trouvés…
Les subordonnés de Phssthpok se répandant comme des fourmis militaires dans la Bibliothèque. Chaque protecteur à portée se joignit à ses recherches. C’est dans la division de l’Astronautique, Phwee. Trouvez cela. Il nous faut ces diagrammes de statoréacteurs. Ttuss, j’ai besoin de savoir ce qui arrive quand un protecteur vieillit, et quand cela se produit, et tous les facteurs y contribuant. Il y a probablement un exemplaire de ce rapport à la division Médicale. Peut-être a-t-il été ajouté. Hratchp, nous avons à apprendre ce qui pourrait empêcher un arbre de vie de pousser dans les extensions galactiques. Il vous faut des agronomes, des chercheurs médicaux, des chimistes, des astrophysiciens. Utilisez la vallée de Pitchok pour vos expériences, et n’oubliez pas que l’environnement était habitable. Tentez des expériences avec le sol, une lumière stellaire réduite, un rayonnement réduit. Vous autres, des divisions de Physique et des Constructions mécaniques : il me faut un propulseur à fusion pour manœuvrer dans le système. Il me faut des véhicules de lancement pour tout ce que nous construisons. Dessinez-les ! Tous les protecteurs sans enfants sur la planète recherchaient un but de vie, une Cause. Et Phssthpok la leur donnait…
… Le vaisseau cosmique, finalement achevé, se dressant en trois éléments sur le sable non loin de la Bibliothèque. L’armée de Phssthpok se rassemblant. Nous avons besoin de monopôles, nous avons besoin de racines et de semences d’arbre de vie, nous avons besoin de quantités considérables de carburant hydrogène. Le statoréacteur ne fonctionnera pas au-dessous d’une certaine vitesse. Meteor Bay a tout ce qu’il nous faut. Nous n’avons qu’à nous en emparer ! Pour la première fois depuis vingt mille ans, les protecteurs sans enfants de Pak se groupaient pour la guerre…
Son propre virus Q2 utilisé sur les reproducteurs, avec des escouades de nettoyeurs pour la chasse aux survivants. Des protecteurs récemment sans enfants, changeant de camp, ralliant son armée. Hratchp survenant avec le secret étrange et complexe de la racine de l’arbre de vie…
Trois coups sourds retentirent sur la coque.
Un instant, il crut que c’était un souvenir. Il était tellement loin… Et puis il se leva et regarda fixement un point qui se trouvait à bonne hauteur sur la paroi incurvée de la coque. Sa cervelle embraya à toute vitesse.
Il avait su qu’il existait certain type de processus de photosynthèse non organique qui avait lieu sur la surface de la poussière. Alors son esprit extrapola : des courants dans la poussière, la photosynthèse se produisant sur le dessus, des courants descendants amenant de la nourriture à de plus importantes formes de vie. Il aurait dû y penser avant et vérifier. Il baissait beaucoup, Phssthpok. L’âge et une motivation affaiblie l’éteignaient trop tôt.
Trois nouveaux coups sourds, rythmés, se firent entendre presque sous ses pieds.
Il traversa la cale d’un saut, atterrit en souplesse et sans bruit. Il ramassa sa clé amollissante à tête plate. Il attendit.
Hypothèse : quelque chose d’intelligent sondait la cale du fret pour obtenir des échos. Taille : inconnue. Intelligence : inconnue. Évolution : sans doute inférieure en raison de l’environnement. En admettant que les Martiens eussent des yeux, ils devaient être aveugles sous cette poussière. La perception par l’ouïe pouvait compenser la cécité. Les échos provoqués par ce cognement les renseignaient peut-être sur ce qui se trouvait à l’intérieur. Et ensuite ?
Ils essaieraient de s’introduire. Les êtres intelligents étaient toujours curieux.
Le twing était solide et résistant, mais non invulnérable.
Phssthpok bondit tout droit vers le haut, passa par l’écoutille et déboucha dans la cabine de commande. Il avait horreur de quitter son prisonnier, mais il le fallait bien. Il referma la porte de la cale, vérifia qu’elle était hermétiquement close, puis revêtit rapidement son scaphandre.
Trois cognements cadencés, quelque part sous lui. Une pause.
Encore un, près de son bras droit. Phssthpok appliqua la clé amollissante au twing. Un coup sourd, et trente centimètres d’une baguette en verre grossier passèrent à travers le twing. Phssthpok tira vivement sur la baguette, avança un bras par la cloison et attrapa quelque chose de plus mou. Il l’attira à l’intérieur.
Ce quelque chose était bâti à peu près comme un Pak, mais en plus petit et plus épais. Il se cramponnait à une lance qu’il tenait à l’envers. Phssthpok le frappa brutalement à l’endroit où la tête s’attachait aux épaules. Quelque chose se brisa et le Martien devint mou. Phssthpok chercha sur son corps des régions tendres ; en un point du milieu, il n’y avait pas de protection osseuse. Phssthpok enfonça ses doigts dedans et poussa jusqu’à ce qu’il sentît céder quelque chose. Le Martien était probablement mort.
Il commença à dégager de la fumée.
Phssthpok regarda et attendit.
Quelque chose dans l’atmosphère de la capsule provoquait ce dégagement de fumée. Voilà qui semblait prometteur. La lance n’indiquait pas une haute civilisation. Et ils ne possédaient sans doute rien qui fût capable de pénétrer le twing. Il n’aima pas beaucoup le risque qu’il allait prendre, mais il n’avait pas le choix.
Il ouvrit son casque un moment et renifla. Il le referma vite. Mais il avait senti des produits chimiques qu’il connaissait bien…
Il prit quelques gouttes d’eau et en aspergea la jambe du Martien. Cela provoqua un éclair en boule. Phssthpok s’éloigna d’un bond. De l’autre côté de la cabine, il regarda brûler le Martien.
Cela lui parut assez clair.
Il se mit au travail pour monter un conduit de réservoir d’eau de la capsule à la coque. Il accomplit rapidement ses derniers gestes : il se servit de sa clé amollissante, fit passer le tuyau à travers la coque, retira la clé pour durcir le twing, puis fit couler l’eau. Des cognements frénétiques résonnèrent de partout sur la coque. Ils cessèrent subitement.
Il vida dans la poussière une bonne partie de sa réserve d’eau.
Il attendit plusieurs heures, jusqu’à ce que le bruit plaintif du système d’aération redevînt normal. Alors, il retira son scaphandre et rejoignit Brennan. Le prisonnier ne s’était aperçu de rien.
L’eau éloignerait les Martiens pendant quelque temps. Mais les réserves de Phssthpok se trouvaient réduites à leur plus simple expression. Il avait abandonné son astronef, le système de propulsion qui lui restait était inutilisable, son environnement était bordé par une coquille sphérique de poussière. Et à présent il n’avait presque plus d’eau. Visiblement, l’histoire de sa vie approchait de son épilogue.
Il se remit à rêver.
Le Bœuf Bleu avait contourné le soleil et se trouvait maintenant sur l’autre côté du système ; il se dirigeait vers l’espace interstellaire. Entre le Bœuf et l’U Thant, il y avait un écart de trente minutes pour les communications. Sohl et Garner attendaient, en sachant que n’importe quelle information aurait une demi-heure de retard.
Mars était aux trois quarts plein et d’une taille impressionnante dans leur caméra arrière.
Ils avaient posé toutes les questions, hasardé des conjectures après les réponses, dressé la carte du quadrillage de leurs recherches dans la région de Solis Lacus. Luke se morfondait.
Il regrettait les commodités aménagées dans son fauteuil de voyage. Il croyait que Nick s’ennuyait aussi, mais il se trompait : dans l’espace, Nick gardait habituellement le silence.
L’écran s’alluma : un visage de femme. La radio s’éclaircit la gorge et parla.
« U Thant, ici Tina Jordan à bord du Bœuf Bleu. » Luke eut l’impression que cette femme était au bord de la panique. Tina lâcha tout à trac : « Nous avons des ennuis. Nous procédions à des tests sur cette racine étrangère au labo, et Einar a mordu dedans ! Elle ressemblait à de l’amiante à la suite de son exposition au vide, mais il en a mâchonné un morceau et l’a avalé avant que nous ayons pu l’en empêcher. Je ne comprends pas pourquoi il l’a fait. Elle avait une odeur infecte !
« Et Einar est malade, très malade. Il a voulu me tuer lorsque je lui ai retiré la racine. Maintenant il est tombé dans le coma. Nous l’avons mis dans l’auto-docteur du vaisseau. L’auto-docteur a répondu : Données insuffisantes »… Ils entendirent une respiration hachée, et Luke crut voir des bleus qui commençaient à se foncer sur la gorge de Tina. « Nous voudrions avoir l’autorisation de le conduire à un médecin humain. »
Nick laissa échapper un juron et passa sur l’émetteur. « Ici Nick Sohl. Choisissez une route et partez. Achevez ensuite l’analyse de cette racine. L’odeur vous a-t-elle rappelé quelque chose ? Terminé pour Sohl. » Il éteignit. « Qu’est-ce qui lui a pris ? »
Luke haussa les épaules. « Il avait peut-être faim.
— Einar Nilsson ! Il a été mon patron pendant un an avant de renoncer à la politique. Pourquoi aurait-il essayé un truc comme ça ? Autant se suicider. Il n’est pas idiot, voyons ! » Nick tambourina sur les bras de son siège, puis chercha Cérès avec le com-laser.
Au cours de la demi-heure qui s’écoula avant que le Bœuf Bleu le rappelât, il reçut les dossiers des trois membres de son équipage. « Tina Jordan est une Terrienne. Voilà qui explique pourquoi ils attendaient les ordres, dit-il.
— Fallait-il une explication ?
— La plupart des Zoniers seraient partis dès le moment où Einar est tombé malade. L’engin de l’intrus est vide, et le retrouver ne pose aucun problème. Il n’y avait aucun intérêt à demeurer sur place. Mais Jordan est restée une Terrienne ; elle a encore l’habitude qu’on lui dise quand elle doit respirer, et La Pan manquait probablement trop de confiance en son propre jugement pour passer outre.
— L’âge, dit Luke. Nilsson était le plus âgé.
— Quel rapport avec le problème ?
— Je n’en sais rien. Il était aussi le plus gros Peut-être recherchait-il une nouvelle sensation de goût… Non, vraiment, je ne crois pas davantage cela…
— Bœuf Bleu appelle U Thant. Nous sommes sur le chemin du retour. Direction prévue : Vesta. Les analyses de la racine presque normales. Taux élevé d’hydrates de carbone, dont des sucres. Les protéines paraissent ordinaires. Pas du tout de vitamines. Nous avons trouvé deux composés dont Nate assure qu’ils sont nouveaux. L’un ressemble à une hormone, une testostérone, mais elle n’est certainement pas une testostérone.
« La racine n’a pas une odeur que je pourrais nommer, sauf peut-être une odeur de lait ou de crème aigre. L’air dans l’astronef de l’intrus était raréfié, avec une suffisante pression partielle d’oxygène, sans composés toxiques, au moins deux pour cent d’hélium. Nous avons procédé à une spectro-analyse de la matière du hublot et… » Elle énuméra un spectre d’éléments d’une teneur élevée en silicone. « L’auto-docteur continue de répondre « Données insuffisantes » pour la maladie d’Einar, mais maintenant un signal d’urgence s’est allumé. De toute façon, ce n’est pas bon. D’autres questions ?
— Pas pour l’instant, répondit Nick. Ne nous rappelez pas, parce que nous allons être trop occupés à atterrir. » Il coupa et se remit à tambouriner sur le pupitre avec ses longs doigts minces. « De l’hélium. Cela devrait signifier quelque chose.
— Un petit monde sans lune, hasarda Luke. De grosses lunes ont tendance à écumer l’atmosphère d’une planète. La Terre ressemblerait à Vénus sans son énorme satellite. L’hélium serait le premier à disparaître, n’est-ce pas ?
— Peut-être. Il serait aussi le premier à quitter une petite planète. Réfléchissez à la force de l’intrus. Ce n’était pas d’une petite planète qu’il venait. »
Nick et Luke étaient des hommes qui réfléchissaient toujours avant de parler. La conversation à bord de l’U Thant s’interrompit donc pendant quelques minutes avant de repartir juste au point où elle s’était arrêtée.
« D’où, alors ?
— De quelque part dans un nuage de gaz avec beaucoup d’hélium. Le noyau galactique se trouve dans la direction d’où il venait. Il y a quantité de nuages de gaz et de nuages de poussière par là.
— Mais c’est à une distance invraisemblable. Voudriez-vous ne plus tambouriner ?
— Cela m’aide à réfléchir. Comme, pour vous, fumer.
— Dans ce cas, tambourinez à votre aise.
— Je ne vois pas de limites à la distance d’où il a pu venir. Plus rapidement un statoréacteur Bussard se déplace, plus il récolte de carburant.
— Il faut qu’il y ait une limite où la vitesse d’éjection égale la vitesse à laquelle le gaz frappe l’ouverture d’admission.
— Possible. Mais ce doit être ainsi qu’il est venu. Ce réservoir d’air était immense. L’intrus se trouve très loin de chez lui. »
L’auto-docteur était installé dans la paroi du fond, au-dessus de l’une des trois couchettes amortisseuses de catastrophe. Einar était dans cette couchette. Il avait le bras enfoncé presque jusqu’à l’épaule dans l’auto-docteur.
Tina surveillait son visage. Son état empirait régulièrement. Mais pas sous l’effet d’une maladie : à moins que la sénescence ne fût une maladie. Einar avait vieilli de plusieurs dizaines d’années en une heure. De toute urgence, il lui fallait un médecin humain… mais une poussée supérieure à celle du Bœuf l’aurait tué, et ils ne disposaient d’ailleurs que du Bœuf.
Auraient-ils pu l’en empêcher ? Si elle avait crié tout de suite… mais aussitôt Einar avait cherché à l’étrangler, et c’était trop tard. D’où Einar avait-il une force pareille ? Il avait failli la tuer.
Sa poitrine ne bougea plus.
Tina leva les yeux vers les cadrans de l’auto-docteur. D’ordinaire un panneau les recouvrait ; un vaisseau spatial possède assez de gadgets à surveiller sans que des distractions supplémentaires soient utiles. Tina, depuis des heures, avait regardé les cadrans toutes les cinq minutes. Cette fois, ils étaient tous rouges.
« Il est mort », dit-elle. Elle entendit l’intonation de surprise dans sa voix et elle s’en étonna. Les parois de la cabine commencèrent à se brouiller et à reculer.
Nate dégringola du siège de commande et se pencha au-dessus d’Einar. « Et c’est seulement maintenant que vous vous en apercevez ! Il est sans doute mort depuis une heure !
— Non, je vous jure… » Tina se débattit contre l’anesthésie croissante qui bloquait ses veines. Son corps n’était plus que de l’eau. Elle manqua s’évanouir.
« Regardez sa tête, et osez me dire cela ! »
Tina se redressa sur ses jambes flageolantes. Elle considéra le visage ravagé. Einar, mort, avait l’air vieux de plusieurs siècles. Avec un mélange de chagrin, de culpabilité et d’aversion, elle se pencha pour caresser la joue sans vie.
« Il est encore chaud.
— Chaud ? » Nate toucha le cadavre. « Il est brûlant. La fièvre. Il devait être encore vivant il y a quelques secondes. Pardon, Tina. J’ai conclu trop vite. Hé ! Vous n’allez pas vous trouver mal, j’espère ? »
« Jusqu’à quel point ces approches sont-elles dangereuses ?
— Faites disparaître de votre voix cette petite note tremblée », répondit Nick. C’était pure calomnie. Luke n’était qu’intéressé. « J’ai effectué au moins deux cents manœuvres semblables dans ma vie. En ce qui concerne les sensations fortes, je n’ai rien trouvé de mieux que de vous laisser me piloter vers Death Valley Port.
— Vous m’aviez dit que vous étiez pressé.
— Je l’étais. Luke, je réclame un silence admiratif pour les prochaines minutes.
— Ah ! Ah ! AH ! »
La planète rouge s’offrait à eux, se dépliait comme le poing d’un dieu de la guerre. La gouaille de Nick s’envola. Sa physionomie se crispa. Il n’avait pas été tout à fait franc avec Luke. Il avait accompli plusieurs centaines d’approches propulseur allumé, c’était vrai ; mais sur des astéroïdes d’une pesanteur négligeable.
Diemos surgit dans la direction techniquement appelée « la trajectoire de décollage de l’astronef. » Nick tira doucement un levier vers lui. Mars s’aplatissait et, en même temps, s’enfuyait doucement pendant qu’ils se dirigeaient vers le nord.
« La base devrait être par ici, dit Luke. À la lisière nord de cet arc. Ah ! Ce petit cratère : c’est sûrement là.
— Utilisez le télescope.
— Hum… Zut !… Ah ! Le voici. Dégonflé, naturellement. Vous le voyez, Nick ?
— Oui. »
On aurait dit le lambeau abandonné d’un ballon bleu ciel d’enfant.
La poussière s’éleva en nuages tourbillonnants à la rencontre du jet de leur propulseur. Nick dévida un chapelet de jurons et augmenta la poussée. Maintenant, Luke était accoutumé à la variété des jurons de Nick. Quand il jurait par Finagle, c’était par humour ou par emphase ; s’il blasphémait d’une manière chrétienne, c’était sérieux.
U Thant ralentit et s’immobilisa. Il se trouva au-dessus de la poussière, puis dans la poussière ; peu à peu les nuages ocres s’éclairèrent et reculèrent. Une tempête de sable en forme d’anneau battit en retraite vers trois cent soixante degrés d’horizon. La couche rocheuse se trouvait exposée à découvert pour la première fois depuis des millénaires. Elle était bosselée, brune, érodée. À la lueur du jet, les roches arrondies brillaient toutes blanches, avec des ombres noires accentuées. Lorsque le jet les touchait, elles fondaient.
« Je vais être obligé de me poser dans le cratère, dit Nick. Cette poussière reviendra dès que j’aurai coupé le moteur. » Il dirigea son engin sur la gauche et stoppa le propulseur. Le fond s’éloigna. Ils descendirent.
Ils exécutèrent cette descente à l’aide des jets orientables, et en prenant contact, ils ne rebondirent même pas. « Magnifique, commenta Luc.
— C’est comme ça chaque fois. Je pars à la recherche de la base. Vous me suivrez sur la caméra du casque. »
Le mur en forme d’anneau s’élevait au-dessus de lui avec ses roches usées, arrondies, d’aspect volcanique. La poussière dégouttait du bord, coulant sur la pente comme de la mélasse pour se réunir en flaques autour des amortisseurs de l’astronef. Le cratère mesurait huit cents mètres de diamètre. À peu près au centre, le dôme s’élevait au milieu d’une mer de poussière qui le léchait.
En regardant autour de lui, Nick fronça les sourcils. Pour arriver au dôme, il n’y avait pas d’autre moyen que de traverser cette poussière, et elle pouvait être plus profonde qu’elle ne le paraissait. Le cratère était ancien ; il avait l’air à peine plus jeune que la planète elle-même. Mais il était sillonné de fissures moins vieilles. Quelques rebords étaient presque aigus. L’air et la poussière n’étaient pas assez denses pour que l’érosion soit rapide. La marche serait difficile.
Il commença sa promenade avec prudence. La poussière dissimulait des crevasses.
Un petit soleil ardent était suspendu dans un ciel violet foncé au-dessus de la bordure du cratère.
De l’autre côté du dôme, un étroit sentier de poussière fondue au laser le reliait au mur en anneau. Il avait dû être tracé par le com-laser de la base. Les canots étaient là, amarrés le long du sentier. Nick ne s’arrêta pas pour les examiner.
La matière du dôme avait été fendue en des douzaines d’endroits. À l’intérieur, Nick trouva douze corps desséchés. Un siècle plus tôt, les Martiens avaient assassiné le personnel de la base. Et ils avaient tué Muller de la même manière quand il avait regonflé le dôme.
Nick se mit à fouiller les petits bâtiments de la base. Il dut parfois ramper sous les plis transparents de la coupole. En tout cas il ne rencontra aucun Intrus. Depuis le séjour forcé de Muller, rien ne semblait avoir été touché.
« Chou blanc, annonça-t-il à Luke. Et maintenant ?
— Vous serez obligé de me porter sur votre dos jusqu’à ce que nous puissions trouver un canot à sable. »
La poussière s’était posée sur les canots. Ils attendaient depuis douze ans une autre vague d’explorateurs ; mais les explorateurs ne s’intéressaient plus à la planète et étaient rentrés chez eux.
On aurait dit des fantômes. Un pharaon d’Égypte pourrait trouver de ces fantômes qui l’attendaient dans l’autre monde : des rangées de serviteurs muets et fidèles, morts avant lui, et l’attendant, l’attendant…
« Vus d’ici, ils paraissent en bon état, dit Luke en s’installant plus confortablement sur les épaules de Nick. Nous sommes en veine, Sinbad.
— Ne comptez pas encore votre argent. » Nick partit à travers le bassin de poussière en direction du dôme. Luke ne pesait pas lourd sur ses épaules, et son propre corps, ici, était léger ; mais leur poids était mal réparti, trop lourd en haut. « Si je commence à tomber, j’essaierai de tomber de côté. Cette poussière ne nous fera pas de mal.
— Ne tombez pas.
— La flotte des Nations Unies viendra probablement ici elle aussi. Afin de récupérer les canots.
— Elle est à je ne sais combien de jours derrière nous. Avançons.
— Le sentier est glissant. Tout recouvert de poussière. »
Les canots, au nombre de trois, étaient alignés le long du côté ouest. Ils avaient chacun quatre sièges et deux hélices à l’arrière, sous la surface du sable, encagées pour ne pas être endommagées par des rochers cachés. Les canots étaient si plats que la moindre vaguelette en mer les aurait coulés, mais dans la poussière épaisse ils pouvaient naviguer à hauteur suffisante.
Nick, sans grande douceur, déposa son fardeau sur l’un des sièges. « Voyez s’il est en état de marche, Luke. Moi, je vais chercher du carburant dans le dôme.
— De l’hydrazine, avec de l’air martien comprimé comme comburant.
— Je prendrai n’importe quoi, du moment que ce sera étiqueté “Fuel“. »
Luke réussit à faire démarrer le compresseur, mais le moteur refusa de tourner. Luke pensa que les réservoirs avaient sans doute été vidés et il coupa tout. Il trouva un dôme dégonflé à l’arrière. Après s’être assuré qu’il fonctionnait à la main, il le mit en place et le fixa au canot, se maintenant en place avec une ceinture de sécurité pour avoir de la force. Ses longs bras et ses mains puissantes lui avaient toujours permis de remporter des matches de lutte. Les bords de la bulle ne seraient peut-être pas très étanches, mais tant pis. Il découvrit le panneau de visite qui cachait un convertisseur d’air pour transformer les bioxydes d’azote de l’extérieur en azote et oxygène respirables.
Nick revint en portant sur l’épaule un réservoir vert. Il fit le plein à l’aide d’un tube d’injection. Luke essaya de nouveau le starter qui, cette fois, marcha. Le canot tenta de décoller sans Nick. Luke trouva le point mort, puis la marche arrière. Nick attendit, tandis qu’il roulait.
« Comment est-ce que je passe à travers la bulle ?
— Je ne pense pas que vous puissiez. » Luke dégonfla la bulle, défit un côté pour Nick, puis le refixa quand il fut installé. La bulle commença à se remplir, lentement. « Il vaut mieux garder nos scaphandres, dit Luke. Nous ne pourrons peut-être pas respirer là-dedans avant une heure.
— Alors, dégonflez-la. Il faut que nous allions prendre des provisions dans l’astronef. »
Deux heures s’écoulèrent avant qu’ils pussent relever la bulle et se mettre en route vers la porte placée dans l’anneau mural.
Les sombres escarpements de grès qui encadraient l’ouverture étaient à arêtes vives très nettes ; de toute évidence, on les avait fait sauter à la dynamite, et la porte était aussi artificielle que le sentier vitrifié qui menait de la coupole au mur Nick s’était confortablement installé dans l’un des sièges, les pieds sur l’autre, les yeux fixés sur l’écran du radar de profondeur.
« Il semble que la profondeur soit suffisante maintenant, dit-il.
— Alors, je mets les gaz », dit Luke.
Les ventilateurs tournèrent ; l’arrière s’enfonça, puis se redressa. Ils glissèrent sur la poussière à une vitesse de dix nœuds en laissant derrière eux deux sillons arrondis, peu profonds, réguliers.
L’écran du radar de profondeur enregistrait la densité en trois dimensions. Il montra un fond uni, des ondulations régulières des millions d’années avaient supprimé toutes les arêtes et autres saillies. Il y avait peu d’activité volcanique sur Mars.
Le désert était d’une platitude absolue. Des rochers brun foncé et arrondis émergeaient parfois comme des incongruités daliesques. Des cratères semblaient posés sur la poussière comme des cendriers de terre cuite mal façonnés. Certains n’avaient que quelques centimètres de diamètre. D’autres étaient si grands qu’on pouvait les voir d’une orbite. L’horizon était droit, effilé comme un rasoir, jaune en bas, rouge sang au-dessus. Nick tourna la tête pour mieux observer leur cratère s’éloigner.
Ses yeux s’écarquillèrent, puis il loucha. Quelque chose ?
« Bon Dieu ! Freinez ! cria-t-il. Demi-tour ! Virez à fond sur la gauche !
— Pour revenir au cratère ?
— Oui ! »
Luke coupa un moteur. Le canot tourna son avant vers la gauche, mais continua à glisser en crabe à travers la poussière. Puis le ventilateur de droite crocha, et le canot exécuta son demi-tour.
« Je le vois », dit Luke.
À cette distance, c’était à peine plus qu’un point, mais il se détachait nettement sur la calme mer monochrome qui l’entourait. Et il se déplaçait. Il avançait par secousses, il s’arrêtait pour se reposer, il repartait en roulant sur le côté. Il se trouvait à plusieurs centaines de mètres du mur du cratère.
Ses formes se précisèrent quand ils se rapprochèrent. Il était cylindrique comme une chenille raccourcie, et translucide ; et mou, car ils le virent se plier en se déplaçant. Il cherchait à gagner l’ouverture du mur en anneau.
Luke réduisit les gaz. Le canot ralentit, s’enfonça dans la poussière. Lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur et s’arrêtèrent, Luke remarqua que Nick s’était armé d’un pistolet signaleur.
« C’est lui », dit Nick avec une sorte de crainte respectueuse dans la voix. Il se pencha par-dessus bord, le doigt sur la détente.
La chenille était un sac transparent et gonflé. À l’intérieur, il y avait quelque chose qui se mouvait par culbutes successives, lentement, péniblement, et qui essayait de se rapprocher du canot. Quelque chose d’aussi « extra-terrestre » que tout ce que l’on avait pu créer dans le genre du temps de la télévision sans relief.
Quelque chose de vaguement humain, aussi, dans la mesure où l’on peut dire qu’un bonhomme fait avec des bâtons ressemble à un être humain. Il n’était que bosses et protubérances. Les coudes, les genoux, les épaules, les pommettes faisaient saillie comme des billes, des pamplemousses ou des boules de bowling. La tête chauve enflée évoquait irrésistiblement celle d’un hydrocéphale.
Il interrompit ses culbutes quand il heurta le canot.
« Il a l’air plutôt inoffensif, murmura Nick d’un air sceptique.
— Eh bien, adieu encore à notre air. » Luke dégonfla la bulle. Les deux hommes passèrent leurs bras par-dessus bord, ramassèrent le sac pressurisé et le déposèrent au fond du canot. L’expression de l’étranger ne changea pas, sans doute ne le pouvait-elle pas. Ce visage paraissait dur. Mais l’inconnu accomplit une chose étrange. Avec le pouce et l’index d’une main qui ressemblait à un chapelet d’une vingtaine de noix noires, il dessina un cercle.
« C’est Brennan qui a dû lui apprendre cela, dit Nick.
— Regardez les os, Nick. Ils correspondent à un squelette humain.
— Ses bras sont trop longs pour êtres humains. Et son dos est plus voûté.
— Oui. En tout cas, nous ne pouvons pas le ramener au vaisseau, ni lui parler dans les conditions où il se trouve maintenant. Il nous faut attendre ici tandis que la bulle se gonfle. »
« Il semble que nous passions tout notre temps à attendre », déclara Luke.
Nick inclina la tête. Ses doigts tambourinaient sur le dossier d’un siège. Depuis vingt minutes, le petit convertisseur du canot s’efforçait de gonfler la bulle en utilisant et en modifiant le mélange toxique de l’extérieur.
Mais l’étranger n’avait pas bougé. Luke l’observait. L’intrus gisait dans son sac gonflé au fond du canot et attendait lui aussi. Ses yeux humains ne les quittaient pas ; de l’intérieur de deux cavités bordées de rides dures comme du cuir, ils restaient posés sur eux. Ainsi, avec une patience égale, un mort pourrait attendre le jour du Jugement.
« Au moins l’avons-nous pris au dépourvu, dit Nick. Il ne nous kidnappera pas.
— Ce doit être un fou, je pense.
— Fou ? Ses mobiles peuvent être un peu étranges…
— Réfléchissez. Il est venu s’échouer dans le système à bord d’un vaisseau tout juste suffisant pour le mener ici. Son réservoir d’air était pratiquement épuisé. On n’a trouvé nulle part à bord trace de dispositifs de sécurité. Autant que nous sachions, il n’a fait aucune tentative pour établir un contact avec qui que ce soit. Il a tué ou kidnappé Brennan. Puis il a abandonné son propulseur interstellaire et s’est enfui vers Mars, vraisemblablement afin de s’y cacher. Maintenant, il a abandonné son véhicule de rentrée, ainsi que ce qui reste de Brennan ; il a roulé à travers le désert martien dans un sac étanche afin d’arriver au premier site où un vaisseau d’exploration se poserait ! C’est un maboul. Il s’est échappé d’un asile psychiatrique interstellaire.
— Vous en parlez toujours comme s’il s’agissait d’un être humain. Pensez-y comme à un extra-terrestre et vous serez prêt à accepter qu’il agisse bizarrement.
— Encore deux minutes et nous pourrons… »
L’étranger bougea. Sa main fendit du haut en bas toute la longueur de son sac. Aussitôt Nick leva le pistolet signaleur. Aussitôt… mais l’étranger passa la main par la fente du sac et le lui arracha avant que Nick pût réagir. Il ne manifesta aucune hâte. Il plaça l’arme à l’arrière du canot et se redressa.
Il parla. Sa voix retentissait de cliquetis, de crépitements, de bruissements bizarres. Le bec plat et dur devait le gêner. Mais son langage était compréhensible.
Il dit : « Conduisez-moi à votre chef. »
Nick se ressaisit le premier. Il carra ses épaules, s’éclaircit la gorge et répondit : « Cela exige un voyage de plusieurs jours. En attendant, nous vous souhaitons la bienvenue dans l’espace des hommes.
— Je crains que vous ne vous mépreniez, dit le monstre. Je suis désolé de gâcher votre journée, mais je m’appelle Jack Brennan, et je suis un Zonier. N’êtes-vous pas Nick Sohl ?
Le silence horrifié vola en éclats sous un fou rire de Luke. « Pensez-y comme à un extra-terrestre et vous serez prêt à accepter qu’il agisse bizarrement… ha-hahaha… »
Nick sentit la panique lui nouer la gorge. « Vous… Vous êtes Brennan ?
— Oui. Et vous, Nick Sohl. Je vous ai déjà vu une fois. Sur l’astéroïde de Détention. Mais je ne reconnais pas votre ami.
— Lucas Garner. » Luke avait retrouvé son sang-froid. « Vos photos ne sont pas très ressemblantes, Brennan.
— J’ai fait une chose idiote », dit le monstre-Brennan. Sa voix n’était pas davantage humaine, son aspect pas moins intimidant. « Je suis allé à la rencontre de l’intrus. C’est bien ce que vous tentiez de faire vous aussi, n’est-ce pas ?
— Oui. » Une sorte de gaieté sardonique perçait dans les yeux et la voix de Luke. Qu’il crût ou non le monstre-Brennan, la situation l’amusait beaucoup. « S’agissait-il vraiment d’un Intrus, Brennan ?
— Sauf si vous cherchez à ergoter sur les définitions, oui. »
Sohl intervint. « Pour l’amour du Ciel, Brennan ! Que vous est-il arrivé ?
— C’est une longue histoire. Sommes-nous pressés par le temps ? Sûrement pas, puisque vous n’avez pas allumé le moteur. Bon. Je vais tout vous raconter à ma manière. Je vous prie donc d’observer un silence respectueux et de vous rappeler que, si je ne m’étais mêlé de rien, vous me ressembleriez à présent et vous ne l’auriez pas volé. » Il fixa les deux hommes d’un regard sévère. « Non. Je me trompe. Vous ne m’auriez pas ressemblé. Vous avez l’un et l’autre passé l’âge.
» Écoutez-moi bien. Il existe une race de bipèdes qui vit sur la lisière du globe de soleils entassés dans le noyau galactique.
» Le plus important à leur sujet, c’est que leur existence passe par trois phases de maturité. Il y a l’enfance, qui s’explique de soi-même. Il y a la phase reproducteur, celle où le bipède n’a pas besoin d’être très intelligent puisque sa destination est de procréer toujours plus d’enfants. Et il y a le protecteur.
» Vers l’âge de quarante-deux ans, le reproducteur éprouve le besoin impérieux de manger la racine d’une certaine plante Jusque-là, il n’y avait pas touché parce que l’odeur de cette plante, un arbrisseau, lui répugnait. Soudain, voici que l’odeur lui paraît délicieuse. La plante pousse sur toute la planète ; ses racines sont donc accessibles à tous les reproducteurs qui vivent suffisamment longtemps pour en avoir envie.
» La racine provoque certains changements, à la fois physiologiques et affectifs. Avant d’entrer dans les détails, je vais vous confier un grand secret… La race dont je vous parle s’appelle… » Le monstre-Brennan fit claquer son bec corné. « Pak. Mais nous la nommons Homo habilis.
— Pardon ? » Nick se sentit obligé de se redresser, et c’était une position qu’il n’aimait pas. Mais Luke resta assis en étreignant ses jambes inutilisables contre sa poitrine, et son large sourire montrait un vaste amusement.
« Une expédition débarqua sur la Terre il y a quelque deux millions et demi d’années. La plante qu’elle avait apportée ne s’acclimata pas, et il n’y eut donc pas de protecteurs Pak sur la Terre. J’y reviendrai.
» Lorsqu’un reproducteur mange la racine, des changements se produisent. Ses gonades et ses caractéristiques sexuelles disparaissent. Son crâne s’amollit et son cerveau commence à se développer jusqu’à ce qu’il soit nettement plus gros et plus complexe que le vôtre, Messieurs. Alors le crâne se durcit et une crête osseuse apparaît. Les dents, s’il en reste, tombent ; les gencives et les lèvres se rapprochent pour former un bec dur, presque plat. Ma figure est trop aplatie ; cela marche mieux avec Homo habilis. Tous les cheveux et poils disparaissent, quelques articulations enflent énormément, afin l’offrir aux muscles davantage d’appui. La peau se racornit, se ride pour devenir une sorte de cuirasse. Les ongles se transforment en griffes rétractiles, si bien que les extrémités des doigts d’un protecteur sont réellement plus sensibles qu’auparavant et fabriquent mieux les outils. Un cœur simple à deux cavités se forme à l’endroit où les deux veines provenant des jambes – comment diable, s’appelaient-elles déjà ? – se rejoignent pour approcher du cœur. Vous voyez comme ma peau est plus épaisse, là ? Eh bien, il y a des changements moins spectaculaires, mais tous contribuent à faire du protecteur une machine de combat aussi puissante qu’intelligente. Garner, vous n’avez plus l’air de vous amuser tellement.
— Tout cela me paraît affreusement familier.
— Je me demandais si vous vous rendriez compte… Les modifications affectives sont incroyables. Un protecteur qui a procréé ne ressent d’autre nécessité impérieuse que de protéger ses descendants. Il les reconnaît à l’odeur. Son intelligence accrue ne lui sert à rien, parce que ses hormones gouvernent ses mobiles. Nick, vous est-il venu à l’idée que tous ces changements sont une caricature exagérée de ce qui arrive aux hommes et aux femmes quand ils vieillissent ? Garner l’a vu tout de suite.
— Oui, mais…
— Le cœur supplémentaire, interrompit Luke. Donnez-moi des détails.
— Comme le cerveau agrandi, il ne se forme pas sans l’arbre de vie. Passé cinquante ans, sans les soins médicaux modernes, un cœur humain normal devient insuffisant. Et il finit par s’arrêter de battre.
— Ah !
— Vous ai-je convaincus tous deux ? »
Luke réserva son jugement. « Pourquoi cette question ?
— En vérité, je voudrais surtout convaincre Nick. Mon droit de cité dans la Zone dépend de votre conviction que je suis bel et bien Brennan. Sans parler de mon compte en banque, de mon astronef et de mon fret. Nick, j’avais attaché à mon vaisseau un réservoir de carburant abandonne par Mariner XX ; lorsque j’ai quitté mon vaisseau, il tombait à travers le système solaire à grande vitesse.
— Il continue, dit Nick. Comme le vaisseau de l’intrus. Nous devrions nous occuper de sa récupération.
— Par les yeux de Finagle, oui ! Ce n’est pas un très bon modèle, je pourrais l’améliorer les yeux bandés, mais vous pourriez acheter Cérès avec les monopôles !
— Chaque chose en son temps, dit doucement Garner.
— Ce vaisseau s’éloigne, Garner. Oh ! Je comprends ! Vous avez peur de mettre un monstre étranger à côté d’un astronef en état de marche. » Le monstre-Brennan se retourna brusquement vers le pistolet signaleur, puis sembla renoncer à l’idée de s’emparer du canot-glisseur. « Nous resterons ici jusqu’à ce que vous soyez convaincus. Est-ce un marché ? Pourriez-vous conclure n’importe où une meilleure affaire ?
— Pas avec un Zonier. Brennan, il y a quantité de preuves que l’homme est apparenté aux autres primates de la Terre.
— Je n’en doute pas. J’ai glané là-dessus quelques théories.
— Parlez.
— Revenons à cette colonie perdue. Un gros vaisseau arriva ici, et quatre engins de débarquement descendirent avec une trentaine de protecteurs et beaucoup plus de reproducteurs. Un an plus tard, les protecteurs apprirent qu’ils n’avaient pas choisi la bonne planète. L’arbrisseau dont ils avaient besoin poussait de travers. Par laser, ils expédièrent un message, un appel au secours, puis ils moururent. Périr d’inanition est une fin normale pour un protecteur, mais c’est d’ordinaire une mort volontaire. Ceux-là sont morts de faim contre leur volonté. » Aucune émotion ne se manifesta dans la voix du monstre-Brennan ou sur le masque de son visage.
« Ils moururent. Les reproducteurs se reproduisirent alors sans contrôle. Ils disposaient de toute la place imaginable, et les protecteurs avaient liquidé toutes les dangereuses formes de vie. Ce qui se produisit après relève de la spéculation. Les protecteurs étaient morts, mais les reproducteurs étaient habitués à ce qu’ils les tirassent d’embarras, et ils restèrent autour des vaisseaux.
— Et ensuite ?
— Ensuite, les piles chauffèrent sans protecteurs pour veiller à leur équilibre. Vu l’état de la science, ce devait être des piles à fission. Peut-être ont-elles explosé. Peut-être pas. Les radiations ont provoqué des mutations qui ont abouti à des lémures, à de grands singes et aux chimpanzés, à l’homme ancien et moderne.
« Voilà une théorie, poursuivit le monstre-Brennan. Selon une autre, les protecteurs auraient commencé de propos délibéré à créer des mutations, afin que les reproducteurs aient une chance de survivre sous une forme ou une autre en attendant l’arrivée des secours. Les résultats auraient été les mêmes.
— Je ne crois pas cela, dit Nick.
— Vous le croirez. Vous devriez le croire maintenant. Les preuves ne manquent pas, en particulier dans les religions et les contes populaires. Quel pourcentage d’humanité espère sincèrement en la vie éternelle ? Pourquoi tant de religions nous parlent-elles d’une race d’immortels qui se battent constamment entre eux ? Comment justifier le culte des ancêtres ? Vous savez ce qui arrive à un homme qui ne bénéficie pas de la gériatrie moderne : à mesure qu’il vieillit, les cellules de son cerveau commencent à mourir. Et cependant les gens ont tendance à le respecter, à l’écouter. D’où viennent les anges gardiens ?
— Une mémoire de race ?
— Probablement. Il est difficile de croire qu’une tradition ait pu survivre aussi longtemps.
— L’Afrique du Sud, dit Luke. Ils ont dû atterrir en Afrique du Sud, quelque part à proximité du Parc national de la Gorge d’Olduvai. Tous les primates y sont.
— Pas tous. Il est possible qu’un vaisseau ait atterri en Australie, pour les métaux. Vous savez, les protecteurs ont fort bien pu répandre tout autour de la poussière radioactive et en rester là. Les reproducteurs se seraient multipliés comme des lapins sans ennemis naturels, et les radiations auraient facilité leur évolution. Une fois tous les protecteurs disparus, ils ont été obligés de développer des fonctions nouvelles. Les uns ont acquis de la force, d’autres de l’agilité, d’autres enfin de l’intelligence. La plupart moururent, bien sûr, comme font les mutants.
— Je crois me rappeler, dit Luke, que le processus du vieillissement chez l’homme peut se comparer à l’épuisement du programme dans une sonde spatiale. Une fois que la sonde a accompli son travail, peu importe ce qui lui arrive. De même, une fois que nous avons dépassé l’âge auquel nous pouvons avoir des enfants…
— « L’évolution en a terminé avec vous. Vous n’avancez que par inertie, en poursuivant votre course sans mécanismes correcteurs. » Le monstre-Brennan opina de la tête. « Évidemment, la racine pourvoit au programme pour la troisième phase. Bonne comparaison.
— Vous n’avez pas une idée sur ce qui n’a pas marché avec la racine ? demanda Nick.
— Oh ! Ce n’est pas un mystère. Et pourtant ce problème a terriblement tourmenté les protecteurs Pak. Mais il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une petite colonie n’ait pas su le résoudre. Un virus vit dans la racine. C’est lui qui transporte les gènes pour le changement du reproducteur en protecteur. Il ne peut pas vivre hors de la racine ; il faut donc qu’un protecteur mange de temps à autre de cette racine. S’il n’y a pas de thallium dans le sol, la racine pourra pousser mais n’entretiendra pas le virus.
— Cela m’a l’air bien compliqué !
— Vous n’avez jamais eu affaire à un jardin hydroponique ? Les relations dans une écologie stable peuvent être compliquées. Dans le monde Pak, aucun problème ne s’est posé. Le thallium est rare sur la Terre, mais il doit être assez répandu sur toutes les étoiles de la Population II. Et la racine pousse partout.
— Que vient faire là-dedans l’Intrus ? » s’enquit Nick.
Un sifflement et un claquement du bec : « Phssthpok. Phssthpok a trouvé de vieux documents, y compris l’appel au secours. Il a été le premier protecteur en deux millions et demi d’années à se rendre compte qu’il y avait un moyen de découvrir Sol, ou du moins de limiter les recherches. Et il n’avait pas d’enfants : il lui fallait donc trouver rapidement un but, avant que le besoin de manger l’abandonne. C’est ce qui arrive à un protecteur quand ses descendants sont morts. Un manque de programmation. Soit dit en passant, vous pourriez remarquer l’épaisse protection contre les mutations dans l’espèce Pak. Une mutation n’a pas l’odeur correcte. Cela pourrait être important dans le noyau galactique, où des radiations sont fortes.
— Il est donc venu ici à toute allure avec une cale remplie de semences ?
— Et de sacs d’oxyde de thallium. L’oxyde était d’un transport plus facile. La conception de son astronef m’avait étonné, mais vous comprenez pourquoi il traînait son compartiment de fret derrière son système de survie. Les radiations, en petites quantités, ne le gênaient pas. Il ne pouvait plus avoir d’enfants.
— Où est-il à présent ?
— J’ai dû le tuer.
— Quoi ! s’écria Garner scandalisé. Vous a-t-il attaqué ?
— Non.
— Alors… Je ne comprends pas. »
Le monstre-Brennan sembla hésiter. « Garner, Sohl, écoutez-moi bien, dit-il. À une vingtaine de kilomètres d’ici, à une quinzaine de mètres sous le sable, il y a la capsule de fret d’un astronef étranger remplie de racines, de graines et de sacs d’oxyde de thallium. Les racines que je peux faire pousser à partir de ces graines peuvent conférer à l’homme une quasi immortalité. Alors, qu’allons-nous en faire ? »
Les deux hommes se regardèrent. Luke ouvrit la bouche, la referma.
« Question délicate, n’est-ce pas ? Mais vous devinez bien maintenant ce que Phssthpok espérait, je suppose ? »
Phssthpok rêvait.
Il savait à un jour près dans combien de temps Brennan s’éveillerait. Il pouvait s’être trompé, évidemment dans le cas où la race de Brennan aurait effectué une mutation trop éloignée de la forme Pak.
Puisqu’il savait de combien de temps il disposait, Phssthpok pouvait organiser ses rêveries en conséquence. Les Martiens ne constituaient plus une menace, même s’il faudrait quelque jour s’occuper d’eux. Pour un protecteur, rêver était l’un des beaux-arts. Il avait une dizaine de jours devant lui. Pendant une semaine il rêva à son passé, jusqu’au jour où il avait quitté la planète Pak. La stimulation sensorielle avait été maigre pendant le voyage. Il se tourna vers l’avenir.
Phssthpok rêvait…
Tout commencerait quand son prisonnier s’éveillerait. À première vue, le cerveau du prisonnier serait plus grand que celui de Phssthpok ; il y avait ce bombement frontal qui détruisait la pente de la face. Il apprendrait vite. Phssthpok lui enseignerait comment être un protecteur et quoi faire des racines et des semences de l’arbre de vie.
Le reproducteur avait-il des enfants ? Si oui, il ferait profiter les siens du secret, et il utiliserait l’arbre de vie pour faire de ses propres descendants des protecteurs. Ce serait parfait. S’il avait assez de bon sens pour agrandir sa famille en évitant la consanguinité, sa descendance comprendrait presque toute la race Pak de ce système.
Sans doute tuerait-il Phssthpok pour conserver le secret ? Aucune importance.
La rêverie de Phssthpok était cependant traversée d’un certain malaise. Le prisonnier, en effet, n’évoluait pas correctement. Ses ongles se développaient de travers. Sa tête n’avait certainement pas la bonne forme. Ce bombement frontal… Et son bec, aussi plat que sa face l’avait été ! Son dos n’était pas voûté, il avait de mauvaises jambes, des bras trop courts. Son espèce avait disposé de beaucoup trop de temps pour muter.
Mais il avait réagi normalement aux racines.
L’avenir était incertain… sauf pour Phssthpok. Que le prisonnier apprenne, s’il le pouvait, ce qu’il avait besoin de savoir. Et qu’il poursuive l’œuvre, s’il le pouvait. Viendrait alors un jour où la Terre serait un deuxième monde Pak. Phssthpok aurait fait de son mieux. Il enseignerait, puis il mourrait.
Brennan s’agita. Il déroula son corps en boule, s’étira et ouvrit les yeux. Sans ciller, il regarda Phssthpok, fixement comme s’il lisait dans l’esprit du protecteur. Tous les nouveaux protecteurs agissaient de la sorte : ils s’orientaient à travers des souvenirs qu’ils ne faisaient que commencer à comprendre.
« Je me demande si je réussirai à vous faire mesurer la rapidité des événements », dit le monstre-Brennan. Il dévisagea ses deux interlocuteurs dont l’un était deux fois plus vieux que l’autre mais qui avaient tous deux passé l’âge de transition, et il s’étonna qu’ils fussent ses juges.
« En deux jours, nous avons appris la langue l’un de l’autre. La sienne est beaucoup plus concise que la mienne et convient mieux à ma bouche ; c’est donc elle que nous avons utilisée pour communiquer. Il m’a conté l’histoire de sa vie. Nous avons parlé des Martiens en cherchant la méthode la plus efficace pour les exterminer…
— Hein ?
— Pour les exterminer, Garner. Comment ! N’avaient-ils pas déjà tué treize hommes ? Nous avons discuté pratiquement sans arrêt. Phssthpok était le plus disert. Et nous avons travaillé : de la callisthénie pour me donner des forces, des nageoires pour le scaphandre de Phssthpok afin qu’il pût nager dans la poussière, des trucs pour extraire du système de survie chaque atome d’air et d’eau pour les emporter à la base. Je n’ai jamais vu la base ; il nous a fallu extrapoler le dessin pour savoir comment la regonfler et la protéger.
« Le troisième jour, il m’a expliqué comment faire pousser l’arbre de vie. Il avait ouvert le coffre et me montrait la manière de décongeler les semences. Il me donnait des ordres, tout comme si j’étais un ordinateur parlant. J’étais sur le point de lui demander : « N’ai-je donc pas le choix ? » Eh bien, non !
— Je ne vous suis pas, dit Garner.
— Je n’avais pas le choix. J’étais trop intelligent. C’est comme ça depuis mon réveil. J’obtiens les réponses avant d’avoir pu finir de formuler la question. Si je vois toujours la meilleure solution, que me reste-t-il à choisir ? Où est mon libre arbitre ? Vous ne croirez jamais à quel point tout s’est passé vite. Le temps d’un éclair, j’ai vu tout l’enchaînement logique. J’ai cogné violemment la tête de Phssthpok contre le bord du congélateur. Ce coup l’a étourdi assez longtemps pour que j’aie pu lui rompre la gorge sur ce rebord. Puis j’ai sauté en arrière pour le cas où il passerait à l’attaque. J’imaginais que je pourrais le tenir à distance jusqu’à ce qu’il étouffe. Mais il n’a pas riposté. Il ne s’était pas représenté les choses de cette façon-là, pas encore.
— Cela ressemble à un meurtre, Brennan. Il ne voulait pas vous tuer ?
— Pas encore. Je représentais son grand espoir. Il ne pouvait même pas se défendre par peur de m’abîmer. Il était plus vieux que moi, et il savait se battre. Il aurait pu me tuer s’il en avait eu envie, mais il ne pouvait pas désirer ma mort. Il lui avait fallu trente-deux mille ans de temps réel pour nous apporter ces racines. J’étais censé achever le travail.
« Je pense qu’il est mort en croyant qu’il avait réussi. Il s’attendait à moitié à cette sorte de mort.
— Mais, Brennan, pourquoi l’avoir tué ? »
Le monstre-Brennan haussa ses grosses épaules. « Il s’était trompé. Je l’ai tué parce qu’il aurait essayé de liquider le genre humain quand il aurait appris la vérité. » Il plongea une main dans le ballon fendu à l’intérieur duquel il avait franchi une vingtaine de kilomètres de poussière fluide. Il en retira un objet de fortune – son système de recyclage d’air, fabriqué avec des morceaux du tableau de bord de Phssthpok – qu’il laissa tomber dans le canot. Ensuite il exhuma la moitié d’une racine jaune qui ressemblait à une patate douce crue. Il la mit sous le nez de Garner. « Sentez. »
Luke renifla. « Assez agréable. Comme une liqueur.
— Sohl ?
— Elle sent très bon. Quel goût a-t-elle ?
— Si vous saviez qu’elle vous métamorphoserait en quelque chose dans mon genre, en mangeriez-vous une bouchée ? Garner ?
— Sans hésiter. J’aimerais beaucoup être immortel, et je crains de devenir gâteux.
— Sohl ?
— NON ! Je ne suis pas encore prêt à renoncer au sexe.
— Quel âge avez-vous ?
— Soixante-quatorze ans. Je fêterai mon anniversaire dans deux mois.
— Vous êtes déjà trop vieux. Vous étiez trop vieux à cinquante ans ; elle vous aurait tué. Auriez-vous été volontaire à quarante-cinq ?
— C’est peu vraisemblable, répondit Sohl en riant.
— Eh bien, c’est la moitié de la réponse ! Du point de vue de Phssthpok, nous sommes un échec. L’autre moitié est qu’aucun homme sain d’esprit ne mettrait la racine à la disposition de tout le monde, sur la Terre, dans la Zone ou ailleurs.
— J’espère que non. Mais écoutons vos propres raisons.
— La guerre. À aucun moment de son histoire, le monde Pak ne s’est dégagé de la guerre. Comment l’aurait-il pu, puisque chaque protecteur agissait dans le but d’assurer une expansion et une protection à ses descendants aux dépens de tous les autres ? Le savoir se perd régulièrement. La race ne peut pas coopérer une minute dès qu’un protecteur trouve avantageux de trahir les autres. Ils sont incapables de réaliser le moindre progrès en raison de cet état de guerre perpétuelle.
« Et moi, vais-je lâcher cette racine sur la Terre ? Pouvez-vous imaginer un millier de protecteurs décidant que leurs petits enfants ont besoin de plus de place ? Vos dix-huit milliards de Terriens vivent déjà trop difficilement ; vous ne pouvez pas vous offrir ce luxe.
« Et puis enfin, l’arbre de vie ne nous est pas réellement nécessaire. Garner, quand êtes-vous né ? Vers 1940 ?
— 1939.
— La gériatrie fait des progrès si rapides que mes enfants pourraient vivre mille ans. Nous acquerrons la longévité sans arbre de vie et sans rien sacrifier du tout.
« Maintenant, considérez les choses du point de vue de Phssthpok, continua le monstre-Brennan. Nous sommes une mutation. Nous avons colonisé le système solaire, aménagé quelques établissements interstellaires. Nous refuserons certainement la racine et, même si elle nous est imposée, les protecteurs mutés qui apparaîtront alors ne seront pas du même type. Phssthpok voyait les choses de trop loin. Nous ne sommes pas des Pak, nous ne sommes d’aucune utilité aux Pak, et il est concevable qu’un jour ou l’autre nous arrivions aux étoiles du noyau. Les Pak, dès qu’ils nous verront, nous attaqueront, et nous riposterons. » Il haussa les épaules. « Et nous vaincrons. Les Pak ne s’unissent jamais efficacement. Nous, si. Et nous possédons une technologie supérieure à la leur.
— Vous croyez ?
— Je vous l’ai dit : ils sont incapables d’entretenir leur technologie. Tout ce qui n’est pas immédiatement utilisable est oublié jusqu’à ce que quelqu’un le classe dans la Bibliothèque. La science militaire n’a jamais été classée : les familles en gardent jalousement le secret. Et les seuls qui se servent de la Bibliothèque sont des protecteurs sans enfants. Ils ne sont ni nombreux, ni fortement motivés.
— Mais n’auriez-vous pu essayer de lui parler ?
— Garner, vous ne comprenez pas : il m’aurait tué dans l’instant où il aurait découvert la vérité, voyons ! Il était exercé à se battre contre des protecteurs. Il n’aurait fait qu’une bouchée de moi. Ensuite il aurait essayé d’anéantir l’espèce humaine. À ses yeux, nous aurions été bien pires que des étrangers hostiles, parce que nous sommes une corruption de la forme Pak elle-même.
— Mais il ne pouvait pas vous anéantir. Il était tout seul.
— J’ai pensé à une demi-douzaine de choses qu’il aurait pu faire. Pas forcément des choses sûres, mais je ne pouvais pas prendre ce risque.
— Citez-en une.
— Planter l’arbre de vie dans tout le Parc national du Congo. Organiser les protecteurs singes et chimpanzés.
— Il était naufragé dans l’espace par ici.
— Il aurait pu s’emparer de votre astronef. Il se serait saisi de votre stupide pistolet signaleur aussi vite que moi. « Messieurs, puis-je vous faire remarquer que le soleil va se coucher ? Je ne pense pas que nous ayons envie de franchir le mur en anneau dans l’obscurité. »
Luke mit le moteur en route.
« Ici Martin Shaeffer à Cérès. J’appelle Nick Sohl à bord de l’U Thant. Nick, je ne sais pas où en est votre chasse, mais Phobos rend compte que vous avez atterri sain et sauf à la base d’Olympe, et qu’ils ne perdent pas de vue le sillage de votre canot-glisseur. Sans doute trouverez-vous cela sur bande quand vous reviendrez.
» Nous avons envoyé à votre rencontre le Bœuf Bleu, en pensant que vous pourriez avoir besoin de l’ensemble ordinateur comme appareil de traduction. Eisaku Ikeda est le commandant. Le Bœuf devrait arriver à la base d’Olympe vingt-quatre heures après la flotte des Nations Unies.
» Einar Nilson est mort. Nous aurons sous peu un rapport d’autopsie.
» Nous avons envoyé des vaisseaux de ravitaillement et du matériel de construction au rendez-vous avec l’astronef de l’intrus. Il y a déjà deux monoplaces qui vont le rejoindre, et le vaisseau de l’intrus a un câble de remorque. Nous pourrons peut-être bricoler les monoplaces pour le remorquage. Toutefois, l’opération sera délicate et prendra du temps. Nous risquons de ne pouvoir l’amener à la Zone avant deux ans.
» Nick, lorsque le Bœuf arrivera, prenez vos précautions avec Tina Jordan. Ne la secouez pas trop. Elle a été terriblement bouleversée. À mon avis, elle se reproche ce qui est arrivé à Einar.
» Je répète… »
Luke rentra à la base dans une demi-obscurité. « Il faudra que vous attendiez dans le canot, Brennan, dit-il. Nick ne peut pas nous porter tous les deux.
— Je roulerai », répondit le monstre-Brennan.
Nick descendit le sentier et contourna le bord du bassin de poussière avec une hâte visible. « Ne vous énervez pas, gémit Luke. Vous ne pouvez pas trotter avec aussi peu de lumière. Vous allez tomber et démolir nos deux casques.
— Il va arriver avant nous à l’astronef », dit Nick d’une voix agacée.
Brennan avait pris le raccourci et roulait dans la poussière directement vers l’astronef.
« Ralentissez. Vous ne pourrez pas aller plus vite que lui, et il sera incapable de grimper à l’échelle.
— Peut-être a-t-il pensé à un truc. Si oui… oh, zut ! » Nick ralentit. Brennan avait gravi la pente en roulant, jusqu’au bas de l’échelle d’U Thant. Il les attendait là comme une saucisse translucide.
« Nick ? Lui faites-vous confiance ? »
Nick tarda à répondre. « Je pense que son histoire tient debout. C’est un Zonier. Ou un ex-Zonier.
— Il jurait par le diable, non pas par les yeux de Finagle.
— Moi aussi. Et il m’a reconnu. Non, je vais vous dire ce qui a emporté ma conviction. Il n’a pas posé de questions sur sa femme, parce qu’elle peut se débrouiller toute seule. Mais il m’a parlé de son fret. C’est un Zonier.
— Nous acceptons donc son histoire. Anthropologie et le reste. Fichtre !
— Son histoire, oui. Luke, je vais vous monter, puis je reviendrai chercher Brennan. Mais je ne descendrai pas avant que vous ayez parlé à Cérès. Je veux que tout cela soit enregistré avant de l’introduire dans l’astronef. Je m’interroge encore sur ses motivations.
— Ah !
— Il l’a dit lui-même. Pour un protecteur, les mobiles changent. »
Garner était en train d’expédier le signal « terminé » quand Brennan sortit de son ballon à glissière. Brennan ne fit aucune allusion à son délai d’attente. Il dit simplement : « Si vous êtes gênés par vos commodités de logement, je peux me passer d’un siège anti-accélération. En réalité, je puis faire le voyage dehors dans un filet de fret si vous me donnez une liaison radio. Pour le cas où mon bricolage de recyclage d’air se démolirait, je voudrais rentrer vite à l’intérieur.
— Ce ne sera pas nécessaire. La place nous est mesurée, mais pas à ce point », répondit Nick. Il se faufila à côté de Brennan, en faisant une grimace car il ne lui plaisait guère de frôler ce cuir desséché, pour s’installer aux commandes. « Il semble que nous ayons un message. »
Ils écoutèrent en silence la voix enregistrée de Lit Shaefler.
« Dommage pour Nilsson, commenta Brennan. Il y avait peu de chances pour qu’on le laissât manger suffisamment de racine, même s’il n’avait pas dépassé l’âge. »
Personne ne répondit.
« Shaeffer a raison, vous savez. En procédant de cette manière-là, il vous faudra deux ans pour remorquer sur la Zone le vaisseau de Phssthpok.
— Auriez-vous une meilleure idée ?
— Bien sûr que j’ai une meilleure idée, Nick, espèce d’imbécile. Je peux piloter moi-même cet astronef jusqu’à la Zone.
— Vous ? » Nick le regarda. « Quand donc l’intrus vous a-t-il jamais permis de manœuvrer les commandes ?
— Pas une seule fois. Mais je les ai vues, et elles ne m’ont pas paru mystérieuses. Compliquées, tout simplement. Je suis sûr que je pourrais le piloter. Vous n’avez qu’à faire le plein du vaisseau et à m’y conduire.
— Euh… Et que ferons-nous de la capsule de fret ? La laisser où elle est ?
— Non. Il y a un polarisateur de pesanteur dans cette capsule.
— Oh ?
— Sans parler de la provision de racines dont j’ai besoin, même si vous n’en voulez pas. Les semences comptent, elles aussi. Messieurs, lorsque vous aurez enfin mesuré l’étendue de ma magnifique intelligence, vous verrez ce que représentent ces graines. Elles représentent une assurance pour le genre humain. Si nous avons réellement besoin d’un chef, nous pourrons en fabriquer un. Vous choisirez tout simplement un volontaire de quarante-deux ans, et vous le lâcherez dans le petit jardin où poussera l’arbre de vie.
— Je ne suis pas sûr que cela me plairait, dit Garner.
— Le polarisateur de pesanteur est assez important en tout cas. Vous et la flotte des Nations Unies pourrez le récupérer pendant que Nick et moi irons rechercher l’astronef de Phssthpok…
— Un moment… dit Nick.
— … Vous n’aurez pas à vous soucier des Martiens pendant quelque temps. J’ai versé la ration d’eau de Phssthpok dans la poussière, juste avant de partir. Ne laissez entrer personne dans la capsule sans un scaphandre pressurisé. Ai-je besoin d’insister ?
— Non », dit Garner. Il se sentait comme un amateur sur des skis. Quelque part il avait perdu le contrôle des événements et ceux-ci, à présent, allaient trop vite.
Nick laissa percer dans sa voix une certaine irritation. « Un moment. Qu’est-ce qui vous fait croire que nous vous ferions confiance pour piloter le vaisseau de l’intrus ?
— Prenez votre temps pour réfléchir, dit Brennan. Vous aurez en otage ma provision de racines. Et où irais-je avec un statoréacteur Bussard ? Où le vendrais-je ? Où me cacherais-je, avec ma figure ? »
Nick se sentit pris au piège. Où était son propre libre arbitre ?
« C’est sans doute le produit façonné qui a le plus de valeur dans l’espace des hommes, dit Brennan. Il est en train de tomber vers l’extérieur à plusieurs centaines de kilomètres par seconde. Chaque minute que vous consacrez à vous décider maintenant va nous coûter deux heures pour le ramener de l’espace interstellaire. Pour cela vous paierez un joli supplément de carburant, de provisions, d’heures de travail humain et de délais. Mais prenez votre temps. Creusez mon idée. »
Le monstre-Brennan avait une aptitude certaine à se détendre. Un jour futur, il vivrait des périodes d’activité furieuse…
Ils déposèrent Lucas Garner sur Phobos, refirent le plein et redécollèrent. Garner ne revit pas Nick avant sept mois. Et il ne revit jamais Brennan.
Jusqu’à la fin de ses jours, il se souvint de cette conversation. Brennan – sur le dos, genoux relevés, dans une posture extrêmement inconfortable – était une voix brouillée, à moitié étrangère, derrière son siège. Brennan avait des difficultés de prononciation, mais il était compréhensible. Sa voix retentissait de cliquetis.
Une tension indéfinissable quitta Nick lorsqu’ils furent en chute libre. Mars convergeait lentement sur lui-même, se présentait comme un paysage lumineux et divers qui rougissait à mesure que ses détails s’estompaient.
« Des enfants. Vous avez des enfants, lança Luke qui se rappela soudain.
— Je le sais. Mais ne craignez rien. Je n’ai pas l’intention de rôder de leur côté. Ils auront de meilleures chances de bonheur sans moi.
— Les changements hormonaux n’ont pas marché ?
— Je suis aussi neutre qu’un bourdon. Ils ont dû opérer dans une certaine mesure. À mon avis, la nécessité que ressent le protecteur de mourir après la mort de ses descendants doit être principalement d’ordre culturel. Un entraînement. Je n’ai pas cet entraînement, cette conviction qu’un reproducteur ne peut être heureux et en sécurité que si ses ancêtres lui disent constamment ce qu’il doit faire. Nick, pourrez-vous annoncer que l’intrus m’a tué ?
— Comment ? Pourquoi ?
— Ce sera mieux pour mes gosses. Je ne pourrais pas continuer à les voir sans que leur existence en soit affectée. Et mieux pour Charlotte aussi. Je n’ai pas l’intention de rejoindre la société telle qu’elle est. Elle n’a rien à m’offrir.
— La Zone ne méprise pas les infirmes, Brennan.
— Non, dit Brennan d’un ton décidé. Donnez-moi un astéroïde que je puisse former en bulle et j’y élèverai l’arbre de vie. Arrangez-moi une liaison mensuelle avec Cérès pour que je me tienne au courant des événements. Je pourrai vous dédommager de tout cela par mes nouvelles inventions. Je crois que je serais capable de dessiner un statoréacteur-robot habitable supérieur à celui de Phssthpok.
— Vous l’avez appelé arbre de vie ? interrogea Garner.
— C’est un bon terme. Rappelez-vous qu’Adam et Ève ont mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Selon la Genèse, le motif de leur expulsion a été qu’ils auraient pu aussi bien manger de l’arbre de vie pour vivre éternellement. « Et devenir comme l’un de nous… Cela les aurait rendus équivalents aux anges. Il apparaît maintenant que les deux arbres pouvaient n’en faire qu’un. »
Luke chercha une cigarette. « Je ne sais pas si votre idée de produire vous-même des arbres de vie me plaît tellement.
— Je n’aime pas beaucoup, quant à moi, l’idée d’un secret d’État, dit Nick. La Zone n’a jamais eu de secrets d’État.
— J’espère vous convaincre. Je ne peux pas protéger mes enfants, mais je puis essayer de protéger l’espèce humaine. Si l’on avait besoin de moi, je serais là. Si l’on avait besoin de mieux, il y aurait la racine.
— Le remède serait pire que le mal, très probablement. » Luke se servit de son briquet. « Que… » Une main noueuse avait contourné son siège, arraché la cigarette à sa bouche, et l’avait éteinte en l’écrasant contre la coque.
Ç’avait été un choc. Il se le rappela avec un petit frisson quand il traversa le double sas à l’axe de l’Astéroïde des Fermiers.
Longtemps auparavant, l’Astéroïde des Fermiers avait été une sorte de cylindre de fer-nickel en orbite entre Mars et Jupiter. Puis l’industrie de la Zone l’avait transformé en bulle ; elle l’avait mis en rotation, avait chauffé le métal presque au point de fusion et l’avait gonflé, en y faisant exploser des sacs d’eau, pour obtenir une bulle cylindrique de huit kilomètres de rayon. Sa rotation produisait une demi-pesanteur. Une importante partie du ravitaillement alimentaire de la Zone provenait de là.
Luke était déjà allé une fois sur l’Astéroïde des Fermiers. Il avait apprécié le paysage intérieur, le lac en forme d’anneau nuptial, les exploitations agricoles qui se déroulaient dans tous les sens et où de petits tracteurs creusaient des sillons à quinze kilomètres en l’air.
Le sas le laissa sortir à l’axe. Il faisait froid derrière le bouclier solaire, car les rayons de la tuyère de fusion axiale n’y tombaient jamais. Des icebergs se condensaient dans l’air, finissaient par se détacher et glissaient le long des pentes pour fondre dans des rivières qui coulaient dans des lits creusés vers le lac qui ceinturait l’Astéroïde des Fermiers. Nick Sohl vint à sa rencontre, et l’aida à se faire remorquer au bas de la pente où un fauteuil de voyage l’attendait.
« Je puis deviner le motif de votre présence, lui dit Nick.
— Officiellement, je suis ici à la requête de l’Administration mixte des colonies interstellaires. Elle a reçu votre demande d’envoyer un message d’avertissement au Wunderland{Wunderland : en allemand Pays des Merveilles.} . Elle a réclamé des éclaircissements sur la situation, et je n’ai pu lui en fournir beaucoup.
— Vous aviez mon rapport, protesta Nick un peu sèchement.
— Il n’y avait pas grand-chose dedans, Nick. »
Après une hésitation, Nick approuva d’un signe de tête. « C’est ma faute. Je ne souhaitais pas en parler – et je n’y tiens guère encore – et il était malheureusement trop tard. Nous n’avons pas renoncé, vous savez. Nous n’avons pas cessé de le suivre.
— Que s’est-il passé, Nick ?
— Ils avaient accompli un travail considérable quand je suis arrivé là-bas avec Brennan. L’idée consistait à jumeler deux monoplaces avec leurs tuyères de propulsion dirigées à une dizaine de degrés d’écart, puis à amarrer l’ensemble au câble du vaisseau Pak. Le câble avait une longueur de douze kilomètres derrière le module du système de survie. Nous aurions pu le remorquer vers la Zone à basse poussée. Mais Brennan affirmait que le module de propulsion Pak produirait dix fois cette poussée.
« Nous sommes donc montés à bord de la sphère qui était le système de survie de l’astronef Pak, et Brennan s’est familiarisé avec les commandes. J’ai passé là deux jours à le surveiller. Nous avons découvert que l’on pouvait rendre transparente toute la coque, ou simplement une partie, ce qui était le cas lorsque nous l’avons trouvée. Nous avons élargi le trou laissé par Tina Jordan et nous y avons adapté un sas.
« Deux jours sans incidents. Puis Brennan me dit que l’astronef n’a plus de secrets pour lui et que nous n’avons qu’à refaire le plein du module de propulsion. Il affirme que, si nous essayons de le remorquer en arrière, nous déclencherons toutes sortes de systèmes de sécurité. Garner, comment diable pouvais-je savoir…
— « Vous ne pouviez pas. Et tout cela demeure absurde. »
Nick promena une main sur sa houppe blanche. « Ils avaient déjà monté un bouchon d’accouplement approprié au bouchon de carburant sur le vaisseau Pak. Brennan a insisté pour faire lui-même tout le travail, et il a même dû employer un scaphandre et un bouclier anti-radiations. Nous avons amarré son propre monoplace à la remorque, pour le cas où quelque chose se détraquerait sur la route du retour. Une idée à moi, Garner.
— Hum !…
— Il a décollé et s’est dirigé vers Sol. Nous avons essayé de voler en formation avec lui, mais il exécutait des manœuvres pour expérimenter les commandes. Nous avons pris nos distances. Et puis… il a exécuté un superbe virage et foncé dans l’espace interstellaire.
— Avez-vous tenté de le rattraper ? »
Nick poussa un glapissement. « Tenté ? Nous avons volé à côté de lui ! Je ne voulais pas faire le moindre geste de menace, mais il refusait de communiquer avec nous, et nous allions nous trouver à court de carburant. J’ai ordonné à Dubchek et à Gorton de se servir de leurs jets pour se défendre s’il ne prenait pas le large.
— Qu’est-il arrivé ?
— Je pense qu’il a fait jouer le champ de son statoréacteur Bussard. Les effets électromagnétiques ont court-circuité une partie suffisante de notre matériel pour nous laisser mourir dans l’espace. Par chance, les propulseurs ont tenu le coup. Finalement un transport de carburant est arrivé et nous avons pu procéder à quelques réparations. À ce moment-là, Brennan avait atteint la vitesse permettant le fonctionnement du statoréacteur.
— Je vois.
— Comment diable aurais-je pu m’en douter ? Nous avions son ravitaillement ! Ce coffre de racines était presque vide. S’agissait-il d’une manière originale de se suicider ? Avait-il peur de ce que nous ferions d’un statoréacteur Bussard habité ?
— Je n’avais pas prévu cela. Après tout, c’est peut-être la bonne hypothèse. Nick, vous souvenez-vous de la façon dont il a écrasé ma cigarette ? »
Nick gloussa. « Bien sûr ! Il s’est confondu en excuses, mais il n’a pas voulu vous laisser fumer. J’ai cru que vous alliez le boxer.
— C’est un protecteur. Quoi qu’il fasse, c’est pour notre propre bien, n’est-ce pas ? ricana Luke. Il ne voulait pas que nous nous emparions d’un vaisseau Pak, ou de quelque chose que l’astronef, ou lui-même, aurait pu nous apprendre.
— Alors, pourquoi a-t-il passé deux mois de l’autre côté de Pluton ? S’arrête-t-on à mi-chemin avec un statoréacteur Bussard ? Cela coûte des réserves de carburant ! Et, là-bas, il n’y a rien du tout…
— La zone cométaire, pour l’appeler du nom que nous lui avons donné. La plupart des comètes passent une grande partie de leur existence au-delà de Pluton. C’est une zone mince, mais il y a de la matière. Et aussi une dixième planète.
— Il ne s’est jamais approché de Perséphone, objecta Nick.
— Mais il a pu s’approcher d’un certain nombre de comètes.
— Soit. Okay, il a passé deux mois là-bas, au repos dans la mesure où nos détecteurs de monopôles ont pu le déterminer. Le mois dernier, il est reparti. Nous l’avons suivi pour être sûr de sa direction. Il est en train d’accélérer vers Alpha du Centaure. Le Wunderland.
— Dans combien de temps y arrivera-t-il ?
— Oh ! vingt ans à peu près. C’est un propulseur à poussée basse. Mais nous pouvons avertir le Wunderland et préparer les choses pour que nos successeurs les avertissent encore dans quinze ans. Pour le cas où…
— Okay ! Cela, nous pouvons le faire. Quoi d’autre ? Vous savez que nous avons exhumé la capsule de fret.
— Je n’en sais pas davantage. Les Nations Unies gardent leurs secrets, elles aussi.
— Nous avons détruit les racines et les semences. L’idée ne satisfait vraiment personne. Mais nous l’avons fait. »
Plusieurs secondes s’écoulèrent avant que Nick répondît :
— Bon.
— Bon ou mauvais, nous l’avons fait. Mais nous n’avons rien compris au polarisateur de pesanteur. Si c’en était bien un. Brennan a parfaitement pu mentir.
— C’était un polarisateur de pesanteur.
— Comment le savez-vous ?
— Nous avons analysé l’enregistrement de la course de l’intrus vers Mars. Son accélération variait selon les gradients locaux de la gravitation ; pas simplement par la poussée, mais aussi par la direction.
— Parfait, cela sera utile. Que pouvons-nous faire d’autre ?
— Pour Brennan, rien. À la longue, il mourra de faim. En attendant, nous saurons toujours exactement où il sera.
— Ou bien où se trouve sa source de monopôles. »
Nick répondit avec une certaine impatience. « Il n’a pas de vaisseau sans sa réserve de monopôles. Il n’a pas de ravitaillement. Point. Il est mort, Garner !
— Je ne peux pas m’empêcher de me rappeler qu’il est plus malin que nous. S’il peut trouver un mode d’hibernation, il parviendra au Wunderland. Une colonie en pleine prospérité… et alors ? Que cherche-t-il au Wunderland ?
— Quelque chose à quoi nous n’avons pas pensé.
— Je ne saurai jamais quoi : je serai mort avant l’arrivée de Brennan au Wunderland, soupira Luke. Pauvre Intrus ! Tant d’efforts pour nous apporter les racines qui nous auraient permis de mener une vie normale !
— Ses intentions étaient bonnes. Pour nous, héros, la vie est dure ! » dit Nick sans rire.