40. INVITATION EXTRATERRESTRE

Je dois me préparer à sortir d’ici, se dit Nicole après avoir rempli sa gourde avec le liquide verdâtre que contenait la pastèque-manne. Elle débita soigneusement sa chair en morceaux qu’elle glissa dans les sachets de ses rations puis retourna s’asseoir dans son recoin habituel.

Whew ! pensa-t-elle en songeant au voyage mental qu’elle venait de faire après avoir bu l’eau du lac de la Sagesse.

Mais ça n’a ni queue ni tête, bon sang ! Elle se rappelait ce qu’elle avait vu pendant son enfance, lors du Poro, et sa brève conversation avec Omeh trois ans plus tard, lors de son retour à Nidougou pour les funérailles de sa mère.

— Où est allée Ronata ? avait-il demandé, un soir où ils étaient seuls.

Elle avait immédiatement compris à quoi il se référait.

— Je me suis métamorphosée en oiseau blanc. J’ai volé au-delà de la Lime et du Soleil, jusqu’au grand néant.

— Ah ! c’est bien ce que je pensais.

Pourquoi ne lui as-tu pas réclamé des éclaircissements ? reprocha la femme bientôt quadragénaire à l’enfant qu’elle avait été à dix ans. Si tu savais ces choses, certains de ces mystères auraient peut-être un sens. Mais elle était consciente que de telles visions ne pouvaient être analysées, qu’il existait des domaines que la méthodologie scientifique ne permettait pas d’explorer. Elle songea à sa mère, si belle dans cette longue robe rouge.

Anawi l’avait sauvée du tigre. Merci, maman, pensa-t-elle. Elle regrettait seulement de n’avoir pu s’entretenir plus longtemps avec elle.

Le son était bizarre, comme si des douzaines de bébés progressaient à quatre pattes sur un sol recouvert de linoléum, et il se rapprochait. Elle n’eut pas le loisir de s’interroger à son sujet car les antennes puis la tête d’un mille-pattes biote apparurent presque aussitôt au bord du puits. Sans ralentir, il poursuivit sa progression vers le bas de la paroi verticale.

Le myriapode biomécanique devait mesurer quatre mètres et il descendait dans la fosse sans difficulté : ses soixante pattes semblaient adhérer à la surface lisse par un phénomène de succion. Nicole enfila son sac à dos et attendit une opportunité. Cette apparition ne la surprenait guère. Elle avait su qu’on viendrait la secourir, depuis sa vision.

Cette créature comportait quinze segments articulés munis de quatre pattes et une tête d’insecte hérissée d’un étrange assortiment de détecteurs, dont deux fines tiges évocatrices d’antennes. Les bouts de métal empilés à l’autre extrémité du puits devaient être des pièces de rechange car elle procéda devant Nicole au remplacement de trois de ses membres locomoteurs, de la carapace d’un de ses segments et de deux protubérances hémisphériques sur le côté de son crâne. Elle termina toutes ces opérations en moins de cinq minutes et repartit vers le haut de la paroi.

Nicole l’enfourcha sitôt que les trois quarts de son corps furent à la verticale. Mais la femme était trop lourde et l’insecte lâcha prise et tomba au fond du puits. Il entama aussitôt une nouvelle escalade. Elle décida d’attendre que toutes ses pattes soient au contact du mur, dans l’espoir que l’adhérence des segments supplémentaires ferait une différence. Ce fut inutile. Ils s’effondrèrent tous les deux.

Une des pattes antérieures du biote fut endommagée et il alla la remplacer avant d’effectuer un troisième essai. Nicole en profita pour sortir sa trousse de soins et tresser huit brins de fils de suture qu’elle noua autour des trois sections postérieures de la créature. Elle enfila ses gants et ceignit son ventre de bandes pour pansements afin que sa combinaison ne pût être entamée par le filin improvisé qu’elle attacha autour de sa taille.

Ça risque de tourner au désastre, se dit-elle en pensant à diverses possibilités. Si le fil cède, je tomberai. Et je n’aurai peut-être pas autant de chance que la première fois.

Le mille-pattes reprit l’ascension de la paroi. Une fois à la verticale il fit quelques petits pas puis fut retenu par le poids de la femme. Il réussit à ne pas basculer en arrière. En peinant, il repartit. Agrippée des deux mains aux fils torsadés, Nicole gardait son corps perpendiculaire au mur telle une alpiniste.

Elle suivait le biote, environ quarante centimètres plus bas. Lorsque la tête de l’insecte de métal arriva au niveau du sol, elle n’était qu’au milieu de la paroi. L’ascension lente et régulière se poursuivait. Le myriapode sortit du puits, un segment après l’autre. Puis le mouvement ralentit et finit par s’interrompre. Seuls les quatre derniers éléments de la créature biomécanique étaient encore sur la surface verticale et Nicole aurait presque pu toucher le dernier en tendant le bras. Les trois premiers mètres de l’insecte étaient désormais horizontaux mais il se retrouvait coincé. La masse qu’il avait en remorque bloquait les articulations de ses derniers segments.

Suspendue à plus de six mètres du fond de la fosse, Nicole s’imagina des scénarios sinistres. Formidable, pensa-t-elle avec ironie en s’agrippant au câble et en collant les pieds à la paroi. Il existe trois possibilités, et aucune n’est à souhaiter. Le fil peut se rompre, le biote risque de lâcher prise, et dans le meilleur des cas je resterai suspendue pour l’éternité dans cette position.

Elle chercha d’autres solutions. La seule qui lui vint à l’esprit et qui pouvait être couronnée de succès – tout en étant très dangereuse – consistait à se hisser le long du filin puis à grimper jusqu’au sommet en prenant appui sur les pattes et les segments du myriapode.

Elle regarda vers le bas et se rappela sa première chute. Autant attendre un peu. Ce machin redémarrera peut-être. Une minute s’écoula. Puis une autre. Nicole inspira à fond. Elle tendit un bras pour agripper la ficelle le plus haut possible et se hisser. Elle recommença, avec l’autre main. Elle atteignit l’élément postérieur, s’étira et saisit une patte. Mais dès qu’elle voulut s’y retenir la ventouse se détacha de la paroi.

Raté, se dit-elle quand la frayeur s’estompa. Elle s’était stabilisée derrière le biote, qu’elle observa avec soin. Ses divers composants étaient recouverts par des plaques qui se chevauchaient. Si je pouvais en atteindre une… Elle réfléchit à ses deux premières tentatives. C’est l’adhérence qui laisse à désirer. À présent que près des trois quarts de son corps sont à l’horizontale, il devrait me soutenir sans trop de difficultés.

Mais elle savait qu’une fois sur le dos de cette créature plus rien ne la retiendrait en cas de chute. Elle fit une tentative et se hissa le long du câble, jusqu’au premier élément de la carapace. Elle l’agrippa et s’y retint, de toutes ses forces. Restait à savoir s’il supporterait son poids. Elle testa sa résistance tout en se retenant aux fils de suture de l’autre main. Tout était parfait, pour l’instant.

Elle s’étira et lâcha le filin puis referma les jambes autour des flancs du myriapode et s’étira pour saisir la plaque suivante. Les pattes du segment postérieur se détachèrent de la paroi mais l’insecte ne tomba pas.

Nicole s’élevait. Elle allait atteindre le sommet quand le biote glissa en arrière de quelques centimètres. Le cœur battant et le souffle court, elle attendit qu’il se fût stabilisé puis rampa vers le segment suivant. Elle arrivait à sa hauteur quand le mille-pattes repartit. Nicole lâcha prise et roula sur le sol en hurlant.

— Alléluia !


* * *

Dressée sur les remparts de New York et le regard rivé sur les flots agités de la mer Cylindrique, elle se demandait pourquoi nul n’avait répondu à son appel à l’aide. Elle pressa la touche d’autodiagnostic de sa radio et sut que l’appareil fonctionnait normalement. Mais elle avait déjà fait trois essais sans établir pour autant un contact avec ses compagnons. Elle connaissait la portée de ces coms et il en découlait qu’elle était seule dans un rayon de huit kilomètres et que le relais du camp Bêta avait cessé d’être opérationnel. Dans le cas contraire, ils pourraient me recevoir et me répondre de n’importe quel point de Rama.

Elle en déduisit que ses compagnons avaient dû regagner Newton pour préparer une nouvelle sortie et que la tempête avait endommagé la station de télécommunications. Le plus inquiétant, c’était que quarante-cinq heures s’étaient écoulées depuis le début de la fonte de la mer Cylindrique et quatre-vingt-dix depuis sa chute dans le puits. Pourquoi n’était-on pas venu la secourir ?

Elle scruta le ciel, dans l’espoir d’y apercevoir un hélicoptère. Comme prévu, il y avait à présent des nuages dans l’atmosphère. La débâcle venait de modifier les conditions climatiques de façon radicale. La température augmentait. Nicole regarda le thermomètre et en obtint la confirmation : quatre degrés au-dessus de zéro.

Il est probable qu’ils reviendront sous peu, se dit-elle en songeant à la disparition de tous ses collègues. Je dois rester à proximité de cette muraille, pour qu’ils puissent me voir plus facilement. Elle ne perdit pas de temps à envisager d’autres possibilités. Elle refusait d’admettre que ses compagnons aient pu être victimes d’un grave accident et se trouvent dans l’incapacité de venir la chercher. Mais ce n’est pas une raison pour modifier mes projets. Ils arriveront tôt ou tard.

Afin de se changer les idées elle alla prélever et analyser un échantillon d’eau de mer. Elle n’y trouva qu’une quantité insignifiante des poisons organiques découverts par les membres de la première expédition raméenne. Ils ont pu se développer et disparaître pendant que je moisissais au fond de ce trou, se dit-elle. L’important, c’est qu’il n’y en a presque pas. Elle estima qu’en cas d’urgence un bon nageur pourrait traverser la mer sans embarcation, avant de se rappeler les photos des requins biotes et des autres créatures aquatiques dont Norton et son équipe avaient signalé la présence et de biffer cette possibilité.

Elle suivit le sommet de la muraille pendant plusieurs heures. Assise pour manger un déjeuner de pastèque-manne et chercher des moyens de récupérer le reste de ce fruit si les secours tardaient à arriver, elle entendit un cri s’élever de New York et pensa aussitôt au Dr Takagishi.

Elle essaya à nouveau sa radio. Toujours rien. Elle scruta une fois de plus le ciel. Elle se demandait s’il était sage d’abandonner ce point d’observation sur la muraille quand un autre hurlement attira son attention. Cette fois, elle put déterminer d’où il provenait. Elle descendit l’escalier le plus proche puis s’éloigna vers le sud et le centre de New York.

Elle n’avait pas encore mis à jour la carte de la ville stockée dans les mémoires de son ordinateur. Après avoir laissé derrière elle les avenues circulaires du pourtour de l’esplanade, elle s’arrêta à côté de l’octaèdre pour enregistrer la description de toutes ses découvertes, y compris celle du hangar qui abritait les puits et les petites sphères. Un peu plus tard, alors qu’elle admirait une étrange construction à huit faces, elle entendit un troisième cri, très aigu. Si Takagishi en était bien l’auteur, sa voix avait singulièrement mué.

Elle traversa l’esplanade à petites foulées, en direction du point d’origine de ces appels. Il y en eut un autre, alors qu’elle approchait des bâtiments dressés du côté opposé de la place. Cette fois, elle entendit une réponse et reconnut son timbre : celui des aviens venus lui rendre visite pendant sa captivité. Un minimum de prudence semblait s’imposer et elle ralentit le pas. Les sons provenaient du secteur où Francesca Sabatini avait été fascinée par l’étrange filet.

Moins de deux minutes plus tard Nicole arriva devant les deux gratte-ciel vertigineux reliés par un treillis de mailles épaisses haut d’une cinquantaine de mètres. À un peu plus du tiers de sa hauteur se débattait une des créatures ailées. Les cordes élastiques immobilisaient les serres et les ailes de l’avien, qui hurla en l’apercevant. Son compagnon, le plus gros des deux, cessa de tourner en rond près du sommet de l’immeuble pour plonger vers Nicole.

Elle se colla contre la façade d’un des bâtiments. Le monstre se rapprocha en jacassant, comme pour la réprimander, mais elle n’en fut pas impressionnée outre mesure. La créature veloutée cria encore et après un bref échange de tels sons celle en linoléum remonta se jucher sur une corniche située à bonne distance.

Après s’être calmée (et en surveillant du coin de l’œil l’avien juché sur son perchoir), Nicole s’avança vers le filet afin de l’étudier. Elle et Francesca n’avaient pas eu de temps à lui consacrer, car elles devaient alors chercher Takagishi, et c’était pour elle la première opportunité de l’examiner en détail. Le treillis se composait de câbles élastiques d’environ quatre centimètres de diamètre. Il devait y avoir des milliers de points de jonction, et ces nœuds étaient gluants mais pas assez pour en conclure qu’il s’agissait d’une sorte de toile d’araignée géante.

Pendant qu’elle accordait son attention à la partie inférieure de l’étrange filet, le compagnon du captif monta rejoindre ce dernier. En veillant à ne pas se laisser lui aussi prendre au piège, il utilisa ses griffes pour tirer sur des mailles. Il réussit à distendre et tordre les cordes avant de s’avancer avec circonspection vers son congénère et d’essayer maladroitement de trancher ou dénouer les nœuds qui entravaient sa liberté de mouvement. Il eut tôt fait de renoncer et de reculer, pour baisser les yeux sur Nicole.

Que veut-il ? se demanda-t-elle. Je suis certaine qu’il essaie de me faire comprendre quelque chose… En constatant qu’elle ne réagissait pas, l’extraterrestre reprit sa démonstration laborieuse. Cette fois, elle crut assimiler le fond de sa pensée. Il semblait vouloir l’informer qu’il ne pouvait libérer son ami. Nicole sourit et agita la main avant de réunir par un nœud deux câbles qui pendaient librement au bas du filet. Lorsqu’elle les dénoua, les deux aviens piaillèrent leur approbation. Elle recommença puis désigna sa poitrine et l’être velouté captif dans les hauteurs.

Ils échangèrent des propos dans leur langue assourdissante et parfois musicale, puis le plus gros regagna sa corniche. Nicole leva les yeux sur le prisonnier. Les cordes l’immobilisaient en trois points. Il s’était débattu, ce qui avait eu pour effet de l’entraver un peu plus. Elle supposa qu’il avait dû être emporté par l’ouragan et projeté dans ce filet au cours de la nuit précédente. Distendues par l’impact, les mailles s’étaient ensuite rétractées en le prenant au piège.

L’ascension fut aisée. L’ensemble était solidement ancré aux gratte-ciel latéraux et son poids important limitait les balancements de la femme qui le gravissait. Mais vingt mètres représentaient une hauteur considérable, plus qu’un immeuble de six étages, et elle se reprocha de s’être portée volontaire sans s’accorder un temps de réflexion lorsqu’elle arriva enfin au niveau du captif.

L’effort la faisait haleter. Elle se pencha avec méfiance vers la créature, afin de s’assurer qu’elle n’avait pas mal interprété le sens de sa pantomime. Les grands yeux bleus de l’oiseau suivaient tous ses déplacements.

Une de ses ailes était immobilisée très près de sa tête. Nicole entreprit de la dégager après avoir attaché ses chevilles au filet par mesure de prudence. Le processus était très lent. Elle respira une bouffée de l’haleine de la créature. Je connais cette odeur, se dit-elle. Il ne lui fallut qu’un instant pour établir un rapport avec la pastèque-manne. Cette bestiole suit donc le même régime que moi. Mais d’où proviennent ces fruits ? Elle regretta de ne pouvoir communiquer que par gestes avec ces êtres étranges et merveilleux.

Le premier nœud était très serré et elle craignait d’endommager l’aile si elle tirait de toutes ses forces. Elle plongea la main dans sa trousse médicale et en sortit le scalpel électrique.

L’autre avien fondit aussitôt sur elle. Il jacassait et criait, pour la terroriser. Il refusa de repartir et de la laisser mener à bien ce qu’elle avait entrepris. Nicole s’éloigna de son compagnon et lui montra comment un tel instrument pouvait trancher une corde.

Grâce à cet outil, l’être de velours recouvra rapidement sa liberté et prit son essor. Ses cris musicaux se réverbérèrent dans tout le secteur. Son congénère se joignit à sa manifestation de joie bruyante et ils voletèrent en jouant au-dessus du filet, presque comme des perruches. Ils disparurent un instant plus tard et Nicole redescendit lentement jusqu’au sol.

Elle éprouvait une vive satisfaction, à présent qu’elle pouvait regagner la muraille d’enceinte pour y attendre les secours qui, elle en était certaine, ne tarderaient guère à arriver. Ce fut en fredonnant une vieille chanson du Val de Loire qu’elle repartit vers le nord.

Quelques minutes plus tard elle avait à nouveau de la compagnie, ou plus exactement un guide. Chaque fois qu’elle déviait du chemin qu’il voulait lui faire prendre, l’oiseau de velours qui restait à l’aplomb de sa tête l’assourdissait par ses cris. Il ne se taisait que lorsqu’elle acceptait d’aller dans la bonne direction. Où m’emmène-t-il ? s’interrogea-t-elle.

Ils arrivèrent à une quarantaine de mètres de l’octaèdre et l’être ailé se posa sur une des dalles métalliques du sol de l’esplanade. Il lui donna plusieurs coups de serres puis voleta au-dessus. C’était une sorte de trappe, qui glissa de côté. Il disparut dans l’ouverture ainsi révélée, remonta et adressa quelques cris à Nicole avant de redescendre.

Elle assimila la teneur du message. Il m’invite chez lui pour me présenter à ses parents, se dit-elle. J’espère seulement que ce n’est pas en tant que plat de résistance.

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