Le soleil se leva et, comme il n’y avait plus de Vieux Royaume, ce n’était qu’une simple boule de gaz en fusion. La nuit violette du désert s’évaporait sous son éclat aveuglant de lampe à souder. Les lézards se précipitèrent dans les anfractuosités des rochers. Sale-Bête s’installa dans l’ombre clairsemée de ce qui restait des buissons de syphacias, considéra d’un air hautain le paysage, puis se mit à ruminer et à calculer des racines carrées en base sept.
Teppic et Ptorothée finirent par trouver l’ombre d’un surplomb calcaire et s’y réfugièrent pour contempler les vagues de chaleur qui montaient en tremblotant des rochers.
« Je ne comprends pas, dit Ptorothée. Vous avez regardé partout ?
— C’est un pays ! Ça ne disparaît pas comme ça dans un trou !
— Il est où, alors ? » fit Ptorothée d’un ton égal.
Teppic grogna. La chaleur cognait comme un marteau mais il sortit de son abri et arpenta les rochers comme si quatre cent cinquante kilomètres carrés pouvaient se cacher derrière un buisson ou sous un caillou.
Le fait était là : la piste plongeait entre les falaises mais remontait presque aussitôt et se poursuivait à travers les dunes dans ce qui était manifestement le territoire de Tsort. Il avait reconnu un sphinx érodé par le vent qu’on avait érigé comme borne de démarcation ; la légende prétendait qu’il rôdait à la frontière en période de crise grave nationale, mais pour quelle raison ? la légende en question n’en était pas sûre.
Il savait qu’ils avaient galopé jusqu’au territoire d’Ephèbe. Son regard aurait dû survoler entre les deux pays la vallée fertile du Jolh parsemée de pyramides.
Ça faisait une heure qu’il la cherchait.
C’était inexplicable. Inquiétant. Et aussi très gênant.
Il s’abrita les yeux des mains et inspecta pour la millième fois le paysage silencieux cuit par le soleil. Il bougea la tête. Et vit le Jolhimôme.
L’image traversa son champ de vision le temps d’un éclair. Il ramena les yeux en arrière et la revit, une fulgurance de couleur brumeuse qui disparut dès qu’il se concentra sur elle.
Quelques minutes plus tard, Ptorothée, qui l’observait d’un œil inquiet depuis son abri, le vit se mettre à quatre pattes. Lorsqu’il entreprit de retourner des pierres, elle décida qu’il avait passé assez de temps au soleil.
D’une secousse, il se débarrassa de la main qu’elle lui posait sur l’épaule et fit un geste impatient.
« Je l’ai retrouvé ! »
Il tira un couteau de sa chaussure et donna des petits coups aux cailloux.
« Où ça ?
— Ici ! »
Elle lui posa des doigts pleins de bagues sur le front.
« Oh, oui, dit-elle. Je vois. Oui. Bon. Maintenant je crois que vous feriez mieux de revenir à l’ombre.
— Non, je ne blague pas ! Ici ! Regardez ! »
Elle s’accroupit et fixa la roche pour lui faire plaisir.
« Il y a une fissure, dit-elle, indécise.
— Observez-la, vous voulez bien ? Faut tourner la tête et regarder plus ou moins du coin de l’œil. » La dague de Teppic claqua dans la fissure qui n’était rien de plus qu’un sillon léger sur la roche.
« Ben, elle va loin, fit Ptorothée en fixant la surface brûlante.
— Depuis la deuxième cataracte jusqu’au delta. Si vous vous cachez l’œil d’une main, c’est plus facile. S’il vous plaît, essayez. S’il vous plaît ! »
Elle se mit une main hésitante sur l’œil et loucha docilement sur la roche.
« Ça ne donne rien, finit-elle par dire, je ne… J’le voiiiis… »
Elle resta un instant sans bouger puis se jeta de côté sur les cailloux. Teppic cessa de vouloir enfoncer la dague dans la fissure et rampa jusqu’à elle.
« J’étais tout au bord ! gémit-elle.
— Vous l’avez vu ? » dit-il avec espoir.
Elle fit oui de la tête puis, très prudemment, elle se mit debout et recula.
« Est-ce que vous avez eu l’impression que vos yeux se retournaient à l’envers ? demanda Teppic.
— Oui, répondit Ptorothée avec froideur. Je peux récupérer mes bracelets, s’il vous plaît ?
— Quoi ?
— Mes bracelets. Vous les avez mis dans votre poche. Je les veux, s’il vous plaît. »
Teppic haussa les épaules et fouilla dans son sac. Les bracelets étaient surtout en cuivre incrusté de quelques éclats d’émail. Ici et là, les artisans avaient essayé, sans grand succès, d’obtenir un effet original avec des bouts de fil métallique torsadés et de gros morceaux de verre coloré. Elle les prit et les enfila.
« Ils ont une signification occulte ? fit-il.
— Ça veut dire quoi : occulte ? demanda-t-elle distraitement.
— Oh. Vous en avez besoin pour quoi, alors ?
— Je vous l’ai dit. Je ne me sens pas correctement habillée sans eux. »
Teppic haussa les épaules et retourna remuer son couteau dans la fissure.
« Pourquoi vous faites ça ? » demanda-t-elle. Il s’arrêta pour réfléchir.
« Je ne sais pas, répondit-il. Mais vous avez vu la vallée, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et alors ?
— Alors quoi ? »
Teppic roula des yeux. « Vous n’avez pas trouvé ça un peu… ben, bizarre ? Tout un pays qui disparaît, comme qui dirait ? Bon sang, ça ne se voit pas tous les jours, nom des dieux !
— Comment je saurais, moi ? Je ne suis encore jamais sortie de la vallée. Je ne sais pas à quoi elle ressemble vue du dehors. Et ne jurez pas. »
Teppic secoua la tête. « Je crois que je vais aller m’allonger à l’ombre, dit-il. Ou ce qu’il en reste. » En effet, la lumière cuivrée du soleil consumait les ombres. Il tituba sur les rochers et regarda fixement la jeune femme.
« Toute la vallée s’est refermée, parvint-il enfin à dire. Tous ces gens…
— J’ai vu des feux de cuisine, fit Ptorothée qui s’effondra près de lui.
— Ç’a un rapport avec la pyramide. Elle avait l’air très bizarre juste avant qu’on s’en aille. C’est une histoire de magie, ou de géométrie, un truc comme ça. Comment on peut revenir, d’après vous ?
— Je ne veux pas y retourner. Pour quoi faire ? Je suis bonne pour les crocodiles, moi. Je n’y retourne pas si c’est uniquement pour les crocodiles.
— Hum. Je pourrais peut-être vous accorder le pardon, quelque chose comme ça.
— Ah oui, fit Ptorothée en s’examinant les ongles. C’est vrai, vous êtes le roi, vous avez dit.
— Je suis le roi, parfaitement ! C’est mon royaume là-b… – Teppic ne sut trop dans quelle direction pointer son doigt – quelque part par là. J’en suis le roi.
— Vous ne ressemblez pas au roi.
— Pourquoi donc ?
— Il portait un masque d’or.
— C’était moi !
— Alors vous avez ordonné de me jeter aux crocodiles ?
— Oui ! Enfin, non. » Teppic hésita. « Je veux dire, le roi l’a ordonné. Pas moi. D’une certaine façon. En tout cas, c’est moi qui vous ai sauvée, ajouta-t-il bravement.
— Là, d’accord. Mais si vous êtes le roi, vous êtes aussi un dieu. Vous ne vous conduisez pas vraiment comme un dieu en ce moment.
— Ah ? Bon. Euh… » Teppic hésita encore. Le prosaïsme de Ptorothée exigeait de tourner huit fois ses phrases dans sa bouche avant de les livrer au monde.
« Je suis en principe efficace pour faire lever le soleil, dit-il. Je ne sais pas comment je m’y prends, remarquez. Et pour les rivières. Si vous voulez des inondations, ça, je sais faire, je suis votre homme. Votre dieu, je veux dire. »
Il se tut car une idée lui vint soudain.
« Je me demande ce qui se passe là-bas sans moi ? » fit-il.
Ptorothée se mit debout et entreprit de descendre vers la gorge.
« Vous allez où ? »
Elle se retourna. « Dites, monsieur le roi, le dieu, l’assassin ou ce que vous voulez, vous pouvez faire de l’eau ?
— Quoi ? Vous voulez que je fasse pipi ? Ici ?
— Pour boire, je veux dire. Il y a peut-être une rivière cachée dans cette fissure, mais comment l’atteindre, hein ? Alors faut aller en chercher ailleurs. C’est tellement simple, il me semble que même les rois devraient comprendre ça. »
Il se hâta à sa suite et descendit l’éboulis pour rejoindre Sale-Bête. Couché, la tête et le cou aplatis par terre, le chameau agitait les oreilles dans la chaleur et appliquait paresseusement la théorie des intervalles transitoires de Brute-Épaisse à une série de nombres cissoïdes prometteurs. Ptorothée lui décocha un coup de pied irrité.
« Vous savez où il y a de l’eau, vous, alors ? » fit Teppic.
… e/27. Dix-sept kilomètres…
Ptorothée lança au jeune homme un regard mauvais bordé de khôl. « Vous voulez dire que vous, vous ne savez pas ? Vous vouliez m’emmener dans le désert et vous ne savez pas où trouver de l’eau ?
— Ben, je comptais plus ou moins en emporter avec moi !
— Vous n’y avez même pas pensé !
— Dites donc, vous n’avez pas le droit de me parler comme ça ! Je suis un roi ! » Teppic marqua un temps. « Vous avez parfaitement raison, reprit-il. Je n’y ai jamais pensé. Là d’où je viens, il flotte presque tous les jours. Pardon. »
Les sourcils de Ptorothée se froncèrent. « Qui c’est qui flotte presque tous les jours ? fit-elle.
— Non, je veux dire : il pleut. Flotter, c’est pareil que pleuvoir.
— Pleuvoir ?
— Mais si, vous savez bien. De l’eau très fine qui tombe du ciel ?
— C’est idiot, une idée pareille. Vous venez d’où, exactement ? »
Teppic eut l’air malheureux. « Je viens d’Ankh-Morpork. Mais je suis parti d’ici. » Il considéra la piste sur sa longueur. D’où il se trouvait, quand on savait ce qu’on cherchait, on ne distinguait qu’une étroite fissure qui courait à travers les rochers. Elle escaladait les falaises de chaque côté, nouvel accroc vertical de l’épaisseur d’un trait qui contenait tout un royaume fluvial et sept mille ans d’histoire.
Il avait détesté chaque minute de son séjour dans ce pays. Et maintenant il se retrouvait à la porte. Et maintenant il voulait y retourner parce qu’il ne le pouvait plus.
Il s’en approcha nonchalamment et se colla une main sur un œil. En bougeant brusquement la tête comme il fallait…
L’image passa brièvement dans son champ de vision avant de disparaître. Il fit d’autres tentatives mais ne la revit pas.
Et si je repoussais les cailloux ? Non, songea-t-il, c’est idiot. Une ligne. On n’entre pas dans une ligne. Une ligne n’a pas d’épaisseur. C’est un fait géométrique bien connu.
Il entendit Ptorothée s’approcher derrière lui ; l’instant suivant elle lui posait les mains sur le cou. L’espace d’une seconde il se demanda comment elle connaissait la Prise de Mort de Catharti, mais déjà les paumes de la jeune femme lui massaient les muscles et les tensions de Teppic fondaient sous les caresses des doigts experts comme du gras sous un couteau passé à la flamme. Il frissonna tandis qu’il se décontractait.
« C’est agréable, dit-il.
— On est formées à ça. Vos tendons sont tout noués, on dirait des balles de ping-pong sur une ficelle. »
Teppic s’affaissa avec reconnaissance sur un des gros rochers qui jonchaient le pied de la falaise et laissa le rythme des mains de Ptorothée le soulager des problèmes de la nuit.
« Je ne sais pas quoi faire, murmura-t-il. Oui, c’est bon.
— Être servante, ça ne consiste pas seulement à peler du raisin, dit Ptorothée. La première leçon qu’on apprend, c’est que le moment est mal choisi de proposer au maître le congrès du Renard et de la Figue-caque après une dure journée. Qui vous oblige à faire quelque chose ?
— Je me sens responsable. » Teppic changea de position comme un chat.
« Si vous savez où trouver un tympanon, je peux vous jouer un air relaxant, dit Ptorothée. Je suis allée jusqu’au Pique-nique des goblins dans le livre I.
— Comprenez, un roi ne doit pas laisser son royaume s’évanouir comme ça.
— Les autres filles arrivent à faire des accords et tout, rêvassa Ptorothée en massant les épaules de Teppic. Mais le vieux roi disait toujours qu’il aimait mieux m’entendre, moi. Il disait que ça lui remontait le moral.
— Comprenez, on va l’appeler le Royaume Perdu, fit Teppic d’un air endormi. De quoi je vais avoir l’air ? je vous le demande.
— Il disait qu’il aimait bien m’entendre chanter aussi. Tout le monde prétend que ça ressemble à une bande de vautours qui viennent de trouver un âne crevé.
— Comprenez, roi d’un royaume perdu. Ce serait affreux. Faut que je le ramène. »
Sale-Bête tourna lentement sa grosse tête pour suivre le vol d’une mouche à viande ; tout au fond de son cerveau de petites colonnes de chiffres rouges clignotèrent, détaillant vecteurs, vitesse, élévation. La conversation des êtres humains l’intéressait rarement, mais il lui vint à l’esprit que les hommes et les femmes s’entendaient mieux quand aucun n’écoutait vraiment ce que racontait l’autre. C’était beaucoup plus simple chez les chameaux.
Teppic gardait les yeux fixés sur la ligne dans la roche. La géométrie. C’était ça.
« Faut aller à Ephèbe, décida-t-il. Ils s’y connaissent en géométrie même s’ils ont des idées complètement farfelues. Mais les idées farfelues, c’est ce qu’il me faut en ce moment.
— Pourquoi vous portez tous ces couteaux et ces machins ? Je veux dire, c’est indispensable ?
— Hmm ? Pardon ?
— Tous ces couteaux ? Pourquoi ? »
Teppic réfléchit. « J’imagine que je ne me sens pas vraiment habillé sans, répondit-il.
— Oh. »
Ptorothée chercha consciencieusement un nouveau sujet de conversation. Amener des sujets-de-conversation-divertissants faisait aussi partie des devoirs d’une servante. Une matière où elle n’avait jamais vraiment brillé. Les autres filles disposaient d’un éventail étonnant qui allait des amours des crocodiles aux spéculations sur la vie dans l’autre monde. Elle avait du mal à se renouveler après les considérations sur le temps qu’il fait.
« Bon, fit-elle. Vous avez tué des tas de gens, j’imagine ?
— Hmm ?
— Comme assassin, je veux dire. On vous paye pour tuer des gens. Vous en avez tué beaucoup ?… Vous savez que vous contractez terriblement vos muscles du dos ?
— Je ne crois pas que je doive parler de ça.
— Je veux savoir. S’il faut qu’on traverse le désert ensemble et tout. Plus d’une centaine ?
— Juste ciel, non.
— Ben alors, moins de cinquante ? »
Teppic se retourna sur lui-même.
« Écoutez, même les assassins les plus célèbres n’ont jamais tué plus de trente personnes dans toute leur vie, dit-il.
— Moins de vingt, alors ?
— Oui.
— Moins de dix ?
— Je crois qu’il vaudrait mieux parler d’un nombre entre zéro et dix.
— Comme ça je sais. Ces choses-là, c’est important. »
Ils revinrent sans se presser vers Sale-Bête. Mais maintenant c’était Teppic qui avait l’air préoccupé.
« Cette histoire de colloque… fit-il.
— De congrès, le corrigea Ptorothée.
— Vous… euh… plus de cinquante ?
— Il existe un autre nom pour cette catégorie de femmes, dit Ptorothée, mais sans trop lui en vouloir.
— Pardon. Moins de dix ?
— Disons… un nombre entre zéro et dix. »
Sale-Bête cracha. Six mètres plus loin la mouche à viande fut proprement fauchée en plein vol et plaquée contre le rocher voisin.
« C’est étonnant comment ils font ça, je trouve, dit Teppic. L’instinct animal, j’imagine. »
Sale-Bête lui lança un regard méprisant par-dessous ses cils à balayer les dunes et songea :
… Soit z = ei0. Mâchemâchemâche. Alors dz = ie[i0] ; d0 = izd0 ou d0 = dz/iz…
Ptaclusp, toujours en chemise de nuit, errait sans but parmi les décombres au pied de la pyramide.
Elle bourdonnait comme une turbine. Ptaclusp ignorait pourquoi, il ignorait tout de la prodigieuse dépense d’énergie qui avait faussé les dimensions à quatre-vingt-dix degrés et les retenait contre des pressions terribles, mais au moins les bouleversements temporels inquiétants semblaient avoir cessé. Il y avait moins de fistons à se promener qu’avant ; à la vérité, il aurait bien aimé en trouver un ou deux.
Ce qu’il trouva en premier, ce fut la pierre de faîte brisée en morceaux, dont le revêtement en électrum s’écaillait. Dans sa chute de la pyramide, elle avait heurté la statue de Bitos le dieu à tête de vautour et l’avait pliée en deux en lui donnant une expression de vague surprise.
Une plainte faible le poussa à déblayer les débris d’une tente. Il déchira la toile épaisse et déterra IIb qui le regarda en clignant des yeux dans la lumière grisâtre.
« Ça n’a pas marché, papa ! gémit-il. On l’avait presque montée là-haut, et alors on a eu l’impression que tout se tordait ! »
L’entrepreneur dégagea un espar de la jambe de son fils.
« Rien de cassé ? fit-il doucement.
— Des bleus, c’est tout, je pense. » Le jeune architecte s’assit en grimaçant et tendit le cou autour de lui.
« Où il est, Deux-za ? Il se tenait un peu plus haut que moi, pas loin du sommet…
— Je l’ai trouvé », répondit Ptaclusp.
Les architectes n’ont pas la réputation de relever les nuances subtiles lourdes de sens, mais IIb sentit le plomb dans la voix de son père.
« Il n’est pas mort, hein ? murmura-t-il.
— Je ne crois pas. Je ne suis pas sûr. Il est vivant. Sauf que… il se déplace… il se déplace… Non, vaudrait mieux que tu viennes voir. Je crois qu’il lui est arrivé un machin quantique. »
Sale-Bête cheminait à environ 1,247 mètre par seconde et calculait des coordonnées conjuguées complexes, histoire de meubler son ennui, tandis que le sable craquait sous ses pieds larges comme des assiettes.
Leur manque de doigts avait aussi fortement stimulé le développement intellectuel des chameaux. Les compétences mathématiques humaines ont toujours été freinées par une tendance instinctive, devant un problème particulièrement ardu comme des trinômes ou des différentielles paramétriques, à compter des doigts. Les chameaux, eux, ont dès le départ compté des nombres.
Le désert a également joué un rôle important. Les distractions y sont rares. Les chameaux, en ce qui les concerne, ont un système pour accroître puissamment l’intellect : n’avoir pas grand-chose à faire ni rien pour le faire.
Sale-Bête parvint au sommet d’une dune, promena un œil approbateur sur les ondulations de sable devant lui et se mit à penser en logarithmes.
« C’est comment, Ephèbe ? demanda Ptorothée.
— Je ne sais pas. Gouverné par un tyran.
— J’espère qu’on ne va pas le rencontrer, alors. »
Teppic secoua la tête. « Vous faites fausse route, dit-il. Ils ont un nouveau tyran tous les cinq ans et ils lui font d’abord un truc… – il hésita – Je crois que ça s’appelle une élision.
— Comme on fait aux matous, aux taureaux, tout ça ?
— Euh…
— Vous savez bien. Pour qu’ils arrêtent de se battre et qu’ils soient plus paisibles. »
Teppic grimaça. « Pour être honnête, je ne suis pas sûr. Mais je ne crois pas. Ils se servent d’un truc, il me semble que ça s’appelle une « mocracie », et ça veut dire que tout le monde dans le pays peut décider du nouveau tyran. Un homme, une… » Il marqua un temps. Les leçons d’histoire politique lui semblaient remonter à très loin et elles abordaient des concepts dont on n’avait jamais entendu parler dans le Jolhimôme, pas plus qu’à Ankh-Morpork en l’occurrence. Il se lança quand même. « Un homme, une voix.
— Une voix ? Même les muets ?
— Non, une voix, c’est comme un… un veto, je crois.
— C’est lui qui pratique l’élision, alors ? »
Il haussa les épaules. Pourquoi pas ? pour ce qu’il en savait. « En tout cas, tout le monde peut le faire. Ils en sont très fiers. Tout le monde a… – il hésita encore, certain maintenant de patauger – a droit au veto. Sauf les femmes, évidemment. Et puis les enfants. Et les criminels. Et les esclaves. Et les simples d’esprit. Et les gens d’origine étrangère. Et puis ceux qu’on désapprouve pour… euh… diverses raisons. Et des tas d’autres. Mais sinon, tout le monde. C’est une civilisation très éclairée. »
Ptorothée réfléchit un instant.
« Et c’est une mocracie, c’est ça ?
— Ils l’ont inventée à Ephèbe, vous savez, dit Teppic, sentant obscurément que c’était une idée à défendre.
— J’imagine qu’ils ont eu du mal à l’exporter », rétorqua Ptorothée d’un ton ferme.
Le soleil n’était pas seulement une boule d’excréments ardents qu’un scarabée géant poussait dans le ciel. C’était aussi un bateau. Tout dépendait comment on le regardait.
Sa lumière n’était pas bonne, plutôt fade, comme de l’eau restée plusieurs semaines dans un verre. Elle ne dispensait aucune joie. Elle éclairait mais n’avait pas de vie ; elle rappelait davantage un grand clair de lune que la clarté du jour.
Mais Ptaclusp s’inquiétait bien plus de son fils.
« Tu sais ce qui lui arrive ? » demanda-t-il.
Son autre fils mordit son style, l’air malheureux. Sa main lui faisait mal. Il avait voulu toucher son frère, et la secousse crépitante lui avait arraché la peau des doigts.
« Possible, répondit-il.
— Tu peux le guérir ?
— Je ne crois pas.
— C’est quoi, alors ?
— Voilà, papa. Quand on était sur la pyramide… Enfin, quand elle n’arrivait pas à s’embraser… Tu vois, je suis sûr qu’elle a tourné sur elle-même… Le temps, tu vois, c’est juste une autre dimension… Hum. »
Ptaclusp roula des yeux. « Épargne-moi ton charabia d’architecte, mon garçon, dit-il. Qu’est-ce qui lui arrive ?
— Je crois qu’il est dimensionnellement mal ajusté, papa. Pour lui, le temps et l’espace se sont un peu emmêlés les pinceaux. C’est pour ça qu’il se déplace tout le temps de côté, en biais. »
Ptaclusp IIb fit un petit sourire courageux à son père.
« Il a toujours biaisé », fit observer Ptaclusp.
Son fils soupira. « Oui, papa. Mais c’est normal. Tous les comptables font ça. Maintenant il le fait parce que c’est… ben… c’est comme le temps qui passe.
Ptaclusp fronça les sourcils. Dériver doucement de côté n’était pas la seule singularité de IIa. En plus, il était plat. Non pas plat comme une carte, avec un recto, un verso et un bord, mais plat dans toutes les directions.
« Il me rappelle tout à fait les personnages des fresques, dit-il. Elle est où, sa profondeur, si c’est comme ça qu’on dit ?
— Dans le temps, je crois bien, répondit IIb d’un ton d’impuissance. Dans le nôtre, pas dans le sien. »
Ptaclusp fit le tour de son fils et nota que la platitude le suivait. Il se gratta le menton.
« Donc il se déplace dans le temps, c’est ça ? fit-il lentement.
— Possible, oui.
— Tu crois qu’on pourrait le persuader de revenir tranquillement en arrière de quelques mois pour nous recommander de ne pas bâtir cette saloperie de pyramide ?
— Il ne peut pas communiquer, papa.
— Ça ne fait pas un grand changement, alors. » Ptaclusp s’assit sur les gravats, la tête dans les mains. Voilà le résultat. Un fils normal et idiot, un autre épais comme une ombre. Et quel genre d’existence attendait le pauvre gamin raplapla ? Sa vie durant il servirait à ouvrir des serrures, à nettoyer la glace des pare-brise, et il dormirait à peu de frais dans les presses à pantalons des chambres d’hôtel[23]. La faculté de passer sous les portes et de lire des livres sans les ouvrir lui serait une bien maigre compensation.
IIa dérivait de côté, simple silhouette découpée sur le paysage.
« On ne peut rien faire ? demanda Ptaclusp. Le rouler proprement, je ne sais pas, moi ? »
IIb haussa les épaules. « On pourrait lui mettre un obstacle en travers du chemin. Ce serait peut-être une bonne idée. Ça empêcherait que quelque chose de pire lui arrive parce que… euh… ça n’aurait pas le temps d’arriver. Je pense. »
Ils poussèrent la statue pliée en deux de Bitos, le dieu à tête de vautour, sur la trajectoire de l’aplati. Au bout d’une ou deux minutes le déplacement sans heurt de IIa l’amena contre l’obstacle. Une grosse étincelle bleue jaillit qui fondit un morceau de la statue, mais le mouvement s’arrêta.
« Pourquoi des étincelles ? fit Ptaclusp.
— C’est un peu comme un embrasement, je pense. »
Ptaclusp n’était pas parvenu à la position qu’il occupait aujourd’hui… non, correction, qu’il occupait la veille au soir, sans repérer les bons côtés des situations les plus invraisemblables.
« Il va faire des économies de vêtements, remarqua-t-il lentement. Je veux dire, il n’aura qu’à les peindre sur lui.
— Tu n’as pas bien compris le problème, je crois, papa », fit IIb d’un air las. Il s’assit près de son père et contempla le palais de l’autre côté du fleuve.
« Il se passe quelque chose là-bas, dit Ptaclusp. Tu crois qu’ils ont remarqué, pour la pyramide ?
— Ça ne m’étonnerait pas. Elle a pivoté de quatre-vingt-dix degrés, après tout. »
Ptaclusp regarda par-dessus son épaule et hocha lentement la tête.
« Marrant, ça, fit-il. Un peu d’instabilité dans la structure.
— Papa, c’est une pyramide ! On aurait dû la faire s’embraser ! Je te l’ai dit, pourtant ! Les forces en jeu… ben… elles sont trop… »
Une ombre les recouvrit. Ils regardèrent autour d’eux. Ils regardèrent en l’air. Ils regardèrent un peu mieux en l’air.
« Oh, bon sang, lâcha Ptaclusp. C’est Bitos, le dieu à tête de vautour… »
La ville d’Ephèbe s’étendait devant eux, poème classique de marbre blanc qui se prélassait autour de son rocher devant une baie d’un bleu étincelant…
« C’est quoi, ça ? demanda Ptorothée après avoir observé le panorama d’un œil critique.
— La mer, répondit Teppic. J’en ai déjà parlé, rappelez-vous. Les vagues, tout ça.
— Vous avez dit que c’était tout vert et que ça bougeait beaucoup.
— Des fois, oui.
— Hmm. » Au ton de sa voix, elle ne devait pas trouver la mer à son goût, mais elle n’eut pas le temps d’expliquer pourquoi : ils perçurent des éclats de colère. Qui venaient de derrière une dune voisine.
Il y avait un écriteau sur la dune.
Il disait en plusieurs langues : CENTRE D’ESSAIS AXIOMIQUES.
Et en dessous, en caractères légèrement plus petits : DANGER : POSTULATS NON RÉSOLUS.
Tandis qu’ils le lisaient, ou plutôt tandis que Teppic le lisait et que Ptorothée ne le lisait pas, ils entendirent une corde vibrer derrière la dune ; suivit un petit claquement sec, puis une flèche fendit l’air en sifflant. Sale-Bête lui jeta un rapide coup d’œil avant de tourner la tête et de fixer un tout petit carré de sable un peu plus loin.
Une seconde plus tard la flèche s’y enfonça avec un bruit sourd.
Puis l’animal vérifia le poids que soutenaient ses pieds et opéra un petit calcul qui révéla que deux personnes avaient été soustraites de son dos. D’autres calculs lui apprirent qu’elles avaient été ajoutées à la dune.
« Pourquoi vous avez fait ça ? cracha Ptorothée en même temps que du sable.
— On nous a tiré dessus !
— Moi, je ne crois pas. Je veux dire, personne ne sait qu’on est là, hein ? Ce n’était pas la peine de me bousculer comme ça. »
Teppic en convint, un peu à contre-cœur, et grimpa avec prudence la surface glissante de la dune. Les voix se disputaient à nouveau :
« Abandonner ?
— On n’a pas les bons paramètres, voilà.
— Peuchère, je le sais bien ce qu’on n’a pas, moi.
— Et c’est quoi, je te prie ?
— On n’a plus de ces saloperies de tortues. Voilà ce qu’on n’a pas. »
Teppic passa tout doucement la tête au-dessus de la dune.
Il vit un grand espace dégagé, entouré d’alignements complexes de jalons et de drapeaux. Il y avait un ou deux édifices constitués en grande partie de cages, et plusieurs autres constructions intriquées qu’il ne put reconnaître. Au centre se trouvaient deux hommes : un petit gros rougeaud et un grand maigre à l’air vaguement autoritaire. Ils étaient habillés de draps. Un groupe d’esclaves, pas très habillés ceux-là, les entouraient. L’un d’eux tenait un arc.
Plusieurs autres tenaient des tortues sur des bâtons. Elles faisaient pitié à voir, on aurait dit des sucettes à la tortue.
« En tout cas, c’est cruel, dit le grand maigre. Pauvres petites bêtes. Té, elles me font peine avec leurs petites pattes qui gigotent.
— C’est logiquement impossible que la flèche les atteigne ! » Le petit gros leva les mains au ciel. « Elle ne devrait pas ! Vous me fournissez sûrement des mauvaises tortues, ajouta-t-il d’un ton accusateur. Faudrait essayer avec des tortues plus rapides.
— Ou des flèches plus lentes ?
— Hé bé, peut-être bien. »
Teppic eut conscience d’une légère bousculade à côté de son menton. Une petite tortue passait près de lui à toute allure. Sa carapace portait plusieurs traces de ricochets.
« On va essayer une dernière fois, décida le petit gros. Il se tourna vers les esclaves : Té, vous tous… Allez me la chercher, cette tortue. »
Le petit reptile lança à Teppic un regard à la fois de prière et d’espoir. Le jeune homme le considéra, puis il le souleva doucement et le fourra derrière un caillou.
Il se laissa glisser en arrière jusqu’à Ptorothée en bas de la dune.
« Il se passe des choses vraiment bizarres de l’autre côté, dit-il. Ils tirent des flèches sur des tortues.
— Pourquoi ?
— Allez savoir. Ils ont l’air de croire que les tortues devraient pouvoir aller plus vite.
— Quoi ? Plus vite qu’une flèche ?
— Comme je vous dis. Vraiment bizarre. Vous, vous restez ici. Je sifflerai s’il n’y a pas de danger et que vous pouvez venir.
— Vous ferez quoi s’il y en a, du danger ?
— Je crierai. »
Il regrimpa la dune puis, après s’être brossé les vêtements du plus de sable possible, il se releva et agita son chapeau en direction du groupe. Une flèche le lui arracha des mains.
« Boudie, fit le petit gros. Pardon ! »
Il se précipita sur le sable piétiné pour rejoindre Teppic qui contemplait ses doigts endoloris.
« C’est parti tout seul, haleta-t-il. Mille excuses, j’ai oublié qu’il y avait une flèche. Qu’est-ce que vous allez penser de moi ? »
Teppic prit une profonde inspiration.
« Je m’appelle Xénon, hoqueta le petit gros sans lui laisser le temps de parler. Vous êtes blessé ? On a mis des panneaux pour prévenir, j’en suis sûr. Vous avez traversé le désert ? Vous devez avoir soif. Vous voulez boire ? Vous êtes qui ? Vous n’auriez pas vu une tortue là-haut, des fois ? Rapides, ces bestioles, elles s’esbignent à une de ces vitesses, pas moyen de les arrêter, ces saletés. »
Teppic se dégonfla de nouveau.
« Les tortues ? fit-il. Vous parlez de ces trucs, là, les cailloux à pattes ?
— C’est ça, c’est ça, répondit Xénon. Vous les quittez des yeux une seconde et vraoum !
— Vraoum ? » répéta Teppic. Il connaissait les tortues. Il y en avait dans le Vieux Royaume. On pouvait les qualifier entre autres de végétariennes, patientes, réfléchies, voire de maniaques sexuelles extrêmement assidues et obstinées, mais jamais à ce jour de rapides. L’adjectif « rapide » s’associe facilement aux tortues parce qu’elles ne le sont pas.
« Vous êtes sûr ? reprit-il.
— Vé, c’est l’animal le plus rapide[24] de toute la face du Disque, la tortue commune, fit Xénon qui eut tout de même la délicatesse de prendre un air fuyant. Logiquement, j’entends », ajouta-t-il.
Le grand maigre fit un signe de tête à Teppic.
« Ne fais pas attention à lui, mon garçon. Il cherche seulement à se couvrir à cause de l’incident de la semaine dernière.
— La tortue a bel et bien battu le lièvre, fit Xénon d’un air boudeur.
— Le lièvre était bel et bien mort, répliqua le grand maigre avec patience. Parce que tu lui as lâché une flèche dessus.
— Je visais la tortue. Tu sais, quand on veut combiner deux expériences, réduire le temps de recherche qui coûte si cher, utiliser au maximum… » Xénon agita son arc où une nouvelle flèche était encochée.
« Excusez-moi, fit Teppic. Vous ne pourriez pas le poser une minute ? Mon amie et moi, on vient de loin et on aimerait bien ne plus se faire tirer dessus. »
Les deux hommes n’avaient pas l’air dangereux, se disait-il, et il le croyait presque.
Il siffla. En réponse au signal, Ptorothée apparut après avoir fait le tour de la dune en conduisant Sale-Bête. Teppic doutait que son costume eût la moindre poche, mais elle avait trouvé moyen de rectifier son maquillage, de se remettre du khôl aux yeux et de se relever les cheveux. Elle ondula vers le groupe comme un serpent pris dans un dérapage, décidée à frapper les étrangers de tout l’impact de sa personnalité. Elle tenait aussi un objet dans l’autre main.
« Elle a retrouvé la tortue ! fit Xénon. Bravo ! » Le reptile rentra aussitôt dans sa carapace. Les yeux de Ptorothée fulgurèrent. Elle n’avait pas grand-chose au monde en dehors d’elle-même et n’appréciait pas qu’on salue en elle une vulgaire porteuse de testudinidés.
Le grand maigre soupira. « Tu sais, Xénon, dit-il, je ne peux pas m’empêcher de penser que tu comprends mal cette histoire de tortue et de flèche. »
Le petit gros lui lança un regard noir. « L’ennui avec toi, Ibid, c’est que tu te prends pour la plus grande putain d’autorité en tout. »
Les dieux du Vieux Royaume se réveillaient.
La foi est une force. Une force faible, comparée à celle de la gravitation ; quand il s’agit de déplacer des montagnes, la gravitation gagne à tous les coups. Mais néanmoins la foi existe, et maintenant que le Vieux Royaume était refermé sur lui-même, qu’il flottait débarrassé du reste de l’univers, qu’il dérivait loin du consensus général qu’on affuble du nom de réalité, la puissance de la foi se faisait sentir.
Durant sept mille ans, le peuple du Jolhimôme avait cru en ses dieux.
Maintenant ses dieux existaient. Et il avait droit, comme qui dirait, à toute la bande.
Ainsi le peuple du Vieux Royaume apprenait par exemple que Vut, le dieu du Soir à tête de chien, a bien meilleure allure en peinture sur un pot que lorsque qu’il titube dans la rue sur ses soixante-dix pattes en grognant et en dégageant une odeur infecte.
Assis dans la salle du trône, le masque d’or sur les genoux, Dios fixait l’obscurité dehors. Les prêtres de rang inférieur groupés près de la porte prirent enfin leur courage à deux mains et vinrent vers lui avec autant d’entrain qu’à l’approche d’un lion rugissant. Nul ne s’inquiète davantage des manifestations physiques réelles d’un dieu que ses prêtres ; c’est comme recevoir la visite inopinée d’un polyvalent.
Seul Koomi resta un peu à l’écart des autres. Il réfléchissait dur. Des pensées curieuses et originales s’amassaient le long de circuits neuraux rarement fréquentés et partaient dans des directions inimaginables. Il voulait voir où elles aboutissaient.
« Ô Dios, murmura le grand prêtre de Ket, le dieu de la Justice à tête d’ibis, quels sont les ordres du roi ? Les dieux sillonnent le pays, ils se battent et détruisent des maisons, ô Dios. Où est le roi ? Qu’attend-il de nous ?
— Oui-da », fit le grand prêtre de Scrab, le pousseur de la boule du Soleil. Il sentit qu’on en attendait davantage de sa part. « En vérité, ajouta-t-il. Votre Seigneurie aura remarqué que le soleil vacille parce que tous les dieux du Soleil se battent pour se l’arracher et… – il frotta des pieds par terre – le saint Scrab a opéré une retraite stratégique et… euh… il a fait un atterrissage forcé sur la ville de Hort. Un certain nombre de bâtiments ont arrêté sa chute.
— Et à juste titre, fit le grand prêtre de Thrrp, le conducteur du char du Soleil. Car, tout le monde le sait, c’est mon maître le vrai dieu du… »
Ses paroles moururent.
Dios tremblait, il se balançait lentement d’avant en arrière. Ses yeux fixaient le vide. Ses mains serraient le masque assez fort pour laisser des empreintes de doigts dans l’or, et ses lèvres formaient sans un son les mots du rituel de la Deuxième Heure auquel on se livrait depuis des millénaires à ce moment précis.
« Je crois que c’est le choc, fit un prêtre. Vous savez, il est tellement ancré dans ses habitudes. »
Les autres s’empressèrent de montrer qu’il y avait au moins un sujet sur lequel ils pouvaient donner des conseils.
« Allez lui chercher un verre d’eau.
— Mettez-lui un sac en papier sur la tête.
— Sacrifiez un poulet sous son nez. »
Il y eut un sifflement aigu, la déflagration lointaine d’une explosion et un long chuintement. Quelques vrilles de vapeur s’insinuèrent en se tordant dans la salle.
Les prêtres se ruèrent au balcon, laissant Dios à son état de choc déconcertant, et découvrirent que la foule autour du palais fixait le ciel.
« À ce qu’il semble, fit le grand prêtre de Cephut, dieu de la Coutellerie, qui se sentait capable d’un avis plus serein sur la situation présente, Thrrp a commis la faute et s’est fait intercepter par un tacle surprise de Jeht, le timonier de l’Orbe Solaire. »
Un bourdonnement s’éleva au loin, comme si plusieurs millions de mouches bleues paniquées décollaient, et une immense forme sombre survola le palais.
« Mais, poursuivit le prêtre de Cephut, Scrab revient… oui, il prend de la hauteur… Jeht ne l’a pas encore vu, il se rapproche en toute confiance du zénith… Et voici Sessifet, déesse de l’Après-Midi ! Ça, c’est une surprise ! Une surprise de taille ! Une jeune déesse qui n’a pas encore fait ses preuves mais, ma parole, ça promet, c’est une action incroyable, mes eunuques et messieurs, et… oui… Scrab a commis la faute ! Il a commis la faute !… »
Les ombres dansèrent et tournoyèrent sur les pierres du balcon.
«… Et… mais qu’est-ce qui se passe ? Les dieux vétérans, ils coopèrent, il n’y a pas d’autre mot, contre les nouveaux venus effrontés ! Mais la jeune Sessifet, quel cran, elle s’accroche, elle exploite la faiblesse… elle est passée !… et maintenant elle se détache, elle prend de la distance, Gil et Scrab sont apparemment aux prises, le ciel est dégagé devant elle et, oui, oui !… c’est le midi ! Midi ! Midi ! »
Silence. Le prêtre eut conscience que tout le monde le regardait.
Puis quelqu’un demanda : « Pourquoi vous braillez dans ce jonc ?
— Pardon. Je ne sais pas ce qui m’a pris. »
La prêtresse de Sarduk, déesse des Cavernes, grogna.
« Et si l’un d’eux l’avait laissé tomber ? jeta-t-elle sèchement.
— Mais… Mais… – il déglutit – ce n’est pas possible, hein ? Pas vraiment ? On a dû tous manger un truc, ou on est restés trop longtemps au soleil, ou autre chose. Parce que… enfin quoi, tout le monde sait que les dieux ne sont pas… Je veux dire, le soleil, c’est une grosse boule de gaz en fusion, non ? Qui tourne tous les jours autour du monde, et… et… et les dieux… enfin, vous savez bien, les gens ont un gros besoin de croire, comprenez-moi… »
Koomi, malgré les pensées perfides qui lui bourdonnaient dans la tête, eut l’esprit plus vif que ses collègues.
« Attrapez-le, les gars ! » s’écria-t-il.
Quatre prêtres saisirent le malheureux adorateur de la coutellerie par les bras et les jambes, l’entraînèrent à toute vitesse sur les dalles jusqu’au bord du balcon et l’expédièrent par-dessus le parapet dans les eaux boueuses du Jolh.
Il remonta à la surface en crachouillant.
« Pourquoi vous avez fait ça ? demanda-t-il. Vous savez tous que j’ai raison. Aucun de vous ne… »
Les eaux du Jolh s’ouvrirent sur des mâchoires paresseuses, et le prêtre disparut au moment même où la gigantesque forme ailée de Scrab bourdonnait, menaçante, au-dessus du palais avant de s’éloigner dans un ronflement vers les montagnes.
Koomi s’épongea le front.
« On l’a échappé belle », dit-il. Ses collègues approuvèrent du chef, les yeux fixés sur les rides qui s’estompaient dans l’eau. Le doute sincère n’avait soudain plus sa place au Jolhimôme. Le doute sincère était un bon moyen de se faire pincer et arracher les membres.
« Euh… fit l’un, Cephut ne va pas être très content, quand même, vous ne croyez pas ?
— Salut à toi, Cephut », lancèrent-ils en chœur. Au cas où.
« Je ne vois pas pourquoi, grommela un vieux prêtre au dernier rang. Un foutu artisan de couteaux et de fourchettes. »
Ils se saisirent du vieux qui continuait de protester et le balancèrent dans le fleuve.
« Salut à toi… – ils marquèrent un temps – Il était le grand prêtre de qui, au fait ?
— Bunu, le dieu des chèvres à tête de chèvre ? Sûrement, non ?
— Salut à toi, Bunu, sûrement », braillèrent-ils d’une seule voix tandis que les crocodiles sacrés rappliquaient comme des sous-marins.
Koomi leva les mains d’un air implorant. On dit que l’homme est le fruit des circonstances. Lui relevait de l’espèce que produisent des circonstances tortueuses et désagréables, et sous son crâne chauve certaines conclusions commençaient à se dégager, comme restées emprisonnées dans la pierre des années durant. Il ne savait pas encore très bien en quoi elles consistaient, ces conclusions, mais elles avaient en gros pour objets les dieux, le nouvel âge, la nécessité d’une main ferme pour tenir la barre et peut-être l’enfournage de Dios dans le premier crocodile venu. Cette simple pensée l’emplit d’un plaisir défendu.
« Frères ! s’écria-t-il.
— Si je peux me permettre… fit la prêtresse de Sarduk.
— Et sœurs…
— Je te remercie.
— …réjouissons-nous ! » Les prêtres rassemblés observaient un silence total. Une démarche aussi hardie, ils n’y avaient encore jamais songé. Et Koomi, au vu de leurs visages levés vers lui, se sentit parcouru d’un frisson tel qu’il n’en avait jamais connu. Ils étaient malades de trouille et ils attendaient qu’il leur dise – oui, lui –, qu’il leur dise quoi faire.
« Oui-da ! reprit-il. Or donc, en vérité, l’heure des dieux…
— …et des déesses…
— …oui, et des déesses, est à portée de main. Euh… »
Et ensuite ? Qu’est-ce qu’il allait leur dire de faire, en fin de compte ? Puis il songea : aucune importance. Suffit d’avoir de l’assurance. Le vieux Dios les poussait toujours, il n’essayait jamais de les conduire. Sans lui, ils errent sans but comme des moutons.
« Et, chers frères – et chères sœurs, bien entendu –, nous devons nous demander… nous devons nous demander… nous, euh… oui. » Sa voix s’enfla encore d’une assurance nouvelle. « Oui, nous devons nous demander pourquoi les dieux sont à portée de main. Assurément, c’est parce que nous manquons de ferveur dans notre vénération, nous avons, euh… nous avons désiré des idoles. »
Les prêtres échangèrent des regards. Ah bon ? On s’y est pris comment, au fait ?
« Et, oui… et les sacrifices ? Il fut un temps où un sacrifice, c’était un sacrifice et non des tripotages avec une poule et des fleurs. »
Des quintes de toux s’élevèrent dans l’auditoire.
« Vous voulez parler des servantes, là ? hasarda un prêtre.
— Hum.
— Et aussi des jeunes novices, bien sûr », se reprit en hâte le prêtre. Sarduk était une des plus anciennes déesses dont les adoratrices s’adonnaient à des actes inavouables dans les bosquets sacrés ; de l’imaginer en balade dans la nature, du sang jusqu’aux coudes, les larmes lui vinrent aux yeux.
Le cœur de Koomi battait fort. « Ben quoi, pourquoi pas ? fit-il. Tout allait mieux en ce temps-là, non ?
— Mais, euh… je croyais qu’on avait arrêté ces trucs-là. Le déclin de la population et ainsi de suite. »
Il y eut un éclaboussement monstrueux dans le fleuve. Tzut, le dieu à tête de serpent du Haut-Jolh, fit surface et regarda gravement les prêtres rassemblés. Puis Fhez, le dieu à tête de crocodile du Bas-Jolh, émergea près de lui et tenta d’un coup de dents fougueux de lui arracher la tête. Tous deux plongèrent dans une pluie d’embruns et un petit raz-de-marée qui passa par-dessus le balcon.
« Ah, mais peut-être que justement la population a décliné parce qu’on a arrêté de sacrifier des vierges… des deux sexes, s’empressa d’ajouter Koomi. Est-ce que vous y avez déjà pensé ? »
Ils y pensèrent. Et ils y repensèrent.
« Je ne crois pas que le roi serait d’accord… fit prudemment un prêtre.
— Le roi ? cria Koomi. Où il est, le roi ? Montrez-moi le roi ! Demandez à Dios où il est, le roi ! »
Il y eut un choc sourd à ses pieds. Il baissa des yeux horrifiés tandis que le masque d’or rebondissait et roulait vers les prêtres. Ils s’égaillèrent en vitesse comme des quilles.
Dios pénétra à grands pas dans la lumière du soleil en litige, la figure grise de fureur.
« Le roi est mort », dit-il.
Koomi chancela sous la seule force de sa colère mais se reprit magnifiquement.
« Alors son successeur… commença-t-il.
— Il n’y a pas de successeur », le coupa Dios. Il leva la tête vers le ciel. Peu de gens peuvent contempler directement le soleil, mais sous le regard venimeux de Dios même l’astre du jour aurait bronché et se serait détourné. Les yeux de Dios visaient le long de son épouvantable nez comme une paire de télémètres.
« Venir ici comme s’ils étaient chez eux, dit-il à la cantonade. Comment osent-ils ? »
La bouche de Koomi s’ouvrit toute grande. Il voulut protester, mais un regard d’un kilowatt le réduisit au silence.
Il chercha un appui auprès du groupe des prêtres, lesquels étaient très occupés à s’examiner les ongles ou à fixer obstinément un point en l’air. Le message était clair. Qu’il se débrouille tout seul. Mais si par hasard il gagnait la bataille entre sa volonté et celle de Dios, on ne manquerait pas de l’entourer et de lui assurer qu’on l’avait toujours soutenu.
« Ils sont chez eux, quand même, marmonna-t-il.
— Quoi ?
— Ils, euh… ils sont bien chez eux, Dios », répéta Koomi. Il donna libre cours à son humeur. « Ce sont ces saletés de dieux, Dios !
— Ce sont nos dieux à nous, siffla le grand prêtre. Nous ne sommes pas leurs sujets. Ce sont mes dieux à moi, et ils vont apprendre à faire ce qu’on leur demande ! »
Koomi ne résista pas à l’assaut frontal. C’était impossible de soutenir ce regard de saphir, impossible de résister au nez en hache de guerre, et surtout personne n’avait la moindre chance d’entamer l’armure de vertu terrifiante de Dios.
« Mais… » parvint-il à articuler.
Dios le fit taire d’une main tremblante.
« Ils n’ont pas le droit ! dit-il. Je ne leur ai pas donné d’ordre ! Ils n’ont pas le droit !
— Alors, qu’est-ce que vous allez faire ? » demanda Koomi.
Les mains de Dios s’ouvraient et se refermaient par à-coups.
Il se sentait comme un royaliste – un bon royaliste, du genre qui découpe les photos de tous les membres de la famille royale pour les coller dans un album, un royaliste qui ne supporte pas qu’on leur jette la pierre, ils font si bien leur travail sans pouvoir répondre aux critiques –, comme un royaliste, donc, qui verrait soudain la famille régnante débarquer dans son salon et se mettre à le réaménager. Il mourait d’envie de retourner à la nécropole, d’y retrouver la fraîcheur silencieuse au milieu de ses vieux amis et d’y faire un somme rapide après lequel il réfléchirait beaucoup plus clairement…
Le cœur de Koomi bondit dans sa poitrine. Le malaise de Dios dénotait une fissure dans laquelle, avec les précautions de rigueur, on pouvait enfoncer un coin. Mais pas question de se servir d’un marteau. De front, Dios était capable de mater le monde.
Le vieux prêtre tremblait encore. « Je ne me permets pas de leur dire comment mener leurs affaires dans le Ci-dessous, fit-il. Qu’ils s’abstiennent donc de me dire comment diriger mon royaume. »
Koomi mit sous le coude cette déclaration séditieuse en attendant de l’étudier de plus près et tapota doucement le dos du grand prêtre.
« Vous avez raison, évidemment. » Les yeux de Dios pivotèrent.
« Ah bon ? fit-il, l’air soupçonneux.
— J’en suis sûr, en tant que ministre du roi vous trouverez une solution. Vous avez notre soutien total, ô Dios. » Koomi agita une main en l’air en direction des prêtres qui approuvèrent de tout chœur. Quand on ne pouvait pas se fier aux rois ni aux dieux, on pouvait toujours compter sur Dios. Tous jusqu’au dernier, ils préféraient la colère aléatoire des dieux à une réprimande de Dios. Le grand prêtre leur inspirait une terreur on ne peut plus humaine et concrète dont aucune entité surnaturelle ne serait jamais capable. Dios allait arranger ça.
« Et nous refusons d’écouter les rumeurs farfelues qui courent sur la disparition du roi. Il s’agit sans nul doute d’exagérations ridicules sans le moindre fondement », ajouta Koomi.
Les prêtres opinèrent tandis que dans chacun de leurs cerveaux une toute petite rumeur déroulait sa queue.
« Quelles rumeurs ? fit Dios du coin de la bouche.
— Alors éclaire-nous, maître, sur la voie que nous devons maintenant suivre », conclut Koomi.
Dios vacilla.
Il ne savait que faire. Pour lui, c’était une expérience nouvelle. Un changement.
Tout ce qu’il trouva, et qui s’imposa à son esprit, ce fut les paroles du rituel de la Troisième Heure auquel il se livrait tous les jours au même instant depuis… depuis combien de temps ? Depuis longtemps, trop longtemps ! Et depuis longtemps aussi il aurait dû prendre un repos éternel, mais ce n’était jamais le bon moment, il n’y avait jamais personne de compétent, ils se seraient sentis perdus sans lui, le royaume se serait effondré, il aurait fait faux bond à tout le monde, alors il traversait le fleuve… Il jurait à chaque fois que c’était la dernière, mais il y en avait toujours une autre dès lors que le froid gagnait ses membres, et les décennies s’étaient… allongées. Et aujourd’hui, à l’heure où son royaume avait besoin de lui, les paroles d’un rituel s’inscrivaient toutes seules dans les circuits de son cerveau et gênaient toute tentative de réflexion.
« Euh… » fit-il.
Sale-Bête mâchait allègrement. Teppic l’avait attaché trop près d’un olivier qui, du coup, essuyait un élagage en règle. De temps en temps le chameau s’arrêtait, jetait un coup d’œil en l’air aux mouettes qui tournoyaient partout au-dessus de la cité d’Ephèbe et les arrosait d’une salve brève mais mortelle de noyaux d’olives.
Il remâchait en outre dans sa tête un nouveau concept intéressant en physique thau-dimensionnelle qui unifiait le temps, l’espace, le magnétisme, la gravité et, pour une raison inconnue, les brocolis. De temps en temps il produisait des bruits comme de lointaines explosions de carrière, preuve que tous ses estomacs fonctionnaient à la perfection.
Assise sous l’arbre, Ptorothée donnait à manger des feuilles de vigne à la tortue.
La chaleur grésillait sur les murs blancs de la taverne, mais, songea Teppic, quelle différence avec le Vieux Royaume ! Dans son pays, même la chaleur était vieille ; l’air y avait une odeur de moisi, il manquait de vie, il oppressait comme un étau, il sentait les siècles bouillis. Ici, la brise marine l’allégeait. Les cristaux de sel le relevaient. Il charriait des arômes toniques de vin ; davantage que des arômes, d’ailleurs, parce que Xénon en était déjà à sa deuxième amphore. C’était le genre de coin où la nature se retroussait les manches pour donner le meilleur d’elle-même.
« Mais je ne comprends toujours pas votre histoire de tortue », dit-il avec une certaine difficulté. Il venait de goûter à sa première gorgée de vin d’Ephèbe qui lui avait comme verni le fond de la gorge.
« C’très simple, attaqua Xénon. Té, suppose que ce noyau d’olive, il soye la flèche et… – il chercha au hasard autour de lui – et cette mouette assommée la tortue, d’accord ? Bon, quand tu la tires, la flèche, elle va d’ici à la moue… à la tortue, d’accord ?
— Oui, je crois, mais…
— Mais, à ce moment-là, la moue… la tortue, elle est un peu plus loin, non ? D’accord ?
— Oui, je crois », fut forcé de reconnaître Teppic. Xénon lui lança un regard de triomphe.
« Donc, la flèche doit parcourir une distance supplémentaire, hé, forcément, jusqu’au point où se trouve la tortue. Pendant ce temps, la tortue, elle a vol… progressé, pas beaucoup, je te l’accorde, mais ça suffit. Pas vrai ? Donc, la flèche doit continuer encore un peu plus loin, mais en réalité, au moment où elle arrive là où la tortue se trouve maintenant, la tortue n’y est plus. Donc, si la tortue continue d’avancer, la flèche ne l’atteindra jamais. Elle s’en rapprochera de plus en plus mais elle ne l’atteindra jamais. C.Q.F.D.
— Vous avez raison, alors ? demanda machinalement Teppic.
— Nan, fit Ibid d’un ton glacial. Une dizaine de brochettes de tortues sont là pour prouver qu’il a tort. L’ennui avec mon collègue, c’est qu’il ne connaît pas la différence entre un postulat et une métaphore de l’existence humaine. Ou un trou dans la terre.
— Hier, la flèche ne l’a pas rejointe, rétorqua sèchement Xénon.
— Oui, j’étais là. Tu as à peine bandé l’arc. Je t’ai vu. »
Ils recommencèrent à se chamailler.
Teppic contempla le vin dans sa chope. Ces hommes sont des philosophes, songea-t-il. Ils le lui avaient dit. Ils devaient donc avoir des cerveaux assez vastes pour contenir des idées sur lesquelles personne ne s’arrêterait plus de cinq secondes. Sur le chemin de la taverne Xénon lui avait expliqué, par exemple, pourquoi il était logiquement impossible de tomber d’un arbre.
Teppic avait raconté la disparition du Royaume, sans révéler toutefois le poste qu’il y occupait. Il manquait d’expérience dans ce domaine, mais il avait la nette impression que les rois dépossédés de leur royaume risquaient d’être mal vus dans les pays voisins. Il en avait connu deux ou trois dans ce cas à Ankh-Morpork, des souverains détrônés qui avaient fui leur pays soudain insalubre pour le sein accueillant d’Ankh en n’emportant rien d’autre que les vêtements qu’ils avaient sur le dos et quelques charretées de joyaux. La cité, bien entendu, acceptait tous ceux – sans distinction de race, de couleur, de rang ni de confession – qui avaient de l’argent à jeter par les fenêtres, mais l’inhumation de monarques en excédent représentait tout de même une source régulière de travail pour la Guilde des Assassins. Il se trouvait toujours quelqu’un dans leur royaume désireux de s’assurer que les monarques déposés ne remontent pas sur le trône. La règle générale était : un jour prince héritier, le lendemain prince qu’on sort ; ou mieux : dauphin aujourd’hui, défunt demain.
« Je crois qu’il s’est fait prendre dans la géométrie, dit-il avec espoir. Il paraît que vous êtes très bons en géométrie dans votre pays. Vous pouvez peut-être me dire comment revenir.
— Bé, la géométrie, ce n’est pas mon fort, dit Ibid. Comme tu le sais sûrement.
— Pardon ?
— Tu n’as pas lu mes Principes d’un gouvernement idéal ?
— Je crains que non.
— Ni mon Discours sur l’inéluctabilité historique ?
— Non. »
Ibid eut l’air déconfit. « Oh, fit-il.
— Ibid est une autorité reconnue en tout, déclara Xénon. Sauf en géométrie. Et en décoration d’intérieur. Et aussi en logique élémentaire. » Ibid lui lança un regard noir.
« Et vous, alors ? » demanda Teppic.
Xénon vida sa chope jusqu’à la dernière goutte. « J’suis davantage dans les tests de résistance des axiomes, dit-il. Le collègue qu’il te faut, c’est Phtagonal. Un gars qu’a l’esprit très aigu et qui verra ton problème sous le bon angle. »
Il fut interrompu par un martèlement de sabots. Des cavaliers passaient devant la taverne à bride abattue pour monter les rues pavées et tortueuses de la ville. Ils avaient l’air tout excités.
Ibid retira une mouette étourdie de son vin et la posa sur la table. Il avait la mine songeuse.
« Si le Vieux Royaume a vraiment disparu… commença-t-il.
— Il a vraiment disparu, oui, fit Teppic d’un ton ferme. C’est difficile de se tromper sur une chose pareille, quand même.
— Alors ça veut dire que notre frontière est concourante avec celle de Tsort, dit-il d’un ton solennel.
— Pardon ?
— Il n’y a plus rien entre nous, expliqua le philosophe. Oh, boudie. Ça veut dire qu’on va être forcés de faire la guerre.
— Pourquoi ? »
Ibid ouvrit la bouche, s’arrêta et se tourna vers Xénon.
« Pourquoi forcés de faire la guerre ?
— Impératif historique, répondit Xénon.
— Ah, oui. Je savais que c’était quelque chose dans le genre. On ne peut pas y échapper, j’en ai peur. C’est désolant, mais c’est comme ça. »
Un autre martèlement de sabots retentit et un autre groupe de cavaliers déboucha à l’angle de la rue ; cette fois ils se dirigeaient vers le pied de la colline. Ils portaient les hauts casques à plumet des soldats éphébiens et poussaient des cris enthousiastes.
Ibid s’installa plus confortablement sur le banc et joignit les mains.
« Les hommes du tyran, dit-il alors que la troupe franchissait au galop les portes de la ville pour s’enfoncer dans le désert. Il les envoie vérifier, peuchère. »
Teppic connaissait évidemment l’inimitié qui opposait Ephèbe à Tsort. Le Vieux Royaume en avait largement profité, en assurant aux marchands des deux bords un petit coin discret où traiter leurs affaires. Il tambourina des doigts sur la table.
« Ça fait des milliers d’années que vous ne vous êtes pas battus. Vous étiez des tout petits pays en ce temps-là. Ça donnait une échauffourée, sans plus. Maintenant vous êtes de grandes nations. Il pourrait y avoir des victimes. Ça ne vous tracasse pas ?
— C’est une question de fierté, répondit Ibid, mais on sentait un soupçon d’incertitude dans sa voix. On n’a pas beaucoup le choix, je crois.
— C’était à cause de cette foutue vache de bois ou je n’sais quoi, fit Xénon. Jamais ils ne nous l’ont pardonnée, cette histoire-là.
— Si on ne les attaque pas en premier, eux le feront.
— C’vrai. Alors vaut mieux riposter sans leur laisser le temps de frapper. »
Les deux philosophes se regardèrent, mal à l’aise.
« D’un autre côté, dit Ibid, la guerre empêche de penser sainement.
— Ça, c’est juste, convint Xénon. Surtout les morts. »
Suivit un silence embarrassé, que seuls troublaient la voix de Ptorothée qui chantait pour la tortue et les cris réguliers des mouettes touchées en plein vol.
« Quel jour on est ? demanda Ibid.
— Mardi, répondit Teppic.
— Je crois, reprit Ibid, que ce serait une bonne idée de venir au symposium. Il se tient tous les mardis, ajouta-t-il. Tous les grands esprits d’Ephèbe y seront. Tout ça mérite réflexion. »
Il jeta un coup d’œil à Ptorothée.
« Mais, reprit-il, la jeune dame ne peut pas y assister, naturellement. Les femmes sont absolument interdites. Elles ont le cerveau qui chauffe. »
Le roi Teppicymon XXVII ouvrit les yeux. Fait drôlement noir là-dedans, songea-t-il.
Il s’aperçut qu’il entendait battre son propre cœur, mais assourdi, comme éloigné.
Et alors la mémoire lui revint.
Il était vivant. À nouveau vivant. Mais cette fois en pièces détachées.
Il avait plus ou moins cru qu’on allait le rassembler une fois dans l’autre monde, comme les maquettes de Grinjer.
Ressaisis-toi, mon vieux, se dit-il.
C’est à toi de te reprendre en mains.
Bon, songea-t-il. Il y avait au moins six jarres. Donc mes yeux se trouvent dans l’une d’elles. L’idéal, ce serait de dégager le couvercle pour voir de quoi il retourne.
Pour ça, il faut que je me serve de mes bras, de mes jambes et de mes doigts.
L’affaire s’annonce délicate.
Il leva timidement la main, les articulations raides, et toucha quelque chose de lourd. Il sentit qu’il pourrait le bouger ; il redressa donc maladroitement l’autre bras et poussa.
Il entendit un choc sourd à quelque distance et eut la nette impression d’un espace dégagé au-dessus de lui. Il s’assit dans un long craquement.
Les parois du cercueil de cérémonie l’enserraient toujours, mais à sa grande surprise il découvrit qu’un lent mouvement du bras suffisait pour s’en débarrasser comme s’il s’agissait de feuilles de papier. Sûrement la saumure et le rembourrage, se dit-il. Ça donne du poids.
Il gagna à tâtons le bord du bloc « opératoire », descendit ses jambes lourdes par terre et, après une pause pour souffler un peu, par habitude, il fit ses premiers pas titubants de nouveau-né chez les non-morts.
Il est extrêmement difficile de marcher avec les jambes pleines de paille quand le cerveau qui les commande se trouve dans un pot à trois mètres de là, mais il réussit à atteindre le mur et le suivit jusqu’à ce qu’un fracas lui apprenne qu’il était arrivé à l’étagère où trônaient les vases canopes. Il tripota le couvercle du premier et plongea doucement la main à l’intérieur.
Ce doit être le cerveau, songea-t-il, hystérique, parce que la semoule, ça ne bloblote pas autant. Je reprends mes esprits, haha.
Il visita deux autres vases et une explosion de lumière lui apprit qu’il avait trouvé le bon, celui qui contenait ses yeux. Il vit sa propre main bandelettée descendre, grossir démesurément, les ramasser et les remonter avec précaution.
Il me semble que j’ai récupéré le plus important, se dit-il. Le reste peut attendre. Quand j’aurai faim, peut-être, et ainsi de suite.
Il se retourna et s’aperçut qu’il n’était pas seul. Aneth et Gern le regardaient. Pour se tasser davantage dans l’angle le plus éloigné de la salle, il leur aurait fallu une épine dorsale triangulaire.
« Ah. Holà, braves gens, fit le roi, conscient de sa voix légèrement caverneuse. J’en connais si long sur vous que j’aimerais vous serrer la main. » Il baissa les yeux. « Seulement, elles sont plutôt pleines pour l’instant, ajouta-t-il.
— Gkkk, fit Gern.
— Vous ne pourriez pas me reconstituer un peu, des fois ? demanda le roi en se tournant vers Aneth. Vos points de suture m’ont l’air de bien tenir, au fait. Compliments, mon vieux. »
Une fierté toute professionnelle perça la barrière de terreur d’Aneth. « Vous vivez ? hasarda-t-il.
— C’était bien prévu comme ça, non ? » répliqua le roi.
Aneth hocha la tête. Oui, certainement. Il avait toujours cru que ça se passait ainsi. Seulement, il ne s’attendait pas à ce que ça arrive pour de bon. Mais c’était arrivé, et les premières paroles du roi, enfin, presque les premières, avaient été en l’honneur de son travail de couture. Sa poitrine s’enfla. Personne à la Guilde n’avait jamais reçu les félicitations d’un client.
« Tiens, fit-il à Gern dont les omoplates cherchaient avec insistance à traverser le mur. Écoute un peu ce qu’on dit à ton maître. »
Le roi marqua un temps. Il commençait à croire que quelque chose clochait. Évidemment, l’autre monde était comme le monde normal, mais en mieux, et il paraissait logique d’y trouver des serviteurs et le reste. Mais il lui ressemblait quand même beaucoup trop. Il était à peu près sûr qu’Aneth et Gern n’auraient pas dû s’y trouver déjà. D’ailleurs, à sa connaissance, les gens du commun bénéficiaient de leur propre au-delà où ils se sentaient plus à l’aise, où ils pouvaient se mêler à leurs semblables sans avoir l’impression de gêner, de ne pas être dans leur milieu social.
« Dites, fit-il, je n’ai peut-être pas tout saisi. Vous n’êtes pas morts, hein ? »
Aneth ne répondit pas tout de suite. Il n’était pas très sûr de la réponse, certains phénomènes qu’il avait vus aujourd’hui le faisaient douter. Mais finalement, force lui fut de reconnaître qu’il devait être en vie.
« Qu’est-ce qui se passe, alors ? demanda le roi.
— On ne sait pas, ô roi, fit Aneth. Vraiment. Tout s’est réalisé, ô source des eaux !
— Qu’est-ce qui s’est réalisé ?
— Tout !
— Tout ?
— Le soleil, ô seigneur. Et les dieux ! Ah là là, les dieux ! Ils sont partout, ô maître du ciel !
— On est entrés par derrière, dit Gern qui était tombé à genoux. Pardonnez-nous, ô seigneur de justice qui êtes revenu dispenser votre grande sagesse et tout. Je vous demande pardon pour Gwlenda et moi, on a succombé à chaispasquoi, un moment de folle passion, on a pas pu se retenir. Et puis, c’est moi… »
Aneth le réduisit du geste à un silence dévot.
« Excusez-moi, fit-il à la momie royale. Mais est-ce qu’on ne pourrait pas discuter loin des oreilles du petit ? D’homme à…
— Cadavre ? proposa le roi dans un effort pour le mettre à l’aise. Mais certainement. »
Ils se rendirent sans se presser à l’autre de bout de la salle.
« Faut dire, ô gracieux roi de… commença Aneth dans un chuchotement de conspirateur.
— Je crois que nous pouvons nous dispenser de tout ce tralala, le coupa tout net le roi. Les morts ne font pas de manières. “Roi” suffira largement.
— Faut dire… roi, alors, reprit Aneth qu’un tel traitement sur un pied d’égalité fit légèrement frissonner, le jeune Gern s’imagine que tout est de sa faute. Je lui ai dit et répété que les dieux ne feraient pas tant d’histoires pour un gamin que la croissance démange, si vous me suivez. » Il marqua un temps, puis ajouta prudemment : « Ils n’en feraient pas, hein ?
— Je ne le crois pas une seconde, répliqua sèchement le roi. Autrement, on les aurait toujours sur le dos.
— C’est ce que je lui ai dit, fit Aneth avec un grand soulagement. C’est un bon garçon, monsieur, seulement, sa m’man, elle a de drôles d’idées sur la religion. On les aurait toujours sur le dos, ce sont mes propres termes. Je vous serais très reconnaissant si vous pouviez lui en toucher un mot, monsieur, vous savez, histoire de le tranquilliser…
— J’en serais ravi », fit obligeamment le roi.
Aneth se glissa plus près.
« Faut dire, monsieur… ces dieux, monsieur, ils ne vont pas bien. On les a observés, monsieur. En tout cas, moi, j’ai regardé. J’ai grimpé sur le toit. Pas Gern, il s’est caché sous l’établi. Ils ne vont pas bien, monsieur !
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Ben, ils sont là, monsieur ! Ça n’est pas normal, hein ?
Qu’ils soient vraiment là, je veux dire. Ils se baladent partout, ils se battent entre eux et ils crient sur les gens. » Il jeta un coup d’œil de droite et de gauche avant de poursuivre : « De vous à moi, monsieur, ils ne m’ont pas l’air très futés. »
Le roi hocha la tête. « Que font les prêtres, à ce sujet ? demanda-t-il.
— Je les ai vus qui se jetaient les uns les autres dans le fleuve, monsieur. »
Le roi hocha une fois de plus la tête. « Une bonne chose, dit-il. Ils reviennent enfin à la raison.
— Vous savez ce que je pense, monsieur ? reprit Aneth d’un air sérieux. Toutes nos croyances se réalisent. Et j’ai entendu parler d’autre chose, monsieur. Ce matin – si c’était bien ce matin, vous comprenez, parce que le soleil est partout, monsieur, et ce n’est pas le bon –, ce matin, donc, des soldats ont voulu prendre la route d’Ephèbe, monsieur, et vous savez ce qu’ils ont découvert ?
— Qu’est-ce qu’ils ont découvert ?
— La route qui devait les mener à Ephèbe les a ramenés ! » Aneth fit un pas en arrière pour mieux illustrer le caractère sérieux de la révélation. « Ils étaient arrivés dans les rochers, et tout d’un coup ils se sont retrouvés sur le chemin de Tsort. Comme si la route revenait sur elle-même. On est enfermés, monsieur. Enfermés avec nos dieux. »
Et moi, je suis enfermé dans mon corps, songea le roi. Toutes nos croyances se réalisent ? Et nos croyances ne sont pas ce que nous croyons.
C’est-à-dire, nous pensons croire que les dieux sont sages, justes et puissants, mais ce que nous croyons réellement, c’est qu’ils sont comme un père après une dure journée. Et nous pensons croire que l’autre monde est une espèce de paradis, mais ce que nous croyons réellement, c’est que le paradis est ici, que nous l’avons en nous, dans notre corps, et moi j’y suis, et je ne vais jamais en sortir. Jamais, jamais.
« Qu’est-ce qu’il en dit, mon fils ? » demanda-t-il.
Aneth toussa. D’une toux qui ne présageait rien de bon. Les Espagnols se servent d’un point d’interrogation renversé pour prévenir qu’on va entendre une question ; cette toux était du genre à prévenir qu’on va entendre un chant funèbre.
« Je ne sais pas comment vous annoncer ça, monsieur.
— Vas-y, parle, mon vieux.
— Monsieur, on dit qu’il est mort, monsieur. On dit qu’il s’est tué et qu’il s’est enfui.
— Qu’il s’est tué ?
— Navré, monsieur.
— Et qu’il s’est enfui après ?
— À dos de chameau, à ce qu’on dit.
— Nous avons une après-vie animée dans notre famille, non ? remarqua sèchement le roi.
— Vous demande pardon, monsieur ?
— Je veux dire : on pourrait estimer que les deux choses s’excluent mutuellement. »
La figure d’Aneth eut la délicatesse de se vider de toute expression.
« J’entends : elles ne peuvent être vraies toutes les deux, expliqua le roi.
— Hum.
— Oui, d’accord, mais moi, je suis un cas à part, fit le roi d’un ton irrité. Dans ce royaume, on croit qu’on vit après la mort seulement si on a été momif… »
Il n’alla pas plus loin.
C’était une pensée trop horrible. Il s’y arrêta pourtant un moment.
Puis il lança : « Il faut faire quelque chose.
— Pour votre fils, monsieur ? demanda Aneth.
— Laissons donc mon fils où il est, il n’est pas mort, je le saurais, lâcha sèchement le roi. Il peut se débrouiller tout seul, c’est mon fils. Ce sont mes ancêtres qui m’inquiètent.
— Mais ils sont morts… » commença Aneth.
On a déjà signalé qu’Aneth manquait d’imagination. Dans son travail, le manque d’imagination était essentiel. Mais son esprit avait des yeux qui s’ouvrirent sur un panorama de pyramides échelonnées le long du fleuve, ainsi que des oreilles qui fondirent en piqué, virèrent et traversèrent des portes massives qu’aucun voleur n’aurait forcées.
Et elles entendirent les grattements.
Et elles entendirent les martèlements.
Et elles entendirent les cris assourdis.
Le roi posa une main bandelettée sur ses épaules tremblantes.
« Je vous sais à votre affaire avec une aiguille, Aneth, fit-il. Dites-moi… qu’est-ce que vous valez avec une masse ? »
Copolymère, le plus grand conteur de toute l’histoire du monde, se carra sur son siège et offrit un visage rayonnant aux plus grands esprits du Disque attablés dans la salle à manger.
Teppic avait enrichi son stock de connaissances d’un iota : « symposium » voulait dire collation à la fourchette.
« Bon, fit Copolymère avant de se lancer dans l’histoire des guerres tsortiennes.
» Bé, vous voyez, ce qui s’est passé, c’est qu’il l’avait ramenée, elle, dans son pays à lui, et que son père à elle – pas le vieux roi, celui d’avant, celui qui s’appelait chaispasquoi, il avait marié une fille du côté d’Elarhib, elle louchait, c’était quoi le nom de cette fille déjà ? ça commençait par un P. Ou un L. Un des deux, en tout cas. Son père, il avait une île dans la baie, là-bas. Papylos, je crois. Non, je raconte des bêtises, c’était Crinix. Bref, le roi, l’autre roi, j’entends, il a levé une armée et ils ont… Élénor, voilà. Elle avait une loucherie, vous savez. Mais plutôt jolie, à ce qu’il paraît. Quand je dis marié, je pense que je n’ai pas à vous mettre les points sur les i. Comprenez, ça n’était pas très officiel. Hum. Donc, il y a eu le cheval de bois, et une fois entrés… Est-ce que je vous ai parlé du cheval ? C’était un cheval. Je suis à peu sûr que c’était un cheval. Ou alors un poulet. Je ne vais même plus me rappeler mon nom, si ça continue ! C’était une idée de Trucmuche, là, celui avec la boiterie. La boiterie dans la jambe, je veux dire. Est-ce que je vous ai parlé de lui ? Il y avait eu ce combat. Non, ça, c’était l’autre, je crois. Oui. Enfin, bref, ce cochon de bois, une sacrée bonne idée, ils l’ont fait en bidule. J’ai le mot sur le bout de la langue. En bois, voilà. Mais ça, c’était plus tard, vous voyez. Le combat ! J’allais oublier le combat. Oui. Qué beau combat. Tout le monde, il tapait sur les boucliers en criant. L’armure de machin, elle brillait comme une armure brillante. Ce combat-là, il valait le coup d’œil. Entre Bidule, pas celui qu’avait la boiterie mais l’autre, chaispusqui, le rouquin. Vous savez bien. Grand type, avec un cheveu sur la langue. Attendez, je me souviens, il venait d’une autre île. Pas lui. L’autre, celui qui boitait. Il ne voulait pas partir, il racontait qu’il était fada. Évidemment, il était bel et bien fada, pas de doute. Je veux dire, une vache de bois ! Comme a dit Machin, là, le roi, non, pas ce roi-là, l’autre, quand il a vu la chèvre, il a dit : « Ils me font peur, les Éphébiens, surtout quand ils sont assez dingues pour laisser de foutus grands bestiaux de bois devant la porte, vous parlez d’un culot, ils doivent nous croire nés d’hier, flanquez-moi le feu à ça », et comme de bien entendu, Machin s’était faufilé par-derrière et avait passé tout le monde au fil de l’épée, histoire de rigoler. Est-ce que je vous ai dit qu’elle avait une loucherie ? On la trouvait belle, mais il faut de tout pour faire un monde. Oui. Bref, ça s’est passé de cette façon-là. Et alors, comme de juste, Machin – je crois qu’il s’appelait Mélycanus, il boitait –, il a voulu rentrer chez lui, enfin, c’était normal, ils étaient là depuis des années, il n’était plus tout jeune. C’est pour ça qu’il a imaginé le coup du bidule de bois. Oui. Mais je me suis trompé, Lavaelous, c’était celui connu pour son genou. Pour un beau combat, té, c’était un beau combat, je vous le garantis. »
Il se tut, content de lui.
« Un beau combat », marmonna-t-il avant de sombrer dans le sommeil, un léger sourire aux lèvres.
Teppic prit conscience qu’il avait la bouche grande ouverte. Il la referma. Autour de la table, plusieurs convives s’essuyaient les yeux.
« Magique, fit Xénon, tout bonnement magique. Chaque mot est un gland sur le baldaquin du temps.
— Cette façon qu’il a de se rappeler le moindre petit détail. Une précision qu’on a peine à croire », murmura Ibid.
Teppic parcourut la tablée du regard, puis donna un léger coup de coude à Xénon, son voisin. « Qui sont-ils, tous ces gens ? demanda-t-il.
— Hé bé… Ibid, tu connais déjà. Et Copolymère. Là-bas, c’est Iésope, le plus grand fabuliste du monde. Et lui, c’est Antiphone, le plus grand auteur de comédies du monde.
— Il est où, Phtagonal ? » voulut savoir Teppic. Xénon pointa le doigt vers l’autre bout de la table, où un convive à l’air triste et qui buvait sec essayait de déterminer l’angle entre deux petits pains. « Je te présenterai tout à l’heure », dit-il.
Teppic fit le tour des crânes chauves et des longues barbes blanches, apparemment les signes distinctifs de la fonction. Le crâne chauve et la barbe blanche semblaient indiquer que tout ce qui se situait entre les deux débordait de sagesse. La seule exception, c’était Antiphone qui avait l’air sculpté dans du saindoux.
Ce sont de grands esprits, se dit-il. Des hommes qui cherchent à comprendre comment s’agence le monde, non par la magie ni par la religion, mais qui glissent le cerveau dans les fissures qu’ils trouvent et qui essayent de les écarter en faisant levier.
Ibid tapa sur la table pour réclamer le silence.
« Le tyran appelle à la guerre contre Tsort, dit-il. Alors, réfléchissons au rôle de la guerre dans la république idéale. Il nous faudrait…
— Excuse-moi, tu pourrais me passer le céleri ? demanda Iésope. Merci.
— …la république idéale, je disais, fondée sur les lois essentielles qui régissent…
— Et le sel. Tu l’as près de ton coude.
— …les lois essentielles, donc, qui régissent tous les hommes. Ceci dit, il est vrai, sans le moindre doute, que la guerre… Tu ne pourrais pas arrêter ça, s’il te plaît ?
— C’est le céleri, fit Iésope en croquant de bon cœur. On ne peut pas faire autrement avec le céleri. »
Xénon jeta un regard méfiant sur ce qu’il avait au bout de sa fourchette.
« Dites, c’est du calmar, ça, fit-il. Té, je n’ai pas demandé de calmar, moi. Qui c’est qui a commandé du calmar ?
— …sans le moindre doute, répéta Ibid en élevant la voix, sans le moindre doute, je vous le dis…
— Je crois que ça, c’est le couscous à l’agneau, fit Antiphone.
— C’est à toi, le calmar ?
— J’ai commandé une marida et des dolmades.
— C’est moi qui ai commandé l’agneau. Tu veux bien me le passer ?
— Je ne me souviens pas qu’on ait réclamé tout ce pain à l’ail, dit Xénon.
— Écoutez, certains d’entre nous s’évertuent à mettre sur pied un concept philosophique, railla Ibid. Surtout, on ne vous dérange pas, j’espère ? »
Quelqu’un lui lança un bout de pain.
Teppic regarda ce qu’il avait, lui, sur sa fourchette. Les fruits de mer étaient inconnus dans le Royaume, et ce qu’il examinait avait trop de valvules et de ventouses pour le rassurer. Il souleva une feuille de vigne bouillie avec une extrême prudence et fut certain de voir quelque chose détaler derrière une olive.
Ah. Encore un détail à se rappeler. Les Éphébiens faisaient du vin à partir de tout ce qu’ils pouvaient mettre dans un seau et mangeaient tout ce qui ne pouvait pas en sortir.
Il poussa de-ci de-là les morceaux dans son assiette. Certains résistèrent.
Et les philosophes qui ne s’écoutent pas entre eux. Et qui sortent sans arrêt du sujet. C’est sans doute ça, la mocracie en action.
Un petit pain rebondit devant lui. Oh, mais c’est qu’ils s’excitent drôlement.
Il remarqua un petit homme tout maigre assis en face qui mâchait d’un air compassé un tentacule anonyme. En dehors de Phtagonal le géomètre, qui calculait à présent mélancoliquement le rayon de son assiette, c’était le seul à ne pas exprimer sa pensée à pleins poumons. De temps en temps il prenait de petites notes sur un bout de parchemin qu’il glissait ensuite dans sa toge.
Teppic se pencha. Plus loin à la table, encouragé par les noyaux d’olives et les pains qui volaient régulièrement, Iésope se lança dans une longue fable à propos d’un renard, d’une dinde, d’une oie et d’un loup qui pariaient à qui resterait le plus longtemps sous l’eau avec de gros poids attachés aux pieds.
« Excusez-moi, fit Teppic qui dut hausser la voix par-dessus le tumulte. Vous êtes qui, vous ? »
Le petit bonhomme lui lança un regard timide. Il avait de très grandes oreilles. Sous un certain éclairage, on aurait pu le prendre pour un cruchon tout en long.
« Je suis Endos, dit-il.
— Pourquoi vous ne philosophez pas ? »
Endos découpa un mollusque étrange.
« Bé, je ne suis pas philosophe, dit-il.
— Alors, un auteur comique, quelque chose comme ça ?
— Non plus, je le crains. Je suis auditeur. Endos l’Auditeur, c’est sous ce nom qu’on me connaît.
— C’est fascinant, dit machinalement Teppic. Ça consiste en quoi ?
— Té, à écouter.
— À écouter, c’est tout ?
— C’est pour ça qu’on me paye. Des fois je hoche la tête. Ou je souris. Ou alors je hoche la tête et je souris en même temps. Pour encourager ceux que j’écoute, tu comprends. Ils aiment bien ça. »
Teppic sentit qu’on requérait de lui un commentaire à ce stade de la discussion. « Boudie », fit-il.
L’homme le gratifia d’un hochement de tête encourageant et d’un sourire qui donnait à penser qu’il n’existait pour lui à cet instant rien au monde de plus foncièrement captivant que d’écouter la conversation de Teppic. Ça tenait à ses oreilles. D’immenses trous noirs auriculaires qui imploraient qu’on les comble de mots. Teppic se sentit une envie irrésistible de tout lui raconter sur sa vie, ses espoirs, ses rêves…
« J’imagine, dit-il, qu’on vous paye très cher. »
Endos lui fit un sourire engageant.
« Est-ce que vous avez souvent entendu Copolymère raconter son histoire ? »
Endos hocha la tête et sourit, mais une ombre douloureuse lui passa au fond des yeux.
« Au bout d’un moment, dit Teppic, une couche dure de protection doit se former sur les tympans, non ? »
Endos hocha la tête. « Continue », le pressa-t-il.
Teppic jeta un coup d’œil du côté de Phtagonal qui traçait sans entrain des angles droits dans sa taramasalata.
« J’aimerais beaucoup rester vous écouter m’écouter toute la journée, dit-il. Mais il y a quelqu’un là-bas que je voudrais rencontrer.
— Étonnant », fit Endos qui prit une note brève et porta son attention vers une conversation un peu plus loin à la table. Un philosophe venait d’affirmer que si la vérité c’était la beauté, la beauté n’était pas nécessairement la vérité, et une dispute éclatait. Endos écouta de toutes ses oreilles[25].
Teppic longea nonchalamment la table jusqu’à la place qu’occupait un Phtagonal à l’air toujours aussi malheureux, qui pour l’heure lorgnait d’un œil méfiant sous la croûte d’une tourte.
Teppic regarda par-dessus son épaule.
« J’ai cru voir bouger là-dedans, dit-il.
— Té, fit le géomètre en débouchant une amphore avec les dents. Le mystérieux jeune homme en noir du royaume perdu.
— J’espérais que vous pourriez m’aider à le retrouver. Il paraît que vous avez des idées qui sortent de l’ordinaire à Ephèbe.
— C’était à prévoir », dit Phtagonal. Il sortit un compas des replis de sa robe et mesura la tourte, la mine songeuse. « C’est une constante, tu crois ? Décourageant, comme concept.
— Pardon ? fit Teppic.
— La circonférence, elle se divise par le diamètre, tu vois. Ça devrait donner trois. C’est ce qu’on croirait, pas vrai ? Mais est-ce que ça donne trois ? Non. Trois virgule un, quatre, un et une ribambelle d’autres chiffres. Des saloperies de chiffres qui n’en finissent pas. Et pourtant, que j’aime à faire connaître ce nombre utile aux sages ! C’est pour moi une œuvre pie. Un nombre pie, je dirais même. Mais est-ce que tu sais à quel point ça m’escagasse ?
— J’imagine que ça doit drôlement vous escagasser, compatit poliment Teppic.
— Exact. Ça veut dire que le Créateur, il s’est servi d’une mauvaise espèce de cercle. Ça ne donne même pas un chiffre rond ! Trois virgule cinq, encore, on comprendrait. Ou même trois virgule trois. Ça ressemblerait à quelque chose. » Il fixa la tourte d’un œil morose.
« Excusez-moi, vous avez dit quelque chose comme quoi c’était à prévoir ?
— Quoi ? fit Phtagonal depuis les profondeurs de son accablement. Une œuvre pie ! ajouta-t-il.
— Qu’est-ce qui était à prévoir ? lui souffla Teppic.
— On ne rigole pas avec la géométrie, collègue. Les pyramides ? C’est dangereux, ces trucs-là. Les ennuis assurés.
J’veux dire… – Phtagonal tendit une main hésitante vers sa coupe de vin – combien de temps encore est-ce qu’ils se figuraient construire des pyramides de plus en plus grosses ? J’veux dire, elle vient d’où, la puissance, à leur avis ? J’veux dire… – il eut un hoquet – t’es déjà entré dedans, non ? Tu n’as jamais remarqué comme tout paraît lent ?
— Oh, oui, répondit tout net Teppic.
— C’est parce que le temps est aspiré, t’vois ? Les pyramides. Il faut qu’elles s’en débarrassent par une décharge. L’embrasement, qu’ils appellent ça. Ils trouvent ça joli ! C’est leur temps qu’elles brûlent !
— Tout ce que je sais, c’est que l’air y sent comme s’il avait bouilli dans une chaussette. Et rien ne change vraiment, même si c’est différent.
— Exact, dit Phtagonal. La raison, c’est le passé. Ils utilisent et réutilisent le temps passé, sans arrêt. Les pyramides absorbent tout le temps neuf. Et si on ne laisse pas les pyramides se décharger, hé bé, la puissance accumulée… » Il s’interrompit. « J’imagine, reprit-il, qu’elle s’échappe le long d’un machin, une fracture. Dans l’espace.
— J’y étais, avant que le royaume, euh… s’en aille, dit Teppic. J’ai cru voir bouger la grande pyramide.
— Té, pardi. L’a dû faire tourner les dimensions de quatre-vingt-dix degrés, dit Phtagonal avec l’assurance du poivrot soûl perdu.
— Vous voulez dire que la longueur devient la hauteur et la hauteur la largeur ? »
Phtagonal agita un doigt qu’il contrôlait mal.
« Nonnonnon, fit-il. La longueur c’est la hauteur, la hauteur la profondeur, la profondeur c’est la largeur et la largeur… – il rota – c’est le temps. C’t’une aut’dissenmion, t’vois ? Y en a quatre, de ces saloperies. Le temps, il en fait partie. À quatre-vingt-dix machins par rapport aux trois autres. Degrés, voilà. Seulement, seulement, ça n’peut pas exister comme ça dans not’monde, alors toute la région est contrainte comme qui dirait d’aller faire un p’tit tour ailleurs, t’vois ? Sinon, on aurait des gens qui vieilliraient rien qu’en marchant de travers. » Il contempla d’un air triste le fond de sa coupe. « Et à chaque anniversaire on prendrait un kilomètre de plus », ajouta-t-il.
Teppic le regarda, atterré.
« Té, c’est ça, le temps et l’espace, poursuivit Phtagonal. On risque de les triturer dans tous les sens si on n’fait pas attention. Trois virgule un, quatre, un. T’appelles ça comment, toi, un nombre pareil ?
— Ç’a l’air horrible, fit Teppic.
— Tout juste. Quelque part… – Phtagonal commençait à vaciller sur son banc – quelque part y a quelqu’un qu’a bâti un univers avec une valeur décente de… de… – ses yeux se voilèrent – de mon nombre pie. Pas avec tous ces chiffres qui n’en finissent jamais, quelle espèce de…
— Je voulais parler des gens qui vieillissent rien qu’en marchant !
— J’sais pas trop, remarque. On pourrait r’brousser chemin tranquillement et revenir à ses dix-huit ans. Ou continuer plus loin et voir de quoi on aura l’air à soixante-dix. Mais s’déplacer dans la largeur, c’est ça qui serait difficile. »
Phtagonal sourit bêtement puis, tout doucement, bascula dans son dîner, dont une partie s’écarta de sa trajectoire[26].
Teppic prit conscience que le chahut philosophique ambiant s’était un peu calmé. Il passa la tablée en revue et repéra Ibid.
« Ça ne marchera pas, disait Ibid. Le tyran, il ne nous écoutera pas. Et le peuple non plus. Par ailleurs… – il lança un coup d’œil à Antiphone – nous ne sommes pas tous du même avis sur la question.
— Ces fichus Tsortiens ont besoin d’une bonne leçon, dit durement Antiphone. Il n’y a pas la place pour deux grandes puissances sur ce continent. De fichus sales types, en tout cas, tout ça parce qu’on leur a enlevé leur reine. L’ardeur de la jeunesse, l’amour triomphera… »
Copolymère se réveilla.
« Tu te trompes, remarqua-t-il avec douceur. S’il y a eu la Grande Guerre, c’est parce qu’ils nous ont volé notre reine à nous. C’était quoi son nom, déjà, son visage a lancé mille chameaux sur… Belle, avec un nom de pomme, non, de poire. Ça commençait par un A, un T ou un…
— Ils ont fait ça ? s’écria Antiphone. Qué salauds !
— J’en suis à peu près sûr », dit Copolymère.
Teppic s’affaissa et se tourna vers Endos l’Auditeur, lequel se consacrait toujours à son dîner, l’air décidé à ne pas gâcher sa digestion.
« Endos ? »
L’auditeur reposa son couteau et sa fourchette de chaque côté de son assiette.
« Oui ?
— Ils sont tous complètement fous, non ? fit Teppic d’une voix lasse.
— C’est extrêmement intéressant, dit Endos. Continue. » Il plongea une main timide dans sa toge et ramena un bout de parchemin qu’il poussa doucement vers Teppic.
« C’est quoi ?
— Hé bé, ma facture. Cinq minutes d’audition attentive. La plupart de mes clients reçoivent des relevés mensuels, mais j’ai cru comprendre que tu partais demain matin ? »
Teppic abandonna. Il s’éloigna à pas lents de la table et passa dans la fraîcheur du jardin qui entourait la citadelle d’Ephèbe. Des statues en marbre blanc d’anciens Éphébiens s’acquittant d’exploits héroïques sans le moindre vêtement dépassaient dans la verdure, auxquelles se mêlaient ici et là des représentations de divinités. On avait du mal à les différencier des autres. Teppic n’ignorait pas que Dios jugeait sévèrement les Éphébiens dont les dieux avaient la même apparence que les hommes. Si les dieux ressemblent à tout le monde, disait-il, les fidèles ne savent plus quelle attitude prendre envers eux.
Teppic, lui, trouvait l’idée plutôt bonne. Selon la légende, les dieux éphébiens vivaient tout comme les humains, sauf qu’ils se servaient de leurs attributs divins pour réaliser ce que les humains n’avaient pas le courage de faire. L’un des coups favoris des dieux en question, se souvint Teppic, c’était de se changer en animal pour gagner les faveurs des Ephébiennes de haut rang. L’un d’eux s’était même soi-disant changé en pluie d’or pour conquérir sa belle. Il y avait de quoi se poser des questions piquantes sur l’ordinaire de la vie nocturne dans la cité raffinée d’Ephèbe.
Il trouva Ptorothée assise sous un peuplier ; elle nourrissait la tortue. Il jeta un regard méfiant à la bestiole, au cas où il s’agirait d’un dieu qui voudrait faire le malin. Elle n’avait pas l’air d’un dieu. Ou alors, c’était un comédien consommé.
La jeune femme lui donnait à manger une feuille de laitue.
« Mignonne petite ptortue, dit-elle, puis elle leva les yeux. Oh, c’est vous, fit-elle sèchement.
— Vous n’avez pas raté grand-chose, dit Teppic en se laissant tomber sur l’herbe. Une vraie bande de cinglés. Quand je suis parti, ils cassaient les assiettes.
— C’est ptraditionnel à la fin des repas éphébiens. »
Teppic réfléchit. « Pourquoi pas avant ? demanda-t-il.
— Et ensuite ils vont sans doute danser au son du bourzuki, ajouta Ptorothée. Je crois que c’est une espèce de chien. »
Teppic s’assit, la tête dans les mains.
« Je dois dire que vous parlez bien l’éphébien.
— Merci. C’est ptrès gentil.
— Une petite trace d’accent, tout de même.
— Les langues, ça fait partie du ptravail. Et ma grand-mère disait qu’une ptrace d’accent étranger, c’est plus fascinant.
— On apprenait ça, nous aussi. Un assassin doit toujours rester légèrement étranger, où qu’il se trouve. Moi, de ce côté-là, je suis drôlement bon », ajouta Teppic d’un ton amer.
Elle entreprit de lui masser le cou.
« Je suis descendue au port, dit-elle. J’ai vu de ces choses comme des gros radeaux, vous savez, des chameaux des mers…
— Des vaisseaux, fit Teppic.
— Et ils vont partout. On peut aller où on veut, dormir où on veut. Le monde nous ptend les draps. »
Teppic lui parla de la théorie de Phtagonal. Elle n’eut pas l’air surprise.
« Comme une vieille mare où n’entre aucune eau fraîche, observa-t-elle. Ptout le monde va et vient dans la même vieille flaque. Ptout le ptemps qu’on vit a déjà été vécu. Ça doit ressembler à une eau de bain où d’autres se sont lavés.
— Je vais y retourner. »
Les doigts experts de la jeune femme cessèrent de lui pétrir les muscles.
« On pourrait aller n’importe où, répéta-t-elle. On a chacun un métier, on pourrait vendre le chameau. Vous pourriez me montrer la ville d’Ankh-Morpork. Elle m’a l’air intéressante. »
Teppic se demanda quel effet Ankh-Morpork aurait sur Ptorothée. Ensuite il se demanda quel effet la jeune femme aurait sur la ville. Elle était indiscutablement… en plein épanouissement. Dans le Vieux Royaume, elle n’avait apparemment jamais eu d’autre idée personnelle que le choix de la prochaine grappe à peler, mais depuis son départ, elle avait l’air différente. Son menton était le même, toujours petit et, il devait le reconnaître, tout à fait charmant. Mais, pour une quelconque raison, on le remarquait davantage. Avant, elle baissait les yeux pour s’adresser à lui. Elle regardait encore ailleurs en lui parlant, mais c’était désormais parce qu’elle pensait à autre chose.
Il s’aperçut qu’il tenait à lui rappeler, discrètement, poliment, sans insister le moins du monde, qu’il était roi. Mais il sentit qu’elle prétendrait n’avoir pas entendu – pourriez-vous répéter s’il vous plaît ? – et que si elle le regardait il n’y arriverait pas.
« Allez-y si vous voulez, dit-il. Vous vous débrouillerez sans peine. Je peux vous donner des noms et des adresses.
— Et vous, alors ?
— J’ai peur de ce qui se passe au pays, dit Teppic. Je dois tenter quelque chose.
— C’est impossible. À quoi bon ? Même si vous ne voulez pas faire l’assassin, il reste des ptas de métiers à votre disposition. D’ailleurs, vous l’avez dit, d’après le philosophe on ne peut plus retourner là-bas. Je déteste les pyramides.
— Il y a sûrement des gens qui vous sont chers ? »
Ptorothée haussa les épaules. « S’ils sont morts, je n’y peux rien. Et s’ils sont vivants, je n’y peux rien non plus. Alors… »
Teppic la considéra avec une espèce d’admiration horrifiée. C’était un résumé parfait de la situation. Lui ne pouvait pas se résoudre à raisonner comme ça. Son corps était parti sept ans, mais son sang coulait dans le Royaume depuis mille fois plus longtemps. Bien sûr, il avait voulu s’en échapper, mais ce n’était pas pareil. Le Royaume aurait toujours été là. Quand bien même il n’y serait pas retourné de toute sa vie, le Royaume aurait toujours fait office d’une sorte d’ancre.
« Ça me rend tellement malade, dit-il. Je regrette. Voilà tout. Y retourner ne serait-ce que cinq minutes, juste pour dire, ben… que je ne reviens pas. Ça suffirait. C’est sûrement de ma faute.
— Mais il n’y a pas moyen d’y retourner ! Vous allez ptraîner votre misère comme ces rois détrônés dont vous m’avez parlé. Vous savez, ceux avec des capes râpées et qui mendient ptoujours pour manger avec beaucoup de distinction. Il n’y a rien de plus inutile qu’un roi sans royaume, vous avez dit. Réfléchissez-y. »
Ils déambulèrent dans le soleil couchant par les artères de la cité, en direction du port. Toutes les rues de la ville menaient au port.
On installait justement une torche dans le phare, l’une des Sept Merveilles au Moins du Monde, construit par Phtagonal selon la Règle d’Or et les Cinq Principes Esthétiques. Malheureusement on l’avait édifié à un mauvais emplacement, afin qu’il ne gâche pas la vue du port, mais les marins s’accordaient à dire que c’était un beau phare et que ça leur donnait de quoi s’occuper les yeux le temps qu’on les dégage des rochers.
En bas, le port grouillait de bateaux. Teppic et Ptorothée se faufilèrent entre des cageots et des ballots avant d’atteindre la longue jetée incurvée qui séparait les eaux calmes des vagues agitées de l’océan. Au-dessus, le phare brillait et lançait ses feux.
Ces bateaux-là devaient aller dans des pays dont il avait à peine entendu parler, il le savait. Les Éphébiens étaient de grands commerçants. Il pouvait revenir à Ankh, mettre à profit son diplôme, et alors le monde s’offrirait à lui, lui ouvrirait ses draps, et s’il le fallait il ne manquerait pas de couteaux pour les ouvrir.
Ptorothée glissa une main dans la sienne.
Et finies ces histoires de mariage avec des membres de la famille. Les mois passés dans le Jolhimôme lui semblaient déjà un rêve, un de ces rêves récurrents dont on se demande si on arrivera un jour à se débarrasser et qui font de l’insomnie une perspective agréable. Alors qu’il y avait ici un avenir qui se déroulait devant lui comme un tapis.
Ce qu’il fallait en un tel moment, c’était un signe, un genre de manuel d’utilisation. L’ennui avec la vie, c’est qu’on n’a jamais l’occasion de répéter avant de jouer pour de bon. On ne…
« Bon sang ? C’est Teppic, non ? »
La voix s’adressait à lui au niveau de ses chevilles. Une tête émergea du bord du quai, bientôt suivie d’un corps. Un corps très richement vêtu, pour lequel on n’avait pas regardé à la dépense question pierres précieuses, fourrures, soies et dentelles, du moment qu’elles étaient noires.
C’était Chidder.
« Qu’est-ce qu’il fait maintenant ? » demanda Ptaclusp.
Son fils passa prudemment les yeux par-dessus les décombres d’un pilier et observa Bitos, le dieu à tête de vautour.
« Il renifle, répondit-il. J’ai l’impression qu’il aime bien la statue. Franchement, papa, qu’est-ce qui t’a pris d’acheter un truc pareil ?
— Ça faisait partie d’un lot. Je croyais que cet article marcherait.
— Auprès de qui ?
— Ben, ça lui plaît, à lui. »
Ptaclusp IIb risqua un autre coup d’œil en direction de la monstruosité décharnée qui continuait de sautiller parmi les ruines.
« Dis-lui qu’il pourra l’avoir s’il s’en va, suggéra-t-il. Dis-lui qu’il pourra l’avoir au prix coûtant. »
Ptaclusp grimaça. « Avec une remise, plutôt, dit-il. Un rabais spécial pour nos clients surnaturels. »
Il leva les yeux et fixa le ciel. Depuis leur cachette dans les ruines du chantier, tandis que la Grande Pyramide leur bourdonnait toujours dans le dos comme une centrale électrique, ils avaient bénéficié d’une vue imprenable sur le débarquement des dieux. D’abord, Ptaclusp les avait considérés avec une certaine sérénité. Les dieux allaient être de bons clients, ils avaient toujours envie de temples et de statues, il pourrait traiter directement avec eux, sans passer par les intermédiaires.
Puis l’idée lui vint qu’un dieu, pour peu que l’article ne le satisfasse pas – la plâtrerie pas exactement aux spécifications ou un coin de temple un peu bas à cause de sables mouvants inopinés –, ne vient pas exiger à cor et à cri de voir le patron. Non. Un dieu sait parfaitement où vous trouver et il n’y va pas par quatre chemins. En outre, les dieux font des mauvais payeurs notoires. Les hommes aussi, bien entendu, mais ils n’espèrent pas vraiment qu’on meure avant de régler leur compte.
Le regard de Ptaclusp se tourna vers son autre fils, simple silhouette peinte qui se découpait devant la statue, à la bouche figée dans un O étonné, et il prit une décision.
« J’en ai marre des pyramides, dit-il. Pense à me le rappeler, fiston. Si jamais on s’en sort, plus de pyramides. On s’est trop encroûtés dans nos habitudes. Il est temps de nous diversifier, à mon avis.
— Ça fait une éternité que je te le répète, papa ! Je te l’ai déjà dit, deux ou trois bons aqueducs, ce serait formidable…
— Oui, oui, je me souviens. Oui, des aqueducs. Avec plein d’arches et de machins. D’accord. Seulement je ne me rappelle pas où tu m’as dit qu’il fallait mettre le cercueil.
— Papa !
— Ne fais pas attention à moi, fiston. Je crois que je deviens fou. »
Sinon je n’aurais pas vu une momie et deux types là-bas, en train de porter de grosses masses de forgeron…
Oui, c’était bien Chidder.
Et Chidder avait un bateau.
Teppic savait que plus loin sur la côte vivait le Sériph d’Al Khali dans le fabuleux palais de Rhoxie qu’un génie, disait-on, avait bâti en une nuit et dont la splendeur légendaire appartenait au mythe[27]. L’Anonyme, c’était un Rhoxie flottant, mais en plus typé encore. Son constructeur n’avait pas lésiné sur la peinture dorée – un dingo d’or, sûrement –, les colonnes en spirale et les tentures coûteuses pour qu’il ressemble moins à un bateau qu’à un boudoir après une collision avec un théâtre d’un goût plus que douteux.
En réalité, il fallait l’œil d’un assassin à l’affût du détail caché pour remarquer que les dehors tapageurs innocents masquaient l’aérodynamisme de la coque, et que même en ajoutant le volume de la cabine aux cales il restait encore beaucoup d’espace inexpliqué. L’eau se ridait étrangement autour de ce que Ptorothée appelait le bout pointu, mais il aurait été parfaitement ridicule de suspecter un navire aussi manifestement marchand de dissimuler un éperon sous la ligne de flottaison, ou d’imaginer qu’il suffisait de cinq minutes de travail à la hache pour transformer cet alcazar lourdaud en un bâtiment capable non seulement d’échapper à presque tout ce qui tenait la mer, mais aussi de faire amèrement regretter aux rares inconscients plus rapides que lui de l’avoir rattrapé.
« Très impressionnant, dit Teppic.
— Que de la frime, fit Chidder.
— Oui. Je vois ça.
— Je veux dire, on est des pauvres marchands. »
Teppic hocha la tête. « L’expression habituelle, c’est : « pauvres mais honnêtes marchands ». »
Chidder se fendit d’un sourire commercial. « Oh, je crois qu’on en restera pour l’instant à « pauvres ». Et toi, alors, comment tu vas ? Aux dernières nouvelles, tu partais jouer au roi dans un coin dont personne n’a jamais entendu parler. Et qui est cette délicieuse jeune dame ?
— Elle s’ap… commença Teppic.
— Ptorothée, répondit Ptorothée.
— C’est une serv… commença Teppic.
— Sûrement une princesse royale, fit Chidder d’une voix suave. Rien ne me ferait plus plaisir si elle, ou plutôt si tous les deux, vous acceptiez de dîner ce soir avec moi. Une humble pitance de marin, j’en ai peur, mais on se débrouillera, on se débrouillera.
— Pas de la cuisine éphébienne, hein ?
— Biscuit de mer, bœuf salé, ce genre-là », répondit Chidder sans quitter Ptorothée des yeux. Il ne regardait qu’elle depuis l’arrivée à bord de la jeune femme.
Puis il éclata de rire. C’était le bon vieux rire de Chidder, pas franchement dépourvu d’humour, mais sous le contrôle évident des centres cérébraux supérieurs.
« Quelle coïncidence incroyable ! dit-il. Et nous qui devons appareiller demain à l’aube. Est-ce que je peux vous proposer des vêtements de rechange ? Vous m’avez tous les deux l’air plutôt… euh… crottés par votre voyage.
— Des vêtements rudes de marin, j’imagine, fit Teppic. Comme il convient à un humble marchand, corrige-moi si je me trompe ? »
Teppic fut installé dans une petite cabine meublée avec tant de minutie et de goût qu’on aurait dit un œuf serti de pierres précieuses ; sur le lit s’étalait ce qu’on trouvait de mieux en manière de vêtements sur le pourtour de la mer Circulaire. D’accord, tous avaient apparemment déjà servi, mais on les avait soigneusement lavés et adroitement reprisés, si bien que les coups d’épée se remarquaient à peine. Il promena un regard songeur sur les crochets fixés à la cloison et sur de légères traces dans le bois : divers objets y avaient été suspendus et retirés à la hâte.
Il sortit dans le couloir étroit et tomba sur Ptorothée. Elle avait opté pour une robe rouge de cour, le dernier cri à Ankh-Morpork dix ans plus tôt, à manches bouffantes, fortement étayée par en dessous, à la collerette comme une meule.
Teppic apprit quelque chose : quelques bandes de gaze et métrages de soie peuvent parfaitement rendre encore plus désirables les femmes qui s’en recouvrent complètement du cou jusqu’aux chevilles. Elle tourna sur elle-même, à titre d’essai.
« Il y en a plein d’autres pareilles là-dedans. C’est comme ça que s’habillent les femmes d’Ankh-Morpork ? On a l’impression de porter une maison. Vous parlez d’une suée qu’on attrape là-dessous.
— Écoutez, pour Chidder… fit Teppic sans plus attendre. Je veux dire, c’est un chic type et tout, mais…
— Il est très gentil, ça oui, reconnut-elle.
— Bon. Oui. D’accord, admit Teppic, au désespoir. C’est un vieux copain.
— C’est bien, ça. »
Un membre d’équipage se matérialisa au bout du couloir et les fit entrer avec force courbettes dans la grande cabine ; son allure de vieux serviteur pâtissait quand même de l’entrelacs de cicatrices qui lui couvrait la tête et des quelques tatouages auprès desquels les illustrations du Palais aux volets clos ressemblaient à des schémas d’étagères à monter soi-même. Ce qu’il arrivait à en faire rien qu’en bandant ses biceps avait de quoi tenir des heures durant de pleines tavernes du port en haleine, et il ne se doutait pas qu’il allait vivre dans quelques minutes seulement le pire moment de son existence.
« Ça, ça fait plaisir », déclara Chidder en versant du vin. Il fit un signe de tête au tatoué. « Tu peux servir la soupe, Alfonz, ajouta-t-il.
— Dis, Chiddy, tu n’es pas un pirate, quand même ? demanda Teppic, très inquiet.
— C’est ça qui te tracasse ? » Chidder se fendit de son sourire nonchalant.
Ce n’était pas le seul tracas de Teppic, mais celui qui avait manœuvré pour se placer en pôle position. Il opina.
« Non, on n’est pas des pirates. C’est juste qu’on préfère, euh… éviter autant que possible la paperasserie. Tu comprends ? Ça nous embête de laisser aux gens tout le souci de connaître nos activités.
— Oui, mais tous ces vêtements…
— Ah. On s’est fait pas mal de fois attaquer par des pirates. C’est pour ça que Père a voulu construire l’Anonyme. Ça les surprend toujours. Et ça reste parfaitement moral. On récupère leur bateau, leur butin, et s’il y a des prisonniers, on les sauve et on leur offre de les ramener chez eux à des tarifs compétitifs.
— Vous en faites quoi, des pirates ? »
Chidder lança un regard du côté d’Alfonz.
« Ça dépend des perspectives d’emploi, répondit-il. Père dit toujours qu’il faut tendre la main à celui qui traverse une mauvaise passe. Sous certaines conditions, bien sûr. C’est comment, le boulot de roi ? »
Teppic lui raconta. Chidder écouta avec grande attention en faisant tourner le vin dans son verre.
« Alors c’est ça, fit-il enfin. On a entendu dire qu’il allait y avoir une guerre. C’est pour ça qu’on prend la mer avant le lever du jour.
— Je te comprends.
— Non, je veux dire pour mettre en place les échanges commerciaux. Avec les deux bords, naturellement, parce qu’il faut rester strictement impartial. Les armes qu’on fabrique sur ce continent sont franchement révoltantes. Carrément dangereuses. Tu devrais venir avec nous, toi aussi. Tu es quelqu’un d’important.
— Je ne me suis jamais senti aussi peu important qu’en ce moment », dit Teppic d’un air abattu.
Chidder le regarda avec étonnement.
« Tu es roi, tout de même ! fit-il.
— Ben, oui, mais…
— D’un pays qui, techniquement, existe toujours, mais n’est pas vraiment accessible aux simples mortels ?
— Hélas.
— Et tu peux promulguer des lois sur… disons, la monnaie et les taxes, oui ?
— Je pense, mais…
— Et tu ne te trouves pas important ? Bon sang, Tep, nos comptables pourraient sûrement imaginer une quinzaine de moyens différents de… Tiens, j’ai les mains moites rien que d’y penser. Père demandera sans doute qu’on déménage nos bureaux là-bas, dans un premier temps.
— Chidder, je t’ai expliqué. Tu es au courant. Personne ne peut y retourner.
— Ça ne fait rien.
— Ça ne fait rien ?
— Non, parce qu’on installera notre principale succursale à Ankh et qu’on payera nos taxes là où se trouve ton pays. On a juste besoin d’une adresse officielle dans… je ne sais pas, moi, l’avenue des Pyramides, n’importe quoi. Suis mon conseil et ne cède sur rien tant que Père ne t’aura pas donné un siège au conseil. Tu es de sang royal, de toute façon, ça impressionne toujours… »
Chidder continua son bavardage. Teppic sentit la chaleur monter dans ses vêtements.
Alors c’est comme ça. On perd son royaume, il prend davantage de valeur parce qu’il devient un paradis fiscal, on prend un siège au conseil, quoi que ça veuille dire, et le tour est joué.
Ptorothée désamorça la situation en agrippant le bras d’Alfonz au moment où il servait le faisan.
« Le congrès du Chien Affectueux et des Deux Petits Biscuits ! s’exclama-t-elle en examinant le tatouage compliqué. On ne voit plus guère ça de nos jours. C’est drôlement bien exécuté ! On distingue même le yaourt. »
Alfonz se figea, puis il s’empourpra. Le rouge qui envahissait la grosse tête balafrée rappelait un lever de soleil sur une chaîne de montagnes.
« Vous avez quoi, sur l’autre bras ? »
Alfonz, dont l’allure donnait à penser qu’il avait été bélier dans un précédent emploi, marmonna quelque chose et, tout timide, lui montra l’autre avant-bras.
« C’pas vraiment pour les dames », chuchota-t-il.
Ptorothée écarta les poils drus comme un explorateur enthousiaste tandis que Chidder la fixait, bouche bée.
« Oh, je la connais, celle-là, laissa-t-elle tomber comme un couperet. C’est tiré des 130 jours de Pseudopolis. C’est physiquement impossible. » Elle lâcha le bras et revint à son repas. Au bout d’un moment, elle leva les yeux sur Teppic et Chidder.
« Ne vous occupez pas de moi, lança-t-elle. Continuez.
— Alfonz, va passer une chemise correcte, s’il te plaît », ordonna Chidder d’une voix rauque.
Alfonz se retira à reculons sans quitter son bras du regard.
« Hum. Qu’est-ce que je… euh… disais ? fit Chidder. Pardon. Perdu le fil. Hum. Encore un peu de vin, Tep ? »
Non seulement Ptorothée coupait le fil des idées, mais elle le court-circuitait, faisait disjoncter le compteur et sauter la centrale qui l’alimentait. Aussi le dîner se passa-t-il en pâté de bœuf, pêches fraîches, oursins confits et bavardages décousus sur le bon vieux temps à la Guilde. Un bon vieux temps qui datait de trois mois. Ça paraissait toute une vie. Trois mois dans le Vieux Royaume, c’était effectivement toute une vie.
Au bout d’un moment Ptorothée bâilla et regagna sa cabine, laissant les deux amis seuls en compagnie d’une nouvelle bouteille de vin. Chidder la regarda partir dans un silence à la fois respectueux et intimidé.
« Il y en a beaucoup d’autres dans son genre chez toi ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas, admit Teppic. Possible. D’habitude elles restent allongées un peu partout à peler du raisin ou agiter des éventails.
— Elle est incroyable. Elle va faire un malheur à Ankh, tu sais. Avec une silhouette pareille et le tempérament qu’elle… – il hésita – Est-ce qu’elle… ? Je veux dire, elle et toi, vous… ?
— Non, fit Teppic.
— Elle est très séduisante.
— Oui.
— Un genre de croisement entre une danseuse sacrée et une scie à ruban. »
Ils prirent leurs verres et montèrent sur le pont où quelques lumières de la ville pâlissaient contre la brillance des étoiles. L’eau était d’un calme plat, presque d’huile.
La tête de Teppic commençait doucement à lui tourner. Le désert, le soleil, les deux couches de vernis du retsina éphébien qui lui tapissaient l’estomac et une bouteille de vin se coalisaient pour lui passer les synapses à tabac.
« J’dois dire, parvint-il à articuler, appuyé sur le bastingage, que tu t’débrouilles plutôt bien.
— On fait aller, fit Chidder. Le commerce, c’est intéressant. Créer des marchés, tu vois. Les passes d’armes de la compétition dans le secteur privé. Tu devrais te joindre à nous, mon vieux. C’est l’avenir, d’après mon père. Sans mages ni rois, mais avec des gens entreprenants qui ont les moyens de les engager. Sans vouloir t’offenser, tu comprends.
— N’reste plus qu’nous, fit Teppic à son verre de vin. Plus qu’nous de tout l’royaume. Elle, moi et un chameau qui pue le vieux tapis. Un royaume ancien, perdu.
— Une veine, c’était pas un neuf. Au moins il aura fait un peu d’usage.
— Tu n’sais pas ce que c’est. C’est comme une grande pyramide. Mais la tête en bas, t’vois ? L’histoire, les ancêtres, le peuple, tout converge vers moi comme dans un entonnoir. Tout en bas. »
Il s’effondra sur un rouleau de cordages tandis que Chidder lui retendait la bouteille et disait : « Ça fait réfléchir, hein ? Toutes ces cités et ces royaumes perdus. Comme Ee dans le Grand Nef. Des pays entiers disparus. Quelque part ailleurs. Peut-être qu’ils ont fait les idiots avec la géométrie, qu’est-ce que tu en dis ? »
Teppic ronflait.
Au bout d’un moment, Chidder vacilla en avant, lâcha la bouteille vide par-dessus bord – elle fit un plouf, et pendant quelques secondes un filet de bulles troubla le calme plat – puis il rejoignit son lit en titubant.
Teppic rêvait.
Et dans son rêve il se trouvait en hauteur, mais il manquait de stabilité parce qu’il se tenait en équilibre sur les épaules de son père et de sa mère, sous eux il reconnaissait ses grands-parents, et encore plus bas ses ancêtres qui s’étageaient à perte de vue dans une – oui, parfaitement – dans une immense pyramide humaine dont la base disparaissait dans des nuages.
Il entendait monter jusqu’à lui le bourdonnement des ordres et des consignes qu’on lui criait.
Si tu ne fais rien, nous n’aurons jamais existé.
« Ce n’est qu’un rêve », dit-il, et il en sortit pour entrer dans un palais où un petit bonhomme basané, en pagne, mangeait des figues assis sur un banc.
« Évidemment que c’est un rêve, dit le petit bonhomme. Le monde, c’est le rêve du Créateur. Il n’y a que des rêves, différentes sortes de rêves. Ils sont censés te dire des choses. Par exemple : ne mange pas de homard au dessert le soir. Des trucs dans ce genre-là. Tu as fait celui avec les sept vaches ?
— Oui », répondit Teppic en regardant autour de lui. Pas mal, l’architecture qu’il rêvait. « Il y en avait une qui jouait du trombone.
— De mon temps elle fumait un cigare. Un rêve ancestral bien connu, celui-là.
— Il veut dire quoi ? »
Le petit bonhomme se retira un grain d’entre les dents.
« Aucune idée, répondit-il. Je donnerais mon bras droit pour le savoir. Au fait, c’est la première fois qu’on se rencontre, j’ai l’impression. Je suis Kaloteh. J’ai fondé ce royaume. Tu rêves une bonne figue.
— Vous aussi, je vous rêve ?
— Pour sûr. J’avais un vocabulaire de huit cents mots, alors franchement, tu crois que je parlerais aussi bien ? Si tu espères de bons conseils ancestraux, oublie ça. Tu fais un rêve. Je ne peux rien te dire que tu ne saches déjà.
— C’est vous, le fondateur ?
— C’est moi.
— Je… je vous voyais autrement.
— Comment ça ?
— Ben… la statue… »
Kaloteh agita une main impatiente.
« C’est pour se faire bien voir, justement. Enfin, quoi, regarde-moi. Est-ce que j’ai l’air d’un patriarche ? »
Teppic le jaugea d’un œil critique. « Pas dans ce pagne, reconnut-il. Il fait plutôt… euh… dépenaillé.
— Il peut encore me durer des années.
— Remarquez, j’imagine que c’est tout ce que vous avez eu le temps d’emporter quand vous avez fui la persécution », dit Teppic, désireux de montrer une nature compréhensive.
Kaloteh prit une autre figue et lui lança un regard en coin. « C’était quoi, cette histoire, déjà ?
— Vous étiez persécuté, c’est pour ça que vous avez fui dans le désert.
— Oh, oui. Tu as raison. Pour sûr. Persécuté à cause de mes convictions.
— C’est terrible. »
Kaloteh cracha. « Pour sûr. J’avais la conviction que les gens à qui j’avais vendu des chameaux avec des dents en plâtre ne le remarqueraient pas avant que je sois loin de la ville. »
Il fallut un petit moment à la révélation pour s’enfoncer dans le crâne de Teppic, mais elle y parvint avec tout l’aplomb d’un bloc de béton dans des sables mouvants.
« Vous êtes un escroc ? fit Teppic.
— Ben… escroc, c’est un vilain mot, tu vois ce que je veux dire ? répliqua le petit ancêtre. Je préfère entrepreneur. J’étais en avance sur mon temps, voilà l’ennui.
— Et vous étiez en fuite ? demanda faiblement Teppic.
— Ça n’aurait pas été une bonne idée de moisir dans le coin.
— “Or Kaloteh le chamelier se perdit dans le désert, et c’est alors que s’ouvrit devant lui, comme un don des dieux, une vallée où coulait le lait et le miel”, récita Teppic d’une voix caverneuse. Puis il ajouta : J’ai toujours pensé que ça devait être drôlement poisseux.
— Oui, j’étais là, crevant de soif, les chameaux faisaient un boucan monstre, ils braillaient pour avoir de l’eau, et tout d’un coup, bing : une putain de vallée, avec un grand fleuve, des massifs de roseaux, des hippopotames et tout le tremblement. Surgie de nulle part. J’ai failli me faire piétiner dans la débandade.
— Non ! lança Teppic. Ce n’est pas comme ça. Les dieux de la vallée ont eu pitié de vous et vous ont montré le chemin, non ? » Il se tut, surpris du ton implorant de sa propre voix.
Kaloteh ricana. « Ah, oui ? Et je suis tombé par hasard en plein désert sur une vallée de cent cinquante kilomètres que tout le monde avait ratée jusque-là. Facile à rater, ça, une vallée fluviale de cent cinquante kilomètres en plein désert, hein ? Mais à chameau donné on ne regarde pas les dents, tu comprends, alors j’ai eu tôt fait d’aller chercher ma famille et le reste des gars. Je n’ai jamais regardé en arrière.
— Il n’y avait rien, et d’un seul coup la vallée est apparue ?
— Tout juste. Dur à avaler, hein ?
— Non, fit Teppic. Non. Pas vraiment. »
Kaloteh le poussa d’un doigt ratatiné. « Je me suis toujours dit que c’étaient les chameaux qui avaient fait le coup, remarqua-t-il. J’ai toujours cru qu’ils l’avaient comme qui dirait fait venir, comme si elle était là mais pas vraiment et qu’il suffisait d’un tout petit effort pour qu’elle devienne réelle. Drôles de bestiaux, les chameaux.
— Je sais.
— Plus bizarres que les dieux. Quelque chose te tracasse ?
— Pardon, mais tout ça, ça me fait un choc. Je veux dire, je croyais qu’on était vraiment royaux. Je veux dire, plus royaux que n’importe qui. »
Kaloteh retira un grain de figue d’entre deux chicots noircis ; vu qu’ils se trouvaient dans sa bouche, ce devaient être ses dents. Puis il cracha.
« C’est toi que ça regarde », dit-il avant de disparaître.
Teppic marcha dans la nécropole ; les pyramides dessinaient une ligne en dents de scie dans la nuit. Le ciel était le corps courbé d’une femme, et les dieux se dressaient ici et là sur l’horizon. Ils ne ressemblaient pas aux dieux qu’on peignait sur les murs depuis des millénaires. Ils avaient l’air pires. Plus vieux que le Temps. Après tout, les dieux ne se mêlent presque jamais des affaires des hommes. Mais d’autres s’en chargent, c’est bien connu.
« Qu’est-ce que je peux faire ? Je ne suis qu’humain », dit-il tout haut.
Quelqu’un répliqua : Pas complètement.
Teppic se réveilla au milieu des piaillements des mouettes.
Alfonz, en chemise à manches longues et l’air décidé à ne plus jamais la retirer, aidait plusieurs hommes à larguer une voile de l’Anonyme. Il baissa le regard sur Teppic dans son lit de cordages et lui fit un signe de tête.
Le bateau avançait. Teppic s’assit et vit le quai d’Ephèbe s’éloigner doucement, silencieusement, dans la lumière grise du petit matin.
Il se mit tant bien que mal debout, gémit, s’étreignit le crâne, prit son élan et plongea par-dessus bord.
Hémé Krona, propriétaire de l’écurie Chamoccase, fit lentement le tour de Sale-Bête en fredonnant. Il examina les genoux de l’animal. Il donna un coup de pied, pour voir, dans une des pattes. D’un mouvement vif qui prit Sale-Bête complètement par surprise, il lui ouvrit d’un coup sec la gueule pour observer de près ses grandes dents jaunes puis s’écarta d’un bond.
Il ramena une planche de bois d’un tas dans un angle, trempa un pinceau dans un pot de peinture noire et, après un moment de réflexion, écrivit soigneusement : PREMIÈRE MAIN.
Il réfléchit encore un peu et ajouta : PEU DE KILOMAITRE.
Il peignait BON COURREUR lorsque Teppic entra en titubant et s’appuya, hors d’haleine, à l’encadrement de la porte. Des flaques d’eau se formèrent à ses pieds.
« Je viens pour mon chameau », dit-il.
Krona soupira.
« Hier soir, vous m’avez dit que vous repassiez dans une heure. Vous me devez une journée entière de pension, d’accord ? En plus je lui ai fait un nettoyage, j’ai vérifié les pieds, la révision complète ; il broutait, vous savez. Ça vous fera cinq cercs, d’accord, émir ?
— Ah. » Teppic se tapota la poche.
« Écoutez, dit-il. Je suis parti de chez moi un peu vite, vous voyez. Je ne crois pas avoir de liquide sur moi.
— Très bien, émir. » Krona reporta son attention sur sa planche. « Comment vous écrivez GARANTI DES ÂNÉES ?
— Je vous ferai porter l’argent sans faute », dit Teppic.
Krona lui fit le sourire méprisant de qui a tout vu dans sa vie – des ânes à la carcasse bricolée, des éléphants aux défenses en plâtre, des méharis à la bosse fixée à la colle – et de qui connaît les profondeurs purulentes de l’âme humaine quand il s’agit d’affaires.
« À d’autres, rajah, dit-il. Ça prend pas. »
Teppic farfouilla dans sa tunique. « Je peux vous donner ce couteau de grande valeur », proposa-t-il.
Krona lui jeta un bref coup d’œil et renifla.
« Désolé, pacha. Pas question. Pas de fric, pas de chameau.
— Je pourrais vous le donner la pointe d’abord », fit Teppic au désespoir, tout en sachant que cette simple menace le ferait exclure de la Guilde. Il avait aussi conscience que ça ne valait pas grand-chose comme menace. Les menaces n’étaient pas au programme de l’école de la Guilde.
Alors que Krona avait à sa disposition, assis sur des bottes de paille au fond des écuries, deux costauds qui commençaient justement à s’intéresser à la discussion. On aurait dit les frères aînés d’Alfonz.
On trouve ce genre de particuliers dans tous les dépôts de véhicules du multivers. Ce ne sont jamais vraiment des palefreniers, des mécanos, des clients ni des employés. Leur fonction reste toujours mal définie. Ils mâchouillent en douce des brins de paille ou fument des cigarettes. S’il arrive que des journaux traînent dans le coin, ils les lisent, ou du moins regardent les images.
Ils décidèrent d’observer Teppic de près. L’un ramassa deux briques et les fit sauter dans ses mains.
« Vous êtes jeune, ça se voit, fit aimablement Krona. Vous démarrez dans la vie, émir. Vous n’voulez pas faire d’histoires. » Il avança.
La grosse tête hirsute de Sale-Bête se tourna pour le regarder. Tout au fond de son cerveau des colonnes de petits chiffres se remirent à défiler de bas en haut en ronronnant.
« Ecoutez, je regrette, mais il faut que je récupère mon chameau, dit Teppic. C’est une question de vie ou de mort ! »
Krona agita une main à l’intention des deux parasites.
Sale-Bête lui balança une ruade. Le chameau avait des idées très précises sur les individus qui lui fourraient la main dans la bouche. D’un autre côté, il avait vu les briques, et tous les chameaux savent ce que ça veut dire, deux briques. Ce fut une bonne ruade, puissante, les orteils bien écartés, lente mais en apparence seulement. Elle souleva Krona de terre et le projeta avec précision dans un tas fumant de balayures dignes des écuries d’Augias.
Teppic se décolla du mur, courut, empoigna le pelage poussiéreux de Sale-Bête et lui atterrit lourdement sur le cou.
« Je regrette beaucoup, dit-il au peu qu’il distinguait de Krona. Je vais vraiment vous faire envoyer de l’argent. »
Sale-Bête, pendant ce temps, valsait sur place. Les compagnons de Krona restaient à distance respectable de ses pieds comme des assiettes qui fendaient l’air en vrombissant.
Teppic se pencha vers une oreille agitée de mouvements désordonnés.
« On rentre chez nous », souffla-t-il.
Ils avaient choisi au hasard la première pyramide. Le roi examina le cartouche sur la porte.
« Bénie soit la reine Far-re-ptah, lut respectueusement Aneth, souveraine des deux, seigneurie du Jolh, maîtresse de…
— Mamie Neuneu, fit le roi. Elle fera l’affaire. » Il regarda leurs figures ahuries. « C’est comme ça que je l’appelais quand j’étais petit. Je n’arrivais pas à prononcer Far-re-ptah, vous comprenez. Bon, allez-y. Ne restez pas comme ça, bouche bée. Abattez-moi cette porte. »
Gern souleva le marteau, l’air hésitant.
« C’est une pyramide, maître, en appela-t-il à Aneth. On est pas censés les ouvrir.
— Qu’est-ce que tu proposes alors, mon gars ? fit le roi. Qu’on glisse un couteau de table dans la fente et qu’on secoue la lame ?
— Vas-y, Gern, dit Aneth. Tout ira bien. »
Gern haussa les épaules, se cracha dans des mains déjà moites de terreur et balança le marteau.
« Encore », fit le roi.
Le grand bloc de pierre retentit sous les coups de marteau, mais c’était du granit, il tenait bon. Quelques écailles de mortier voltigèrent, puis les échos revinrent en rebondissant d’un bord à l’autre des avenues mortes de la nécropole.
« Encore. »
Les biceps de Gern jouèrent comme des tortues dans la graisse.
Cette fois un bruit sourd répondit au loin, comme si un lourd couvercle s’écrasait par terre.
Ils s’immobilisèrent, silencieux, pour écouter un raclement de pieds à l’intérieur de la pyramide.
« Je lui en redonne un coup, sire ? » demanda Gern. Ils lui firent tous deux signe de se taire.
Le raclement se rapprocha.
Puis la pierre bougea. Elle se coinça une fois ou deux mais elle bougea quand même, lentement, elle pivota sur le côté si bien qu’un trait d’ombre noire apparut. Aneth distingua une forme plus sombre dans les ténèbres.
« Oui ? fit la forme.
— C’est moi, mamie », répondit le roi.
L’ombre ne bougea pas.
« Quoi, le petit Nunuche ? » fit-elle d’un ton soupçonneux.
Le roi évita de regarder la figure d’Aneth.
« C’est ça, mamie. On vient te sortir.
— Qui sont ces gens ? demanda l’ombre avec humeur. Je n’ai rien, jeune homme, dit-elle à Gern. Je ne garde pas d’argent dans la pyramide et vous pouvez poser ce marteau, ça ne me fait pas peur.
— Ce sont des serviteurs, mamie, répondit le roi.
— Ils ont des pièces d’identité ? marmonna la vieille dame.
— Moi, je les identifie, mamie. On est venus te sortir.
— J’ai cogné pendant des heures », dit la défunte reine en émergeant dans la lumière du soleil. Elle ressemblait en tous points au roi, sauf que ses bandelettes étaient plus grises et poussiéreuses. « Finalement, j’ai été obligée d’aller m’allonger. On n’intéresse plus personne quand on est mort. Et on va où, là ?
— Faire sortir les autres, dit le roi.
— Une sacrée bonne idée. » La vieille reine le suivit d’un même pas titubant.
« Alors c’est ça, l’autre monde, hein ? fit-elle. Guère mieux que le premier. » Elle envoya sèchement un coup de coude à Gern. « Toi aussi, tu es mort, jeune homme ?
— Non, m’dame, répondit Gern de la voix courageuse mais tremblotante d’un funambule au-dessus des abîmes de la folie.
— Ça ne vaut pas le coup. Moi, je te le dis.
— Oui, m’dame. »
Le roi se dirigea de sa démarche traînante sur l’antique pavage jusqu’à la pyramide suivante.
« Je la connais, celle-là, dit la reine. Elle était là de mon temps. Le roi Ashk-ur-men-tep. Troisième empire. C’est pour quoi faire, le marteau, jeune homme ?
— S’il vous plaît, m’dame, faut que je cogne sur la porte, m’dame, répondit Gern.
— Pas la peine de frapper. Il est toujours là.
— Mon assistant veut dire : pour faire sauter les sceaux, m’dame, intervint Aneth dans un souci de plaire.
— Vous êtes qui, vous ? demanda la reine.
— Je m’appelle Aneth, ô reine. Maître embaumeur.
— Oh, embaumeur, vraiment ? J’ai quelques points à revoir.
— Ce sera un honneur et un privilège, ô reine.
— Oui. Sûrement, dit-elle avant de se tourner dans un grincement vers Gern. Vas-y, jeune homme, mets-en un bon coup ! »
Ainsi encouragé, Gern abattit à toute vitesse le marteau en un large arc de cercle. L’outil vola devant le nez d’Aneth dans un bruit de perdrix et mit le sceau en pièces.
Ce qui sortit de la pyramide, une fois la poussière retombée, n’était pas habillé à la dernière mode. Les bandelettes étaient brunes, elles s’effilochaient et, remarqua Aneth avec une inquiétude toute professionnelle, elles commençaient déjà à s’user aux coudes. Lorsque l’être parla, ils eurent l’impression d’entendre s’ouvrir de vieux cercueils.
« Je me suys resveillé, dit-il. Et il n’y avait auscune lumyère. C’est l’austre monde, icy ?
— On dirait bien que non, répondit la reine.
— Alors, c’est tout ?
— Ça ne vaut guère le coup de mourir, hein ? »
L’ancien roi hocha la tête, mais doucement, comme s’il craignait qu’elle tombe.
« Il faut fayre quelque chose », dit-il.
Il se tourna du côté de la Grande Pyramide et tendit ce qui avait autrefois été un bras.
« Quy repose là-bas ? demanda-t-il.
— C’est la mienne, dit Teppicymon qui s’avança en titubant. Je ne crois pas que nous nous connaissons, je n’ai pas encore été enseveli, mon fils l’a bâtie pour moi. Je n’étais pas d’accord avec ça, vous pouvez me croire.
— C’est une chose terryble, fit l’ancien roi. J’ay senty qu’on la bâtyssait. Même dans le sommeyl de la mort, je l’ay senty. Elle est assez grande pour enterrer le monsde.
— Moi, je voulais me faire immerger dans l’océan, dit Teppicymon. Je hais les pyramides.
— Non, fit Ashk-ur-men-tep.
— Excusez-moi, mais si, insista poliment le roi.
— Mais non. Ce que vous éprousvez en ce moment, c’est une légère aversyon. Quand vous serez resté allongé mylle ans dans l’une d’elles, alors vous commencerez à savoyr ce qu’est la hayne. »
Teppicymon frissonna.
« La mer, dit-il. Ça, c’est bien. On se dissout. » Ils se mirent en route vers la pyramide suivante. Gern conduisait la marche ; on lisait sur sa figure comme dans un livre ouvert, un livre écrit tard le soir par un romancier qui trouve l’inspiration sur ordonnance. Aneth le suivait. Il bombait la poitrine. Il avait toujours espéré faire son chemin dans le monde, et voilà qu’aujourd’hui il marchait avec des rois.
Pardon. Qu’il titubait avec des rois.
C’était encore une belle journée dans le désert. On y avait toujours de belles journées, si par là on entend une température de four et du sable sur lequel on pourrait griller des châtaignes.
Sale-Bête courait vite, surtout pour laisser ses pieds le moins longtemps possible en contact avec le sol. L’espace d’un instant, alors qu’ils gravissaient cahin-caha les collines extérieures de l’oasis plantée d’oliviers et bigarrée de champs cultivés autour d’Ephèbe, Teppic crut reconnaître l’Anonyme dans un tout petit point sur la mer d’azur. Mais ce n’était peut-être qu’un reflet sur une vague.
Puis il passa la crête et entra dans un monde de jaune et de terre de Sienne. Des arbres rabougris résistèrent quelque temps contre le sable, mais le sable l’emporta et poursuivit sa marche triomphale en avant, dune après dune.
Le désert n’était pas seulement chaud, il était silencieux. Il n’y avait pas d’oiseaux, aucun de ces susurrements que produisent des créatures organiques vivantes qui s’activent. La nuit on entendait peut-être les plaintes des insectes, mais ils s’étaient enfouis profond dans le sable pour échapper aux brûlures du jour. Le sable jaune et le ciel jaune lui aussi formaient une chambre sourde dans laquelle le souffle de Sale-Bête retentissait comme une machine à vapeur.
Teppic avait beaucoup appris depuis sa première sortie du Vieux Royaume, et il allait apprendre une chose de plus. Tous les experts reconnaissent que pour traverser la fournaise du désert, c’est une bonne idée de porter un chapeau.
Sale-Bête adopta le trot paresseux que tout bon chameau de course peut conserver des heures durant.
Au bout de trois ou quatre kilomètres, Teppic aperçut une colonne de poussière derrière la dune suivante. Ils finirent par rattraper le gros de l’armée éphébienne, qui avançait en cadence autour d’une demi-douzaine d’éléphants de combat et dont les plumets se balançaient dans la brise d’étuve. Par principe, ils poussèrent des vivats au passage de Teppic.
Des éléphants de combat ! Teppic gémit. Tsort aussi se servait d’éléphants de combat. Les pachydermes étaient à la mode ces temps-ci. Ils ne valaient pas grand-chose sauf pour piétiner leurs propres troupes lorsqu’ils paniquaient, ce qui arrivait inévitablement, aussi les grands esprits militaires des deux camps y avaient-ils remédié en élevant de plus gros spécimens. Les éléphants étaient impressionnants.
Pour une raison inconnue, plusieurs traînaient d’immenses chariots remplis de bois de construction.
Teppic poursuivit sa course cahotante tandis que le soleil escaladait la voûte céleste et, chose inhabituelle, que des taches bleues et violettes commençaient à se déplacer doucement à l’horizon en tournoyant sur elles-mêmes.
Il se passait autre chose de curieux. Le chameau avait l’air de trotter dans le ciel. Il y avait peut-être un rapport avec les tintements dans ses oreilles.
Fallait-il s’arrêter ? Mais dans ce cas sa monture risquait de tomber…
Midi était passé depuis longtemps lorsque Sale-Bête pénétra en chancelant dans l’ombre surchauffée de l’affleurement calcaire qui marquait jadis la frontière de la Vallée et qu’il s’écroula lentement dans le sable. Teppic dégringola par terre.
Un détachement d’Ephébiens regardait à courte distance un nombre tout à fait identique de Tsortiens postés en face. De temps en temps, pour faire bien, un soldat brandissait une lance.
Lorsque Teppic ouvrit les yeux, ce fut pour voir les masques de bronze effrayants de soldats éphébiens penchés sur lui, le regard interrogateur. Leurs bouches de métal étaient figées en d’affreux rictus dédaigneux. Leurs sourcils luisants se tordaient d’une colère noire.
« Té, il revient à lui, sergent », fit l’un d’eux.
Une face métallique comme la fureur des éléments s’approcha, emplit le champ de vision de Teppic.
« On est sorti sans son chapeau, hé, pitchoun ? fit-elle d’une voix joyeuse qui résonna bizarrement sous le métal. On était pressé de se frotter à l’ennemi, c’est ça ? »
Le ciel tournoya autour de Teppic, mais une pensée gigota dans la poêle à frire de son cerveau, prit le contrôle de ses cordes vocales et croassa : « Le chameau !
— On devrait t’mettre au trou pour l’avoir traité comme ça, le réprimanda le sergent en agitant un doigt. J’en ai jamais vu dans un état pareil.
— Ne le laissez pas boire ! » Teppic s’assit droit comme un piquet ; sous son crâne des gongs géants carillonnèrent et des feux d’artifice incandescents, façon artillerie lourde, éclatèrent. Les têtes casquées se tournèrent les unes vers les autres.
« Boudie, il doit en vouloir à mort aux chameaux », dit un soldat. Teppic se mit debout tant bien que mal et tituba sur le sable jusqu’à Sale-Bête, lequel s’efforçait de résoudre l’équation complexe qui lui permettrait de se relever. La langue lui pendait de la bouche et il ne se sentait pas bien.
Un chameau en détresse ne se replie pas sur lui-même. Il ne traîne pas dans les bars à siroter des verres en solitaire. Il n’appelle de vieux copains au téléphone pour leur pleurnicher dans l’oreille. Il ne rumine pas des idées noires, n’écrit pas de longs poèmes sur la Vie, si moche quand on l’envisage d’une chambre meublée. Il ignore l’angoisse existentielle.
Tout ce dont dispose un chameau, c’est une paire de poumons de format industriel et une voix comme un troupeau d’ânes qu’on massacrerait à la tronçonneuse.
Teppic s’avança dans le vacarme. Sale-Bête dressa la tête, il la tourna d’un côté puis de l’autre, triangula. Il roula follement des yeux tout en donnant l’impression, à la manière typique des chameaux, de regarder le jeune homme avec les narines.
Il cracha.
Il essaya de cracher.
Teppic lui attrapa le licou et tira dessus.
« Allez, sale bête, dit-il. Il y a de l’eau. Tu la sens. Tout ce que tu as à faire, c’est de trouver comment y aller ! »
Il se tourna vers les soldats rassemblés. Ils le fixaient d’un air ahuri, sauf ceux qui n’avaient pas ôté leur casque et le fixaient d’un air férocement métallique.
Teppic arracha une outre à l’un des hommes, retira le bouchon et la vida par terre devant le museau contracté du chameau. « Il y a un fleuve ici, souffla-t-il. Tu sais où il est, tout ce que tu as à faire, c’est d’y aller ! »
Les soldats jetèrent des regards nerveux alentour. Plusieurs Tsortiens aussi, qui s’étaient doucement avancés pour voir ce qui se passait.
Sale-Bête se releva, les genoux tremblants, et se mit à tourner en rond. Teppic se cramponna.
… Soit d égal à 4, songeait désespérément le chameau. Soit a.d égal à 90. Soit non-d égal à 45…
« Il me faut un bâton ! s’écria Teppic en tourbillonnant devant le sergent. Ils ne comprennent rien tant qu’on ne les frappe pas avec un bâton ; pour un chameau, c’est comme de la ponctuation !
— Une épée, ça irait ?
— Non ! »
Le sergent hésita, puis il tendit sa lance.
Teppic l’attrapa du côté du fer, chercha son équilibre et l’abattit promptement sur le flanc du dromadaire en soulevant un nuage de poussière et de poils.
Sale-Bête s’arrêta. Ses oreilles pivotèrent comme des antennes radar. Il fixa la paroi rocheuse en roulant des yeux. Puis, alors que Teppic agrippait une poignée de poils et se hissait sur lui, le chameau partit au trot.
… Penser fractal…
« Hé, tu fonces en plein… » commença le sergent.
Suivit un silence. Qui dura longtemps.
Le sergent remua, mal à l’aise. Puis son regard se tourna plus loin vers les Tsortiens et croisa celui de leur chef. D’un accord tacite, typique de tous les centurions et sergents du monde, ils marchèrent l’un vers l’autre le long des rochers et s’arrêtèrent près de la fissure à peine visible dans la paroi.
Le sergent tsortien passa la main dessus.
« On s’attendrait à trouver… j’sais pas, moi, des poils de chameau, quelque chose, dit-il.
— Ou bien du sang, fit l’Ephébien.
— À mon avis, c’est un d’ces phénomènes inexplicables.
— Oh. Hé bé, alors, ça va. »
Les deux hommes contemplèrent la pierre un moment.
« Comme un mirage, reprit le Tsortien avec obligeance.
— Un truc dans le genre, vouais.
— J’ai aussi cru entendre une mouette.
— Dingue, hé ? Y en a pas dans le coin. »
Le Tsortien toussa poliment et regarda ses hommes en retrait. Puis il se pencha plus près.
« Le gros de vos troupes va pas tarder, j’imagine », dit-il.
L’Ephébien se rapprocha encore un peu et parla du coin de la bouche, pendant que ses yeux continuaient de se passionner pour le spectacle des rochers.
« Tout juste, répondit-il. Et le gros des vôtres aussi, si j’peux m’permettre ?
— Oui. J’imagine qu’il va falloir vous massacrer si les nôtres arrivent les premiers.
— Pareil comme pour nous, ça m’étonnerait pas. Mais on y peut rien.
— C’est comme ça, quoi », reconnut le Tsortien.
L’autre hocha la tête. « Un drôle de monde, quand on y pense.
— Ça, tu l’as dit. » Le sergent tsortien desserra un peu son plastron, heureux de ne plus être en plein soleil. « Les rations, ça va, chez vous ? demanda-t-il.
— Oh, tu sais. Faut pas trop râler.
— Comme chez nous, tout pareil.
— Quand on râle, ça d’vient plus pire.
— Tout comme nous. Dis, vous auriez pas des figues, des fois ? J’grignoterais bien une figue, moi.
— J’regrette.
— J’demande juste comme ça.
— On a plein de dattes, si ça te dit.
— En dattes, on a c’qu’y faut, merci.
— J’regrette. »
Les deux hommes restèrent un moment silencieux, perdus dans leurs pensées. Puis l’Ephébien remit son casque et le Tsortien rectifia sa ceinture.
« Bon, ben…
— Bon, ben… »
Ils redressèrent les épaules, relevèrent le menton et repartirent au pas. Un instant plus tard ils effectuèrent un demi-tour impeccable et, sur une ombre de sourire embarrassé, rejoignirent leurs positions respectives.