II RÉSISTANT

22

Skorzeny regarda Hakon Foss manger l’escalope de porc accompagnée de pommes de terre baignant dans une sauce au fromage. Frau Tiernan avait préparé le repas avant de rentrer chez elle avec son mari.

Lainé picorait sans appétit. Il sentait le vin et le tabac quand il était descendu pour le dîner. Skorzeny avait placé ostensiblement un verre d’eau devant lui, à côté du verre de bière que le Breton s’était servi avec le pichet qui trônait au milieu de la table.

La salle à manger aux portes-fenêtres qui donnaient sur les jardins semblait beaucoup trop vaste pour les trois hommes, Skorzeny en bout de table, Lainé en face de lui, le Norvégien entre eux. Foss avala une autre lampée de bière, essuya la sauce au fromage sur son assiette avec du pain.

Lainé coupa un morceau d’escalope, l’enveloppa dans une serviette et le glissa dans sa poche. Il remarqua le regard de Skorzeny fixé sur lui.

« Pour le chiot », dit-il.

Skorzeny le dévisagea sans aménité, puis reporta son attention sur Foss. « Ce repas vous a plu ? »

Foss hocha la tête, la bouche pleine de pain, un peu de sauce dégoulinant sur son menton. Il était en chaussettes. Frau Tiernan avait insisté pour qu’il enlève ses gros souliers avant de le laisser entrer dans la maison.

« Peut-être voudriez-vous m’accompagner dans ma promenade du soir, continua Skorzeny. J’aime prendre l’air après le dîner. »

Foss regarda dehors. « Il pleut.

— Allons, une petite bruine ne vous fera pas de mal. »

Foss haussa les épaules.

« Parfait », dit Skorzeny. Il agita la sonnette.

Esteban apparut sur le seuil de la salle à manger.

« Mon manteau, ordonna Skorzeny. Et les chaussures de Mr. Foss. »

Esteban s’exécuta, ouvrit les portes-fenêtres, posa les souliers de Foss dehors et apporta le manteau de Skorzeny.

Pendant que Foss attachait ses lacets, le téléphone sonna. Esteban alla répondre dans le bureau. Il revint un instant plus tard.

« C’est Mr. Haughey », dit-il. Il prononçait Joyey, à l’espagnole.

Skorzeny boutonna son manteau. « Dites au ministre que je ne suis pas disponible et que je le rappellerai demain matin. »

Esteban s’inclina et sortit.

Après un signe de tête à Lainé, Skorzeny suivit Foss dans la nuit mouillée.

Le gravier de l’allée qui menait aux dépendances crissait sous leurs semelles. La pluie était fine et froide. Skorzeny clignait des paupières chaque fois qu’une goutte s’y accrochait. Du coin de l’œil, il vit les gardes dissimulés de part et d’autre entre les arbres, au bord des ténèbres. Les deux hommes marchaient côte à côte.

Skorzeny demanda : « Êtes-vous un homme heureux, Hakon ? »

Foss grogna en remontant le col de son bleu de travail. « Oui, je suis heureux. Parfois, j’ai le mal du pays. Norge. J’ai envie de la neige, pas la pluie. Mais ici, c’est bien. Ici, on ne me mettra pas en prison. En Norge, ils me mettent en prison. Je ne veux pas aller en prison. »

Ils dépassèrent le périmètre du jardin. Les granges et les remises se dressaient un peu plus loin, et, à la lumière d’une puissante lampe halogène, le terrain apparaissait délavé, tout de blancs et de gris. La pluie rayait à grands traits le halo lumineux, comme des queues de comètes tombant sur la Terre. Les gardes se tenaient à l’abri.

Skorzeny demanda : « Est-ce que vous pourriez un jour me trahir ? »

Foss s’arrêta. Skorzeny se tourna vers lui, observa les petits mouvements rapides de ses yeux. Foss se balançait d’un pied sur l’autre, raclant de ses semelles la terre meuble et les cailloux.

« Pourquoi vous demandez ça ? »

Skorzeny sourit, lui tapota l’épaule. « Pour rien. Vous êtes un brave homme. Bien sûr que vous ne me trahiriez pas.

— Non, dit Foss en se trémoussant plus fort. J’ai besoin de… »

Il désigna son entrejambe. Skorzeny dit : « Allez-y », et lui tourna le dos.

Un bruit de vêtements froissés, un soupir guttural, puis une giclée sur la terre. Skorzeny sentit l’odeur âcre et fade.

« Est-ce que des hommes sont venus vous voir, pour vous poser des questions ? Sur moi, ou sur certains de nos amis ? »

Le jet se brisa, entrecoupé, comme la respiration de Foss.

« Quels hommes ? »

Tournant la tête, Skorzeny vit le dos de Foss, ses épaules agitées, l’éclaboussement à ses pieds. « Ils vous ont peut-être offert de l’argent.

— Non », dit Foss. Bien qu’il n’eût pas terminé, il se rajusta, de l’urine sur ses gros doigts.

« Ils vous ont peut-être dit, si vous nous racontez, on vous paiera. C’est ce qui s’est passé ? »

Foss ne bougeait pas, mains pendant le long de son corps, doigts mouillés.

Puis il se mit à courir.

Skorzeny le regarda se ruer dans les ténèbres en gémissant, les bras affolés. Il distingua à peine la silhouette d’un garde qui barrait la route du Norvégien et l’envoyait à terre. Foss tomba avec un grognement et se remit debout. Il s’élança à nouveau, mais le garde tira un coup de semonce vers la cime des arbres.

Foss se jeta au sol, les mains sur la tête. Des créatures nocturnes s’agitèrent dans les arbres. Quelque part au fond des dépendances, les chiens de Tiernan aboyèrent.

Le garde attrapa Foss par son col, le releva, puis le ramena à la lumière et à Skorzeny.

Lainé approchait, sa sacoche à la main. Foss ferma les yeux et marmonna une prière à son Dieu, quel qu’il soit.

Skorzeny dit : « Commençons. »

23

Ryan écouta.

Ballotté entre le flux et le reflux de sa conscience pendant un temps incommensurable, il était enfin capable de rester éveillé. Une douleur sourde persistait sous son crâne, brûlante derrière ses yeux, et il sentait encore le froid douceâtre dans sa gorge et ses fosses nasales. Il connaissait les effets du chloroforme, les avait identifiés quand le chiffon était venu s’appliquer sur son nez et sa bouche, mais il n’avait pas pu lutter.

La remontée avait été rude, un combat de chaque instant pour s’extraire du tiède gouffre du sommeil. Quand il réussit à ouvrir les yeux, il ne vit rien. Ses paupières frottaient contre du tissu. Il bougea les poignets. Entravés par des menottes qui firent entendre un cliquetis métallique. Ses chevilles aussi.

Ryan évalua la situation. Il fit rouler ses épaules, sentit le coton de sa chemise contre sa peau. Ses ravisseurs ne lui avaient pas ôté ses vêtements. Il passa en revue tous ses membres, remuant chaque doigt, chaque orteil. Aucune blessure, rien qu’une chaleur sur ses paumes à l’endroit où la peau avait été éraflée en heurtant le bitume.

Il tourna la tête d’un côté et de l’autre, perçut le contact d’un objet dur. Le dossier d’un fauteuil, sûrement. Il remarqua une zone douloureuse à la base de son crâne. Le coup qu’il avait reçu avant de tomber.

Sa langue se déplaçait librement derrière ses dents. Il ouvrit la bouche. Pas de bâillon. Il déglutit. La soif lui desséchait la gorge.

Devrait-il parler ? Il décida de s’abstenir.

Il entendait un sifflement ténu, continu, sur sa gauche. Un souffle d’air lui chauffait l’épaule et la cuisse. Un poêle à gaz, allumé.

De l’eau coulait goutte à goutte, à un rythme régulier, chaque tintement résonnant dans l’espace vide. Il leva le bout de sa chaussure, frappa un coup. Le sol était dur, la pièce, de petite taille, mais haute de plafond.

Il tendit l’oreille. Des voix étouffées dans une autre pièce. Des voix d’hommes, impossible de dire combien ils étaient.

Les voix se turent. Une porte s’ouvrit.

Des pas, deux pieds, qui approchaient sur le ciment.

Un tiraillement dans ses cheveux, le bandeau fut dénoué. La lumière jaillit comme un coup de lance. Il ferma les yeux, tourna la tête.

« Doucement », dit un homme.

Ryan reconnut la voix.

Il entendit le couinement d’un robinet, un jet d’eau. Les pas revinrent.

« Buvez ça. »

Il sentit un objet dur contre ses lèvres, le bord d’une tasse. Il ouvrit la bouche et laissa entrer l’eau, avala, toussa. La douleur dans sa tête se déplaça, migrant depuis la base du crâne pour se loger au sommet.

Les paupières de Ryan se soulevèrent pour ménager à peine une fente. L’homme des toilettes du pub, ses cheveux noirs aplatis et lissés, sans veston ni cravate, les manches de sa chemise remontées. Il rapporta la tasse au lavabo dans le coin. Un autre homme se tenait là, plus petit, trapu, en tenue décontractée. Sa main serrait un pistolet.

« Comment vous sentez-vous ? demanda l’homme des toilettes. Vous avez mal à la tête, hein ? C’est le chloroforme. Je vous prie d’accepter mes excuses. Vous comprenez, j’espère, que c’était le seul moyen de vous transporter ici sans danger. »

Ryan se tordit le cou pour regarder autour de lui. Des murs en parpaings, un sol en ciment, des taches d’huile, une fosse assez profonde pour qu’un homme puisse y entrer debout. D’un côté, un rideau de fer haut et large. De l’autre, un bureau vitré.

« J’imagine que vous voulez savoir où vous êtes, dit l’homme. Évidemment, je ne peux pas vous communiquer l’information exacte, mais c’est un ancien garage. Le propriétaire a fait faillite et nous nous en servons pour l’instant. »

L’homme prit une chaise dans un coin, la plaça en face de Ryan et s’assit. Il passa une jambe sur l’autre, croisa les mains sur ses genoux.

« Qui êtes-vous ? demanda Ryan, la voix rauque.

— Je m’appelle Goren Weiss. Commandant Weiss, figurez-vous, à l’époque où je faisais partie de l’armée.

— Le Mossad ?

— Bien sûr. » Weiss désigna l’homme au pistolet. « Mais mon collègue, le capitaine Remak, est en fait affecté au Aman, la Direction du renseignement militaire. Un peu comme le G2 irlandais, dont je crois que vous êtes membre. Contrairement à moi, son grade signifie réellement quelque chose. »

Le sourire de Weiss, son intonation auraient pu sembler cordiaux, sauf que les poignets de Ryan étaient toujours liés au fauteuil par les menottes.

« Qu’est-ce que vous voulez ?

— Bavarder, c’est tout.

— Et si je n’ai pas envie de bavarder ? »

Weiss leva les mains. « Je vous en prie, ne commençons pas cette conversation sur un mode hostile. Il n’est vraiment pas nécessaire de nous opposer l’un à l’autre, partons plutôt du bon pied. Ne présumez pas que je suis votre ennemi, Albert. Puis-je vous appeler Albert ? »

Ryan bougea ses mains retenues par les menottes. « Difficile de ne pas vous considérer comme un ennemi, vu la situation. »

Weiss haussa les épaules. « Compte tenu de vos fréquentations, je crois que votre jugement pourrait être un peu, disons, altéré.

— Mes fréquentations ne vous regardent pas.

— Il se trouve que si. » Weiss se pencha en avant, les avant-bras sur les genoux. « Nos intérêts professionnels se recoupent.

— De quelle manière ?

— De manières diverses. Premièrement, l’intérêt que nous portons aux ressortissants étrangers qui résident à l’heure actuelle en Irlande. Parmi lesquels Helmut Krauss. Johan Hambro… Dois-je continuer ?

— Non, dit Ryan.

— Et, bien sûr, il y a le colonel Skorzeny. Un homme remarquable, vous en conviendrez. »

Ryan ne répondit pas.

« Remarquable pour plusieurs raisons. Ses innovations militaires, ses formidables exploits durant la guerre — pardon, l’“Urgence”, comme vous dites ici —, et son extraordinaire capacité à influencer les gens qui l’entourent. Mais savez-vous ce que je trouve de plus remarquable chez lui ?

— Non », dit Ryan.

Weiss grimaça un sourire. « Ce que je trouve de plus remarquable chez Otto Skorzeny, c’est qu’il est devenu un putain de fermier qui élève des moutons dans les vertes collines de ce beau pays. » Son sourire s’évanouit. Il leva un doigt. « Mais nous y reviendrons. D’abord, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais parler de Catherine Beauchamp. »

Ryan s’humecta les lèvres. « Elle est morte.

— Je le sais, Albert. Je le sais. Pas plus tard que cet après-midi, je l’ai vue étendue par terre sur le sol de sa maison, avec un joli petit trou dans le palais. Je l’ai trouvée exactement dans l’état où vous l’avez laissée.

— Je ne l’ai pas tuée. Elle s’est suicidée.

— Vraiment ? Je suppose qu’il faudra vous croire sur parole, n’est-ce pas ? Nous vous surveillons, Albert. Pas constamment, une équipe de deux hommes n’y suffirait pas, mais assez pour vous suivre dans vos déplacements. Quand le capitaine Remak vous a vu partir en direction de l’estuaire aujourd’hui, il m’a contacté. Nous avons pensé qu’il valait mieux s’assurer que tout allait bien chez Catherine après votre départ. Je dois dire que ça a été un choc. J’étais bouleversé.

— Bouleversé ? » Ryan ne put retenir un rictus sur ses lèvres. « Vous n’avez pas hésité à tuer trois de ses amis. »

Weiss haussa les sourcils, rit. « Vous voulez dire Krauss et les autres ? Oh non, Albert, vous vous trompez. Nous ne les avons pas tués.

— Je ne vous crois pas.

— Croyez ce que vous voudrez, Albert, mais je vous le dis en toute honnêteté, nous n’avons fait aucun mal à ces hommes. »

Ryan secoua la tête. « Cette femme m’a avoué qu’elle vous faisait passer des informations. L’indic que je cherchais, c’était elle.

— Oui, Catherine travaillait pour nous, elle nous renseignait sur ses associés, mais nous n’avons pas utilisé ces informations pour éliminer qui que ce soit.

— Alors à quoi vous servent-elles ? »

Weiss se leva, mit les mains dans ses poches. « Je vais vous raconter un peu l’histoire de Catherine Beauchamp. Elle était nationaliste. Socialiste. Mais elle ne soutenait pas les nazis. Elle a commis des erreurs de jugement dans sa jeunesse, elle s’est associée avec des gens qu’elle aurait peut-être mieux fait d’éviter, mais elle ne partageait pas les idées des autres membres de la Bezen Perrot. Vous vous êtes entretenu avec elle. Vous avez sûrement vu que c’était une femme sensible et intelligente.

— Elle était terrifiée, dit Ryan. Elle s’est tuée tellement elle avait peur.

— Pas de nous, dit Weiss. Elle reconnaissait le mal qu’elle avait causé. C’est pourquoi quand je l’ai sollicitée, elle a accepté de me parler, de me livrer ce qu’elle savait.

— Elle m’a dit que vous lui aviez montré des photos. Des enfants morts. Vous l’avez manipulée.

— Pensez ce qu’il vous plaira. Moi, je crois lui avoir montré la vérité. Si la vérité est considérée comme une forme de manipulation, alors tant pis.

— Qu’est-ce que vous lui demandiez ? »

Weiss fit les cent pas. « Nous voulions des informations sur Skorzeny. Qui étaient ses amis, avec qui il s’associait, qui lui rendait visite dans sa belle propriété à la campagne. »

Ryan le regarda aller et venir dans la pièce. « Pour le tuer. Lui et les personnes de son entourage. »

Weiss s’immobilisa. « Allons, Albert. Je vous croyais plus intelligent que ça.

— Ce n’est pas nécessaire d’être intelligent pour voir que trois hommes ont été assassinés. »

Weiss se pencha sur Ryan comme un patient maître d’école. « Mais pas par nous. Je vous l’ai déjà dit. Nous ne voulons pas tuer Skorzeny. Mort, il ne nous servirait à rien.

— Alors, quoi ?

— Vous ne trouvez pas étrange qu’un lieutenant-colonel de la SS ait les moyens de vivre comme Skorzeny ? Il est apparemment très riche, n’est-ce pas ? Comment un homme qui s’est évadé de prison il y a moins de quinze ans, ne possédant rien en son nom propre, devient-il multimillionnaire quelques années plus tard ? Comment l’explique-t-on ?

— Je ne sais pas. »

Weiss posa une main sur l’épaule de Ryan. « Vous me semblez quelqu’un de posé et de rationnel, Albert. Je crois que si j’enlève ces menottes à vos poignets et à vos chevilles, vous ne tenterez rien de stupide. Est-ce que je me trompe ? »

Ryan garda le silence.

Weiss sortit des clés de sa poche et libéra un à un les membres de Ryan.

« Allez-y, dit-il. Levez-vous si vous le souhaitez. Dégourdissez-vous les jambes.

Ryan prit appui sur les accoudoirs pour se mettre debout. Ses genoux cédèrent. Weiss le rattrapa en le serrant à bras-le-corps.

« Doucement, mon ami. Tenez-vous à mon épaule. Là… »

Ryan demeura un instant immobile, respirant à pleins poumons, puis se rassit. Weiss l’imita.

« Bien. Nous parlions de l’argent du colonel Skorzeny. On raconte qu’il s’est enrichi à Buenos Aires en créant une cimenterie. Je suis peut-être cynique, mais je n’y crois pas une seule seconde. En grattant un peu, on exhume toutes sortes d’histoires. Nous savons, par exemple, que Martin Bormann a détourné une fortune immense à l’insu de Hitler. En 1945, quand arriva la fin, il semblerait que Bormann n’ait pas réussi à quitter Berlin. Mais l’argent, lui, est parti. Huit cent millions de dollars ont atterri sur le compte bancaire d’Eva Perón, sans parler des lingots d’or et des diamants. Soit un trésor qui représente à lui seul l’économie d’un petit pays. Et à votre avis, qui était là, murmurant des mots doux à Evita ? »

Ryan se rappela les paroles de Catherine Beauchamp. « Skorzeny.

— Exact. Et ça ne s’arrête pas là. Argent liquide, métaux précieux, pierreries, tableaux, sculptures… Tout le butin que ses copains et lui ont réussi à faire sortir clandestinement d’Europe. Compte tenu des fonds auxquels nous savons qu’Otto Skorzeny a accès, on s’étonne qu’il ait un train de vie aussi modeste.

— Que voulez-vous obtenir de lui, alors ?

— C’est l’usage qu’il fait de cet argent qui nous intéresse. Nous ne serions pas si affectés s’il le dilapidait en achetant des chevaux de course, des voitures de sport ou des femmes, comme tout milliardaire moyen à son âge. Mais ce n’est pas ainsi que Skorzeny le dépense. Voyez-vous, à strictement parler, l’argent ne lui appartient pas. Il en est plutôt le gardien. Un administrateur, si vous préférez. Avez-vous entendu parler des réseaux d’exfiltration ?

— Non, dit Ryan.

— La plupart des gens ne sont pas au courant. Alors, voilà. Juste avant la fin de la guerre, certains nazis, comme Skorzeny et Bormann, avaient anticipé la défaite et organisé leur propre fuite. Mais ils savaient que des centaines d’autres ne parviendraient pas à s’échapper. Il leur fallait créer des voies d’évasion, des filières, pour camoufler et faire circuler leurs amis. Les « Ratlines ». Vous vous rappelez comment était l’Europe les premières années après la guerre. Un passeport ne valait pas un kopek. Les frontières ne signifiaient plus rien. Des centaines de milliers de gens, des millions peut-être, avaient été arrachés à leurs foyers et erraient sans savoir vers quoi se diriger, sans aucun moyen de prouver leur nationalité. Skorzeny et les autres ont exploité la situation. Il suffisait de laisser tomber l’uniforme, de passer un vieux pantalon et une chemise, et de s’adresser à un GI. « Salut, je m’appelle Hans, ma ville a été rasée. Où est-ce que je peux aller ? » Le tour est joué, ils sont libres. Sauf qu’après avoir trouvé un endroit où s’installer, ils ont besoin d’argent.

— L’argent de Skorzeny, dit Ryan.

— Tout juste. » Weiss se pencha en avant et tapota Ryan sur la cuisse. « Du moins, l’argent dont il a la garde. Je pourrais vous citer une douzaine d’entreprises allemandes et autrichiennes, de celles qui brassent des millions de dollars sur le marché international, financées par Skorzeny. Des sociétés dont vous avez entendu parler, dont vous achetez les produits. Bien sûr, la mêlée générale ne pouvait pas durer éternellement. Une fois que les frontières ont été rétablies, que les nations européennes ont repris en main la gestion des passeports, alors il a fallu mettre en œuvre ces réseaux, ces filières. Souvent, par le biais de l’Église ou bien d’un fonctionnaire quelconque. Une lettre d’introduction, un peu de liquidités pour ouvrir la voie, pour démarrer une nouvelle vie. Là encore, l’argent de Skorzeny.

« Depuis la fin de la guerre, le trésor d’Otto Skorzeny a permis à des centaines d’assassins de s’échapper. Et ce ne sont pas tous des petits ronds-de-cuir comme Helmut Krauss. Je parle d’Adolf Eichmann, Josef Mengele, les pires ordures qui aient jamais respiré sur cette terre. Vous comprenez maintenant pourquoi je m’intéresse tellement à Otto Skorzeny ? »

Ryan soutint son regard. « Alors, pourquoi ne vous en prenez-vous pas à lui ? À quoi vous a servi d’avoir tué Helmut Krauss ?

— Albert, je vous l’ai déjà dit deux fois, mais je vais vous le répéter. Nous n’avons pas tué Helmut Krauss, Johan Hambro ou Alex Renders. Leur mort nous a causé du tort, d’ailleurs. Skorzeny a eu la frousse. Heureusement que c’est une tête de mule, sinon il aurait pris la poudre d’escampette pour retourner à Madrid auprès de son copain Franco. Et notre mission serait terminée. Un échec.

— Quel est donc le but de votre mission ?

— La filière. »

Ryan sourit. « Il me semble que le plus rapide serait de tuer Skorzeny. »

Weiss fit la grimace. « Vous me décevez, Albert. Si Skorzeny meurt, la responsabilité de l’argent et du réseau sera simplement endossée par quelqu’un d’autre. Non, notre objectif n’est pas de démanteler la filière. Nous voulons en prendre le contrôle. Tenir Skorzeny sous notre coupe, avoir connaissance de chaque personne qui essaie de s’enfuir et de tous ceux qui ont déjà été exfiltrés. Pour la plupart d’entre eux, le menu fretin, nous pouvons fermer les yeux. Mais les gros poissons, nous voulons qu’ils soient jugés. Ou si cela n’est pas possible, qu’ils meurent. Dans un cas comme dans l’autre, nous tenons à ce que justice soit faite.

— Pourquoi Skorzeny vous les livrerait-il ? Vous n’avez rien pour le menacer.

— Oh si, j’ai quelque chose. » Le sourire de Weiss s’élargit jusqu’à paraître radieux. « Skorzeny vit sacrément bien avec ce qu’il prélève sur le trésor pour son propre compte. Ses amis l’ont largement indemnisé et il s’en est fourré pas mal dans les poches aussi en supervisant l’entraînement de mercenaires en Espagne, par exemple. J’ai un ami de la CIA qui a participé à une de ces sessions et, d’après lui, Skorzeny a été grassement payé.

« Mais il est devenu encore plus gourmand. Nous avons mis la main sur certains documents de la Heidegger Bank, une petite institution familiale située tout près de Zurich. Des relevés de compte égarés qui me sont parvenus. Figurez-vous qu’il y a sept ou huit ans, Skorzeny a commencé à détourner un peu de l’argent de ses Kameraden. Jamais de grosses sommes, quelques milliers ici, pris sur des dividendes, cent mille là, soustraits à un dépôt de garantie. Il a rapidement amassé plusieurs millions sur un compte secret dont ses copains ignorent l’existence. Comme on dit chez les mafieux de Las Vegas, il fait de l’écrémage.

— Vous allez le faire chanter ?

— Exactement. Et comme nous avons déjà consacré beaucoup de temps à cette mission, nous ne voulons pas voir nos efforts réduits à néant par une poignée de têtes brûlées qui gardent de vieilles rancunes. Est-ce insensé ?

— Non, dit Ryan.

— Non, assurément. Une bande de voyous s’attaque aux amis de Skorzeny. Skorzeny est inquiet, il implique le gouvernement dans l’affaire, et voilà que vous débarquez. Au beau milieu de tout ça.

— Et qu’est-ce que vous attendez de moi ?

— La même chose que votre ami le ministre de la Justice. Qu’il soit mis fin à cette histoire. »

24

Célestin Lainé savait que Hakon Foss était courageux, mais tout de même, il fut stupéfait devant la résistance du Norvégien.

Dans la grange, les gardes avaient assis Foss contre une vieille table en bois, percée de trous pour permettre le passage des lanières en cuir qui immobilisaient ses poignets, mains à plat. Skorzeny, prenant place en face, lui parla de sa voix la plus douce et la plus calme pendant que Lainé préparait la lampe à souder.

« Soyez honnête, je vous en prie », dit Skorzeny. Il articulait lentement, clairement. « Ce serait préférable pour tout le monde, mais surtout pour vous. Nous pouvons éviter certains désagréments si vous me répondez en toute sincérité. »

Les doigts de Foss tressaillirent sur la table. Il regarda Lainé allumer l’essence contenue dans le petit réservoir.

« Qu’est-ce que vous voulez ? » demanda-t-il.

Lainé laissa la lampe chauffer et commença à disposer ses outils sur la table. Un gros canif, un sécateur aiguisé, un scalpel, des pinces de dentiste.

Les pinces servaient surtout à produire un effet, pour effrayer le sujet pendant l’interrogatoire. Lainé ne les avait utilisées qu’en de rares occasions sur les dents de ses victimes. Il était trop difficile d’immobiliser la tête, en même temps que de maintenir la bouche ouverte, et seules des circonstances extrêmes justifiaient d’avoir recours à une extraction.

Souvent, pour la plus grande déception de Lainé, le sujet donnait l’information demandée dès qu’il voyait les outils et la lampe à souder. L’anticipation de la douleur est une torture bien plus grande que la douleur elle-même. Tous les interrogateurs de talent le savent.

Skorzeny dit : « Je veux savoir à qui vous avez parlé. »

Foss secoua la tête. « Je ne parle à personne. Qui a dit que je parle ? »

Lainé ouvrit la valve de la lampe. La flamme bleue jaillit avec un sifflement puissant. Foss sursauta sur sa chaise et laissa échapper un petit cri aigu. Lainé prit le canif, sortit la lame et l’approcha de la flamme.

« Combien de temps ? demanda Skorzeny.

— Une minute, pas plus », répondit Lainé.

Skorzeny reporta son attention sur Foss. « Une minute. C’est le temps dont vous disposez pour me dire la vérité, Hakon. À qui avez-vous parlé de moi ? »

La peur tordait les traits du Norvégien. « Personne. Je ne parle à personne. Pourquoi vous demandez ça ?

— Parce que je sais que quelqu’un qui est proche de moi m’a trahi. A fait passer des informations à d’autres. Des informations sur moi, sur mes associés. Sur mes amis, Hakon. Vos amis.

— Pas moi, dit Hakon. Je ne parle à personne.

— Si vous n’avez parlé à personne, pourquoi vous êtes-vous enfui alors ? »

À court de réponse, Foss resta la bouche ouverte, les yeux humides de larmes, clignant rapidement des paupières.

« Je vous pose la question une dernière fois. Si vous ne répondez pas en toute sincérité, Célestin vous fera beaucoup souffrir.

— Je ne parle à…

— À qui avez-vous parlé de moi ?

— Personne. Je ne parle à personne. »

Obéissant au signe de tête affirmatif de Skorzeny, Lainé saisit le pouce de Foss. Il écarta la lame rougeoyante de la flamme et se mit au travail.

25

Weiss tendit deux photos à Ryan. La première, granuleuse, était une image en buste d’un homme âgé de vingt-cinq à trente ans, coiffé d’un béret, le col de son uniforme ouvert. Il crispait les mâchoires comme quelqu’un qui est mal à l’aise devant l’objectif. Ryan regarda le deuxième cliché. Une photo de groupe, une douzaine d’hommes en uniforme, l’un d’eux entouré d’un cercle : la même image, agrandie.

« Qui est-ce ? demanda Ryan.

— Le capitaine John Carter, répondit Weiss. Il n’avait pas encore le grade à l’époque où la photo a été prise, mais il était capitaine quand il a quitté l’armée britannique. »

Ryan examina la photo de groupe. Les hommes alignés contre un mur grossier, en manches courtes et pantalon, certains ayant coincé un mouchoir sous leur chapeau pour se protéger le cou du soleil. Leurs bottes étaient couvertes de poussière.

« Special Air Service, dit Weiss, devançant Ryan dans ses pensées. Afrique du Nord. Opérations secrètes, derrière les lignes ennemies. Le sale boulot. »

Ryan contempla à nouveau la photo agrandie de Carter, les traits durs, le regard froid.

« Est-ce qu’il… »

Weiss hocha la tête. « Oui. C’est le chef de la bande de joyeux drilles qui veulent régler le problème nazi en Irlande.

— D’où tenez-vous ça ?

— Un agent d’information sud-africain. Il m’a appris qu’un capitaine du nom de John Carter manifestait une certaine curiosité à l’endroit d’Otto Skorzeny. Carter s’est procuré des armes par le biais d’une source commune en Hollande et a fait savoir qu’il avait un poste à pourvoir dans une petite équipe d’anciens camarades. Il n’a pas précisé la nature du travail, sinon que ce serait hautement intéressant. »

Ryan laissa courir son doigt sur l’image. « C’est sûrement lui.

— Évidemment. Je ne peux pas mettre ma propre mission en péril en sollicitant le Renseignement britannique ou irlandais. D’où la stratégie pour le moins complexe qui a été appliquée pour vous amener ici.

— Vous avez réussi, je suis là. Et maintenant ?

— Maintenant, vous et moi allons chercher le capitaine Carter et ses hommes. Nous continuerons à vous surveiller. Si vous voulez entrer en contact, posez un exemplaire de l’Irish Times sur le tableau de bord de votre voiture quand vous vous garez. Je vous saurais gré de partager vos découvertes. Je ferai de même. Mais juste une chose.

— Quoi ?

— Ne parlez pas de moi à Skorzeny, ni de ce que je vous ai dit. Ne mentionnez pas Carter. Il voudra savoir comment vous avez été informé. S’il soupçonne que vous lui cachez quelque chose, alors, croyez-moi, la conversation que vous aurez avec lui ne sera pas aussi cordiale que celle-ci.

— Et si je refuse de coopérer ? Si je raconte tout à Skorzeny ? »

Weiss se pencha en avant, souriant à nouveau de toutes ses dents. « Alors je vous tuerai, vous et tous ceux que vous aimez. »

26

Foss ne craquait pas.

Même après qu’un deuxième ongle lui fut arraché, il résistait. Il pleurait et gémissait dans sa langue maternelle, les chiens dans la cour lui répondaient par des hurlements. Il se tordait et se débattait au point que les gardes durent le maintenir. Mais il niait toujours.

Deux ongles sautèrent encore. Cris, contorsions, et toujours pas d’aveux.

« Ça ne marche pas, dit Skorzeny. Coupez un doigt. »

Réprimant un sourire, Lainé posa le canif sur la table. Il attrapa le sécateur, coinça l’auriculaire de Foss entre les lames, juste sous la dernière phalange, et serra.

Foss ouvrit la bouche, une plainte stridente monta de sa gorge. Quand les lames butèrent sur l’os, Lainé serra plus fort. Le doigt amputé roula sur la table dans un jaillissement de sang.

Lainé chauffa à nouveau le canif à la flamme de la lampe. Quand la lame rougeoya, il l’appuya sur le moignon sanguinolent, indifférent à l’odeur de la cautérisation.

La tête de Foss bascula en avant, ses épaules s’affaissèrent.

« On l’a perdu ? demanda Skorzeny.

— Je ne sais pas, dit Lainé. Il est costaud, mais il est fatigué. Je vais voir. »

Fouillant dans son sac, il en retira une petite fiole marron. La puanteur de l’ammoniaque le fit grimacer quand il déboucha le flacon et l’approcha du nez de Foss.

Le Norvégien redressa la tête dans un violent sursaut. Il inhala, hoqueta, toussa. Un mince filet de bile, où se mêlaient bière et sauce au fromage, s’écoula de ses lèvres.

Skorzeny se leva et s’écarta de la table, les coins de la bouche abaissés trahissant son dégoût.

« Assez, dit-il. Nous continuerons demain. Donnez-lui la nuit pour réfléchir à son sort. » Il se tourna vers les gardes. « Ne le laissez pas sortir d’ici. S’il tente quoi que ce soit, blessez-le, mais maintenez-le en vie. »

Les gardes répondirent par un signe d’assentiment et Skorzeny se dirigea vers la porte. Lainé le rattrapa dehors.

« Vous êtes sûr que c’est lui ?

— Bien sûr, répliqua Skorzeny. Il s’est pissé dessus et a pris ses jambes à son cou. Il est coupable. Et vous le ferez parler.

— J’essaierai, dit Lainé. Mais il est fort.

— Même l’homme le plus fort a ses limites. Vous les trouverez. Bonne nuit. »

Lainé regarda l’Autrichien partir à grands pas vers la maison, la tête bien droite, les épaules en arrière, son manteau flottant derrière lui. Lainé détestait son arrogance autant qu’il l’admirait.

Il rentra dans la dépendance où les gardes faisaient boire de l’eau à Foss en tenant une tasse devant sa bouche. Le Norvégien releva la tête.

« Célestin, dit-il. S’il vous plaît, Célestin. »

Sans lui prêter attention, Célestin rinça le canif dans le seau d’eau posé par terre. Il frotta la lame contre le bord du récipient pour détacher des fragments de chair brûlée.

« Célestin, aidez-moi. Mon ami… De l’aide… »

Lainé lava le sécateur qui portait le sang de Foss. Il rassembla ses outils et les rangea dans la sacoche en cuir, puis éteignit la flamme de la lampe.

« Aidez-moi, Célestin. Je ne parle à personne. Dites-lui. Célestin. »

Lainé posa la lampe à souder sur une étagère et partit vers la porte, son sac à la main.

« Célestin, s’il vous plaît… »

Quittant la lumière, il s’avança entre les ombres et regagna la maison. La cuisine était plongée dans l’obscurité. Il prit une petite assiette sur l’égouttoir avant de descendre à la cave, d’où il ressortit quelques minutes plus tard, un charmes-chambertin 1950 sous le bras. Il emporta le vin, l’assiette et son sac dans sa petite chambre à l’étage.

Le chiot lui sauta aux mollets quand il entra. L’animal avait souillé un coin de la pièce, mais peu importait, Lainé s’accommoderait de l’odeur jusqu’au lendemain matin. Par terre, sur l’assiette, il posa le reste d’escalope qu’il gardait en réserve depuis le dîner. Le chiot flaira la viande et la lécha.

Lainé ouvrit la bouteille avec le tire-bouchon qu’il rangeait dans le tiroir de sa table de chevet. Peut-être aurait-il dû laisser le vin respirer, mais la soif le tenaillait. Pendant qu’il buvait, il vit que le chiot se débattait avec le morceau de porc, trop gros pour lui.

Il se pencha, prit l’escalope, mordit une bouchée qu’il mâcha. Lorsque la viande fut réduite en une bouillie tiède, il la cracha dans ses doigts et la donna au chiot.

Lainé sourit en voyant l’animal manger.

Il ne pensait pas du tout à Hakon Foss.

27

Ryan regarda l’heure quand il entra dans sa chambre d’hôtel. Une heure et demie du matin. Il ne se déshabilla pas, ôta seulement sa cravate et s’allongea sur le lit.

Après lui avoir de nouveau bandé les yeux, Weiss l’avait reconduit dehors, puis fait asseoir sur le plateau arrière de la camionnette. Le trajet dura au moins quarante minutes, mais Ryan, ballotté par une série ininterrompue de virages, en déduisit que le garage n’était pas très éloigné du centre-ville.

Lorsque la camionnette s’arrêta, le bandeau fut enlevé. Weiss s’accroupit à côté de Ryan.

« Rappelez-vous les termes de notre accord, Albert. Vous m’aidez, je vous aide. »

Ryan ne répondit pas. Il fut déposé dans une petite rue près de Grafton Street, à quelques minutes à pied du Buswells.

Le portier de nuit déverrouilla la porte de l’hôtel. Quand Ryan eut indiqué le numéro de sa chambre, il décrocha la clé du tableau derrière l’accueil et la lui remit.

« Dure soirée ? » demanda le portier.

À présent, étendu dans l’obscurité, Ryan avait des vertiges, un mal de tête lancinant et des nausées qui le prenaient par vagues. Il essaya de ne penser qu’à Celia, mais le sommeil surgissant comme un voleur le saisit par surprise, et il rêva d’enfants morts et de mouches sur leurs lèvres.


Lavé et rasé, mais fatigué — la lumière du jour entrant par la fenêtre l’avait réveillé peu après sept heures —, Ryan arpenta les allées du parc de St Stephen’s Green, tout en réfléchissant. Il repéra un endroit calme, un banc à l’ombre des arbres, d’où on avait vue sur l’étang et les canards.

Weiss lui avait laissé les deux clichés. Il examina à nouveau la photo de groupe : certains de ces hommes faisaient-ils partie de l’équipe du capitaine John Carter ? Il les étudia tour à tour, confiant chaque visage à sa mémoire. Une date était inscrite au dos de la photo : 1944. Carter, et tous les autres avaient dix-neuf ans de plus maintenant.

Il avait tourné et retourné la question dans son esprit toute la matinée. Comment retrouver un homme qui pouvait se cacher n’importe où dans le pays ?

Carter avait mis fin à sa carrière militaire deux ans auparavant, avait dit Weiss. Il avait épousé une femme de Liverpool, avait eu un garçon, mais la mère et le fils étaient morts dans un accident de voiture. Il avait consacré ses vingt dernières années d’activité au Special Air Service, la branche la plus secrète de l’armée britannique. Toute tentative pour remonter sa piste par le biais de son histoire professionnelle serait vaine.

Mais Weiss avait laissé tomber un indice pour Ryan, un fil à dévider. C’était un commentaire qui semblait accessoire, insignifiant, pourtant semé par l’Israélien comme une petite graine dans l’esprit de Ryan. Délibérément, il le savait. Lorsqu’il se rendrait chez Otto Skorzeny ce soir, il verrait bien si le fil le conduisait à la destination qu’il imaginait.

« Albert. »

La voix de Celia le fit sursauter, d’abord de peur, puis par le plaisir qu’elle alluma en lui. Levant les yeux, il la vit approcher du côté ouest du parc, portant une tenue qui, sur toute autre femme, aurait pu paraître stricte. Elle travaillait dans un bureau non loin, en attendant un nouveau poste à l’étranger.

Ryan rangea les photos dans sa poche et se mit debout. Celia se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue. Elle se maintint en équilibre en posant une main chaude et délicate sur son bras.

« Vous aviez l’air affreusement songeur, dit-elle.

— Ah bon ?

— À quoi pensiez-vous ? »

Ryan sourit. « À vous. »

Celia rougit.


Elle commanda des œufs Benedict. Quand le garçon répondit que le service de petit déjeuner de l’hôtel Shelbourne se terminait à dix heures, Celia fit une moue dépitée.

Le garçon se laissa attendrir. « Je vais voir ce que je peux faire, dit-il. Et pour vous, monsieur ? »

Ryan choisit le saumon et le serveur tourna les talons.

Elle but une petite gorgée de son gin tonic. Il avala une lampée de bière.

Celia demanda : « Vraiment, à quoi pensiez-vous dans le parc ?

— À rien de particulier, répondit-il. À mon boulot.

— Vous aviez l’air troublé. »

Ryan fut incapable de soutenir son regard. Il s’absorba dans la contemplation de la nappe en tissu.

« Dites-moi, insista-t-elle.

— Je n’aime pas le travail que je fais. »

Elle rit. « Personne n’aime son travail. Sauf moi, mais je suis une exception. Tout le monde déteste se lever le matin pour aller au turbin.

— Ce n’est pas ce que je veux dire… Je ne peux pas en parler.

— Même pas à moi ?

— La mission qu’on m’a confiée. Ce n’est pas bien.

— Comment ça ?

— Je ne peux pas en dire plus. »

Elle posa une main sur la sienne. Ses doigts étaient si minces qu’ils semblaient fragiles, cassables. Il tourna sa propre main, paume vers le haut, et leurs doigts se mêlèrent.

« S’il s’agit de servir votre pays, comment ne serait-ce pas bien ? » demanda-t-elle.

Ryan la regarda dans les yeux. « Vous n’êtes pas si naïve.

— Non, sans doute pas. Si vraiment ce travail vous est insupportable, alors dites non. Refusez de le faire.

— Je n’ai pas le choix. Plus maintenant. C’est allé trop loin.

— Albert, cessez de parler par devinettes. »

Il lui caressa les ongles de son pouce, sentit la douceur des surfaces polies, les bords finement limés.

« Hier, une femme s’est suicidée sous mes yeux. »

Les doigts de Celia l’abandonnèrent, ses mains disparurent à nouveau sous la table. Elle s’appuya en arrière contre le dossier de sa chaise.

« Où ?

— Après Swords, dit Ryan. Chez elle. Elle s’est tuée parce qu’elle avait peur.

— Peur de qui ? De vous ?

— J’essaie de penser que non. Pas de moi, mais des gens pour qui je travaille. Et puis je me dis que si je travaille pour eux, je suis dans le même sac. »

Celia secoua la tête. Elle gardait les yeux posés sur lui, mais son regard était ailleurs. « Non. Ce n’est pas vrai. Nous faisons des choses pour d’autres personnes. Cela ne signifie pas que nous aimons les faire, ni que nous sommes comme ces personnes. »

Ryan vit qu’elle se retirait en elle-même. « Même si nous savons que ce n’est pas bien ? »

Celia détourna les yeux, regarda vers la cuisine. « Où est donc notre déjeuner ?

— Nous venons à peine de commander. Qu’y a-t-il ? »

Elle lui consacra à nouveau son attention. « Rien. Albert, je ne pourrai pas venir au dîner ce soir. »

Ryan sentit quelque chose s’effondrer en lui. « Pourquoi ?

— Mrs. Highland veut que je l’aide dans la maison. Je le lui ai promis.

— Quand l’avez-vous promis ?

— La semaine dernière. J’avais oublié. Je regrette.

— Tant pis. On pourrait peut-être faire autre chose demain soir.

— Peut-être », dit-elle en esquissant un sourire.

28

Skorzeny était attablé, seul, dans la salle à manger, quand il entendit le téléphone sonner, puis Esteban frapper discrètement à la porte.

« Entrez, dit-il.

— C’est miss Hume », annonça Esteban. Il prononçait joume.

Skorzeny s’essuya la bouche avec une serviette et suivit le domestique dans le vestibule où le téléphone était décroché sur une table. Il prit le combiné. Il entendait les bruits d’une rue en arrière-fond.

« Miss Hume ?

— Il faut que je vous parle. »

La voix de la jeune femme résonnait à son oreille.

« Allez-y.

— Je ne souhaite pas poursuivre la mission que vous m’avez confiée.

— Pourquoi ?

— J’ai déjeuné avec Albert Ryan aujourd’hui. Il m’a raconté que quelqu’un était mort à cause de ce qu’il fait pour vous. Je ne veux pas participer à ça. »

Skorzeny s’assit sur la chaise à côté de la table du téléphone. « Qui est mort ?

— Une femme. Près de Swords, a-t-il dit. Elle s’est suicidée. »

Skorzeny revit le beau visage de Catherine Beauchamp, ses traits fins, l’intelligence sans complaisance dans ses yeux.

« Que vous a dit d’autre le lieutenant Ryan ?

— Rien. Seulement qu’il n’aime pas ce travail qu’il fait pour vous. Il pense que ce n’est pas bien.

— Le lieutenant Ryan se trompe. Il protège des gens par son action. Il sauve des vies. Peut-être pourriez-vous le lui rappeler.

— Non. Je ne le reverrai pas.

— Vous êtes obligée. Il y a le dîner ce soir.

— Je lui ai dit que je ne pourrai pas venir. »

Skorzeny répondit d’une voix posée : « C’était stupide.

— Si j’ai accepté cette mission, c’est uniquement parce que Mr. Waugh me l’a demandé à titre de faveur. Je suis déjà allée dîner ou boire un verre avec des hommes pour obtenir des renseignements sur eux. Mais c’étaient des diplomates ou des hommes d’affaires, ils ne parlaient que de négociations et de contrats. Là, c’est différent. Je ne veux pas être mêlée à ça.

— Ma chère, vous y êtes mêlée que vous le vouliez ou non. Vous obéirez aux ordres que vous avez reçus.

— Non. Vous allez devoir trouver quelqu’un…

— Jeune demoiselle, vous ne comprenez pas. Vous accompagnerez le lieutenant Ryan chez moi ce soir. Vous continuerez à le voir et à me rendre compte de vos conversations avec lui. Suis-je assez clair ?

— Vous n’êtes pas mon employeur. Vous n’avez pas le droit de…

— De quel droit ai-je besoin, à votre avis ? De quelle autorisation ?

— Vous ne pouvez pas…

— Si, je peux. À présent, écoutez-moi bien. Vous vous conformerez à mes instructions, sinon il y aura de graves conséquences. »

Elle marqua une pause. « Quel genre de conséquences ?

— Tous les genres que vous pouvez imaginer. »

Encore un silence. « Vous me menacez ? demanda-t-elle.

— Oui. »

Il y eut un déclic. Puis plus rien.

Skorzeny se leva, raccrocha le téléphone et prit conscience d’une présence au-dessus de lui. Il se retourna. Lainé le regardait, assis dans l’escalier. Le chiot se tortillait sur ses genoux pendant qu’il lui grattait le ventre.

« Des ennuis ? » demanda Lainé.

Skorzeny s’approcha du pied des marches. « Non, aucun ennui. Mais une nouvelle dont vous devriez être informé. La fille que j’ai placée avec Ryan… Il lui a dit qu’une femme s’était suicidée sous ses yeux. Une femme près de Swords. »

Les doigts de Lainé cessèrent de gratter. « Catherine ?

— Je pense, oui. »

Lainé se leva, serrant le chiot contre sa poitrine, et se détourna.

Skorzeny dit : « Ryan devait la soupçonner d’être l’indic.

— Non. » Lainé secoua la tête. « Pas Catherine.

— Foss continue à nier. Il est possible que je me sois trompé. »

Lainé jeta un regard par-dessus son épaule. « Non. C’est Foss. Il parlera. Je le ferai avouer. »

Le Breton grimpa l’escalier et disparut.

29

Ryan dormit profondément, des plongées dans le noir entrecoupées de rêves décousus et sanglants. Le téléphone le tira brutalement du sommeil, et, avec le retour soudain de la conscience, afflua une vague de nausées. Il roula sur le lit, souleva le combiné.

« Allô ?

— Un appel d’une certaine miss Hume. Dois-je vous la passer ? »

Ryan se mit sur son séant, se frotta le visage, sa barbe rugueuse au contact de sa paume. « Oui.

— Albert ? dit-elle.

— Celia. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— J’ai réfléchi, dit-elle, la voix un peu tremblante. J’aimerais beaucoup vous accompagner au dîner de ce soir. »

La joie étreignit le cœur de Ryan.


Dans la voiture, Celia tint la carte sur ses genoux pour le guider. La conversation se limita à un maigre échange centré essentiellement sur la route à suivre. Alors qu’ils traversaient Naas, Ryan lui demanda si tout allait bien.

Elle se tourna vers lui avec un sourire poli et guindé. « Oui, très bien », répondit-elle.

Il ne la crut pas.

« Il n’est pas trop tard pour faire demi-tour, dit-il. Je peux vous ramener à Dublin. »

Celia baissa les yeux sur la carte. « Non. Je veux y aller. Vraiment.

— Si vous êtes sûre…

— Oui. »

Le temps et un silence pesant s’abattirent sur eux. Enfin, elle reprit la parole.

« On arrive, je crois. » Tenant la carte d’une main, elle désigna un virage qui approchait et un mur de pierre. Un portail apparut. « C’est là. »

Ryan ralentit et engagea la Vauxhall entre les montants du portail. Deux hommes aux épaules carrées lui barrèrent la voie. La voiture pila.

L’un des hommes s’avança côté conducteur. Ryan baissa la vitre.

« Vos noms », dit le garde avec un accent prononcé.

Ryan répondit. L’homme fit un signe de tête à son collègue, qui recula. Ryan passa la première vitesse et franchit l’entrée, puis remonta une longue allée plantée d’arbres. En retrait, dans l’ombre, un autre garde surveillait la voiture sans faire le moindre effort pour dissimuler son arme.

Du coin de l’œil, Ryan vit Celia tourner la tête en direction du garde posté entre les arbres. Elle porta les doigts de sa main gauche à ses lèvres et serra son poing droit sur ses genoux.

Ryan eut soudain la certitude qu’il n’aurait pas dû l’amener ici. Il s’efforça de chasser ce sentiment et de n’y voir qu’une ridicule manifestation de son esprit agité, mais malgré lui, il avait le ventre noué.

La maison se dressait devant eux, avec ses toits en pente, ses fenêtres en plein cintre, les jardins tout autour. D’autres voitures étaient rangées à côté de la Mercedes de Skorzeny. Deux Rover, une Jaguar, une Bentley. Ryan gara la Vauxhall près de ces véhicules qui la faisaient paraître toute petite.

Il sortit, ouvrit la portière de Celia et lui donna le bras pour gagner la maison. Un jeune domestique à la peau olivâtre les attendait sur le seuil de la porte ouverte. Il prit le manteau de Celia et les conduisit au salon.

Les quatre couples présents dans la pièce, tous avec un verre à la main, se retournèrent pour les regarder entrer. Ryan reconnut les hommes. L’un était un avocat très en vue, le deuxième, un fonctionnaire haut placé au ministère des Finances, le troisième, le propriétaire d’un grand magasin. Enfin, fixant sur Ryan son œil de rapace, il y avait Charles J. Haughey avec la fille qui l’accompagnait au restaurant, la fille qui n’était pas son épouse. En fait, aucun des hommes ici ne s’accordait en âge avec sa partenaire. Les yeux des femmes braqués sur Celia luisaient comme des poignards.

Celia parut se liquéfier devant cet accueil et rentra imperceptiblement le cou dans les épaules. Elle serra fort le bras de Ryan en rendant à chacun son sourire.

« Voilà notre homme », dit Haughey.

Ryan hocha la tête. « Bonsoir, monsieur le ministre. »

Traversant le salon, le politicien toisa Ryan de la tête aux pieds en examinant sa tenue de son regard affûté.

Haughey s’éclaircit la gorge, cligna de l’œil et déclara : « Jolie cravate. »


Ils étaient assis autour de la table quand Skorzeny parut. Ryan et Celia imitèrent les autres qui se levaient. L’Autrichien fit le tour de la pièce, échangea des poignées de mains, accepta les chastes baisers déposés sur sa joue balafrée. De tous, Haughey fut le plus expansif, secouant vigoureusement la main de Skorzeny et lui assénant de grandes claques sur l’épaule.

Ryan ne dit rien, demeura impassible quand Skorzeny lui broya les doigts. L’Autrichien se pencha vers Celia, lui offrit sa joue. Elle ferma les yeux, s’exécuta, laissa une pâle trace de rouge à lèvres sur la cicatrice. Ryan vit une ombre passer sur son visage, peur ou dégoût, il n’aurait su se prononcer.

Skorzeny alla au bout de la table. Il prit appui des deux mains sur le dossier de sa chaise.

« Bienvenue, mes amis, dit-il. Vous êtes ici chez vous. Je vous offre l’hospitalité comme votre noble pays me l’a prodiguée. Asseyez-vous, je vous en prie. Mangez. Amusez-vous. »

Les invités reprirent place, laissant libre cours aux rires et à la bonne humeur.

Ryan tourna son attention vers Celia, surprit une larme qui lui échappait. Elle la rattrapa aussitôt et l’essuya sur sa joue, si vite qu’il douta presque de l’avoir vue.

30

Assis au bord du lit, un plateau sur les genoux, Célestin Lainé mangeait du faisan rôti accompagné de légumes dans une sauce au vin rouge. Esteban avait aussi monté une bouteille de vin, un château pontet-canet 1960, ainsi qu’un message de Skorzeny priant Lainé de rester dans sa chambre pendant toute la soirée.

Le chiot s’agitait à ses pieds, posant parfois les pattes avant sur ses tibias pour flairer le plateau. Lainé prenait de temps en temps un morceau de viande, le plongeait dans la sauce et le lui tendait. L’animal avait déjà appris à s’asseoir en attendant sa gâterie.

Lainé essayait de ne pas penser à Catherine Beauchamp ou à la peur qui l’avait poussée au suicide. De ne pas penser à la dernière fois qu’il l’avait vue, lorsqu’ils s’étaient retrouvés dans un petit bar de Skerries, juste au-dessus du port.

Elle avait le visage amaigri, les traits creusés par la fatigue. Ils avaient bu la pisse qui tenait lieu de café en Irlande et parlé de chez eux, où ils ne pourraient plus jamais retourner.

Des bateaux de pêche étaient couchés sur le sable au-delà de la digue. Le vent projetait des embruns et de la pluie contre les vitres, des courants d’air froid s’insinuaient entre les tables et les chaises. Lainé avait les chevilles glacées malgré le feu de tourbe qui rougeoyait dans un coin de la pièce.

Leur amour était mort des années auparavant, quand elle avait ouvert son cœur à des sentiments plus doux et tourné le dos aux actions qu’ils menaient ensemble. Elle le détestait maintenant, c’était probable, mais ils continuaient à se voir pour parler dans la langue de leur terre, pour écouter cette mélodie, ce rythme que ni l’un ni l’autre n’avait plus jamais l’occasion d’entendre, hormis entre les murs de leurs esprits.

« Tu dors, la nuit ? » avait demandé Catherine.

Lainé avait haussé les épaules. « Ça dépend où je suis. Dans un bon lit, je dors comme un bébé.

— Moi, non. » Elle avait pris deux cigarettes dans le paquet de Gitanes posé sur la table, lui en avait offert une qu’il avait acceptée. « Si j’arrive à garder les yeux fermés deux heures, j’ai de la chance.

— Tu n’as rien fait de mal. Il n’y a aucune raison que tu perdes le sommeil à cause des péchés des autres. »

Elle avait souri. « Tu vois, c’est là que nous pensons différemment. Pour toi, ce que les nazis ont fait n’avait rien à voir avec nous. Mais c’est faux. Quand tu as pris les armes à leur côté, tu es passé dans leur camp. Moi aussi.

— Non. On avait un ennemi commun. L’oppresseur français. Ça ne fait pas de moi un assassin de Juifs.

— Tu aurais assassiné n’importe qui s’ils te l’avaient demandé. Juifs, Français, femmes, enfants. »

Lainé avait souri. « Si tu me méprises tant que ça, pourquoi tu continues à me voir ?

— Je n’ai personne d’autre avec qui parler ma langue. »

Lainé croyait qu’il l’aimait autrefois et il le croyait encore. Assis sur ce lit maintenant, il regarda les gouttes d’eau qui tombaient sur le plateau et dans son assiette, un long moment, avant de comprendre que c’étaient ses larmes. Il renifla et les essuya.

L’appétit coupé, il écarta le plateau et but une gorgée de vin à la bouteille. Il prit le chiot sur ses genoux, le tourna sur le dos, gratta le petit ventre rose.

Il entendait les rires des invités en bas. Des bourgeois, aurait décrété Catherine. Et elle aurait eu raison. Politiciens, bureaucrates, hommes d’affaires. Des gens nantis et influents. Tandis que Lainé était confiné dans sa petite chambre comme un enfant difforme que ses parents ne montrent pas à leurs voisins.

Et Ryan. Lui qui la veille avait vu Catherine Beauchamp mourir, il était assis là, maintenant, à manger du faisan et à boire du bon vin avec Skorzeny et les autres.

Avant la fin de la soirée, décida Lainé, il aurait une petite conversation en tête à tête avec le lieutenant Albert Ryan.

31

Un Rote Grütze fut servi en dessert, accompagné de crème à la vanille. Le gruau aux fruits rouges laissait une pointe d’acidité et d’amertume sur la langue.

Skorzeny captiva les invités avec le récit de ses audacieuses et dangereuses péripéties. Il raconta comment, au cours de l’opération Greif, il prit le commandement de la Panzer-Brigade 150, conduisit des hommes ayant revêtu l’uniforme américain derrière les lignes ennemies et répandit de fausses rumeurs selon lesquelles l’objectif de l’offensive était de capturer Eisenhower et son état-major. Il conclut en évoquant la frustration du général, qui se vit imposer de ne pas sortir durant les fêtes de Noël 1944, ce qui déclencha une hilarité complaisante autour de la table.

Ni le lieutenant Ryan ni sa compagne ne rirent avec les autres. La jeune femme consentit un sourire poli, mais rien de plus, et Ryan n’y parvint même pas.

Skorzeny le dévisagea fixement. « Eh bien, lieutenant, le récit de mes exploits ne vous amuse-t-il pas ? Peut-être avez-vous vos propres histoires à raconter. »

Haughey renchérit. « Allez, mon gars. À quoi avez-vous participé ? »

Ryan regarda tour à tour le ministre et Skorzeny. « Je n’aime pas parler de ce que j’ai fait pendant mon service. »

Haughey accueillit cette réponse avec son sourire de lézard. « Votre service pour les Anglais. »

Les hommes gloussèrent. Ryan ne dit rien. La jeune Celia rougit, prise d’une chaleur qui embrasa sa peau translucide jusqu’au fond de son décolleté.

« Monsieur le ministre, dit Skorzeny, nous ne combattons pas toujours pour notre nation de naissance. Ce n’est pas forcément là que réside notre cœur. Je suis bien autrichien, moi, comme l’était le Führer. Pourtant, j’ai pris part à l’Anschluss. J’ai donné mon pays aux Allemands, parce que dans mon cœur, je suis allemand.

— C’est votre cas, Ryan ? demanda Haughey. Dans votre cœur, vous êtes anglais ? »

Celia se raidit au bruit de la cuillère que Ryan laissa bruyamment retomber dans la soucoupe. « Non, monsieur le ministre. Je ne suis pas moins irlandais que vous.

— Et vous, monsieur le ministre ? »

Le sourire de Haughey vacilla tandis qu’il se tournait vers Skorzeny.

« Si nous avions envahi l’Irlande, auriez-vous résisté ? Ou nous auriez-vous accueillis comme l’IRA promettait de le faire ? L’ennemi de la Grande-Bretagne aurait-il été votre ami ? »

Haughey brandit un doigt volontaire. « J’aurais combattu dans un seul camp : celui de l’Irlande.

— Pourtant, on raconte encore que vous avez marché sur Trinity College le 8 mai, à la tête d’un rassemblement d’hommes qui portaient des croix gammées et ont brûlé l’Union Jack. »

Le visage de Haughey s’empourpra. « Voilà un mensonge qui n’a que trop duré. Je n’ai pas vu une seule croix gammée ce jour-là. Du moins, s’il y en avait aux mains de quelques butors, moi, je n’en ai touché aucune, je peux vous l’assurer. Ces salauds de huguenots agitaient un Union Jack sur le toit de Trinity. Une bande d’orangistes[6] avec un coup dans le nez et un sacré culot. Et après, ils ont osé foutre le feu à un tricolore irlandais. Du coup, j’ai fait pareil avec un Union Jack, oui, c’est vrai, juste pour leur montrer qu’on ne peut pas manquer de respect à notre drapeau, pas sous le nez de Charlie Haughey.

— Ces salauds de huguenots ? répéta Skorzeny. Vous voulez dire des protestants ? »

Haughey hocha la tête, les joues échauffées par la colère. « Exactement. Des protestants, des connards d’orangistes, tous les mêmes.

— Comme le lieutenant Ryan, ici ? »

Haughey pâlit, jeta un coup d’œil à Ryan, puis s’éclaircit la gorge. « Non, j’imagine qu’on ne peut pas mettre tout le monde dans le même sac. Ce ne serait pas juste. Désolé, Ryan.

— Il n’y a pas de mal, monsieur le ministre », dit Ryan, le regard dur.

Pendant qu’Esteban et Frau Tiernan commençaient à débarrasser, Skorzeny observa Haughey. Le politicien saisit un verre et but, ravalant sa colère avec le vin. Il songea à le provoquer encore, mais s’abstint.


Les invités passèrent au salon où le café était servi avec un verre de brandy. Dans le vestibule, Ryan s’approcha de Skorzeny.

« J’espérais avoir un entretien avec Célestin Lainé ce soir.

— Pas pour l’instant, répondit Skorzeny.

— Il est toujours chez vous, n’est-ce pas ? Je n’ai pas encore eu l’occasion de lui parler seul à seul.

— Oui, il est ici, mais vous ne pouvez pas le voir. Je lui ai demandé de rester dans sa chambre pendant que je recevais mes invités. Peut-être tout à l’heure. »

Skorzeny entraîna Ryan vers le salon. Dans la pièce emplie de la fumée des cigares et de l’arôme du café, les invités jouaient le rôle qu’on attendait d’eux. Les hommes racontaient des plaisanteries salaces, les femmes échangeaient de menus potins et comparaient leurs robes.

Skorzeny n’aurait su dire combien de temps s’était écoulé lorsqu’il remarqua que Ryan et sa compagne avaient disparu.

32

Celia était partie la première, se glissant sans un mot par une porte-fenêtre ouverte. Ryan la trouva debout dans l’obscurité sous l’auvent du toit, toute frissonnante.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi vous êtes-vous éclipsée ? »

Il distingua son sourire diaphane dans l’ombre bleutée. « La pièce était trop enfumée pour moi. J’avais besoin de prendre un peu l’air.

— Vous n’avez pas envie d’être ici, n’est-ce pas ? Je l’ai entendu à votre voix quand vous avez appelé. Je l’ai vu à votre attitude dans la voiture. Dites-moi ce qui vous arrive.

— Rien », dit-elle, mais sa réponse sortit dans un sanglot. Elle plaqua une main sur sa bouche pour que plus rien ne s’en échappe.

Ryan se tenait les bras ballants, maladroit, ne sachant que faire, un enfant dans un monde d’hommes. Puis il lui mit les mains sur les épaules et les serra.

« Dites-moi. »

Il la sentit trembler.

Elle renifla en contenant ses larmes. « Je ne peux pas.

— Pourquoi ?

— J’ai peur. »

Il passa les bras autour d’elle, l’attira à lui. Il sentait son souffle tiède sur sa gorge.

« Vous n’avez pas à avoir peur. Pas si je suis là. »

Elle dit : « Oh, mon Dieu », et pressa son front contre son cou. Il percevait les mouvements et la chaleur de ses paupières, les cils qui palpitaient, l’humidité.

« Je vous en prie, dites-moi. »

Celia releva la tête, renifla. Ses épaules se raidirent entre les bras de Ryan.

« Il m’a envoyée à vous, dit-elle.

— Qui ? demanda Ryan, bien qu’il connût déjà la réponse. Skorzeny.

— Il voulait que je devienne votre amie, que je parle avec vous, que je lui répète vos paroles et ce que vous pensiez de votre travail, pour s’assurer qu’il pouvait vous faire confiance. »

Ryan laissa retomber les mains qu’il posait sur elle. Il fit un pas en arrière. Son cœur battait à tout rompre. Il s’appuya contre le mur pour garder son équilibre.

« Je suis désolée. » Elle trouva un mouchoir en papier et essuya les traces de mascara sur ses joues. « Je vous en prie, ne lui dites pas que je vous l’ai raconté. Il me…

— Il vous quoi ?

— Je ne sais pas. Il n’a pas précisé. »

Ryan fut pris dans une tempête qui le ravageait en plein cœur. « Il vous a menacée ? »

Elle se détourna, comme honteuse. « Oui. Je crois. Je ne suis pas sûre… Mais oui. Ce n’était jamais comme ça, avant. Quand j’étais à l’étranger, on me demandait parfois de dîner avec un diplomate ou un homme d’affaires. Je devais les faire parler, me montrer impressionnée et essayer de leur soutirer une information. Mais rien comme ceci. Rien de dangereux. Je ne suis pas à ma place ici. Est-ce qu’on peut s’en aller ? »

Ryan la prit dans ses bras à nouveau. « Oui, bien sûr. Nous allons partir tout de suite. Et ne vous inquiétez pas, je ne dirai rien. Je ne permettrai pas qu’il vous arrive quoi que ce soit. »

Il l’entraîna vers les portes-fenêtres, les rires et la fumée à l’intérieur.

Skorzeny se dressa soudain devant eux.

« Alors, les tourtereaux ? On se cache ?

— Celia avait besoin de prendre l’air », dit Ryan, un bras passé autour de la taille de la jeune femme pour la tenir tout contre lui.

Skorzeny détailla Celia de la tête aux pieds, laissant son regard s’attarder de manière inconvenante. « Vous ne vous sentez pas bien, ma chère ? »

Elle lui sourit faiblement. « Ce que j’ai mangé m’incommode un peu, je crois. Et la fumée… »

Skorzeny hocha la tête, l’œil méfiant. « Je vois. Je vais demander à Esteban de vous apporter de l’eau.

— En fait, dit Ryan, je m’apprêtais à ramener Celia chez elle. Merci de votre hospitalité, en tout cas.

— Vous voulez partir ? Maintenant ? Certainement pas. Avez-vous oublié, lieutenant Ryan ?

— Oublié quoi ? »

Skorzeny sourit.

33

La table de la salle à manger avait été poussée contre un mur, le tapis roulé afin de dégager le parquet en bois poli. Plusieurs armes d’escrime étaient posées sur la table ainsi que deux vestes, l’une blanche, l’autre noire. Les chaises avaient été alignées contre le mur opposé. Les hommes et les femmes prirent place, chacun tenant son verre à la main.

« Vous plaisantez », dit Ryan.

Skorzeny souriait de toutes ses dents, les yeux étincelants. « Absolument pas. Épée ou sabre ? Le fleuret, c’est pour les femmes et les petits garçons. »

Debout dans un coin, Celia se rongeait un ongle.

Ryan sentit les regards peser sur lui. « Ni l’un ni l’autre. Je ne veux pas me battre. »

Haughey rit. « Qu’est-ce qui vous arrive, Ryan ? Vous n’avez plus la niaque ? »

Ryan le dévisagea sans ciller. « Vous voulez prendre ma place ? »

Haughey faillit avaler son brandy de travers et s’esclaffa bruyamment. « Sans blague, mon gars, est-ce que j’ai l’air d’un combattant ?

— Non, monsieur le ministre. Pas du tout. »

Le sourire de Haughey perdit son éclat. Il plissa les yeux de colère.

« Choisissez, dit Skorzeny. Épée ou sabre ? »

Ryan regarda les lames alignées sur la table. Poignées françaises pour les deux sabres, poignées orthopédiques pour les épées. Il en prit une de chaque afin de soupeser leur poids, leur équilibre. Les épées étaient des armes anciennes, avec de larges gardes en coquille et des pointes d’arrêt à trois branches au lieu des boutons modernes qui permettent de tenir un score électronique.

« Épée », dit-il.

Skorzeny se saisit de la veste noire, la couleur du maître. « Parfait. En cinq touches. D’accord ?

— D’accord. » Ryan attrapa la veste blanche. « Où sont les masques ?

— Pas de masques. » Skorzeny empoigna l’autre épée. « Nous ne sommes pas des enfants. »

Ryan glissa les bras dans les manches en épais coton et noua les lanières sur le côté, serrant fort pour ajuster le vêtement. Il passa la sangle entre ses jambes et l’attacha derrière son dos.

Skorzeny alla se placer à une extrémité de la piste. La veste moulait son torse puissant, il tenait son épée bien en main. « Monsieur le ministre, vous compterez les points.

— N’en doutez pas », dit Haughey.

Ryan prit position face à Skorzeny. Ils se mirent en garde, épées pointées, jambes fléchies, pieds perpendiculaires.

Le silence tomba dans la pièce.

Skorzeny fit un signe de tête. Ryan répondit de même.

Ils commencèrent, avec de petits mouvements, les pointes des épées tournant l’une autour de l’autre. Skorzeny avança, testant les réflexes de Ryan par des feintes menaçantes. Ryan attaqua aussi, en position fendue, mais l’Autrichien détourna le fer, et, ripostant aussitôt, porta une botte qui atteignit son adversaire à la hanche. Ryan sentit les pointes accrocher sa veste et traverser l’épais tissu.

« Touché », dit-il.

Ils se remirent en position.

« Cinquante sur le colonel Skorzeny, lança Haughey.

— Pari tenu », dit l’homme du ministère des Finances.

Skorzeny mena une série d’actions offensives, attaquant au fer et parant tour à tour, jusqu’au moment où Ryan, après avoir enveloppé sa lame d’un mouvement circulaire, le piqua à la poitrine.

« Touché, dit Skorzeny.

— Cent sur Ryan », dit le propriétaire du grand magasin.

Cette fois, Ryan prit le dessus. Il mit Skorzeny en défense, le contraignant à la parade, puis s’engouffra dans une brèche et toucha son épaule de la pointe de sa lame.

Les yeux de Skorzeny s’assombrirent. « Touché. »

Il revint en force, enchaînant des feintes que Ryan bloquait sans pouvoir riposter. Enfin, après avoir abaissé le fer adverse d’un violent battement, Skorzeny se fendit et toucha Ryan sur la face interne de la cuisse. L’Irlandais poussa un cri quand les tiges acérées transpercèrent son pantalon.

Skorzeny recula d’un pas. « Touché, je suppose ?

— Oui », dit Ryan.

Une chaleur lui coulait le long de la cuisse. Il se mit en position, attendit que Skorzeny se replace, puis avança. Skorzeny para toutes les attaques, cinq successivement, puis riposta en visant le flanc de Ryan, mais celui-ci fit un pas de côté et lui porta un coup sous le bras.

« Touché », dit Skorzeny.

Ce fut au tour de Ryan de reculer. Skorzeny ne relâchait pas l’offensive et ne lui laissait aucune occasion de composer une attaque. Ryan se planta fermement sur ses jambes pour obliger l’adversaire à s’approcher. Il reçut l’avant-bras de Skorzeny en pleine poitrine et vacilla. Avant qu’il n’ait le temps de se ressaisir, Skorzeny lui piquait l’épée au milieu du ventre en tordant la lame.

Les pointes déchirèrent la peau sous le coton. Ryan bloqua sa respiration et serra les dents. « Touché.

— Dites donc, fit Haughey en se levant. C’est permis, ça ?

— À l’épée, le contact corporel est autorisé. » Skorzeny sourit. « Trois points chacun, je crois.

— Exact », dit Haughey en se rasseyant.

Ryan se tourna vers Celia. Elle évita son regard.

Dans l’assaut suivant, l’Autrichien porta une botte basse, projetant sa lourde masse vers l’avant pour donner de la puissance à l’attaque. Ryan esquiva. Quand la lame adverse le suivit, il pivota et frappa Skorzeny à la poitrine.

« Schwein ! Touché. »

Skorzeny se frotta à l’endroit atteint.

« Quatre points pour Ryan, dit Haughey. Encore un, et il gagne. »

Skorzeny fusilla le ministre du regard, puis se remit en position.

Chacun des tireurs s’avança prudemment. Les fers entrèrent en contact, puis Skorzeny baissa le sien en entraînant celui de Ryan. Il tenta ensuite une fente, mais Ryan était prêt. Il bloqua la lame et riposta en se fendant à son tour, mais manqua la cible. Skorzeny attaqua.

Ryan sentit une pression, puis une chaleur derrière l’oreille.

Les femmes retinrent leur souffle. Les hommes lâchèrent un juron.

Celia dit : « Oh, Albert. »

Skorzeny sourit et recula.

Ryan se tâta le cou de la main gauche, perçut la substance poisseuse, la douleur cuisante quand ses doigts effleurèrent la plaie.

« Touché, dit-il.

— Souhaitez-vous abandonner ? » demanda Skorzeny.

Celia fit un pas en avant. « Albert, je vous en prie.

— Non », dit Ryan en se mettant en position.

Skorzeny se prépara aussi, un sourire narquois aux lèvres, les yeux lançant des éclairs.

Un bref instant, Ryan se demanda si l’Autrichien avait eu le même sourire en menaçant Celia quelques heures auparavant. Puis il attaqua.

Skorzeny para, essaya de prendre le fer avec un mouvement circulaire, mais Ryan contra et le força à baisser sa lame, puis se fendit en visant la cuisse. Il manqua sa cible et ne put arrêter son élan. Les deux adversaires se retrouvèrent dans un corps-à-corps, poitrine contre poitrine, leurs épées croisées entre eux.

Skorzeny poussa. Ryan résista. Skorzeny enfonça son coude dans les côtes de Ryan. Ryan planta son genou dans la cuisse de Skorzeny.

Ils restèrent ainsi, se bousculant dans une danse malhabile, avec leurs épées bloquées, jusqu’à ce que Ryan réussisse à dégager la sienne en déséquilibrant Skorzeny. Il dirigea la pointe de sa lame vers le ventre de Skorzeny, mais l’Autrichien leva le poing gauche.

La tête de Ryan partit en arrière quand le coup s’abattit, ses genoux fléchirent. Il s’étala sur le plancher, lâchant l’épée qui roula avec bruit jusqu’aux pieds de Haughey.

Skorzeny lui porta un violent coup d’épée à la poitrine. Une douleur fulgurante le saisit au-dessus du cœur quand les pointes traversèrent le tissu.

« Cinq, si je ne m’abuse », dit Skorzeny.

34

Ryan contempla son reflet dans la glace tout en se tamponnant la lèvre avec un gant. Le sang suintait encore de l’écorchure à son cou, mais avait cessé de couler sur sa cuisse.

Il n’avait pas pu regarder Celia en face — ni personne d’autre — en quittant la salle à manger. Il s’était traîné péniblement dans l’escalier, seul, et avait essayé plusieurs portes avant de trouver cette salle de bains.

Des volutes écarlates ondoyaient au fond du lavabo. Ryan cracha une bave rosâtre dans l’eau et appuya le gant contre la blessure de son cou. Une tache sombre imprégnait le col de sa chemise. Il se demanda si elle partirait au lavage.

Aucune importance. Ce n’était pas lui qui avait payé.

Le pantalon portait un accroc, rougi lui aussi. Ryan s’étonna d’éprouver un soupçon de tristesse. Ce n’était qu’un vêtement, même s’il n’en avait jamais possédé d’aussi coûteux. L’argent l’avait toujours laissé relativement indifférent et pourtant il déplorait la perte de ce signe extérieur de richesse, bien qu’elle ne fût pas la sienne.

Ryan examina à nouveau la plaie sur son cou. Le sang perlait encore. Il pressa plus fort le gant et sortit.

Célestin Lainé l’attendait dans le couloir, adossé au mur, serrant une bouteille de vin presque vide contre sa poitrine.

« Monsieur Ryan, dit-il. Albert.

— Célestin.

— Qu’est-ce qui arrive à vous ? » Sous l’effet de l’alcool, Lainé maîtrisait encore moins la syntaxe anglaise.

« Le colonel Skorzeny m’a provoqué en duel. »

Lainé sourit. « Il vous a battu ?

— Oui », dit Ryan.

Le rire suraigu de Lainé résonna dans le couloir, puis retomba aussitôt.

« Vous voyez Catherine mourir.

— J’étais là, oui.

— Vous ne l’empêchez pas.

— Je n’ai pas pu. Elle a agi trop vite. »

Lainé pointa un doigt sur Ryan. « Elle a fait ça à cause de vous. »

Ryan résista à l’envie de lui frapper la main. « Non. Elle s’est tuée parce qu’elle avait peur de Skorzeny.

— Elle n’a rien à craindre de lui.

— Elle était soupçonnée d’avoir communiqué des informations. Skorzeny l’aurait interrogée si je ne l’avais pas fait. »

Lainé lâcha la bouteille, se jeta sur Ryan et le plaqua contre le mur. Le gant vola. « Catherine n’est pas une indic. »

Ryan ne bougeait pas. « Maintenant, je sais que non.

— Mais elle meurt quand même, dit Lainé, l’haleine avinée. Pour rien.

— Je sais qui est l’indic. »

Le visage de Lainé s’affaissa. « Hakon Foss. Je l’interroge. Il ne dit rien, mais plus tard, il avoue.

— Non, dit Ryan. L’indic, c’est vous. »

L’idée lui avait été soufflée par Weiss. Dans ce garage, au milieu des odeurs d’huile et de sueur qui se mêlaient à celle du chloroforme, il avait écarté les soupçons de Ryan qui se portaient sur Hakon Foss.

« C’est un jardinier, avait-il dit. Un homme à tout faire qui taille des haies et répare les fenêtres cassées. Quel genre d’informations pensez-vous qu’il puisse transmettre ?

— Il n’y a personne d’autre dans l’entourage proche de Skorzeny, répondit Ryan. Parmi ceux qui auraient une raison de se retourner contre lui.

— Si, Albert. Il y a quelqu’un. Ne voyez-vous pas ?

— Qui ?

— Réfléchissez, Albert. Il côtoie Skorzeny de très près en ce moment. »

Les mots se formèrent difficilement dans la bouche de Ryan. « Vous voulez dire… Lainé ? »

Weiss écarta les mains, paumes au plafond.

Ryan fit non de la tête. « Mais il était présent quand ils ont tué Groix et Murtagh.

— Et pourtant, il n’est pas mort.

— Il nous a raconté ce qui s’était passé. Ils l’ont chargé de transmettre le message.

— Célestin Lainé a torturé et tué beaucoup de gens. Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il ne serait pas capable de mentir ? »

L’idée avait cheminé dans l’esprit de Ryan, jusqu’à s’imposer avec une aveuglante clarté. Devant Lainé à présent, ses yeux écarquillés, sa bouche ouverte, il sut que c’était la vérité.

« Non* », dit Lainé en reculant.

Ryan le tint prisonnier de son regard. « Je le sais, Célestin. Vous êtes l’indic. Combien vous ont-ils payé ? »

Lainé le gifla avec violence. « Vous mentez. »

Ryan ferma les yeux en laissant monter la cuisante chaleur. « Vous détestez Skorzeny et tout ce qu’il possède. Son argent, sa voiture, sa maison. Vous ne supportez pas de le voir étaler sa fortune. Alors, vous l’avez vendu. »

La main de Lainé claqua à nouveau. Ryan fut pris d’un léger étourdissement.

« Combien, Célestin ? Des centaines ? Des milliers ? »

Lainé voulut frapper encore, mais cette fois Ryan bloqua sa main, le saisit à la gorge et le plaqua contre le mur opposé. De la trachée comprimée de Lainé s’échappa un croassement.

« Vous savez ce que Skorzeny vous fera quand il l’apprendra. »

Lainé se débattit et tenta de repousser Ryan. Ce dernier serra plus fort pour le contraindre à l’immobilité.

« Vous savez très bien ce qu’il fera. Il vous mettra en pièces. C’est pour cette raison que Catherine s’est tuée. Elle savait qu’il la torturerait. Et vous n’y échapperez pas. »

Lainé se tordit en tous sens pour échapper à Ryan. Il essaya de lui cracher au visage, mais expulsa seulement un filet de salive qui lui coula sur le menton.

Ryan le maintenait fermement contre le mur. « Écoutez-moi. Skorzeny n’est pas obligé de l’apprendre. »

Lainé cessa de lutter.

« Faites ce que je vous demande et Skorzeny ne saura jamais que vous l’avez trahi. Vous me comprenez ? »

Ryan relâcha la pression sur la gorge du Breton pour lui permettre de reprendre son souffle.

« Comment je vous crois ?

— Vous n’avez pas le choix, répondit Ryan. Ou bien vous me dites ce que je veux savoir, ou bien je raconte tout à Skorzeny. Et vous souffrirez.

— Je ne vous fais pas confiance.

— D’accord, je vais vous aider. J’ai une info que Skorzeny ignore. Leur chef est le capitaine John Carter. »

Lainé ouvrit des yeux incrédules.

Des voix leur parvinrent depuis le vestibule. Les invités se préparaient à partir.

Ryan recula d’un pas et lâcha le cou de Lainé.

« Je veux savoir où ils sont. Et ce qu’ils veulent. »

En bas, un éclat de rire. Une porte qui s’ouvrait, une bouffée d’air frais.

« Je vous donne la nuit pour réfléchir. J’ai pris une chambre à l’hôtel Buswells. Appelez-moi demain, sinon Skorzeny découvrira tout. Compris ? »

Lainé montra ses dents en souriant de travers. « Pourquoi je ne vous tue pas ? »

Ryan lui rendit son sourire. « Parce que alors, vous ne saurez jamais pourquoi je ne vous ai pas livré à Skorzeny. »


En descendant l’escalier, Ryan trouva Haughey et sa compagne debout devant la porte ouverte avec Celia et Skorzeny.

« Mes invités s’en vont, dit Skorzeny, mais vous restez. Il faut que nous ayons une conversation. »

Ryan se tourna vers Celia. « Je dois ramener Celia chez elle.

— Le ministre s’occupera de votre amie. »

L’ombre de la peur passa sur le visage de la jeune femme.

« Je l’emmène, dit Haughey. Venez, ma mignonne. »

Haughey posa le manteau de Celia sur ses épaules.

« Je vous appelle demain », dit Ryan.

Celia sourit d’un air résigné et prit le bras de Haughey. Ils montèrent tous les trois dans la Jaguar de Haughey, Celia à l’arrière, la compagne de Haughey à l’avant. Ryan et Skorzeny regardèrent la voiture s’éloigner.

Skorzeny tendit à Ryan son veston et sa cravate. Ryan enfila le veston et fourra la cravate dans sa poche.

« Vous vous êtes bien battu, dit Skorzeny. Je n’ai pas connu meilleur adversaire dans ce pays. »

Ryan dit : « De quoi voulez-vous me parler ?

— De notre indic. »

Skorzeny s’adressa au domestique qui dormait à moitié, debout contre le mur. « Esteban, allez chercher Mr. Lainé. »

Sortant de sa torpeur, le domestique hocha la tête et grimpa l’escalier au pas de course. Il revint deux minutes plus tard. Derrière lui, Lainé boutonnait son manteau.

« Venez », dit Skorzeny qui sortit dans la nuit.

Ryan et Lainé le suivirent en silence. Dehors, ils filèrent vers le fond du jardin et les dépendances éclairées par la lampe halogène.

Tout en marchant, Ryan s’aperçut que son esprit enregistrait une anomalie. Il scruta les flaques d’ombre entre les arbres.

« Colonel », dit-il.

Skorzeny marqua un arrêt et se retourna.

« Où sont vos gardes ? » demanda Ryan.

35

Otto Skorzeny n’avait jamais cédé à la peur ni à la menace. Ni quand il était enfant, et sûrement pas une fois devenu homme. Même durant ses années d’études à l’université de Vienne, lorsqu’il livrait des duels au sabre et que sa tunique rembourrée se teignait de rouge sombre, il continuait à se battre longtemps après que d’autres avaient rendu les armes. Il se rappelait une photographie sur laquelle, tout en sang et souriant jusqu’aux oreilles, une chope de bière à la main, il célébrait avec ses amis de la fraternité la fin d’un de leurs violents tournois.

Aussi, quand Luca Impelliteri le menaça, Skorzeny ne battit pas en retraite.

Debout à côté de la table à la terrasse du café de Tarragone, il avait écouté sans bouger, impassible.

« Je raconterai tout au Généralissime, dit Impelliteri en levant vers lui son visage souriant. Je lui dirai que vous êtes un menteur et un imposteur, que votre formidable réputation n’est qu’une légende bâtie à des fins de propagande, et qu’il ne devrait pas rechercher votre compagnie.

— Et pourquoi vous croirait-il ?

— Francisco Franco est un homme prudent. Il se méfie de tout. Ce n’est pas son audace qui le maintient au pouvoir depuis plusieurs dizaines d’années. S’il y a le moindre doute, il ne voudra pas risquer de se ridiculiser et vous expulsera de son cercle d’amis. Vous en convenez ?

— Non », répliqua Skorzeny.

Impelliteri haussa les épaules. « En tout cas, moi, je vois les choses ainsi. Il est bien sûr envisageable que le Généralissime ne l’apprenne pas. Je peux être amadoué. »

Skorzeny laissa passer quelques secondes, puis dit : « Combien ?

— Cinquante mille dollars pour commencer. Ensuite, nous verrons. »

Skorzeny ne répondit pas. Il tourna le dos à l’Italien et rentra à l’hôtel. Une fois dans sa chambre, il décrocha le téléphone et demanda l’international. En trente minutes, il avait pris les dispositions nécessaires.

Maintenant, voilà qu’une nouvelle menace se présentait. Des barbares, des assassins qui essayaient de l’effrayer avec les cadavres d’hommes qu’il considérait à peine comme des connaissances. Quel que soit leur objectif, ils n’obtiendraient rien de lui par la peur.

L’absence de ses gardes au cœur de la nuit, en revanche, lui fit éprouver une vague inquiétude.

Skorzeny tourna sur lui-même pour scruter la lisière des arbres. Il déclara avec un calme apparent, d’une voix neutre : « Ils patrouillent sans doute dans les environs. Venez. »

Il avait surpris le regard échangé entre Lainé et Ryan. L’officier du G2 s’était absenté un long moment. Avait-il parlé avec Lainé à l’étage ? Lainé n’avait pas caché à Skorzeny l’antipathie que lui inspirait Ryan. Les deux hommes s’étaient-ils expliqué ?

Aucune importance. Il y avait des questions plus urgentes.

Par exemple, pourquoi personne ne gardait le bâtiment dans lequel se trouvait Hakon Foss.

De plus près, Skorzeny vit la porte entrouverte, le rai de lumière. Et le bout d’une chaussure dans le passage. Il accéléra le pas.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Ryan.

Skorzeny atteignit la porte, la poussa, sans succès. Il poussa plus fort et insista pour écarter les jambes du mort qui barraient l’entrée.

« Merde* », dit Lainé.

L’un des gardes. Un trou au milieu du front, deux autres dans la poitrine. Skorzeny l’enjamba en évitant de marcher dans la flaque de sang.

La rage montait du ventre de l’Autrichien, tel un dragon qui menaçait d’incendier son esprit et de lui ôter toute raison. Il la réprima.

Hakon Foss était toujours assis sur sa chaise, les mains attachées à la table, les pieds baignant dans son urine. Il empestait les excréments et la sueur. Mais il était vivant.

Skorzeny s’approcha, veillant à ne pas se salir.

« Que s’est-il passé ici ? »

Foss s’écria : « Des hommes viennent ! Ils tirent ! »

Skorzeny se pencha sur la table. Ryan et Lainé restèrent à distance.

« Qui ? »

Foss secoua la tête. La morve lui coulait du nez et se mêlait à la bave autour de sa bouche. « Je ne sais pas. Je leur demande de me laisser partir. Ils ne répondent pas. »

Skorzeny abattit son poing sur la main droite de Foss, sentit les os écrasés par l’impact.

Foss hurla.

« Qui était-ce ? »

Foss balança la tête de gauche à droite, répandant ses sécrétions tout autour.

Skorzeny frappa de nouveau. La voix de Foss se brisa, passant du cri au gémissement.

« Dites-moi qui c’était. »

Les lèvres de Foss articulèrent des mots que personne n’entendrait jamais.

Skorzeny prit sa main désarticulée dans la sienne, serra, pétrissant les os et les chairs.

Foss battit faiblement des paupières, sur le point de perdre connaissance. Lainé surgit, un couteau à la main, le plongea dans le cou du Norvégien et lui trancha la gorge.

Skorzeny recula pour ne pas être éclaboussé par la fontaine écarlate qui jaillissait sur la table. « Qu’est-ce que vous faites ? » dit-il.

Lainé jeta le couteau dans le sang répandu sur la table. « Il devait mourir. »

Skorzeny s’étranglait, les yeux noirs de colère. « Pas avant qu’il ne m’ait dit ce qu’il savait.

— Il n’aurait pas parlé. » Lainé s’essuya les mains sur son manteau. « Il était plus fort que ça. »

La voix de Ryan, derrière. « De toute façon, il ne savait presque rien. »

Skorzeny se tourna vers l’Irlandais. « Que voulez-vous dire ?

— C’était l’indic, dit Ryan, dont les orbites creusées accusaient une lassitude nouvelle. Catherine Beauchamp me l’a dit avant de mourir. Il ne savait rien d’eux. Il n’avait jamais vu leurs visages. Ils lui donnaient de l’argent. Il les renseignait. C’est tout.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ? »

Ryan mit les mains dans ses poches. « Je l’aurais fait si vous m’en aviez laissé l’occasion. De toute façon, vous avez d’autres chats à fouetter maintenant, non ? »

Skorzeny regarda le corps du garde étendu par terre. Il l’enjamba, alla à la porte et l’ouvrit d’un coup de pied.

La lumière de la lampe halogène incendiait tout ce qu’elle touchait. Une vision de feu. La rage, en lui, comme un requin surgissant des profondeurs.

« Venez ! » Sa voix puissante roulait entre les arbres. « Allez ! Venez me chercher, si vous en avez le courage ! Si vous êtes des hommes, montrez-vous. »

Il rugit dans la nuit jusqu’à ce que sa voix ne puisse plus supporter la force de sa colère.

36

Le ciel noir se teintait de bleu quand Ryan arriva à l’hôtel Buswells. Un silence plein de frémissements était suspendu au-dessus de la ville, comme l’inspiration qui précède une phrase, juste avant que les rues ne s’éveillent.

Le portier de nuit ouvrit à Ryan. Il souriait quand il lui tendit la clé de sa chambre et lui fit un clin d’œil. S’il n’avait pas été aussi fatigué, Ryan se serait demandé pourquoi.

Il gravit l’escalier péniblement, d’une marche à l’autre, le corps de plus en plus lourd. Le temps lui parut infiniment long, entre le moment où il reçut la clé dans sa paume et celui où il la glissa dans la serrure. Il la tourna, poussa la porte et fut accueilli par la chaude lumière de la lampe de chevet.

À la vue de la forme blottie sur le lit, il ne comprit pas tout de suite.

« Celia ? »

La jeune femme s’éveilla en sursaut. Peur, surprise, puis elle le reconnut. « Albert. Quelle heure est-il ? »

Elle se tourna vers la fenêtre, vit l’aube naissante. Son manteau, qui lui tenait lieu de couverture, glissa et découvrit ses épaules nues, constellées de taches de rousseur. La peau douce et pâle. La lumière captée dans un halo.

« Il est tôt. » Ryan ferma la porte. « Qu’est-ce que vous faites ici ? »

Elle se souleva sur un coude et essuya le mascara sur sa joue. « Je voulais vous voir. Le portier de nuit m’a laissée entrer. »

Ryan avait envie de s’approcher d’elle, mais ses pieds semblaient pétrifiés.

« Mrs. Highland ne va-t-elle pas s’inquiéter ? »

Celia sourit paresseusement, le visage chiffonné. « Elle aura une attaque. Je ne pensais pas que vous mettriez si longtemps.

— Il y a eu… un problème.

— Je ne veux pas savoir, dit-elle. Venez près de moi. »

Ryan hésita, puis alla s’asseoir sur le bord du lit. Le matelas se creusa et Celia roula légèrement. Il vit la forme de son corps sous la robe que ses seins tendaient avec une superbe indécence. Son parfum de la veille laissait percer l’odeur de sa peau, fleurs et épices, la tiédeur discrètement acidulée de la femme.

Elle tourna les yeux vers la fenêtre. « Je me demande ce que vous devez penser de moi. »

Une douzaine de réponses affluèrent à l’esprit de Ryan, mais il n’aurait pu en exprimer une seule sans se couvrir de honte. Aussi préféra-t-il garder le silence.

« Je n’ai jamais été jolie », dit-elle.

Ryan entendit le bruit émis par sa gorge lorsqu’il déglutit. « Ce n’est pas vrai.

— Oh si, dit-elle, avec un sérieux qui excluait toute affectation. J’étais maigrichonne, gauche, toute en bras et en jambes, et avec ces horribles cheveux rouquins. J’avais l’air d’un garçon. Et puis un jour, brusquement, je n’étais plus la même. Et les hommes me remarquaient, comme si je venais de sortir d’une cachette sous leurs yeux. Les amis de mon père, leurs fils, tout le monde s’exclamait, dis donc, qu’est-ce que tu as changé, tu t’es drôlement épanouie. Mais quand je me regardais dans la glace, je voyais toujours la même fille, trop grande, avec les coudes et les genoux pointus, les dents en avant.

« Je vous ai raconté, à Paris, le peintre qui m’a demandé de poser pour lui. J’ai fait semblant d’être offensée quand j’ai refusé, mais en rentrant dans le petit appartement que je partageais avec d’autres filles, je me suis regardée dans la glace et j’ai dit tout haut : “Est-ce que je suis jolie ?”

« Cette même semaine, un homme est venu me voir au consulat et m’a proposé une mission très particulière. Je devais me rendre à une soirée et engager la conversation avec un monsieur, un conseiller à l’ambassade de Grande-Bretagne. Et essayer de me faire inviter à dîner. C’est ce qui s’est produit. Le dîner était affreusement rasoir, le conseiller a parlé de prospection commerciale, de politique, d’investissements plus ou moins prometteurs, et j’ai failli m’endormir sur mon assiette.

« Mais l’homme est revenu au consulat. Mr. Waugh, il s’appelait. Je lui ai rapporté la conversation, il était très content et j’ai eu droit à un week-end dans un hôtel chic à Nice et à une prime extrêmement généreuse. Les choses ont continué ainsi. Un employé de bureau, un diplomate, un homme d’affaires. Parfois même un Irlandais. Ça ne nuisait à personne, les messieurs passaient un bon moment et j’étais incroyablement bien payée. Mr. Waugh y veillait. »

Celia se mit sur son séant et posa une main sur l’épaule de Ryan.

« J’essaie juste de vous dire… Voilà, j’ai cru que ce serait pareil avec vous. Une soirée agréable que je raconterais à Skorzeny. Je n’ai jamais imaginé que cela pouvait être autre chose. Quelque chose de… mal. »

Ryan savait qu’il aurait dû être en colère contre elle. La fatigue l’en empêchait, ou bien était-ce cette chaleur diffuse dans son abdomen. Son esprit, au lieu de réagir à la trahison, se laissait emporter par le contact des doigts qui lui pressaient l’épaule.

« Qui vous a demandé de faire ça ? dit-il.

— Charlie Haughey, par l’intermédiaire de Mr. Waugh.

— Vous devriez contacter Mr. Waugh dès que possible. Dites-lui que vous ne pouvez pas continuer. C’est trop dangereux. »

Elle eut un regard dur qui interdisait à Ryan de mentir. « Dangereux comment ?

— Dangereux, répondit Ryan. Six hommes sont morts ce soir. »


Skorzeny s’était rué entre les arbres, la voix fissurée par la colère. Ryan partit derrière lui, laissant Lainé dans la lumière blafarde de la lampe halogène.

Les jurons le guidaient dans l’obscurité. Il butait sur des racines, les branches des buissons s’accrochaient à ses jambes.

« Ici ! »

L’appel de Skorzeny troua la nuit. Ryan bifurqua dans cette direction.

Il trouva l’Autrichien au milieu d’une clairière, accroupi, abritant d’une main la flamme de son briquet. Un homme gisait dans la mousse et les feuilles décomposées, un AK-47 à ses côtés. Son visage éclairé par la lueur tremblante semblait s’animer, passant alternativement de la surprise à la terreur.

Skorzeny se releva pesamment et reprit sa battue. Ryan le talonnait, suivant le bruit de ses foulées entre les arbres. Ils firent le tour de la maison, ratissèrent des clairières et des bosquets. Le temps s’étirait, rythmé par le souffle de Skorzeny qui avançait, comme un métronome dans le noir.

Ryan trébucha sur une masse lourde et molle. L’humus froid et humide le reçut dans sa chute, tandis que ses pieds restaient prisonniers de quelque chose qu’il savait humain.

« Par ici ! » cria-t-il.

Réponse, une quinzaine de mètres plus loin : « Où ? Parlez. J’arrive. »

Seul dans la nuit, Ryan prononça des mots dénués de sens, des sons pour guider Skorzeny.

Skorzeny s’agenouilla près de lui et alluma le briquet. La flamme vacilla. Le mort avait les yeux grands ouverts, un morceau de joue arraché.

Ils débouchèrent à l’aveugle sur l’allée qui menait au portail et à la route. Quelques minutes plus tard, ils découvrirent les corps qu’on avait traînés à l’écart, dans l’obscurité derrière le mur.

Skorzeny haletait comme un chien battu. Il semblait avoir rapetissé.

« Qu’est-ce qu’ils veulent ? » demanda-t-il.

Ryan savait que la question ne lui était pas adressée. Il répondit néanmoins. « Vous. »

Skorzeny le saisit par le devant de sa chemise, ravivant la douleur de la plaie infligée par la pointe de l’épée. « Alors, pourquoi ne viennent-ils pas me chercher ? Pourquoi tout ceci ?

— Parce qu’ils veulent que vous ayez peur. »

Skorzeny retira sa main. « Jamais. »

Ryan pensa à Weiss et à sa mission. Il ne put s’empêcher d’énoncer la seule idée logique qui se présentait à son esprit, sachant que Weiss le tuerait s’il l’apprenait.

« Vous devriez partir, dit-il.

— Quoi ?

— Vous avez des amis en Espagne. Là-bas, vous serez en sécurité. »

Le rire de Skorzeny se répercuta entre les arbres. « M’enfuir ?

— Je ne vois pas d’autre choix.

— Jamais. » D’une violente poussée, Skorzeny envoya Ryan à terre. « Je n’ai jamais fui devant personne. Vous me prenez pour un lâche ? »

Ryan se releva, épousseta son pantalon en ménageant la blessure de sa cuisse. « Non. »

Skorzeny s’approcha. Ryan sentit le brandy dans son haleine. « Vous vous enfuiriez, vous ? La queue entre les jambes ? »

Ryan recula. « Je ne sais pas.

— Vous êtes un lâche ?

— Non.

— Alors pourquoi parlez-vous comme si vous l’étiez ? Vous proposez de fuir. Comme une femme. Comme un enfant. Où sont vos couilles ?

— Je…

— Et pourquoi vous n’avez pas baisé la rouquine ? »

Ryan lui tourna le dos et regagna l’allée de gravier, ignorant ses railleries.

« Hein, pourquoi ? On vous l’offre sur un plateau. Et vous n’avez pas les couilles de la prendre. C’est digne d’un homme, ça ? »

Ryan le laissa fulminer dans le noir.


Celia effleura le cou de Ryan à l’endroit où la plaie formait déjà une mince croûte.

« C’est douloureux ? demanda-t-elle.

— Non. »

Elle posa le menton sur son épaule. Un souffle sur sa peau.

« Vous êtes un homme étrange, Albert Ryan. » Elle lui caressa la joue du dessus des doigts, puis suivit la courbe de sa mâchoire. « Un visage tellement affaissé, tellement triste. Si je vous croisais dans la rue, je me dirais, voilà un homme qui a l’air gentil. Un homme tranquille. Il travaille dans une banque, ou peut-être dans un grand magasin, et il rentre chez lui pour embrasser sa femme et jouer avec ses enfants. »

Ses paroles firent à Ryan l’effet d’épines.

« Et vous êtes là, blessé, à me raconter tous ces morts et la manière dont ils sont morts. »

Ryan se tourna vers elle, bien décidé à parler, mais elle le fit taire avec sa bouche.

Ses lèvres étaient douces et chaudes sur les siennes, ses doigts glissés dans ses cheveux, son corps alangui contre son épaule. Hors d’haleine, il la repoussa, prit une inspiration, se jeta sur elle avec des mains affamées.

Elle écarta les caresses qui se portaient sur ses seins, dit : « Non. » Il obéit. Le lit semblait trop étroit pour leurs deux corps. Elle passa sous lui, une cuisse entre ses jambes, intimidée par la dureté qu’elle y découvrait. De ses dents, elle lui mordillait les lèvres.

« Mon Dieu, dit-elle. Oh, mon Dieu. »

Elle le repoussa.

Ryan se redressa à genoux, haletant, éperdu.

Elle secoua la tête. « J’ai envie. Mais je ne veux pas. Je ne… »

Il acquiesça. « Je comprends. »

Celia lui prit la main pour l’attirer à elle, s’allongea sur le côté et il se nicha contre son dos, la bouche dans la chaleur de son cou, la poitrine plaquée contre ses omoplates nues, l’enlaçant d’un bras.

Elle ne se dérobait plus à sa dureté maintenant, elle l’accueillait contre elle. Elle logea un de ses pieds sous sa cheville.

Ils restèrent ainsi, imbriqués, le souffle court. Ryan sentait la cage thoracique de la jeune femme qui se dilatait et se contractait, dans un rythme peu à peu apaisé, son corps qui se détendait. Il ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, il faisait jour et elle était partie.

37

Lainé ne dormit pas. Lorsque Ryan et Skorzeny eurent disparu entre les arbres, il regagna la maison, prit une autre bouteille à la cave et monta dans sa chambre.

Il écouta les cris éraillés au fond du parc, puis le bruit de la voiture de Ryan quand celui-ci partit, et enfin, Skorzeny qui rentra dans la maison et aboya des ordres au téléphone. Une heure après, peut-être plus longtemps, deux véhicules arrivèrent. Des engins puissants, Land Rover ou tracteurs, faits pour transporter de lourdes charges dans les champs et capables de traverser des ruisseaux. Des voix masculines, qui donnaient et recevaient des ordres.

Des hommes de l’IRA, probablement, chargés de nettoyer le gâchis et de remettre de l’ordre sur la propriété de Skorzeny.

Allongé sur son lit, Lainé buvait au goulot, le chiot assoupi à ses pieds. Il se représenta les cadavres acheminés dans la nuit, enterrés au coin d’un champ en friche, entre les troncs d’une sombre forêt, ou coulés au plus profond d’un lac glacé.

Parmi eux, Hakon Foss, pauvre crétin innocent, à présent offert en pâture aux renards ou aux poissons.

Le vin avait un goût de vinaigre, mais Lainé finit quand même la bouteille et la laissa tomber par terre. Le bruit réveilla le chiot qui vint se blottir au creux de son aisselle.

Il pensa à Catherine Beauchamp. Est-ce que quelqu’un avait appelé d’une cabine publique et prévenu la police qu’elle gisait sur le plancher de sa maison ? Ou un voisin était-il venu, alerté par les hennissements apeurés de son cheval qui avait faim dans l’écurie ?

Ryan avait menti en accusant Foss, et Lainé savait pourquoi : pour lui arracher sa confiance, lui faire croire qu’il était de son côté. Mais Lainé ne se laissait pas duper si facilement, Ryan devait bien s’en douter. Néanmoins, il jouerait le jeu de l’Irlandais. Il n’avait pas le choix.

Non, ce n’était pas vrai. Ça ne l’avait jamais été. Du temps où il avait pris les armes pour se rallier à l’occupant nazi, il avait eu le choix aussi, comme maintenant. Il suivrait Ryan, parce qu’il le décidait.

S’il avait osé se demander pourquoi, sa conscience lui aurait répondu qu’il agissait ainsi par haine envers Skorzeny. Son amour immodéré de l’argent et du pouvoir. Sa vanité, son désir d’être admiré et craint. À une époque, Lainé avait reconnu ses propres idéaux dans la pensée nazie : l’affirmation du nationalisme. Mais les idéaux se flétrissent sous les feux de l’argent et du pouvoir, jusqu’à ce que, seule, subsiste la cupidité.

Et pourquoi lui, Célestin Lainé, n’aurait-il pas droit à sa part du gâteau ?

Aussi, quand ces hommes étaient venus le trouver, qu’ils lui avaient fourré de grosses liasses dans la main en échange de ses informations, il avait sauté sur l’occasion. Ils promettaient davantage, une fortune qu’il n’aurait jamais espérée, et il les avait crus.

Mais après qu’il eut dit tout ce qu’il savait, l’argent cessa d’affluer dans sa paume, et il comprit qu’ils s’étaient servis de lui, tout comme les nazis. Ils l’avaient amené à se trahir lui-même, sans autre récompense que la culpabilité qui pourrissait dans son sein.

Oui, ils avaient fait de Célestin Lainé un traître, et un traître il resterait.

Il demeura immobile, silencieux, dans la nuit qui égrenait lentement ses heures jusqu’au lever du jour, ne quittant qu’une fois sa chambre pour permettre au chiot de faire ses besoins dehors. Plus tard encore, au cours de la matinée, il entendit rugir le gros moteur de la Mercedes qui emportait Skorzeny.

Lainé descendit furtivement, sans bruit, et prit sa bicyclette sous la bâche à l’arrière de la maison. Il fila au village de Cut Bush, à quelques kilomètres de là, où une cabine téléphonique se dressait devant un petit pub. Hors d’haleine, il appuya la bicyclette contre le mur et entra pour se remettre de son effort en buvant un whisky. Lorsque son cœur cessa de cogner dans sa poitrine et que sa respiration se fut calmée, il vida son verre et fit de la monnaie au comptoir.

Une pluie fine étalait des traînées sombres sur la route. Lainé entra dans la cabine. Il demanda l’hôtel Buswells à Dublin, inséra les pièces, suivit les instructions de l’opératrice et patienta. Mis en attente par la réceptionniste de l’hôtel, il écouta les crachotements sur la ligne.

« Oui ?

— Ryan. C’est moi, Célestin. »

Un silence. Puis : « Parlez-moi du capitaine John Carter. »

Lainé raconta tout.

38

Trente minutes après que Ryan eut laissé un exemplaire de l’Irish Times sur le tableau de bord de la Vauxhall, le téléphone sonna dans sa chambre.

« Église de l’Université, au sud-est de St Stephen’s Green, dit Weiss. J’attendrai à l’intérieur. »

Dix minutes plus tard, Ryan approchait de l’église à la façade de briques rouges et aux colonnes en pierre, surmontée d’un beffroi qui semblait suspendu dans les airs. Prise en sandwich entre des bâtiments plus hauts, elle ressemblait à une chapelle miniature, mais l’illusion se dissipait une fois franchie la double porte. Au-delà d’un petit porche s’ouvrait l’atrium, vaste espace aux plafonds en voûte dont les hauts murs blancs s’ornaient de plaques de granit dédiées à divers philanthropes et figures éminentes. Ryan sentit l’air humide et froid transpercer ses vêtements. Goren Weiss attendait au pied d’une courte volée de marches, aussi élégant qu’à l’ordinaire.

« Quoi de neuf, Albert ? » Sa voix résonnait entre les murs.

Ryan regarda par la porte de l’église elle-même, l’intérieur faiblement éclairé. Il ne vit personne.

« Six hommes sont morts hier soir », dit-il.

Weiss marqua son désespoir en exhalant un profond soupir. « Continuez. »

Ryan lui raconta le cadavre trouvé dans la dépendance, Foss torturé à mort, les gardes gisant entre les arbres. Il ne mentionna pas le mouchardage de Lainé, ni les provocations et les sarcasmes de Skorzeny.

« Merde, dit Weiss. Ils sont audacieux, vous ne trouvez pas ?

— Ou stupides.

— Peut-être. Ce qui me perturbe, et j’imagine que le colonel Skorzeny aussi doit s’interroger, c’est qu’ils ne s’en soient pas pris à lui, puisqu’ils étaient sur place. Ils ont prouvé qu’ils en avaient les moyens. Ils ont réussi à lui passer la corde au cou, alors pourquoi n’ouvrent-ils pas la trappe sous ses pieds ? »

La porte côté rue livra passage à un vieil homme qui s’approcha de l’un des bénitiers installés contre le mur de l’atrium, trempa les doigts dans l’eau, se signa, puis descendit les marches. Avant de pénétrer dans l’église, il hocha discrètement la tête à l’adresse de Ryan et de Weiss.

Quand les portes se furent refermées derrière lui, Weiss demanda : « Pourquoi vous n’avez pas fait ça, vous ? La main dans l’eau et le signe de croix.

— Je ne suis pas catholique, répondit Ryan.

— Ah. Alors ni vous ni moi n’avons notre place ici, n’est-ce pas ? »

Un bref instant, Ryan se demanda si Weiss voulait parler de l’église, ou d’autre chose. « Nous ne devrions pas rester là, dit-il. C’est trop près de Merrion Street.

— Les bureaux du gouvernement ? Quoi, vous croyez que Mr. Haughey va venir faire une petite prière pour Skorzeny ? À votre avis, c’est un homme qui aime se mettre à genoux ?

— Non. »

Pour la première fois, même si ce ne fut qu’une lueur à peine visible, le sourire de Weiss gagna ses yeux. « Bon, alors pourquoi Carter et ses hommes n’ont-ils pas tué Skorzeny hier soir ?

— Parce qu’ils veulent lui faire peur, répondit Ryan.

— Et il a peur ?

— En apparence, non, mais au fond, je crois que oui.

— Suffisamment pour courir chez Franco ?

— Non, il refuse de s’enfuir. Il est trop fier.

— Tant mieux. Mais ça ne répond pas à la question. L’inquiéter n’est pas leur objectif. Que veulent-ils réellement ? Tant que nous ne l’aurons pas compris, nous ne pourrons pas espérer coincer ces salopards.

— J’ai un tuyau, dit Ryan. Du solide. »

Weiss inclina la tête et le fixa d’un air dur. « De quoi s’agit-il ?

— Vous le saurez si ça marche.

— Dites-le-moi maintenant. » Weiss se pencha en avant, les traits assombris. « Ne me cachez rien, Albert. Vous provoqueriez ma colère.

— J’ai l’intention de suivre la piste, mais je ne peux rien faire si vous êtes constamment accroché à mes basques. Rappelez tous ceux qui me surveillent. Quand j’aurai besoin de vous parler, je garerai ma voiture devant l’hôtel avec le journal sur le tableau de bord. Je vous préviendrai si je trouve quelque chose. »

Weiss se mordit la lèvre. « Bon sang, Albert, vous me mettez dans une position difficile.

— Si vous voulez que je coopère, laissez-moi me débrouiller seul. Vous n’avez pas d’autre possibilité. »

Weiss serra les poings et fit un tour sur lui-même, le regard perdu dans le vague. « D’accord », dit-il enfin. Il brandit un doigt menaçant. « Mais écoutez-moi bien, Albert. Si je ne suis pas content… »

La menace resta en suspens dans l’air humide de l’église.

Ryan se détourna. « Je vous contacterai. »

39

Ryan explora les rues autour de Fitzroy Avenue, remonta Jones’s Road sur toute sa longueur et redescendit, fit le tour du stade de Croke Park, passa sous la voie de chemin de fer, puis rebroussa chemin. Des voitures étaient garées çà et là au long des trottoirs, devant les alignements de maisons identiques en briques rouges.

La description de Lainé, bien que manquant de précision, lui permettait de se repérer. La première fois, le Breton avait pris un train jusqu’à Amiens Street Station, où Carter et un autre homme l’attendaient. Ils l’embarquèrent à l’arrière d’une camionnette dépourvue de fenêtres. Après un trajet de quelques minutes à peine, la camionnette s’arrêta. Ils lui mirent une taie d’oreiller sur la tête pour le faire descendre, verrouillèrent leur véhicule et le poussèrent contre un mur. Un train passa au-dessus. Dans le vacarme puissant des roues, il sentit le sol trembler sous ses pieds, la brique vibrer au contact de son épaule.

Un homme le tira par le bras. Ils franchirent un portail et entrèrent dans une maison. Une fois à l’intérieur, ils ôtèrent la taie d’oreiller, l’interrogèrent pendant deux heures, puis l’aveuglèrent à nouveau et le ramenèrent à la camionnette.

À sa troisième visite, Lainé aperçut les gradins délabrés du stade entre les portières mal jointes de la camionnette. Il entendit la rumeur caractéristique d’un match. Après l’interrogatoire, ils le firent attendre une heure. Le temps que la foule se disperse, avait dit l’autre homme.

Par la suite, Lainé avait consulté un plan, assemblé les divers morceaux du puzzle et déduit que la maison se trouvait dans la partie est de Fitzroy Avenue, en bordure de la ligne de chemin de fer. Il n’aurait pu la désigner, mais il la situait plutôt à proximité du stade.

Ryan se gara au nord de la voie de chemin de fer, sous les arbres de Holy Cross Avenue. De grosses pousses d’un vert printanier jaillissaient entre les branches alors que les feuilles mortes de l’hiver jonchaient encore les caniveaux.

Il marcha vers le sud, dépassa le croisement avec Clonliffe Road et continua en direction du pont de chemin de fer, puis s’attarda sous les voies pour scruter Fitzroy Avenue un peu plus loin. Pas de piétons, aucun bruit hormis le gazouillis des oiseaux et quelques chiens qui aboyaient.

De l’autre côté du pont, il passa devant le débouché de la venelle desservant l’arrière du pâté de maisons où Lainé pensait avoir été emmené. Il jeta un rapide coup d’œil sans s’arrêter, aperçut une camionnette Bedford et fila tout droit jusqu’à l’épicerie au coin de Fitzroy Avenue.

Il tourna à gauche, marchant d’un air détaché, longeant une rangée de maisons aux fenêtres toutes garnies de voilages. On entrevoyait l’éclat d’un miroir, le rougeoiement d’un âtre.

Toutes sauf une.

Ryan ne ralentit pas l’allure quand il remarqua la couverture tendue en travers de la fenêtre, en plus du voilage. Il compta les maisons jusqu’au bout de l’avenue, tourna encore à gauche et gagna l’autre extrémité de la venelle.

Il distinguait de loin l’arrière de la maison. Des fenêtres obstruées avec des journaux. Un jardin clos de murs, fermé par un portail, face aux arcades en brique qui supportaient la voie ferrée. Une bonne planque, pensa Ryan.

Il se colla au mur afin de ne pas être vu depuis les fenêtres et réfléchit. Un train arrivait, annoncé par le grondement de son moteur diesel, puis répandant une odeur de graisse tandis que les wagons défilaient. Ryan s’enfonça dans la ruelle, dépassa plusieurs jardins et portails, et s’approcha de la camionnette. Quelques mètres plus loin, il remarqua que la voie ferrée s’élargissait en une sorte de balcon aménagé au-dessus du mur de soutènement, plus haut que les toits des maisons, envahi par les mauvaises herbes et les broussailles.

La camionnette était rouge sombre, mangée par la rouille et cabossée. Achetée sans doute dans une casse, pas chez un concessionnaire. Ryan remonta le véhicule du côté opposé à la maison. Des mégots de cigarette jonchaient le plancher devant le siège du passager. La cabine contenait seulement une bouteille thermos et un journal plié qui datait de plusieurs semaines. Une ruse, pour faire croire que la camionnette appartenait à des ouvriers.

Parvenu au bout de la ruelle, il s’engagea dans un tunnel sous la voie ferrée et, une fois de l’autre côté, escalada le talus herbeux qui bordait les rails. Il dut se garder d’un autre train qui filait en sens inverse, puis traversa les voies et gagna le balcon en surplomb au sommet du mur de soutènement. Là, couché parmi le lierre et le feuillage dense, il avait une vue dégagée sur la ruelle en dessous et sur la camionnette Bedford. L’entrée principale de la maison échappait à sa surveillance, mais il pouvait observer le croisement de Fitzroy Avenue et de Jones’s Road, par où l’on arrivait après avoir dépassé le stade. De toute façon, s’ils amenaient leur camionnette dans la ruelle plutôt que dans une avenue offrant quantité de places où se garer, cela signifiait qu’ils entraient et sortaient par l’arrière de la maison. Échappant aux regards des voisins tandis qu’ils se livraient à leurs activités.

Un violent déplacement d’air accompagna le passage du train derrière Ryan. Quand le vacarme se fut éloigné, il retraversa les voies, descendit le talus et retourna à sa voiture.


Ryan demanda à parler à Celia. Il se figura Mrs. Highland, pinçant les lèvres au bout du fil avant de passer la communication.

« Allô ?

— Celia, c’est moi. Albert.

— Bonjour », dit-elle. Il crut — comme il l’espérait — entendre un sourire dans sa voix.

« Je n’ai pas pu vous dire au revoir ce matin.

— Désolée, répondit-elle. Je ne voulais pas vous réveiller. Vous aviez l’air tellement fatigué quand vous êtes rentré. On se voit ce soir ? Pour parler un peu ?

— Je ne peux pas.

— Oh, fit-elle, déçue.

— Je dois partir pendant un ou deux jours. En mission.

— Je vois. Vous m’appellerez quand vous reviendrez ? Je l’espère.

— Oui, bien sûr.

— Tant mieux. Albert…

— Oui ?

— Quelle que soit la raison pour laquelle vous partez, quelle que soit votre mission, soyez prudent.

— Promis. »


Ryan revint au crépuscule et se gara de nouveau dans Holy Cross Avenue. Il mit son sac à dos en cuir sur ses épaules et gagna le talus. Il portait une veste et un pantalon en toile kaki, un bonnet de laine noire sur la tête. Le sac renfermait du pain et du fromage, ainsi qu’une bouteille d’eau et une thermos de café fort, une paire de petites jumelles, un bloc-notes et un crayon. Il avait aussi pris le Walther P38 caché au fond de l’armoire dans sa chambre d’hôtel et sentait l’étui étroitement sanglé contre ses côtes.

Deux minutes plus tard, ne voyant aucun piéton dont il aurait excité la curiosité, aucun rideau tremblant derrière une fenêtre, il se hissa sur l’herbe du talus. Il traversa les voies, courbé en deux et se laissa tomber sur le surplomb envahi par le lierre qu’il avait repéré l’après-midi.

Là, couché à plat ventre dans la végétation, il fut surpris de retrouver tout à coup un sentiment familier. Il se rappela les heures d’attente, aplati sous une haie au cœur de la campagne irlandaise, à épier les allées et venues d’hommes qui refusaient d’accepter que leur guerre était terminée. Ou dans la chaleur étouffante de la jungle coréenne, observant les positions ennemies, comptant les hommes et les armes.

Ryan était resté en Corée longtemps après l’armistice de juillet 1953, escortant le rapatriement des morts ennemis durant l’échange des corps effectué avec les Coréens du Nord. Il revint en Irlande en 1954, juste à temps pour fêter Noël avec ses parents, puis, le 1er janvier 1955, il prit ses fonctions au camp militaire de St. Patrick’s Barracks, à Ballymena. Pendant quatre ans, il entraîna des hommes recrutés dans l’ensemble des îles Britanniques, qui, pour la plupart, partiraient ensuite en Allemagne où l’armée d’occupation se transformait en force de défense.

Quand Ryan récupéra son livret militaire en 1959, il loua un meublé dans le centre de Belfast et y passa un mois à éplucher les petites annonces des journaux locaux. Il lui fallut ces trente jours pour s’apercevoir qu’il n’avait aucune qualification qui pût être utile au monde extérieur, aucune expérience, rien à offrir à un quelconque employeur.

Il s’apprêtait à s’avouer qu’il était largué dans la vie civile et à retourner au camp de Ballymena lorsqu’il reçut une lettre d’un vieil ami des Royal Ulster Rifles. Le major Colm Hughes, comme Ryan, avait quitté le comté de Monaghan, pris la route du nord et traversé la frontière pour s’engager dans l’armée britannique. Ils s’étaient promis de rester en contact après le départ de Ryan, bien que celui-ci n’y crût guère. La lettre proposait qu’ils se retrouvent au Rotterdam Bar, à Sailortown, un quartier de Belfast situé près des quais.

Hughes buvait une pinte de Bass au comptoir quand Ryan entra. Ils se serrèrent la main avec une chaleur que leurs tenues civiles, inhabituelles pour tous les deux, teintaient de maladresse. Ryan se rendit compte qu’il n’avait jamais vu Hughes autrement qu’en uniforme.

Ils choisirent une table dans un coin sombre, échangèrent quelques nouvelles d’anciens camarades, certains toujours vivants, d’autres non.

« Alors, qu’est-ce que tu deviens ? interrogea Hughes.

— Rien, répondit Ryan. C’est bien là le problème. En dehors de l’armée, je ne suis utile à personne.

— Tu envisages de te réengager ?

— Je ne sais pas. Qu’est-ce que je peux faire d’autre ?

— Te poser ? dit Hughes. Te marier. Avoir des gosses. Prendre du poids et cultiver des légumes dans ton jardin. »

Ryan ne put s’empêcher de sourire à cette image. « Tu me vois, enfoncé jusqu’aux chevilles dans du fumier ? »

Hughes rit. « Je t’ai vu enfoncé dans pire que ça. »

Ils restèrent un moment assis en silence, écoutant les plaisanteries grossières des ouvriers des docks et des chantiers navals qui se rassemblaient ici à la fin de leur journée de travail. Des hommes durs, aux muscles noueux, avec des filles tatouées sur leurs avant-bras, des articulations gonflées et des soifs puissantes.

« Je pourrais te mettre sur une piste », dit Hughes.

Ryan se pencha en avant. « Ah ? Laquelle ?

— J’ai été contacté il y a quelque temps, à Monaghan, quand je suis allé voir ma mère. Un type en costume m’a abordé dans le pub près de la maison. Il s’est mis à me parler tranquillement, comme s’il me connaissait, et il m’a demandé ce que j’avais dans l’intention de faire après l’armée. Moi, je suis plutôt discret sur le sujet. Tu sais comment sont les gens chez nous, certains n’aiment pas trop les petits gars irlandais qui se sont battus pour les Anglais. Alors, je ne répondais pas grand-chose.

« Bref. Au bout d’un moment, il me raconte qu’il travaille pour le gouvernement. Il me dit que, là-bas, ils cherchent des Irlandais qui sortent de l’armée britannique, des gars qui ont vu de l’action. Dans l’armée irlandaise, ils font toutes sortes d’entraînements et d’exercices, mais ils ne sont pas beaucoup à avoir dormi dans une tranchée ou tiré sur autre chose qu’une cible en papier. À ce qu’il paraît, ils ont besoin de gens comme nous dans leur service.

— Quel service ? demanda Ryan.

— La Direction du renseignement, répondit Hughes. Le G2, ça s’appelle.

— Il essayait de te recruter ?

— Non, dit Hughes. Il savait que je ne partirai jamais. Mais il voulait que je fasse circuler l’information, que je branche des gars qui pourraient leur convenir.

— Comme moi », dit Ryan.

Hughes sourit, but une lampée de bière et prit un crayon dans la poche de sa veste. Il griffonna un nom et un numéro de téléphone sur un napperon en papier qu’il poussa vers Ryan.

« Réfléchis », dit Hughes.

C’était tout réfléchi. Dès le lendemain matin, Ryan appelait le numéro.

40

Skorzeny s’éveilla tôt, se lava et avala un solide petit déjeuner arrosé d’un bon café noir. Il marcha à travers champs pendant près d’une heure, regarda les moutons qui paissaient et Tiernan occupé à dresser ses chiens.

Lainé n’avait pas reparu depuis l’avant-veille. Il restait enfermé dans sa chambre. Seules les bouteilles vides qui s’accumulaient près de la porte de la cuisine trahissaient ses allées et venues. Skorzeny entendait le chiot couiner de temps à autre, mais c’était à peu près tout.

Du reste, il ne s’en plaignait pas. Il n’appréciait pas Célestin Lainé, mais le Breton était utile, aussi tolérait-il sa présence dans la maison. Frau Tiernan, elle, le supportait assez mal, et avait plusieurs fois exprimé son mécontentement. Skorzeny lui répondait que Lainé ne resterait pas longtemps, et l’assurait qu’elle n’aurait plus à nettoyer derrière lui et sa fichue bestiole.

Skorzeny avait passé les dernières trente-six heures à réfléchir, considérant diverses options, entretenant des soupçons. Bien sûr, Ryan avait raison, il ferait mieux de sauter dans un avion pour Madrid et d’attendre au soleil que cette histoire absurde se termine. Mais s’il avait été le genre d’homme qui bat en retraite, qui s’enfuit à l’approche du danger, il ne serait pas Otto Skorzeny. Il n’aurait jamais goûté à la gloire, aux femmes, au pouvoir ou aux richesses qui lui étaient offertes. Il serait resté un ingénieur, vissé derrière un bureau à Vienne, attendant le versement d’une pension ou une crise cardiaque, selon ce qui se produirait en premier.

Qui que soient ces terroristes — oui, terroristes était le mot exact —, et quoi qu’ils veulent, il ne bougerait pas d’ici, personne ne le chasserait de cette terre, ni par la menace ni par des actes. S’ils voulaient s’attaquer à lui, qu’ils se préparent à livrer combat.

Otto Skorzeny n’en avait jamais perdu un seul.

D’ailleurs, on ne lui réserverait peut-être pas un accueil des plus chaleureux à Madrid, compte tenu des récents événements.

À Tarragone, Luca Impelliteri s’était assis à table en face de Skorzeny, huit heures après avoir exprimé sa demande, souriant de son air entendu pendant que les autres invités de Franco bavardaient tout autour. Une jeune Espagnole l’accompagnait, et de la main effleurait constamment son bras bronzé.

De temps en temps, quand Impelliteri lui parlait à l’oreille, elle souriait et rougissait. L’Italien posait alors les yeux sur Skorzeny, lui rappelant d’un regard acéré la récompense qu’il s’imaginait déjà avoir gagnée.

Mais il n’avait rien gagné, sinon le sort qu’il méritait.

Cette nuit-là, un peu avant l’aube, Skorzeny fut réveillé par le téléphone dans sa chambre d’hôtel.

« SS-Obersturmbannführer Skorzeny ? »

Une voix de femme.

« Qui est à l’appareil ? demanda-t-il, bien qu’il connût la réponse.

— Je suis envoyée par votre vieil ami.

— Parfait, dit Skorzeny. Où êtes-vous ?

— Dans un hôtel au bout de la Rambla Nova.

— Vous savez ce que j’attends de vous ?

— Je sais de quoi il s’agit, mais pas de qui. »

La Méditerranée léchait les rochers sous la fenêtre de Skorzeny. Il avait donné le nom.


Il regagna la maison, nettoya ses bottes devant la porte de la cuisine et entra.

Frau Tiernan, debout devant l’évier, faisait la vaisselle du petit déjeuner.

« J’aimerais une tasse de café dans mon bureau, dit-il en allemand. Demandez à Esteban de me l’apporter quand il sera prêt. »

Elle leva les yeux. « Bien, monsieur. Vous trouverez le courrier sur votre table. »

Dans son bureau, Skorzeny s’assit à sa table de travail et alluma une cigarette. Il examina la provenance des cinq enveloppes. Pieter Menten en Hollande, un évêque au Portugal, deux vieux Kameraden en Argentine.

La cinquième enveloppe portait le cachet de Dublin. L’intitulé avait été tapé à la machine : SS-Obersturbannführer Otto Skorzeny.

Il se sentit brusquement la bouche sèche. Il tira fort sur sa cigarette, la posa dans le cendrier et ouvrit l’enveloppe.

Une page, dactylographiée.

Il lut. La colère lui nouait les tripes. Il serra le poing, relut la lettre.

Puis il rit.

41

Ryan relut ses notes de la veille, bien qu’il ne se soit pas passé grand-chose durant ces heures qui s’écoulaient lentement. Un bébé avait pleuré plusieurs fois au cours de la nuit, réclamant d’être nourri. Un couple s’était engagé dans une violente dispute qui avait duré jusqu’à plus de minuit. Un chien aboyait de temps en temps. Dans la maison la plus proche, dont la fenêtre de la chambre était ouverte, il entendit le lit grincer, les grognements d’un homme atteignant l’orgasme, une porte qui se fermait, les pleurs d’une femme.

Ryan s’écarta d’un ou deux mètres lorsqu’il eut besoin de soulager sa vessie, rampant sans bruit entre les tiges de lierre.

Plus tard dans la nuit, il lutta contre le sommeil en buvant du café. Mais il finit par succomber et s’éveilla d’un cauchemar où des murs s’effondraient sur lui et l’ensevelissaient, tandis que le vacarme du premier train lui emplissait les oreilles. Quand il eut retrouvé ses esprits, il regarda sa montre. Pas tout à fait six heures et demie.

La vie reprenait tout autour. Le bébé pleurait, des chiens aboyaient, des mères houspillaient leurs enfants. Bientôt, les hommes partirent au travail, le pas lourd, frissonnant dans le froid du matin, une cigarette aux lèvres, portant sous le bras leur déjeuner enveloppé dans du papier journal.

La camionnette du laitier tourna dans l’avenue. Ryan la perdit de vue derrière les maisons, mais il entendit le tintement des bouteilles et le laitier qui sifflotait.

L’épicerie au coin de la rue, tout près de l’observatoire de Ryan, ouvrit aux alentours de sept heures et demie. Le propriétaire essuya la devanture et balaya par terre.

L’attention de Ryan fut attirée par un mouvement du côté de la maison. Il jeta un coup d’œil à sa montre : à peine un peu plus de huit heures. Un homme petit et trapu franchit le portail du jardin et avança dans la ruelle, en direction de Ryan. Un soldat, ça ne faisait aucun doute, avec cette coupe de cheveux et la démarche assortie. Quelqu’un qui avait vu de l’action. Ryan lui donna une trentaine d’années. Trop jeune pour avoir participé à la Seconde Guerre mondiale, mais très probablement envoyé en Corée.

L’homme entra dans l’épicerie. À travers la vitre, Ryan le vit saluer le propriétaire d’un signe de tête et lui adresser un message laconique. Il ressortit avec un paquet de cigarettes et une boîte d’allumettes, fourra la monnaie dans sa poche et repartit vers la maison en courant à petites foulées.

Ryan avait deviné juste : les allées et venues se faisaient par l’arrière de la maison, pas du côté de l’avenue.

Dix minutes plus tard, deux autres hommes apparurent. Ryan regarda dans ses jumelles. Il reconnut le capitaine John Carter. Les joues plus pleines, les cheveux dégarnis sur le haut du crâne, mais c’était bien lui. Son compagnon le dépassait d’une bonne dizaine de centimètres et l’écoutait en hochant respectueusement la tête. Son visage aussi s’était inscrit dans la mémoire de Ryan : il se tenait à côté de Carter sur la photo donnée par Weiss. Carter ouvrit la portière de la camionnette et s’assit au volant. Il se pencha pour déverrouiller la portière du passager. L’autre homme termina sa cigarette avant de monter.

Le bruit du moteur emplit l’espace, renvoyé par les arches de la voie ferrée. Carter démarra en gardant un œil sur ses rétroviseurs latéraux. La ruelle était à peine assez large pour laisser passer la camionnette.

Ryan s’aplatit dans le lierre. À travers le feuillage, il distingua les traits de Carter et de son coéquipier. Les deux hommes semblaient avoir le même âge, quarante-cinq ans environ.

Parvenue au bout de la ruelle, la camionnette tourna dans l’avenue. Le moteur toussa et crachota quand le véhicule prit de la vitesse en filant vers Jones’s Road, puis, à droite, direction le centre-ville.

Ryan nota l’heure.

Plus rien ne bougea pendant un moment. À onze heures et demie, l’homme petit et trapu passa à nouveau le portail, gagna le coin de la rue et l’épicerie dont il ressortit une minute plus tard avec une bouteille de limonade.

Ryan retint son souffle quand l’homme s’arrêta tout près de son observatoire, à l’entrée de la ruelle, et dévissa le bouchon. Il porta la bouteille à ses lèvres, renversa la tête en arrière et but à longs traits. Puis il s’essuya le menton et éructa bruyamment. S’adossant au mur, il prit un paquet de cigarettes dans sa poche — celui qu’il avait acheté plus tôt — et en alluma une.

Il resta là, sirotant sa limonade, le temps de fumer trois cigarettes tout en promenant son regard alentour, dans la ruelle et d’un côté à l’autre de l’avenue.

Ryan reconnaissait le comportement de quelqu’un qui supporte mal de demeurer confiné dans ses quartiers. Il en avait été souvent témoin, partout où on l’avait envoyé. Des hommes qui trouvaient n’importe quel prétexte pour sortir, même avec la seule perspective de marcher en rond autour des baraquements.

Bientôt, l’homme retourna lentement vers la maison, emportant sa limonade, et rentra à l’intérieur.

Plus de deux heures s’étaient écoulées quand la camionnette réapparut à l’entrée de la ruelle et vint s’arrêter devant la maison. Les deux hommes descendirent, sans un mot, et franchirent le portail.

Trois hommes au total. Ryan rédigea une brève description de chacun sur son bloc-notes. Taille, corpulence, couleur des cheveux.

Le soleil pointant entre les nuages lui chauffait le dos.

Un groupe de cinq garçons approchait dans l’avenue, l’un d’eux tenant un ballon et un morceau de craie. À l’entrée de la ruelle, il disparut dans un renfoncement entre les arcades. Ryan entendit le crissement de la craie et imagina la cage de football dessinée sur la brique.

L’un des gamins se proposa pour garder le but. Les autres constituèrent deux équipes et la partie commença. Halètements, coups de pied, cuir glissant sur le bitume. Les joueurs se bousculaient et emmêlaient leurs jambes. Ryan entendait régulièrement le choc sourd du ballon contre le mur, puis son rebond, suivi d’une acclamation enthousiaste.

De temps à autre, le propriétaire de l’épicerie s’approchait de la devanture, regardait au-dehors, secouait la tête et faisait retraite derrière son comptoir.

Les gamins jouèrent sans répit pendant plus d’une heure. Enfin, ils s’arrêtèrent, en nage et hors d’haleine.

« Je vais m’asseoir un peu, déclara le garçon qui avait apporté le ballon.

— Moi aussi, dit un autre. Je suis crevé. »

Ils s’assirent tous les cinq sur le trottoir en face, à l’ombre, le dos contre le mur de briques rouges. Ils parlèrent de l’école, du Frère chrétien qui était le plus gros salopard de tous, et de ce qu’ils feraient quand ils seraient plus vieux, plus forts, et qu’ils croiseraient l’un des Frères seul dans la rue. Ils parlèrent de leurs mères et de leurs pères, et des filles qu’ils connaissaient.

« Hé, vous êtes au courant pour Sheila McCabe et Paddy Gorman ?

— Non, quoi ?

— Elle lui a montré ses nichons.

— N’importe quoi. D’ailleurs, elle est plate comme une galette.

— Sûrement pas. Je l’ai vue avec sa mère en train d’acheter un soutien-gorge dans un magasin.

— C’est pas vrai.

— Si, c’est vrai. En tout cas, elle les a montrés à Paddy. Il m’a dit qu’elle avait bien voulu qu’il les suce et tout. »

Les garçons éclatèrent de rire.

Le propriétaire de l’épicerie bondit dans la rue. « Dites donc, les gosses, ne restez pas à raconter des cochonneries devant chez moi. Allez, ouste, filez, sinon je m’en vais tout raconter à vos mères, moi. »

Les gamins se levèrent, les yeux baissés, en se dandinant d’un pied sur l’autre avec une mine contrite. L’épicier rentra dans sa boutique. Les garçons s’esclaffèrent et reprirent leur partie de foot.

Ils jouaient depuis peu quand l’homme trapu quitta à nouveau la maison et descendit la ruelle. Du coin de l’œil, les gamins le regardèrent s’engouffrer dans l’épicerie, puis en ressortir avec une barre chocolatée. Il défit l’emballage et mangea sa friandise, debout au débouché de la ruelle. Quand il eut terminé, il prit ses cigarettes dans sa poche.

Les garçons interrompirent leur partie. Ils se rassemblèrent en conciliabule autour de leur chef, puis rompirent le cercle.

Le chef dit : « Hé ! m’sieur. »

L’homme alluma sa cigarette, aspira une bouffée. La brise emporta la fumée quand il exhala.

« Hé ! m’sieur. »

Il regarda le garçon.

« Vous pourriez nous passer une ou deux clopes ? »

L’homme hésita, puis prit deux cigarettes dans son paquet et les tendit. Le garçon vint les prendre.

« Merci, m’sieur. »

Les garçons partirent en courant, emportant leur ballon. Leurs pas résonnèrent sous les arcades.

« C’était quoi, ça ? »

La voix surprit Ryan autant que l’homme près duquel Carter avait surgi, les traits crispés par la colère.

« Rien, juste des gosses », répondit l’homme. Il avait un accent, Afrique du Sud ou Rhodésie, Ryan n’aurait su distinguer.

« On a déjà abordé la question, Wallace », dit Carter en desserrant à peine les lèvres. Tu es d’accord qu’on en a parlé ?

— Ce ne sont que des gamins. Je n’ai pas… »

Carter le frappa sur le front avec le plat de la main. « Des gamins ou des leprechauns[7], c’est pas le problème. Tu attires l’attention. Combien de fois es-tu allé à l’épicerie aujourd’hui ? »

Wallace fronça les sourcils. « Deux fois, c’est tout. J’en ai marre de passer mes journées dans cette foutue baraque.

— C’est moi qui décide où tu passes tes putains de journées. Compris ? »

Wallace soupira et fit signe que oui.

Carter se pencha vers lui. « Est-ce que tu comprends ?

— Oui.

— Oui, qui ?

— Oui, chef.

— Bien. » Carter recula d’un pas. « Retourne dans la maison. Allez. Exécution. »

Wallace s’éloigna au pas de course.

Les mains sur les hanches, Carter le suivit des yeux. Puis il examina les environs, l’avenue des deux côtés et l’entrée de la ruelle.

Ryan se figea quand le regard de Carter remonta le long du mur jusqu’au sommet couvert de lierre. L’Anglais recula sur la chaussée, plissant les yeux pour mieux voir. Ryan retint son souffle.

Carter secoua la tête, cracha par terre et partit à son tour vers la maison. Ryan respira.

42

« Je n’arrive pas à le joindre », dit Haughey, dont la voix grésillait dans le combiné.

Skorzeny sentit une douleur sourde lui étreindre le front.

« Il n’était pas à l’hôtel hier. Fitzpatrick, son chef, a téléphoné au camp militaire de Gormanston, il n’y est pas retourné depuis que toute cette histoire a commencé. Ma secrétaire a même appelé la boutique de son père à Carrickmacree en se faisant passer pour sa petite amie, mais ils n’ont aucune nouvelle de lui là-bas. Bref, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il fabrique. »

Skorzeny pianota sur son bureau. « Monsieur le ministre, je ne saurais trop insister sur le fait qu’il est urgent de parler au lieutenant Ryan. Cette lettre change la nature de la mission qu’il exécute pour nous, et plus encore, la nature de l’ennemi que nous avons en face de nous.

— En face de vous, colonel.

— Je vous demande pardon ?

— Nous n’avons aucun ennemi, dit Haughey. Cette lettre vous était adressée, à vous et à personne d’autre. Vos ennemis ne sont que les vôtres.

— Croyez-moi, monsieur le ministre, il vaut mieux que vous ne comptiez pas parmi eux.

— La réciproque est vraie aussi, colonel. Réfléchissez bien avant de me menacer. Je peux faire de l’Irlande une maison très froide pour vous et vos semblables. Mais il est encore trop tôt pour nous engager dans cette voie. Ne nous disputons pas à cause du lieutenant Ryan. Je suis certain qu’il ressurgira d’ici peu. »

Skorzeny posa le combiné sur son support et agita la sonnette.

Esteban entra. Il allait se retirer en emportant le téléphone quand Skorzeny le retint. « Attendez. »

Après un silence, le temps de prendre sa décision, Skorzeny ordonna : « Apportez-moi mon manteau, Esteban. Je dois me rendre en ville. »


À la porte, la femme demanda : « Celia vous attend ?

— Non, chère madame », répondit Skorzeny.

Elle sourit en réponse à cet excès de politesse. « Venez. Vous pouvez attendre à l’intérieur. »

Il lui emboîta le pas pour traverser le vestibule.

« J’en ai pour une minute », dit-elle après l’avoir fait entrer au salon.

Elle revint deux minutes plus tard. « La voilà. »

Celia entra. Elle s’arrêta net en voyant Skorzeny.

« Miss Hume », dit-il.

Celia ne répondit pas.

« Eh bien, je vous laisse, dit la logeuse.

— Non, dit Celia. Restez. »

La logeuse hésita.

« C’est une affaire privée », dit Skorzeny.

Celia sourit poliment. « Peu importe, je préfère que Mrs. Highland assiste à notre conversation. Asseyez-vous, je vous en prie. »

Elle prit place dans l’un des deux fauteuils, Mrs. Highland dans l’autre. Skorzeny resta debout.

Après un silence, Mrs. Highland demanda : « Désirez-vous une tasse de thé, monsieur… Pardonnez-moi, je n’ai pas compris votre nom.

— Non, merci, dit Celia. Le colonel Skorzeny ne veut rien.

— Oh ! » Mrs. Highland croisa les mains sur ses genoux. Voyant que personne ne prenait la parole, elle dit : « Le temps est vraiment instable, n’est-ce pas ? »

Aucune réaction.

« Pourquoi souhaitiez-vous me voir, colonel Skorzeny ?

— C’est à propos de notre ami, répondit-il en s’asseyant sur le canapé. Le lieutenant Ryan. Je dois absolument lui parler, mais je ne parviens pas à le joindre. J’espérais que vous seriez informée de ses déplacements.

— Non, je ne sais pas où il est. Désolée. »

Skorzeny la dévisagea fixement. « Je me permets d’insister, miss Hume. Il s’agit d’une affaire de la plus haute importance.

— Je vous le répète, je ne sais pas où il est. Je regrette de ne pas pouvoir vous répondre. »

Il ne la lâchait pas des yeux. Elle regarda le tapis. « Miss Hume, je ne ménagerai pas mes efforts — tous mes efforts — pour retrouver le lieutenant Ryan. Vous me comprenez ? »

Il vit qu’elle déglutissait avec peine, les mains tremblantes.

« J’ai parlé avec Albert hier. Il m’a dit qu’il devait partir pendant un jour ou deux. À cause de son travail. Il n’a pas voulu me dire où, ni pourquoi. C’est tout ce que je sais. »

Mrs. Highland remarqua que la jeune femme se tordait nerveusement les doigts.

Skorzeny se pencha en avant. « Miss Hume, si vous avez omis de mentionner quelque chose, je serai extrêmement déçu. »

Mrs. Highland se leva. Elle parla avec un trémolo dans la voix. « Monsieur… Pardon, je n’ai pas retenu votre nom ?

— Skorzeny, dit-il en se levant aussi. Colonel Otto Skorzeny.

— Monsieur Skorzeny. Je n’aime pas beaucoup votre ton. J’ignore de quoi il est question exactement, mais miss Hume a été confiée à mes bons soins et il me déplaît de voir que vous la troublez considérablement. Vous n’êtes pas le bienvenu chez moi. Je vous saurais gré de bien vouloir partir maintenant. »

Skorzeny ne put retenir le sourire qui lui étirait les lèvres.

« Mais bien sûr, chère madame. Veuillez excuser mon intrusion. Ne me raccompagnez pas, je vous en prie. »

À la porte, il se retourna sur le seuil pour s’adresser à Celia. « Miss Hume, appelez-moi si la destination du lieutenant Ryan vous revient. Je vous en serai infiniment reconnaissant. »

Celia regardait droit devant elle, silencieuse et immobile. Seule sa poitrine se soulevait et s’abaissait à un rythme rapide.

Skorzeny ressortit dans la rue. Il consulta sa montre et décida d’aller dîner dans un des meilleurs hôtels de la ville.

Le Shelbourne peut-être, ou le Royal Hibernian. On y servait des repas pour le moins acceptables.

L’appétit le gagnait déjà.

43

La camionnette repartit un peu avant sept heures du soir, cette fois emportant les trois hommes, Carter toujours au volant. Ils revinrent à la nuit tombée, dans la faible lueur des lampadaires.

Ryan les observa avec les jumelles.

Les hommes riaient, l’air détendu. Carter aussi. Wallace parlait avec animation, le visage fendu d’un large sourire, les mains volubiles.

Samedi soir. Ils étaient sans doute allés dîner et avaient bu quelques bières. Même en pleine zone de combat, les hommes devaient parfois se délasser. La sortie calmerait peut-être les nerfs de Wallace. Mais Ryan savait bien que Carter ne lâcherait pas davantage de lest. Après cette petite récréation, il resserrerait aussitôt la bride.

Le trio réintégra ses quartiers et les lumières s’allumèrent derrière les fenêtres opacifiées avec du papier journal. Quinze minutes plus tard, tous les feux étaient éteints. Une obscurité totale régnait dans la maison.

Ryan regarda sa montre.

Onze heures.

Plus rien ne bougerait à présent. Il s’installa confortablement pour la nuit, s’emmitoufla dans sa veste et se fit un oreiller avec son sac à dos. Le bruit des rues tout autour était réconfortant, les aboiements des chiens, les cris lointains des hommes ivres, les ébats amoureux contraints dans la maison la plus proche.

Ryan ferma les yeux.


Le vrombissement du premier train l’éveilla, pareil à un tentacule visqueux qui l’arrachait à ses rêves puis le rejetait dans le lierre, désorienté et comme en apesanteur, le temps qu’il retrouve ses esprits.

Il vérifia d’abord que la camionnette était toujours là, garée dans la ruelle, puis s’écarta en rampant pour faire ses besoins. Une fois soulagé, il sortit le reste du pain et le morceau de fromage du sac à dos et prit son petit déjeuner. Il grimaça en buvant le café qui était froid depuis longtemps. La barbe rugueuse sur son menton lui piquait le bout des doigts.

Dimanche. La matinée avançait lentement. De rares habitants s’aventuraient dans la rue, rompant la monotonie de sa surveillance. Il bâilla, remua les doigts et les orteils, inventa des jeux pour passer le temps. Nommer les oiseaux tout autour, parier sur la couleur des voitures qu’il entendait approcher.

Personne n’entra dans la maison ni n’en sortit.

Midi sonna. Bientôt une heure. Il avait épuisé ses maigres provisions et son estomac se mit à gargouiller. Il supportait depuis des heures l’odeur du bacon frit, des œufs et du pain grillé qui émanait des maisons. Si l’épicerie du coin avait ouvert, il se serait peut-être risqué à quitter son poste pour s’acheter quelque chose, mais le magasin demeurait obstinément fermé, et le resterait sans doute toute la journée.

Puis le quartier commença à s’animer.

Par petits groupes, des hommes et des jeunes garçons descendaient Fitzroy Avenue et Jones’s Road, en route vers le stade. Certains portaient des drapeaux et des bannières de couleur bleue.

Évidemment. Dimanche, un match de foot à Croke Park. Ryan ne suivait pas les compétitions sportives, même organisées par l’Association athlétique gaélique, mais il savait que la saison était déjà largement entamée et que le championnat national de football gaélique battait son plein. Dublin jouait sûrement sur son terrain.

Le flot augmentait, des rivières de spectateurs qui convergeaient vers le stade, s’infiltraient par les portes, se pressaient les uns contre les autres en attendant d’accéder aux gradins.

Vers deux heures de l’après-midi, la foule avait été presque totalement absorbée par le stade d’où s’élevait un grondement impatient. Le silence se fit soudain, suivi d’une puissante acclamation. Ryan comprit que le match avait commencé.

En écoutant les vagues, la houle qui montait et retombait, portée par les courants du jeu, il s’imagina étendu sur une plage. L’eau clapotait au bord de son esprit. Ses paupières se firent lourdes, la fatigue pesait dans sa tête. Il eut beau lutter, le sommeil revenait sans cesse, aussi inéluctable que les marées.

Ryan dériva, jusqu’à la minuscule crique qu’il avait découverte dans l’île sicilienne d’Ortigia, avec ses galets lisses, chauds au contact de sa peau, l’eau claire et peu profonde qui miroitait dans l’éclatante lumière.

Le claquement des portières de la camionnette qui se refermaient le réveilla brutalement. La vision trouble, il saisit les jumelles.

Tous les trois dans le véhicule, Carter encore au volant.

Ryan s’aplatit dans le lierre au moment où la camionnette arriva à sa hauteur. Carter s’engagea dans l’avenue, tourna à droite, en direction du nord. Le moteur peinait à prendre de la vitesse. Bientôt, son bruit s’évanouit, noyé dans la clameur qui planait sur le stade.

Vas-y, se dit Ryan.

Il rangea ses affaires dans le sac, l’enfouit sous le lierre et quitta son poste d’observation. Ses articulations et ses muscles protestèrent, outragés d’être sollicités après une si longue immobilité. Il traversa les voies, descendit le talus de l’autre côté, puis, après avoir vérifié qu’il n’y avait aucun témoin, s’avança sous le pont et déboucha à l’entrée de la ruelle.

Plaqué contre les murs des jardins, dissimulé à la vue qu’on pouvait avoir depuis les fenêtres, il s’approcha de l’endroit où avait stationné la camionnette, taché d’huile et parsemé de mégots.

Le portail était fermé à clé, comme il s’y attendait. D’un mouvement fluide, il s’agrippa au sommet du battant à peine plus haut que lui, prit appui sur un pied et passa par-dessus.

Il atterrit dans un jardin nu qui s’accordait mal avec une maison habitée par des civils. Pas de vieux landau au rebut, pas de bicyclettes appuyées contre les murs.

Un peu plus loin, Ryan poussa la porte des toilettes extérieures. L’odeur signalait que le réduit avait été utilisé récemment, mais c’était propre, avec des carrés de papier journal suspendus à un crochet près de la cuvette, une bouteille de produit désinfectant posée par terre.

Il s’approcha de la maison. De même que les ouvertures de l’étage, la fenêtre de la cuisine et la vitre de la porte avaient été masquées avec des journaux. Il tourna la poignée, sachant que sa tentative serait inutile, puis glissa le bout des doigts sous la fenêtre de la cuisine pour essayer de la soulever. Le panneau ne bougea pas d’un pouce. Bloqué avec des clous, pensa-t-il.

Ryan recula d’un pas et observa la bâtisse en examinant les options qui s’offraient à lui. Puisqu’il n’y avait pas moyen de forcer l’entrée sans laisser de traces, pourquoi s’encombrer de vaines précautions ?

Il sortit le Walther de son étui et donna un coup de crosse contre la vitre. Les morceaux de verre transpercèrent le papier journal et tombèrent à l’intérieur. Il se servit du canon pour déloger les tessons qui restaient accrochés avant de ranger l’arme et de saisir à deux mains les montants de la fenêtre.

Ryan se hissa, descendit sur l’évier puis sur le carrelage. La pièce exiguë sentait la vieille cuisine, l’odeur de repas déjà anciens. Il y avait des casseroles posées sur la cuisinière, des assiettes dépareillées sur une petite table, un carton rempli de pommes de terre, d’oignons, de choux et de carottes.

Sur les murs, aucun tableau n’était suspendu aux clous recouverts d’une couche de peinture. Le sol avait été balayé, les surfaces nettoyées, mais la poussière s’accumulait dans les toiles d’araignée aux coins du plafond. Le genre de ménage dont une femme ne se satisferait pas.

Fouillant dans les placards et les tiroirs les uns après les autres, Ryan n’y découvrit qu’une poignée d’ustensiles et quelques boîtes de conserve.

Il alla ouvrir la porte du salon et s’arrêta sur le seuil pour parcourir la pièce du regard.

Dans la lumière que laissait passer la couverture tendue devant la fenêtre, ses yeux furent d’abord attirés par le panneau de liège posé sur la cheminée et par les photos qui y étaient punaisées. Il distingua plusieurs clichés en noir et blanc d’Otto Skorzeny, parmi lesquels deux portraits, ainsi que des images innocentes de l’Autrichien prises à distance dans les rues de la ville ou sur ses terres.

Ryan entra dans la pièce et s’approcha du panneau pour examiner les autres photos. Il reconnaissait certains visages. L’identité de la personne était notée sous les portraits : Hakon Foss, Célestin Lainé, Catherine Beauchamp, Johan Hambro, Alex Renders.

Tous morts, sauf Skorzeny et Lainé.

Dans le coin supérieur, une carte de la propriété de Skorzeny dessinée à la main, avec des angles d’attaque en rouge, chacun d’eux portant un nom : Carter, Wallace, Gracey, MacAuliffe.

Quatre noms.

Il n’avait vu que trois hommes entrer et sortir de la maison. Où était le quatrième ?

Ryan retint son souffle et tendit l’oreille.

Rien. S’il y avait eu quelqu’un, le bruit du verre brisé l’aurait alerté. Il serait déjà venu voir.

Ryan expira et continua à explorer les éléments épinglés sur le liège.

En bas, à droite, un morceau de papier.

Alain Borringer

Heidegger Bank

C/c 50664

Sous l’intitulé du compte, un numéro de téléphone écrit au crayon plus épais. En Suisse, probablement.

La banque où Skorzeny déposait ses fonds.

Ryan pensa à Weiss. Était-il vraiment celui qu’il prétendait être ? Ou bien cachait-il autre chose ? Haughey avait-il raison de croire que le Mossad jouait un rôle dans cette affaire ?

Il fit le tour de la pièce. Parquet nu. Un divan face au panneau de liège, deux fauteuils dépareillés, et, en guise de table au centre, une caisse retournée sur laquelle était installée une vieille machine à écrire. Un transistor par terre dans le coin. Pas de téléphone.

Ryan sortit dans le petit vestibule, pas plus d’un mètre carré, entre la porte d’entrée et l’escalier. Il monta à l’étage. Sur le palier, trois portes. L’une était ouverte. Il aperçut deux lits de camp, minces matelas et châssis en métal, ressemblant à ceux sur lesquels il avait dormi pendant presque toute sa carrière.

Il entra. Une pièce au parquet brut, comme le rez-de-chaussée, et tout aussi propre, mais imprégnée de l’odeur forte et âcre des hommes. Les couvertures étaient soigneusement pliées au pied des lits, avec une trousse de toilette sur chacune. La photo d’une fille nue, découpée dans un magazine, était scotchée au mur au-dessus de l’un des lits. Une caisse servait de table de chevet. Dans le coin, deux sacs marins.

Cela sentait comme à l’intérieur d’une caserne. Ryan dut hélas s’avouer qu’il était nostalgique de ses quartiers au camp de Gormanston.

Il sortit de la pièce, traversa le palier, et ouvrit la première des portes fermées, découvrant un placard aménagé autour d’une chaudière où étaient rangées des serviettes et des piles de draps.

Ainsi que quatre fusils automatiques, un revolver Smith & Wesson, deux pistolets semi-automatiques Browning HP et leurs silencieux enveloppés dans un linge sale.

« Nom de Dieu », dit-il.

Il referma le placard et se tourna vers la dernière porte. Elle grinça quand il l’ouvrit. La chambre ressemblait à l’autre, hormis qu’il y avait un homme allongé sur l’un des lits, le visage luisant de sueur, le bras droit immobilisé par une attelle, les doigts rouges de sang.

L’homme dévisagea fixement Ryan de ses yeux vitreux, bouche ouverte.

Ryan vit la trousse de secours sur la caisse près du lit, le petit flacon marron, la seringue.

De la morphine.

« Salut », dit l’homme d’une voix pâteuse.

Il était torse nu, maigre, le menton grisé par une barbe de deux jours, âgé de trente-cinq ans tout au plus. Une minuscule tache de sang sur la face interne du bras, la trace d’une piqûre.

Ryan sortit le Walther de l’étui et le tint le long de son corps.

L’homme rit. La bave moussait à ses lèvres. « C’est pourquoi, ça ? »

Il avait l’accent écossais, peut-être de Glasgow, mais on ne pouvait en être sûr à cause de son élocution brouillée par la morphine.

« Au cas où, répondit Ryan. Vous êtes Gracey ou MacAullife ? »

Le blessé plissa le front. « Qu’est-ce qui se passe ? Qui… Où est mon… ? »

Ryan s’avança dans la pièce et s’assit sur le deuxième lit de camp. « Comment vous vous appelez ?

— Tommy, dit l’homme. Ma mère voulait m’appeler James, mais mon vieux a dit, pas question, ce sera Tommy. J’ai soif. »

Il y avait un mug à demi rempli d’eau sur la caisse. Ryan le prit, l’approcha des lèvres de Tommy et le laissa boire jusqu’à ce qu’il tousse en recrachant sur sa poitrine nue.

Ryan reposa le mug sur la caisse. « Qu’est-ce qui vous est arrivé au bras ? »

Tommy regarda l’attelle, la peau violet et jaune, le sang. Il écarquilla les yeux comme s’il découvrait seulement maintenant qu’il était blessé.

« Je suis tombé, répondit-il.

— Où ?

— Sous les arbres. Je courais. Je suis tombé. Ça me fait un mal de chien.

— À la ferme d’Otto Skorzeny ? »

Tommy grimaça, hilare. « On va lui foutre les pétoches. »

Ryan lui rendit son sourire. « Oui.

— On va s’en mettre plein les fouilles. »

Ryan sentit le sourire se figer sur ses lèvres. « Absolument. »

Il pensa au numéro de compte griffonné sur le papier en bas.

Tommy essaya de s’asseoir. « Vous avez envoyé la lettre ?

— Oui.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? »

Ryan se demanda jusqu’où il devait entretenir Tommy dans ses illusions. « Il n’a pas encore répondu. Qu’est-ce qu’il y avait dans la lettre ? »

Tommy sourit et brandit son index gauche à l’adresse de Ryan. « Ah, tu sais bien. » Il se tapota le côté du nez avec le même doigt. « Tu sais…

— Non, je ne sais pas. Dis-moi.

— L’or. » Tommy fronça les sourcils comme s’il grondait un enfant bête et têtu. « L’or, putain.

— Combien ?

— Des millions. On sera tous pleins aux as. »

Ryan se leva, l’esprit en ébullition. Dehors, la clameur du stade déferlait dans la rue.

Quand les autres reviendraient, ils verraient la fenêtre cassée, ils sauraient qu’on avait découvert leur repaire. Ils chargeraient leurs maigres effets dans la camionnette et déguerpiraient en moins de cinq minutes.

Où iraient-ils ?

Ils ne quitteraient pas le pays en abandonnant leur mission, Ryan en était convaincu. Trop de sang avait été versé, ils ne renonceraient pas.

Réfléchis, réfléchis, réfléchis.

Si Ryan s’était trouvé aux commandes d’une telle opération, il aurait prévu une solution de repli, une autre maison, ailleurs en ville, où se réfugier le plus vite possible.

La peur monta en lui comme une nausée. Il était dépassé. Il aurait dû dire ce qu’il savait à Weiss, laisser l’agent du Mossad prendre le contrôle.

Ryan savait parfaitement ce que l’Israélien aurait fait s’il était venu ici. Il aurait exécuté le blessé et tué les autres à leur retour. Terminé. Et Ryan aurait annoncé à Skorzeny et à Haughey que la menace avait disparu.

Rapide, efficace.

Ryan était-il capable d’une chose pareille ? Il avait déjà tué des hommes. Au point qu’il en perdait le compte. Mais c’était la guerre. Pourrait-il tuer des hommes pour leur cupidité ?

Non, absolument pas.

Si, bien sûr.

Ryan fit coulisser la glissière du Walther et engagea une balle dans le magasin. Il visa Tommy au milieu du front.

Une clarté soudaine se fit dans les yeux du blessé.

« Non », dit-il, sa gorge sèche laissant passer un filet de voix.

Ryan appuya sur la détente, en éprouva la résistance.

« Non. S’il te plaît. »

Ryan fut saisi d’un étourdissement. Il cligna des yeux pour reprendre ses esprits. Inspira par le nez, expira par la bouche. Encore une clameur qui s’élevait dans le stade.

« Mon Dieu. Non, ne fais pas ça. »

Ryan pensa à Celia, à la chaleur de son corps contre le sien. « Et merde », dit-il.

Il baissa le pistolet, la main tremblante.

Tommy respirait avec force, sans quitter Ryan des yeux. « Merci », dit-il.

Ryan voulut répondre, bien qu’il ne fût pas sûr de trouver les mots, mais l’air se bloqua brusquement dans ses poumons au bruit d’une clé tournant dans une serrure.

Une porte qui s’ouvrait en bas, frappait contre un mur.

Un chuchotement impérieux, intimant le silence.

Ryan posa un doigt sur ses lèvres en regardant Tommy. Chut…

Il partit vers la porte de la chambre en veillant à ne pas faire craquer le plancher. Sur le palier, il se pencha par-dessus la balustrade et tendit l’oreille. Il n’entendait rien hormis les acclamations de la foule parvenant jusqu’à la rue.

Par la porte du salon, il surprit une ombre furtive.

Il rentra dans la chambre.

« Ici, cria Tommy. Il est ici ! »

Ryan ferma la porte, tira le loquet.

Des pas rapides dans l’escalier.

Ryan fit voler la vitre en éclats avec la crosse du pistolet, dégagea le verre tout autour en se servant du canon et remit le Walther dans son étui pendant qu’il enjambait la fenêtre.

Une violente secousse ébranla la porte. Une fois, deux fois.

Ryan passa l’autre jambe, puis le corps. Il vit la porte s’ouvrir à la volée, Carter se précipiter et il se laissa tomber à terre.

Il se reçut brutalement sur le bitume, ses chevilles accusant le coup en premier, puis son épaule lorsqu’il s’affaissa sur le côté. Il lâcha un cri, roula sur le ventre, se remit debout en entendant la porte d’entrée s’ouvrir.

Il prit la fuite.

Derrière lui, des pas s’élancèrent sur la route. Il courait en zigzag, tête basse.

« Là-bas ! entendit-il. Attrapez-le ! »

Les pieds martelaient la chaussée. Ryan vira à droite et fonça dans les ombres du pont de chemin de fer.

Plus loin, Holy Cross Avenue, et sa voiture.

Il força sur ses jambes, accélérant aussi la cadence de ses bras. Un regard par-dessus son épaule… Aucun poursuivant.

Il avait presque atteint l’avenue et ses vertes frondaisons.

À nouveau, il entendit les pieds — un seul homme, pensa-t-il — qui avalaient l’asphalte derrière lui. Il les ignora, conserva son allure, traversa Clonliffe Road et déboucha dans l’avenue, la voiture était là, à quelques mètres.

Ryan s’arrêta en dérapage devant la Vauxhall, la clé dans la main. Il ouvrit la portière et sauta à l’intérieur. Il mit le contact, insista jusqu’à ce que le moteur démarre. Devant, une impasse. Il enclencha la marche arrière, écrasa la pédale de l’accélérateur.

L’homme à ses trousses, Wallace, fit un bond de côté, tenta d’agripper la poignée. Ryan s’accrocha au volant en prenant de la vitesse, le cou dévissé pour regarder par la lunette arrière.

Il pila instinctivement quand la camionnette Bedford lui bloqua le passage. Le châssis de la voiture marqua bruyamment l’arrêt.

Déjà, Wallace surgissait, armé d’un Browning qu’il balança dans la vitre. Ryan reçut une pluie de verre brisé et le canon du pistolet vint s’appuyer contre sa tempe.

« Ne bouge pas, connard », dit Wallace.

44

Haughey se passa la langue sur les lèvres tout en lisant la lettre, une ride profonde creusée entre ses sourcils minces. Il émit un petit rire étouffé.

« Ils sont vraiment gonflés », dit-il.

Skorzeny était venu immédiatement. Lundi matin, mais la circulation était fluide, il avait bien roulé. Il dut pourtant attendre près de quarante minutes avant que Haughey n’arrive à son bureau, les paupières lourdes, mal rasé, comme en hâte.

« Ils sont sérieux ? » lâcha le ministre.

Skorzeny réprima un soupir. « Monsieur le ministre, ils ont tué un grand nombre d’hommes pour parvenir à ce point précis de leur plan. Donc, oui, je crois que nous pouvons présumer qu’ils ne plaisantent pas.

— Doux Jésus. » Haughey grogna en secouant la tête. « Ils sont culottés. Un million et demi de dollars, en or. Combien ça fait en livres ? Bon sang, ne me dites pas, vous allez me faire pleurer. »

Skorzeny attrapa la tasse de café sur la table, but une gorgée, reposa la tasse. « C’est une somme considérable. »

Tenant toujours la feuille, Haughey plissa les yeux pour mieux scruter son interlocuteur. « Vous pouvez vraiment disposer d’autant d’argent ?

— Ce n’est pas la question, monsieur le ministre.

— Putain, c’est quoi alors ? » Haughey posa la lettre sur le bureau.

Skorzeny la prit. « Surveillez votre langage, je vous prie. Vous m’offensez.

— Allez vous faire foutre, dit Haughey d’une voix qui s’étranglait dans sa gorge. Vous êtes dans mon bureau. Si ça ne vous plaît pas, cassez-vous. »

Skorzeny sentit les fibres du papier rêches sous ses doigts, le poids de la feuille, l’encre épaisse. Il relut la lettre une énième fois.

SS-Obersturmbannführer Skorzeny,

Vous avez vu notre travail. Vous avez vu ce que nous sommes capables de faire. Vous avez vu que nous pouvons vous atteindre.

Le prix de votre vie est de 1 500 000 dollars en lingots d’or de un kilo, livrés par caisses de quinze lingots chacune.

Signalez que vous avez l’intention de vous exécuter en passant une annonce dans l’Irish Times, adressée au Traqueur assidu, dans les cinq jours suivant la date de cette lettre. Si aucune annonce ne paraît, vous mourrez à l’heure et de la manière qu’il nous siéra.

Une fois votre signal émis, les instructions concernant la livraison vous seront communiquées par d’autres moyens.

Votre vie ne tient qu’à un fil, SS-Obersturmbannführer Skorzeny. Ne nous mettez pas au défi. Ne vous enfuyez pas. Nous pouvons vous atteindre aussi bien en Espagne qu’en Argentine. Vous n’êtes en sécurité nulle part sur cette Terre maintenant.

Avec nos respects,

En guise de signature, un gros X était tracé à la main sous le message.

« Alors ? interrogea Haughey en se penchant en avant, les coudes sur le bureau. Vous allez payer ?

— Peut-être. » Skorzeny replia la feuille sur ses marques et la posa sur le bureau à côté de la tasse de café. « Ou peut-être pas.

— Vous n’envisagez pas de refuser, n’est-ce pas ? J’ai tout fait pour vous protéger, mais il y a des limites. Ces gars-là vous prennent pour cible, je n’y peux rien. »

Skorzeny but une autre gorgée de café. « Monsieur le ministre, vous devez bien comprendre que cette lettre change la nature de notre situation. »

Haughey haussa les sourcils, front plissé. « En effet.

— Mais peut-être pas comme vous le pensez. »

Le ministre leva les mains pour avouer son ignorance. « Dites-moi.

— Jusqu’à ce que je reçoive cette lettre, nous pensions avoir affaire à des fanatiques, des illuminés, des hommes attachés à la poursuite d’un idéal perverti. À présent, nous savons qu’ils sont mus par la cupidité. Nous savons que ce sont des voleurs. »

Haughey haussa les épaules. « Et alors ? »

Skorzeny avait prévu que le politicien ne comprendrait pas. Charles J. Haughey parlait d’idées, de rêves, d’objectifs nobles, mais ces mots — comme chez la plupart de ceux qui recherchent le pouvoir — étaient un voile servant à camoufler la vraie nature de l’homme qui s’abritait derrière.

« On ne peut pas raisonner avec un fanatique. » Skorzeny détacha ses mots, lentement, afin que leur sens pénètre dans le crâne de Haughey. « Un illuminé ne se soucie pas de sauver sa peau. On ne peut pas marchander avec lui. On ne peut pas l’acheter. Il obtient ce qu’il veut, ou il meurt, il n’y a pas d’autre issue. Mais on peut marchander avec un voleur. On peut acheter un voleur. Un voleur préfère sa vie à son honneur.

— Vous allez marchander avec eux ? Vous êtes en train de me dire que vous voulez palabrer avec ces gens-là ?

— Non, monsieur le ministre. Ils ont montré leur faiblesse. Je vais la retourner contre eux pour les détruire. »

Le visage de Haughey se figea, perdit toute expression, comme s’il avait enfilé un masque moulé sur ses propres traits.

« Colonel Skorzeny, mon indulgence a des limites. Je ne vous laisserai pas livrer une putain de guerre dans mon pays. Si vous avez l’intention de leur résister, de vous battre avec eux, alors vous feriez mieux de prendre un avion pour Madrid et vous verrez bien si Franco vous accepte. Parce que, moi, vos petites bagarres à la con, c’est niet. »

Skorzeny sourit. « Allons, monsieur le ministre, il n’est pas nécessaire de voir les choses sous cet angle. Nous pouvons régler ce problème ensemble. Avec votre lieutenant Ryan. »

Haughey changea de position dans son fauteuil. Son visage s’animait à nouveau. « Oui. Ryan. Il n’a pas encore refait surface.

— Bien sûr que non.

— Celui-là, j’aurai deux mots à lui dire. En plus de lui coller mon pied aux fesses. »

Skorzeny se leva, prit la lettre sur le bureau, la glissa dans sa poche. « Le lieutenant Ryan reviendra en temps voulu. Il en sait plus qu’il n’en a dit. Un homme intelligent, et dangereux. Je l’interrogerai moi-même. »

Haughey se renversa en arrière dans son fauteuil. « Vous l’interrogerez ?

— Au revoir, monsieur le ministre. »

Skorzeny partit vers la porte. Il saisit la poignée, la tourna, sourit à la secrétaire de l’accueil.

Haughey le rappela. « Colonel. »

Skorzeny pivota. « Oui, monsieur le ministre ?

— Un fanatique ou un voleur. » Sur les lèvres minces du politicien se dessinait un fin sourire. « Lequel des deux êtes-vous ? »

Skorzeny lui rendit son sourire.

« Les deux », répondit-il.

45

Ryan cligna des yeux dans le noir, réveillé en sursaut. Un film humide lui collait aux paupières. Le froid le pénétrait par tous les pores de son corps nu, couché dans une position douloureuse, pommette, épaule et hanche gisant à même la terre battue. Il se palpa le visage avec les doigts de la main droite, comme pour se prouver grâce à ce contact qu’il était encore en vie.

Combien de temps ?

La barbe sur son menton était rugueuse, plus drue qu’auparavant.

Au moins un jour, peut-être trente-six heures.

Ryan fouilla son esprit pour y rassembler les morceaux et les remettre en ordre.

Wallace l’avait sorti de la voiture, le canon du Browning enfoncé dans son cou. Les portières arrière de la camionnette s’étaient ouvertes, l’avaient avalé, puis l’obscurité, quelque chose qu’on lui glissait sur la tête.

Ils l’avaient tabassé.

D’abord, à l’arrière de la camionnette. Des coups de poing et de pied, furieux et maladroits, qui pleuvaient sur son corps, sa tête, ses cuisses, son ventre. Il s’était étranglé avec le sang dont le goût lui montait dans la gorge, avait toussé, senti le liquide chaud sur le tissu qui lui couvrait le visage.

Quelque chose, quelqu’un, lui avait immobilisé les mains dans le dos. Une bombe qui explosait sur sa tempe. Sonné, ballotté, dérivant sur l’atroce douleur. Une autre explosion, puis un néant sans lumière pendant un temps qui s’écoulait comme un crachat sur un mur.

Des bribes de souvenirs établissaient un vague pont entre avant et maintenant. Tiré de la camionnette, la tête toujours recouverte, traîné sur l’herbe, sur le plancher d’un bâtiment.

Ses vêtements arrachés. Une lanière en cuir, peut-être une ceinture, fouettant ses épaules et ses fesses nues.

Puis le plongeon dans les ténèbres, une brève apesanteur, jusqu’à l’atterrissage, brutal au point d’en perdre le souffle et la conscience.

Il s’était réveillé à l’endroit de sa chute. Il avait ôté le sac en toile sur sa tête, regardé tout autour, rien vu dans le noir d’une épaisseur abyssale. À quatre pattes, il avait fait le tour de la pièce, explorant le sol de terre battue, l’humidité poisseuse de la brique.

Mais pas de porte.

Ensuite, quelques minutes ou bien des heures plus tard, il avait dormi. Jusqu’à maintenant, réveillé par un bruit qu’il ne se rappelait pas.

Là. Une clé tournant dans une serrure.

Il regarda de tous côtés, dans l’attente de voir la porte qu’il n’avait pu trouver avec ses mains.

Un grincement, puis un mince trait lumineux.

Perdu, désorienté, il leva enfin les yeux et découvrit la porte qui s’ouvrait, étrangement suspendue à trois mètres au-dessus du sol. Dans la faible lueur, il distingua un motif en dents de scie contre le mur blanchi à la chaux, vestige d’un escalier qu’on avait enlevé pour transformer cette cave en fosse.

« Il est réveillé. »

Ryan reconnut l’accent sud-africain de Wallace.

Une échelle fut descendue. En haut, Wallace braquait le Browning, équipé du silencieux.

« Lève-toi. »

Ryan se mit à genoux. Une nausée monta de son ventre et l’étourdit. Saisi d’un haut-le-cœur, il cracha par terre.

« Debout », dit Wallace.

Ryan se leva, vacilla d’un côté, trouva son équilibre. Il posa sa main gauche sur ses parties génitales, comme un enfant surpris dans une pratique honteuse.

« Recule contre le mur du fond. »

Ryan obtempéra, sans quitter Wallace des yeux, jusqu’à ce qu’il éprouve le contact de la brique froide et humide contre ses épaules. Il toussa et frissonna.

Tout en le maintenant en joue, Wallace recula pour laisser passer Carter. Celui-ci se tourna et descendit l’échelle. Le troisième homme, le plus grand, suivit. Wallace coinça le Browning dans sa ceinture et les rejoignit en bas.

Ils firent face à Ryan en le dévisageant de leurs yeux durs.

Wallace ressortit le pistolet et le tint à deux mains, le doigt sur la détente.

Carter dit : « Avance d’un pas. »

Ryan s’exécuta.

« Mets tes mains sur ta tête. »

Ryan respira, dans la pièce où il semblait rester si peu d’air. Il posa les mains sur son cuir chevelu, sentit ses testicules se contracter dans le froid.

Wallace ricana. Le plus grand gardait les yeux fixés sur le visage de Ryan.

« Écarte les jambes », dit Carter.

Ryan obéit, le ventre noué, dans l’anticipation de ce qui allait suivre.

Carter prit son temps. On n’entendait dans la pièce que le souffle oppressé de Ryan dans sa poitrine. Puis Carter fit une longue enjambée et lança son pied.

Un choc sourd, suivi d’un engourdissement du bas-ventre. La violente chaleur vint après, la pression dans ses entrailles, le plomb fondu dans son estomac. Ses genoux cédèrent et il s’étala de tout son long. Ses tripes vrillées envoyèrent un jet de bile dans sa bouche et ses narines. Il l’évacua en toussant. Un gémissement monta du fond de son abdomen en feu et gargouilla dans sa gorge.

Carter et le grand se mirent à l’œuvre. Non plus dans la rage désordonnée du premier passage à tabac, mais avec des coups précis, phalanges et pointes de bottes logeant la douleur dans les endroits les plus vulnérables du corps.

Ils ne posèrent aucune question et Ryan hurla jusqu’à ce que sa voix se brise. Au bout d’un moment, sa conscience reflua, de sorte que la douleur devint celle de quelqu’un d’autre, un autre homme en sang qui se traînait sur la terre d’une autre cellule.


Ryan revint à lui, échoué dans le noir. La marée, en se retirant, découvrait la douleur qui avait coulé sous la surface. Immobile, il écouta son cœur, les battements dans ses oreilles. Quand il n’y tint plus, il inhala.

Ses flancs et son dos hurlèrent. La clameur sortit par sa bouche en un gémissement et son esprit s’engloutit à nouveau.

Le temps se délitait, se recomposait, les minutes et les heures se déposant comme un sédiment sur le sol de la cave. Ryan prit faiblement conscience qu’il était couché dans un liquide froid, un relent acide. Son urine, comprit-il, mêlée à l’odeur du sang. L’idée qu’il était vautré dans sa propre déchéance lui donna la force de bouger. Il réussit à se ramasser sur ses coudes et ses genoux, chaque mouvement puni par une douleur fulgurante dans l’abdomen.

Après avoir rampé sur un mètre, il s’abattit à plat ventre. Ses membres ne le soutenaient plus. Quand les tremblements et la nausée furent un peu calmés, il se remit en mouvement. Enfin, ses doigts rencontrèrent le mur. Il demeura là, sans savoir combien de temps, puis progressa jusqu’à un coin de la pièce.

Le dos soutenu par l’angle des deux murs, Ryan s’accroupit. Il grimaça douloureusement quand la chaleur cuisante s’écoula entre ses jambes, manqua de s’étouffer dans l’odeur nauséabonde. Assailli par un vertige, il s’appuya des deux mains contre le mur, luttant désespérément pour ne pas s’évanouir et s’effondrer dans ses propres souillures.

Vidé, épuisé, Ryan s’écarta autant qu’il le put avant que ses bras et ses jambes ne déclarent forfait. Face contre terre, il coula au fond, se laissa avaler tout entier.

Au moment où son esprit s’abîmait dans les ténèbres, Ryan jura qu’il les tuerait tous.


La lumière le ramena à lui.

« Bon sang, il pue. »

Ryan leva les yeux. Il vit Wallace, flou, dans l’encadrement de la porte, silhouette trapue qui tenait un objet dans la main, pas un pistolet, autre chose.

« Debout », dit Wallace.

Ryan se leva, les dents serrées pour ne pas crier, le ventre et l’entrejambe tordus par la douleur. Il battit des paupières en essayant d’accommoder sur la main de Wallace pointée dans sa direction. Son esprit décoda ce qu’il voyait juste au moment où le jet d’eau froide l’atteignait.

Hurlant sous la violence du choc, il s’effondra et partit à reculons.

« Reviens ici », dit Wallace en orientant le tuyau pour l’arroser de plein fouet.

Ryan se remit péniblement debout. Il rentra la tête dans les épaules pendant que son corps recevait la douche froide.

« Tourne-toi. »

Ryan obéit et sentit l’impact glacé dans son dos. Wallace dirigea le jet sur les fesses et les cuisses qui dégageaient une odeur pestilentielle.

« T’es vraiment dégueulasse, dit-il. Tiens, bois si tu veux. »

De face, Ryan ouvrit la bouche et tendit la langue vers le jet, avalant plus d’air que d’eau. Il toussa et se plia en deux, les entrailles déchirées.

Le flot se tarit et un seau en étain roula dans sa direction.

« Utilise ça la prochaine fois. »

Un objet compact rebondit contre sa poitrine.

« Mange. T’auras rien d’autre. »

La porte en se refermant emporta la lumière, scellant les ténèbres. Secoué de frissons, à quatre pattes sur la terre inondée, Ryan chercha à tâtons. Là. Une barre chocolatée.

Il mangea dans le noir, aveugle, déglutissant douloureusement.


Ils le passèrent encore à tabac, Carter et le grand, sous la menace du pistolet de Wallace.

Chaque fois qu’un voile noir montait devant ses yeux, une gifle brutale ramenait Ryan à l’aveuglante lumière. La paume de Carter imprimait des ombres cuisantes sur sa joue. Une ancre qui l’amarrait à la douleur dans le monde de l’éveil.

À la fin, Carter s’accroupit près du corps tremblant de Ryan et lui souleva la tête en le tirant par les cheveux.

« Repose-toi, mon garçon. Demain, toi et moi, on discutera. Et on réglera ça. Réfléchis bien à ce que tu vas me raconter. Parce que si tu ne me dis pas ce que je veux savoir, tout ce que tu as supporté jusqu’à maintenant, tu penseras que c’était juste une partie de chatouilles. Compris ? »

De son autre main, Carter le gifla une dernière fois.

« Sois sage », dit-il en laissant retomber sa tête.

Il se leva et regagna l’échelle. Wallace et le grand le suivirent. Le grand remonta l’échelle et ferma la porte.

Dans le noir, Ryan pleura.

46

Skorzeny termina sa cigarette et l’écrasa dans le cendrier en cristal. Il entendit le froissement du journal à l’autre bout de la ligne.

« L’annonce est parue, dit Haughey. Exactement comme vous l’avez écrite.

— Bien, voilà qui est fait, dit Skorzeny.

— Ça ne me plaît pas. Ces types sont dangereux et vous les aiguillonnez.

— Je les prends à leur propre jeu, c’est tout. Leur faiblesse, c’est la cupidité. Je les détruirai.

— Pourvu que vous ayez raison », dit Haughey.

Skorzeny sourit. « Monsieur le ministre, je n’ai jamais eu tort. »

Il replaça le combiné sur son support.

Haughey croyait-il donc que personne n’avait jamais essayé de faire chanter Skorzeny ? Plusieurs s’y étaient risqués au cours de ces dix-huit années d’après-guerre et aucun n’avait réussi. En fait, aucun n’avait survécu.

Luca Impelliteri avait failli échapper à la mort. Failli, seulement.

Une visite de l’amphithéâtre romain de Tarragone, en cours de restauration depuis dix ans, avait été organisée pour Skorzeny et les autres invités de Franco, le maire lui-même s’étant institué guide. Les invités gravirent les gradins en demi-cercle où, mille huit cents ans plus tôt, les riches de la région assistaient à des combats de gladiateurs ou regardaient les chrétiens brûler.

Les ruines de l’amphithéâtre se dressaient au bord d’une falaise qui surplombait la mer, non loin de l’hôtel où étaient descendus les invités de Franco. Soudain, le maire interrompit son discours sur les péchés et les vertus des Romains, pointa un doigt et s’écria : « Hé ! Vous, là ! »

Une jeune femme, petite et menue, la poitrine généreuse, en short et jambes nues, réagit à la voix qui l’interpellait : « Moi ?

— Oui, vous, lança le maire. Qui vous a laissée entrer ? Cet endroit n’est pas ouvert au public. »

La femme se rembrunit. « Je suis désolée, je ne savais pas. »

Elle parlait espagnol avec une pointe d’accent français.

« Eh bien, maintenant vous le savez, dit le maire. Filez. »

Skorzeny la regarda descendre les gradins, sautant d’une marche à l’autre, les bras écartés pour garder son équilibre. Quand elle passa près de Luca Impelliteri, elle trébucha. Il la rattrapa avant qu’elle ne tombe dans la fosse des gladiateurs au-dessous et la retint par la taille, remontant imperceptiblement vers le renflement des seins.

Elle lui sourit, le remercia, posa les mains sur les siennes.

« Tout le plaisir est pour moi », répondit-il.

Skorzeny revint au maire qui débitait son texte.

Au dîner du soir, la petite Française remplaça la jeune Espagnole aux côtés d’Impelliteri. Elle riait de ses plaisanteries, glissait les mains sous la table et ne croisa pas une seule fois le regard de Skorzeny.

Un peu après minuit, Skorzeny était debout sur le balcon de sa chambre d’hôtel, chemise ouverte, offrant sa poitrine et son ventre à la douceur de la brise. Il tira une bouffée de sa cigarette en se demandant si Luca Impelliteri vivait encore. Ses pensées furent stoppées net par un fracas et un hurlement à l’étage au-dessus.

Il écouta sans bouger.

Des cris, des bris de verre. Une porte qui claquait.

D’autres voix. Donnant l’alerte, appelant à l’aide, lançant : « Arrêtez-la, elle s’échappe ! »

La gorge de Skorzeny se serra. Il jeta sa cigarette par-dessus le balcon et boutonna sa chemise avant d’aller à la porte. En l’ouvrant, il découvrit les occupants des chambres voisines qui regardaient dans le couloir, les yeux embrumés par le sommeil ou l’alcool.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda un homme en anglais.

— Je ne sais pas, répondit Skorzeny. Peut-être quelqu’un qui a bu trop de champagne. »

L’Anglais sourit et hocha la tête.

Puis les voix dans l’escalier au bout du couloir, les coups de feu et le cri de la femme avant de mourir.

47

« Dos au mur », dit Wallace.

Ryan s’exécuta, précautionneusement, chaque pas lui tordant les entrailles. Il gardait une main devant ses parties génitales encore douloureuses.

L’échelle toucha le sol.

Ryan attendait, prêt à frapper quiconque l’approcherait. Personne ne descendit.

Carter apparut à la porte.

« Monte », dit-il.

Ryan le regarda en clignant des yeux.

« On va s’occuper de toi. »

Ryan secoua la tête. « Non. »

Carter fit un signe à Wallace. Wallace leva le Browning et visa. Le pistolet cracha par l’extrémité du silencieux qui atténuait la détonation. La terre aux pieds de Ryan explosa. Par réflexe, il fit un bond de côté. Wallace lâcha un petit rire.

« Pas d’histoires, dit Carter. Monte. Tout de suite. »

Ryan avança péniblement jusqu’à l’échelle. Il s’agrippa aux montant, posa un pied sur le deuxième barreau et se hissa. Encore un barreau puis un autre, puis un autre encore. Il dut s’arrêter, l’abdomen déchiré par l’effort. La tête lui tournait. Il étreignit l’échelle pour ne pas tomber en arrière.

Carter se pencha par la porte. « Allez. »

Ryan parvint en haut et réussit à passer la porte. Il resta là, à quatre pattes sur le plancher d’un étroit couloir, haletant.

Wallace avait reculé d’un pas, prêt à tirer.

Carter saisit Ryan par les cheveux. Serrant les dents, Ryan suivit la main qui tirait son cuir chevelu vers le haut, et, retrouvant appui sur ses pieds, se retint aux murs des deux mains.

Un objet froid et dur vint s’appuyer sous son oreille. Lentement, il tourna la tête et vit le grand, arme au poing.

« Par ici. » Carter franchit une porte. D’une poussée de son silencieux, le grand ordonna à Ryan de suivre.

La pièce dégoulinait d’humidité. Aux murs, le papier avait pourri et noirci depuis longtemps. Par une minuscule fenêtre carrée, Ryan distingua des haies et des buissons foisonnants, il entendit un chant d’oiseau. Une maison quelque part à la campagne.

Une chaise en bois avait été clouée au plancher.

« Assieds-toi », dit Carter.

Ryan obéit. La chaise était froide sous ses cuisses et ses testicules. Carter lui attacha les poignets et les chevilles avec de la corde. Il sentait la sueur.

Wallace et le grand prirent position chacun d’un côté de la pièce, tenant leur arme le long du corps. Carter sortit par une autre porte. Il revint un moment plus tard, chargé d’un bloc métallique et d’une sorte de baguette en aluminium et caoutchouc orange vif. Deux câbles reliaient la baguette au bloc.

Le cœur de Ryan s’accéléra. Il calma sa respiration.

Carter posa le bloc par terre. Ryan sentit l’impact sur le plancher à travers la plante de ses pieds. Il vit les cosses et les fils. Une batterie de voiture. Et, fixé avec de l’adhésif, un petit boîtier noir comportant une roue crantée. Des fils le reliaient à la batterie d’un côté et, de l’autre, à la baguette dans la main de Carter.

« Dites-moi ce que vous voulez », dit Ryan.

La baguette se composait d’un manche en caoutchouc, d’un faisceau métallique et d’une pointe en caoutchouc garnie de deux broches couleur cuivre. Carter la coucha par terre. Il repartit dans l’autre pièce et en rapporta un seau d’eau et un paquet de sel de table qu’il posa à côté de la batterie.

Ryan demanda : « Qu’est-ce que vous voulez ? »

Carter s’accroupit, versa du sel dans l’eau et mélangea avec une tasse émaillée qu’il prit dans le seau. Quand il fut satisfait de la solution obtenue, il se leva et jeta de l’eau salée sur la poitrine de Ryan. Puis il plongea à nouveau la tasse dans le seau et répéta l’opération.

Abandonnant la tasse dans l’eau, il attrapa ensuite le petit boîtier noir et tourna le cadran.

La vessie de Ryan lui faisait mal. Il se mit à respirer fort, à un rythme qu’il était incapable de maîtriser. « Dites-moi ce que… »

Carter saisit la baguette et lui toucha la poitrine avec la pointe. Ce fut comme un jouet d’enfant qui produit une étincelle et comme un poing enfoncé entre ses côtes. Les muscles de ses mâchoires se gonflèrent douloureusement pour retenir le cri qui lui emplissait la bouche.

Carter sourit. « Ça fait mal, hein ? »

Ryan ferma les yeux. Il repoussa un grognement au fond de sa gorge, puis obligea ses poumons à respirer lentement, régulièrement.

Carter lui toucha le ventre.

Ses muscles abdominaux se contractèrent d’eux-mêmes, dans un spasme qui ressemblait à un couteau transperçant la chair. Ryan lâcha un cri.

Carter hocha la tête. « J’aime mieux ça. Tu me réponds quand je te pose une question. C’est clair ? »

Ryan aurait répondu s’il lui était resté assez d’air, autre que celui qu’il toussa en crachant de la bile et de la salive.

Carter appuya la pointe de la baguette dans les poils pubiens. Ryan se plia en deux, le menton aux genoux, et sentit l’odeur des poils roussis tandis que la douleur lui irradiait l’abdomen. Sa vessie lâcha.

Carter recula pour ne pas être atteint par le maigre écoulement. Wallace ricana.

« Je te répète ma question. Ça fait mal, hein ? »

Ryan se redressa à grand-peine sur la chaise. Un vacarme tonitruant explosait dans sa tête. Carter lui tapota le tibia de la pointe de sa botte.

« Réponds-moi.

— Oui, dit Ryan dans un souffle.

— C’est mieux. » Carter tint l’extrémité de la baguette devant ses yeux. « Tu as déjà vu ce genre d’instrument ? »

Ryan fut incapable de répondre.

Carter approcha les broches métalliques de son visage.

Ryan rejeta la tête en arrière. « Non.

— Ça m’aurait étonné. » Carter écarta la baguette, fit un pas en arrière. « Moi, la première fois, c’était en Corée. Ces salauds m’ont accroché par les pieds aux tuyaux du plafond. Elle était plus grosse que celle-ci, plus puissante. Ils n’ont pas perdu de temps, ils se sont attaqué direct à mes burnes. J’ai tenu vingt minutes avant de tout raconter. Je ne savais pas grand-chose, d’ailleurs. J’ai appris plus tard que ça s’appelait une picana eléctrica. On en trouve beaucoup en Amérique du Sud, par exemple en Argentine et au Paraguay, là où ton ami Skorzeny et ses petits copains aiment bien aller traîner. »

Ryan cracha un paquet de glaires sanglantes. « Skorzeny n’est pas mon ami.

— Ah non ? Alors tu es venu fureter chez moi juste pour te maintenir en bonne santé ?

— On m’a confié une mission.

— Qui ? »

Ryan rassembla ses pensées en désordre. Ils avaient deviné qu’il travaillait pour Skorzeny, mais que savaient-ils d’autre ?

« Skorzeny. »

Carter sourit. « Il a mis une offre d’emploi à la devanture d’un magasin, c’est ça ? »

Ryan acquiesça. « À peu près. »

Le sourire de Carter disparut comme une lumière qui s’éteint. Il sortit un portefeuille de sa poche et l’ouvrit. Ryan le reconnut, c’était le sien.

Carter lut les informations de la carte d’identité à voix haute. « Lieutenant Albert Ryan, G2, Direction du renseignement. » Il remit le portefeuille dans sa poche. « Tes supérieurs t’ont donné l’ordre d’intervenir, je présume.

— Oui.

— Qu’est-ce que tu as appris ?

— Je connais votre nom. Capitaine John Carter. Vous apparteniez au SAS. Je sais que lui s’appelle Wallace. » Ryan désigna le grand d’un geste du menton. « Et lui, c’est MacAuliffe ou Gracey.

— Tommy MacAuliffe ne fait plus partie de cette équipe, dit Carter.

— Il était blessé. Il lui fallait un médecin.

— MacAuliffe était un brave type, mais il ne pouvait plus nous être utile. »

Ryan leva les yeux vers le visage inexpressif de Carter. « Qu’est-ce que vous avez fait de lui ? »

Carter ne répondit pas. Il attrapa la tasse dans le seau et jeta de l’eau salée sur le bas-ventre de Ryan, puis appliqua la pointe de la baguette sur son scrotum.

Ryan hurla et se contorsionna en tirant violemment sur les cordes qui le retenaient à la chaise. Quand la douleur fut calmée, il s’affaissa en avant, haletant.

Carter se pencha sur lui. « Que les choses soient claires. C’est moi qui pose les questions, pas toi. Tu me comprends ? »

Comme Ryan ne répondait pas, Carter le gifla sur l’oreille en faisant valser sa tête.

« Tu me comprends ?

— Oui », dit Ryan.

Carter s’écarta. « Bien. Donc tu sais qui nous sommes. Quoi d’autre ?

— Je sais que vous voulez de l’argent. De l’or. MacAuliffe me l’a dit. »

Carter fit les cent pas. « Qu’est-ce que tu as raconté de tout ça à Skorzeny ?

— Rien, répondit Ryan. Je ne l’ai pas contacté depuis que j’ai découvert votre maison. Le reste, je n’en ai pas parlé non plus.

— Pourquoi ? » Carter s’arrêta de marcher.

« Je vous l’ai dit, Skorzeny n’est pas mon ami.

— Mais tu travailles pour lui. À quoi tu joues ?

— Je ne joue pas. Je n’ai pas confiance en lui. Je voulais tout savoir avant de décider si j’allais le mettre au courant ou pas.

— Je ne te crois pas. » Carter regarda Ryan depuis l’autre bout de la pièce. « Il y a autre chose. Comment nous as-tu trouvés ? »

Ryan n’hésita pas. « Célestin Lainé. Il m’a indiqué la maison. »

Les trois hommes échangèrent un regard.

« Comment a-t-il fait pour la localiser ? demanda Carter.

— Il a deviné, répondit Ryan. Avec la ligne de chemin de fer et le stade. »

Carter hocha la tête. « Il est plus malin qu’il n’en a l’air. Pourquoi t’a-t-il parlé ?

— Je l’ai menacé de révéler à Skorzeny que c’était lui l’indic. Il est terrifié par Skorzeny.

— Il a de bonnes raisons. Et comment as-tu démasqué Lainé ? »

Ryan chercha un mensonge. « Parce que vous l’avez laissé en vie. Quand vous avez tué Élouan Groix et l’autre. C’était la seule explication possible.

— D’accord, dit Carter. Ça, je veux bien. Mais ce n’est pas tout. Tu nous caches quelque chose. »

Ryan ferma les yeux et pensa à Goren Weiss. « Non, c’est tout. »

Des pas rapides sur le plancher, Carter revenait. La douleur explosa dans le bas-ventre de Ryan. Encore une décharge, avant qu’il hurle, puis une troisième. L’odeur de la peau brûlée lui parvint aux narines. Il toussa et s’étrangla, l’estomac convulsé. La pression devint insupportable dans sa tête, comme un ballon qui menaçait de lui faire exploser le crâne et les yeux.

Ryan bascula sur le côté en même temps que le monde vacillait. Les cordes le retenaient à la chaise que les clous arrimaient au sol. Une gifle impitoyable ramena son esprit à la lisière de l’accessible.

« Qui t’a mis en contact avec Skorzeny ? »

Ryan laissa aller son menton sur sa poitrine.

Carter l’empoigna par les cheveux et lui releva la tête.

« Qui t’a mis en contact avec Skorzeny ?

— Charles Haughey, répondit Ryan.

— Le politicien ? Qu’est-ce qu’il sait, lui ?

— Moins que Skorzeny. »

Carter s’accroupit et regarda Ryan dans les yeux. « Qui protèges-tu ? Il y a quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ? »

Il suffisait à Ryan de prononcer le nom de l’agent du Mossad. De raconter à Carter leur conversation, le journal sur le tableau de bord de la Vauxhall. Et ce serait fini.

Fini.

Ils le tueraient dès qu’ils auraient eu ce qu’ils voulaient. Ryan savait que la seule chose qui le maintenait en vie, c’était ce qu’il leur cachait. S’il parlait, il mourrait.

« Personne », dit-il.

Carter soupira, plongea à nouveau la tasse dans le seau et lui lança de la saumure au visage.

Ryan recracha l’eau qu’il avait avalée et dit : « Non », mais la décharge l’atteignit sous l’œil et projeta sa tête en arrière contre le bois de la chaise. Puis une douleur fulgurante dans son bas-ventre, une autre à l’abdomen.

Sa conscience céda sous le choc, se fissura et partit en lambeaux, puis se recomposa. Les hommes autour de lui apparaissaient comme des silhouettes reflétées par des miroirs déformants qui noyaient les contours et les couleurs.

« Qui protèges-tu ?

— Personne. »

Encore une salve sous le nombril, dans la poitrine, sous l’œil. Une gifle, de l’eau sur son torse.

« Qui protèges-tu ? »

La langue de Ryan lui parut enflée dans sa bouche, les mots ne passaient pas. « Per… sonne. »

Carter toucha son ventre de la baguette qu’il maintint appuyée, provoquant une série de contractions des muscles abdominaux que Ryan ne contrôlait pas. Chaque spasme était comme les dents d’un animal qui se plantaient dans ses chairs et les déchiraient sauvagement.

L’image s’imposa à son esprit. Un lion, ou un loup, qui lui dévorait les entrailles en rugissant et se repaissait de ce festin vivant, sous les yeux d’hommes si grands que leurs têtes semblaient toucher le ciel, puis tout sombra dans le noir, il n’y avait plus que le grondement d’un ouragan au loin et quelqu’un qui hurlait, quelqu’un dont il ne pouvait croire que c’était Albert Ryan.

Il demeura là, dans un tourbillon de noirs et de gris, jusqu’à ce qu’il se sente happé plus bas, vers le fond des ténèbres. Il lutta pour remonter, pour s’arracher à la nuit, et revint péniblement à la conscience. Où l’attendaient la douleur, les convulsions, la peau incendiée. Il ouvrit des yeux qui voyaient trouble.

Carter s’adressa à Wallace. « Il est à bout. Finis-le. »

Wallace hocha la tête, ricana et fit un pas en avant. Il leva le Browning.

Ryan vit la gueule du silencieux s’élargir devant son œil, aspirant tout l’air de ses poumons, vidant la pièce de toute lumière. Il vit le doigt de Wallace sur la détente, l’articulation qui blanchissait.

« Attendez », dit une voix.

Wallace regarda dans cette direction, derrière Ryan. « Pourquoi ? On a déjà perdu assez de temps avec lui.

— Reculez, dit la voix. Allez. »

Wallace hésita un instant, puis relâcha sa respiration et secoua la tête. Il baissa l’arme et reprit son poste de l’autre côté de la pièce.

Celui qui avait parlé s’avança dans le champ de vision de Ryan. Une main dans la poche, l’autre tenant un journal.

Goren Weiss dit : « Bonjour, Albert. »

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