Juliette Benzoni Renaud ou la malédiction

Première partie UN EMPEREUR FAMÉLIQUE

CHAPITRE I LA COMMANDERIE

Le soir tombait quand Renaud, enfin, l’aperçut ; lourdes murailles à quatre tours percées d’archères, elle dominait de sa redoutable silhouette le chemin de terre longeant la rivière. Tout autour, étalées comme un manteau, les vignes repoussaient l’épaisse tignasse de la forêt tout en haut du coteau. Une bannière blanche frappée de la rouge croix pattée flottait mollement dans le vent léger que soufflait le ciel déjà presque noir vers l’est. Au-delà, c’étaient les toits aigus, les clochers et les défenses de Joigny gardant un pont de pierre bâti jadis sur l’Yonne par les Romains.

Le jeune voyageur soupira de soulagement. Les sept lieues parcourues depuis le matin pesaient à ses pieds chaussés seulement de sandales grossières et la dernière avait été la plus rude depuis la traversée mouvementée de la rivière où le passeur de Saint-Aubin, plus cupide qu’impressionné par sa robe de moine, prétendait explorer le sac de toile qu’il portait à l’épaule… Encore avait-il fallu le convaincre qu’il ne s’agissait pas d’un trésor, mais bien d’un épais paquet de feuillets noué de minces lianes d’osier destiné à la « templerie » Saint-Thomas pour que l’homme consentît à embarquer Renaud dans son bachot guère plus grand qu’une coquille de noix. En y ajoutant, il est vrai, la dimension des épaules du jeune homme sous la bure noire… et le petit morceau de lard froid restant de ce qu’il avait emporté pour la route. Mais enfin l’Yonne fut passée sans que Renaud eût à se mouiller et il put poursuivre son chemin en longeant la rivière. Et en clopinant. Ses pieds étaient gelés. Peu habitués aux lanières de cuir dont l’une le blessait, ce qui le faisait soupirer en pensant à ses bottes abandonnées à la Tour mais la vraisemblance du personnage était à ce prix. Qui a jamais vu un moine botté ? Sauf, bien sûr s’il était abbé mitré ou évêque !

Enfin il fut devant l’entrée au-dessus de laquelle la croix de la bannière était reproduite en pierre. Il y avait là une cloche dont il tira la chaîne comme devant un monastère. Point de fossés ici, ni de pont-levis pour ce domaine de moines-soldats qui travaillaient la terre comme des paysans mais savaient se battre comme les guerriers qu’ils ne cessaient jamais d’être ! Un frère-sergent en cotte noire à croix rouge vint ouvrir armé d’une torche, l’apprécia d’un coup d’œil, lui souhaita la paix et lui demanda ce qu’il voulait :

— Voir frère Adam… s’il est toujours Commandeur de cette maison ?

— Il l’est toujours, grâce à Dieu !

— Alors veuillez lui dire que j’ai nom Renaud et que frère Thibaut m’envoie… lui porter ceci, ajouta-t-il en désignant son sac.

— Frère Adam est à la chapelle pour vêpres mais veuillez me suivre au chauffoir où vous pourrez attendre commodément. Vous semblez las et transi, frère, offrit cet homme avec l’extrême politesse qui était chez les Templiers une règle absolue aussi bien pour leurs rapports entre eux qu’envers les étrangers.

À la suite du frère-sergent, Renaud pénétra dans une vaste cour entourée de bâtiments divers qui renfermaient les écuries, le dortoir, le réfectoire, une construction abritant un pressoir mais aussi une belle chapelle, romane comme la salle du chapitre dont elle était voisine. Ainsi que le chauffoir où des bancs étaient disposés autour d’un âtre central et d’un bon feu.

Renaud s’assit avec satisfaction et se hâta d’ôter la sandale blessante découvrant une grosse ampoule enflammée. Ce que voyant, le frère-sergent alla lui chercher de quoi se laver les pieds et bander celui qui était entamé. Puis il lui donna un morceau de pain et un gobelet de vin pour se remettre avant d’aller attendre la fin de l’office et de prévenir le Commandeur.

Un moment plus tard, il revint pour emmener Renaud à la salle capitulaire où l’attendait un grand vieillard, droit comme un I en dépit des ans et que le jeune homme reconnut sans peine d’après la description du manuscrit. La couronne de cheveux presque ras, blancs comme la longue barbe, gardaient des traces roussâtres et les dimensions du personnage n’avaient pas changé si le bleu des yeux s’était délavé.

À grands pas qui agitaient sa robe et son manteau blancs, les mains nouées dans son dos, frère Adam arpentait les longues dalles avec une vigueur qui fit l’admiration du voyageur en pensant que décidément ces hommes forgés au feu des combats de Terre Sainte sous celui d’un soleil dévorant, semblaient faits d’un autre matériau que le commun des mortels ! Et celui-là dépassait les quatre-vingt-dix printemps ! C’était à n’y pas croire !

Arrêtant sa promenade, frère Adam Pellicorne se planta au milieu de la salle pour regarder Renaud venir à lui. Quelque chose devait le tourmenter car, sans plus s’encombrer de la politesse raffinée du Temple, il lança brusquement :

— Comment va frère Thibaut ?

Mais il n’eut pas besoin de réponse en voyant le jeune homme s’incliner devant lui avec des larmes dans les yeux :

— Ah ! fit-il courtement. Il est mort ?

— Oui. L’avant-dernière nuit. Je… je l’ai enterré de mon mieux après lui avoir remis le manteau blanc !

— C’est bien. Mais… comment étiez-vous auprès de lui ?

— De tout mon cœur… je crois que le Dieu Tout-Puissant m’y a conduit quand est venue pour moi une heure de grand péril. J’allais… j’allais être pendu quand j’ai pu fuir à travers la forêt… et la Tour oubliée s’est trouvée sur mon chemin…

Mais frère Adam avait eu un haut-le-corps tandis que ses épais sourcils blancs se fronçaient :

— Pendu ? Le mot est malsonnant !

— Je n’en connais pas d’autre, hélas, pour… ce… ce genre de chose.

Et Renaud répéta pour le Commandeur le récit déjà fait pour celui qu’à présent, mais dans le secret de son âme, il appelait son grand-père et, peu à peu, le visage sévère qui lui faisait face se détendait. Finalement ce fut frère Adam qui conclut :

— C’est pitié que si bon roi ait si mauvais baillis ! Tous, heureusement, ne sont pas comme ce Jérôme Camard mais il faudrait que l’on sache à Paris ce qu’il en est… Qu’est-ce que ce sac ? ajouta-t-il en désignant le paquet que Renaud avait laissé tomber à ses pieds, et qu’il se hâta de ramasser. En le gardant dans ses bras.

— C’est le livre que sire Thibaut a écrit durant sa longue solitude. Je ne pouvais le laisser derrière moi.

— Vous l’avez lu ?

— Avant qu’il ne meure. Il a dit qu’il l’avait écrit pour moi. Cependant il m’est difficile de le garder puisque je n’ai plus ni feu ni lieu. Aussi ai-je pensé à vous le confier, à vous, sire, qui étiez son ami. Le seul, je crois bien…

— Oui, puisque Olin des Courtils et sa bonne épouse ne sont plus. Que pensez-vous de tout ceci ? dit-il en désignant le sac dont Renaud se résignait à se séparer pour le lui tendre.

— Que j’ai grand regret de n’avoir rien su jusqu’à ces jours de ce qu’était sire Thibaut. Ce qui ne m’a pas laissé beaucoup de temps pour l’aimer.

— Vous avez la vie entière maintenant en sachant surtout que vous lui étiez… infiniment cher ! Que voulez-vous faire à présent ? Avez-vous été adoubé ?

— Non. Mon père formait le projet de m’offrir comme écuyer au comte d’Auxerre en vue de l’adoubement, mais maintenant je n’ai plus le droit d’y songer. Ne suis-je pas un condamné en fuite ?

— Oublions cela pour le moment ! Le Temple peut vous accueillir et faire de vous un chevalier. Restez et après le temps de probation convenable, vous recevrez l’épée et le manteau… Seulement, ajouta frère Adam devant la mine gênée du garçon, la vie monastique ne vous tente peut-être pas ? Même la nôtre qui est de combat autant que de service d’autrui ?

— C’est que… j’ai une mission à remplir… loin d’ici. Une mission dont on ne m’a pas caché qu’elle serait difficile.

— … mais que l’Ordre pourrait faciliter ? Voulez-vous que je vous dise de quoi il s’agit ? Thibaut de Courtenay vous a chargé de retrouver la Vraie Croix là où il l’a cachée avant le désastre de Hattin. Je vous vois mal y aller seul quand un navire de l’Ordre pourrait vous porter et des frères vous escorter. À cette heure, par l’action de l’empereur Frédéric II et surtout la dernière croisade menée par le comte Thibaud de Champagne et Richard de Cornouailles, le royaume franc existe à nouveau et nos frères relèvent leurs forts châteaux…

L’air de plus en plus malheureux, Renaud oscillait d’un pied sur l’autre, ne sachant trop comment dire les choses et craignant par-dessus tout de blesser ce grand vieillard qui l’accueillait si bellement. Il se décida tout de même, croyant deviner qu’avec frère Adam la vérité était encore la meilleure solution.

— C’est que… si je vais là-bas avec le Temple, c’est à lui que je devrai remettre la Sainte Relique ?

— Cela me semble naturel. En campagne, l’Ordre a toujours fourni la garde de la Croix et c’est le Sénéchal qui a donné consigne de l’enterrer dans un endroit qui devait rester ignoré de tous et n’être révélé à quiconque même sous la torture.

— Je sais. Je l’ai lu ici, soupira Renaud en désignant le gros manuscrit. Cependant… sire Thibaut désire qu’elle soit portée au roi Louis seul digne selon lui de la recevoir…

— Seul digne ? articula le Commandeur. Et nous ?… Je croyais que Thibaut aimait l’Ordre et lui était fidèle en dépit de son exclusion ?

— Je le pense aussi. Pourtant il devait avoir ses raisons. Il a parlé… d’obscurités mais il ne m’a pas dit à quoi il faisait allusion.

— Ah !

— Et je dois, moi, obéir à ses volontés dernières. Voilà pourquoi je n’ai pas le droit de devenir Templier.

— Je vois, mais… en auriez-vous l’envie ?

Ce ne fut pas facile parce que le malheureux ne savait plus que faire de lui-même. Pourtant, une fois de plus, il prit le parti de la vérité.

— Je… non !… Que Votre Seigneurie veuille bien me pardonner mais, avant qu’il ne m’advînt ce malheur qui a détruit tout ce qui était ma vie, j’étais un garçon comme les autres avec une grande envie de porter l’épée et la lance, d’accomplir de hauts exploits…

— C’est tout juste ce dont rêve un Templier de bonne venue !

— Sans doute, mais j’aimerais aussi… servir les dames !

Devant la mine naïvement émerveillée du jeune homme, Adam Pellicorne ne put s’empêcher de rire :

— « Les » dames ? Savez-vous que votre grand-père n’en a jamais aimé qu’une seule pour l’amour de laquelle il a refusé toutes les autres, se gardant pur sous un ciel torride où c’est peut-être la chose la plus difficile du monde ?

— Tant que cela ? Les Templiers, il me semble, font vœu de chasteté et s’y tiennent. Du moins c’est ce que je crois. En outre, sire Thibaut n’était-il pas guidé aussi par son dévouement au roi lépreux qui, lui, n’avait pas droit à l’amour ?

— Décidément, vous savez bien des choses car c’est la vérité. Mais revenons à vous ! Avez-vous une douce amie ?

— Non, répondit Renaud un peu trop vite parce qu’un visage venait de s’interposer entre lui et l’austère décor illuminant les piliers trapus et la voûte basse.

Mais, si frère Adam s’en aperçut, il ne fit aucun commentaire autre qu’une bienveillante conclusion :

— Nous pourrons en parler à loisir. Rien ne presse, je suppose ? Le roi Louis, que Dieu garde, songerait à partir en croisade. Vous voyez que bien des possibilités vous seront offertes. En attendant, voilà la cloche du souper ! Allons nous laver les mains et passons à table ! Ensuite nous entendrons complies et vous irez dormir ! La nuit, je l’ai souvent remarqué, peut apporter conseils et solutions…

Mais il était écrit que ce paisible programme verrait sa réalisation différée. Comme frère Adam achevait sa phrase, la cloche du portail fut agitée avec frénésie tandis que le lourd battant en cœur de chêne résonnait sous des poings ferrés éveillant une rumeur dans le couvent. Le sergent de tout à l’heure apparut presque aussitôt, l’air effaré :

— C’est le bailli de Châteaurenard, sire Commandeur. Il a des hommes d’armes avec lui et réclame un prisonnier évadé qui se serait réfugié chez nous !

— Le bailli de Châteaurenard ? tonna frère Adam en se recoiffant du chapel de feutre blanc, sans bord, qui l’attendait sur le bras de sa chaire. Qu’on l’amène ici ! Mais seul ! Si obtus qu’il soit, il doit savoir que ses soldats n’ont pas le droit de pénétrer dans cette maison !

Devant l’écroulement de ses rêves et l’inanité de tant d’efforts, Renaud ne put retenir un gémissement :

— Allons ! Tout est fini ! Mais peut-être puis-je me cacher ?

— Pour que je puisse mieux mentir ? Un Templier ne ment pas, mon garçon. Tout au moins celui qui est digne de l’être ! Restez là !

L’attente fut brève. Frère Adam l’employa à aller s’asseoir sur son siège de Commandeur tandis qu’en belle ordonnance, les chevaliers au manteau blanc entraient et prenaient chacun sa place. Renaud resta seul au milieu de la salle avec l’affreuse impression de se retrouver au tribunal sentence reçue en attendant que le bourreau vienne le chercher.

De tourmenteur, Jérôme Camard avait assez l’allure. Le dos un peu voûté comme ceux qui grandissent mal, il cachait sous sa maigreur une force dangereuse et sous son chaperon noir une figure dont l’asymétrie n’eût peut-être pas été déplaisante sans la ligne mince et sinueuse de la bouche et l’incessante activité des yeux sans couleur définie qui semblaient vouloir observer toutes choses à la fois. Et naturellement, le pauvre Renaud eut le privilège d’arrêter ce regard :

— Ah, voilà qui est bien ! s’exclama le bailli avec satisfaction. Je vois avec plaisir que la justice du Roi a droit de cité dans nos bonnes commanderies du Temple !

Il s’avançait déjà pour ramasser son gibier qui fasciné comme l’oiseau par le basilic semblait changé en pierre quand la voix de frère Adam le cloua sur place :

— On ne vous a jamais appris à saluer ? gronda-t-elle. Ou bien avez-vous oublié qui vous êtes ?

Saisi de plein fouet, Camard s’exécuta maladroitement, mais sans oublier de rappeler son titre de bailli royal…

— Pour Châteaurenard et encore pas tout entier ! Ce qui veut dire que vous n’avez rien à faire ici puisque vous êtes hors de votre juridiction, la Commanderie Saint-Thomas-du-Temple étant enclavée dans le comté de Joigny. Et le comte est coseigneur de Châteaurenard.

— Je représente le Roi et le Roi est partout chez lui.

— Pas ici ! Nos bonnes commanderies comme vous osez le dire dépendent du Grand Maître qui est en Terre Sainte et le Grand Maître du Pape ! Que voulez-vous ?

— Vous devez le savoir, sire Commandeur, puisque vous m’offrez dès l’entrée ce que je suis venu chercher, persifla le bailli qui reprenait de l’assurance en dépit des trente paires d’yeux rivés sur lui.

— Nous ne vous offrons rien ! Nous attendons au contraire que vous vous expliquiez. Que cherchez-vous ici ?

— Cet homme qui, voici peu de jours, a échappé à la potence que méritait son crime : il m’a volé et tué sa mère !

— Vraiment ? Consentirez-vous au moins à prononcer son nom ? C’est trop facile de pointer un doigt sur le premier venu en clamant qu’on le recherche !

— S’il n’y a que cela !… Veuillez s’il vous plaît remettre à ma justice le nommé Renaud des Courtils…

Un sourire fendit la barbe blanche de frère Adam, montrant des dents encore solides :

— Voyez comme une erreur est aisée à commettre ! Ce jeune homme n’est pas le fils d’Odon des Courtils.

— Allons donc ! En dépit de son déguisement je le reconnais et, après tout, si la dame des Courtils a donné à son mari le fils d’un autre…

Les deux chevaliers les plus proches de Renaud eurent juste le temps de le retenir quand il s’élança sur Jérôme Camard pour l’étrangler en hurlant :

— Fils de porc ! Tu en as menti par la gueule ! Dame Alais était pure et sainte…

Frère Adam quitta son siège et vint mettre sur l’épaule du jeune furieux une main apaisante :

— Paix, mon garçon ! Et vous, Jérôme Camard, retenez votre langue de vipère et apprenez à quel point vous vous trompez car voici devant vous Renaud de Courtenay, des anciens comtes d’Édesse et de Turbessel, haute maison dont vous n’ignorez pas qu’elle tient au sang royal de France…

— Ah vraiment ? Et où prenez-vous cela ?

— Dans l’acte que nous gardons en notre chartrier, signé devant témoins par sire Thibaut de Courtenay retourné à Dieu ces jours-ci et qui fut du Temple de Jérusalem. Il s’y reconnaît père de ce jeune homme.

— Et la mère ?

— Une trop haute dame pour que son nom soit prononcé.

— Autrement dit, un bâtard ! ricana Camard.

— Seul compte le sang paternel, et s’il est reconnu, il n’est plus vraiment bâtard. Il perd seulement le droit d’hériter ! Autre chose encore ?

— Oui. Qu’un assassin reste un assassin et que…

— Je ne vous le fais pas dire mais à votre place je ne le crierais pas si fort. Certains pensent que le meurtrier c’est vous et que vous avez commis le crime, assorti d’un autre puisque vous voulez en charger un innocent, afin de vous emparer « au nom du Roi » des biens des Courtils.

— Vous l’avez dit : au nom du Roi ! Et cela change tout ! C’est pourquoi je vous prie de me remettre cet homme !

— Non, et pour trois raisons : cette maison est terre d’asile et vous n’auriez jamais dû y pénétrer. Ensuite vous cherchez Renaud des Courtils et il n’existe pas. Enfin – et en admettant qu’il existe – il n’a jamais tué personne. Pour conclure nous vous proposons de porter à Paris, et devant le Roi, l’affaire qui vous occupe tant et je vous promets alors bonne et vraie justice ! Car nous l’accompagnerons nous-mêmes au palais.

Un murmure d’approbation s’éleva de la double rangée des manteaux blancs. Jérôme Camard entendit-il menace là où il s’agissait seulement d’une paisible affirmation de la volonté commune ? Toujours est-il qu’il tourna les talons pour rejoindre la porte. Au seuil de laquelle, cependant, il se retourna :

— Tout n’ira pas toujours à votre volonté, « beaux » sires Templiers ! Quant à celui-là, je saurai bien, un jour, lui faire payer son forfait !

— Vraiment ? En ce cas, je pense que nous irons au Roi de toute façon, émit frère Adam qui ajouta avec une ironie insultante : « Il est temps, pour le bien des gens de Châteaurenard, que notre sire apprenne quel bon administrateur le représente ! »

Le bailli reparti, les Templiers quittèrent en silence la salle capitulaire pour se rendre au réfectoire. Frère Adam sortit le dernier, emmenant un Renaud désorienté qui aurait bien voulu comprendre ce qui lui arrivait mais, quand il ouvrit la bouche, son guide ne lui permit pas de s’exprimer :

— Plus tard ! Pour le moment nous allons à souper, dont l’heure est déjà dépassée et où l’on ne parle pas. Ensuite nous chanterons complies à la chapelle.

Il fallut bien s’en contenter mais, tout en dévorant à belles dents le copieux ragoût de raves, de choux et de mouton qui lui fut servi, Renaud essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées et n’entendit pas un mot de la lecture pieuse que, durant le repas, un frère effectuait debout dans une petite chaire. Il constata seulement que l’obligation de silence ne concernait pas le Commandeur qui s’entretint à voix basse avec le chapelain presque tout le temps. Il devait être question de lui car l’un et l’autre regardaient souvent de son côté. Ensuite, on se rendit à la chapelle en bel ordre mais tant que dura l’office avec ses psaumes et le chant du « Nunc dimittis… », Renaud fut incapable d’y appliquer son esprit qui cherchait à assimiler l’étrange nouvelle qu’il venait d’entendre. L’habitude des prières – on était très pieux chez les Courtils ! – agitait ses lèvres machinalement. Seul le cantique de Siméon porté par les voix graves des Templiers perça un peu sa distraction ; mais, quand il voulut s’y joindre, le filet qui sortait de sa gorge lui parut tellement ridicule qu’il se tut. Il n’allait jamais pouvoir dormir tant qu’il ne saurait pas par quel miracle il se retrouvait fils de son aïeul… Et pourquoi un Templier qui n’avait pas le droit de mentir venait-il de proférer pareille énormité ?

Frère Adam qui l’observait se doutait bien de ce qui se passait sous la calotte de cheveux de cette tête de dix-huit ans. Aussi, laissant ses chevaliers accomplir sans lui l’ultime visite du soir aux écuries, conduisit-il lui-même Renaud dans une petite cellule inoccupée voisine de l’herbarium.

— Vous allez dormir là ! dit-il en désignant l’étroite couchette. Mais auparavant parlons un peu ! Vous étiez fort distrait à la chapelle et je crois deviner ce qui vous trouble.

— C’est cet… acte que vous avez prétendu détenir…

— Prétendu ? Retenez votre langue, mon garçon ! Je n’ai pas « prétendu ». Je possède cet acte que sire Thibaut a écrit et scellé ici même. On ne ment pas quand on est Templier !

— Lui l’a fait pourtant ! Et par écrit ! Je ne suis pas son fils mais…

— Certes, il l’a fait. En pleine conscience de son acte – il en a d’ailleurs été absous par le chapelain d’alors ! – et cela pour votre seul bien. Imaginez-vous quelle carrière serait la vôtre si l’on vous savait né des amours adultères d’une princesse d’Antioche avec un Sarrasin ? Thibaut a fait ce qu’il fallait pour rattacher le faible rameau que vous êtes au tronc solide des princes de Courtenay. Il voulait que vous portiez son nom et moi je l’ai approuvé. Cela vous suffit-il ?

Trop étourdi pour répondre, Renaud se laissa tomber sur le mince matelas et finit par balbutier :

— Prince de Courtenay ! C’est…

— Hé là, doucement ! Vous n’y avez pas plus droit que Thibaut simple chevalier ! Vous aussi le serez quand vous aurez été adoubé. Libre à vous ensuite de conquérir d’autres titres à la pointe de l’épée mais c’est le secret de votre avenir…

Renaud se releva pour saluer le Commandeur et osa demander comment celui-ci le voyait, cet avenir.

— Je vais y réfléchir, répondit frère Adam. Je vous souhaite la bonne nuit…

La nuit et le début de la journée qui suivirent confortèrent Renaud dans son peu d’attrait pour la vie templière parce que beaucoup trop monastique. Certes ses parents adoptifs lui avaient communiqué leur foi et l’avaient accoutumé à une grande exactitude dans ses devoirs religieux, mais ceux-ci n’étaient qu’un faible reflet de ceux qui étaient de règle à la commanderie.

À quatre heures du matin il fut réveillé par la campane 1 de matines et le piétinement qui suivit. Réalisant que les frères se rendaient à la chapelle et pensant qu’il leur devait bien de se comporter comme eux, il se hâta d’enfiler sa robe, de chausser ses sandales et, les yeux gros de sommeil, se mit à la suite de la théorie de blancs manteaux déjà en train de traverser la cour. Il faisait nuit noire bien entendu puisqu’il s’agissait d’un office essentiellement nocturne qui, en été, se disait à deux heures du matin mais le temps, encore froid, était sec. Ce qu’apprécièrent les pieds glacés du jeune homme.

Dans la chapelle dont deux gros cierges de cire jaune éclairaient à peine les voûtes simples aux ombres denses mais faisaient rayonner la croix et le tabernacle d’argent, il resta près de la porte, tout au bout des deux files de frères qui se faisaient face de part et d’autre de la nef, et s’efforça d’apporter sa modeste participation, mais il n’avait jamais chanté matines et dut se contenter d’écouter ces voix mâles dont toutes n’étaient pas suaves, rejoignant seulement à la récitation des prières qui étaient treize « Pater » en l’honneur de Notre-Dame et treize autres pour le saint du jour qui était Lubin, propriétaire du quatorzième jour de mars. Après, en bon ordre, on ressortit dans l’obscurité pour aller aux écuries, et en silence, voir si tout allait bien, puis on retourna se coucher. Renaud se rendormit aussitôt… mais pas pour longtemps : deux heures plus tard sonnait la cloche de « prime 2 » qui ramena le couvent à la chapelle, cette fois pour y entendre la messe assortie des soixante « Pater » d’obligation : trente pour les morts et trente pour les vivants.

Ensuite on passa au réfectoire prendre le premier repas, très substantiel toujours et toujours précédé du « Benedicite » et d’un « Pater » récités debout ; après quoi le silence ne fut troublé que par la voix du lecteur. S’il n’avait trouvé sa place marquée au même endroit que la veille à la longue table nappée de blanc, Renaud aurait pu se croire désincarné, transparent même car personne ne semblait le voir, personne ne s’adressait à lui et, là-bas, frère Adam paraissait l’avoir oublié. C’était une sensation étrange. Pas vraiment agréable ! Le Commandeur avait-il vraiment besoin de tout ce temps pour savoir ce qu’il allait faire de lui ?

Ce fut seulement après complies qu’un frère vint chercher Renaud pour le mener au vieux Templier qui l’attendait dans sa chambre. Le jeune homme était un peu étourdi par cette journée coupée d’offices espacés régulièrement ramenant les Templiers à la chapelle pour chanter les Heures de Notre-Dame, ce qui ne les empêchait pas d’abattre aux champs, aux vignes, à l’écurie, aux étables et aux différentes tâches du couvent un travail considérable. Le tout soutenu par de nombreux « Pater ». Lui n’avait fait que prier, manger et chanter avec les autres et cependant, il se sentait fatigué. Sa mine, un peu ahurie, amusa frère Adam.

— Eh bien ? Que vous semble la vie d’une commanderie, mon fils ? Une commanderie des champs qui ne saurait être même chose qu’une templerie de grande ville comme Paris, Lyon, Lille ou encore une maison d’Orient où les arts militaires priment.

Décidément cet homme possédait le génie des questions difficiles et Renaud se racla la gorge à plusieurs reprises avant de répondre :

— C’est une vie fort austère… même pour un garçon qui, comme moi, devrait être à cette heure sous six pieds de terre. Au choix, si je l’avais je… je préférerais l’Orient.

— Vous savez que l’on y prie tout autant ?

— Sans doute… sans doute et j’aime aussi à prier, mais… les armes ne sont-elles pas le vrai métier du chevalier ? Et…

— … et les travaux de la terre ne vous attirent pas ? Il faut pourtant bien que l’on s’en charge car ce que l’on mange, boit ou consomme d’une manière ou d’une autre vient de notre domaine. Ce qui nous permet aussi de faire aumône chaque jour comme le veut la règle. Le surplus est vendu pour la trésorerie du Temple. Allons ! Ne faites pas cette mine ! Si je vous ai soumis à cette petite épreuve, mon intention n’était pas de vous contraindre. Vous souhaitez vivre dans le siècle et je vais vous y aider. Votre père – j’entends le bon sire Olin ! – voulait vous offrir au comte d’Auxerre pour qu’après l’avoir servi comme écuyer il fasse de vous un chevalier ?

— En effet, et il avait déjà mis de côté la somme nécessaire pour acheter, le temps venu, le haubert, le heaume et l’équipement qui sont fort onéreux comme vous le savez sans doute… Il n’est plus, à présent, et le bailli a tout pris. Je ne serai jamais qu’un homme d’armes… un sergent peut-être ?

— Vous n’y entendez rien et c’est normal, ayant été élevé dans une petite châtellenie. Si vous le servez bien, un haut baron fera ce qu’il faut et c’est à l’un des plus riches, en dehors des princes, que je vais vous conduire…

— Avez-vous donc renoncé à me mener à Paris ? J’espérais… servir le Roi !

— Vous divaguez, mon garçon ! On n’entre pas au service du Roi comme dans un moulin ! Il y a un instant vous gémissiez que vous ne seriez jamais que sergent et voilà que vous réclamez d’entrer au palais de la Cité ? Comme chambellan ? Oh ! Je vous demande excuses pour avoir oublié un instant qu’un Templier ne s’adresse à autrui que bellement… et suavement ! Mais vous me mettez hors de moi, soupira enfin frère Adam en se carrant sur sa chaise à dossier.

En quelques secondes il était passé du blanc au pourpre foncé avec retour à sa teinte initiale sous l’œil tout de même inquiet de Renaud qui se traitait mentalement d’imbécile. Ce n’était pas la première fois qu’il s’apercevait de cette propension gênante qu’il avait de parler un peu trop et d’exprimer trop librement sa pensée. Sa mère le lui avait parfois reproché…

— Ayez la bonté de me pardonner, murmura-t-il en baissant les yeux.

Mais déjà le Commandeur reprenait le fil de son discours :

— Pour ce qui est de Paris, vous irez ! Je vais vous faire escorter jusqu’au Temple de là-bas qui est le plus important en terre de France, pour éviter que vous ne vous trouviez perdu et exposé à bien des périls dans une aussi grande ville. Ensuite on vous mènera à l’hôtel de Coucy où l’on vous accueillera je pense par la vertu de la lettre que je vous remettrai pour le baron Raoul. C’est là qu’avec l’aide de Dieu vous commencerez votre carrière.

S’il pensait que son protégé allait se confondre en remerciements, frère Adam se trompait. Renaud voulait en savoir plus sur cette maison inconnue où on l’envoyait mais ne sachant comment s’y prendre pour ne pas déplaire il garda le silence. Ce qui agaça frère Adam :

— Eh bien ? Cela vous convient j’espère ? émit-il sans la moindre suavité.

— Je… Oh oui, sire Commandeur, mais… je… je ne sais pas du tout…

— Quoi ? Qui sont les Coucy ?

— Euh… oui !

C’était dit si naïvement que frère Adam s’autorisa un sourire :

— Vous devez être le seul en France à l’ignorer. Même en Terre Sainte, sur laquelle ils ont versé leur sang, on sait ce qu’ils sont, c’est-à-dire de hauts et puissants barons, fort riches et bien pourvus de terres et menant train de princes. Pour ma part je les connais depuis toujours, ma terre natale de Dury étant proche de leur grand fief, et ils ont toujours été de rudes seigneurs donnant du fil à retordre au Roi…

— Des rebelles ? gémit Renaud presque bas.

— Cela y a ressemblé parfois. Le baron Enguerrand, mort voici deux ans, était de ceux-là. Il a fait construire sur l’éperon de Coucy le plus grand, le plus haut, le plus fort château qui se puisse voir… uniquement pour faire pièce à Philippe Auguste qui venait de bâtir sa grande tour du Louvre. Rassurez-vous, tout est rentré dans l’ordre et le baron Raoul qui a succédé est aussi preux chevalier que son père a pu l’être mais son humeur est infiniment plus affable. Vous voilà satisfait, j’espère ?

— Plus que je ne saurais le dire et je vous remercie de tout mon cœur. Je ferai en sorte, avec l’aide de Dieu et de Notre-Dame, que vous n’ayez jamais à regretter de m’avoir sauvé et assisté… si bellement.

— Voilà qui est bien, dit frère Adam en lui assenant une bourrade à l’épaule. Encore d’autres questions ?

— Il y en a, hélas, plusieurs que je souhaite poser depuis que j’ai lu ceci, hasarda Renaud en désignant le manuscrit posé sur un coffre. Mais j’aurais peur d’abuser…

— À mon âge on ne dort plus guère. En outre, et à cause de lui, il se peut que nous ne nous revoyions pas. Que voulez-vous savoir ?

— Deux choses seulement… et j’ai grande honte de ma hardiesse.

— Ce n’est pas un défaut quand on l’emploie judicieusement.

— Voilà : lorsque vous avez rencontré sire Thibaut près de Belin, vous veniez chercher… un trésor à Jérusalem. L’avez-vous trouvé ?

— Oui.

— Pourtant vous ne vous êtes pas rendu directement au Temple puisque vous avez accepté de servir le roi Baudouin ?

— En effet. Le Temple n’était pas sous une bonne influence à cette époque et je voulais m’intéresser à tout ce qui l’entourait. En outre, je l’avoue, j’ai désiré connaître ce jeune lépreux doué d’une telle force de caractère et d’un tel rayonnement. Et là aussi j’ai trouvé ce que je cherchais. Est-ce tout ?

— Non, avec votre permission. Vous étiez envoyé par l’évêque de Laon, une ville, si j’ai bien compris, proche de votre fief de naissance. D’où vient que l’on vous retrouve aux marches de Bourgogne, à la tête d’une commanderie si éloignée de votre terrage ?

— Un Templier va où on lui commande d’aller et je me crois plus utile à l’Ordre installé aux marches de Bourgogne comme vous le dites si bien, mais aussi à celles du domaine royal et du comté de Champagne. Une croisée de chemins est toujours plus intéressante qu’une maison de ville où l’on s’occupe surtout de commerce et de finances. Du moins à mon sens. Mais dites-moi à votre tour : vous êtes vraiment très savant sur ce que fut ma vie. C’est frère Thibaut qui vous a instruit ?

— C’est surtout le manuscrit. On y parle de vous…

— Et d’autres encore je présume. Aussi vais-je le lire avec grand intérêt avant de le ranger dans nos archives, mais en prenant soin de mentionner qu’il est votre propriété et devra vous être remis si vous venez un jour à le réclamer.

— Je vous en ai déjà une grande reconnaissance, fit Renaud avec un large sourire. Il me faut cependant vous prévenir que… qu’il y manque une ou deux pages…

Point ne fut nécessaire d’en dire davantage. En dépit des ans accumulés, l’esprit de frère Adam n’avait rien perdu de sa vivacité. Il considéra d’un œil où une légère irritation se mêlait à l’amusement, et même à un certain respect, ce long garçon maigre mais beau comme l’une de ces statues que ses voyages lui avaient permis d’admirer en Grèce, dont la peau légèrement basanée et les yeux noirs contrastaient si heureusement avec les cheveux blonds. En outre il était intelligent, le bougre, sous ses dehors un peu naïfs et là où il était Thibaut avait certainement toutes raisons d’en être fier…

— Celles, j’imagine, où il est question de la Vraie Croix ?

— Celles-là mêmes. Veuillez me pardonner !

— Du tout, du tout ! C’est de bonne guerre. Allez dormir à présent ! Demain je vous donnerai les moyens de vous rendre à Paris sans tomber dans l’embuscade que le bailli ne va certainement manquer de disposer sur votre chemin.

— Il oserait, après ce que vous lui avez dit ?

— Ce genre d’homme ose toujours tout dès l’instant où son intérêt est en jeu. Vous devriez le savoir puisqu’il n’a pas hésité à aller jusqu’au crime et à vous envoyer, vous, noble et innocent, à la potence.

— De cette dernière circonstance je pourrais presque le remercier : j’aurais eu beaucoup plus de peine à échapper entier au billot et à la hache.

— C’est une manière de voir les choses. De toute façon vous êtes bien vivant et c’est le principal…

Le changement qui allait conduire Renaud de son état de fugitif à celui de serviteur d’un haut baron s’opéra dans la nuit.

Alors que pour se rendre à matines il avait oublié sa robe de moine, il ne la trouva plus quand la cloche de prime appela la commanderie à la première messe. À sa place il y avait une chemise de chanvre, des chausses de drap solide, une cotte courte en cuir matelassé qui n’était pas neuve mais encore en bon état et surtout des bottes de bon cuir, bien épais, dans lesquelles il glissa ses pieds avec un soupir de soulagement. C’était leur nudité dans les sandales qui lui avait été le plus pénible. Il y avait aussi un bonnet de laine brune et une pièce de tiretaine bien pliée qui, drapée autour des épaules, lui servirait de manteau, ce manteau quasi sacré que seuls les chevaliers adoubés avaient le droit de revêtir.

Le tout l’enchanta. Certes, avant son arrestation, il avait porté des vêtements plus beaux, de plus belle qualité et même de la soie car dame Alais était coquette pour son « fils », mais la vie lui avait été si dure depuis qu’il ne se souvenait pas d’avoir éprouvé plaisir plus grand qu’en enfilant la grossière chemise de chanvre et la cotte de cuir râpée lui qui portait chemises et braies de lin et pour qui sa mère avait brodé de fils d’or, pour son dernier anniversaire, un bliaud de soie rouge figurant sans doute désormais dans les coffres de Jérôme Camard…

Les offices terminés, il voulut aller en remercier frère Adam mais c’était l’heure de rompre le jeûne et il devait se rendre avec les autres au réfectoire où l’on attendit le Commandeur et le chapelain debout en silence devant les écuelles vides.

Quand il parut, Renaud vit que frère Adam avait revêtu le haubert en mailles d’acier sous la longue cotte blanche à croix rouge et que le camail destiné à emprisonner la tête sous le heaume cylindrique reposait sur ses épaules. Quatre autres frères portaient également la tenue de combat. À l’issue du repas, frère Adam annonça qu’il se rendait à Paris pour régler quelques affaires mais ne s’y attarderait pas.

Confus que le grand vieillard se dérange pour lui, Renaud voulut l’en remercier ainsi que de son équipement mais celui-ci coupa court :

— Ce n’est pas pour vous que j’y vais, lui fut-il répondu d’un ton bourru. Il se trouve que je dois voir le Frère Trésorier de l’Ordre et puisque je vous avais promis une escorte, j’en profite, voilà tout !

Une autre joie attendait Renaud ce matin-là sous l’aspect du vigoureux cheval qu’on lui permit d’enfourcher. Cavalier dans l’âme, passionné de chevaux, il avait tellement cru qu’il ne sentirait plus jamais vivre entre ses jambes cette masse de muscles sensibles, lourds et nerveux qu’en chaussant à nouveau les étriers il faillit se mettre à pleurer. Pour éviter cela, autant que pour l’essayer, il fit exécuter quelques figures à sa monture.

— Ne le fatiguez pas ! marmonna frère Adam. Vous n’allez pas en tournoi et nous avons une longue route devant nous.

Mais son œil riait de voir se perpétuer dans ce gamin les talents équestres et l’amour du cheval qui avaient été ceux de Thibaut et de son roi lépreux.

En dépit de son âge il savait encore se tenir d’une façon que pouvaient lui envier des cavaliers plus jeunes. Même si, malgré tout, l’aide d’un escabeau lui avait été utile pour s’enlever en selle…

On quitta la commanderie en bel ordre : frère Adam en tête, puis Renaud et enfin les quatre Templiers, deux par deux. On descendit la vallée de l’Yonne pour rejoindre Sens d’où, par Montereau et Melun, on atteindrait Paris.

Le matin était clair, beau, encore froid. Un peu de gelée blanche raidissait les brins d’herbe, mais une alouette fila d’une branche d’arbre montant vers le soleil pâle et Renaud la suivit des yeux en pensant que cette aube d’une vie nouvelle lui offrait un joli présage. Pourtant, il comprit vite qu’en le faisant escorter, frère Adam s’était montré sage. Peu après Saint-Aubin, passée la corne d’un bois qui descendait jusqu’à la route, un groupe de cavaliers se montra. Ils étaient une dizaine, de fort mauvaise mine, et obstruaient le chemin d’ombres menaçantes. Les chevaliers mirent l’écu au col et la lance en arrêt. Ce que voyant, Renaud tira l’épieu 3 attaché à sa selle. Seul frère Adam fit avancer son cheval à la rencontre des malandrins sans toucher à ses armes.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il avec rudesse. Si c’est nos bourses vous serez déçus ! Nous n’en avons pas…

— Nous voulons le garçon qui se cache derrière toi ! répondit celui qui semblait le chef.

— Je ne me cache pas ! protesta Renaud en venant prendre sa place au côté du Commandeur, l’épieu brandi. Et si tu veux me prendre, il faudra venir me chercher !

— Paix ! intima le vieux chevalier. Je croyais avoir fait entendre à votre maître mon sentiment sur ce sujet et, si je ne suis guère surpris d’une embuscade dont je me doutais, je suis étonné que Renaud de Courtenay étant escorté par nous, vous osiez encore prétendre vous en emparer !

— Surpris, pourquoi ? goguenarda l’autre. Vous êtes cinq plus un enfant alors que nous sommes onze…

— Un enfant ? hurla Renaud. Tu vas voir que je sais me battre, bandit !

— Bonne nouvelle ! apprécia frère Adam. Quant à nous, sachez qu’à un contre deux c’est à peine le genre de combat que peut accepter un Templier. Trois contre un serait mieux. En conséquence…

Tirant sa longue épée avec une incroyable rapidité, il fonça sur l’ennemi, immédiatement encadré par les quatre lances de ses frères. Ce fut si rapide que Renaud se retrouva en arrière avant d’avoir compris ce qui arrivait. Naturellement, il voulut rejoindre ses compagnons mais déjà le combat prenait fin : les lances avaient proprement embroché quelques-uns des hommes de Jérôme Camard et les épées, tirées en éclair, continuaient l’ouvrage tandis que frère Adam bataillait avec le chef si vigoureusement qu’il le fit tomber de cheval. Ce que voyant, les autres s’enfuirent, laissant tout juste à Renaud le maigre plaisir de blesser l’un d’eux au bras.

— Voilà une bonne chose de faite ! commenta le Commandeur avec un sourire qui lui épanouit la figure sous sa barbe blanche. Voilà longtemps que je n’avais eu l’occasion d’en découdre ! Cela fait un bien !

Un moment plus tard le sbire de Camard – qui s’appelait tout platement Edme Goujon ! – dûment ficelé sur son cheval prenait place au milieu de ses vainqueurs, poursuivant avec eux un chemin dont il savait qu’il allait le mener droit devant un juge avant une rencontre définitive avec le bourreau.

Cependant Renaud, émerveillé de ce qu’il venait de voir, ne pouvait se retenir de complimenter frère Adam sur son exceptionnelle verdeur à un âge qui est plutôt celui du coin du feu avec une couverture sur les genoux pour mieux réchauffer les articulations rouillées.

— S’il m’est donné de vivre aussi longtemps que vous, sire Commandeur, j’aimerais beaucoup savoir quelle recette miraculeuse est la vôtre ?

— L’exercice, mon garçon, l’exercice tous les jours et une nourriture convenable, c’est-à-dire abondante sans excès. Et puis ne pas trop écouter les douleurs qui montrent leur nez ! Je ne suis d’ailleurs pas une exception. Ainsi Jean de Brienne qui fut roi de Jérusalem en épousant la fille de la reine Isabelle et de Conrad de Montferrat – et que vous avez dû rencontrer dans le manuscrit de Thibaut ! – est devenu ensuite empereur de Constantinople et a livré sa dernière bataille sous les murs de sa ville à quatre-vingt-dix ans. Et il y en a d’autres ! Dans nos rangs templiers, par exemple : si on ne reste pas sur le champ de bataille, on meurt vieux chez nous…

Ravi, de toute évidence, d’avoir su démontrer à ce jeune blanc-bec ce que valaient ses aînés, frère Adam passa ainsi un bon moment à évoquer les vieux souvenirs pour le plus grand plaisir de Renaud. La route n’en fut que plus agréable…

On était le 16 mars 1244 et ce fut, en vérité, un très beau jour de pré-printemps passé à parcourir les belles campagnes, que grâce à la fermeté du souverain les horreurs de la guerre épargnaient depuis longtemps déjà.

Pourtant à cette même heure où Renaud écoutait frère Adam, un drame immense se jouait très loin dans le décor grandiose des monts pyrénéens. C’était à Montségur, au pied de l’imprenable château, dernier refuge des Cathares, ces hérétiques adeptes d’une étrange religion pour laquelle la terre était maudite, le mariage répugnant et le suicide vivement conseillé. Mais l’imprenable citadelle était cependant tombée et, au nom d’un roi qui n’en savait rien, on avait construit un immense bûcher entouré de pieux et de palis, dans lequel on jeta plus de deux cents hommes et femmes. Non seulement ils avaient refusé d’abjurer mais ils réclamaient ce martyre comme la meilleure façon de gagner une bienheureuse éternité.

Durant des heures, une épaisse fumée noire et nauséabonde roula dans l’air froid et pur, empuantissant les alentours et les frappant d’une horreur que les siècles n’éteindraient pas.

Le brasier, lui, rougeoya plus longtemps encore sous l’œil des hommes d’armes chargés de le garder et dont le visage ne reflétait rien parce qu’il valait mieux qu’il en soit ainsi. On savait déjà que l’inquisition récemment installée en Languedoc possédait de nombreux et invisibles regards…

Depuis le château vaincu, on regardait aussi. Tous ceux, toutes celles qui n’appartenaient pas à cette religion qui avait infiltré leurs familles et qui demeuraient impuissants à les sauver des flammes. Le maître de Montségur lui-même, Raymond de Pereille, venait de voir son épouse Corba et sa plus jeune fille, Esclarmonde, une enfant de seize ans, marcher ensemble à cette mort horrible et il ne parvenait pas encore à comprendre ce qui venait de lui arriver tant une grande douleur peut dispenser parfois un choc pétrifiant.

Quelqu’un d’autre encore regardait et cette douleur-là n’avait rien d’accablant. Elle était active au contraire, nourrissant d’instant en instant, de sa fureur et de son déchirement, une haine que le temps ne pourrait éteindre. Une haine que Renaud, un jour, rencontrerait…

CHAPITRE II LE DAMOISEAU

Pour Renaud qui n’avait connu que les dimensions réduites et les fastes modestes de Châteaurenard, la découverte de Paris fut un émerveillement, même s’il avait pu admirer en chemin la ville de Sens, avec ses cinq abbayes et sa belle cathédrale neuve où, dix ans plus tôt, s’était déroulé le mariage du roi Louis avec Marguerite de Provence. Paris c’était tout autre chose !

La campagne d’abord était magnifique et le temps soudain plus doux dès que l’on eut passé Sens laissait prévoir que le printemps serait éclatant. Les bois, les forêts, les arbres fruitiers dans les vergers cachaient leurs ossatures grises sous un léger voile vert tendre. L’herbe des pâtures poussait dans les vallons ; les coteaux étalaient fièrement leurs vignes bien entretenues et à mesure que l’on approchait de la capitale, les bourgs, les villages et les abbayes se faisaient plus nombreux et plus prospères. À chaque pas des chevaux – on mit près de quatre jours à accomplir le voyage en faisant halte dans des « granges » d’autres commanderies comme celle de Dormelles – s’ancrait la conviction que le royaume de France vivait en paix sous le bon gouvernement d’un roi sage. Et quand la ville fut en vue, Renaud eut une exclamation admirative devant la falaise de beaux remparts blancs de plus de trente pieds que Philippe Auguste avait élevée autour de Paris, bien gardée de tours rondes et percée de vingt portes ainsi que frère Adam l’apprit à son jeune compagnon.

Enfermé dans cette majestueuse enceinte, c’était un jaillissement de clochers, de tours, de tourelles dominant les toits rouges, pointus et les pignons dentelés coupés par le ruban moiré de la Seine. En fond de décor sur une colline des moulins dont les grands bras semblaient s’agiter au rythme du bruit incessant fourni par les nombreux chantiers de construction, les cris, les appels, les roulements de chariots, le pas des chevaux, le son des cloches et tout ce qui fait la respiration d’une grande cité en pleine activité.

Passée la porte Saint-Jacques avec sa barbacane, son pont-levis et son puissant châtelet gardé de tours rondes, une rue assez large dévalait vers le fleuve en longeant d’abord le grand couvent des Jacobins mais chose extraordinaire, elle était couverte de carreaux de pierre entremêlés de grès ce qui remplaçait avantageusement les habituelles ornières, boueuses ou solides selon le temps.

— Mais que c’est beau ! s’exclama Renaud. Toute la ville est-elle accommodée de la sorte ?

— Oh, non ! soupira frère Adam. Le roi Philippe Auguste qui fut le grand-père de notre sire Louis neuvième du nom, aurait bien voulu qu’il en soit ainsi mais il n’en a pas eu le temps. Seuls les deux grands chemins qui se croisent au-delà de la Seine ont reçu ces pavés. Ils relient cette porte Saint-Jacques au sud à la porte Saint-Denis qui est au nord et, de l’ouest à l’est la porte Saint-Honoré à la porte Saint-Antoine. C’est déjà un grand progrès mais la vie des rois comme celle des autres hommes est limitée… Le fils de Philippe, Louis VIII le Lion, n’a pas songé à continuer. Il a beaucoup combattu et son règne n’a duré que trois ans. Notre sire, lui, a repris le flambeau et vous allez avoir d’autres raisons d’admirer. Nous sommes en train de traverser le quartier des écoles où l’on vient de fort loin pour s’instruire. Et là-bas, après ce pont qui est dit Petit-Pont, voilà l’île de la Cité où sont le palais du roi avec son grand logis, son verger et ses tours et à l’autre bout, cette magnifique église à deux clochers carrés dont les pierres blanches accrochent le soleil, c’est la cathédrale Notre-Dame. Il y a seulement six ans qu’elle est achevée et c’est une grande merveille. Encore ne voyez-vous pas d’ici les belles couleurs et l’or qui enluminent les trois portails et la galerie supérieure !

Du Petit-Pont que l’on passa plus tard, on ne pouvait voir que les tours jumelles au-dessus des bâtiments de l’Hôtel-Dieu. Renaud regardait, les yeux écarquillés, surtout quand le chemin passa devant le palais qui semblait le centre d’une intense activité : on était apparemment en train de construire quelque chose dans l’enceinte. Une fois de plus frère Adam le renseigna :

— Le Roi fait bâtir une chapelle qu’il veut magnifique pour servir de reliquaire à la Sainte Couronne d’épines et aux autres objets sacrés de la Passion de Notre Seigneur qu’il a rachetés à Venise pour l’empereur de Constantinople.

— Rachetés ? fit Renaud choqué. Choses aussi saintes peuvent-elles donc faire objet de négoce ?

— Oh c’est même encore pire ! Le pauvre Baudouin II, dont frère Thibaut vous a déjà parlé, s’est trouvé tellement à court d’argent qu’il les avait gagés chez Nicolas Querini, un prêteur juif de Venise. Le roi Louis les a dégagés et fait venir en France. Il y a cinq ans, il est allé les recevoir au-delà de Sens.

— Mais il ne peut posséder la Vraie Croix ? protesta Renaud.

— L’aurais-je mentionnée ? Dans ces reliques il y en a paraît-il un petit morceau mais rien de comparable à celui… dont vous détenez à présent le secret…

Le terrain devenant glissant, Renaud choisit de changer le sujet de la conversation :

— Selon sire Thibaut, l’Empereur serait dans le royaume en ce moment ?

— Non. Il y était mais il doit être reparti. Peut-être chez Sa Sainteté le Pape.

— Pourquoi tous ces voyages ?

— Il a toujours de gros besoins d’argent. C’est, je crois bien, le souverain le plus impécunieux du monde.

— L’empereur de Constantinople ? Je le croyais si riche !

— On n’est plus au temps fastueux des Comnène. Depuis que le doge de Venise a détourné la quatrième croisade à son profit pour s’emparer de ce qui était alors Byzance, les choses ont bien changé. Et votre empereur et cousin Courtenay en est réduit aux expédients. Il voulait même mettre en vente sa terre de Courtenay. Le Roi le lui a interdit et il a dû la constituer en douaire pour sa jeune épouse Marie, la fille de Jean de Brienne. On lui a tout de même prêté de l’argent dessus outre son marquisat de Namur qu’il a gagé à notre sire. Le malheureux est en guerre perpétuelle avec deux grandes factions grecques spoliées par le Doge. Oh, il ne va sans doute pas tarder à venir chercher accueil, bons conseils… et finance.

— En vérité, s’écria Renaud, c’est plaisir de causer avec vous ! Il semble que vous sachiez tout sur toutes choses et toutes gens !

— J’ai beaucoup vécu, répondit frère Adam en riant, beaucoup vu et beaucoup appris. En outre le Temple a besoin d’en savoir le plus possible sur ce qui se passe entre le royaume d’Acre-Jérusalem où est sa maison chevetaine et les autres pays d’Occident. Ah ! Que se passe-t-il ?

À l’entrée du Grand-Pont reliant l’île de la Cité à la rive droite de la Seine, une bagarre venait d’éclater entre deux portefaix qui semblaient avoir de solides raisons de s’en vouloir si l’on en jugeait la vigueur des horions qu’ils s’administraient pour la plus grande joie des badauds toujours friands de ce genre de spectacle. Un cercle se formait autour des combattants. Le fait étant assez fréquent, les gardes du palais ne se pressaient pas d’intervenir sachant bien que l’approche des Templiers, si impressionnants sur leurs chevaux, suffirait à ramener l’ordre. En effet, le cercle s’ouvrit pour eux et aussi pour les antagonistes qui, avec la meilleure grâce du monde, acceptèrent de déplacer légèrement le théâtre de leur différend et, après avoir salué bien poliment les chevaliers, allèrent poursuivre leur explication sur le quai aux Herbes. Les Templiers purent s’avancer sur le solide pont de bois porté par d’énormes madriers et bordé de moulins.

La scène et surtout sa conclusion avaient amusé Renaud.

— Cela aussi est étonnant !

— J’en suis moins surpris que vous. Je ne sais si c’est l’influence du roi Louis dont beaucoup disent déjà que c’est un saint mais depuis qu’il règne les Parisiens semblent s’être donné à tâche de devenir les gens les plus polis qui soient.

— Ce ne sont pourtant pas des politesses qu’échangent ces deux-là ?

— Il faut bien que les querelles se vident… et je n’ai pas dit que tous les Parisiens couraient après une auréole…

Au bout du Grand-Pont s’élevait une petite forteresse, sombre et rébarbative construction déjà ancienne qui était le Châtelet, à la fois logis du prévôt et prison, mais c’étaient bien les seuls murs noirs de cette étrange ville où les bâtiments semblaient neufs quand ils n’étaient pas en chantier. Ainsi, gardant la rive de la Seine à main gauche, un énorme donjon gardé par une triple enceinte ponctuée de tours respectables dressait une très menaçante silhouette dont les créneaux semblaient partis à l’assaut du ciel :

— Le Louvre ! annonça le Commandeur. Philippe Auguste – encore lui ! – l’a voulu pour protéger Paris des appétits anglais dont les terres normandes ne sont pas si loin. Vous voyez que nos rois ne sont pas de petits sires !

Passés le pont et les moulins qui faisaient un bruit d’enfer, était la partie la plus récente de la ville. On y construisait à tour de bras des maisons, des hôtels mais aussi des ateliers et des boutiques, sans compter le grand marché que l’on appelait les Halles. Après avoir tourné à droite, les six cavaliers passèrent devant le Parloir aux bourgeois, siège de l’activité portuaire des marchands de l’eau dont le port était à la Grève, siège aussi des exécutions capitales. Derrière il y avait le « monceau » Saint-Gervais, l’hôpital Saint-Anastase où des Augustines pouvaient accueillir des malades nécessiteux. Là était aussi le Temple : une maison forte au bord de l’eau 4 que Renaud considéra avec surprise :

— Est-ce vraiment la templerie de Paris ? Elle est moins vaste que votre commanderie, messire…

— C’est pourquoi nous en aurons bientôt une autre. Depuis quatre ans, nous possédons près d’ici un vaste terrain de marais, de sablières et autres lieux que nous défrichons et mettons en culture pour en faire un beau domaine bien pourvu de murailles, de tours et aussi un gros donjon où le Trésor sera mieux abrité des coups de fièvre toujours possibles des Parisiens. Un siège convenable enfin pour la maîtresse templerie de France. Pour l’instant ceci nous suffit !

La curiosité perpétuellement en éveil de Renaud faillit bien le pousser à demander si, par Trésor, frère Adam entendait les finances de l’Ordre ou ce qu’il avait rapporté de Terre Sainte, mais il sentit à temps qu’on ne lui répondrait pas. En outre, frère Adam attirait son attention sur un hôtel tellement neuf qu’il n’était pas achevé et qui s’élevait près de l’hôpital Saint-Anastase :

— Voilà la demeure parisienne du baron de Coucy. Vous y serez demain si tout va bien.

— Autrement dit : si l’on m’y reçoit ? Et… si tout va mal ?

— Cela m’étonnerait fort !

Le jeune homme en accepta l’augure. La grand-ville du roi le séduisait beaucoup et il avait à présent belle envie d’y vivre. Moins sans doute à cause de son extraordinaire impression de richesse que par l’activité, la vitalité qu’elle dégageait. Vivre au milieu de cette exubérance devait être… exaltant ! Oui, c’était bien le mot : absolument exaltant ! Aussi ne dormit-il guère cette nuit-là dans la chambre de l’hôtellerie templière où, un siècle plus tôt, Thomas Beckett, fuyant les fureurs du roi anglais Henry II, avait trouvé refuge. Au cas où le baron de Coucy refuserait de le prendre en sa maison, il ne voyait vraiment pas ce qu’il pourrait devenir s’il excluait l’engagement au Temple – qui le tentait de moins en moins depuis qu’il avait vu Paris. Si encore ce curieux empereur se trouvait ici comme le pensait frère Thibaut, il eût été possible de se mettre à son service ; mais, s’il était vraiment si pauvre, il n’aurait a priori sans doute pas envie de s’encombrer d’un cousin trop lointain dans le lieu et le temps. Et puis, rejoindre une suite peut-être famélique n’avait, pour le coup, rien d’exaltant.

Toutes ces pensées occupèrent l’esprit de Renaud. Il finit par se rassurer un peu en se souvenant qu’il était encore auprès de frère Adam et que celui-ci n’était pas homme à l’abandonner en face d’un destin incertain. D’autant qu’il semblait posséder, dans l’Ordre, une grande réputation. Cachait-elle une prééminence ? L’accueil qui lui avait été fait à son arrivée ne devait pas être beaucoup inférieur à celui que l’on réserverait au Grand Maître s’il venait en France et, à certains détails, Renaud comprit que ce n’était pas uniquement à cause de son âge…

Le cœur lui battait fort quand le lendemain, après la messe, il pénétra à la suite de frère Adam dans le petit verger protégé par un mur imposant sur lequel ouvrait l’hôtel du baron de Coucy mais la richesse qui s’étala à ses yeux dès la porte franchie le rassura. La maison construite en belle pierre blanche avec de hauts fleurons aux fenêtres à meneaux tendues de parchemin fin aurait pu être celle d’un prince tant elle regorgeait de tapis muraux, de meubles sculptés, de dressoirs supportant de magnifiques objets d’argent, de coupes de cristal et d’or. Des carreaux moelleux en soie ou en velours réchauffaient les sièges autour d’une noble cheminée armoriée où brûlaient d’odoriférantes bûches de pin mêlées à du hêtre. Le sol jonché d’herbes sèches était d’un beau carrelage rouge et noir et, devant une haute chaire d’ébène surmontée du dais seigneurial, une table couverte de velours pourpre avait été placée pour la commodité du seigneur qui était en train d’y écrire quelque chose. Ce qui était surprenant, les grands seigneurs n’ayant guère d’affinités avec l’encre et la plume et confiant en général leurs écritures à un clerc. Quoi qu’il en soit, celui-ci jeta sa plume à l’entrée de ses visiteurs et vint vers eux les mains tendues pour une large bienvenue :

— Frère Adam ! C’est belle joie de vous recevoir mais joie trop rare. Voilà si longtemps !

— On ne voyage plus guère à mon âge, baron Raoul ! Et le temps passe trop vite ! répondit le Commandeur en prenant place sur le siège où Coucy le conduisait, Renaud restant modestement derrière le dossier. Il en profita pour observer celui qu’il allait sans doute servir.

C’était un homme de taille moyenne, maigre mais bien découplé, avec un beau visage creusé de rides expressives trahissant une nature nerveuse et passionnée. Il pouvait avoir une trentaine d’années. Tandis que frère Adam lui présentait son jeune compagnon, son regard brun s’attacha à celui-ci avec une attention qui se renforça quand lui furent exposées les « origines » du garçon.

— Un Courtenay de Terre Sainte devenu Templier… et une très haute dame, si j’ai bien compris ?

— De sang royal, sire Raoul, mais souffrez que je n’en dise pas davantage.

— C’est trop naturel ! À ce degré de noblesse, la bâtardise n’est plus reprochée. Seule compte la qualité du sang. Et je serai heureux de le prendre en ma maison. D’autant que nous nous trouvons dans un cruel embarras. Le damoiseau attaché au service de dame Philippa, mon épouse, vient de trépasser… vilainement et elle en ressent si grand chagrin qu’elle refuse tous ceux que je lui propose. Il se peut que vous lui plaisiez.

— Damoiseau ? osa émettre Renaud qui ne connaissait pas ce titre et ne l’aimait pas beaucoup à cause de sa connotation un peu trop féminine. Ce qui fit sourire le baron :

— Un damoiseau, expliqua-t-il avec bienveillance, est un jeune noble, orphelin et dépourvu de fief, qui n’est pas encore chevalier mais le deviendra. Pour celui qui a terres et vassaux, le terme est bachelier. Êtes-vous… rassuré ?

Rouge jusqu’à la racine des cheveux, Renaud se contenta d’incliner la tête mais frère Adam, s’il n’ignorait pas ce qu’était un damoiseau, voulait en savoir davantage :

— Qu’est-il arrivé à celui que tant regrette dame Philippa ? N’avez-vous pas dit : vilainement ?

— Si fait. Le pauvre Omer de Ferienne a été victime d’un meurtre. On l’a occis d’un coup de couteau dans le dos il y a de cela deux mois alors qu’il revenait du palais, où mon épouse avait oublié le beau psautier qu’elle avait porté à la Reine pour le lui montrer mais à quoi elle tenait particulièrement…

— C’est pour le voler qu’on l’a tué, sans doute ?

— Sans doute. Le livre n’a pas été retrouvé près du cadavre. D’où le double regret de mon épouse… et ce trop long chagrin. Qui doit cesser maintenant si elle veut pouvoir rester ici. Les serviteurs ne suffisent pas. Il faut un protecteur proche et dans ce rôle Ferienne était parfait.

— Je ne comprends pas, reprit frère Adam. Doit-elle rester sans vous à Paris ?

— Son service auprès de la Reine l’y oblige. Par périodes tout au moins. Et moi je dois retourner à Coucy où m’appellent d’importantes affaires que ne saurait régler mon cousin Gilles chargé du château où il réside de façon continue.

— Et votre frère ?

Un voile parut s’étendre sur le visage du baron d’où il était aisé de conclure qu’il ne devait guère aimer ledit frère. Et, en effet, sa voix se fit sèche pour répondre :

— Enguerrand ? Je ne souhaite pas le voir s’éterniser dans les environs en mon absence. J’ai l’impression qu’en dépit de ses biens propres et de son riche mariage avec Marguerite de Gueldre, il n’aura de cesse de me prendre Coucy. Pour l’instant il est mon héritier. Mais laissons cela ! Voulez-vous qu’à présent nous tentions de présenter ce jeune homme à mon épouse ?

— Essayons ! Mais qu’adviendra-t-il s’il ne lui convient pas ?

— Je me chargerai de lui, soyez sans crainte ! Vous m’avez dit qu’il n’avait plus rien à apprendre de l’art de manier armes et chevaux et dans une mesnie comme la mienne il y a toujours place pour un guerrier. Avec le temps, il sera de mes chevaliers…

Un serviteur fut chargé incontinent d’aller prier la dame de rejoindre le maître et, peu d’instants après, celle-ci pénétrait dans la salle où les trois hommes l’attendaient. Renaud avec une curiosité qui n’était pas exempte d’inquiétude. À quel genre de femme aurait-il affaire si elle l’agréait ?

C’était une belle créature aux traits fins et aristocratiques mais certainement plus âgée que son époux. La fleur de la jeunesse ne s’épanouissait plus sur elle et, si elle gardait une silhouette mince, élégante même, elle avait l’air de traîner le poids d’une profonde lassitude. Peut-être aussi pleurait-elle trop encore cet Omer de Ferienne car ses yeux bleus n’avaient aucun éclat, ne reflétaient que l’ennui.

Raoul de Coucy alla à sa rencontre, lui baisa la joue et prit sa main pour la mener vers ses visiteurs. Elle trouva un petit sourire pour frère Adam qu’elle devait connaître et le salua avec grand respect, sans accorder d’attention à son jeune compagnon. Mais fronça les sourcils quand son époux le fit avancer.

— Voici Renaud de Courtenay que me conduit frère Adam afin que j’en fasse un chevalier. Il n’a ni parents ni biens et sera donc damoiseau en notre maison. S’il vous agrée, il pourrait être à votre service…

D’emblée, la dame eut un geste de refus. Sans en tenir compte, son époux continua :

— Il sait manier les armes ayant été élevé noblement. Il a dix-huit ans et vient de souffrir cruellement de la perte de ses parents adoptifs. Je dirai encore qu’il est né en Terre Sainte…

Le mot eut un effet magique. Les yeux de Philippa s’animèrent et se posèrent sur le jeune homme qu’elle n’avait même pas honoré d’un regard…

— La Terre Sainte ! soupira-t-elle. Le malheureux Omer en parlait si bellement !

— Sans l’avoir jamais vue, coupa le baron. Il répétait ce que son père lui avait raconté…

— Moi non plus je ne l’ai jamais vue, protesta Renaud dans un souci de vérité qui venait peut-être du manque d’enthousiasme inspiré par cette femme si mélancolique. J’en peux parler par ouï-dire : sire Olin des Courtils, mon cher père nourricier dont Dieu ait l’âme, était intarissable sur ce sujet, se hâta-t-il d’ajouter en voyant que son intervention contrariait Coucy.

— Vous avez une belle voix, remarqua dame Philippa. Chantez-vous ? Le pauvre Omer chantait comme un ange… et savait de si beaux poèmes !

Elle essuya une larme du coin du voile violet que maintenait sur ses cheveux ramassés dans une résille un cercle d’or ouvragé. Ce qui parut agacer :

— Je vous propose un damoiseau, pas un ménestrel ou un trouvère ! grogna le baron. Il en vient assez souvent frapper à nos portes outre ceux que nous entretenons à Coucy. Pour l’heure, je veux savoir si ce jeune homme vous agrée sinon je l’emmène au château… et vous aussi, car je refuse de vous laisser ici avec seulement des serviteurs et aucun défenseur digne de ce nom. La Reine se passera de vous et voilà tout !

— Pourquoi ne restez-vous pas ? Votre cousin Gilles s’occupe à merveille du château…

— Mais pas du fief où m’appelle Hermelin, mon sénéchal.

— Et peut-être aussi la dame de Blémont ? lança-t-elle d’un ton plein de rancune qui suscita un éclair de colère dans les yeux de Raoul.

— Vous oubliez que nous ne sommes pas seuls et que, même si frère Adam a toutes les indulgences d’un homme de Dieu, nos dissentiments ne l’intéressent pas. Daignez répondre à présent car votre attitude devient offensante. Acceptez-vous Renaud de Courtenay comme damoiseau ?

— Le nom est beau, plutôt flatteur… et lui n’est pas mal de sa personne. Nous pouvons essayer car il faut vraiment que je sois auprès de la Reine jusqu’à la dédicace de l’abbaye de Maubuisson qui lui tient à cœur.

Raoul de Coucy ne retint pas un soupir de soulagement qui se traduisit par une étincelle amusée dans les yeux du Commandeur. Renaud s’agenouilla devant le couple pour lui faire allégeance puis, après avoir salué avec émotion son vieux protecteur, il suivit un serviteur chargé de le conduire aux étuves de l’hôtel afin de le débarrasser d’une crasse vieille de plusieurs semaines et que n’avaient pas suffisamment ôtée les ablutions rapides faites à la Tour oubliée, à la commanderie de Joigny, aux étapes du voyage et à la maison du Temple.

La seule idée d’un vrai bain le remplissait d’une joie enfantine. Aux Courtils, sa mère adoptive était une fanatique de la propreté et plus encore peut-être sire Olin qui avait vécu en Orient où, dans le royaume franc, on avait adopté depuis longtemps les bains de toutes sortes – froids, chauds, tièdes, de vapeur, etc. – sans compter l’usage constant des herbes et des huiles aromatiques, voire des parfums pour les plus riches.

Aussi s’attarda-t-il quelque peu dans la cuve pleine d’eau chaude avant de se savonner et étriller vigoureusement, puis de se faire jeter par un valet quelques seaux d’eau froide sur le corps pour se rincer. Après quoi, enveloppé d’un drap, il confia sa tête à un barbier qui le débarrassa de sa barbe naissante et se mit à rectifier la coupe légèrement hasardeuse de ses cheveux.

On en était là quand une jeune femme entra dans la salle basse préposée aux bains et s’arrêta au seuil, les bras croisés et une barre de mécontentement plissant un front qui n’en avait pas encore pris l’habitude.

— Quoi ? s’écria-t-elle. Pas encore prêt ? Et même pas vêtu ? À quoi pensez-vous de vous prélasser ainsi quand la maîtresse vous attend ?

— Encore un petit instant ! plaida le barbier. Il y avait beaucoup à faire…

— Je veux bien te croire ! Ce que j’ai aperçu tout à l’heure n’avait rien d’engageant. Voyons le résultat !

Elle descendit les quelques marches de l’étuve et vint se planter devant Renaud, fort empêtré de son personnage tandis qu’elle l’examinait d’un œil critique. Ce qui fait que, d’emblée, elle ne lui fut pas sympathique. Une bien belle fille pourtant : blonde avec des yeux verts insolents, elle avait un corps épanoui sans épaisseur, dont les formes étaient tendrement épousées par la soie vert sombre d’une robe qui allait s’évasant à partir des hanches marquées par une ceinture d’orfroi. Les cheveux crespelés tombaient librement sur son dos, coiffés d’un chapel assorti à la robe et maintenu sous le menton par une écharpe légère. Le visage était celui d’un chat qu’une aberration de la nature aurait pourvu d’une bouche rouge et charnue comme une cerise.

— Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur, belle dame ? demanda Renaud résigné à se laisser détailler puisque immobile il ne pouvait faire autrement.

— Damoiselle s’il vous plaît ! J’ai nom Flore d’Ercri et je veille au parage de dame Philippa dont j’ai toute la confiance. Ah, on dirait que l’on en a fini avec la tête. Voyons le reste !

Et, avant que Renaud qui se relevait ait pu l’en empêcher, elle l’avait, d’un geste preste, débarrassé de son drap de bain et il se retrouva nu devant elle. Nu, et furieux.

— Demoiselle ! Sont-ce là les façons des dames de Paris ?

Elle se mit à rire, d’un rire doux et un peu rauque, à la fois étrange et séduisant :

— De Paris et d’ailleurs ! Beau damoiseau, sachez, puisque apparemment vous l’ignorez, que lors du retour du chevalier revenant de guerre ce sont dames et demoiselles qui le baignent, pansent ses blessures et le parent. De même pour le voyageur illustre qui arrive au château. Et que je sache, on ne se baigne jamais tout habillé. Alors un peu plus tôt, un peu plus tard !… Je dirai que… vous donner ces soins sera un plaisir. Venez vous habiller à présent, je vais vous aider.

Des vêtements étaient posés sur un escabeau. Avec adresse mais en prenant son temps – ce qui démentait la hâte de tout à l’heure –, Flore d’Ercri entreprit de les lui passer, en dépit de ses refus réitérés. Il savait très bien s’habiller seul, rapidement, et ne comprenait pas pourquoi il y fallait tant de façons. Ce fut une sorte de pas de deux un peu ridicule et assez troublant car la belle accompagnait chaque pièce d’habillement d’un effleurement, voire d’une caresse. Elle lui donna ainsi des braies et une chemise de lin blanc, des chausses de tricot violet terminées par des bottes courtes, en beau cuir, dont il fallut d’ailleurs essayer plusieurs paires avant de trouver la bonne. Ensuite on lui passa une cotte de drap violet descendant à mi-cuisse, avec des agrafes et, au col, une légère broderie d’argent. Un manteau à draper de même couleur attendait sur un autre escabeau.

— Les couleurs de dame Philippa sont le violet et le blanc, précisa Flore. Vous n’aurez guère de peine à vous en souvenir…

Puis, se haussant sur la pointe des pieds, elle lui donna un baiser appuyé qui le fit frissonner, mais auquel il ne répondit pas. Ce qui la fit rire.

— Gageons que vous êtes puceau, mon bel ami ? murmura-t-elle.

— Demoiselle ! fit-il scandalisé. Voilà une question…

— Naturelle quand on a votre âge… et surtout votre inexpérience. Mais cela pourrait s’arranger… à notre commune satisfaction, ajouta-t-elle presque bas. En tout cas, soyez rassuré : si vous êtes aussi brave que vous êtes beau, vous ferez honneur à la maison !

Et elle l’emmena pour le conduire à sa maîtresse qui, cette fois, trouva pour lui un sourire et se déclara satisfaite. Plus encore en apprenant qu’il savait lire, écrire et possédait même quelques autres traces de culture :

— Peut-être serez-vous à la fin d’un commerce aussi agréable que mon pauvre Omer… Et puis si je veux rester quelque temps à Paris sans mon seigneur époux, il faut bien que je me résigne à accepter un défenseur solide.

Ce petit discours n’enchanta pas Renaud qui aurait volontiers, n’était sa bonne éducation, répondu que pour sa part il eût de beaucoup préféré compagnie masculine, au besoin avec des débuts difficiles, plutôt que se retrouver dans les jupes d’une femme qu’il jugeait déjà geignarde et peu gracieuse, dans un emploi qui tenait le milieu entre le valet et la fille de compagnie.

Pourtant, il n’en avait pas encore fini avec les examens. Le baron Raoul le fit mander ensuite dans la salle d’armes pour juger de ses capacités à manier l’épée ou la hache. Il se trouva face à un vieux sergent nommé Pernon, sec comme une trique mais d’une habileté quasi diabolique, soutenu par des jambes qui devaient être en acier.

Pernon avait appris les armes aux frères de Coucy, à leurs cousins et aux jeunes nobles que l’on mettait en apprentissage au château. C’était un maître en la matière et si, face à lui, Renaud passa quelques-unes de ces minutes pénibles au cours desquelles on s’aperçoit qu’on ne sait pas grand-chose, il eut du moins la satisfaction de l’entendre conclure à l’intention du baron qui regardait :

— Il a encore à apprendre et pas mal de défauts à corriger mais la base est bonne. Il a eu un bon enseignement.

— Qui vous a appris les armes ? demanda le baron.

— Mon père… adoptif, sire Olin des Courtils, qui est allé à la croisade sous monseigneur Jean de Brienne, roi de Jérusalem et empereur de Constantinople – que Dieu ait en Sa sainte garde !

Pernon fit entendre un petit sifflement comme pouvait seul s’en permettre un vieux serviteur :

— Cela dit tout, en effet. Outre que rien ne vaut l’affrontement aux Sarrasins pour apprendre la guerre, vous avez trop entendu vanter, sire Raoul, les exploits du roi Jean pour ne pas en connaître la valeur qui s’étendait à ceux qui le suivaient. Il faudra voir, ajouta-t-il en se retournant vers Renaud, ce que vous valez à cheval. Je crois sincèrement que ce garçon n’aura guère de peine à égaler vos meilleurs chevaliers. C’est dommage de le laisser ici. Il risque de s’amollir !

— Il n’en aura pas le temps. Dame Philippa ne s’éternisera pas au-delà du printemps et à Coucy tu pourras parfaire son entraînement. Pour l’instant, l’important c’est qu’il sache bien la défendre et donner confiance aux serviteurs en cas de mauvaise rencontre.

— Pour cela je crois pouvoir en répondre : il est solide.

— C’est le principal ! Achevez de vous revêtir, Renaud, et me suivez dans ma chambre, ajouta-t-il à l’adresse du jeune homme occupé à refermer sa chemise avant de repasser sa cotte. Un moment plus tard, il se retrouvait devant la table sur laquelle le maître écrivait précédemment. Celui-ci avait repris son siège, mais pas la plume. Il semblait soucieux. De temps en temps, comme s’il cherchait à se rassurer, il regardait le jeune homme puis, accoudé au bras du fauteuil, un poing sous le menton, il reprenait une rêverie que Renaud n’osait interrompre.

Enfin, il poussa un soupir puis se décida :

— Je me demande si je ne commets pas une grave imprudence en vous confiant, à vous si jeune, la sûreté de ma dame épouse ?

— Ce n’est pas moi qui peux vous répondre, sire baron. Sinon que je suis prêt à défendre la noble dame avec ce que j’ai de force et de sang mais, si Votre Seigneurie se tourmente à ce point, peut-être devrait-elle différer son départ… ou emmener dame Philippa ?

— Vous l’avez entendue tout à l’heure : l’un est aussi impossible que l’autre : je dois – et il appuya sur le mot – rentrer à Coucy et ma dame veut rester encore céans. Elle est très attachée à la Reine qui lui a montré une affection quasi maternelle quand elle était de ses demoiselles…

Renaud était encore trop frais émoulu de sa campagne pour savoir cacher ses étonnements :

— Quasi maternelle ? Mais on dit la Reine toute jeunette ?

Son exclamation naïve amena un sourire sur les lèvres de Raoul.

— Et ma noble épouse ne l’est plus vraiment ? Votre erreur vient que vous n’êtes pas au fait du palais. Il y a deux reines dont la plus importante n’est pas Marguerite de Provence épouse de notre roi Louis mais bien sa mère, la très haute et très sage Blanche de Castille qui est fort entendue aux affaires du royaume, l’a bien prouvé lors de la régence qu’elle a exercée durant la minorité de son fils, et dont celui-ci ne saurait négliger ses conseils. Mais revenons à ce dont nous causions ! Mon hésitation n’est pas signe de méfiance envers vous, Renaud, mais bien de ce que je ne suis pas certain que ma dame ne soit pas en danger…

— À cause du meurtre du précédent damoiseau ?

— En effet. Et ce n’est pas tout : nous avons eu, il y a deux ans, un fils qui semblait beau et bien constitué et qui cependant n’a point vécu ; il est mort à trois mois dans d’affreuses convulsions. Les enfants en bas âge y sont souvent exposés et les mires ont déclaré que c’était simple malchance. Mais depuis dame Philippa n’a pu concevoir. En outre, elle est parfois sujette à des malaises qui ont toujours lieu chaque fois que je me suis approché d’elle.

— C’est d’une grande tristesse… Mais pourquoi y aurait-il une relation avec la mort de son serviteur ?

— Là où j’en suis, je dois tout dire car vous l’apprendriez vite. Un mauvais bruit m’est revenu selon lequel mon épouse désespérant d’avoir un enfant de moi se serait… accordée à lui. Le chagrin qu’elle a montré à sa mort a renforcé ce bruit. Si dans un avenir proche il arrivait malheur à la baronne, c’est moi que l’on accuserait de l’avoir tuée…

— Mais… pourquoi ?

— Pour pouvoir épouser une autre femme… plus jeune et plus avenante. Ce qui, je tiens à vous le dire, ne peut en aucun cas effleurer mon esprit ni mon cœur.

Renaud avait encore dans l’oreille l’accusation lancée par dame Philippa à propos d’une dame de… ou du… il n’avait pas retenu le nom.

— Et qui oserait accuser Votre Seigneurie ?

— Mon beau-frère, le puissant comte de Dammartin qui aime fort sa sœur et pense que je la traite mal. Il y a aussi mon propre frère et il n’est pas impossible que ces deux haines se rejoignent. Voilà pourquoi vous devrez veiller de très près sur celle qui devient votre maîtresse. Et aussi sur vous-même, mais dans quelque temps. On ne saurait vous accuser d’être son doux ami alors que vous arrivez. Cela dit, je ne laisserai ici que des serviteurs dévoués sur lesquels vous pourrez compter. Pensez-vous toujours pouvoir remplir la lourde tâche que je vous confie ?

Il allait de l’honneur de répondre par l’affirmative et c’est ce que fit Renaud. Pourtant il trouvait cette histoire de plus en plus étrange. Frère Adam qui savait bien des choses devait cependant ignorer ce qui se passait au juste dans le bel hôtel tout neuf où il l’avait amené et plus encore quel poids de responsabilités allait retomber sur ses épaules. Il y avait jusqu’à ces confidences incroyables faites à un blanc-bec inconnu par un si haut personnage qui ne fussent à la limite du normal. Cependant Renaud ne pouvait se défendre d’une réelle sympathie pour son nouveau seigneur. Sa tristesse comme son inquiétude n’étaient pas feintes, il en aurait juré. Fallait-il en conclure qu’il fût dans une si grande détresse qu’il préférât placer sa confiance dans un jeune inconnu plutôt que dans un de ses nombreux écuyers, valets et autres gens déjà éprouvés qui composaient sa maison ?

Renonçant pour l’instant à dénouer cet écheveau un peu trop embrouillé, Renaud pensa que le mieux était de faire son service aussi exactement que possible et inaugura ses nouvelles fonctions en accompagnant dame Philippa et Flore d’Ercri à l’église proche de Saint-Jean-en-Grève promue paroisse du quartier depuis une vingtaine d’années pendant que l’on reconstruisait à de plus vastes dimensions la vieille chapelle Saint-Gervais-Saint-Protais. Elles allaient y entendre vêpres et s’y rendirent à pied – c’était si près ! –, voilées comme il convenait à de nobles dames.

La simple cérémonie qu’il suivit en habitué édifia fort Renaud. Le comportement de ceux qu’il allait servir était peut-être un peu bizarre mais la piété de ces femmes ne pouvait être mise en doute. Les voiles relevés, il put observer la ferveur de leurs prières. Même la belle suivante dont les manières lui étaient apparues si hardies offrait aux lumières de l’autel un visage empreint d’une grande dévotion. Quant à l’épouse de Raoul, elle ne songeait pas à cacher les lourdes larmes qui glissaient de ses paupières closes sur une douleur qui devait être profonde. Il put admirer aussi la grande générosité avec laquelle, au sortir de l’église, elle fit aumône aux nombreux miséreux qui s’y pressaient…

Le matin suivant Coucy partit pour son grand château du Nord, avec seulement son écuyer et une escorte réduite afin d’enlever le moins possible de protection à sa femme. À l’intention du nouveau damoiseau il laissa Gilles Pernon avec lequel celui-ci lia plus étroitement connaissance et put meubler, grâce à son enseignement, une journée qui sans cela eût été bien morose. Philippa, en effet, ne quitta son logis que pour entendre la messe, occupa son temps à broder et filer avec ses femmes, et ne le fit pas appeler. Renaud s’attendait, non sans inquiétude, qu’elle lui demande de chanter ou de dire quelque poème mais il n’en fut rien. Et les heures s’étirèrent, pesantes. Jusqu’à la demoiselle d’Ercri qui semblait préoccupée et lui adressa à peine la parole. Le lendemain, la journée commença d’identique façon : après la messe, il demanda les ordres et on lui répondit de faire ce qui lui convenait mais de rester à disposition. Heureusement il y avait Gilles Pernon, sans cela il eût été réduit à tourner en rond dans la cour, au verger où les bourgeons commençaient à se montrer et entre la salle d’armes et le réduit qu’on lui avait attribué comme logis près des écuries. Il n’avait même pas le droit d’aller à la découverte de la grande ville qu’il sentait bourdonner autour de lui et dont l’activité le faisait rêver.

Il était déçu. Tellement qu’après avoir ferraillé pendant une heure avec le vieux sergent et alors qu’ils se rafraîchissaient tous deux dans un pot de bière, il ne put s’empêcher de s’en plaindre :

— Est-ce là ce que je vais avoir à faire de mon temps ? soupira-t-il. Dans ces conditions dame Philippa avait raison de ne point vouloir remplacer le sire de Ferienne !

— En ce moment, répondit Pernon en torchant sa moustache, elle reçoit une marchande de mode et son cordouannier. Vous préféreriez vous trouver au milieu des femmes et de leurs chiffons au lieu de vous délasser tranquillement en ma compagnie ?

— Dieu m’en préserve ! Mais je croyais l’escorter par la ville et aussi au palais du Roi puisque c’est afin de pouvoir s’y rendre souvent que nous restons en ce lieu. En vérité, ajouta-t-il avec un nouveau soupir, je commence à penser qu’il m’aurait mieux convenu de me faire Templier !

— En dehors de réciter des dizaines de « Pater » et d’aller à l’église six fois le jour, leur vie n’est guère plus drôle que celle-ci ! Ils vaquent, bien sûr, à de nombreuses occupations et certains sont fort savants mais ils n’en mènent pas moins une existence austère. Paris est loin de la Terre Sainte et la vie n’y est pas semblable.

— C’est pourtant là que je voudrais aller. Ou plutôt retourner puisque j’y suis né. Au lieu de cela me voici damoiseau d’une baronne mélancolique. Si encore j’avais pu suivre le baron Raoul !

— Et servir à Coucy ! Pour le coup me voici d’accord avec vous. Coucy est le plus grand, le plus puissant, le plus beau château qui soit en ce bas monde ! Et nous irons bien un jour. En attendant, dit-il avec un bon sourire qui lui plissa toute la figure, consolez-vous en pensant que vous avez à garder notre maîtresse ! C’est déjà quelque chose, n’est-ce pas ?

— Sans doute, sans doute ! Eh bien, attendons !

Il n’eut pas à attendre longtemps. Au souper, Philippa lui ordonna de faire préparer sa litière et des porteurs de torches, de s’armer et de faire choix de tel compagnon qui lui conviendrait.

— Partons-nous en voyage ? demanda-t-il, surpris par l’heure tardive.

— Où prenez-vous cela ? Je n’ai point parlé de bagages. Nous allons dans le quartier d’Outre-Petit-Pont et, comme nous y allons après le couvre-feu, il est bon de prendre quelques précautions.

Elle semblait nerveuse et de mauvaise humeur.

— Dame, s’excusa Renaud, je ne connais pas cette grande ville. Je n’ai fait que la traverser pour aller au Temple et, du Temple à cette maison, le chemin est vraiment court.

— Eh bien, vous apprendrez à la connaître ! fit-elle agacée. Emmenez donc Pernon ! Il est né ici et est entré au service de mon défunt beau-père quand il était conseiller du feu roi Louis.

Ainsi rabroué Renaud se le tint pour dit et alla chercher le vieil écuyer. Lequel montra peu d’enthousiasme de cette expédition nocturne pour ne pas dire qu’il en fut franchement mécontent :

— Le quartier d’Outre-Petit-Pont à cette heure ? En voilà une idée !

— C’est un endroit dangereux ?

— Tous les quartiers sont dangereux après le couvre-feu parce qu’il y traîne plus de malandrins que de gens convenables. Dans celui-là où sont les vieilles ruines romaines, est aussi le domaine des escholiers dont les collèges sont au flanc de la montagne Sainte-Geneviève. Il leur arrive d’être turbulents plus souvent qu’à leur tour. Il y a aussi des couvents.

— C’est peut-être dans l’un d’eux que se rend dame Philippa ?

— Allons donc ! On y va au grand jour. Les moines et les nonnes se couchent avec les poules… De toute façon il n’y a qu’à obéir. On verra bien… s’il nous est permis de voir quelque chose ! grommela-t-il en conclusion.

Un moment plus tard, Philippa et Flore, enveloppées de grands manteaux fourrés et couvertes de voiles épais, prenaient place dans une litière fermée de rideaux et la dame ordonna qu’on les mène à la maison de Maître Albert qui se trouvait dans la rue Perdue. Renaud et Pernon enfourchèrent leurs chevaux et se mirent à la suite du véhicule que précédaient les porteurs de torches. L’étroitesse des rues au-dessus desquelles se rejoignaient presque à longueur de bras les pignons des maisons à encorbellement empêchaient de chevaucher aux portières. Heureusement la lune éclairait assez bien le chemin, sinon on eût navigué dans des ténèbres souvent malodorantes peuplées d’appels de matous en chaleur, du couinement des rats et de bruits assourdis révélant une sourde activité venant des tavernes, cabarets et repaires de filles follieuses. Tout en cheminant, le vieil écuyer ronchonnait dans sa moustache qu’il mâchait en même temps pour éviter d’être entendu de la litière mais Renaud en attrapait des bribes :

— … Complètement folle !… À quoi ça rime !… Pas étonnant… Le mari parti… Visite secrète… On va à pied en rasant les murailles !… Pourquoi pas des trompettes ?…

Franchi le Grand-Pont, le jeune homme se rapprocha de son compagnon :

— Savez-vous qui est ce Maître Albert chez qui nous allons ? chuchota-t-il.

— Oh, l’est connu ! C’est un grand diable d’écolâtre allemand venu à l’Université enseigner… je ne sais trop quoi. Quand il fait beau, il s’installe au milieu des vignes, sur un grand tertre à trois pointes qui est au bout du chemin où il habite 5. Les escholiers viennent en foule, à ce qu’il paraît…

— Dame Philippa s’intéresse à cette… doctrine ?

— Elle ? Vous voulez rire ! Seulement l’Albert de Cologne passe pour un grand magicien, un… alchimiste comme on dit, et il aurait trouvé une pierre miraculeuse qui fait de l’or avec du plomb ou n’importe quel métal et qui peut allonger la vie et aussi la jeunesse indéfiniment. Vous vous rendez compte ?

— Elle a peur de vieillir et elle veut lui demander de l’aide ?

Gilles Pernon examina la proposition dans le silence pendant un instant avant de soupirer :

— Vous pourriez bien avoir mis le doigt dessus ! C’est vrai qu’elle est plus vieille que son époux et ça commence à se voir. En outre, depuis la mort du petit Enguerrand elle n’a plus conçu… Oui, vous pourriez bien avoir raison…

Le cocher ayant crié « Gare ! », il s’interrompit pour doubler la litière et voir ce qui se passait : c’était seulement un ivrogne qui, au milieu de la rue de la Barillerie, avait titubé jusque sous le pas du cheval de tête, manquant de justesse de se faire écraser par les roues ferrées. L’incident se solda par quelques jurons d’un côté, et injures de l’autre.

Franchis la Cité et le Petit-Pont, on s’enfonça dans le quartier des livres, voisinant avec les collèges de l’Université. C’était là que l’on trouvait, groupés autour de l’église neuve de Saint-Séverin, les parcheminiers, les copistes, les relieurs, les enlumineurs et aussi les écrivains publics. L’odeur des colles, des peaux et des encres s’y faisait sentir. On longea ensuite les murs du petit prieuré Saint-Julien-le-Pauvre qui appartenait à la riche abbaye de Longpont et dont la chapelle très simple n’était achevée que depuis quatre ans. La rue Perdue, à la limite des champs, vignes et clos qu’englobait généreusement le grand rempart du défunt roi Philippe se trouvait un peu en amère, aboutissant à la Seine à la hauteur du chevet de Notre-Dame. Tout était paisible et calme dans cet endroit quasi champêtre, la sourde activité de la nuit se concentrant surtout au voisinage des ponts, mais un vent d’ouest s’était levé qui faisait refluer l’eau du fleuve en petites vagues laiteuses et alignait en haut des toits les flammes de fer grinçant des girouettes.

La litière s’arrêta à la hauteur d’une maison isolée dont les murs solides enfermaient un jardin où des herbes poussaient autour d’un pommier. Une porte épaisse avec de grosses ferrures lui donnait un accès qui ne fut pas si facile à obtenir. Flore d’Ercri s’en chargea après que la poigne de Renaud eut attiré un visage derrière le guichet grillé :

— Ouvrez ! ordonna-t-elle. C’est la dame que le Maître a accepté de recevoir. Et moi, vous m’avez vue ce tantôt !

Le reflet d’une chandelle arriva sur le visage de la jeune fille et dut donner satisfaction car, dans un grand bruit de ferraille, le vantail s’ouvrit pour laisser voir un personnage aussi large que haut, qu’une robe d’allure ecclésiastique ne parvenait pas à allonger. Il pouvait avoir une trentaine d’années et, son visage n’ayant rien de celui d’un penseur, ce devait être le domestique du Maître. Il examina les arrivants d’un œil critique, mais Philippa descendue de sa litière s’avançait vers lui et il fut sans doute impressionné par son allure. Il s’effaça en s’inclinant :

— Si la noble dame veut bien me suivre…

Seule Flore fut autorisée à accompagner sa maîtresse, la porte refermée sèchement au nez de Renaud qui allait leur emboîter le pas :

— Attendez là, vous autres ! cria le cerbère à travers le guichet. Et prenez patience : cela peut être long…

Il n’y avait rien d’autre à faire que suivre l’injonction et, tandis que Pernon, toujours bougonnant, se retirait un peu à l’écart pour satisfaire un besoin, Renaud attacha sa monture à un arbre et s’apprêtait à descendre quelques pas vers la Seine pour mieux admirer la cathédrale dont la lune parait la puissante silhouette d’une blancheur fantomale, quand un cavalier menant son cheval au pas apparut au bout de la rue, vint jusqu’à la maison de l’alchimiste et, sans s’occuper des gens de la litière, sauta à terre et frappa vigoureusement la porte de son poing ganté. Traitement qui eut pour effet d’amener le serviteur au guichet plus vite que tout à l’heure :

— Je viens de loin pour voir le Maître, déclara le nouveau venu sans prendre la peine de baisser la voix, et je veux le voir à l’instant !

Intrigué par ce comportement désinvolte, Renaud s’approcha et entendit le cerbère prier assez poliment le visiteur de repasser plus tard, de préférence un autre soir car le Maître recevait et ne pouvait lui accorder son attention.

— Il y a là une litière. Qui reçoit-il ? Un malade ? Une femme ?

— Cela ne vous regarde pas ! Revenez plus tard !

— C’est impossible. Je dois repartir. Et vous, prenez garde à qui vous parlez ! Je puis vous assurer que, lorsque Maître Albert saura que vous me faites lanterner devant sa porte, il vous en cuira ! Et d’abord commencez par l’ouvrir, cette porte ! Je n’ai pas l’habitude de parlementer avec des domestiques. Quant à la personne qui est là-dedans, elle sera trop contente de me laisser son tour…

Renaud estima qu’il en avait assez entendu. Ce personnage qui parlait si haut et criait si fort commençait à lui chauffer les oreilles. Il alla lui taper sur l’épaule :

— Vous faites beaucoup de bruit, il me semble, sire étranger.

— Je fais le bruit qui me plaît ! D’où sortez-vous ?

— De là, tout près et il est heureux que cette maison ouvre sur les vignes car vous auriez déjà ameuté le quartier ! Or j’ai cru comprendre que le Maître, comme vous dites, tient à sa tranquillité puisque c’est de nuit que l’on vient chez lui. Faites-nous donc la grâce de vous retirer.

— Voyez-moi l’insolent ! Mais qui êtes-vous, mon garçon, pour oser m’interpeller après n’avoir pas craint de me toucher l’épaule ?

L’indignation du nouveau venu était grande et Renaud se demanda un instant s’il n’avait pas affaire à un fou. À première vue il n’en avait pas l’air. Vingt-cinq, vingt-six ans, des cheveux bruns bouclant sous un chaperon noir, une barbe en collier, une longue moustache, le nez arrogant et des yeux plutôt clairs, c’était de toute évidence un seigneur.

Choisissant de mettre en pratique les bons préceptes courtois enseignés par dame Alais en les assaisonnant à sa sauce, il sourit à l’irascible étranger en s’inclinant pour un petit salut un rien ironique :

— Aurais-je offensé si haut personnage ? En ce cas j’en suis contrit mais soyez rassuré, sire inconnu, je ne suis ni mesel ni indigne même si je n’ai pas encore reçu l’adoubement…

— Ah oui ? Vous êtes bachelier…

— Damoiseau, au service de haute et très noble…

S’apercevant à temps de la bourde qui allait lui échapper, il s’arrêta. L’autre cependant voulait en savoir plus :

— De qui, s’il vous plaît ?

— Je n’ai pas à vous le dire.

— Discret, hein ? C’est bonne chose dès l’instant où il s’agit d’une dame. Votre nom à vous est peut-être moins secret ? Me ferez-vous la grâce de me le confier ?

Gilles Pernon revenu pendant l’escarmouche verbale la suivait avec inquiétude, n’osant intervenir. Il tenta bien d’indiquer au jeune homme de continuer à se taire mais celui-ci ne voyait pas pourquoi il tiendrait cachée son identité. Il haussa les épaules :

— Si cela peut vous faire plaisir, j’ai nom Renaud de Courtenay pour vous servir.

À sa grande surprise, l’inconnu en resta bouche bée, réussissant juste à articuler :

— De C…

Puis, de la plus imprévisible façon, il éclata de rire. Un vrai fou rire mais si plein de gaieté et de jeunesse qu’il était difficile de s’en offenser. Plié en deux, l’inconnu n’arrivait pas à reprendre son sérieux. Tellement même que la moutarde se remit à monter au nez du damoiseau :

— J’aimerais que vous cessiez ! fit-il avec sévérité. Vous êtes bien le premier à trouver drôle un nom qui…

— Je vous l’accorde : il n’est pas drôle du tout, coupa le rieur se calmant net. Cela fait assez longtemps que je le porte !

— Vous seriez vous aussi un Courtenay ?

— Eh oui ! Seulement moi, par-dessus le marché, je suis empereur de Constantinople. Et ça non plus, ce n’est pas drôle !

La porte s’ouvrant enfin pour livrer passage aux deux visiteuses, coupa court à la stupeur horrifiée du jeune homme littéralement tétanisé par l’incroyable grandeur du titre qu’il venait d’entendre. Dame Philippa et Flore, en s’avançant vers lui sans regarder son compagnon, le sauvèrent d’un cruel embarras. D’ailleurs l’« Empereur », après s’être incliné avec grâce devant les deux silhouettes si bien enveloppées, se précipitait dans la maison avant que le serviteur ait eu le temps de refermer la porte.

L’étrange attitude de son damoiseau, qui semblait changé en statue de sel, attira tout de même l’attention de Philippa.

— Eh bien, Renaud ? À quoi pensez-vous de rester là à contempler cette porte ? Nous rentrons !

L’injonction de la dame coïncidant avec la solide bourrade que Pernon lui assenait dans les côtes ramena Renaud sur terre. Rouge de confusion, il se précipita pour aider les deux femmes à remonter dans la litière qui avait déjà fait demi-tour pour repartir par le chemin par lequel on était venu. Renaud reprit machinalement son cheval et sa place au côté de Gilles Pernon derrière le véhicule, mais ce fut seulement quand on atteignit le Petit-Pont qu’il osa murmurer :

— Vous croyez que ce… ce seigneur est vraiment ce qu’il prétend être ?

Pernon qui s’amusait intérieurement depuis un moment, lui décocha un large sourire :

— Aucun doute là-dessus, sire Renaud ! C’est bien l’empereur Baudouin de Constantinople ! Je l’ai vu plusieurs fois au palais ou ailleurs. Il est souvent venu. C’est même notre sire Louis qui l’a armé chevalier de sa main il y a… cinq ans ! à Melun. Mais ne vous tourmentez pas ! C’est un assez bon garçon. En outre, comme vous ne pouviez pas deviner, vous avez agi comme vous le deviez.

— Vous dites qu’il se nomme Baudouin ?

— Oui. Baudouin deuxième du nom, fils de l’empereur Pierre II et de sa seconde épouse Yolande de Hainaut. Il paraît qu’il est né là-bas dans un palais de porphyre et de pourpre.

Renaud était déjà retourné à sa songerie. Ce prénom le frappait plus encore que la couronne fabuleuse portée par son interlocuteur de tout à l’heure, parce qu’il le replongeait dans le manuscrit de son grand-père et parce que celui-ci, sans donner le nom, avait émis l’idée qu’il pourrait servir ce Courtenay porté par l’Histoire au trône de l’ancienne Byzance de façon tellement inattendue. Oh, il n’était pas lépreux, celui-là, mais il lui en voulait presque de ne pas l’être. Il n’était pas admissible que ce prince arrogant puisse s’appeler comme le sublime jeune roi dont lui, Renaud, avait fait pour toujours son héros. Il n’était pas difficile de deviner que, bien qu’empereur, il ne lui viendrait jamais à la cheville…

CHAPITRE III DE DEUX REINES L’UNE…

Le lendemain matin, Renaud se retrouva escortant la demoiselle d’Ercri à travers la quarantaine de ruelles souvent malodorantes et encombrées de détritus qui, dans l’île de la Cité, séparaient la belle cathédrale neuve du palais royal. Autour du marché Palu et de la chapelle Saint-Germain-le-Vieux, on trouvait toutes sortes de commerces parmi lesquels des marchands d’herbes, d’onguents, des verriers, des ciriers, voire des marchands de ces épices si précieuses et de parfums, ainsi que des négociants en vins dont les barges arrivaient au port de la Cité. Choses dont se montraient friands les chanoines de Notre-Dame : certains s’adonnaient plus ou moins ouvertement à l’alchimie. En outre, l’Hôtel-Dieu et ses cortèges de malades et de miséreux entrant ou sortant, représentait un client non négligeable et la vieille rue de la Juiverie apportait une note équivoque, vaguement inquiétante, à ce quartier qui, la nuit venue, pouvait se changer en un silencieux pandémonium où il valait mieux ne pas s’aventurer. Dans les ruelles sombres, même par grand soleil, on croisait des visages, des silhouettes étranges que le double et redoutable voisinage du palais et de la cathédrale n’avait pas l’air de rebuter…

Armée d’un petit rouleau de parchemin sur lequel se trouvait une liste d’emplettes à effectuer, Flore entra dans différentes échoppes. Elle y acheta des herbes diverses dont certaines comme la gentiane et la mercuriale étaient inconnues de Renaud, qui d’ailleurs ne comprenait pas pourquoi la demoiselle de parage de Philippa s’astreignait à faire le marché au lieu de laisser ce soin à l’intendant ou aux gens de cuisine dont c’était en général l’attribution. Elle acheta aussi du miel en exigeant qu’il soit de Narbonne, chose proprement scandaleuse aux yeux de son compagnon pour qui celui de sa Gastine d’enfance était le meilleur qui fût, mais la belle Flore eut une façon de le regarder en le priant de se mêler de ses propres affaires qui le réduisit à un mutisme réprobateur. Dès lors il se contenta d’entasser les emplettes de la demoiselle dans les paniers attachés de part et d’autre de la mule qu’il tenait en bride tandis qu’elle y prenait place.

S’y ajouta encore une bonbonne de certain vin blanc, trois flacons de verre, un mortier de bois et son pilon et, après un passage dans une boutique obscure dont l’enseigne était tellement crasseuse qu’on ne la pouvait déchiffrer, un assez gros paquet enveloppé d’un sac de toile d’où débordaient des brins de paille. Après quoi elle daigna sourire.

— J’ai tout ce que je voulais, rentrons ! dit-elle gracieusement en se réinstallant sur sa mule.

— Vous êtes sûre de n’avoir rien oublié ? grogna-t-il.

— Si… de vous remercier ! Vous êtes charmant !

Et se penchant vers lui, elle lui passa les bras autour du cou pour appuyer un baiser sur ses lèvres. Ce qui, après tout, ne fut pas si désagréable car ses lèvres à elle étaient douces, fondantes et sentaient le miel qu’elle avait dû goûter, mais il se garda bien de montrer qu’il y avait pris plaisir : elle n’avait déjà que trop tendance à vouloir le mener par le bout du nez. Et quand on fut rentré, ce fut d’un ton assez raide qu’il demanda s’il devait porter « tout cela » aux cuisines.

— Eh non, mon bel ami ! Montez cela devant la porte de dame Philippa et retournez à vos passes d’armes…

Ce qu’il fit sans cacher sa mauvaise humeur. Pourquoi fallait-il que ce soit lui, futur chevalier, qui accomplisse ce travail de valet alors que de valets, justement, l’hôtel de manquait pas. Encore heureux que cette diablesse ne l’eût pas contraint à l’accompagner dans ses achats avec une charrette 6 ! Mais arrivé devant la porte, il y déposa les lourds paniers avec un rien de brusquerie, toisa la demoiselle et déclara :

— La prochaine fois que l’envie vous prendra d’aller au marché, prenez un valet ou un portefaix ! Je suis au service de dame Philippa et non au vôtre !

— Voyez-moi le rebelle ! Vous ferez ce que l’on vous dira, mon joli coq, car me servir c’est servir la dame !

— Ce n’est pas mon avis. À ce train, j’aurai une grande barbe blanche quand l’on s’avisera enfin de me faire chausser les éperons d’or. Autant retourner au Temple sur-le-champ. Au moins j’y ferai besogne d’homme et non de servante !

Ayant dit, il tourna les talons et rejoignit Gilles Pernon qu’il trouva à l’écurie en train de soigner la légère blessure au boulet d’un des chevaux. Encore tout bouillant d’indignation, il la déversa aussitôt dans les oreilles de cet unique ami qui la reçut en riant :

— Calmez-vous ! Si j’en juge ce que vous avez vu des acquisitions de la Flore – et ce que vous n’avez pas vu –, il lui fallait se faire accompagner d’un homme de confiance. Maître Albert a dû donner à dame Philippa je ne sais quelle recette ayant je ne sais quel effet et qui sera exécutée dans le privé. Ce sont choses pour lesquelles on ne requiert pas l’assistance d’un valet…

— Vous devez avoir raison. En ce cas, je me demande bien quelle formule venait chercher le… l’empereur Baudouin ?

— Oh, une recette très différente si j’en crois ce que j’ai pu apprendre. Maître Albert passe pour posséder une pierre miraculeuse qui permet de changer en or le plus vil métal… Et ce jeune homme est le souverain le plus pauvre du monde.

— Pauvre ? L’empereur de Byzance ? Comment croire pareille énormité ?

— C’est pourtant ainsi. Quand il ne passe pas son temps à courir chez tous les rois pour obtenir de l’aide, il doit défendre ce qui reste de son empire contre les convoitises des princes grecs dépossédés quand le doge de Venise et les Croisés ont pris Constantinople. Il a même tellement besoin d’argent qu’il a mis en gage le Sainte Couronne d’épines et d’autres objets de la Passion de Notre Seigneur chez les Juifs de Venise.

— Chez les Juifs ? émit Renaud que l’horreur étranglait, mais qui avait déjà entendu cela. C’est infâme ! Il doit être fou !

— Fou, non. Impécunieux, oui ! Rassurez-vous, notre roi a eu la même réaction que vous et il a envoyé dégager les si précieuses reliques il y a déjà cinq ans. Il s’est même rendu à Sens avec sa mesnie pour les recevoir. Oh, c’était chose bien émouvante et belle que le voir, avec son frère monseigneur Alphonse, tous deux en robe de pénitents et les pieds nus, porter le coffre sacré à travers la ville jusqu’à la barge, magnifiquement décorée aux armes de France avec grande abondance de lys et les plus riches étoffes, qui allait le rapporter par eau jusqu’au palais de Paris où, depuis, maître Pierre de Montreuil construit la plus étonnante chapelle qui se puisse voir pour recevoir la Couronne.

À évoquer ces souvenirs, le vieil écuyer était tellement ému que de grosses larmes coulaient dans ses moustaches.

— Grâce à Dieu, elle au moins est en sûreté, soupira Renaud qui pensait à la Vraie Croix, toujours ensevelie à l’écart du dernier camp aux désastreuses Cornes de Hattin 7. Mais les gens de Constantinople ont dû avoir grande douleur de s’en séparer et peut-être offriront-ils un jour au roi de France de lui rendre le gage payé afin de la dégager ? À quoi, alors, servira la belle chapelle ?

— Ne serait-ce que pour la gloire de Dieu, une chapelle sert toujours ! fit Pernon avec sévérité. Certes, l’Empereur n’a pas encore fait abandon de ses droits sur les Saintes Reliques, mais cela, je crois, ne saurait tarder… à moins que Maître Albert ne lui ait confié son secret. Ce qui me surprendrait…

L’arrivée tumultueuse de la demoiselle d’Ercri interrompit la conversation. Elle venait annoncer à Renaud qu’il avait à se préparer à accompagner dame Philippa au palais, dans l’après-dîner.

— La Reine a envoyé un message priant notre maîtresse de se rendre auprès d’elle. Vous voilà content, j’espère ? Ce n’est pas là besogne de valet. En outre, elle a fait porter chez vous les vêtements convenables pour approcher une si grande princesse !

Comme une plante privée d’eau qui reçoit une ondée, Renaud se sentit renaître et deux heures plus tard, en effet, ses chausses de tricot changées en drap fin et sa cotte de laine bourrue en velours réchauffé de menu vair, il franchissait la barbacane d’entrée du palais perpendiculaire à la Seine et pénétrait dans une vaste cour entourée d’une galerie à arcades qui ressemblait à un cloître. Il y avait là grand concours de personnages : des officiers, des religieux et des dames, jusqu’à une troupe de miséreux que leur triste sort et la compassion royale autorisaient à s’avancer jusque dans les profondeurs des appartements d’un souverain, qui, chaque jour, non seulement leur distribuait de nombreuses aumônes mais les recevait même à sa table où il les servait de sa main.

Le logis n’était pas très vaste. Rectangulaire, il barrait en partie la pointe aval de la Cité, prolongé par un beau jardin avec une treille ombreuse et un verger où les poiriers étaient en fleur. Au-delà, allongés dans le fleuve comme des poissons, deux ou trois îlots reverdissaient sous le soleil. Il faisait très beau ce jour-là. Aussi et en dépit d’une certaine sévérité des bâtiments rachetée par l’élégance du style, l’éclat des armes des soldats et la magnificence de certains costumes, la résidence des rois de France offrait-elle une image souriante et même assez bon enfant. Y concourait, naturellement, le joyeux vacarme des travailleurs à l’œuvre dans une autre cour pour élever le pur jaillissement de pierre, la Sainte-Chapelle que le roi voulait sublime.

Renaud mit pied à terre et aida Philippa à descendre de sa haquenée, remit les deux montures aux palefreniers et se disposa à suivre la dame mais elle l’arrêta :

— M’attendez ici ! Il ne convient pas que vous entriez chez la Reine sans sa permission. Vous devrez donc prendre patience.

Un peu déçu dans sa curiosité, dans cette envie de voir, de connaître, d’approcher qui l’habitait depuis qu’il avait échappé à la mort, il fut bien obligé de s’incliner, demandant simplement s’il pouvait aller visiter les travaux. On lui répondit par un geste d’indifférence qui ne contribua guère à lui réchauffer le cœur. Aussi, quand il eut vu Philippa monter le perron du palais, il tourna les talons et se dirigea vers le chantier où il oublia vite sa petite déconvenue tant le spectacle l’étonna.

La future église n’avait pas – et de loin – les dimensions d’une cathédrale, pourtant elle ressemblait à une immense ruche bourdonnante. Des ouvriers s’affairaient sur l’échafaudage ceinturant l’édifice le plus surprenant qui soit. C’était à première vue une église à deux étages. Au ras du sol, d’une solide base de murs à puissants piliers et à courtes fenêtres ogivales jaillissaient des élancements de pierre blanche séparés par de grands vides, le long d’un bâti de charpente inscrivant sur le ciel bleu les croisées d’ogives d’une voûte incroyablement haute. Cela ressemblait à une gigantesque châsse pour reliques de saints, comme Renaud en avait vénéré auparavant, mais donnait l’impression d’une telle fragilité que le jeune homme ne put s’empêcher de remarquer pour lui-même :

— Par les grands vents d’hiver cela ne pourra jamais tenir…

— Et pourtant cela tiendra… et sans ces bois que l’on retirera quand tout sera fini…

Renaud se retourna et vit derrière lui un homme d’un certain âge, grand et vigoureux, vêtu d’une tunique de drap épais avec une ceinture de cuir d’où pendait une bourse de cuir elle aussi. Son visage au nez fort et au teint fleuri s’ornait d’une barbe courte et bouclée, du même gris que ses yeux. Il tenait à la main un rouleau de parchemin et une grande règle. Un bonnet de laine d’où dépassaient des mèches de cheveux couvrait sa tête. Ses gros souliers étaient poudreux et Renaud en conclut qu’il devait travailler à la chapelle. Il parlait d’ailleurs avec une assurance qui impressionna le garçon. Cependant celui-ci refusa la reddition sans combat :

— Je ne voudrais pas paraître obstiné, cependant je vois là-bas beaucoup de vide et peu de pierres…

— Il y en a plus que vous ne croyez. Vous ne vous en rendez pas compte mais chacun de ces pans est ou sera appuyé d’un contrefort pour assurer la poussée vers la voûte. En outre, tout ce vide ne le restera pas. De grandes verrières bellement colorées viendront le remplacer.

— Des verrières ? Aussi vastes ?

— Mais oui. Toute la lumière du ciel pénétrera dans la chapelle et illuminera les couleurs des vitraux.

— Ce sera vraiment magnifique alors ! fit Renaud sans cacher son admiration. Et ce doit être une joie pour vous si vous y travaillez…

— Une très grande joie… d’autant que j’en suis l’architecte, dit-il non sans fierté. On m’appelle Pierre de Montreuil… Mais veuillez m’excuser, ajouta-t-il avec un salut en abandonnant le damoiseau pour aller à la rencontre d’un homme d’une trentaine d’années dont les cheveux blonds dépassaient d’un chapeau blanc sans coiffe.

Il était très grand et presque maigre, si grand même qu’il marchait en se tenant légèrement penché. Vêtu d’une longue robe de tiretaine 8 brune et d’un surcot sans manches de même tissu aux ouvertures duquel se montrait une doublure de taupe, il allait à pas pensifs. Le visage était beau sans mièvrerie par la vertu de traits déjà accusés et de quelques rides sans parler du large sourire qui faisait briller les yeux d’une belle couleur d’azur. En marchant, le personnage se frottait les mains pour les réchauffer, et quand Pierre de Montreuil le rejoignit, il le prit aux épaules pour lui donner l’accolade avant de glisser son bras sous celui de l’architecte pour continuer le chemin et causer plus commodément.

À cet instant, un jeune valet arriva, clamant à plein gosier pour surmonter le bruit du chantier le nom de Renaud de Courtenay. Celui-ci se hâta d’aller vers lui, se contentant d’un vague salut en croisant l’architecte et son compagnon.

— Je suis celui que vous cherchez, répondit-il. La dame de Coucy a-t-elle besoin de moi ?

— Non. C’est Madame la Reine. Venez vite ! Elle n’aime pas attendre.

À sa suite, Renaud pénétra dans le palais et délaissant l’escalier, traversa deux salles, dont l’une était celle du Conseil et l’autre celle où l’on prenait les repas, pour atteindre enfin une porte ouvragée devant laquelle veillaient deux gardes. Là était l’appartement de la reine mère, Blanche de Castille, qu’en dépit de la présence de sa belle-fille, Marguerite de Provence, on appelait toujours la Reine.

En pénétrant dans la vaste chambre éclairée par deux fenêtres donnant sur le jardin, Renaud eut l’impression d’entrer dans une sorte de temple. Là vivait quelqu’un de grand et point n’était besoin de la splendeur des tapis muraux où les tours de Castille accolaient les lys de France pour en saisir l’atmosphère. Le centre du tableau était une grande femme toute vêtue de blanc comme il convient aux veuves royales, mais ce deuil n’avait pas grand-chose à voir avec les sévères toiles de Flandres des premiers jours. La robe était de velours orné d’hermine et un voile de mousseline tombait d’un cercle d’or précieusement ouvré et orné de saphirs. Ce voile montrait d’épais cheveux noirs parsemés de fils d’argent. Âgée alors de cinquante-six ans, Blanche de Castille était encore belle par la vertu d’une ossature altière sous-tendant la peau ivoirine de son visage et par l’intelligence dont brillait son regard sombre. Assise dans une haute cathèdre près d’une table couverte d’un tapis bleu et or, elle caressait de ses longues mains pâles que des nœuds rhumatismaux commençaient à déformer un livre relié en vélin avec des ferrures d’argent. D’autres dames se tenaient autour d’elle, mais Renaud fasciné par cette grande forme neigeuse n’en vit qu’un kaléidoscope de couleurs dont se détacha cependant Philippa de Coucy qui le présentait :

— Voici, Madame, ce jeune damoiseau dont je vous ai parlé et qui nous est venu par l’amitié d’un dignitaire du Saint Ordre du Temple. Il a nom Renaud de Courtenay…

Les yeux noirs de la Castillane quittèrent le livre pour examiner l’arrivant qui eut aussitôt l’impression d’être percé de part en part. Après un moment, elle parla et sa voix grave n’était pas désagréable :

— Né en Terre Sainte, m’avez-vous dit, ma bonne amie ? C’est assez étonnant. Je ne croyais pas qu’il existât toujours des Courtenay là-bas ? Il me semblait qu’ils étaient ici… ou à Constantinople. Où avez-vous vu le jour, jeune homme ?

Comme elle s’adressait directement à lui, Renaud mit genou en terre :

— À Antioche, Madame, si j’en crois ce que l’on m’a dit car j’étais un enfançon dans ses langes quand on m’a porté en Occident.

— Et votre père était ?

— Thibaut qui fut élevé au palais de Jérusalem auprès du saint roi Baudouin IV dont il fut le compagnon, l’écuyer et le plus fidèle serviteur tant que dura sa vie héroïque et douloureuse…

— Le lépreux ? J’ai ouï-dire, en effet, qu’il fut grand comme on doit l’être quand on règne sur la terre où mourut notre doux Seigneur. Mais cela ne dit pas de qui ce Thibaut était le fils ?

— De Jocelin III, dernier comte d’Édesse et de Turbessel ! Il fut son unique fils. Bâtard, lança Renaud un peu à la manière d’un défi parce qu’il savait bien qu’il serait obligé de le dire…, mais reconnu !

— Et votre mère ?

— On ne m’a jamais appris son nom. Seulement qu’elle était une fort grande dame… et qu’elle est morte. Après quoi mon père s’est fait Templier.

Le pli de dédain qui marquait la lèvre de la Reine s’accentua :

— Autrement dit vous êtes bâtard, vous aussi, né sans doute d’une épouse adultère puisque l’on a caché son nom. Et contrairement à votre père vous n’êtes pas reconnu ?

— Si fait, Madame ! riposta Renaud qui se releva, incapable de se laisser fouler aux pieds de cette reine qui le méprisait délibérément. Cette reconnaissance est aux mains de frère Adam Pellicorne, commandeur de Joigny, qui fut, au royaume franc, le compagnon et l’ami de mon père. C’est lui qui m’a mené au baron Raoul de Coucy pour compléter auprès de lui mon éducation chevaleresque.

— Commencée par qui ?

— Mon père adoptif, sire Olin des Courtils, dont Dieu ait l’âme généreuse. C’est lui qui m’a élevé avec sa douce épouse dame Alais, retournée à Dieu elle aussi…

— Pourquoi n’être pas resté chez eux, en ce cas ? Vous eussiez fait vos armes chez le plus haut seigneur de l’endroit. Où est-ce, au fait ?

— En Gastine, près de Châteaurenard. Mes parents adoptifs sont morts, je pense l’avoir déjà dit. Comme il m’était prescrit, je me suis rendu à la commanderie de Joigny pour me remettre aux mains de frère Adam… qui était mon parrain, ajouta-t-il se souvenant des paroles du vieil homme.

— Fort bien, alors, que n’y êtes-vous resté ? C’est noble chose que servir le Temple !

— Certes, Madame… mais il faut y être appelé par Dieu. Sans doute ne m’en a-t-il pas jugé digne.

— Qu’en savez-vous ? Et qui êtes-vous pour oser interpréter les intentions du Tout-Puissant ? s’écria la Reine dont les yeux lançaient des éclairs. Vous pouviez entrer en noviciat et la grâce peut-être vous eût été donnée après beaucoup de prières ?

L’atmosphère se chargeait d’orage sans que Renaud parvînt à comprendre pourquoi la mère du Roi lui faisait cet accueil hérissé d’épines. C’était comme si elle lui en voulait personnellement. Autour d’elle chacun retenait son souffle. Dame Philippa semblait pétrifiée et, sans songer un instant à défendre son serviteur, regardait la scène avec de grands yeux écarquillés. Renaud prit une profonde respiration, conscient du silence ambiant :

— J’ai toujours beaucoup prié, Madame la Reine, comme me l’a enseigné ma mère adoptive qui était fort pieuse, et je l’ai fait encore plus après sa mort. Il n’en reste pas moins que je ne me sens pas attiré par la vie monastique. Même sous les armes du Temple !

— Elles vous iraient bien pourtant. Vous pourriez retourner dans votre pays natal qui est la plus belle terre qui soit au monde puisqu’elle a vu naître notre divin Sauveur.

— Je souhaite y retourner, en effet, mais pas comme Templier !

— Vraiment ? Je me demande bien pourquoi, fit Blanche avec un petit rire sec. Mais… d’autres raisons que l’esprit de croisade vous y attirent-elles ? Le désir de retrouver… certaines racines ?

— Je ne comprends pas ce que Madame veut dire…

— Vous êtes blond mais votre teint est un peu brun, ce qui donne à penser que la dame mystérieuse qui vous a donné le jour pourrait être… sarrasine ?

— Oh ! C’est indigne !

La jeune voix courroucée qui protestait rentra dans la gorge du jeune homme la colère qu’il n’aurait pu contenir plus longtemps. En même temps, une mince silhouette en robe de cendal d’un joyeux rouge clair à parements d’orfroi arrivait du fond de la chambre, dépassait Renaud et sans un regard pour les saluts révérencieux de l’assistance rejoignait Blanche de Castille. Celle-ci, cependant, haussait un sourcil interrogateur sans rien perdre de son calme :

— Eh bien, ma fille, que vous arrive-t-il ?

— Il m’arrive que je suis entrée depuis un instant et que j’ai tout entendu. Oh ! Madame, comment pouvez-vous être aussi cruelle ? Que vous a donc fait ce jeune homme pour que vous le traitiez ainsi ?

La voix, teintée d’une amusante pointe d’accent, était musicale à souhait, mais la reine mère n’y parut pas sensible. Un pli dédaigneux arqua ses lèvres minces :

— Me faire quelque chose à moi, ce garçon ? Vous vous oubliez, ma fille. Et surtout vous oubliez à qui vous parlez !

Marguerite de Provence – c’était elle, bien entendu ! – ne s’émut pas du reproche. Plus tranquillement, elle répondit :

— Je parle à la noble mère de mon époux qui est bien l’homme le plus charitable, le plus accessible et le moins méprisant qui soit, et je ne crois pas qu’il lui viendrait jamais à la pensée de reprocher à quiconque une naissance dont nul n’est responsable. Encore moins d’avancer des suppositions insultantes.

— L’adultère est péché mortel et son fruit…

— Ne le dites pas ! C’est péché aussi d’humilier qui ne le mérite pas. Regardez ce damoiseau et dites-moi…

Elle venait de se retourner pour regarder Renaud et celui-ci, frappé de stupeur et les oreilles bourdonnantes, n’entendit plus rien de ce qu’elle disait. Machinalement, il remit genou en terre et resta là à regarder ce visage délicat, d’un ivoire touché de rose et éclairé par les plus beaux yeux gris qui se puissent voir… Ce visage était le même, exactement, que celui dont il avait trouvé l’image dans la tour oubliée et qui ne le quittait jamais. Incapable de faire un mouvement, foudroyé sur place il oublia soudain le décor somptueux, l’arrogante Castillane, les gens présents et jusqu’à sa propre personne. Sa vie suspendue à ce regard lumineux et compatissant qui lui souriait.

Une main vigoureuse, en le secouant, le tira de son rêve éveillé, en même temps qu’une voix masculine lui ordonnait de se relever. Ce qu’il fit et ce fut pour éprouver une nouvelle surprise, moins violente toutefois que la première : l’homme qui venait de parler était ce personnage si simplement vêtu qu’il avait vu tout à l’heure parler à Pierre de Montreuil près de la chapelle en construction. Il sut du même coup qui il était parce que la jeune reine s’adressait à lui en l’appelant « sire, mon époux ». Le roi Louis, neuvième du nom, celui que tout le royaume coiffait déjà d’une auréole en plus de sa couronne terrestre !

Seigneur ! Je viens de me conduire comme un idiot ! Elle va me croire imbécile ! pensa-t-il atterré sans se rendre compte ce que ce « elle » appliqué de façon si naturelle à la jeune reine signifiait déjà dans le langage de son cœur. Le Roi, cependant, lui parlait de nouveau tandis que Marguerite achevait une explication volubile.

— Eh bien, jeune homme ? Que vous est-il arrivé ? Vous sembliez changé en statue ?

— La… la majesté royale, sire ! réussit à balbutier le malheureux. Je viens de la campagne et je… je ne suis pas habitué !

— Cela vous viendra. Quoique… être malmené par une grande reine et défendu par une autre, ce n’est pas si fréquent. Au moins saurons-nous désormais qui vous êtes. À présent, saluez les dames et descendez attendre la baronne ! Vous vous remettrez mieux hors de notre présence !

Pour bien montrer qu’il ne le chassait pas Louis tendit sa main à baiser au garçon qui la prit avec reconnaissance, salua et se dirigea vers la porte avec un intense soulagement. Le Roi avait raison : il avait vraiment besoin de retrouver ses esprits. Il prit sa course vers le perron où il s’arrêta pour regarder le ciel et respirer à pleins poumons l’air doux et ensoleillé. C’est alors qu’il s’aperçut que quelqu’un l’avait suivi et se tenait auprès de lui quand la personne en question lui adressa la parole.

— Je voudrais bien savoir, dit-elle, pourquoi la vieille vous a reçu de telle façon ?

— La vieille ? émit-il en considérant avec surprise cette interlocutrice visiblement mal élevée en dépit de sa belle robe de samit, dans le même ton de rouge que celle de Marguerite, et du chapel assorti. C’était à peine une jeune fille. Tout juste une gamine d’une douzaine d’années aux allures de petit coq tellement elle se tenait droite, mais de petit coq dodu. En dehors de cela elle était franchement laide avec son long nez, son teint brouillé, ses cheveux d’une curieuse couleur rousse et sa grande bouche moqueuse dans laquelle cependant se montraient des petites dents bien blanches. Quant à ses yeux obliques, elle les tenait mi-clos de telle façon que l’on n’en pouvait distinguer la couleur. Renaud pensa qu’elle avait un peu l’air d’une sorcière :

— Si vous parlez de la reine Blanche, demoiselle, vous ne semblez guère la respecter autant qu’il se devrait !

— Elle est vieille, non ? répondit la jeune personne. Et cependant elle n’accepte pas son âge puisque à entendre tous les gens de ce palais c’est toujours elle la Reine, la vraie. Pourtant depuis dix ans c’est Madame Marguerite seule qui devrait porter ce titre alors qu’elle s’obstine à la traiter moins bien que ses suivantes. Tout cela parce qu’elle est jalouse.

— De quoi ?

— Il faut être un homme pour émettre une si grosse sottise… C’est l’évidence, voyons ! Elle est jalouse du fait que Madame Marguerite est plus jeune, plus belle qu’elle n’a jamais été et que notre sire l’aime fort !

Elle avait en parlant le même léger accent ensoleillé que sa maîtresse et Renaud en conclut qu’elle venait elle aussi de Provence, mais décida de s’en assurer :

— On dirait que vous aussi aimez fort Madame Marguerite. Vous devez être de ses demoiselles.

La grande bouche révéla toutes ses dents par un grand sourire ravi, cependant que les fentes des paupières découvraient des yeux aussi verts que de jeunes feuilles d’arbre.

— Je suis même la plus proche parce qu’un petit peu sa cousine. J’ai nom Sancie de Signes et la reine Marguerite est ma marraine.

— C’est joli, Sancie, apprécia Renaud qui trouva soudain cette fille sympathique puisqu’elle touchait de si près Marguerite de Provence.

— Merci, mais il n’y a que la Reine et les gens que j’aime qui ont droit de m’appeler ainsi, ajouta-t-elle sévèrement. Pas n’importe qui !

— Jusqu’à ce tantôt je croyais n’être pas n’importe qui, soupira Renaud, mais Madame Blanche s’est chargée de me faire sentir ma vanité.

— Ne dites pas de pauvretés ! Même si la vieille vous dédaigne, votre qualité, bien qu’en ligne bâtarde, a éclaté aux yeux de tous. Être un Courtenay, cousin de l’Empereur, ce n’est pas rien. En outre, votre père était le chevalier de ce quasi légendaire Roi Lépreux et votre mère une très mystérieuse dame, voilà de quoi enflammer les imaginations ! À propos, est-elle mystérieuse pour vous aussi ?

— Non. Je sais qui elle était mais, en ce qui la concerne, je dois garder le silence.

— Ce n’est pas moi qui vous demanderai de le rompre. Mais soyez certain que bien des dames vont vous faire les yeux doux.

— … Et risquer de déplaire à Madame Blanche qui est, vous venez de le dire, toute-puissante ? C’est votre imagination à vous qui bat la campagne.

— Je sais ce que je dis : je les connais et suis certaine qu’à cette heure il y en a déjà deux ou trois qui rêvent d’apprendre votre secret… Et nous en revenons à notre point de départ : nous ne savons toujours pas pourquoi la vieille vous a pris en grippe au premier coup d’œil !

— Par pitié ne l’appelez pas ainsi ! Même si elle m’a pris en grippe comme vous dites et si j’ai peu de chances de l’aimer jamais, cela me gêne : elle est reine, tout de même !

— Et je vous accorde que durant la minorité de notre sire elle s’est montrée une véritable souveraine sachant mater les rebelles – dont étaient d’ailleurs vos Coucy ! – et guider sagement la barque du royaume. À présent notre sire a trente ans : il est assez grand, assez preux et assez sage pour mener ses affaires !

— Seulement il continue à faire cas de sa mère ? Cela peut se comprendre.

Le nez de la jeune Sancie se plissa d’indignation :

— Par saint Jean et saint Eloi qui veillent sur nos terres de Signes, vous raisonnez comme un moine ! Pourquoi, diable, ne vous faites-vous pas Templier au lieu d’être le damoiseau de cette larmoyante Philippa de Coucy qui est bien la femme la plus ennuyeuse que je connaisse ? Il faut être la v…, je veux dire Madame Blanche, pour en faire une amie. Il est vrai qu’elle est fort pieuse elle aussi et qu’elle apprécie surtout les femmes qui ne sont pas heureuses en mariage ! Cela la console de son veuvage…

Cette fois Renaud n’eut pas le temps de répondre : un huissier royal réclamait l’équipage de la dame de Coucy et Sancie s’éclipsa sans ajouter un mot, tandis que Renaud allait au-devant de Philippa. Celle-ci semblait plongée dans de profondes réflexions et n’adressa pas la parole à son damoiseau quand il l’aida à prendre place sur sa haquenée et pas davantage pendant que l’on rentrait à l’hôtel. Renaud en eut quelque souci, se demandant si l’espèce de petit scandale dont il avait été cause n’allait pas le faire renvoyer, ce qui l’eût fort ennuyé. Non parce qu’il s’était attaché à son nouvel état mais, outre qu’il était le chemin de l’adoubement promis par le baron il perdrait, en le quittant, l’accès au palais et la possibilité de revoir la jeune reine. Une idée qui, déjà, lui était cruelle.

Ce qui lui arrivait était si étrange et il n’était pas certain de le comprendre. Lorsqu’il avait trouvé le portrait si amoureusement dessiné par Thibaut, il avait senti une admiration quasi dévote, proche de ce que lui eût inspiré la Vierge Marie : ce visage, c’était celui d’Isabelle de Jérusalem dont il savait à présent qu’elle était sa grand-mère et même si elle lui était apparue comme un idéal, le sentiment qu’elle lui inspirait était fait de tendresse et de respect. Se trouver en face de sa copie vivante et ô combien gracieuse, exquise, fascinante par toute sa vitalité et toute la séduction que dégageait son corps, c’était autre chose et Renaud, agenouillé devant Marguerite, avait éprouvé pour la première fois l’ardent désir d’étreindre mêlé à celui d’adorer. Il avait compris du même coup foudroyant comment Thibaut avait pu passer sa vie entière à n’aimer et attendre qu’une seule femme puisque c’était celle-là ! Et ce titre de damoiseau qui lui déplaisait tant il l’eût porté avec bonheur, avec orgueil si c’eût été auprès de Marguerite et non auprès de cette Philippa qui, tout à l’heure, n’avait rien objecté, rien tenté pour le tirer des griffes de la mégère couronnée. Pas étonnant qu’elles soient amies, ces deux-là ! Du fond de sa colère il se prit à penser que la jeune Sancie et ses sévérités pourraient avoir raison. D’ailleurs, à bien y réfléchir, elle avait entièrement raison puisqu’elle aimait Marguerite et détestait la Castillane. S’en faire une amie ne serait peut-être pas une mauvaise chose… si toutefois l’occasion lui était donnée de l’approcher de nouveau et s’il ne se retrouvait pas demain dans la rue…

Hélas, il n’eut pas la ressource de confier son inquiétude à Gilles Pernon. Le vieil écuyer ne se plaisait guère à Paris. Aussi quand l’ennui le prenait, fréquentait-il volontiers un cabaret de la Cité où il avait ses habitudes. Dans ces cas-là il était bien rare qu’il en sortît avant le couvre-feu. C’est du moins ce que lui apprit l’un des deux palefreniers quand il ramena son cheval et la haquenée de la dame à l’écurie.

Réduit à lui-même, il n’eut plus qu’à attendre un appel qui ne vint pas. Apparemment, dame Philippa avait renoncé à l’office du soir. Ce qui vint, peu avant que l’on cornât l’eau pour le souper, ce fut Flore d’Ercri. La mine soucieuse du damoiseau alluma une lueur d’amusement dans ses yeux :

— Eh bien ? Nous avons eu le redoutable honneur d’attirer sur nous l’attention de la Reine ?

— Je m’en serais bien passé. Et je ne comprends pas pourquoi elle a tellement tenu à me voir si c’était pour m’insulter comme elle l’a fait !

— Oh, elle est capable de beaucoup mieux quand il s’agit d’insulter quelqu’un. Le sang castillan, j’imagine. Joint à celui tout aussi bouillant des Plantagenêt et des Aquitains. N’oubliez pas qu’elle est la petite-fille de la fameuse Aliénor… Si elle a voulu vous voir, c’est parce que notre dame avait vanté vos qualités… et votre personne.

— J’eusse préféré qu’elle n’en fît rien. Au premier regard j’ai vu que cette princesse allait me détester. Et je ne sais toujours pas pourquoi.

— Ne cherchez donc pas ! fit la jeune fille en haussant les épaules. Les raisons des reines sont rarement celles du commun des mortelles. Peut-être lui avez-vous rappelé un mauvais souvenir ? Allons, ne faites pas cette mine ! Avez-vous été meurtri à ce point ?

— Certes ! Comme tout homme d’honneur dont on attaque les parents. Et je suppose que vous venez m’annoncer que dame Philippa ne veut plus de mes services puisque je ne pourrai plus l’accompagner au palais ?

— Mais quelle idée, mon Dieu ! Où l’allez-vous chercher ? Vous oubliez que vous êtes d’abord au service du baron Raoul et seulement « prêté » à son épouse. Si elle ne voulait plus de vous, elle vous enverrait à Coucy, mais il n’en est pas question. Vous continuerez à l’escorter, à la Cour 9 comme ailleurs, jusqu’à ce que nous retournions au château. Ce qui ne saurait tarder.

— Je croyais que dame Philippa voulait rester encore ici quelque temps ?

— Elle n’en a plus les mêmes raisons depuis notre expédition de l’autre soir. Bien au contraire. En outre, la reine Blanche lui a appris qu’avant la dédicace de l’abbaye de Maubuisson, elle comptait se rendre en pèlerinage à la Vierge noire de Rocamadour…

— Avec le Roi et… la jeune reine ?

— Non. Avec sa fille Isabelle qui est déjà toute tournée vers Dieu et son dernier fils, le prince Charles, qui à dix-sept ans ne l’est pas assez à son gré. Elle a demandé à notre maîtresse de l’accompagner mais, bien entendu, celle-ci a refusé.

— Pourquoi, bien entendu ?

Flore se mit à rire de ce rire roucoulant qui n’était pas sans charme :

— Dieu, que vous êtes curieux, mon bel ami ! Cependant, si vous réfléchissiez un peu vous n’auriez pas besoin de poser cette question : elle a refusé parce qu’elle espère qu’au moment où la reine Blanche se mettra en chemin, l’élixir de Maître Albert aura produit son effet et que le baron Raoul ayant honoré sa couche à nouveau, il lui faudra prendre d’elle-même le plus grand soin et non courir les mauvaises routes. À l’exception de celle de Notre-Dame-de-Liesse qui est bien moins lointaine et où nous irons faire vœu dès notre retour à Coucy…

À la pensée que le moment pénible vécu chez la reine mère n’aurait pas de suites pour lui, Renaud éprouva un soulagement. C’était aussi une bonne nouvelle d’apprendre que, bientôt, il rejoindrait le clan des hommes au château familial et n’assumerait plus que par moments ce rôle de damoiseau qui, décidément, ne lui plaisait pas. Ce qu’il souhaitait, c’était poursuivre son éducation afin d’obtenir le plus rapidement possible ce beau titre de chevalier où se bornaient toutes ses ambitions.

D’autre part – l’homme vivant en perpétuelle contradiction avec lui-même –, il sentait qu’il lui serait pénible de quitter Paris, de mettre une longue distance entre lui et le palais royal, là où vivait celle qui emplissait désormais son esprit et son cœur. Qu’elle fût reine et épouse d’un admirable souverain et qu’elle fût aussi l’image de sa grand-mère n’y pouvait rien changer. Il aimait Marguerite comme jadis Thibaut avait aimé Isabelle et cet amour tissé d’idéal, de cette poésie du cœur si douce à entendre ainsi que d’une vénération quasi religieuse l’emplissait de joie parce qu’aucune pensée charnelle ne s’y mêlait – pas encore tout au moins – et qu’il n’enfreignait pas le sévère code de la chevalerie où il aspirait à être admis. S’il permettait d’aimer il interdisait de convoiter. Mais Renaud était trop jeune encore pour imaginer que cet état bienheureux ne durerait pas l’éternité. Il ignorait que quelqu’un viendrait lui souffler que des atours de madone pouvaient receler un corps désirable, ô combien, et que le doux temps des rêves ouvrait sur les portes de l’enfer.

Dans les jours qui suivirent, il eut beaucoup de temps libre. Hors la messe du matin, Philippa vivait enfermée dans sa chambre avec Flore, y prenant d’interminables bains nécessitant une brassée d’herbes, concoctant des onguents ou recevant des marchands pour imaginer de nouveaux atours. Livré à lui-même, Renaud en profitait pour visiter la ville qui le fascinait en compagnie de Pernon, mais le plus souvent seul à mesure qu’il apprenait à s’y reconnaître dans l’enchevêtrement des rues, le vieil écuyer trouvant trop souvent prétexte à s’arrêter dans une taverne.

Le jeune homme aimait descendre vers la Seine, au port de Grève qu’une rangée de piquets séparait de la place du même nom, pour voir décharger les bateaux. Là s’amoncelaient les tas de foin ou de bois, les pyramides de tonneaux dans le vacarme des moulins à eau ou celui des lavandières qui rythmaient leurs chansons à grands coups de battoir. Parfois il osait s’aventurer au palais pour suivre les progrès de la fascinante chapelle et de la grande galerie que l’on construisait pour la relier au logis royal. Maître Pierre de Montreuil s’était pris d’amitié pour ce garçon naïvement admiratif dont l’impatience de voir naître enfin les hautes verrières colorées qui feraient flamboyer ce pur chef-d’œuvre, l’amusait. L’architecte lui expliquait les procédés de construction qui lui semblaient tenir du miracle et, une fois même, il l’emmena visiter Notre-Dame où il travaillait encore aux croisillons. Là il lui présenta son cousin, Jean de Chelles, en train d’achever la construction des tours et il lui fit admirer la grande « rose » aux vitraux peints et colorés à l’heure où le soleil couchant la faisait flamboyer, lui donnant un éclat incomparable.

— Cela vous donne une idée de ce que sera la Sainte-Chapelle. Elle scintillera de toutes parts et, lors des offices tardifs, elle éclairera la nuit comme une fabuleuse lanterne.

Les deux architectes s’entendaient si bien et montraient un génie si semblable qu’il était étonnant que Jean de Chelles ne participât pas à l’œuvre de son cousin car, outre la cathédrale, ils avaient travaillé ensemble à la basilique de Saint-Denis où les rois de France dormaient leur dernier sommeil, à l’abbaye Saint-Martin-des-Champs et à celle de Saint-Germain-des-Prés.

Évidemment, en fréquentant les bâtisseurs, Renaud espérait vaguement, quand il allait au palais, apercevoir au moins la reine Marguerite, mais la chance n’était pas avec lui et pas une seule fois il n’eut ce bonheur. Il en éprouva de la tristesse mais point trop. Cet amour venu de façon si soudaine le préservait des tentations de la chair dont Flore ne manquait pas une occasion d’émailler ses nuits. Il ne lui avait cependant laissé aucun espoir dès le premier soir où elle s’était glissée dans son réduit, vêtue d’une robe sous laquelle aucune chemise ne risquait de faire de plis. Le corps qu’elle offrait était des plus excitant. Pourtant Renaud avait dit :

— C’est mal, demoiselle Flore, que vouloir m’inciter au péché. Ne savez-vous pas que celui qui aspire à la chevalerie doit se présenter pur à l’adoubement ?

— Ne soyez pas benêt, mon ami ! Le chapelain du château en vous confessant vous fera aussi pur que l’agneau naissant !

— Ce n’est pas ainsi qu’il faut l’entendre et que je l’entends ! J’ai trop grand désir d’être vrai chevalier, digne en tout point de cet honneur extrême pour faire miens je ne sais quels accommodements. Soyez bonne ! Ne me tentez plus !

Elle n’y renonça cependant pas. Elle s’était prise pour lui d’un de ces violents caprices qui peuvent consumer si on ne les endigue, mais Renaud sut se garder en évitant de blesser cette fille ardente dont il devinait qu’elle pouvait devenir dangereuse. Elle finit d’ailleurs par capituler en concluant avec une bonne humeur qui n’était peut-être pas feinte :

— En ce cas, il faut nous hâter de rentrer à Coucy et de convaincre le baron de vous offrir les éperons d’or à la prochaine Pentecôte. Je vais conseiller à dame Philippa de presser le départ. Aussi bien elle n’a plus rien à faire à Paris. La Reine part après-demain.

— Mais Pentecôte est dans un mois !

— Justement ! Il faut se hâter !

Flore semblait sûre d’elle, et Renaud que la perspective de se brouiller avec elle n’enchantait pas se rassura en pensant qu’il y avait peu de chances de convaincre le baron Raoul de faire de lui un chevalier en si peu de temps. Il pouvait donc partir tranquille.

— Ne vous y fiez pas ! prophétisa Pernon. Cette fille est très forte et je la crois capable… de bien des choses pour obtenir ce qu’elle veut.

— Pas auprès de sire Raoul, tout de même ?

— Hé, hé ! fit le maître d’armes avec un sourire entendu qui lui fendit la figure d’une oreille à l’autre.

— Quoi, « hé, hé ! » ?

— Je me comprends…

— Pas moi. Expliquez !

— Oh, c’est facile : demoiselle Flore est très belle… au cas où vous ne l’auriez pas remarqué.

— Si fait ! Mais… on dit le baron épris ailleurs…

— D’une autre belle créature qui lui tient la dragée haute. Alors, en attendant et pour le délassement… À l’heure du bain par exemple ? Remarquez, je n’ai jamais tenu la chandelle !

— Mais elle est la fidèle suivante… l’amie, presque de dame Philippa.

— Dame Philippa est trop grande dame pour avoir une amie… autre que la reine Blanche ! Trop noble aussi pour s’intéresser à ce qui se passe dans les étuves au retour de la chasse. Allons, sire Renaud, ne faites pas cette figure ! ajouta-t-il en voyant s’effarer le regard du jeune homme. Je voulais simplement vous prévenir que la belle Flore obtient toujours ce qu’elle désire. Après tout, conclut-il en riant, ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Et j’en connais de pires !

Renaud n’eut guère le temps de se poser des questions sur la façon dont il conviendrait de traiter ce problème d’avenir : le lendemain, alors qu’il revenait de la messe à Saint-Jean, un officier à cheval suivi de quatre sergents à pied vint l’arrêter au nom du Roi et, avant qu’il eût seulement le temps de se reconnaître, il se retrouva les mains liées derrière le dos et en route pour les geôles royales au milieu des gens d’armes… À dame Philippa qui se décida à réagir en demandant ce que cela voulait dire, l’officier se contenta de répéter : « D’ordre du Roi ! », ajoutant que le prisonnier était accusé de meurtre.

Abasourdi par ce coup inattendu, Renaud se laissa emmener sans résistance, devinant que celle-ci ne servirait à rien. L’avenir qu’il voulait si riche et si plein de découvertes se refermait brutalement devant lui. L’officier avait prononcé le mot meurtre et c’était sans doute la mort de ses parents adoptifs qui le rattrapait pour le ramener à son point de départ : les planches d’un échafaud sous ses pieds et au-dessus de sa tête, un nœud coulant de chanvre… à moins que, vu sa qualité, il n’ait droit au billot et à la hache ?

Faible consolation, il n’eut pas à parcourir une longue distance en si piètre équipage puisque ce fut au Grand Châtelet qu’on le conduisit.

Autrefois défense de la Cité réduit à présent au rôle de siège de la justice par le nouveau rempart de Philippe Auguste qui avait reculé les limites de la ville, le Châtelet n’en était devenu que plus sinistre. Gros pavé quadrangulaire adossé à la Seine, flanqué de deux tours rondes tournées vers l’ancien faubourg, percé, dans l’axe de la rue Saint-Denis, d’un lugubre passage voûté continué vers le fleuve par l’étroite rue Saint-Leufroy, avec ses trois étages de prison enfermant une sorte de donjon dans la partie orientale, il faisait peser sur le quartier neuf une menace beaucoup plus lourde que le palais, surtout lorsque l’on savait que c’était seulement la partie visible et que cinq autres étages s’enfonçaient dans le sol jusqu’à d’abominables oubliettes sans air, sans lumière mais pas sans eau car le fleuve, dans ses crues, y entrait comme chez lui.

Franchie la double grille ouvrant sous la voûte, on introduisit Renaud dans une petite salle où était le greffe. Des chandelles y suppléaient à un éclairage pauvre et l’un des hommes en prit une pour venir examiner le prisonnier sur toutes les coutures, s’attardant surtout au visage qu’il scruta pendant un bon moment. Ce qui eut le don d’agacer Renaud.

— Qu’avez-vous besoin de me regarder ainsi ? protesta-t-il. C’est fort déplaisant !

— Mais c’est la loi ! Tout malfaiteur qui entre ici doit être « morgué » par quelqu’un possédant une bonne mémoire des visages afin que l’on puisse le reconnaître s’il lui arrivait de s’échapper 10.

— Je ne suis pas un malfaiteur et j’ai surtout besoin que l’on me rende justice. Je ne m’évaderai pas !

— On dit cela ! Et puis une occasion vient…

— Je ne vois pas d’où elle pourrait venir.

On l’inscrivit sur le registre d’écrou, puis il eut droit à un entretien avec le concierge qui remplissait à la prison le rôle d’un aubergiste : on était plus ou moins bien logé, plus ou moins bien nourri selon ce que l’on pouvait payer.

— Je n’ai pas un denier vaillant ! répondit-il avec hauteur à cet homme qui lui détaillait complaisamment les avantages et les prix allant tous en ordre décroissant de son hôtel.

— C’est fâcheux ! Je vais devoir vous mettre avec les « pailleux »… à moins que vous ne me donniez votre cotte que je pourrais vendre un bon prix…

Mais l’officier qui avait amené Renaud s’interposa :

— C’est un prisonnier important, il doit être mis « au secret ».

Puis, se penchant à l’oreille du concierge, il ajouta quelques mots que Renaud n’entendit pas. Mais il vit fort bien que deux ou trois pièces d’argent changeaient de mains. Le concierge, d’ailleurs, s’inclinait :

— Les ordres seront exécutés !

Encadré par deux sergents, Renaud suivit le concierge jusqu’au premier étage du donjon où il fut introduit dans un cachot long et étroit, mal éclairé par une ouverture placée trop haut dans la muraille pour que l’on puisse regarder au-dehors. Une paillasse remplie de feuilles sèches et posée sur un banc de pierre tenait lieu de lit et occupait la majorité de la place. Un seau et une cruche complétaient l’ameublement. Cela sentait la crasse et l’urine, pourtant le concierge considéra l’ensemble avec satisfaction :

— Ce n’est pas une de mes meilleures chambres, mais pour ce que j’ai reçu, c’est tout ce à quoi vous avez droit. Du moins, vous n’aurez pas de rats !

— Si ce n’est pas une des meilleures, cela veut dire qu’il y en a de pires ?

— Bien pires ! fit le préposé en levant un doigt doctoral. Nous avons la Fosse que l’on appelle aussi chambre d’Hypocras. Elle est au fond des souterrains et en forme d’entonnoir. On y descend le prisonnier par des cordes et une poulie mais il ne peut qu’y rester debout, sans pouvoir s’asseoir ou se coucher, ni s’appuyer au mur à cause de sa forme inclinée. Au centre il y a un puits sans margelle qui communique avec la Seine. On finit à un moment ou à un autre par s’y laisser tomber… Vous voyez que vous n’êtes pas si mal logé…

Renaud préféra ne pas répondre. D’autant qu’un instant plus tard les cordes qui nouaient ses mains dans le dos furent remplacées par une chaîne reliant deux bracelets de fer que l’on boucla autour de ses poignets tandis qu’une autre toute semblable entravait ses chevilles, ne lui permettant que des pas mesurés… et bruyants comme la paillasse sur laquelle il se laissa tomber pour remâcher son désespoir quand enfin on le laissa seul et qu’eurent claqué les gros verrous de sa porte.

Il n’était pas loin de midi. Pourtant il se sentait rompu de fatigue comme s’il avait parcouru une dizaine de lieues à pied. En outre, son esprit était tellement embrumé qu’il n’arrivait pas à en tirer une pensée. Alors il laissa le sommeil s’emparer de lui. Au réveil peut-être lui viendrait-il une clarté et réussirait-il à comprendre ce qui lui arrivait.

CHAPITRE IV LA TREILLE DU ROI

Si Renaud espérait faire face à l’accusation de meurtre dans un bref délai, il fut déçu. Plusieurs jours s’écoulèrent sans que l’on parût s’occuper de lui. Seul le porte-clefs entrait tous les soirs pour remplacer l’eau de sa cruche, vider son seau et lui apporter une miche de pain noir et une écuellée d’un brouet que n’auraient pas désavoué les anciens Spartiates : des raves, des feuilles de chou y nageaient dans un liquide de couleur indéfinissable en compagnie d’os où adhéraient parfois quelques lambeaux de viande.

Son moral s’en ressentait. Même dans la prison du bailli, à Châteaurenard, il mangeait mieux, et si ce régime était celui à quoi lui donnaient droit les quelques pièces remises au concierge par l’officier, ceux que le cerbère appelaient les « pailleux » ne devaient recevoir que de l’eau, ce qui les incitait sans doute à faire de la place dans la prison royale en quittant ce monde pour un monde meilleur. À moins évidemment que le concierge ne fût un fieffé coquin. Ce dont il avait tout à fait la tête ! En attendant, le prisonnier dévorait son pain noir jusqu’à la dernière miette et rongeait ses os en regrettant que sa mâchoire, solide cependant, n’eût pas les mêmes vertus que celle d’un chien.

Autre sujet de démoralisation : il était impossible d’apprendre quoi que ce soit du geôlier. À toutes les questions qu’on lui posait, l’homme répondait par un grognement, regardait Renaud d’un œil bovin, haussait les épaules et repartait vers ses autres tâches.

Enfin le pire était pour le captif de ne pouvoir se laver. Dame Alais sa mère adoptive lui avait appris dès l’enfance qu’une âme pure se sentait mieux dans un corps propre, même si son confesseur réprouvait ce besoin de lavage, estimant que le Seigneur Jésus, quand il se rendait au désert pour y rencontrer la pensée de son divin père, ne se lavait pas. Ce que la bonne dame réfutait en disant que Dieu devait y pourvoir dans Sa Toute-Puissance. Et elle continuait à récurer son gamin, à l’eau froide bien entendu, l’eau chaude possédant des vertus amollissantes susceptibles de receler les pièges du Malin. Renaud en pleurait de froid en hiver, mais ensuite elle l’enveloppait dans un drap chauffé devant l’âtre en lui faisant boire du lait chaud et l’enfant se croyait alors en paradis.

Il était loin, ce paradis d’enfance ! La convoitise d’un homme le lui avait arraché avec la vie de ses bons parents, ce Jérôme Camard, bailli du roi cependant, qui avait osé assassiner sa mère afin de s’emparer de leurs biens et l’accuser, lui Renaud, du meurtre afin de mieux se débarrasser de lui. La chance puis l’aide de frère Thibaut relayée par celle de frère Adam l’avaient sauvé, remis dans le droit chemin de l’honneur et de la vie qu’il voulait, mais il comprenait à présent qu’en fait ce n’était qu’une rémission, que la toile du bailli était bien tissée et qu’on n’échappe pas à son destin.

Il acheva d’en être persuadé quand le lendemain, enfin, on vint le sortir de sa prison pour le conduire, tout enchaîné, de l’autre côté de la Voûte du Châtelet, là où se trouvait le double siège de la Prévôté de Paris, celui de la Justice et celui des Finances.

On l’introduisit dans une salle longue et étroite, si mal éclairée par une mince ogive de pierre profondément enfoncée dans l’épaisse muraille que trois chandelles brûlaient dans un chandelier de fer placé auprès d’un siège élevé d’une marche et surmonté d’un dais fleurdelisé rappelant l’apparat royal mais l’homme qui s’y tenait assis, bien qu’il eût à peu près le même âge que le souverain, n’était pas le roi Louis. C’était le prévôt, maître Étienne Boileau, et s’il avait droit à ce beau décor c’est parce qu’il représentait la justice au nom du roi. Sur un côté de la salle un clerc en robe noire écrivait debout devant un lutrin proche de la lumière et de l’autre côté un troisième personnage attendait, un parchemin déroulé à la main. L’un était le greffier, l’autre l’accusateur. Derrière le premier, il y avait une porte basse devant laquelle veillaient deux sergents vêtus de rouge et de bleu, aux couleurs de la ville. Dans les ombres denses du fond de la salle, deux ou trois silhouettes sombres se dessinaient, mais il n’y avait pas de public, l’audience étant prévue à huis clos.

Ceux qui accompagnaient Renaud le placèrent devant le prévôt puis reculèrent de quelques pas. Ce dernier, un homme au visage plein, sévère mais intelligent, considéra un instant celui qu’on lui amenait puis se renfonçant dans son siège indiqua de la main à l’accusateur qu’il pouvait commencer sa lecture.

— Par devant nous, Étienne Boileau, prévôt pour le Roi siégeant en la chambre du Grand Châtelet, comparaît ce jour le nommé Renaud des Courtils…

— Je m’appelle Renaud de Courtenay, protesta aussitôt celui-ci. Des Courtils est seulement le nom…

— Il suffit. Vous parlerez quand on vous interrogera, fit le lecteur mécontent d’être interrompu. Où en étions-nous ? Ah ! Le nommé Renaud des Courtils qui se fait appeler faussement de Courtenay, ce qui offense à la vérité autant qu’à ce tribunal.

Mais Renaud, perdu pour perdu, était décidé à se défendre pied à pied.

— J’ai parfaitement le droit de porter ce nom qui est celui de mon père véritable, ainsi qu’en fait foi l’acte déposé par lui entre les mains de frère Adam Pellicorne, commandeur du Saint Temple de Jérusalem en sa maison de Joigny…

— Frère Adam Pellicorne est mort le mois passé, émit une voix qui fit couler un filet glacé dans le dos de Renaud, en même temps qu’une des ombres du fond de la salle apparaissait dans la tache de lumière jaune projetée sur la dalle par les flammes du chandelier.

Et le doute, s’il en eût jamais, s’envola : c’était bien Jérôme Camard qui venait de faire son apparition, une lueur cruelle dans ses yeux et un vilain pli au coin de sa laide bouche.

— Il est difficile d’en appeler à un mort, ajouta-t-il avec un soupir de dédain.

— Mais pas à un vivant ! s’écria Renaud que sa haine relevait d’un seul coup de l’accablement ressenti l’instant précédent. Ma douleur est grande d’apprendre céans que frère Adam est retourné à Dieu car il m’était cher, mais frère Pons d’Aubon qui commande au Temple de Paris et qui est maître en France a su de frère Adam ce qu’il en est de moi. Est-il donc mort lui aussi ?

Pour la première fois le prévôt parla, imposant silence au bailli d’un geste autoritaire.

— Non, grâce à Dieu ! Simplement absent, ainsi qu’on nous l’a fait savoir à la Templerie…

— Pour longtemps ? articula Renaud avec angoisse.

— Il ne nous a pas fait confidence mais assez longtemps sans doute puisqu’il se rendait à La Rochelle 11.

De son mieux, Renaud prit ce nouveau coup en essayant de garder contenance digne. Il ne voulait pas donner à son ennemi le plaisir de le voir s’écrouler.

— En ce cas, il faut en appeler à mon suzerain, sire Raoul de Coucy, qui a toute connaissance de ce qui me concerne et à qui j’ai été mené par frère Adam dont Dieu veuille recevoir en Sa miséricorde l’âme noble et sainte. Il est dans son fief en ce moment mais, à défaut, dame Philippa au service de qui j’ai été détaché par lui…

— La noble dame est partie pour Coucy quelques heures après votre arrestation, émit tranquillement le prévôt. Cependant, elle nous a fait savoir avant son départ qu’elle ne voulait être mêlée en rien à si laide affaire, qu’elle ne vous connaissait pas et que son époux vous avait recueilli par charité afin de complaire à un vieil ami.

En dépit de son courage, Renaud frémit à la fois d’indignation et de douleur. Combien il avait eu raison dans sa répugnance à servir cette femme, malheureuse peut-être, mais que n’excusait pas l’abandon où elle le laissait. Sans doute n’en eût-il pas été de même avec le baron. Celui-là aurait su le défendre mais, après la déclaration dédaigneuse de Philippa, personne n’aurait l’idée d’aller déranger dans son fort château le grand baron de Coucy. Il releva la tête pour planter son regard dans celui du prévôt :

— Bien. Apprenez-moi alors quel est mon crime !

— Comme si vous ne le saviez pas puisque, pour ce double meurtre, vous aviez été condamné à la potence à laquelle vous n’avez échappé que par une incroyable chance.

— Double meurtre ? Serais-je accusé d’avoir tué deux personnes ?

— Sire Olin des Courtils et dame Alais son épouse, cela fait bien deux ?

— Sire Olin est mort d’un flux du ventre…

— … dû au soin que vous aviez pris de l’enherber 12, après quoi vous avez meurtri son épouse, espérant ainsi vous voir attribuer pleinement les biens de ceux que vous appeliez père et mère !

— Par tous les saints du paradis ! explosa Renaud. Je vois bien que votre siège est fait et que sur de faux rapports vous me voulez tout le mal possible. Mais je dis, moi, qu’il n’en a jamais été ainsi. Je dis que sire Olin est mort de maladie vraie et que je n’ai jamais porté une main criminelle sur celle qui m’a élevé. Je dis qu’après le décès de sire Olin, notre maison a été envahie par les gens du bailli qui avait juré ma perte parce qu’il convoitait les Courtils. Ce sont les gens du bailli qui ont tué ma mère devant moi, après quoi l’on m’a arrêté et jeté en prison…

— Et condamné !

— C’est Renaud des Courtils qui a été condamné et je suis moi Renaud de Courtenay, prêt à rencontrer, les armes à la main, quiconque dira le contraire…

— Tout beau ! Vous n’êtes pas chevalier, que je sache.

— Je prétends être homme d’honneur et j’ai été élevé en vue de la chevalerie. J’ai le droit de me défendre contre qui m’attaque et surtout m’accuse d’un crime aussi abominable. Aussi…

— Cela reste à prouver. En attendant, contentez-vous de répondre aux questions que l’on vous pose.

— Eh bien, posez-les !

— Changez de ton, s’il vous plaît ! Vous n’avez aucun intérêt à vous montrer insolent et à nous indisposer. Votre cas n’est déjà pas si clair. Souvenez-vous qu’à nos yeux vous n’êtes qu’un condamné évadé et repris… Ainsi vous niez avoir commis le double meurtre contre vos parents… adoptifs ?

— Formellement ! Sire Olin, je le répète, est mort d’un mal pris en Terre Sainte et qui le tourmentait depuis longtemps. Quant à la douce et bonne dame Alais, je jure devant Dieu que je suis innocent de ce crime odieux : celui qui l’a tuée n’était pas non plus à mon service. Oh, je l’ai vue mourir, frappée par l’un des sbires de cet homme que vous voyez là, bailli du Roi pour la ville de Châteaurenard…

— En partie seulement. L’autre moitié de Châteaurenard appartenait à défunt messire Robert de Courtenay, Grand Bouteiller de France mort il y a cinq ans mais, par le tout récent mariage de messire Pierre son fils avec noble demoiselle Perennelle de Joigny, celui-ci réunit désormais sous sa main la totalité de la ville et des terres de Châteaurenard. Maître Jérôme Camard ici présent n’exerce donc plus les fonctions de bailli pour le Roi puisque le prêt consenti au comte de Joigny, sénéchal du Nivernais, à son départ en croisade a été remboursé au Trésor royal. C’est donc sire Pierre de Courtenay qui requiert contre vous.

— Contre moi qu’il ne connaît pas ? Mais que lui ai-je fait ?

— À lui, rien, mais vous avez été condamné par un bailli du Roi dont messire est le féal ! Quant à moi, je suis bien bon de vous donner toutes ces explications. Nous aurions pu parfaitement exécuter la sentence et vous pendre haut et court sans autre formalité !

— Je ne crois pas que le Roi aurait approuvé. Le Roi que j’ai vu et qui a entendu mon histoire…

— Certes… et Madame la reine Blanche l’a elle aussi entendue. Il se trouve qu’elle n’a guère été convaincue. D’autant que les hauts hommes de Courtenay sont chers à son cœur par l’irréprochable fidélité qu’ils ont toujours montrée à sa couronne. Même et surtout au temps du plus grand péril…

— Et c’est elle qui, avant son départ en pèlerinage, m’a fait incarcérer ! murmura Renaud qui commençait à comprendre et à sentir l’inanité qu’il y avait à se défendre contre si forte partie. Il pensait n’avoir parlé que pour lui-même mais le prévôt l’avait entendu :

— En effet ! dit-il. Vous comprendrez qu’il lui déplaise de voir si grand nom porté par un criminel.

— Je ne suis pas un criminel ! cria Renaud hors de lui. Encore une fois je n’ai tué personne !

— Bien ! En ce cas et puisque vous m’y obligez…

Il leva la main et les sergents s’emparèrent à nouveau du jeune homme pour l’entraîner vers la porte du fond de la salle et dans l’escalier sur lequel elle ouvrait. Après quelques degrés descendus sous une voûte si sombre que des torches y brûlaient, Renaud fut poussé dans une chambre sinistre, sorte de caveau éclairé à peine par une étroite fente et surtout par un four rougeoyant pratiqué dans la muraille, fermé par une grille à travers laquelle étaient posés sur les braises des instruments variés : longues tiges de fer, tenailles et pinces qui firent dresser les cheveux sur la tête du prisonnier. Il venait de se rendre compte qu’on allait le torturer.

Il y avait là, en effet, tout ce qu’il fallait. Outre le four, ses yeux terrifiés lui montrèrent une grande roue armée de pointes, un banc de pierre avec dessus un mince matelas de cuir équipé de sangles qui montrait des traces noirâtres de sang séché et aussi de brûlures, des objets variés dont il ne saisissait pas les destinations, comme un entonnoir et des seaux, enfin une sorte de lit en bois grossier dont les cordes enroulées sur deux treuils formaient la tête et le pied. Ce fut sur cette couche effrayante que l’on étendit Renaud après l’avoir dépouillé de ses vêtements. Ses chevilles furent liées au treuil du bas et ses bras brutalement tirés par un homme masqué et vêtu de rouge qu’il n’avait pas encore aperçu, attachés à celui du haut. Le greffier était allé s’asseoir devant une écritoire cependant que le prévôt, l’infâme bailli qui vivait là un évident instant de joie et deux autres personnages dont un moine prenaient place autour du chevalet. Le bourreau se mit à la tête et l’un de ses aides à l’autre bout. Le prévôt parla le premier :

— Vous allez être questionné selon la loi du royaume. Êtes-vous prêt à vous reconnaître coupable ?

— Jamais ! Jamais je ne me reconnaîtrai coupable de l’abomination dont vous m’accusez !

Le moine alors se pencha sur lui. Sous la tonsure claire, Renaud vit un visage ascétique aux traits accusés, aux yeux profonds mais dont l’expression était celle de la commisération :

— Mon fils, dit-il, avant que la souffrance ne s’empare de votre corps et n’y cause d’irréparables dommages, je vous supplie de libérer votre âme du poids du péché. Dieu aura d’autant plus grande pitié de vous que vous serez plus sincère…

Une sueur glacée coulait du dos du jeune homme et de son front. Il savait qu’il allait lui falloir un immense courage, mais l’idée de s’avouer coupable du meurtre de ceux qu’il avait aimés lui était encore plus intolérable.

— Je suis innocent, mon père ! Devant Dieu qui m’entend, je le jure…

La fin de la phrase se perdit dans un hurlement de douleur. Sur un signe du prévôt, les deux tourmenteurs avaient donné un tour de roue et le malheureux garçon eut l’impression qu’on lui arrachait les membres. Des larmes brûlantes noyaient son regard et roulaient sur ses joues, mais la douleur était telle qu’il ne les sentait pas. À nouveau le prévôt se pencha :

— Avouez, mon garçon ! Vous êtes trop jeune pour supporter ce qui vous attend. Libérez-vous vous-même et vous aurez droit à une mort rapide…

— On dit… le Roi… juste et miséricordieux… Pourquoi veut-il que j’avoue… ce que je n’ai pas fait ?… Haaaaaaa !

Un deuxième tour venait d’être donné et il n’était plus un pouce du corps de Renaud qui ne criât de souffrance… Puis un troisième…

— Le Roi veut la vérité ! Avouez !

— S’il préfère… le mensonge à la vérité… qu’il soit…

Une main s’appliqua sur sa bouche et du fond de sa souffrance il pensa que, si cette main voulait bien l’étouffer, elle lui rendrait grand service, mais elle ne resta qu’un instant et le supplicié fermant les yeux très fort s’efforça de rassembler son courage pour le nouvel étirement qui allait venir. Mais qui ne vint pas. Renaud ne vit pas le geste d’impérieuse dénégation du moine. Il ne vit pas non plus le prévôt s’incliner. Il entendit seulement :

— Il suffit pour aujourd’hui. Donnons-lui la nuit pour réfléchir. Demain nous recommencerons. Avec un autre moyen peut-être…

On le délia mais quand on voulut le mettre debout, il en fut incapable.

— Qu’on le rapporte dans sa prison ! ordonna le prévôt.

Cependant les mains du tourmenteur palpaient ses épaules, ses chevilles et ses genoux douloureux :

— Il est solide, conclut-il. S’il veut se montrer raisonnable il pourra aller à la potence sur ses pieds…

Mais Renaud ne l’entendit pas. Il avait perdu connaissance.

Quand il reprit conscience il était revenu dans son cachot et toutes ses articulations lui faisaient mal mais, ainsi qu’il s’en assura en les tâtant, aucun os n’était déboîté. Cette chance ne durerait sans doute pas puisque le lendemain on le torturerait de nouveau. La nuit qui suivit fut abominable : Renaud ne parvint pas à trouver le sommeil en dépit d’une sorte de baume dont le geôlier, curieusement compatissant parce que la victime ne voyait pas par qui ses soins auraient pu être achetés, vint enduire ses épaules, ses genoux et ses chevilles. Ce qui l’empêcha de dormir, ce furent ses pensées et, il faut bien le dire, la peur de ce qui l’attendait. Le prévôt avait parlé d’un autre moyen de le faire avouer et, en revoyant le four allumé avec les terrifiants instruments qui y reposaient, il se sentait proche de la panique. Serait-il assez fort pour refuser toujours l’aveu que l’on attendait de lui, qui serait pur mensonge mais qui mettrait fin à la souffrance ? Le pire était peut-être le manque d’espérance et l’incompréhension de ce brutal basculement du sort dont il était victime. Il savait que Camard le haïssait parce qu’il voulait garder les biens volés, mais ce Courtenay inconnu devenu tout à coup son ennemi ? Pourquoi ? Parce qu’il déplaisait à ce grand seigneur de partager son nom avec un aussi mince personnage que lui ? Ou parce que la reine mère l’avait détesté à première vue ? C’était elle, bien sûr, qui s’acharnait à le perdre mais, une fois encore, pourquoi ?

Ne pouvant dormir, il pria comme jamais encore il n’avait prié, implorant que lui soit donnée vaillance assez grande pour ne pas céder à la douleur, ne pas se renier surtout, lui qui avait tant souhaité égaler les meilleurs sous le haubert du chevalier, lui dont les modèles étaient les plus grands. Plus que les autres peut-être le dernier rencontré, ce jeune roi que la lèpre dévorait vivant sans parvenir à l’abattre. Ce jeune roi dont il savait à présent qu’il était de sa parentèle et qu’à cette heure de ténèbres et d’angoisse, il appela à son secours comme s’il était son saint patron et parce que, même si l’Église ne jugeait pas utile de lui offrir une auréole, il savait qu’à son tombeau un miracle avait pu s’accomplir 13.

— Sire Baudouin, supplia-t-il, entendez-moi vous qui avez su, un jour, écouter la voix de Thibaut de Courtenay dont je porte le sang. Assistez-moi à l’heure du supplice pour qu’au moins en cette ultime circonstance je me montre digne, puisqu’il ne me sera pas donné de tenir mon serment d’aller quêter la Vraie Croix pour la remettre à ce roi qui me rejette ! Je ne connaîtrai jamais l’éclat du soleil sur l’acier des épées brandies pour la gloire de Dieu. Je ne verrai jamais la terre où je suis né et dont j’ai tant rêvé. Je vais mourir misérablement, le corps disloqué et accroché au gibet comme celui d’un voleur de poules. Faites qu’au moins les miens n’aient pas honte de moi quand je leur serai présenté au royaume de Dieu !

Peu à peu la prière se changea en une sorte de monologue interrompu parfois comme si, dans une conversation, il faisait parler l’autre. Il avait un peu de fièvre, croyait alors entendre des chuchotements dont il n’arrivait pas à bien saisir le sens… et qui finirent par l’endormir quand le jour approcha.

Sommeil bref mais bienfaisant dont le tira en sursaut le fracas des verrous, des clefs et des armes des gardes qui revenaient le chercher. Comprenant que l’heure redoutée était arrivée, il réussit à cacher sa terreur, à se lever, mais chaque pas était un martyre et deux des sergents vinrent le prendre sous les bras pour l’aider… On le mena ainsi jusqu’à l’antre du tourmenteur. Au lieu de l’étendre sur le chevalet, on le laissa tomber sur le matelas de cuir… beaucoup trop près du four dont la gueule infernale renvoyait la chaleur.

Le prévôt n’était pas là. Seul le greffier était à son poste. Alors on attendit. Dans la poitrine de Renaud son cœur cognait fort, faisant battre ses tempes et les artères de son cou. Cette fois il allait avoir à affronter le pire : la torture par le feu !

Quand la porte s’ouvrit brusquement, il sursauta et son regard s’affola : le prévôt venait d’entrer et le moine de la veille avec lui. Ce fut ce dernier qui parla :

— Vous aviez raison, sire prévôt. Il est déjà là. Pourquoi cette inutile cruauté ?

— N’avais-je pas dit hier que nous reprendrions la question ce matin ? Mes gens n’ont fait que suivre mes ordres.

— J’en ai d’autres et vous les connaissez. Dites à vos gardes de l’emmener et de me suivre.

Il fut obéi. L’autorité de ce moine, incontestable, semblait en imposer. Ce n’était pourtant qu’un frère prêcheur, comme l’indiquait sa robe de bure blanche ceinturée de cuir sous une coule noire à capuche et sans manches. Le respect qu’il inspirait au prévôt était évident. Conscient peut-être de ce que sa dignité pouvait avoir à en souffrir même aux yeux d’un prisonnier, celui-ci crut bon d’expliquer :

— Remerciez Dieu de votre chance ! Frère Geoffroy de Beaulieu, qui est le propre confesseur de notre sire Louis, veut bien porter attention à votre misérable personne. Mais n’allez pas en conclure que vous vous dirigez désormais vers l’impunité !

— Si je vais au-devant de la vraie justice, j’en remercierai Dieu. Pas si je vais vers d’autres tortures.

— Vous parlez trop tous les deux ! coupa le moine sèchement.

Les gardes reprirent Renaud sous les bras pour l’aider à suivre le frère prêcheur qui, sans plus s’occuper d’eux, marchait devant à grands pas en priant à haute voix. Sortis du Châtelet par la rue Saint-Leufroy, on traversa le fleuve. À son étonnement, Renaud put constater que la marche lui devenait un peu moins douloureuse. Il est vrai que ses deux soutiens l’étayaient solidement. Pourtant, lorsqu’il vit que l’on allait franchir l’entrée fortifiée du palais, il eut un sursaut. L’idée lui était insupportable que la reine Marguerite pût l’apercevoir d’une fenêtre, même s’il pouvait supposer que l’état misérable où il se trouvait le rendait méconnaissable :

— S’il vous plaît, je voudrais essayer de marcher seul.

L’un des deux hommes le lâcha aussitôt, mais l’autre hésita. Dans le regard de celui-là il y avait de la compassion.

— Vous croyez que vous y arriverez ?

— Je veux essayer, murmura le jeune homme bien que le brusque abandon du premier garde l’eut fait blêmir.

Le second appui le lâcha progressivement et pas complètement. Ses articulations sensibles crièrent en même temps et la sueur trempa sa tête, son front mais il le releva, fit un pas puis un autre. À cause de ces gens qui le regardaient en chuchotant – comme d’habitude il y avait du monde dans la grande cour ! – il voulait de toutes ses forces rassemblées faire bonne contenance mais c’était vraiment difficile et, comme on allait atteindre le perron, ses jambes plièrent et il aurait chu si le bon garde ne l’avait rattrapé. Simultanément, une main solide l’empoignait de l’autre côté.

— Par tous les saints du paradis, que vous arrive-t-il, sire Renaud ! Vous voilà dans un bel état.

Pierre de Montreuil sortait de chez le Roi. Il n’avait pas hésité à le reconnaître ni à lui porter secours. Renaud n’eut pas le temps de répondre, frère Geoffroy qui avait fini par s’apercevoir de quelque chose s’en chargea :

— Cet homme est l’objet d’une accusation de meurtre sur ses parents adoptifs mais le Roi consent à le voir !

— Eh bien, nous le verrons ensemble ! Je connais ce jeune homme et, comme je me flatte de savoir juger un être humain au premier regard, je ne croirais jamais qu’il ait pu commettre si laide chose. Que lui a-t-on fait pour qu’il soit si dolent ? On l’a tourmenté ?

— Naturellement : il refusait d’avouer. Il refuse toujours d’ailleurs…

L’œil de maître Pierre parlait pour lui et disait clairement qu’il aurait bien voulu voir ce que ferait ce moine dans de telles circonstances mais il se contenta de marmotter :

— Allons donc demander l’avis du Roi notre sire !

En passant avec précaution le bras de Renaud autour de son cou, il le saisit à bras-le-corps l’enlevant presque de terre et lui fit traverser le palais pour gagner le jardin. Ce matin-là, en effet, Louis, pour mieux profiter du beau soleil, s’était installé sous la grande treille qui donnait tant de charme à cette partie de sa demeure. Il était assis sur un simple escabeau encadré par deux de ses conseillers qui se tenaient debout auprès de lui. Son vêtement était aussi simple que lorsqu’il allait visiter les travaux à cette différence que sa robe comme son surcot étaient de fin drap bleu sans autre ornement que l’agrafe orfévrée qui fermait celui-ci sous le cou. En outre, sur ses cheveux blonds coupés carrément sous le lobe de l’oreille, le chapeau de paon blanc était remplacé par un cercle d’or à trois fleurs de lys. Il s’entretenait avec le conseiller qui était à sa droite quand son attention fut attirée par l’arrivée du prisonnier ainsi véhiculé par l’architecte. Celui-ci, avec son franc-parler, n’attendit pas qu’il ouvrît la bouche :

— Sire notre roi, clama-t-il, voyez en quel état est ce pauvre jeune homme naguère encore si fort et si vaillant !

— Vous voilà en bien grand courroux, maître Pierre, fit le Roi avec un léger sourire. Connaissez-vous donc ce damoiseau pour vous faire son défenseur ?

— Je ne le défends pas, sire, je l’assiste. Le Roi sait bien que je ne peux pas voir quelqu’un souffrir sans lui porter secours au point de ne jamais passer par la place de Grève pour rentrer à Montreuil quand il y a exécution. Et c’est pire encore lorsqu’il s’agit d’un ami.

— Cet homme est votre ami ?

— Bien sûr, sire ! Voilà des jours qu’il vient nous voir bâtir votre belle chapelle. Ce qui touche à la construction, à l’art de faire vivre les pierres l’intéresse ! Mon cousin Jean de Chelles pourrait en dire autant. S’il n’était gentilhomme, j’aurais aimé lui apprendre le métier.

— Peut-être aurait-il aimé lui aussi, mais dans l’état actuel des choses, ou bien lavé de tout soupçon, il reste un noble damoiseau, ou bien il meurt ! Faites-le donc asseoir là, sur ce tapis devant moi !

— Sire, protesta l’un des conseillers, ce n’est guère une attitude convenable pour un tel homme en face de son souverain !

Renaud cependant se dégageait de l’étreinte du maître d’œuvre et réussissait à mettre genou en terre en se cramponnant à sa robe.

— Mon seigneur et mon roi, dit-il en inclinant la tête, je n’ai cessé de crier mon innocence sans jamais être entendu et je ne fatiguerai pas Votre Seigneurie à le répéter. Je demande humblement le jugement de Dieu !

Le beau visage paisible de Louis se fit sévère :

— Cela veut-il dire que vous n’accordez point confiance à celui du Roi que Dieu a sacré ?

Conscient de n’avoir plus rien à perdre, Renaud s’offrit un coup d’audace qui allait sûrement faire sauter sa tête :

— Le Roi peut se tromper dès l’instant où ceux qui le renseignent ne lui offrent que leur vérité à eux. Dieu voit tout. Dieu ne se trompe jamais…

— C’est assez insolent mais bien dit et le Roi qui est fidèle serviteur de Dieu ne saurait vous donner tort, mais demander cela alors que vous ne tenez pas debout ! Comment pourriez-vous combattre ?

— S’il approuve ma cause, Dieu me donnera la force…

Cependant du cercle de seigneurs qui devisaient au jardin et qui à l’arrivée du prisonnier s’étaient rangés en demi-cercle autour de Louis IX, quelqu’un sortit :

— Combattre ? Contre qui ? Pas contre moi ! Un Courtenay ne se mesure pas à un aventurier de naissance douteuse et qui n’est même pas chevalier !

— Tout beau, mon cousin ! s’écria Louis. Ne soyez pas si ardent à une défense que nul ne vous demande : d’autant que vous auriez la tâche trop aisée avec un adversaire déjà meurtri…

— N’en tenez pas compte, sire ! pria Renaud. Le Roi sait bien qu’avec l’aide de Dieu un moribond pourrait combattre. Ce que je ne suis pas encore…

— Le Seigneur ne fait pas toujours entendre Son jugement par le fracas des armes, reprit Courtenay. Pour les gens d’Église, les femmes et le petit peuple, il y a l’ordalie. Par l’eau ou par le feu. C’est ce qui convient à cet imposteur. Que ne la réclame-t-il pas ? Si Dieu est avec lui, la rivière ne le noiera pas, le fer rouge ne le brûlera pas !

— Eh bien, je la réclame ! s’exclama Renaud, prêt à n’importe quoi pour en finir avec un épisode qu’il jugeait dégradant.

— Paix ! imposa le Roi dont le visage rougissait de colère. Je n’aime pas l’ordalie… et pas davantage que, par son truchement, on essaie de forcer la main du Seigneur !

— Il faut pourtant, sire mon époux, que vous preniez une décision ! Et même deux : ou bien ce malheureux est un Courtenay ou bien il ne l’est pas. Ou bien il est un meurtrier ou bien l’innocente victime d’un bailli trop rapace… comme il arrive parfois !

Ravissante dans une bruissante robe de cendal jaune clair bordé d’un galon en fils d’or semblable à celui qui entourait son touret, la reine Marguerite descendait au jardin, suivie de la jeune Sancie de Signes qui trottinait derrière elle d’un air important.

— Vous ici, ma mie ? fit Louis sans songer à cacher sa contrariété. Vous savez pourtant que je n’aime pas vous y voir quand je rends ma justice.

— C’est que, justement, elle me semble bien empêtrée, votre justice, mon cher sire, et je pense qu’il est de mon devoir de vous apporter une aide même légère s’il se trouve que j’en aie la possibilité. Et, ajouta-t-elle avec un joli rire impertinent, je suis reine moi aussi et puisque l’absence de notre bonne mère me permet de la remplacer… dans la mesure de mes faibles moyens…

Dieu, qu’elle était exquise ! Oubliant sa misère, Renaud, émerveillé ne songeait qu’à l’adorer. S’il devait mourir bientôt, du moins l’aurait-il revue ! Et cette fois encore, elle semblait disposée à prendre sa défense. Son époux cependant paraissait moins ravi :

— Ainsi, dit-il, vous pensez pouvoir nous éclairer ?

— Au moins sur un point, mon cher seigneur. Voici frère Jean de Milly, que vous connaissez bien puisqu’il est trésorier du Temple, et aussi le vôtre. En l’absence de frère Jean d’Aubon, il apporte le document qui atteste au moins la naissance de ce garçon.

Décidément c’était bien un ange et Renaud crut que le ciel s’ouvrait quand il vit arriver le moine Templier qu’il avait aperçu lors de son passage à la maison chevetaine de France. Celui-ci tenait à la main un rouleau de parchemin qu’il reconnut aussitôt. Présenté au roi, il fut lu avec une extrême attention puis Louis demanda :

— Le Maître en France a eu connaissance de cette… confession ?

— Il l’a reçue des mains de frère Adam Pellicorne qui était l’un des sages de l’Ordre et très respecté. Ce que frère Adam affirmait ne saurait être contesté. Aussi sachant que son protégé rencontrerait des obstacles sur son chemin, a-t-il choisi, en accord avec ce jeune homme, de le confier au cartulaire de l’Ordre afin qu’il y soit en sûreté puisque c’est tout ce que ce malheureux possède au monde. Si j’en crois ce que je vois, sire, il n’a guère tardé à avoir besoin de secours…

— Je ne dis pas non, mais voudrais savoir qui vous a appris ce qu’il en était ?

— Madame la Reine dont l’un des écuyers est venu me prévenir.

— Et vous, Madame ? À qui devez-vous d’avoir été prévenue ?

— À la demoiselle de parage de la dame de Coucy. Une certaine Flore d’Ercri. Elle m’a écrit un billet avant de quitter Paris pour Coucy afin de m’enseigner ce qu’il advenait du damoiseau dont j’avais pris la défense en face de Madame Blanche…

Le ton de Marguerite indiquait clairement que, pour elle, l’arrestation ne pouvait être que la suite du mauvais vouloir de la reine mère. Louis fronça le sourcil :

— Pourquoi cette fille a-t-elle osé vous écrire alors que ce soin incombait à sa maîtresse il me semble ?

— Oh, elle s’en explique : elle sait fort bien qu’aucune aide pour qui que ce soit n’est à attendre de dame Philippa. Celle-ci ne s’intéresse qu’à elle-même. Et dès l’instant où son damoiseau n’agréait pas à la seule personne qui lui montrât quelque amitié, elle a dû voir là une excellente occasion de s’en débarrasser. D’autant qu’elle ne parvient pas à se consoler de la perte de son précédent damoiseau assassiné il y a peu en rentrant du palais. Je ne crois pas, sire mon époux, que vous puissiez me faire reproche d’avoir accueilli la requête d’une de vos sujettes, conclut-elle avec un charmant sourire.

— En effet, ma mie, et je vous remercie du soin que vous avez pris. Frère Jean, ajouta le Roi en rendant le parchemin au trésorier, voici ce que vous avez pris la peine de m’apporter. Son contenu ne saurait être contesté et nous déclarons ici que ce jeune homme doit être reconnu comme appartenant à la branche syrienne de la haute maison de Courtenay… Cela dit…

— Cela dit, sire, intervint avec audace le prince Pierre, il n’en demeure pas moins que, si ce garçon ne peut plus être accusé de parricide, il n’en demeure pas moins un criminel et moi, chef de nom et d’armes de cette noble maison, je m’oppose de façon formelle à ce que ce nom si illustre soit jeté en pâture au bourreau ! Autrement dit, sire, je dénie à ce Renaud le droit de porter le même nom que moi !

— Le crime n’est pas prouvé, mon cousin. Frère Geoffroy, mon confesseur ici présent et que la reine Blanche, ma noble mère, tient en haute estime, a tenu à suivre l’interrogatoire. Malgré la torture, l’accusé a continué à proclamer son innocence. C’est la raison pour laquelle frère Geoffroy a désiré que nous l’entendions.

— Qu’a-t-il subi ? Le chevalet ? Quelques étirements ? Faites-le donc bien travailler par vos tourmenteurs, sire, et vous verrez s’il n’avouera pas.

Le « oh » indigné de la jeune reine se perdit dans l’éclat de rire d’un nouveau personnage qui venait de faire son entrée sous l’ombre de la treille, salué profondément d’ailleurs par tous les assistants après l’instant de surprise causée par son arrivée inattendue. En même temps la voix du personnage s’élevait, moqueuse, un peu traînante, un peu nasale mais pas désagréable :

— En tout cas point n’est besoin de vous faire tourmenter, cousin Pierre, pour vous faire avouer que vous êtes un fieffé menteur… doublé d’un usurpateur ! Depuis quand vous êtes-vous intronisé chef de notre famille ?

Louis IX s’était levé précipitamment pour embrasser le nouveau venu avec un visible plaisir :

— Bienvenu, sire mon frère ! Et d’autant plus que, sans nouvelles, nous vous croyions encore à Constantinople. Quel bon vent vous amène ?

— Toujours pareil depuis des années, sire mon frère ! Je cours les grands chemins à la recherche de soldats et d’or. Mais pour l’instant présent, disons que c’est un vent de justice puisque j’espère avoir la chance de tirer une victime des griffes de ce rapace. Puis-je savoir, beau cousin, ce que vous a fait ce malheureux ? Vous aurait-il soustrait quelque terre ?

Renaud avait déjà reconnu l’étrange personnage rencontré devant la maison de Maître Albert et qui se prétendait empereur. Apparemment c’était vrai et, comme il semblait animé d’une certaine vindicte contre ce Courtenay en qui il se découvrait un ennemi, sa présence était plus que bienvenue. Le personnage en question se lançait d’ailleurs, en réponse, dans une description assez embrouillée de l’affaire à laquelle Baudouin II de Constantinople mit fin assez rapidement :

— Je sais bien que vous vous y entendez en spoliations puisque vous avez naguère voulu vous emparer de mon marquisat de Namur parce que vous espériez bien ne jamais m’y revoir, mais il en ressort que vous prenez parti, Dieu sait pourquoi, dans une affaire où vous n’avez rien à voir… sinon faire attribuer à votre épouse les terres de ces malheureux Courtils. Sire mon frère, ajouta-t-il en revenant au Roi, vous devriez peut-être faire donner la question…

— À moi ? s’étrangla l’autre.

— Mais non ! À ce bailli qui me paraît répandre un parfum d’indélicatesse comme il arrive parfois à ses confrères quand il s’agit d’arrondir leur bourse.

— Le conseil est peut-être bon. Qu’en pensez-vous, frère Geoffroy ?

— Il est certain que ce Jérôme Camard me semble fort acharné à la perte de l’accusé…

— Qu’est-ce que je disais ! J’ajoute que j’arrive de Courtenay où j’avais à régler une affaire pendante depuis des années et qu’il court dans la région d’étranges bruits sur ce Jérôme Camard ! Et si j’ose me permettre un conseil, mon cher Louis, rendez donc son damoiseau à la dame de Coucy sans autre forme de procès. Je gagerais ma couronne qu’il est innocent…

— Vous ne risqueriez pas grand-chose car elle ne vaut pas cher votre couronne, sire mon cousin, ricana Courtenay avec aigreur. Comment d’ailleurs savez-vous que ce gredin est à la dame de Coucy ?

— Il se trouve que je les ai rencontrés ensemble il y a peu lorsque venant justement de Namur je suis passé par Paris en allant sur mon fief ancestral. Satisfait ?

L’autre s’apprêtait à reprendre la polémique quand le Roi s’interposa sèchement :

— Paix, une fois encore, mon cousin ! C’est à nous qu’il appartient de régler cette question et nous vous prions de ne plus vous en mêler. Le garçon appartient effectivement à la maison de dame Philippa, mais celle-ci lui a refusé son appui, ainsi que nous venons de l’apprendre…

— Sire, par pitié ! J’implore le Roi qu’il laisse à Dieu le soin de trancher pour lui ! Que l’on me donne une arme pour affronter le bailli ou que l’on me jette au fleuve 14 ! Je suis trop mince personnage pour que de si hauts hommes se disputent à mon sujet ! Si Dieu ne m’accorde merci, je mourrai et voilà tout ! Mais j’ai foi en Sa miséricorde et en mon innocence !

— Pourquoi pas ? s’écria Courtenay. L’ordalie est fort bonne chose, mais à celle de l’eau je préférerais le fer rouge !

— Quel monstre de cruauté êtes-vous donc, messire de Courtenay ! s’écria la reine Marguerite. N’acceptez pas, sire mon époux ! Le prisonnier est déjà bien meurtri, il me semble…

— Faites-vous si bon marché de la puissance de Dieu, Madame ? reprocha Louis. Sachez qu’elle peut faire éclater la vérité même si celui qui subit l’ordalie est moribond.

— Je n’en doute pas un instant et vous le savez, mon doux sire, mais je fais appel à votre pitié…

Le mot souffleta Renaud :

— Je ne veux pas devoir la vie à la pitié du Roi mais à sa justice ! Cependant, ajouta-t-il d’un ton plus doux, je remercie la Reine de ce qu’elle a fait. Si je devais vivre encore, ma vie lui appartiendrait…

— Moi je ne l’entends pas ainsi ! coupa l’Empereur. Le dernier Courtenay né en Terre Sainte me paraît une rareté digne d’être conservée. En outre, son courage me plaît. Donnez-le-moi, mon royal frère ! Je l’emmènerai et répondrai pour lui !

Louis se contenta de le regarder, s’écarta de quelques pas et alla s’agenouiller devant une croix de pierre élevée au milieu du jardin. Il pria longtemps mais quand il se releva, son visage avait de nouveau la rayonnante sérénité qui frappait tant ceux amenés à se trouver en sa présence.

— Il est à vous ! dit-il à Baudouin II. Qu’on le délie ! ordonna-t-il d’une voix plus haute avant de revenir à son interlocuteur : Nous allons donner ordre qu’on le porte chez vous. Au fait, où logez-vous ?

— À l’auberge de l’Image-Notre-Dame, répondit l’Empereur en riant. J’y suis un peu à l’étroit mais la suite d’un prince errant n’est pas si nombreuse. Elle comporte néanmoins un habile médecin grec.

— Si près d’ici et sans que je le sache ? Savez-vous que vous m’offensez ? Pourquoi n’être pas venu comme à votre habitude loger en mon manoir de Vincennes ? Vous y trouviez-vous donc si mal ?

— Vous savez que non. Votre hospitalité est toujours aussi… royale ! Mais je ne faisais que passer en me rendant auprès de Sa Sainteté le Pape et si je suis entré au palais aujourd’hui c’est à cause d’un scrupule qui m’est venu : la pensée de justement vous offenser si vous appreniez ma présence sans que je sois venu vous embrasser, sire mon frère…

— De cela, vous pouvez être certain. Je crois que j’aurais eu peine à vous pardonner.

— Oh, le chrétien que vous êtes si hautement aurait bien fini par en venir là !

— Ne soyez pas trop sûr de ma clémence. Il lui arrive d’avoir des réticences. Ainsi de vous, Renaud de Courtenay. L’Empereur en vous réclamant pour sien et en répondant de vous, sauve probablement votre vie mais vous n’êtes pas absous et lavé de tout soupçon. Aussi, tant que la vérité ne sera pas connue, tant que le mystère du trépas du seigneur des Courtils et de son épouse ne sera pas élucidé nous vous faisons défense de paraître devant nous dans la suite de notre frère l’Empereur. Défense aussi de fouler le sol de France à la seule exception de celui de Courtenay qui est à votre maître. Est-ce bien entendu ?

— Sire, balbutia le jeune homme que cette forme de bannissement accablait, mon seul désir a toujours été de servir le Roi et…

— Le seul service que nous attendons de vous jusqu’à preuve du contraire, est l’obéissance… absolue ! C’est compris ?

— Oui, sire… et je remercie le Roi de sa miséricorde.

Ces dernières paroles eurent du mal à sortir, Renaud n’ayant jamais demandé pitié mais justice. Au besoin par les pires moyens. Sa foi en Dieu, celle que lui avait inculquée dame Alais était si profonde, qu’il était persuadé d’obtenir son aide pour faire éclater son innocence. Certes, il était sauf et les douleurs dues à son passage sur le chevalet ne dureraient pas mais la vie qui s’ouvrait devant lui ne le tentait pas. Qu’allait-il devenir à présent : un domestique auprès de ce bizarre souverain et rien de plus ! Les éperons de chevalier jamais ne seraient bouclés au talon d’un homme sur lequel pesait l’ombre d’un meurtre et à cette idée, un désespoir profond s’emparait de lui. Maintenant, même s’il arrivait à retrouver la Croix perdue – et, sur ce point au moins, il savait qu’à Constantinople il aurait fait la moitié du chemin qui mène en Galilée ! – il n’aurait pas le droit de venir la déposer entre les mains de Louis. Et qui pouvait dire si, en admettant qu’il y arrive, on ne l’accuserait pas d’apporter une fausse relique ?

En quittant le jardin, son dernier regard fut pour la reine Marguerite. L’idée de ne plus la revoir entrait pour beaucoup dans son chagrin et quand, auparavant, elle avait pris sa défense, il s’était senti envahi par un grand bonheur parce qu’il y voyait la preuve qu’elle croyait en lui et en son innocence, mais maintenant qu’il était hors de danger, il ne l’intéressait plus. Peut-être n’avait-elle vu dans son drame qu’une bonne occasion de battre en brèche le pouvoir d’une belle-mère abusive et qu’elle devait détester ? Dès l’instant où il échappait aux griffes de la reine Blanche, il redevenait un anonyme, n’importe qui ! Il en fut d’autant plus convaincu qu’elle n’accorda pas même un regard à sa sortie : elle avait quitté l’ombre de la treille et marchait dans une allée ensoleillée en souriant à son affreuse petite suivante. La chaude lumière faisait rayonner l’or de sa robe et elle ressemblait assez à une statue de la Dame du Ciel quand les flammes des cierges l’illuminent. Mais la Vierge Marie semblait à cet instant infiniment plus accessible que la reine de France à ce malheureux qui ne la reverrait plus… pas même en effigie puisque le rouleau de parchemin qu’il considérait comme son unique trésor était resté à l’hôtel de Coucy, rangé dans une poche cousue par ses soins dans la belle cotte violette destinée aux moments où il escortait sa dame au palais ou en quelque cérémonie. Il ne la revêtait pas pour cette messe basse du matin et dans un sens c’était une chance : Dieu sait ce qui aurait pu advenir si l’image avait été trouvée sur lui lors de son arrestation. La ressemblance avec la reine Marguerite n’aurait pu qu’aggraver son cas. Il n’en demeurait pas moins qu’aucune chance ne restait de retrouver sa belle image. Ce qu’il pouvait espérer de mieux était qu’elle ne tombât pas dans des mains trop indignes !

Ce faisant, en gagnant le logis de son nouveau maître en croupe d’un des deux officiers qui attendaient l’Empereur dans la cour, il ne se sentait pas aussi heureux qu’aurait dû l’être un homme arraché au bourreau pour la seconde fois.

Il avait remercié, cependant, comme il se devait mais avec dans la voix une si profonde tristesse que Baudouin II n’avait pu s’empêcher de sourire en dépit de la gravité du moment :

— Quel âge avez-vous ?

— Dix-huit ans, sire…

— Et, avant ce que vous venez de subir, avez-vous été si malheureux que l’envie de vivre vous a quitté ?

— Oh non, sire ! Bien au contraire. Jusqu’à la mort de ceux que j’appelais mes parents, j’ai été très heureux, sans souci de l’avenir qui me paraissait tout tracé et plein d’espérance.

— Et d’espérance vous n’avez plus ?

— À moins que n’éclate enfin la vérité sur ce que fut la mort de ceux que j’aimais tant je ne vois pas quel avenir digne de ce nom je peux désormais espérer !

— Auprès d’un empereur impécunieux voulez-vous dire ? Mais même un souverain sans sou ni maille peut conférer la chevalerie.

— Pas à un homme à l’honneur suspect, sire. L’Empereur est infiniment bon pour moi et je veux le servir de mon mieux, avec courage et fidélité là où il me mettra. Même si c’est…

— Dans la valetaille ? Allons, mon garçon, cessez de déraisonner ! C’est compréhensible à votre âge quand on tombe du haut de ses illusions et qu’on se fait très mal, mais vous oubliez la raison pour laquelle j’ai décidé de vous arracher à ce bourbier où vous étiez en train de vous enliser : vous êtes un Courtenay, comme moi, et le seul peut-être qui mérite amitié dans notre branche française.

— Mais je ne lui appartiens pas.

— C’est vrai, j’oubliais que vous êtes une exception. Ce dont je vous félicite car sur une exception on peut bâtir solide. C’est donc une bonne raison de ne pas voir l’horizon trop sombre. Souffrez-vous encore beaucoup ?

— Pas trop. Il me semble que mon corps est moins lourd à porter et que je remue plus facilement.

— Mon médecin va vous remettre tout à fait. Au contraire de la plupart de ses confrères c’est un homme habile avec des mains miraculeuses et un grand savoir. Un peu trop grand peut-être…

Comme il ne jugea pas utile d’expliquer ce qu’il entendait par là, Renaud n’osa pas en demander davantage. Il n’avait qu’une hâte : arriver dans un endroit où il pût se laver, son passage sous la treille du Roi et sa rencontre avec Marguerite lui ayant fait sentir plus cruellement son état misérable. Heureusement le trajet ne fut pas long.

L’auberge de l’Image-Notre-Dame, construite sous le précédent roi, était encore un peu dans sa nouveauté. Située sur la place de Grève en face de la Maison aux piliers, elle jouissait d’une excellente réputation grâce à laquelle seigneurs de passage ou voyageurs étrangers aimaient à y descendre. Un détail dont Renaud devait la connaissance à Gilles Pernon qui s’y rendait volontiers quand il voulait faire un bon repas, l’hôtel de Coucy se trouvant suffisamment proche pour rendre parfois la tentation irrésistible. Là pouvaient donc se procurer logis convenable, bonne chère et même divertissement lorsqu’il y avait une exécution capitale sur la place. Sans compter les mouvements de la Grève elle-même et de ceux que leur métier attachait au fleuve.

Sous le nom de comte de Céphalonie, l’empereur de Constantinople occupait la majeure partie des locaux de l’étage avec sa suite qui se composait d’un certain Guillain d’Aulnay portant le titre pompeux de Maréchal de l’empire, d’un chapelain nommé Théodore détaché de la chapelle impériale des Blachernes et d’un chevalier, Henri Verjus, qui avait été le compagnon d’enfance de Baudouin. Tous deux remplissaient habituellement le rôle de messagers voire d’ambassadeurs quand il s’agissait de correspondre avec le roi de France et sa mère mais, quand il se déplaçait en personne, l’Empereur aimait les avoir auprès de lui parce qu’ils connaissaient bien l’Europe occidentale et surtout la France où ils avaient tous deux de la famille. S’y ajoutait le médecin Hilarion Kalliparios, un Chypriote taciturne, têtu et facilement teigneux qui ne disait pas trois mots à l’heure sauf quand il pouvait mettre la main sur un flacon de malvoisie 15, dont le contenu possédait le pouvoir de déchaîner des flots d’une éloquence parfaitement incompréhensible pour qui n’avait pas vu le jour à l’intérieur d’un triangle tracé entre Corfou, Constantinople et l’Héraklion crétois.

Il s’empara de Renaud comme s’il lui en voulait personnellement, étirant, malaxant, tapant même ici ou là, auscultant chaque muscle, chaque tendon et chaque os durant une demi-heure qui fut presque aussi pénible que le passage au chevalet. Quand ce fut fini, il oignit les points sensibles d’une pommade à l’odeur piquante, enveloppa le tout de bandes de linge et, sans avoir adressé à son patient une seule parole, il l’envoya au lit avec défense d’en sortir avant le lendemain. Ce contre quoi ledit patient n’eut même pas la force de protester : jamais il ne s’était senti aussi las ni aussi désireux de dormir. Il plongea dans l’eau profonde du sommeil avec une délectation semblable à celle qu’il éprouvait encore l’été précédent lorsqu’il se baignait dans l’Ouanne, la belle rivière ombragée de saules, si proche du manoir des Courtils, où il avait pris l’habitude de venir presque chaque jour…

Quand il en émergea, il faisait grand jour et une main vigoureuse autant que précautionneuse le secouait : celle de Guillain d’Aulnay dont il avait partagé le lit sans même s’en rendre compte. Et d’abord il considéra avec méfiance le visage inconnu, allongé par une courte barbe châtain soigneusement taillée et dans lequel un long nez curieusement relevé au bout occupait la majeure partie de la place, dépassant avec hardiesse la longue moustache abondante. Les yeux bruns brillaient de gaieté :

— Avez-vous bien dormi ? demanda le nouveau venu après s’être nommé. Je suppose que oui ! Vous n’avez pas bougé un doigt depuis hier.

— Oui… merci à vous ! Il me semble même que… que je n’ai plus mal, ajouta-t-il en esquissant avec prudence le mouvement de s’étirer dont il avait l’habitude.

— Cela ne m’étonne pas. Le médicastre est capable de faire merveille quand il est de bonne humeur. Apparemment il l’était ! Cela dit, si je vous ai réveillé, c’est d’abord parce que nous allons bientôt partir mais surtout parce qu’une dame vous demande.

— Une dame ?

— Ou une demoiselle… Bien qu’à la voir je ne gagerais pas sur sa vertu ! Elle n’a certainement pas froid aux yeux. Qui sont fort beaux d’ailleurs comme le reste de sa personne. Alors, habillez-vous… à moins que vous ne vouliez la recevoir… au lit ?

— Oh, Dieu, non !

Il se leva avec plus d’agilité qu’il ne l’aurait cru et enfila les vêtements, simples mais convenables, qu’une intention charitable avait fait déposer sur le pied du lit. Aulnay l’aida dans cette entreprise puis s’éclipsa en disant qu’il allait chercher la visiteuse. Un instant plus tard Flore d’Ercri emplissait la petite pièce de son parfum. Elle eut pour Renaud un bref sourire qui n’atteignit pas ses yeux.

— Vous allez mieux, à ce que l’on dirait !

— C’est vrai et je n’espérais plus, hier encore, que ce fût possible sauf par une libération… définitive. Mais je vous croyais partie ?

— Non. Votre arrestation a terrifié dame Philippa qui s’est éloignée en hâte, mais au dernier moment j’ai réussi à la convaincre de me laisser en arrière. Le prétexte en était de me procurer certains ingrédients introuvables à Coucy et dont j’ai prétendu avoir besoin pour les soins que je lui donne. Et elle a accepté…

— Fallait-il qu’elle ait peur d’être atteinte par la disgrâce de la reine Blanche ! émit Renaud avec dédain. C’est d’autant plus généreux à vous d’avoir écrit à la reine Marguerite pour lui demander de prendre ma défense. Pourquoi l’avoir fait ?

Flore haussa les épaules :

— Elle s’était intéressée à vous une première fois, pourquoi pas une seconde ?

— C’était, je pense, pour contrarier sa belle-mère.

— Peut-être… et pourquoi pas à cause de cela ?

Elle tira de son aumônière un objet que Renaud reconnut avec un battement de cœur accéléré : le petit rouleau de parchemin qu’il regrettait tant d’avoir perdu. Elle le lui tendit en ajoutant, et sans cacher un rien d’amertume :

— Je l’ai trouvé dans votre cotte… et il m’a fait comprendre pourquoi vous teniez à servir le Roi ! Il faut que vous lui soyez cher pour que vous possédiez son image…

— Ce n’est pas son image !

— La défense est trop facile ! C’est son image… En outre cette femme porte couronne royale…

— C’est une raison j’en conviens… et qui m’est infiniment sensible. Mais ce n’est pas celle que vous croyez ! Sur cet honneur que vous avez tenté de sauver, j’en fais serment.

— Qui est-ce alors ?

— Ne me le demandez pas. Je n’ai pas le droit de vous le dire. Pardonnez-moi ! Cependant, comment avez-vous su que j’étais ici ?

— Avec l’aide de Gilles Pernon qui s’est pris d’amitié pour vous, je ne vous ai jamais perdu de vue. Si le geôlier du Châtelet a pris quelque soin de vous, c’est parce que nous l’avons payé.

— Grand merci en ce cas ! Mais pourquoi avez-vous voulu aider l’étranger que je suis ?

À nouveau elle haussa ses belles épaules, mais cette fois sur le mode désinvolte :

— Ma foi, je n’en sais rien. Il faut croire que vous me plaisiez… l’égoïsme de dame Philippa est parfois insupportable. Enfin… le vieux Pernon était si désolé de votre malheur. Il y a aussi le fait qu’en vous rejetant, la baronne manquait à la loi féodale. Son époux vous avait pris pour son homme lige, cela crée des devoirs de part et d’autre. Elle a refusé les siens sans même demander l’accord du baron Raoul et Dieu sait ce qu’elle aura pu lui raconter. Mais je me chargerai de rétablir la vérité.

— N’en faites rien, je vous en prie ! Grâce à vous, à la Reine et au secours de l’Empereur, je suis hors de danger.

— Mais banni parce que le Roi n’a pas voulu rendre un jugement qui déplaise à sa mère alors qu’il suffit de vous regarder pour voir que vous n’avez pu commettre aucun des crimes dont on vous accuse. Il faut que Raoul de Coucy puisse plaider votre cause. C’est pourquoi je lui dirais ce que je sais…

— Son mariage avec dame Philippa ne va déjà pas si bien. N’aggravez pas leur dissentiment à cause de moi. Je pars dans l’heure et jamais peut-être ne nous reverrons. C’est loin, Constantinople !

— On ne le dirait pas : votre empereur passe la moitié de sa vie sur les chemins de l’Occident. En pour l’instant vous n’allez qu’à Rome. Or, j’aimerais bien vous revoir. Alors laissez-moi faire !

— Je ne peux vous en empêcher et j’avoue qu’il m’est pénible de devoir m’exiler mais ne faites rien qui puisse compromettre un équilibre fragile. D’ailleurs, le baron ne vous croira sans doute pas…

Cette fois elle se mit à rire avec une gaieté qui réchauffa le cœur mélancolique du jeune homme.

— Ne gagez pas là-dessus contre moi, vous perdriez, mon bon ami ! À présent je vous souhaite bon voyage et bonne vie dans ces jours que vous allez vivre. Loin de nous, hélas… Loin de nous ! ajouta-t-elle avec une soudaine tristesse qui lui mit les larmes aux yeux.

Il s’approcha d’elle et prit une main qu’il sentit trembler tandis qu’il y posait ses lèvres :

— Il est doux, demoiselle Flore, de savoir que je laisse derrière moi une amie… une amie que j’espère revoir un jour !

Elle lui retira sa main et, se penchant brusquement, elle posa un baiser sur sa bouche, puis volta pour rejoindre la porte, appuya sur la clenche et se retourna :

— Si Dieu nous écoute tous deux, nous serons exaucés ! Un conseil, cependant : cachez avec soin cette image que je vous ai rendue. Ce que je regrette déjà d’ailleurs, car elle pourrait peser ce que pèse le glaive du bourreau ! Le Roi aime sa femme et, tout religieux qu’il est, tout confit en patenôtres, je le crois capable de ressentir la jalousie comme le commun des mortels ! Prenez garde !

— Je vous le promets !

L’instant d’après elle était partie. Seul son parfum demeurait, que Renaud huma durant quelques secondes en pensant que c’était, après tout, une bien charmante fille que la demoiselle d’Ercri !

CHAPITRE V LES TRIBULATIONS D’UN PAPE

Si Renaud s’était imaginé qu’il vivrait désormais dans la lointaine et un peu magique Constantinople, perdu dans la cour foisonnante et dorée sur tranche d’un « basileus » à la française, il commettait une grave erreur. D’abord on n’alla jamais jusqu’aux rives du Bosphore, Baudouin ne supportant pas l’idée de rentrer chez lui les mains vides.

L’Empereur avait beaucoup espéré de ce long périple, entamé au cœur de l’hiver à la suite d’un songe au cours duquel un personnage solennel et barbu brandissait devant lui une pierre magique et scintillante, d’où coulait un flot d’or comme d’une source prodigieuse. Renseignements pris et après avoir consulté devins et astrologues qui pullulaient dans l’ancienne Byzance comme la mauvaise herbe dans les ruines laissées par le dernier siège, il avait conclu que le fameux Albert de Cologne, connu sous le nom d’Albert le Grand, était l’homme providentiel apparu en rêve et qui, possédant la fameuse Pierre philosophale était le seul capable de mettre fin au vide perpétuel de ses coffres… Il lui fallait alors trouver un prétexte pour quitter Constantinople sans que la jeune impératrice Marie et le peuple se crussent abandonnés.

Ce fut le Pape qui le lui fournit en lui demandant de venir assister à sa réconciliation avec l’impossible Frédéric II de Hohenstaufen, l’empereur allemand qui préférait la Sicile à son pays et l’art de vivre musulman à celui des chrétiens… On partit donc et en un assez bel arroi pour Rome, puis, après la cérémonie de retour en grâce du souverain excommunié et, beaucoup plus discrètement, pour la vallée du Rhin en laissant au palais du Latran le plus gros de l’escorte. L’avantage était double : on voyagerait plus léger – et incognito – et ce serait autant de bouches voraces que Sa Sainteté se chargerait de nourrir.

Hélas, arrivés à Cologne, Baudouin y apprit que le Grand Albert avait déserté les rives du Rhin pour tenir ses assises au bord de la Seine afin d’y dispenser son enseignement au célèbre collège Saint-Jacques, tout en entamant une œuvre encyclopédique destinée à vulgariser la science gréco-arabe.

Renaud était bien placé pour savoir ce qu’il en avait été de la visite à la maison solitaire de la rue Perdue et des nécessités toujours plus grandes du malheureux souverain. Il savait aussi que si l’on rentrait à Rome c’était moins pour y récupérer une escorte devenue encombrante que pour tenter d’attendrir Innocent IV sur des problèmes de trésorerie devenus inextricables en dépit des quelques « secours » accordés par le roi de France. Secours bien insuffisants pour un homme qui avait besoin d’une masse d’or susceptible de lever une armée solide permettant d’en finir une fois pour toutes avec le concurrent installé dans son voisinage, ce Jean Vatatzès qui s’était intitulé empereur de Nicée et rameutait tout ce qu’il pouvait de Grecs en vue de récupérer le trône byzantin.

Cependant, grâce à la générosité de Louis IX qui aimait bien son jeune cousin même s’il lui croyait une tête sans cervelle, on put au moins voyager agréablement. Le temps était beau, bien doux et Renaud, décoré du titre de strator – écuyer de l’Empereur ce qui était plus flatteur que damoiseau d’une châtelaine larmoyante –, reprit goût à l’existence en retrouvant tout naturellement sa curiosité habituelle et le plaisir de la découverte. Pour la première fois il vit la mer Méditerranée dont les flots bleus l’enchantèrent.

Il y avait aussi l’espoir, suscité par l’Empereur, que Sa Sainteté accepterait peut-être de l’entendre en confession, lui en donnerait quittance et ferait ainsi table rase des accusations portées contre lui ouvrant de ce fait un nouveau chemin vers cette chevalerie dont il rêvait. Et qui n’aurait de valeur, à ses yeux, que si elle lui était conférée par le roi de France qui l’avait condamné. C’était un espoir bien faible de toute évidence, le Souverain Pontife avait sans doute bien d’autres chats à fouetter que s’intéresser aux malheurs d’un bâtard mais Baudouin prétendait que cela n’avait rien d’impossible puisqu’il avait l’intention d’adresser lui-même la supplique…

Au fil des jours, Renaud s’attachait à son empereur errant qu’il apprenait à connaître par ce que lui en confiait Guillain d’Aulnay qui l’avait pris en amitié en dépit d’une différence d’âge d’une quinzaine d’années. Cet homme jeune, sage, cultivé et bienveillant lui retraça d’abord ce qu’avait été la vie de son prince de vingt-cinq ans, cinquième fils de ce Pierre de Courtenay sur la tête de qui la couronne impériale était tombée comme une cheminée un jour de grand vent alors qu’il avait dépassé la soixantaine, père de treize enfants, couronné à Rome par le pape Honoré III, et qui s’était fait tuer en Épire avant d’avoir eu le bonheur d’admirer sa ville capitale. Il était mort en chemin alors que son épouse Yolande de Hainaut et plusieurs de ses filles poursuivaient par la mer leur route vers Constantinople où la nouvelle impératrice eut juste le temps de donner naissance à Baudouin avant d’apprendre qu’elle était veuve. Mais le nouveau-né avait vu le jour dans la pourpre impériale des Blachernes et, de ce fait, pouvait se nommer « Porphyrogénète », un titre dont il était très fier. Cependant il n’était pas encore empereur, la couronne devant aller au fils aîné de Pierre, Philippe, resté en France, qui ne voulut même pas en entendre parler, préférant de beaucoup ses terres ardennaises à ce pays quasi légendaire, mais au bout du monde chrétien et peuplé de gens que, né quelques siècles plus tard, il eût qualifié de « métèques »… Le second fils de Pierre était entré dans les ordres donc hors service. La couronne arriva tout naturellement au troisième, Robert qui, lui, accepta et fut couronné, cette fois, à Sainte-Sophie par le patriarche Matthieu. Mais celui-là voyait surtout dans sa royauté une bonne occasion de mener joyeuse vie. Prince pusillanime et sans talent, il accumula les sottises dont la plus grosse fut de refuser une princesse grecque pour épouser la jolie fille d’un seigneur croisé sans grande importance, Baudouin de Neufville. Robert en devint si éperdument amoureux qu’il passa outre à toutes les objections pour lui offrir couronne et anneau nuptial. Malheureusement la jolie Béatrix était déjà fiancée à un chevalier bourguignon qui ne supporta pas d’être délaissé. Il conspira avec quelques barons aussi mécontents que lui et, une belle nuit, la troupe pénétra dans la chambre nuptiale, immobilisa Robert, s’empara de Béatrix, lui coupa le nez et, pour faire bonne mesure, enferma la dame de Neufville, mère de Béatrix, dans un sac de toile avant de la jeter dans le Bosphore. Après quoi on relâcha Robert, couvert de honte et méprisé de tous, qui s’en alla porter sa plainte au Pape et finit par mourir de chagrin en 1228.

La couronne de Constantinople passait alors au quatrième fils de Pierre, Henri, qui la refusa sans même prendre le temps de respirer tant l’aventure l’avait scandalisé. Restait donc le cinquième, autrement dit le petit Baudouin.

Le pauvre gamin n’avait pas connu son père et sa mère était morte misérablement, à demi folle de douleur, quand il avait deux ans. L’empereur Robert, si peu intéressant qu’il fût, l’aima beaucoup. Une tendresse qu’il partageait avec sa sœur Marie de Courtenay, déjà veuve d’un empereur de Nicée. Installée à Constantinople, ce fut elle surtout qui s’occupa de l’éducation de Baudouin. Confié aux meilleurs maîtres, il apprit plusieurs langues dont le grec, les mathématiques, l’histoire et ce qu’il convenait que sût un garçon appelé à régner sur un grand peuple. Après la mort de Robert et, la réserve de fils étant épuisée chez les Courtenay, on le maria à Marie de Brienne, seconde fille de ce fameux Jean de Brienne qui avait été roi de Jérusalem et s’en était vu chasser par l’empereur allemand Frédéric II après que celui-ci eut épousé sa fille aînée Isabelle de Brienne-Jérusalem 16. Le vieux guerrier rongeait son frein en Italie et accueillit avec quelque plaisir l’idée de servir de tuteur au jeune Baudouin en coiffant jusqu’à sa majorité une couronne de co-empereur de Constantinople.

Dans la vie quotidienne Baudouin II était un homme aimable, ami des plaisirs et bon compagnon mais, s’il plaisantait volontiers son état d’empereur errant, cela n’en cachait pas moins une réelle douleur et un regret proche de la honte. Être le plus impécunieux des souverains d’un empire dont la richesse était jadis proverbiale, d’une ville où l’or coulait presque jusque dans les ruisseaux, n’était guère supportable. Naturellement courageux, il rêvait de hauts faits, de conquêtes et de ces splendeurs qui faisaient des anciens « basileus » les rutilantes images de Dieu sur la terre. Seulement il était d’intelligence moyenne et manquait de cette force de caractère nécessaire à qui veut être un vrai et grand souverain. Ainsi l’appui de Louis IX et de sa mère lui était nécessaire et il n’acceptait de conseil que venant d’eux. Ceux-ci l’aimaient bien, d’ailleurs, mais le Roi avec plus de chaleur et d’amitié vraie que Madame Blanche. Si celle-ci se félicitait de tenir en quasi-tutelle l’empereur titulaire de Constantinople, elle n’éprouvait pour lui qu’une certaine affection fortement nuancée de mépris. Allez donc prendre au sérieux un homme qui charmait ses rêveries au son aigre d’une cornemuse !

Cette passion bizarre remontait au premier voyage que Baudouin avait fait en Angleterre pour tenter d’entraîner le roi Édouard III dans une croisade qui, en passant par les rives du Bosphore et l’Anatolie, lui donnerait un coup de main pour ramener à la raison l’empereur de Nicée et autres princes grecs acharnés à le vouloir déposséder. Le souverain britannique ayant lui-même sa suffisance de soucis pour maintenir l’héritage Plantagenêt, le pauvre Baudouin n’obtint de lui que de bonnes paroles et une très vague promesse de se pencher sur la question mais, dans une taverne de Londres, il fit la rencontre d’Angus le Roux et de sa cornemuse, la seconde aidant le premier à subsister, ce qui voulait dire engloutir tout son content de bière. Et Baudouin, fasciné par cette musique étrange, s’attacha les services exclusifs du musicien et ensuite le traîna à peu près partout à sa suite.

Ce fut seulement en arrivant à Rome que Renaud découvrit ce nouveau personnage de l’entourage impérial. En effet, lors du départ de Baudouin pour Cologne et Paris, Angus était trop ivre pour qu’on pût seulement songer à le hisser sur un cheval et il avait bien fallu le laisser avec le reste de la suite, mais les retrouvailles furent touchantes et Baudouin passa une nuit entière au fond de son appartement du Latran à écouter Angus souffler dans son instrument.

Heureusement les murs étaient épais car l’époque n’était guère aux réjouissances musicales. L’interminable querelle entre les pontifes romains et l’empereur d’Allemagne venait de se rallumer. Elle avait vécu tant qu’avait duré le presque centenaire et coriace Grégoire IX et c’était à présent au tour de son successeur Innocent IV de faire face à un souverain schismatique par nature et fourbe plus qu’il n’est permis. La cause en était, cette fois, la ville de Viterbe, proche de Rome, mais annexée par Frédéric II, où les gens du cardinal Capocci, évêque de la ville, en étaient venus aux mains avec ceux du gouverneur impérial. Cela avait suffi pour faire voler en éclats des accords quelque peu fragiles. Chacun des adversaires en appela qui au Pape, qui à l’Empereur et, chacun envoyant à sa rescousse, la ville fut bientôt à feu et à sang… On put alors s’attendre au pire.

Cependant, au moment du retour de Baudouin Rome jouissait encore d’une très relative tranquillité, la ville papale aux sept collines connaissant habituellement des nuits plus agitées que ses jours. Hérissée de tours bâties sur les vestiges de la Rome des Césars ou sur des forteresses individuelles que les familles nobles, rivales presque toujours, avaient édifiées autant pour se protéger que pour narguer les autres, le bruit des armes emplissait plus souvent l’atmosphère locale que celui des cantiques. Frangipani, Orsini, Colonna, Massimi, Anabaldi et quelques autres se partageaient les collines, cependant que l’activité populaire se concentrait aux approches du Tibre : sur la rive gauche le Champ-de-Mars où les fours à chaux réduisaient les marbres antiques en nouveau matériau de construction – ceux tout au moins sur lesquels ne s’élevaient pas les tours féodales – et, sur la rive droite, le Transtevere où se concentraient l’activité du fleuve et celle des industrieux commerçants juifs. Le tout sous l’œil rébarbatif du mausolée d’Hadrien devenu le château Saint-Ange, une redoutable forteresse protégeant le pont Aelius et l’antique et petite basilique Saint-Pierre à demi ruinée.

Le domaine de Sa Sainteté, c’était le mont Caelius où, depuis le IVesiècle, siégeaient la résidence et l’administration pontificales. Le palais du Latran était alors un ensemble un peu confus de bâtiments reliés par un portique, le « corridor du Latran ». Il y avait plusieurs triclinia, ou salles à manger, dont la plus magnifique était le triclinium de Léon III, siège des banquets solennels. Venait aussi la salle du Concile ornée de somptueuses mosaïques et au milieu d’une fontaine bleu et or. Et puis des chapelles dont celle du Sancta Sanctorum avec des écoles de chanteurs, un séminaire pour les jeunes prêtres, sans compter un jardin planté de pins et bien entendu tous les services nécessaires à la vie quotidienne d’un palais papal et de ses habitants. Un palais si vaste que sa voisine, la basilique Saint-Jean-de-Latran, « la mère et la première de toutes les églises de la Ville et du Monde », faisait figure d’annexe en dépit de sa splendeur. L’ensemble s’élevait dans un auguste isolement, le défunt pape Grégoire IX ayant fait raser à son avènement les tours féodales trop proches à son gré.

Ce lieu si plein de majesté, de beauté et de grandeur, dont la première impression eût dû être de sérénité, était loin de l’inspirer. Ses salles et ses jardins, au lieu de renvoyer l’écho discret du pas cérémonieux des cardinaux, de ceux humblement mesurés des prêtres et des moines et du glissement quasi aérien des serviteurs sur fond d’oraisons ou de chants religieux, résonnaient comme un gong gigantesque du fracas des armes, des galopades des chevaux, du piétinement des soldats et des voix vigoureuses clamant des ordres dans l’air chaud et humide de Rome. Si les cloches, elles, se taisaient, c’était plutôt bonne chose car elles n’eussent pu sonner que le tocsin pour compléter ce tableau d’apocalypse.

Les nouveaux arrivants trouvèrent le Pape dans son cabinet privé qui ressemblait davantage à l’état-major d’un chef de guerre qu’à la salle de réflexion d’un successeur de saint Pierre. À cette différence toutefois que, s’il regorgeait de hauberts, de heaumes et autres chapeaux de fer, il y régnait un ordre absolu et un silence où s’entendait seule la voix sèche et précise d’Innocent IV.

S’il ne possédait pas la carrure physique de son irascible prédécesseur, l’ex-cardinal Sinibaldo Fieschi en imposait tout autant bien que d’une autre façon. Ce Génois avoisinant la cinquantaine était doué d’une intelligence froide et calculatrice, d’une personnalité active uniquement tournée vers les réalités, d’une retenue prudente et d’une grande souplesse qui lui permettaient d’exploiter sans scrupules les avantages acquis. Jadis ami de Frédéric II qui espérait, en poussant à son élection, réaliser enfin son rêve d’avoir un pape à sa botte, il s’était mué à peine assis sur le trône de Pierre en son adversaire le plus acharné car, ne considérant plus que les intérêts de l’Église, il leur sacrifia sans hésiter ses sympathies personnelles.

L’entrée de l’empereur de Constantinople annoncée par un héraut interrompit ce qui n’était rien d’autre qu’un conseil de guerre : les simarres cardinalices recouvraient plus de cottes de mailles que de soutanes en soie. Le Pape regagna le siège surélevé qui se trouvait dans toutes les salles de réception tandis que les autres personnes présentes se rangeaient autour de lui formant ainsi une assemblée assez impressionnante surtout pour le jeune écuyer. Être admis en présence du Pape était plus que Renaud eût jamais espéré, et ce fut en toute humilité qu’il s’agenouilla tandis que Baudouin allait baiser le gros saphir ornant l’annulaire droit du Pontife.

— Impériale majesté, notre fils en Jésus-Christ, vous voici donc de retour ? fit Innocent IV avec un froid sourire. D’où nous arrivez-vous aujourd’hui ?

— De France, Très Saint Père, où j’ai obtenu du roi Louis une courte audience…

— Et en quelles dispositions l’avez-vous trouvé envers nous ?

— Mais… les meilleures du monde. Louis se veut fils obéissant de la Sainte Église et s’est réjoui sincèrement de l’élection de Votre Sainteté…

— Nous n’en doutons pas, mais envers l’empereur Frédéric ?

— Le sujet n’a guère été abordé. Le Roi s’est tenu satisfait de l’accord intervenu ce printemps entre le Souverain Pontife et l’Empereur.

— Un accord qui n’a pas tardé à voler en éclats à Viterbe qu’à présent les soudards de Frédéric assiègent depuis un mois. Ne le saviez-vous pas ? ajouta Innocent devant la mine surprise de son hôte. Comment en ce cas avez-vous pu traverser la région pour arriver céans ?

— Nous avons pris la mer à Gênes et débarqué à Civita Vecchia, Très Saint Père. Et le voyage fut calme…

Les yeux noirs du Pape se chargèrent d’ironie :

— Vous avez bien de la chance… et bien de la prudence aussi : par voie de terre vous ne seriez peut-être pas parvenus vivants. Les reîtres de ce monstre, plus sicilien qu’allemand, plus musulman que chrétien, vous auraient massacré, tout empereur que vous êtes. Des Alpes à Viterbe et de Naples à Syracuse ils tiennent le pays, ne songeant qu’à nous étrangler ! Mais à propos de Louis de France, avez-vous obtenu l’aide que vous espériez, en or et en hommes ?

Le soupir de Baudouin valait un discours. Il ajouta, penaud, qu’il avait reçu un peu d’or pour son voyage de retour, sans trop oser regarder Innocent dont il put voir cependant les poings se crisper sur les boules d’ivoire terminant les bras de son siège.

— Une misère, quand il vous faudrait une armée ! Comment le roi de France ne mesure-t-il pas l’importance stratégique de votre… maigre empire si l’on en vient à une nouvelle croisade ? Il est l’homme le plus riche d’Occident !

— Je ne suis pas certain, émit timidement Baudouin, que la croisade soit, pour le moment, à l’ordre du jour…

— Quand vous l’avez quitté peut-être, mais il se peut qu’il ait changé d’avis et vous auriez dû rester plus longtemps.

— Pourquoi donc ?

— Parce que Jérusalem est à nouveau inaccessible aux pèlerins.

— Les traités avec les Musulmans ont été rompus ?

— Non, et c’est pire : une invasion venue d’Asie centrale s’est abattue sur la Terre Sainte il y a quelques semaines. Les Infidèles du Khorezme, du pays Kiptchak et de la Perse, chassés de chez eux il y a quinze ans par les hordes mongoles de Gengis Khan, se sont regroupés pour trouver de nouvelles terres et ont déferlé sur la Syrie et la Palestine. Ils brûlent, tuent et pillent tout sur leur passage…

— Mais ceux de Terre Sainte sont leurs frères en Mahomet ?

— Cela leur est bien égal. Tout ce qu’ils veulent c’est de nouvelles terres, un nouveau royaume, une nouvelle puissance. Vous voyez qu’une croisade s’impose ! Et moi, affronté au « Sultan allemand », je ne peux même pas aller la prêcher à ces rois d’Occident qui dédaignent le royaume du Christ au bénéfice de leurs petites affaires. Ah ! Je saurais si bien les secouer, moi ! Mais je dois rester là pour défendre les États de l’Église contre ce fils d’iniquité ! Ce n’est pas votre faute, mon fils, continua-t-il d’un ton plus doux en voyant la mine effarée de Baudouin. Vous venez d’accomplir un long voyage et vous devez être las. Regagnez vos appartements pour y prendre le repos dont vous avez besoin. Nous nous reverrons.

Sa longue main se leva pour une bénédiction et les voyageurs se retirèrent. On sait comment, cette nuit-là, l’empereur de Constantinople noya ses soucis sous les flots lancinants d’une cornemuse écossaise. Renaud, lui, rêva de croisade. Le Pape avait prononcé le mot magique en y ajoutant l’extrême péril menaçant le Saint Sépulcre du fait de ces barbares venus des terres lointaines qui étaient capables de le détruire. Le roi de France ne pouvait rester insensible à ce malheur : il réunirait son armée et il prendrait le chemin de Jérusalem. Un chemin qui passait par Constantinople. Et Renaud savait qu’alors aucune force humaine ne l’empêcherait de se fondre dans la masse des hommes d’armes, sous un nom d’emprunt, pour marcher avec eux vers l’ancien royaume franc afin d’y retrouver, non loin de Tibériade, la Vraie Croix jadis enterrée par Thibaut à la veille du désastre prévu des Cornes de Hattin. Il demanderait alors son congé à Baudouin car celui-ci aurait sans doute trop à faire chez lui pour se joindre à l’expédition. En outre, si Louis quittait la France pour un temps aussi long, son épouse l’accompagnerait comme il était normal d’en user et, à cette idée, Renaud sentait une joie profonde l’envahir puisqu’il pourrait « la » revoir. Et, réfugié sous un pin du jardin palatial, loin des clameurs nostalgiques d’Angus le Roux, le jeune homme passa une des meilleures nuits de son existence…

Dès le lendemain, les nouvelles devinrent mauvaises pour la cause papale, avant d’être franchement désastreuses.

Cela commença par l’arrivée à bride abattue du cardinal de Saint-Nicolas qu’Innocent avait envoyé à Viterbe comme médiateur entre la ville révoltée et les impériaux. Ce n’était pas le train habituel d’un prince de l’Église, mais ce que celui-là avait à dire était gravissime. Depuis trois mois, en effet, les troupes de Frédéric II assiégeaient la ville qui avait jeté son gouverneur et sa garnison en prison. Sans résultat : bien ravitaillée et pourvue de murailles solides, Viterbe surveillée par les troupes papales pouvait résister presque indéfiniment. Cependant la nouvelle que l’Empereur en personne arrivait incita le Pape à calmer le jeu. Le cardinal de Saint-Nicolas envoyé dans la ville était parvenu à un accord : le siège serait levé et la ville retrouvait ses franchises. En échange de quoi les partisans de l’Empereur qu’elle contenait encore ainsi que la garnison pourraient partir librement en emportant leurs biens pour rejoindre des assiégeants qui n’allaient plus pouvoir rester bien longtemps. Sinon ils seraient tous exécutés.

Avec un homme de la trempe de Frédéric ce n’était pas une menace susceptible de l’inquiéter sérieusement. Du moins en temps normal, car il n’en était pas à quelques centaines de vies humaines près. Seulement – et cela Innocent l’apprit par ses espions – l’Empereur ne pouvait s’attarder plus longtemps : une révolte venait d’éclater à Francfort, dans ses États traditionnels, il lui fallait aller y mettre bon ordre. Pensant qu’il reviendrait un jour ou l’autre faire payer Viterbe, Frédéric accepta ce que proposait le cardinal, signa une sorte d’armistice et prit le chemin du nord.

C’est alors, au moment où tout allait rentrer dans l’ordre que se produisit le drame : tandis que les prisonniers et les gibelins 17 traversaient la ville pour rejoindre les impériaux, les gens de Viterbe se jetèrent sur eux et les massacrèrent jusqu’au dernier… puis incendièrent leurs maisons.

— Non seulement Viterbe est au quart détruite par les flammes, mais la région s’embrase et le feu pourrait se propager à tout le nord du pays, expliqua le cardinal. Guelfes et gibelins s’en donnent à cœur joie et l’on dit que l’Empereur revient à marches forcées…

Le Pape s’enferma alors dans le silence de la méditation et, pour une fois, les agités du palais consentirent à se calmer.

— Pensez-vous que l’Empereur pourrait venir jusqu’ici ? demanda Renaud à son ami Guillain d’Aulnay.

— Mettre le siège devant Rome ? Je crois que c’est toujours son plus cher désir et j’ai peur que cette fois rien ne l’arrête. D’autant que sa déception a été amère : il a cru faire élire au trône papal un pantin obéissant et il a suscité un second Grégoire IX, en moins turbulent et en plus intelligent. Je suis persuadé qu’il ne s’en tiendra pas à Viterbe et qu’avant peu les bannières à l’aigle noir seront devant la ville.

— C’est une belle et forte ville, bien défendue, j’imagine.

— Vous imaginez mal, mon ami. Ici aussi il y a des gibelins dont le plus redoutable est Gaetano Orsini…

— Il oserait s’en prendre au Saint Père ?

— Il est capable de tout et de n’importe quoi. C’est une sorte de bête fauve. Et il est le Sénateur de Rome. Voulez-vous une idée du personnage ? À la mort de Grégoire IX c’est lui qui s’est chargé d’organiser le conclave destiné à élire son successeur. Il a donc enfermé les cardinaux dans le Septisonium, une salle et d’anciennes cellules subsistant dans les ruines du palais de Septime Sévère sur le Palatin. Je devrais dire qu’il les y a introduits de force et, là, leur a fait subir un vrai martyre par les chaleurs de l’été dans un logis grouillant d’insectes et de rats, gardés et insultés par des soldats dont le corps de garde était installé au-dessus d’eux avec des latrines dégouttant sur leurs têtes par le plafond crevé. En outre, on ne les nourrissait pas. Sur dix – et c’était ce qui en restait, Frédéric ayant fait attaquer les navires de ceux qui arrivaient de France où d’ailleurs trois moururent – l’un d’eux, le cardinal anglais Robert de Somercote, fut traîné agonisant dans le réduit réservé aux morts où les soudards, après lui avoir chanté l’office des funérailles, lui entonnèrent un purgatif, puis le hissèrent sur le toit afin que tout Rome pût en constater les effets…

— Quelle horreur ! s’exclama Renaud effaré. Sa Sainteté a été élue dans ces conditions abominables ?

— Non. Les malheureux ont élu un vieillard encore vivant, Geoffroi de Sabrina… qui mourut dix-sept jours plus tard. Vous imaginez bien qu’après pareille aventure personne n’avait plus envie d’entrer en conclave et il y eut vacance durant un an. Je dois dire que c’est à notre roi Louis que l’ordre a dû de revenir. Ce roi si bon, si mesuré écrivit à Frédéric une lettre tellement sévère qu’elle le fit réfléchir : il estimait Louis et ne tenait pas à irriter la France. Innocent fut élu… et vous savez la suite.

— Que va-t-il se passer à présent ?

— Je l’ignore mais ce que je sais pertinemment c’est que nous autres, gens de Constantinople, n’avons plus grand-chose à espérer en fait d’aide… à moins que la croisade ne s’organise très vite.

— Allons-nous donc partir en tournant le dos à tout cela ?

— Vous ne connaissez pas notre empereur. Il est loyal et vaillant chevalier. Jamais il n’abandonnera le Pape qui est son ami. Il est probable que nous allons combattre pour lui… Avec Orsini sur nos arrières !

— Comment ? Il est encore vivant celui-là ? Le Saint Père ne lui a pas fait payer ses forfaits ?

— Ce n’aurait servi qu’à rendre sa famille enragée. Car il n’y en a pas qu’un, hélas, et ils tiennent à eux seuls presque la moitié de Rome. Sans doute en seraient-ils rois à l’heure présente s’il n’y avait les Colonna, leurs ennemis jurés aussi redoutables que les Frangipani et les Massimi qui arrivent à maintenir le plus souvent balance égale. Mais en cas de siège…

Le geste évasif du maréchal laissait porte ouverte à toutes les suppositions.

Durant quelques jours on vécut au rythme des chevaucheurs apportant des messages toujours plus inquiétants cependant que commençait à s’épanouir, à la manière d’un chat qui s’apprête à croquer une souris, le visage brutal de Gaetano Orsini.

Un soir que Baudouin achevait de souper avec ses familiers dans son appartement et en petit comité, ce qui supprimait le protocole, le Pape entra sans se faire annoncer. Ce qui à l’exception de l’Empereur précipita les trois autres à genoux dans un certain désordre. Renaud, qui se disposait à servir du vin de Palerme à son maître, réussit en serrant le flacon contre sa poitrine à n’en rien répandre.

— Relevez-vous, mes enfants ! dit le pontife avec une douceur inhabituelle. Nous voulons seulement entretenir l’Empereur, mais point n’est besoin de vous retirer. Nous savons que vous avez son entière confiance… et nous ne refusons pas les sages conseils.

Il alla s’asseoir près de la fenêtre ouverte sur le jardin qu’il prit soin de refermer lui-même auparavant. Baudouin le rejoignit et les autres se tinrent à quelque distance. Renaud pensa qu’Innocent avait changé. Son étroit visage si finement sculpté se creusait de plis soucieux et le cerne de ses yeux trahissait ses insomnies, mais sa voix restait ferme et incisive, ne traduisant en rien les soucis qui devaient l’accabler :

— Si nous avons bonne mémoire, c’est un navire génois qui vous a amené à Civita Vecchia ? Devait-il repartir après vous avoir mis à terre ?

— Non, Très Saint Père. J’avais indiqué au capitaine de m’attendre, fût-ce jusqu’au prochain printemps afin d’être certain de regagner mon empire par le chemin le plus sûr au cas où…

— … où vous auriez reçu de nous l’or dont vous avez besoin pour lever des troupes…

— En effet, mais… dans les conditions présentes…

— Vous devinez que vous n’avez guère à attendre de nous, mon pauvre ami. Cependant ces conditions peuvent se modifier si je parviens à réaliser le plan que j’ai conçu…

Le changement de langage ne passa pas inaperçu. En employant la première personne du singulier au lieu du pluriel de majesté, Innocent laissait deviner que ce plan ne concernait que lui-même. Ses auditeurs ne restèrent pas dans l’expectative car il enchaîna aussitôt :

— Il faut que je parvienne à m’embarquer pour Gênes et de là gagner le royaume de France où, ayant réuni le concile, je frapperai Frédéric II d’un nouvel anathème et l’empire tout entier d’interdit…

— Votre Sainteté entend partir seule ?

— Exactement. Mais pas d’ici. Voilà ce que j’ai décidé : vous allez annoncer votre départ et, me sentant assez souffrant depuis ces cruels événements, je vais choisir de me rendre dans ma ville de Civita Castellana qui est à mi-chemin de Viterbe… et peu éloignée de votre port, pour m’y reposer mais aussi me rendre… au-devant de Frédéric pour tenter de nous accommoder.

— C’est de la folie, Saint Père !

— Nullement. Cela bernera Orsini qui verra là une magnifique occasion de me fermer le retour à Rome et nous permettra de faire un bout de chemin ensemble, mon fils, ajouta-t-il avec l’ombre d’un sourire. En apparence du moins. En fait, nous ne nous quitterons pas. Quand vous sortirez au grand jour de Civita Castellana… vous aurez dans votre suite un membre supplémentaire : un soldat, par exemple, auquel il faudra trouver un autre nom qu’Innocent. Une fois à Gênes, je serai chez moi, dans une cité sûre et hors d’atteinte de cet empereur du diable !

— Mais… on s’apercevra vite de…

— De mon départ ? Que non pas. Je vais être fort malade durant quelques jours et le cardinal de Saint-Nicolas assurera l’intérim. En France, nous saurons bien obtenir du roi Louis la croisade dont vous avez tant besoin ! déclara-t-il d’un ton tranchant qui écartait toute discussion. Que pensez-vous de ce plan ?

— Qu’il me paraît bon…

— C’est le seul possible si nous voulons échapper aux griffes de l’Antéchrist dont le plus grand bonheur serait de nous jeter en quelque noire prison, tandis qu’il ferait peut-être une mosquée de notre basilique Saint-Jean…

Cette fois Baudouin en signe d’humilité mit un genou en terre devant celui qui redevenait le Souverain Pontife.

— Mes gens et moi-même sommes fils dévoués de l’Église, prêts à la servir en toutes choses en la personne de Votre Sainteté…

— Nous n’en attendions pas moins de vous, mon cher fils ! Avec l’aide de Dieu, un jour éclatant succédera aux ténèbres qui tentent de nous engloutir. Et vous rentrerez en maître à Constantinople…

Un geste de bénédiction et la mince silhouette blanche s’évanouit silencieusement dans l’ombre, à peine éclairée de torches des passages et galeries du palais. Henri Verjus qui n’ouvrait guère la bouche que pour prier ou manger émit alors de sa voix lente :

— Sauver le Pape des fureurs de l’Empereur est bonne chose sans doute mais est-ce le meilleur choix pour le maître de Constantinople ?

— Que veux-tu dire ? demanda Baudouin avec rudesse.

— Que l’entreprise peut échouer, le Saint Père arrêté, pris, tué, noyé peut-être si la nef était attaquée. Qu’adviendrait-il alors des espoirs de Constantinople… et de ceux de l’impératrice Marie, seule depuis si longtemps ?

— Le sénéchal Philippe de Toucy veille sur elle ainsi que les plus sages de mes ministres. Quant à nous, dans la situation où nous sommes nous n’avons pas grand-chose à perdre, sinon la vie qui est petit bien quand elle n’apporte que déboires. Notre seule chance est dans le Pape élu et couronné. Et aussi dans mon cousin Louis qui est trop chrétien pour ne pas entendre la plainte du Souverain Pontife. Il ne pourra pas rester sourd à sa voix et nous qui l’aurons sauvé serons à notre tour mieux entendus… Cependant, cette nuit, je crois qu’il nous faudra prier au lieu d’écouter de la musique…

Le lendemain, au milieu des mosaïques de la salle du Concile et de la cour papale rassemblée avec les gens de Baudouin, Innocent IV fit entendre son désir de quitter Rome pour Civita Castellana afin d’y respirer un air meilleur que celui de Rome empuantie par les miasmes des marais Pontins.

— Celui de Civita Castellana ne sera pas meilleur à Votre Sainteté quand Frédéric y arrivera, lança le cardinal Colonna. Et il y sera bientôt. Peut-être avant nous.

— C’est un risque, nous l’admettons, mais un risque qui ne nous inquiète pas. Bien au contraire. Il se peut que le rencontrer face à face soit une excellente chose.

— Saint Père, Saint Père ! C’est de la folie. On dit qu’il a juré votre mort.

— Il faut bien mourir un jour. C’est donc de peu d’importance. Vous élirez un autre pape et l’Église, elle, continuera. Cela vous donnera même l’occasion, puisque je serai sa victime, de lancer contre Frédéric l’anathème majeur qui le mettra avec tous ses États au ban de la Chrétienté. Au surplus, notre décision est prise.

C’est ainsi que, huit jours plus tard, laissant le Latran à la garde de ses chanoines et de ses serviteurs habituels, Innocent quittait Rome avec un train imposant. Plus grand que lorsqu’il se déplaçait en direction de l’une ou l’autre de ses résidences mais cette fois l’empereur de Constantinople l’accompagnait et Sa Sainteté avait comblé ce précieux fils de présents si généreux qu’ils emplissaient plusieurs chariots que gardaient de nombreux serviteurs. En fait, cette soudaine générosité dissimulait les propres bagages de Sa Sainteté qui tenait à faire, à Gênes, une entrée digne de son rang.

Du haut des remparts de la Ville, le Sénateur de Rome, Gaetano Orsini, regarda le cortège s’éloigner avec la joie féroce de qui assiste aux funérailles d’un ennemi depuis longtemps détesté et sans se soucier autrement de l’exceptionnel cortège. Il resterait bien assez de richesses papales pour lui et son empereur. Il était déterminé à ce que les portes de Rome ne s’ouvrent plus jamais devant Innocent IV… en admettant qu’il réussît à y revenir vivant. Lui-même se préparait déjà à la joie qui serait la sienne de livrer à Frédéric II le siège de la Papauté et il deviendrait alors l’un des hommes les plus puissants de la terre.

La route jusqu’à Civita Castellana, une puissante cité assise sur un plateau entouré de ravins profonds, se passa le mieux du monde. Le Pape y fut reçu comme un père qui vient visiter ses enfants. Et pendant deux jours, Innocent tint conseil, donna de multiples audiences et distribua des bénédictions sans nombre. Tellement même que le troisième jour il tombait malade et dut s’aliter, au repos complet tandis que le cardinal de Saint-Nicolas le remplaçait « en toute humilité ». Discrètement et afin de ne pas ajouter aux fatigues du Saint Père, Baudouin II prit le chemin de la côte sous la protection d’une escorte papale afin que les générosités pontificales arrivent à bon port. Personne n’aurait imaginé que la maison de l’Empereur s’était augmentée d’un officier barbu et moustachu portant fièrement sur son armure les couleurs de Constantinople, habile d’ailleurs à conduire son cheval et à manier ses armes, et qui n’était autre que le Pape en personne.

À Civita Vecchia, l’escorte repartit après s’être assurée que la nef génoise avait bien pris la mer ce qui évita à son chef de voir, une fois que le navire eut atteint le large, le capitaine s’agenouiller devant un homme de fer vêtu pour recevoir humblement sa bénédiction.

La Méditerranée fut assez clémente sans quitter trop souvent cette couleur d’un bleu si profond, si lumineux que Renaud ne se lassait pas de le contempler comme il s’y était plu si souvent pendant le voyage d’aller. Il s’asseyait à la proue sur un tas de cordages et laissait son corps suivre les mouvements de la nef sans en éprouver le moindre malaise. Guillain d’Aulnay lui tenait souvent compagnie.

— Nous devrions être en route pour Constantinople, soupira celui-ci un matin alors que l’on doublait l’île de Monte-Cristo. Et voilà que nous retournons sur nos pas. Cela ne vous déçoit pas trop ?

— Décevoir ? Oh non. Moi c’est vers Saint-Jean-d’Acre que je voudrais voguer. Vous le savez bien et, tant que nous n’irons pas, toute destination me sera indifférente. Encore que je sois content de découvrir le monde, moi qui n’ai jamais eu d’autres horizons que les murs de Châteaurenard… Et puis comment ne pas être heureux et fier de participer, si peu que ce soit, à soustraire Sa Sainteté à la méchanceté de son cruel ennemi ? C’est presque aussi bien qu’une croisade !

Quelqu’un se mit à rire derrière lui et, se retournant, il vit Innocent debout dans la robe blanche dont il se vêtait à présent. Depuis le départ le Pape s’était tenu avec Baudouin dans la chambre de poupe et n’en sortait guère qu’à la nuit close pour regarder longuement les étoiles du ciel.

— D’autant plus que le meilleur chemin pour la Terre Sainte passe par le royaume de France et avec l’aide de Dieu nous y serons bientôt, dit-il.

C’était la première fois que le Pontife adressait la parole à Renaud et le jeune homme très impressionné ne savait que dire… en admettant que l’on attendît de lui une réponse quelconque. Devenu tout rouge, il ne put que s’agenouiller en se raclant la gorge. À nouveau Innocent eut un petit rire et prolongea le jeu :

— Vous n’en semblez pas absolument certain, jeune homme. Redouteriez-vous quelque mésaventure ?

— Le… l’Empereur ! réussit-il à émettre non sans peine. Comment… comment être sûr qu’il ne va pas tendre… quelque traquenard ?

— Vous craignez qu’il envoie ses galères à nos trousses ? C’est possible, mais nous n’y croyons pas parce que, comme toujours, nous nous confions à la grâce de Dieu. Frédéric a de gros navires et des galères rapides, mais que peuvent-ils si Dieu n’est pas avec eux ? Voyez-vous, mon fils, la petite barque de Pierre peut de temps en temps être assaillie par des vents contraires et par les coups de la tempête mais bientôt, au souffle impérieux de Dieu, le calme succède à l’orage et, échappée aux vagues écumantes, elle glisse en paix, saine et sauve sur la plaine liquide apaisée et soumise 18… comme nous en ce moment.

Confus, Renaud toujours à genoux, prit le bas de la robe papale pour en baiser les bords. Innocent se pencha et posa une main sur son épaule.

— Relevez-vous ! Votre maître nous a raconté votre histoire et exprimé le désir que nous vous entendions en confession. Êtes-vous prêt à paraître au tribunal de la Pénitence ?

— Tout… tout de suite ? balbutia Renaud, éperdu.

— Pourquoi pas ? Dès que sire Guillain se sera éloigné, nous aurons ici entre ciel et mer, l’endroit idéal…

Aulnay salua et disparut avec la prestesse d’un lutin. Innocent vint s’asseoir alors sur les cordages et fit signe à Renaud de venir à son côté. Cette fois le jeune homme se laissa choir si lourdement que les planches du pont résonnèrent sous ses genoux :

— Recueillez-vous un moment ! conseilla le Pape. Et puis parlez sans crainte et surtout sans rien chercher à dissimuler. Nous voulons « tout » savoir. Vous commencerez par votre histoire.

Alors, à la suite de quelques instants d’une réflexion où il eut toutes les peines du monde à mettre deux idées bout à bout, Renaud entreprit le récit de sa courte vie et, après un début hésitant, difficile, découvrit que cela devenait plus aisé à mesure qu’il parlait. Cet homme en blanc assis devant lui était sans doute le maître de la Chrétienté tout entière, mais son regard attentif, encourageant, était plein de compréhension. Alors il n’omit rien… Pas même le secret qu’Adam Pellicorne avait emporté dans sa tombe : celui de sa naissance. Un scrupule de conscience né après qu’il eut tout relaté, le poussa à cette ultime confidence.

— Ainsi, murmura Innocent qui, depuis un moment, semblait plongé dans une profonde méditation, Thibaut de Courtenay était votre aïeul… et non votre père. Nous nous en doutions, d’ailleurs… à cause de la grande différence d’âge. Il est difficile d’imaginer une jeune princesse éprise d’un vieillard.

— Votre Sainteté… le condamne-t-elle pour ce mensonge ? Il ne l’a commis que par amour pour moi…

— Inutile de plaider une cause qui n’en a pas besoin ! Peut-être qu’à sa place nous aurions agi de même. Il faut aimer chèrement pour charger son âme d’un mensonge par-delà la tombe, mais quand l’aïeul paternel n’est autre que… Saladin, le problème est difficile à résoudre. Sauf à vous condamner à une vie misérable, rejeté de la Chrétienté, ce qui est beaucoup pour un enfant. Sauf… auprès d’un seul souverain, peut-être…

— Le… lequel ?

— Mais ce démon de Frédéric ! Il est à moitié musulman si ce n’est tout entier. Il vous ferait sans doute place entre ses poètes, ses danseuses, son harem et ses animaux bizarres…

Une bouffée d’indignation redressa Renaud :

— Oh non !… Déjà le fait d’être né en Terre Sainte a fait de moi une sorte de curiosité, mais à ce point…

— Allons calmez-vous ! Il ne saurait en être question et nous pensons à présent que, désirant vous charger en outre de retrouver la Vraie Croix, Thibaut de Courtenay a fait le bon choix ! Priez, maintenant, nous allons vous donner… ainsi peut-être qu’à son âme peut-être en peine, notre absolution pleine et entière. Il vous en sera remis acte manuscrit signé de notre main afin que s’effacent les accusations mensongères portées contre vous.

Tandis qu’il articulait les paroles rituelles, sa longue main pâle traçait le signe de la Rédemption sur le jeune homme prosterné devant lui. Puis il se leva et laissa tomber :

— La pénitence que nous vous imposons est, lorsque vous aurez repris la Très Sainte Croix à la terre souillée par les Infidèles, de nous la rapporter… si nous sommes toujours de ce monde. Ou à notre successeur ! Le roi Louis, ajouta-t-il d’un ton indifférent reflétant un mécontentement ironique, possède quasiment la totalité des Saintes Reliques de la Passion, alors que la Papauté en a si peu que rien ! Il en aurait même un petit fragment de cette Croix… Cela nous paraît suffisant !

Ayant dit, il repartit vers l’arrière du bateau, laissant Renaud un peu éberlué mettre de l’ordre dans ses émotions contradictoires, mais surtout se laisser inonder par la joie ainsi que par le beau soleil de cette matinée triomphante. Il n’allait plus avoir à porter le poids de l’accusation de ce misérable bailli ni celui de la suspicion des autres. Puisque le Pape le déclarait innocent, plus personne n’oserait lui jeter l’infamie au visage. Même le roi de France serait bien obligé d’en convenir et Renaud anticipait déjà le bonheur qu’il éprouverait lorsque la reine Marguerite lui sourirait. Parce qu’elle l’avait si bien défendu dans les mauvais jours !

Une seule chose diminuait un peu sa joie : Thibaut lui avait fait promettre de porter la Vraie Croix au roi Louis et voilà que le Pape, son sauveur, la réclamait pour lui ! Il s’en préoccupa un moment mais l’impression de bonheur fut la plus forte. Il serait bien temps de se soucier du destinataire lorsqu’il aurait reçu le suprême symbole de la présence de Dieu, la Croix insigne vers laquelle s’étaient tournés tant de visages à l’heure de l’espérance et à celle de l’agonie… Il était trop jeune, trop droit, pour avoir appris à ruser avec les autres comme avec lui-même. Aussi conclut-il son dilemme en pensant qu’il pourrait toujours, le temps venu, s’en rapporter au jugement du roi Louis. De toute façon ce n’était pas pour demain.

L’arrivée du Souverain Pontife à Gênes prit des allures triomphales. La bannière papale avait été hissée à la pomme du mât et, dès que l’on sut qu’Innocent approchait, la ville entière parée comme pour une fête dévala des montagnes jusque sur le port cependant que, dans toutes les rues, on s’affairait à faire couler des fenêtres les plus belles tentures, tapis et pièces de soie. Le Doge 19 lui-même prit place dans sa galère dorée pour venir à sa rencontre avec la plus haute noblesse de la grande cité marchande. Les hommes de sa famille, les Fieschi, vinrent s’agenouiller devant lui pour baiser, à sa main, l’anneau du Pêcheur et ce fut au milieu d’une foule en délire. Il fut conduit à la cathédrale rendre grâce de l’heureux voyage avant d’aller prendre logis au palais de l’archevêque, qui était d’ailleurs son cousin.

Sous les ornements somptueux revêtus pour la circonstance Innocent IV rayonnait en dépit de son habituelle retenue. Il savait qu’à Gênes il n’avait plus rien à craindre de son ennemi et que c’était au tour de Frédéric de trembler. Et, de fait, la nouvelle de son arrivée éclata chez l’Empereur comme un coup de tonnerre et déchaîna chez lui une véritable crise de fureur :

— J’allais le faire échec et mat, hurlait-il, et voici que les Génois renversent l’échiquier !

Mais le vin était tiré, il fallait le boire. Cependant Innocent ne désirait pas s’attarder dans sa ville natale : c’était en France qu’il voulait se réfugier afin de réunir le concile qui lui permettrait de lancer la foudre sur l’Antéchrist. Une délégation d’évêques et d’abbés de haut rang fut donc envoyée au Roi qu’elle rencontra dans l’abbaye de Cîteaux où Louis assistait au chapitre général de l’Ordre.

Les émissaires s’agenouillèrent devant lui en rappelant que jadis son bisaïeul Louis VII avait accueilli à Sens le pape Alexandre III en lutte contre Frédéric Barberousse et en demandant qu’Innocent puisse s’installer à Reims. Ce fut un moment de grande émotion et plus encore lorsque le Roi, à son tour, s’agenouilla devant les délégués pour remercier de la confiance mise en lui par le Pape… mais déclara doucement qu’il lui fallait entendre le conseil de ses barons, car accueillir le Pontife Suprême dans la ville du sacre pour y anathématiser l’Empereur équivalait à une déclaration de guerre. Et le roi de France qui entretenait des relations courtoises avec Frédéric ne souhaitait pas plonger dans les malheurs d’un conflit un royaume auquel il avait su rendre la paix. Cependant – et cela fut suggéré au cours d’un entretien privé – il ne verrait aucun inconvénient à ce que Sa Sainteté choisît de s’établir tout près de ses frontières : dans la puissante ville de Lyon, par exemple, terre d’empire mais fief du comte de Savoie et surtout siège du plus imposant archevêché de la Chrétienté portant le titre prestigieux de primat des Gaules. Celui qui en était investi était alors Philippe de Savoie, frère du comte. Ce qui laissait supposer qu’au cas où l’Empereur aurait la mauvaise idée de marcher sur Lyon, le Roi ne pourrait éviter d’aller au secours d’une ville beaucoup plus française qu’impériale.

La subtilité du conseil plut au politique adroit qu’était Innocent. Prendre langue avec le comte de Savoie et l’archevêque Philippe fut à peine plus qu’une formalité. En outre, la situation géographique de la ville permettait la réunion facile d’évêques et d’abbés en provenance de tous les pays d’Europe. L’accord fut vite conclu : la perspective d’un grand concile attirant tant de hauts personnages au confluent de la Saône et du Rhône enchantait les gens de Lyon autant que ceux de Savoie. Autant pour la plus grande gloire de Dieu, et pour la punition d’un souverain fortement soupçonné d’avoir tourné le dos au christianisme, que pour la plus grande satisfaction des marchands, des aubergistes et de tous ceux qui anticipaient le flot d’argent à venir.

Le Pape avait admis la position du roi de France, à plus forte raison que, se retrouvant libre de ses décisions comme de ses gestes, le sort de Frédéric – dont le bruit courait qu’après l’explosion de colère il se laissait aller à quelque découragement – perdait de son importance à mesure que, dans les derniers jours de l’automne, le cortège papal devenu imposant remontait la vallée du Rhône. Le cas de Frédéric serait rapidement réglé et la grande affaire allait être l’appel à la croisade puisque après tant d’années, tant de peines, tant de sang versé, les Lieux Saints se retrouvaient à peu près dans la même situation que cent cinquante ans plus tôt quand Godefroi de Bouillon et ses compagnons s’étaient lancés à leur secours. Lyon n’était pas si loin de Paris et Louis IX ne manquerait pas d’être aux écoutes de ce qui s’y passerait. Il suffisait simplement de le convaincre et tous les espoirs pourraient s’épanouir.

Or, lorsque l’on atteignit la capitale des Gaules, une terrible nouvelle s’abattit sur la ville et ceux qui en espéraient tellement : malade depuis quelques semaines, le roi de France allait mourir…

CHAPITRE VI DANS L’ESCALIER DE PONTOISE

Assise sur une marche de l’escalier dérobé qui, au château de Pontoise, reliait la chambre du Roi à celle de la Reine, les coudes aux genoux et les poings sur les oreilles, Sancie de Signes s’efforçait de ne plus rien entendre. Elle fermait aussi les yeux de toutes ses forces comme si l’incessant bourdonnement pouvait s’introduire dans sa tête par leurs ouvertures. Et il y avait déjà trois jours que cela durait ! Depuis que le flux de ventre dont souffrait Louis IX l’avait mené au seuil de la mort.

Point n’avait été besoin d’ordonner les grandes prières publiques : la ville, les campagnes, les abbayes et les monastères s’y étaient lancés d’eux-mêmes et leurs clameurs suppliantes, alternées avec les psaumes des processions, emplissaient l’air glacé de décembre cependant que de longues files de pénitents pieds nus dans la neige traversaient le pont sur l’Oise pour s’en aller prier à Notre-Dame-la-Royale, la grande abbaye de Maubuisson bâtie par la reine mère dont la dédicace avait eu lieu au printemps.

C’était tout un peuple qui criait vers le ciel et, si Dieu n’entendait pas, n’exauçait pas, c’était peut-être à cause des épais nuages jaune et gris, mais peut-être aussi parce qu’il n’en avait pas envie. Ce que la jeune Sancie comprenait volontiers parce qu’elle-même n’arrivait plus à supporter ce lugubre et interminable lamento. Selon elle, seul le silence permettait de bien prier, parce qu’il était plus facile d’ouvrir son cœur et de laisser s’envoler ses vœux vers une présence invisible que l’on pouvait supposer attentive tandis qu’elle ressentait avec accablement les glapissements frénétiques de la cité.

Le château entier sentait l’encens et la cire chaude. L’odeur – comme d’ailleurs les invocations ! – s’infiltrait jusque dans l’étroit escalier pris dans l’épaisseur de la muraille, que la reine Marguerite avait montré à sa jeune suivante un jour où elle était heureuse. Ce qui n’était pas si fréquent. Elle lui avait alors raconté qu’au début de son mariage avec Louis, au temps délicieux de leurs jeunes amours, Madame Blanche ne leur laissait ni paix ni repos et que l’escalier s’était révélé fort utile.

Tout avait commencé avec la nuit de noces. Tout au moins celle qui en avait tenu lieu car la belle journée du mariage ne s’était pas achevée dans le lit nuptial paré et parfumé selon la tradition. Ce lit, on n’avait fait qu’y passer afin d’obéir à une ancienne coutume, peut-être déterrée par Blanche de sa Castille natale, et que l’on appelait les « nuits de Tobie 20 ». Cela consistait à garder la chasteté pendant les trois premières nuits en remplaçant les ébats amoureux par la prière, le lit conjugal étant alors considéré comme une sorte d’autel qu’il ne convenait d’aborder qu’après une longue préparation pour laquelle une chapelle eût été plus adéquate qu’une chambre parfumée et fleurie. Marguerite fut bien obligée d’obéir encore qu’elle ne comprît pas pourquoi, justement, on s’était donné tant de mal pour préparer un nid d’amour parfaitement inutile. Sans doute était-ce l’habitude en France.

La quatrième nuit fut la bonne et le jeune couple eut le droit de s’étreindre. Pendant deux heures, pas une minute de plus ! Madame Blanche vint, en personne, récupérer son fils (de vingt ans !) en alléguant que deux heures lui semblaient un temps suffisant pour travailler ensemble à la continuité de la dynastie. Elle ajouta que l’âge tendre de la jeune épousée exigeait des ménagements et qu’il ne saurait être question de se retrouver toutes les nuits. Celles du moins convenables pour ne pas aller à la traverse des obligations religieuses inculquées par elle au Roi et qui rétrécissaient singulièrement le calendrier d’Éros. Pas question de forniquer pendant l’Avent, ni pendant les quarante nuits du Carême, ni les veilles et jours de fête et pas davantage le vendredi ou le samedi ! Commença alors pour le jeune couple une existence sous surveillance continuelle. Plus le temps passait et plus le tête à tête devenait difficile parce que même les jours « libres » Madame Blanche s’interposait sous un prétexte ou un autre. Elle semblait douée d’un flair tout particulier pour détecter les cachettes où Louis et Marguerite réussissaient à se rencontrer. Ayant le pied très silencieux, elle leur tombait dessus comme la foudre et les séparait d’une main vigoureuse en disant : « Que faites-vous ici ? Vous employez mal votre temps et vous êtes dans le péché ! »

Un beau jour, Louis crut tenir la solution. Son jeune frère Robert, de deux ans son cadet, lui fit cadeau d’un petit chien possédant le curieux talent d’aboyer à s’en faire éclater le gosier du plus loin qu’il apercevait la reine mère. Il suffisait même qu’il la sente dans les environs. Ce charmant expédient ne dura pas longtemps, hélas ! Le petit chien était gourmand. Un jour on le trouva mort et Marguerite pleura si fort que Louis prit la décision d’aller passer quelque temps à Pontoise. Une bonne partie de son enfance s’y était déroulée et il connaissait les moindres recoins du château. En particulier certain escalier secret dont Blanche ignorait l’existence. Et cette fois, la reine mère eut beau patrouiller dans les couloirs, fouiller les buissons et multiplier les arrivées surprises chez l’un ou l’autre, elle ne trouva plus rien à redire, les huissiers à verge gardant les appartements royaux un bâton à la main ayant pour consigne de frapper aux portes quand un habile téléphone arabe leur signalait l’approche de Madame Blanche. Les amoureux réfugiés dans leur escalier se séparaient aussitôt pour rentrer chacun chez soi…

Ce n’était pas un endroit bien confortable que cet escalier de pierre. Il y faisait sombre et froid et des toiles d’araignée remplaçaient maintenant les coussins et tentures que Louis y avait déposés jadis puisqu’il ne servait plus… Le Roi détenait à présent la plénitude du pouvoir même si sa mère siégeait toujours au Conseil et Marguerite avait entamé une série de grossesses. Mais la jeune reine gardait une tendresse à cette sûre cachette où elle avait vécu de si jolies heures. Alors, quand on était à Pontoise, Sancie, la seule qui sût le secret, aimait venir s’y réfugier quand la vie au château lui semblait trop pesante, pour y rêver en respirant le parfum ténu de ces tendres amours dont elle doutait fort d’en connaître jamais la saveur parce qu’elle était laide et le savait…

Bien sûr, on la marierait un jour pour sa haute lignée, sa dot et ses privilèges de filleule de la reine de France, mais jusqu’alors elle ne redoutait pas ce qui serait pour elle la pire catastrophe. Tant que Marguerite était l’épouse de Louis, Sancie se savait protégée, mais qu’en serait-il lorsqu’elle serait sa veuve changée par les sévères voiles blancs du deuil en une nonne sans couvent ? Des quatre enfants qu’elle avait donnés à Louis seuls subsistaient la petite Isabelle de trois ans, le prince Louis, un an et demi mais de petite santé, et le mystère que recelait son ventre gonflé d’une nouvelle vie.

— Quand le Roi sera mort, la vieille régnera à nouveau, songeait l’adolescente avec fureur. Elle reléguera Madame Marguerite dans quelque monastère après qu’elle aura donné son fruit parce que ce fruit, la vieille s’en emparera pour l’élever à sa manière sans permettre à la mère de s’en occuper. Et Madame Marguerite mourra de chagrin…

Elle ne se souciait même pas de son propre sort tant celui de sa chère reine la tourmentait. Plus encore que ces sacrées prières lui rappelant, sans souffler un instant, qu’au-dessus de sa tête, le Roi était en train d’agoniser sur le lit de cendres où il avait exigé qu’on le mît, pour attendre la fin !

Une fin que, cependant, Sancie n’était pas certaine de pleurer d’un cœur sincère, même si elle savait que Louis était un bon – peut-être même un grand – roi mais elle n’avait jamais été captive de ce charme quasi angélique devant lequel tant de gens s’inclinaient. Elle en voulait à Louis de tout ce que Marguerite endurait du fait de sa mère. Il continuait à se laisser mener par elle, à lui donner partout et toujours la première place, reléguant la jeune reine au simple rôle de procréatrice alors que le premier plan lui revenait de droit. En fait, la fille du puissant baron de Signes en terre de Provence reportait sur Louis une part de l’aversion que lui inspirait Blanche…

C’était à cause de celle-ci qu’elle avait cherché refuge dans l’escalier. Impulsive et plutôt soupe au lait, elle savait qu’il lui serait pratiquement impossible de se contenir plus longtemps si elle demeurait seulement quelques minutes dans la chambre royale. Blanche naturellement y régnait encore, austère statue d’une douleur – certaine ! – qu’elle savait maîtriser tandis que Marguerite déjà épuisée par les nausées incessantes qui avaient marqué le début de sa grossesse s’y abandonnait sans retenue, secouée de sanglots et pliée en deux sur les coussins où elle se tenait agenouillée au pied du lit. Ce comportement fort peu royal sans doute avait fini par indisposer la reine mère. D’une voix agacée elle avait « conseillé » à sa bru de redescendre chez elle pour s’y reprendre et s’y reposer.

— Les Saintes Reliques vont être portées ici, dit-elle, et il n’est pas convenable de les recevoir en cet état. Retournez chez vous !

Le confesseur de Marguerite, le bon Guillaume de Saint-Pathus, avait bien tenté de plaider l’indulgence pour une si grande douleur. On lui avait répondu que le Roi étant encore de ce monde, la douleur en question n’était pas de mise.

— Est-ce que je pleure, moi ?

Soutenue par le chanoine et une de ses femmes, Eudeline de Montfort, Marguerite était rentrée chez elle suivie de Sancie, et celle-ci n’avait pas eu le courage de remonter dans la chambre déjà funèbre où le brasillement des chandelles s’efforçait de lutter contre le froid et où le bourdonnement des oraisons et l’odeur des linges souillés par la maladie rendaient l’atmosphère irrespirable. Elle s’était alors réfugiée dans l’escalier puisque l’on ne lui permettait pas de rester près de la jeune reine…

Elle ne pouvait pourtant y rester éternellement. D’ailleurs, on n’entendait plus prier. En revanche les échos d’un immense « Veni Creator » clamé par des centaines de poitrines et qui semblait monter à l’assaut du château atteignit son refuge. Pensant que ce grondement musical devait accompagner les reliques annoncées par la reine mère, elle ramassa sa chandelle et redescendit chez sa marraine où l’entrée secrète dissimulée sous une tenture lui livra passage. Elle vit que Marguerite dormait, épuisée sans doute par la fatigue et trop de larmes versées. Elle hésita un instant sur ce qu’elle devait faire mais le grondement rythmé de la psalmodie se rapprochant, elle voulut sortir à son tour de la chambre. La procession emplissait la large vis de pierre illuminée par les torches et les cierges. Agenouillée au seuil, mains jointes et tête basse, Sancie laissa passer les châsses d’or contenant la Couronne d’épines, le fer de la Sainte Lance et les clous de la Croix, puis se mit à la suite en se faisant toute petite. Il y avait maintenant tant de monde autour du lit que son arrivée passa complètement inaperçue.

Étaient là les frères du Roi. Le plus proche d’abord et le plus aimé : Robert, comte d’Artois, le cadet de deux ans, blond comme lui, aussi grand que lui mais plus étoffé, débordant habituellement de vitalité, de gaieté et de fougue. Auprès de lui sa femme, Mahaut de Brabant, épousée sept ans plus tôt, belle fille drue aux flancs féconds et digne compagne pour ce jeune géant malicieux. Ensuite Alphonse, comte de Poitiers et depuis trois ans comte de Toulouse par son mariage avec la jeune comtesse héritière Jeanne, présente elle aussi. Bien différent, ce couple-là ! Brun comme sa mère et le grand-père castillan dont il porte le nom, Alphonse, vingt-quatre ans, est un homme discret et fidèle, d’une extrême piété lui aussi, mais qui se règle un peu trop sur celle du Roi. Froid et taciturne, âpre au gain, toujours plein de scrupules, c’est un suzerain exact dans ses devoirs mais un justicier sévère. Sa femme, petite brune un rien fiérote et comme lui orgueilleuse de ses origines – ce mariage-là a sonné l’hallali de la cruelle croisade contre les Albigeois, Jeanne en étant le gage ! – ne permet à personne de l’oublier. Le troisième frère – si l’on excepte ceux qui n’ont pas vécu – est un garçon de dix-sept ans, Charles, comte d’Anjou et du Maine, non encore pourvu d’épouse. Celui-là est le mauvais sujet de la famille : il est fourbe, cruel, et pourvu d’une langue de vipère dont il ne se sert que trop bien. Il sait flatter, si jeune qu’il soit, et sa mère a pour ce dernier-né beaucoup d’indulgence. Enfin, dans l’ombre de Blanche, voilà l’unique sœur, Isabelle, vingt ans et déjà toute donnée à Dieu. Dans les chambres des dames elle et sa suivante préférée, Agnès d’Harcourt, s’efforcent de vivre comme dans le couvent qu’elles fonderont quelque jour 21.

Dans la robe monastique dont on l’avait revêtu, le Roi gisait au milieu des cendres qui salissaient par endroits la blanche couverture posée sur ses jambes jusqu’à la taille. Son aspect était celui d’un mort et si un léger souffle ne soulevait sa poitrine on aurait pu le croire parti car il n’avait plus sa connaissance. Son visage aux yeux clos était tellement amaigri qu’il semblait avoir perdu toute substance.

La mère s’était écartée pour laisser approcher la chape d’or de Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris, et la châsse que ses porteurs déposèrent au pied du lit. Au milieu des fumées d’encens, on pria longuement pour demander au Seigneur de surseoir à l’envolée de cette âme, puis l’évêque ouvrit la châsse, prit les trois reliquaires pour les approcher l’un après l’autre du cœur de Louis puis de ses lèvres décolorées. À cet instant, Sancie sentit une main se poser sur son épaule et s’y appuyer. Marguerite était là, debout derrière elle, quasi spectrale dans les plis du long voile gris enveloppant sa tête, son cou et ses épaules, mais sur cette tête brillait un cercle d’or fleuronné semblable à celui qui coiffait sa belle-mère. Elle se tenait très droite et ses yeux rougis étaient secs.

— Allons ! dit-elle seulement en serrant la mince épaule de manière significative.

Toutes deux alors s’avancèrent dans le passage soudain ouvert dans la foule au seul son de sa voix. Elles marchèrent ainsi et négligeant le regard courroucé de Blanche, allèrent s’agenouiller de l’autre côté du scintillant coffre d’or, puis se mirent en prières.

La cérémonie achevée, les deux reines saluèrent l’évêque et le raccompagnèrent côte à côte. L’instant était trop solennel pour que Blanche ose se mettre à la traverse de la volonté aussi clairement manifestée par Marguerite. Elle ne dit rien non plus quand la jeune femme, au lieu de repartir vers son appartement, alla s’asseoir au chevet de son époux avec un regard qui la défiait de l’en chasser.

Une longue veillée commençait où elles resteraient face à face, leurs suivantes respectives derrière elles, Marguerite ayant refusé nettement de s’éloigner à nouveau :

— S’il doit mourir cette nuit, je veux être auprès de lui…

Les prières s’étaient tues pour laisser place à l’oraison silencieuse qu’appréciait tant Sancie, mais l’atmosphère demeurait tendue, oppressante. Le mourant, toujours inconscient, était inerte, la bouche et les yeux clos. Il semblait cependant que sa pâleur eût encore augmenté. Les traits se tiraient plus encore, se creusaient… Soudain, la dame d’Amboise, qui était la plus proche de la reine mère, eut un bref sanglot :

— Madame !… Je crois bien que notre sire bien-aimé vient de passer…

Il semblait, en effet, qu’il fût mort et, tandis que les deux reines tombaient à genoux d’un même mouvement, dame Agnès voulut d’un geste pieux rabattre la couverture blanche sur le visage immobile.

À l’instant où elle allait le recouvrir, le Roi ouvrit les yeux. Et des yeux qui y voyaient clair.

La dame eut un petit cri qui redressa tous ces gens déjà courbés sous le poids du deuil. Louis alors poussa un soupir, ramena à lui ses bras et ses jambes avant de les étendre à nouveau. Son regard fit le tour du demi-cercle de visages penchés sur lui :

— Par la grâce de Dieu, le soleil levant est venu me trouver du haut des cieux et m’a rappelé d’entre les morts, exhala-t-il d’une voix si profonde qu’elle semblait venir d’outre-tombe.

Ce qui était peut-être le cas, après tout…

Près de chaque côté du lit se levait un visage de femme dont les pleurs coulaient de regards rayonnants. L’une dit :

— Mon doux sire !

Et l’autre :

— Mon fils bien-aimé !

Mais ces deux cris ne s’opposaient plus. Ils s’unissaient au contraire. La joie de cette résurrection inattendue, inespérée effaçant – pour un temps ! – l’amère jalousie de la femme âgée et les rancunes révoltées de la plus jeune.

C’était un beau jour que ce jour d’hiver qui chassait la nuit. Tandis que médecins et prêtres s’emparaient de celui que l’on n’était pas loin d’appeler le ressuscité, la famille royale se rendit à la chapelle pour ouïr la messe matinale et remercier de la grâce insigne que Dieu venait d’accorder. Après quoi, les dames rentrèrent chez elles pour prendre un peu de repos.

Marguerite était si lasse qu’elle se laissa déshabiller et coucher par ses femmes sans prononcer un mot et sans ouvrir les yeux, mais une fois au lit elle se tourna sur le côté, les jambes repliées, les mains protégeant son ventre où l’enfant à naître venait de bouger pour la première fois et se remit à pleurer. Ou plutôt laissa couler ses larmes car c’étaient larmes de soulagement, le trop-plein de son cœur gonflé d’angoisse et rendu miraculeusement à l’espérance. Dieu lui rendait son cher époux et c’était bien là le principal, même s’il fallait continuer à le partager avec son impérieuse et envahissante génitrice. Qu’il vive, c’était ce qui comptait ! Et petit à petit, elle glissa dans une bienheureuse inconscience.

Sancie, elle, ne dormait pas. Renvoyant d’un geste vif Adèle, la vieille chambrière préférée, elle resta assise un moment sur la marche supportant le lit de Marguerite, puis, quand elle entendit sa respiration se régulariser, elle se leva, se pencha afin de s’assurer qu’elle dormait et, sur la pointe des pieds, elle retourna dans l’escalier dérobé mais, cette fois, elle monta jusqu’en haut et entrouvrit doucement la porte que l’une des tapisseries du mur masquait comme chez Marguerite. La légère faille, cachée par le tissu, ne lui permettait pas de voir mais seulement d’entendre. Ce n’était pas curiosité gratuite de sa part – encore que ce fût son péché mignon ! –, mais elle s’était sentie poussée par quelque chose de plus fort. Tout à l’heure pendant qu’elle attendait près du lit de la Reine, l’idée lui était venue qu’il se passait là-haut quelque chose et que ce quelque chose était bon à savoir…

Cependant, en reconnaissant la voix de frère Geoffroy, elle faillit se retirer parce que c’était péché mortel que surprendre la confession d’autrui… encore qu’elle ne vît pas bien de quelle faute le Roi aurait pu charger son âme du fond de son coma. D’ailleurs ce que disait le confesseur royal ne relevait pas de la remontrance. Bien au contraire :

— C’est grande et belle idée qui vous est venue là, mon fils, et que Dieu seul a pu vous inspirer…

Alors Sancie ne referma pas l’huis…

Ce qu’elle entendit parut au contraire la ravir et ce fut avec un sourire enchanté qu’elle quitta son poste d’observation, cette fois, pour n’y plus revenir. Les grandes clameurs s’étaient tues afin de respecter le repos du malade. L’atmosphère du château redevenait respirable.

Si elle n’avait écouté que son impulsion, elle eût réveillé Marguerite pour lui apprendre la grande nouvelle, mais Sancie savait se freiner quand il le fallait. Elle se contenta donc de reprendre sa place précédente dans sa position favorite, les bras autour des jambes et les genoux remontés sous le menton, elle se disposait à attendre paisiblement le réveil de la jeune femme quand autour d’elle la chambre parut exploser sous l’entrée tempétueuse de la reine mère qui semblait avoir perdu son légendaire contrôle d’elle-même :

— Ma fille ! s’écria-t-elle en retrouvant son accent castillan sous le coup de l’émotion, Dieu nous envoie une nouvelle et terrible épreuve !

La trompette du Jugement dernier n’eût pas sonné plus fort et Marguerite, réveillée en sursaut, considéra sa belle-mère avec effroi, tellement reprise par l’angoisse qu’elle ne songea même pas à se lever et resta assise sur son lit, le regard effaré…

— Madame ma mère ! Mais que se passe-t-il encore ?

— Louis… Le Roi… Mon fils vient de se croiser !

Et elle se laissa tomber sur une bancelle.

— C’est épouvantable ! Épouvantable ! reprit-elle au bord des larmes.

Marguerite cependant réalisait :

— Voulez-vous dire que mon cher époux… veut partir en croisade ?

— Et quoi d’autre ? C’est clair il me semble ? Vous savez que, quand il est revenu à lucide conscience, il a demandé frère Geoffroy… et c’est la raison pour laquelle nous nous sommes retirées. Or, il lui a dit que si Dieu lui accordait guérison complète, il s’en irait par-delà les mers pour arracher le Saint Tombeau aux Infidèles et il a, sur l’heure, demandé qu’on lui donne la croix…

— Partir si loin ? Et dans l’état où il se trouve ?…

Blanche de Castille ne manqua pas une si belle occasion de changer son angoisse en colère :

— Ne dites pas de pauvretés, Marguerite ! Il ne va pas s’embarquer au sortir de son lit. Une croisade demande une longue et minutieuse préparation si l’on ne veut pas la vouer à l’échec mais le fait demeure : si Louis guérit… et il va guérir, j’en suis certaine, il partira pour des années peut-être et dans ces terribles contrées où le soleil peut frapper à mort, où l’eau est souvent mauvaise. Ses intestins fragiles ne le supporteront pas. Et pas davantage le royaume qui est sans doute en paix mais ne le restera pas longtemps si le Roi s’éloigne… Mon Dieu ! Que va-t-il advenir de ce pauvre pays ?…

Elle laissait sa douleur – bien réelle parce que c’était la mère qui s’exprimait ! – l’envahir à nouveau mais Marguerite qui d’abord ne savait trop que dire vit tout à coup en face d’elle le regard étincelant de la jeune Sancie et son sourire épanoui accompagnant une mimique un peu obscure sans doute mais qu’elle finit par comprendre. Ce fut même un trait de lumière :

— Madame ma mère, dit-elle doucement, ne pensez-vous pas que Dieu a permis à mon cher époux de demeurer parmi nous justement pour ce beau dessein ? C’est grande pitié de ce qui fut le royaume de Jérusalem et les premiers à lui donner secours ont toujours été ceux de France. Le roi Philippe Auguste dont Dieu ait l’âme a libéré Saint-Jean-d’Acre…

— Mais comprenant que l’intérêt du royaume exigeait sa présence, il s’est hâté de revenir. Peut-être a-t-il regretté d’être parti ?

— Pour ce que j’en sais, il n’était pas homme à cela. Ce qu’il faisait était mûrement réfléchi. La croisade ne lui a-t-elle pas permis de se débarrasser pour un assez long temps de Richard d’Angleterre ?

— Certes, mais la situation est devenue différente. Henry III, que vous devez bien connaître par les nouvelles que vous en donne votre sœur Éléonore qui est sa reine, n’a nulle envie de se croiser, n’est-ce pas ?

— Voilà plusieurs mois que la reine d’Angleterre ne m’a écrit, fit Marguerite d’un ton détaché. Cela peut se comprendre si l’on considère que son époux n’est pas aussi grand roi que le mien. Ce qu’elle savait déjà en se mariant puisque, dès avant les épousailles, notre sire… et vous-même, Madame, aviez si bellement battu, à Taillebourg, le roi Henry !

Ce fier souvenir adoucit un peu l’humeur de Blanche mais ce ne fut qu’un instant avant qu’elle n’enfourche un nouveau cheval furieux…

— Réfléchissez un peu, ma fille ! Le roi parti, ce serait pour celui-là une excellente occasion de venir reprendre ce qu’il a dû abandonner. C’est un petit sire, je vous l’accorde, mais sa mère, l’infernale Isabelle, vit toujours qui, après la défaite et sa tentative d’empoisonnement contre mon fils a dû venir faire amende honorable devant nous et garde sa haine recuite 22.

— Elle est nonne à présent. Retirée à l’abbaye de Fontevrault.

— … Où reposent les rois Plantagenêt. Elle renie ce malheureux Lusignan, son second époux, elle ne veut plus se souvenir que d’avoir été reine d’Angleterre et reprend ainsi son rang. Même parmi les morts !

— Là où elle est, Dieu a dû prendre en pitié cette âme égarée. En outre, c’est une vieille femme à présent, ajouta Marguerite qui s’aperçut trop tard de son impair.

Déjà la réponse lui arrivait comme une flèche :

— Elle n’a que deux ans de plus que moi !

— Mais tellement moins de sagesse et d’expérience ! Croyez-moi, Madame ma mère, le Roi en se croisant savait bien que le royaume ne pâtirait en aucune façon… puisque vous seriez là !

Les yeux noirs de la reine mère se rétrécirent en scrutant le gracieux visage, si parfaitement innocent, de sa bru.

— Si le Roi s’absente, la régence revient à son épouse. De droit !

— Qu’en ferais-je, gémit Marguerite d’un air effrayé, moi qui n’entends rien à la politique alors que vous y êtes si entendue et que vous avez régné si bellement durant que mon cher sire était enfant ? Personne d’ailleurs ne comprendrait que la régence ne vous revînt pas… Et moi la toute première qui ai déjà tant de mal à donner les héritiers qu’il faut à un grand royaume. Sachez-le, ma mère, si l’on me voulait investir de si lourde charge, je la refuserais !

— Vraiment ?

Marguerite eut alors un joli geste. Avec ce charmant sourire qui lui gagnait tous les cœurs, elle vint plier le genou devant Blanche, prit sa main, la baisa :

— Voyez ! Dès à présent je vous rends l’hommage lige comme il sied à la première de vos sujettes…

Ce fut si bien dit que Blanche, le visage soudain libéré de ses nuages, releva Marguerite pour lui donner un baiser sur le front :

— En vérité, vous êtes une bonne fille ! dit-elle.

Après quoi, elle regagna son appartement mais ce fut seulement après avoir laissé passer trois ou quatre minutes, que la jeune reine se tourna vers sa suivante. Celle-ci riait sans retenue :

— Vive Dieu, Madame, vous avez été magnifique et la voilà toute requinquée à l’idée de régner à nouveau ! Désormais il faut prendre grand soin de vous, afin de nous donner un bel enfant avant de nous préparer pour la croisade !

— Crois-tu vraiment que l’on me permettra de suivre mon époux ?

— C’est la chose la plus normale du monde ! Une reine ne quitte pas son époux quand il part pour accomplir le saint pèlerinage. Même les armes à la main. Cela s’est toujours fait.

— Elle peut convaincre mon cher sire de me laisser là ?

— Le peuple vous aime. Vous pourriez sans le vouloir faire de l’ombre à la régente. Elle sera trop contente d’être débarrassée de vous… Mais moins que vous d’être débarrassée d’elle ! Et le Roi sera tout à vous.

— Et à Dieu ! Ne l’oubliez pas !

Dans les jours qui suivirent, Louis se remit si bien en effet qu’il put reprendre, avec la charge du pouvoir, les exercices de piété qui faisaient partie intégrante de sa vie quotidienne. Ce qui n’était pas rien et plongeait entourage et peuple confondus dans une admiration qui le canonisait d’avance.

Tous les matins, il entendait ses Heures avec chants et une messe de requiem sans chants puis la messe du jour ou du saint selon le cas avec chants. Après le repas il s’accordait une sieste sur son lit. Ensuite, avec l’un de ses chapelains, il entendait l’office des morts, ainsi que vêpres et complies le soir venu. Naturellement il jeûnait en Carême, dans l’Avent et dans les temps prescrits par l’Église, et veillait attentivement à faire de nombreuses charités et à consacrer quotidiennement une partie de son activité à soulager des misères. Ce qui ne l’empêchait pas d’abattre au service de son royaume un travail considérable, et quand il le fallait d’endosser le harnois de guerre et de batailler aussi rudement que les meilleurs de ses chevaliers. En outre, s’il lui arrivait de rendre rude justice, il savait être compatissant quoique intransigeant sur les questions de l’honneur et de la vertu. Les dames l’admiraient en le redoutant un peu sachant qu’il n’aimait point le faste – sauf quand il fallait déployer la majesté royale ! – et qu’il pouvait se montrer caustique en soulignant avec ironie les atours trop riches ou trop peu conformes à la bienséance. Dans cet ordre d’idées, il plaisantait volontiers sa jeune épouse sur son goût des robes chatoyantes, des somptueuses fourrures et des beaux joyaux. Ce qui avait le don d’exaspérer Sancie :

— À quoi sert d’être reine ? maugréait-elle quand Marguerite devait renoncer, avec un regret perceptible, à une parure que l’état de sa cassette privée ne lui permettait pas.

Si Louis se montrait toujours généreux avec elle, il laissait facilement entendre que l’argent d’une souveraine devait profiter davantage aux miséreux qu’aux drapiers, joailliers et autres tentateurs.

Ce matin-là justement, Marguerite l’envoyait chez un faiseur de la rue de la Vieille-Pelleterie pour faire savoir à cet important personnage que la Reine renonçait à s’offrir ce beau surcot de velours ourlé de zibeline qu’il lui avait montré deux jours plus tôt. Et Sancie était de fort méchante humeur : ce n’était pas, selon elle, parce qu’on a failli perdre son mari qu’il se faut ensevelir dans de vieux habits et les voiles du deuil. Bien au contraire, l’atmosphère aurait dû diffuser un air de fête, mais on n’en finissait pas de remercier Dieu et on ne pouvait mieux remercier Dieu qu’en faisant grandes largesses et, bien entendu, en proclamant sa gloire par cantiques et nouvelles prières ! L’adolescente ne trouvait pas le moins du monde incompatible, en de telles circonstances, le port du velours et de la zibeline. Surtout en janvier et quand il gèle à pierre fendre.

Ronchonnant copieusement du fond de son pelisson de drap gris à capuche fourré de menu vair, Sancie se dirigeait vers la porterie du palais quand, au-dehors, un cri éclata, relayé par le corps de garde :

— Messager de Sa Sainteté le Pape !

Un cavalier fonça dans la cour au galop, freina des quatre fers et sauta à terre avec cette raideur subséquente aux trop longues chevauchées. Il était tellement couvert d’éclaboussures de boue que, sur son grand manteau, la croix papale était devenue illisible, mais son visage protégé par un pan du même manteau était reconnaissable. Sancie, qu’il venait de croiser, eut un haut-le-corps, se retourna et revint sur ses pas. En courant, parce qu’il escaladait déjà les marches du perron, mais, gênée par ses longs vêtements, elle n’égalait pas en vitesse les longues jambes du messager et quand elle le retrouva il était déjà remis aux soins d’un huissier royal qui le conduisait vers le logis du Roi, la Chambre Verte où celui-ci venait d’achever ses oraisons du matin et recevait deux de ses conseillers, Pierre de Fontaine et Geoffroy de Villèle. Comprenant qu’elle ne réussirait pas à l’atteindre, un messager du Pape ne pouvant qu’être introduit sur-le-champ, Sancie hésita un instant, puis, renonçant à se rendre chez le pelletier, elle grimpa le reste de la large vis de pierre et retourna chez la Reine qu’elle trouva en train d’essayer une robe neuve à sa petite Isabelle en compagnie de Perrine, sa nourrice. Ce n’était pas une mince affaire. La bambine trouvait le jeu amusant, se tortillait comme un ver et, en digne héritière de la vivacité maternelle, refusait de se tenir tranquille.

— Nous n’y arriverons jamais ! soupira Marguerite avant de se tourner vers sa jeune suivante qui entrait en coup de vent : Eh quoi, Sancie, si tôt de retour ? Tu imagines que j’ai changé d’avis ?

— Ce n’est pas cela mais un envoyé de Sa Sainteté vient d’arriver et on l’a introduit sur l’instant auprès du Roi…

— Je sais ! J’ai entendu. Qu’y a-t-il là de si étonnant ? Tu sembles bouleversée.

— C’est que, Madame… c’est… c’est sire Renaud de Courtenay et… et il y a de quoi s’inquiéter.

Lâchant Isabelle enfin assagie, Marguerite se releva :

— Tu veux dire que c’est lui le messager qui vient d’arriver ? Il me semble que c’est d’une grande hardiesse… même sous les couleurs du Saint Père ! Est-ce que Madame Blanche est chez le Roi ?

— Ma foi, je n’en sais rien…

— En ce cas j’y vais ! En vérité, je ne vois pas pourquoi, mais ce jeune homme semble prendre à tâche de se créer tous les ennuis possibles. Revenir au palais sans permission alors qu’il a été banni : c’est de la folie !

— C’est aussi ce que je pense. Allez vite, Madame !

Marguerite, étonnée, prit le temps de regarder Sancie au fond des yeux avec l’ombre d’un sourire :

— Mais, dis-moi, on dirait que ce garçon t’occupe vraiment ?

— Qu’allez-vous chercher, ma dame et ma reine ? Comme vous, il m’intéresse parce que Madame Blanche s’est prise pour lui de je ne sais quel ressentiment, qu’elle en a fait sa victime et que c’est devoir chrétien que combattre l’injustice.

Cette fois Marguerite se mit à rire.

— Gageons que si la « victime » avait la mine moins fière, une bosse dans le dos et les yeux bigleux, tu serais moins sensible à son sort !

Son œil vert soudain en bataille, Sancie riposta en haussant fort peu révérencieusement les épaules :

— Hum ! Comme si la Reine ne savait pas que je suis à ses côtés en n’importe quelle circonstance quand il s’agit de s’opposer aux visées trop autoritaires de sa belle-mère !

— Si ce n’est que cela, tant mieux ! dit Marguerite devenue presque grave. Vois-tu, je n’aimerais pas – et ton père moins encore ! – que tu attaches ton cœur à ce jeune homme dont, au fond, nous ne savons rien…

— Je n’attache rien du tout ! s’écria Sancie avec une colère dont elle ne savait pas qu’elle était révélatrice. Et vous, Madame, malgré le respect que je dois à la reine de France, vous devriez être déjà chez votre cher seigneur époux au lieu de… de…

Ne trouvant pas la suite et sentant venir les larmes, elle alla prendre la petite Isabelle dans ses bras et la porta près de la cheminée où deux chatons dormaient dans une corbeille. Marguerite la suivit des yeux avec compassion. Presque depuis sa naissance, elle redoutait le moment où sa filleule découvrirait l’amour, parce que son visage ingrat n’avait guère de quoi faire rêver un garçon, même si sa naissance et sa dot pouvaient lui attirer des prétendants, parmi lesquels Maximin de Signes saurait faire un choix judicieux pour le prestige de sa lignée et saurait l’imposer si Marguerite ne parvenait pas à dénicher un époux capable de ne pas rendre la petite trop malheureuse. Mais, si elle s’éprenait de ce jeune Courtenay séduisant mais inconséquent et peut-être dangereux, le pire était à craindre, Sancie n’étant pas de celles qui renoncent sans combat et ce combat-là pouvant être désastreux. Or, si Marguerite ne regrettait pas d’avoir tenté d’arracher Renaud à la vindicte incompréhensible de Blanche, son retour inopiné l’ennuyait beaucoup. L’empereur Baudouin, en l’enrôlant sous sa bannière, lui avait offert une chance de se construire un sort convenable. Que ne s’y était-il tenu ? Et par quelle magie avait-il réussi à passer au service du Pape… au point d’oser revenir sous ses couleurs ? Quant à ses motivations, elles lui échappaient complètement : c’était une vraie folie ! Louis était certes la bonté même, mais il était obstiné. Quant à Blanche, l’imprudent n’avait à en attendre que le pire…

Et le pire, on n’en était pas loin quand l’huissier à verge ouvrit devant elle la Chambre Verte.

Le début s’était plutôt bien passé. Sans regarder le messager qui avait mis genou en terre dès l’entrée, Louis s’était avancé avec empressement à sa rencontre, au mépris du protocole, dans sa hâte d’accueillir la lettre du Saint Père qu’il baisa. Il en fit sauter les sceaux, déroula le parchemin et commença à lire…

— Que fait cet homme ici ? Lui auriez-vous permis de revenir, sire mon fils ?

À la voix indignée de sa mère qui venait d’entrer chez lui, Louis leva les yeux :

— De qui parlez-vous, ma mère ?

— De cet impudent personnage que vous avez banni et que je vois là ! Mais enfin, regardez-le. Vous ne le reconnaissez pas ?

Le Roi alors dévisagea Renaud, fronça le sourcil et s’approcha de lui en disant :

— Il est l’envoyé du Saint Père, ma mère. J’avoue n’avoir pas prêté attention à son visage. Comment est-ce possible ? demanda-t-il sévèrement au jeune homme.

Mais Renaud n’eut pas le temps de répondre. La reine mère s’en chargeait :

— L’envoyé du Saint Père ? Lui ? Allons donc ! Il a dû prendre la place du messager, peut-être en le tuant, afin de revenir ici me narguer. Ce genre d’homme est capable de tout ! Gardes !

La colère qui s’empara de Renaud emporta dans son flot jusqu’à la plus élémentaire notion de prudence. Il se releva, fit face à l’impétueuse Castillane et cria :

— Mais enfin, Madame, que vous ai-je fait ? Pourquoi me poursuivez-vous d’une haine aussi persistante, moi que vous n’aviez jamais vu ?

— De la haine ? Vous vous flattez ! Je n’ai que mépris et dégoût pour le parricide que vous êtes…

— Je n’ai jamais tué personne ! hurla-t-il. Et je suis bel et bien l’envoyé de Sa Sainteté Innocent IV ainsi qu’en fait foi le passeport que voici, ajouta-t-il en tirant un petit rouleau de sa cotte. Puis en se précipitant à nouveau aux genoux de Louis : je supplie le Roi de m’entendre et de me dire ce que j’ai pu faire pour mériter si rude traitement…

— C’est tout juste ce que je voudrais savoir moi aussi, dit calmement Marguerite qui arrivait à cet instant et son apparition apaisa comme par miracle la fureur du jeune homme. Pourquoi, en outre, ne voulez-vous pas croire, Madame ma mère, que ce garçon est bien ce qu’il prétend être ?

— Parce que c’est impossible ! Messager du Pape ! Et quoi encore ? Par cautèle ou par force, je prétends qu’il a pris la place du courrier pour revenir céans perpétrer je ne sais…

— Un instant, ma mère ! coupa le Roi qui, pendant l’échauffourée, s’était donné le temps d’achever la lettre papale. Il est bien ce qu’il dit. Le Très Saint Père a pris la peine de l’attester ici.

— Le Pape le mentionne dans sa lettre ?

— Eh oui ! Voyez vous-même !

— Non. L’indignation me brouillerait la vue !

— Alors je vais résumer. Innocent IV qui me dit avoir longuement prié pour ma guérison, m’envoie sa paternelle bénédiction, m’apprend qu’il s’est installé à Lyon où il va réunir le concile auquel il espère voir se joindre les cardinaux et abbés mitrés de France.

Instantanément, Blanche de Castille se calma, reprise par l’attention soutenue qu’elle marquait toujours aux affaires de l’État :

— Le Pape a réussi à quitter Rome ? Il est à Lyon ? Comment est-ce possible ?

— Il me dit justement que son messager pourra me l’apprendre, car il a participé à son évasion avec l’empereur Baudouin… Il me dit aussi qu’en récompense et à la demande de l’Empereur il lui a accordé, par faveur spéciale, de l’entendre en confession…

— Le Pape a entendu…, articula la reine mère suffoquée.

— … et lui a donné son absolution pleine et entière, l’ayant trouvé pur de tout crime comme de toute faute grave. C’est la raison pour laquelle, en accord avec Baudouin, il a fait choix de lui pour nous porter sa lettre…

— C’est à peine croyable !

— Il faut le croire cependant, fit Louis avec une grande douceur, et réparer s’il se peut le mal que nous avons fait en rendant mauvaise justice. Relevez-vous, Renaud de Courtenay ! Le Roi vous doit des excuses… et peut-être aussi sa noble mère !

— Certainement pas. Une reine ne doit de comptes qu’à Dieu ! Et pour ce qui est de moi, moins je verrai ce… jeune homme et mieux je me porterai.

Ayant dit, elle quitta les lieux, suivie de Marguerite qui, rassurée sur le sort de Renaud, voulait tenter d’adoucir son humeur et surtout, porter la bonne nouvelle à Sancie. Resté seul avec le messager, Louis alla s’asseoir sur le pied de son lit comme il le faisait souvent et lui désigna un tapis étendu devant.

— Racontez-moi comment le Saint Père est sorti de Rome…

Renaud s’efforça de faire un récit aussi clair que possible ce qui n’était pas si facile étant donné qu’il était peu au fait des interminables démêlés entre Innocent et Frédéric, guelfes et gibelins, mais Louis IX lui n’en ignorait rien et put l’aider à mettre de l’ordre. Quand ce fut fini, il garda le silence pendant un moment, réfléchissant avant de déclarer :

— Après cette longue route vous avez grand besoin, je pense, de prendre quelque repos. Nous allons donner ordre pour que l’on prenne soin de vous. Pendant ce temps nous songerons à notre réponse au Saint Père. Nous vous la remettrons dans trois jours.

Renaud se releva et ne chercha pas à cacher sa déception de se voir ainsi renvoyé d’où il venait :

— Sire, osa-t-il, Sa Sainteté… ni l’empereur Baudouin n’attendent mon retour. Ils savent que mon désir de servir le Roi ne m’a pas quitté… et surtout de l’accompagner à la croisade !

— Et ils pensent que nous vous garderons, une fois votre honneur lavé ? fit Louis avec une bonté qui illumina son regard bleu. Je le voudrais beaucoup. Ce serait la meilleure justice à vous rendre. J’espère qu’un jour viendra où ce sera possible. Peut-être quand la croisade partira. Mais tant que la reine mère sera prévenue contre vous à ce point, comprenez qu’il ne serait bon pour vous, ni pour elle d’ailleurs, de la contraindre à vous avoir chaque jour sous les yeux. Il faut laisser faire le temps… et prier ! À ce propos, venez avec nous à la chapelle afin de commencer dès maintenant à demander que le Seigneur veuille adoucir l’humeur de notre noble mère. Voyez-vous, ajouta-t-il avec l’un de ces sourires malicieux qui le rendaient parfois irrésistible, nous pensons qu’une entreprise de cette envergure ne débute jamais assez tôt !

— La reine mère accompagnera-t-elle le Roi quand il partira pour Saint-Jean-d’Acre ?

— La reine mère sera alors responsable du royaume qu’elle a si bellement gouverné au temps de notre enfance. Elle ne saurait partir… mais nous accueillerons tous les bons combattants qui souhaiteront s’engager pour la gloire de Dieu et la libération du Saint Sépulcre.

— Je pourrai revenir alors ? demanda Renaud en qui renaissait l’espérance.

— Sans doute, mais en attendant vous porterez ma lettre au Saint Père et rejoindrez votre empereur. Il vous faut savoir que la préparation d’une aussi longue expédition en terre lointaine demande des mois, voire des années…

Des mois, des années ! Ou peut-être jamais ? Ce ne serait pas la première fois qu’un souverain pour raison de santé ou de gouvernement renoncerait à mettre une distance aussi importante entre lui et son royaume !

L’espoir à peine né agonisait déjà. S’efforçant malgré tout de cacher sa déception, Renaud murmura :

— J’irai donc attendre le roi de France et ses chevaliers croisés à Constantinople.

Le roi, qui s’engageait dans l’escalier, se retourna :

— Lorsqu’il est parti tenter de délivrer Jérusalem, notre aïeul le grand Philippe Auguste n’est jamais allé à Constantinople, dit-il doucement. Il a pris la mer comme faisait aussi Richard d’Angleterre… qu’il ne tenait pas à trop perdre de vue. Ils ont fait voile vers la Sicile où leurs forces se sont regroupées. Après quoi Philippe a continué sa route en direction de Saint-Jean-d’Acre tandis que Richard s’attardait à conquérir l’île de Chypre dont il a fait un royaume catholique devenu une excellente base pour la reconquête…

Seigneur ! Il ne manquait plus que cela ! Louis le Saint voulait-il lui aussi naviguer… et éviter l’ancienne Byzance ?

— Mais, sire, il n’y aurait pas cette fois d’Anglais à surveiller ? Et la mer serait sans doute dangereuse pour des navires fort chargés ?

— Moins que le chemin terrestre s’il faut se le faire ouvrir en combattant l’empereur d’Allemagne. La bonne volonté de Frédéric II envers une croisade dont il ne veut pas parce qu’il se pare toujours du titre de roi de Jérusalem est fort suspecte. Et la France a déjà bien du mal à tenir balance à peu près égale avec ce couple d’ennemis jurés que, par malheur, il forme avec le Saint Père.

— En ce cas, murmura Renaud accablé, que va devenir mon pauvre souverain l’empereur Baudouin ? Il espère depuis si longtemps l’arrivée d’une grande armée qui, avant la Terre Sainte, l’aiderait à conforter son pouvoir si chancelant !

Tout en causant les deux hommes avaient descendu l’escalier. Arrivé sur le perron, Louis IX s’arrêta pour considérer son jeune compagnon :

— Soyez sûr que je ne l’oublie pas. Je connais ses besoins et son légitime désir de régner en paix sur l’empire où il est né mais, quand vous serez plus avancé en âge, vous comprendrez qu’en politique les choses ne peuvent se faire de conserve. C’est pourquoi je vous ai dit il y a un moment qu’avant de courir sus aux Infidèles, il fallait prendre son temps afin que nul n’ait à souffrir de notre absence… Sachez seulement ceci : avant d’aller accomplir mon vœu, j’aurai vu le Saint Père et j’aurai vu votre empereur. À présent, allons prier ! Il me semble que vous en avez besoin.

Ayant dit le Roi dévala les marches du perron et se dirigea à grands pas vers la vieille chapelle Saint-Nicolas que remplacerait bientôt la merveilleuse église-reliquaire de Pierre de Montreuil. En dépit du froid, le surcot gris bordé d’écureuil du roi voltigeait allégrement au rythme de sa marche. Dans la cour, soldats, fonctionnaires et visiteurs se figeaient pour saluer le souverain qui leur répondait d’un geste de la main et d’un sourire. Renaud le suivait de son mieux, un peu empêtré de son personnage mais conscient de l’honneur qui lui était fait d’être invité à prier avec Louis.

Soudain, un homme vint à sa rencontre, salua mais sans s’écarter de la trajectoire suivie par le Roi. Et même lui barra carrément le chemin. Ce qui n’était pas difficile étant donné ses dimensions. Noir de poil, le teint basané, l’œil illuminé d’une incompréhensible exaltation, il était monumental. Cou de taureau et membres épais comme branches de chêne, il interpella le Roi :

— Elle va mourir ! rugit-il d’une voix qui fit envoler les pigeons perchés sur le toit des écuries. Cette femme divine va mourir de honte et de colère et c’est toi, roi Louis, qui l’aura tuée…

Du geste, Louis maintint à distance les gardes qui accouraient. L’homme, il est vrai, était effrayant mais lui ne semblait éprouver aucune crainte.

— Qui es-tu ? interrogea-t-il. Et qui est cette femme dont la mort pèserait sur ma conscience ?

— Qui je suis est sans importance. Quant à elle, nul n’est digne de prononcer son nom. Pas même moi qui l’aime depuis tant d’années. Elle souffre dans son orgueil blessé, dans sa dignité de femme et moi je suis venu te dire : rends-lui son honneur et sa fierté ! Va vers elle quand il en est temps encore ! Accompagne-moi auprès d’elle pour t’agenouiller à ton tour comme elle l’a fait devant toi et dire tes regrets…

Il s’exaltait en parlant et son regard flamboyant inquiéta le capitaine des gardes. Il voulut intervenir :

— Sire…, commença-t-il.

Mais celui-ci le fit taire d’un geste :

— Laissez ! Je n’ai jamais refusé d’entendre qui croyait avoir à se plaindre de moi ! Et toi qui refuses de te nommer, comment veux-tu que je sache à qui j’ai causé si grand tort si tu ne m’en dis pas davantage ? Encore une fois, qui est cette femme ?

Et comme l’inconnu gardait un silence buté, il lui demanda de dire au moins où elle se trouvait, en quel endroit il devrait aller. L’homme, alors, reprit :

— Là-bas, au bord de la Loire, est l’abbaye royale où elle s’est retirée, elle qui fut reine par la beauté plus encore que par la couronne, elle qui ne permet plus que l’approchent le misérable époux qui l’a trahie ni les tristes enfants qu’elle a portés pour lui ! Viens avec moi à Fontevrault faire devant elle l’amende honorable qu’elle a été contrainte de faire devant toi !

Louis eut un haut-le-corps et recula d’un pas, le sourcil sévèrement froncé. Il avait compris de qui il s’agissait :

— Tu parles de celle qui fut reine d’Angleterre, qui est la mère d’Henry III, mon beau-frère, et qui cependant a oublié son rang et les lois divines pour tenter de nous faire empoisonner ? Tu parles d’Isabelle d’Angoulême à ce jour comtesse de Lusignan…

— Non, pas Lusignan ! Il n’est rien qu’une erreur ! C’est pour s’en défaire à jamais qu’elle s’est retirée dans l’abbaye où reposent les Plantagenêt ! L’abbaye qui lui rend sa couronne où bientôt peut-être elle pourra reposer auprès d’eux ! Viens, te dis-je ! J’ai juré sur l’autel qu’avant de fermer les yeux à la navrante lumière de ce monde, elle te verrait à ses genoux, pleurant et demandant pardon ! Viens ! Il en est encore temps ! Rassemble tes chevaliers et allons vers elle en bel arroi pour que l’hommage soit plus grand !

À mesure qu’il parlait la colère avait fait place à la pitié dans le regard du Roi.

— Tu es fou ! dit-il avec une grande douceur. Si tu ne l’étais, tu saurais que tu demandes l’impossible ! Si elle est mourante…

— Non, mais malade, oui, et ta venue, comme je l’ai dit, serait le meilleur remède. Viens avec moi !

— C’est elle qui t’envoie ?

— Je l’ai lu dans ses yeux parce que je suis son dernier espoir.

— Non. Son dernier espoir c’est le Dieu Tout-Puissant ! Lui seul peut extirper la haine de ce cœur fermé et c’est à Lui qu’il faut demander de rendre la paix à cette âme. Je prierai pour elle…

— Elle n’a que faire de tes prières ! Une fois encore veux-tu venir ?

— Non.

Renaud que l’homme fascinait aperçut le poignard. Un élan spontané le jeta contre le Roi, si violent qu’il le précipita à terre. Et la lame meurtrière pénétra dans sa poitrine. Avec un cri il s’écroula tandis que ses yeux se fermaient à la lumière du jour…

CHAPITRE VII LE « MÉDECIN » DU ROI

La douleur ! Ce fut elle qui apprit à Renaud qu’il n’était pas mort. Encore mit-il un certain temps à s’en convaincre. Chrétien convaincu, il ne doutait pas un instant qu’il y eût une vie après la vie mais, pour lui, si l’on quittait ce monde en état de grâce, c’était pour un endroit vague – il n’avait pas l’outrecuidance de se croire promis au paradis ! – mais agréable, frais et reposant. Or, il brûlait de fièvre au point de frôler le délire et chacune de ses respirations se révélait douloureuse. Le purgatoire sans doute ? Ce genre d’idée lui venait lorsqu’il était conscient mais le plus souvent il était emporté dans les abîmes enflammés de la fièvre d’où surgissaient d’étranges formes. Il criait alors, appelant à son secours les quelques images douces que lui offrait sa vie passée : sa mère adoptive surtout, cette Alais au bon visage fané, au tendre regard bleu qui savait si bien apaiser ses maux d’enfant, panser les petites blessures et rassurer, surtout rassurer ! À certains moments il se croyait revenu aux Courtils dans le verger aux pommiers tout bourdonnant d’abeilles, mais celle qu’il poursuivait – pourtant on le lui avait bien défendu ! – se retournait contre lui et le piquait cruellement pour le renvoyer en un enfer, ressemblant comme un frère à la salle basse du Châtelet où s’ouvrait une gueule rouge hérissée de pointes ardentes.

Par instants, il lui semblait voir un ange et chaque fois qu’apparaissait la lumineuse forme blanche, la torture prenait fin. Il ressentait même une sorte de répit à ses brûlures. Comme une fraîcheur. Mais l’ange ne souriait jamais. Il regardait Renaud d’un œil sévère, inquiet, hochait la tête puis disparaissait… et peu après la souffrance revenait. Peut-être pensait-il en le laissant ainsi que cette âme ne méritait pas encore d’être rédimée et qu’il lui fallait quelques rations supplémentaires de supplice ? Et ça c’était affreux parce que à la douleur s’ajoutait un terrible sentiment d’abandon et le malheureux se retrouvait seul dans de vagues ténèbres avec, au fond de lui, ce soufflet de forge qui attisait le feu et dont le bruit emplissait ses oreilles.

Un soir – c’en devait être un puisqu’une chandelle était allumée ! –, Renaud eut l’impression qu’on le tirait d’un puits de chaleur pour l’amener à une température plus clémente. Il n’y avait plus de brumes incandescentes et l’ange penché sur lui prenait l’apparence d’une femme vêtue de gris pâle avec sur la tête un voile bleu. Il savait que c’était l’ange parce qu’il reconnaissait son visage aux traits sévères, mais cette fois il souriait et cela changeait tout. Le blessé se sentit vivant, délivré de ses démons, de tous les fantasmes de la maladie.

— Hé bien, émit l’ange avec dans la voix une résonance gaie rappelant le petit accent de la reine Marguerite. On dirait que, tout compte fait, nous avons décidé de vivre ?

— Il me semble… que l’on a dû décider pour moi, fit Renaud d’une voix enrouée qui lui parut venir de ses pieds. Dame, vous croyez vraiment que je vis ? Voilà si longtemps que je ne sais plus…

— Je peux assurer aujourd’hui que le danger s’éloigne, mais pendant des jours nous avons craint pour votre vie. À cette heure la blessure se referme et le poumon ne siffle plus. Loué soit Dieu ! Cependant ce n’est pas encore la guérison. Comment vous sentez-vous ?

— Très las. Il me semble que je n’ai plus de forces…

— Elles reviendront avec une bonne nourriture et un exercice mesuré. Pour l’instant, vous avez besoin de beaucoup de repos.

Les yeux du blessé faisaient le tour de l’endroit où il se trouvait. Une pièce exiguë ressemblant à une cellule monacale mais l’étroite couchette était confortable et, sur la petite fenêtre qui laissait pénétrer un rayon de soleil, un pot de basilic déployait ses jeunes feuilles d’un si joli vert qu’elles résumaient toute la campagne. Au mur nu, une simple croix de bois brun.

— Où suis-je ? demanda Renaud.

— Dans les combles du palais. Notre sire dont vous avez sauvé la vie a voulu que l’on vous soigne chez lui. Et c’est moi qu’il en a chargée. Je me nomme Hersende et je viens de Provence comme notre jeune reine. Le bon comte Raymond Bérenger, son père, bien que malade lui-même, m’a envoyée quand il a su le roi Louis en si grand péril de mort. Alors j’ai quitté Forcalquier pour venir à son aide mais, quand je suis arrivée, Dieu avait déjà fait l’ouvrage.

— Vous êtes… médecin ? émit Renaud abasourdi.

— Je dirai mire… ou plutôt miresse, car je n’ai reçu le sceau d’aucune école. Tout ce que je sais, je le tiens de mon père qui a étudié à la fameuse université de Montpellier. Il prétend qu’à présent j’en sais autant que lui et qu’il n’a plus rien à m’apprendre… Laissez-moi voir votre blessure !

Hersende possédait les doigts les plus légers et les plus habiles qui soient. Sans faire souffrir son patient, elle ôta l’emplâtre protégeant la plaie, la nettoya avec un tampon de charpie trempé dans du vin, examina avec attention les menues lèvres qui se refermaient de façon satisfaisante, les enduisit d’un baume « samaritain » qui était fait d’huile d’olive et de vin rouge cuits ensemble et réduits jusqu’à obtenir une sorte de crème, recouvrit le tout et soupira :

— Vous avez eu de la chance : la lame a évité le cœur, mais le poumon a été touché. Pas très profondément je pense. Il a l’air de se remettre assez bien…

— Je peine un peu à respirer. Est-ce que cela passera ?

Il semblait si inquiet tout à coup qu’Hersende lui sourit :

— Vous voulez savoir si vous pourrez encore vous battre ? Manier l’épée…

— Aller en croisade ! Oh oui, c’est tout ce que je désire de ce monde !

— Vraiment tout ? À votre âge ? C’est bien triste. Mais rassurez-vous : même si dans les premiers temps vous respirez avec un peu de gêne, cela passera et vous pourrez récolter encore autant de blessures que vous voudrez !

— Grand merci, dame Hersende ! Vous me donnez grande joie ! Et puis… vous serez là pour me raccommoder… à moins que ne repartiez en Provence puisque le Roi est guéri ?

— Non. Notre sire désire que je reste. Pour Madame Marguerite d’abord qui attend un nouvel enfant et à qui je vais devoir, en tant que ventrière, donner mes soins. La pauvre en a déjà perdu deux et il faut que cela se passe bien ! Reposez-vous à présent ! Avez-vous faim ?

— Il me semble… oui !

— On va vous apporter à manger. Vous devez reprendre des forces.

Elle allait sortir, emportant l’emplâtre et la charpie souillée. Renaud la retint :

— Encore un mot, s’il vous plaît. L’homme qui a voulu tuer le Roi ? Qu’en a-t-on fait ?

— On l’a exécuté, bien sûr, mais au lieu de le tirer à quatre chevaux, on l’a seulement pendu et sans torture préliminaire puisqu’il avait déjà tout dit. Ainsi l’a voulu notre bon sire Louis. Tenez-vous en repos maintenant !

Il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire. D’autant que Renaud se sentait vraiment las, mais heureux parce qu’il était vivant d’abord et que c’est une sensation merveilleuse même quand on peine à respirer, mais aussi parce qu’on l’avait installé au palais de la Cité. Au palais ! Sous le même toit que Marguerite, sa reine bien-aimée… Elle était là, quelque part au-dessous de cette chambrette sous les combles. Tout près en vérité ! Et il se prit à rêver qu’elle viendrait peut-être le voir… Du coup, il se soucia de son aspect. De quoi pouvait-il avoir l’air ? Il passa la main sur sa figure encombrée d’une barbe de plusieurs jours qui ne devait pas être bien flatteuse. Il avait l’impression qu’elle poussait dans tous les sens. Quant à ses cheveux, une vraie broussaille ! Mais peut-être l’étrange femme-médecin serait-elle assez bonne pour lui procurer un barbier ?

Il le lui demanda quand elle revint, armée d’un flacon et d’une cuillère à l’aide de quoi elle lui fit avaler un liquide épais et verdâtre dont le goût d’herbe n’était pas désagréable. Sa prière la fit rire :

— Déjà le souci de plaire ? C’est bonne chose et j’admets que vos cheveux ont grand besoin des ciseaux, mais si j’étais vous je laisserais ma barbe croître encore un peu. Vous avez les joues hâves et des yeux creux qu’à votre place je ne me presserais pas d’exposer aux regards !

Ainsi renseigné, il n’insista pas, se contentant de dévorer le contenu du plateau qu’une servante apportait : volaille rôtie, pain blanc et fromage frais accompagnés d’un petit pot de vin, en pensant que c’était sans doute le meilleur moyen d’avoir une mine présentable…

Son repas achevé, il se laissa aller dans son lit afin de céder au sommeil qui venait, quand la porte s’ouvrit à nouveau sur un froissement de robe. Pensant qu’Hersende revenait il garda les yeux clos mais, au bout d’un moment, conscient d’une présence immobile près de son lit et surtout d’un parfum autre que celui de la « miresse », il releva les paupières et tressaillit : Blanche de Castille était devant lui. Les mains au fond des larges manches de son surcot de drap blanc ourlé d’hermine, elle le regardait avec une intensité qui l’effraya : elle était bien la dernière personne qu’il eût envie de voir, leurs précédentes rencontres ne lui ayant guère réussi.

— Madame la Reine, bredouilla-t-il. Très noble dame je…

— Ne craignez rien ! dit-elle avec une douceur bien inattendue chez elle. Je ne viens pas vous tourmenter mais voir comment vous vous sentez. Dame Hersende s’est longuement inquiétée de vous car la fièvre ne cédait pas, mais aujourd’hui elle se montre confiante… J’ai cependant voulu m’en assurer.

— Madame la Reine est… très bonne !

— Êtes-vous certain de le penser ? Je ne vous ai guère donné l’occasion de l’apprécier. Il est vrai que je ne vous aimais pas et pas beaucoup plus aujourd’hui. Vous me rappelez un trop mauvais souvenir. Mais… vous avez sauvé le Roi en vous jetant au-devant du couteau de l’assassin, donc au péril de votre vie. Et de ce geste je vous serai toujours reconnaissante. Le Roi saura, je crois, vous remercier et je voudrais, pour ma part, vous donner une marque de gratitude. Que voulez-vous ?

— Rien… sinon servir la Couronne ainsi que me l’a fait jurer à son lit de mort sire Olin des Courtils que j’appelais mon père.

— Vous n’aimez pas l’empereur Baudouin ?

— Oh si ! Je lui voue humblement respect, affection et gratitude pour m’avoir pris sous sa protection d’abord. Ensuite pour… lui-même. Mais… il est souverain de Constantinople. C’est donc là qu’il doit être et c’est bien naturel puisque c’est son fief et qu’il y est né, mais pour moi Constantinople ne signifie rien. J’y serais un étranger par conséquent malheureux…

— Et où ne seriez-vous pas un étranger ?

— En France, bien sûr, puisqu’elle m’a nourri, élevé…

— Mais c’est en Terre Sainte que vous avez vu le jour, n’est-ce pas ?

— C’est vrai et c’est d’elle que je rêve. Aussi ce que je souhaite par-dessus tout, c’est de suivre le Roi et plus encore depuis qu’il a pris la croix…

— La croisade ! grommela Blanche… Magnifique et insensée !… S’en aller au bout du monde, bannières au vent et chevaux piaffants en laissant derrière soi un royaume abandonné !

— Abandonné ? Que non pas Madame la Reine puisque vous resterez.

— Ah ! Vous aussi !… Mais songez donc, jeunes fous que vous êtes tous, que je ne suis plus jeune, que je peux mourir !

— Non, Madame. Dieu ne le permettra pas puisque c’est pour libérer le tombeau de son Fils que le Roi s’en ira !

Il l’avait dit tranquillement, comme s’il s’agissait d’une évidence, et la reine mère posa sur lui un œil méditatif :

— Dirait-on pas parole d’évangile ? Où prenez-vous vos certitudes, mon garçon ?

— Je ne sais pas. Cela me vient tout seul…

À nouveau elle le regarda, se demandant peut-être s’il ne se moquait pas d’elle ; non, le blessé était serein et ne faisait qu’énoncer ce qui devait être pour lui une vérité première. Elle ne trouva rien d’autre à ajouter, sinon :

— Prenez soin de vous ! Le Roi viendra sûrement vous voir !

Et elle sortit. Pour se trouver nez à nez avec Sancie qui arrivait sur la pointe des pieds, sa robe retroussée à deux mains. Le couloir desservant les cellules destinées à certains officiers du roi était étroit, la rencontre inévitable. Avec un « oh » déçu, la petite laissa retomber sa robe et salua en catastrophe : la « vieille » était bien la dernière personne qu’elle s’attendît à rencontrer. Et qui, bien entendu, lui demanda sèchement ce qu’elle faisait là. Bravement, Sancie fit face à l’ennemie :

— Je venais prendre des nouvelles de… du…, balbutia-t-elle, pestant intérieurement contre l’impossibilité qu’elle rencontrait de prononcer le nom de Renaud et renonçant finalement.

— De votre part ou de celle de Madame Marguerite ?

La question était insidieuse, le ton aussi, mais Sancie retomba vite sur ses pieds :

— Des deux, fit-elle avec audace. Ce pauvre jeune homme a déjà eu tant de malheurs que c’est devoir chrétien de s’intéresser à son sort. En outre, je sais que la Reine – face à l’« usurpatrice » elle souligna le titre si vigoureusement que la majuscule devint onciale ! – en demandera tout à l’heure.

— Alors vous prenez les devants ? C’est une bonne suivante ! Mais dites-moi ! Quel âge avez-vous, Sancie ?

— Treize ans à la prochaine Sainte-Madeleine.

— Vous devriez peut-être songer à retourner chez vous ? Le baron de Signes, votre père, compte sur votre marraine pour vous bien marier, mais je crains qu’à la Cour la tâche ne soit ardue. En Provence votre nom et votre dot devraient y aider plus facilement.

L’adolescente s’empourpra jusqu’aux yeux :

— Je ne sais rien des projets de mon seigneur et père, Madame. Il n’a jamais daigné m’en entretenir et Madame ma mère non plus. Peut-être pensent-ils que je suis trop jeune ?

— Certes, certes ! C’est sagesse et, dans votre cas, mieux vaut ne rien précipiter car pour vous marier dès à présent il faudrait y mettre le prix. Vous n’êtes guère avantagée en beauté, ma pauvre petite !

De pourpre, Sancie devint blême tandis que ses paupières obliques laissaient filtrer un éclair vert :

— Je suis laide, Madame, et ne le sais que trop. Me le reprocher, personne jusqu’ici ne l’a osé.

— Qui parle de reprocher ? Vous n’y pouvez rien et j’ai songé parfois que vous n’en seriez peut-être que plus agréable au Seigneur Dieu ?

Au bord des larmes mais raidie dans son orgueil en face de cette femme couronnée qui, de la vie, avait tout obtenu : naissance, beauté, fortune, amour, pouvoir, et même ces beaux fils dont elle idolâtrait l’aîné au point de ne lui vouloir de bon que venant de Dieu ou d’elle-même. Au point de détester l’épouse cependant choisie par elle et d’englober dans cette aversion ceux qui la servaient avec amour et en particulier sa filleule. Simplement parce que le Roi aimait sa femme, c’était misérable ! Néanmoins, Sancie s’efforça d’empêcher sa voix de trembler en répliquant :

— Pourquoi ma laideur serait-elle agréable au Seigneur ? S’il me voulait, je crois qu’il m’aurait appelée. Il n’accepte que des cœurs uniquement tournés vers lui. Le mien est attaché à… plusieurs personnes.

— Parmi lesquelles vous comptez celui qui gît derrière cette porte ? Ou bien n’auriez-vous pas remarqué à quel point il est beau ?

— Il n’est pas le seul à la Cour.

— Sans doute, mais c’est devant sa chambre que je vous rencontre.

— Mais… la Reine…

— Si ma bru veut des nouvelles, dame Hersende peut lui en donner. Retournez à votre service et ne vous égarez plus par ici où vous n’avez que faire ! À moins que vous ne préfériez choisir entre regagner la Provence ou, ce qui serait bien mieux, franchir la porte d’un bon couvent.

— Encore le couvent ? Mais pourquoi, puisque…

— Pour vous apprendre le respect d’autrui et la modestie ! On ne vous a jamais dit que vous ressembliez à une sorcière avec vos cheveux roux, votre long nez et vos yeux de chat ? C’est là que l’on combat profitablement les mauvais instincts…

C’était plus que n’en pouvait supporter Sancie. Tournant le dos à la Castillane, elle se sauva en courant pour aller enfouir son amertume au fond du jardin, dans une encoignure protégée par une haie vive où elle se réfugiait quand elle avait du chagrin. Son cœur brûlait d’une haine si forte qu’il était impossible de la porter à la chapelle pour la raison que la haine est offense à Dieu et que la sienne n’y aurait même pas d’avocate : aucune statue de sa bien-aimée, Marie-Madeleine, ne s’y trouvait.

Jamais Sancie ne s’était sentie à ce point exilée dans ces pays du Nord. C’était tellement plus facile de faire sa paix avec le ciel dans le château paternel : Signes est au pied de la Sainte-Baume, la grotte d’accès difficile où la pécheresse préférée du Christ vécut sa pénitence. De Signes, un sentier y montait. C’était une marche interminable et difficile que, cependant, toutes les femmes du village effectuaient au moins une fois dans leur vie afin d’obtenir la fécondité dans le mariage. La dame de Signes y était allée en grand arroi peu après son mariage, mais Sancie elle-même n’était jamais montée à la grotte, trou noir ouvert dans la montagne et où l’on n’accédait que par un rudimentaire escalier de grosses pierres inégales taillées dans le roc. C’était à ce que l’on disait un lieu humide, sombre et assez effrayant. Pourtant Madeleine y avait vécu dans la solitude durant plus de trente années, buvant l’eau d’une source, mangeant des racines, démunie, au point que ses vêtements étant tombés en lambeaux, elle n’était plus vêtue que de sa longue et épaisse chevelure, mais la légende disait que sept fois le jour les anges chantaient pour elle et qu’elle pouvait apercevoir parfois le visage de Jésus, le rédempteur qu’elle avait tant aimé et continuait d’adorer par-delà le temps.

Sancie connaissait l’histoire de Marie-Madeleine et souvent elle s’était demandé si le Christ avait donné à la belle pécheresse plus d’amour qu’au reste de l’humanité. Une autre sorte d’amour ? Quant à celle-ci, il lui avait suffi de le voir passer et elle avait souhaité de tout son cœur ne plus vivre que pour lui, pour être digne d’être aimée. D’où cette réclusion à ciel ouvert où elle avait pleuré tant de larmes que tous les petits ruisseaux de la montagne en étaient nés. Mais ce devait être facile d’aimer le Verbe incarné puisque des foules entières allaient à lui et le suivaient. D’ailleurs, quand on aime tout devient facile. Sauf peut-être de recevoir autant que l’on donne lorsque l’on est laide…

Laide ! C’est état auquel on ne s’habitue pas quand on est fille et que l’on a treize ans. Même quand, sans laisser aux autres le temps de vous le faire savoir, on le brandit comme un défi dans l’espoir secret qu’un jour quelqu’un répondra : « Mais non. Je ne trouve pas… » Jusqu’à présent personne n’avait réagi comme cela et il en serait certainement ainsi dans l’avenir…

Au fond de son buisson de laurier Sancie pleura toutes les larmes de son corps. Ce qui ne l’embellit pas, mais elle n’y pouvait rien. Elle détestait l’alternative que venait de lui dessiner la cruelle Castillane, d’autant plus qu’elle ne voyait pas comment lui échapper : un mariage fatalement odieux puisqu’elle ne serait pas aimée ou le couvent pour y mourir de rage et de désespoir. À bien y réfléchir, elle en viendrait peut-être à cette dernière solution. Renaud allait guérir et sans doute ne serait-il pas renvoyé à l’Empereur. Lui et elle vivraient assez proches. Qu’adviendrait-il le jour où elle le verrait s’éprendre de quelque jolie demoiselle ? Un spectacle impossible à supporter et qui la ferait fuir vers sa chère Provence bien sûr, mais là, pour éviter d’être mariée, il n’y aurait plus qu’à revêtir une robe de moniale…

En attendant, il fallut tout de même se décider à remonter chez la reine Marguerite et Sancie quitta le jardin. Dans l’escalier, elle croisa dame Hersende qui, en la voyant, fronça le sourcil et l’arrêta :

— Il ne faut pas pleurer, lui dit-elle. Quelle qu’en soit la raison, c’est bien dommage de faire rougir à ce point des yeux d’un si joli vert !

— Vous croyez ? émit Sancie abasourdie par ce compliment, le premier qu’elle eût jamais reçu.

— Bien sûr ! Venez avec moi, demoiselle ! Je vais vous les baigner avec de l’eau de tilleul. Il ne faut pas que la Reine qui approche de son terme vous voie avec ce visage défait…

Fascinée, muette, Sancie suivit la femme providentielle. En l’entendant, elle aussi crut entendre les anges…

Au soir de ce jour, Renaud apprit de la bouche du Roi qui lui fit l’honneur de grimper jusqu’à sa chambrette ce que serait sa récompense : dès qu’il serait sur pied il entrerait au service du comte Robert d’Artois, frère puîné de Louis ; ensuite, à la grande fête de Pentecôte, il serait adoubé de la main du Roi.

C’était enfin la réalisation de son plus vieux rêve et l’honneur était immense. Pourtant la joie du jeune homme n’était pas complète et Louis, dans sa finesse habituelle, le sentit. Il coupa court à ses remerciements :

— Vous pensez qu’après m’avoir sauvé la vie, la moindre des choses aurait été que je vous prenne à mon service ?

Renaud se sentit rougir.

— Je pense que monseigneur d’Artois qui est frère du Roi a pour sa personne trop d’affection pour n’être pas lui-même son premier serviteur.

Louis IX leva un sourcil étonné et sourit :

— Voilà une belle réponse ! Vous n’êtes pas, je l’espère, un habile homme ? Vous me décevriez.

— Non, sire. J’ai au contraire le malheur de dire un peu trop librement ce que je pense…

— J’aime mieux cela. Quant à votre entrée chez mon frère, sachez que l’idée ne vient pas de moi. C’est lui qui vous a demandé parce que vous lui avez plu et il désire s’attacher un homme aussi dévoué que vous. Il est, voyez-vous, non pas notre premier serviteur mais bien notre premier défenseur. Il est plus souvent auprès de nous qu’en son comté d’Artois et vit plus souvent à Poissy dont il n’est cependant que le châtelain 23 qu’en ses châteaux de Lens, de Hesdin ou de Bapaume. C’est dire qu’il s’éloigne peu et auprès de lui vous serez aussi auprès de moi.

Il s’apprêtait à sortir, se ravisa au seuil et se retourna :

— J’allais oublier, ajouta-t-il une lueur de malice au fond de ses yeux célestes. Quand nous irons en croisade, il va de soi que le comte Robert nous suivra. Il nous précéderait même s’il ne craignait toujours que quelque catastrophe fonde sur nous en son absence. Nul plus que lui n’aime courir sus à l’ennemi, chevaucher dans le vent des batailles en assenant de beaux coups d’épée. En outre vous n’y rencontrerez guère notre cousin Pierre de Courtenay qu’il n’aime pas. Et quand le comte Robert n’aime pas quelqu’un, il n’a pas l’habitude de laisser sa lumière sous le boisseau…

Plein cette fois d’une joie complète, Renaud fit effort pour se lever afin de mieux remercier le Roi, mais celui-ci le contraignit d’une main vigoureuse à rester sous les couvertures.

— Vous remercierez davantage en servant bien, donc en guérissant vite ! Votre nouveau seigneur apprécie que l’on soit capable, de jour comme de nuit, de le suivre n’importe où, par tous les temps et en toutes circonstances.

Le programme était séduisant et Renaud aurait eu mauvaise grâce à le nier : accompagner le plus belliqueux des princes du sang de France avec, en perspective, un adoubement de la main même du Roi, ce n’était pas rien ! Surtout pour un garçon qui, en l’espace d’une année, était passé de l’état de gibier de potence à l’espérance d’un bel avenir après s’être retrouvé au fond d’un cachot, livré aux tourmenteurs sous la plus ignoble des accusations, en butte à l’aversion inexplicable d’une grande reine et au mépris des autres Courtenay, à la seule exception du plus extraordinaire d’entre eux : le maître impécunieux d’un empire dont naguère encore la richesse éblouissait le monde. Avec lui il avait couru les chemins aventureux, sauvé un pape grâce auquel il avait retrouvé le droit de porter haut la tête dans le pays qui l’avait chassé. Il y avait là de quoi être étourdi ! Sans compter le coup de couteau du fou !

Somme toute, monseigneur Robert serait son troisième maître en quelques mois seulement. Il fallait espérer que son séjour chez lui ne serait pas aussi météorique que chez le baron de Coucy ou chez l’empereur Baudouin ? Or, que se passerait-il si sa blessure guérissait mal et l’empêchait de reprendre le dur entraînement des armes, le combat à l’épée, à la lance, à la hache ? Le bouillant comte d’Artois n’aurait que faire d’un quasi-invalide et alors…

Ces idées tumultueuses l’occupèrent si bien que lorsque le soir tomba, la fièvre, elle, avait remonté. Ce qui mécontenta fort dame Hersende quand elle revint le voir.

— Par saint Hippocrate, qu’a bien pu vous annoncer notre sire Louis pour vous mettre en cet état ?

— Que monseigneur d’Artois allait me prendre en sa maison, bredouilla Renaud au bord des larmes.

— Voilà bien de quoi se mettre la tête à l’envers ! À votre place je verrais plutôt cela comme une bonne nouvelle. C’est le prince le plus gai et le plus amusant de la famille ! Bon compagnon et vaillant chevalier, en outre…

— … qui veut avoir autour de lui des gens capables de le suivre où qu’il aille sans jamais montrer la moindre fatigue… Regardez où j’en suis ! Faible comme un nouveau-né, il ne me gardera pas huit jours ! Quant à me mettre la tête à l’envers, elle me tourne si j’essaie de poser le pied par terre.

— Mais votre blessure était sérieuse et monseigneur Robert le sait. Si vous ne l’aviez reçue, il pleurerait à la fois son roi et son frère bien-aimé. Rassurez-vous ! Vous avez tout le temps de guérir. Et moi je suis là pour cela. Il est temps de prendre votre remède.

Et elle lui entonna deux grandes cuillères de sa potion verdâtre mais cette fois il demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?

— De la langue de vipère pilée avec des testicules de loup, de la cervelle de grenouille, de la mandragore, de… la digitale et divers autres ingrédients, répondit-elle sans sourire.

— Mais quelle horreur ! Ce ne peut être que maléfique !

Cette fois elle se mit à rire de bon cœur :

— Quand on pose des questions ridicules on reçoit une réponse ridicule ! Où avez-vous vu que l’on demandait ses secrets à un médecin ? Il n’y a pas que Maître Albert pour concocter des liqueurs miraculeuses.

— Vous connaissez Maître Albert ?

— De réputation. On dit qu’il sait faire… je ne sais quoi… de l’or ? Et aussi que c’est un grand sage, mais son école n’est pas la mienne. Je suis, par l’enseignement de mon père, fidèle disciple de la grande Trotula de Salerne 24. Mais vous-même, d’où le connaissez-vous ?

— Je ne l’ai jamais vu. En arrivant ici je suis entré au service de dame Philippa de Coucy et l’ai escortée, un soir, jusqu’à la maison de Maître Albert. Ce que j’en sais c’est qu’elle en est revenue satisfaite et que…

— La dame de Coucy qui était amie de la reine Blanche ?

— Pourquoi « était » ?

— Parce qu’elle est morte il y a peu. J’ai entendu Madame Blanche le dire à Madame Marguerite. Avec grande colère d’ailleurs, mais aussi grande pitié : la malheureuse dû succomber pour ce que j’en sais à une violente crise de ce qu’Aristote… et Trotula après lui appelaient eklampsia, après avoir rejeté hors de son corps un fœtus de quatre mois. Ce qui expliquerait les terribles douleurs dont elle a souffert… si toutefois elle n’a pas été empoisonnée… Les deux peut-être, on ne sait, certains poisons étant susceptibles de provoquer les mêmes symptômes.

— Empoisonnée ? Dame Philippa ? Mais par qui ?

— Là vous m’en demandez trop. Comment voulez-vous que je le sache ? Vous devez connaître son entourage mieux que moi…

— À peine. Je ne l’ai servie qu’à Paris et pendant peu de jours. À Coucy ne suis jamais allé. Elle y est morte ?

Dame Hersende aida son malade à sortir de sa couche et l’assit sur le tabouret après lui avoir jeté une couverture sur les épaules afin de pouvoir retaper oreiller, draps et couverture, lui fit faire un peu de toilette, puis, sans tenir compte du fait qu’il tremblait et claquait des dents, l’obligea à rester debout un instant :

— Comment vous sentez-vous ?

— J’ai froid…

— C’est naturel, mais la tête vous tourne-t-elle ?

— Un peu… beaucoup moins il me semble.

Elle le recoucha, remonta ses couvertures jusqu’au menton, puis lui tapota gentiment la joue :

— Cessez de vous tourmentez ! Vous ne déparerez pas la collection de jeunes foudres de guerre qui entourent le comte d’Artois. Dans quinze jours vous monterez à cheval. Et ce sera aussi bien parce que dans quinze jours nous partons pour Poissy afin que Madame Marguerite y fasse ses couches et je me devrai à elle. Alors arrangez-vous pour ne pas me démentir ! Je déteste avoir tort !

— Je ferai de mon mieux pour vous contenter, répondit-il, le sourire revenu.

Quinze jours plus tard il regardait dans la cour l’énorme déménagement que représentait le transport de la maison royale d’une de ses résidences à une autre. On emportait tout, depuis les meubles de la chambre jusqu’aux marmites des cuisines en passant par les dossiers de la Chancellerie et les instruments des musiciens. Le Roi, s’il quittait son palais pour l’un de ses châteaux, devait toujours trouver sous sa main ses objets familiers. Seul, le manoir de Vincennes, à la porte de Paris – un ancien rendez-vous de chasse transformé par Philippe Auguste et où Louis aimait séjourner pour le plaisir de la forêt –, gardait sa propre installation. Ce qui ne durerait sans doute pas. Louis le faisait agrandir et y construisait même une Sainte-Chapelle nettement plus petite, dédiée à saint Martin et destinée à recevoir l’une des épines de la Couronne…

Jamais Renaud ne s’était senti aussi heureux depuis le temps insouciant de sa prime jeunesse aux Courtils. Il faisait un temps affreux, car, de mémoire d’homme, on n’avait vu mois d’avril aussi pluvieux, aussi grincheux, mais le nouvel écuyer de monseigneur le comte d’Artois voyait les choses aux couleurs du soleil. Équipé de neuf avec dans son escarcelle les pièces d’or comptées par le trésorier royal à titre de gratification pour lui permettre d’entrer la tête haute dans la maison de son nouveau maître et un avenir qu’illuminait déjà pour lui la lumière de Jérusalem, il se sentait le roi du monde.

Dame Hersende avait eu raison sur toute la ligne : il se sentait presque aussi bien qu’avant sa blessure, même si de temps en temps il avait le souffle un peu court. En outre, servir le comte Robert allait être un vrai plaisir : il lui avait suffi de quelques minutes d’entretien avec lui pour comprendre qu’il entrait dans une maison selon son cœur.

— Ceux qui me servent sont d’abord les hommes du Roi mon frère, lui déclara-t-il. Ils ne sont jamais loin de lui parce que je me suis donné à tâche de le protéger car lui ne s’en soucie guère. Il a des gardes, sans doute, mais la vigilance née d’une tendre admiration ne se peut remplacer…

— Notre sire serait-il encore en danger ? s’était autorisé à demander Renaud.

— Un grand roi est toujours en danger et vous le savez mieux que quiconque, la menace peut venir à lui de n’importe où et n’importe quand. Mon noble frère est du bois dont on fait les saints et la plupart des sujets de ce royaume le vénèrent déjà mais il y en a d’autres. Beaucoup d’autres. Aussi vous devrez garder constamment à l’esprit que, dans une bataille, par exemple, s’il se trouvait que nous fussions lui et moi séparés et également en péril, c’est lui, avant moi, qu’il faudrait secourir. Quand vous aurez été adoubé, vous me rendrez l’hommage lige, mais moi c’est à lui que je l’ai rendu. Donc lui avant tout et toujours ! Vous avez compris ?

— C’est assez clair, monseigneur. Cependant vous m’accorderez bien le bonheur de me dévouer à vous… quand le Roi n’aura pas besoin de secours ?

— Mais j’y compte bien ! fit Robert en riant. Cela dit, si j’exige l’exactitude des devoirs religieux, la vie de mes chevaliers est moins austère que chez lui. Entendre messe chaque matin, dire les grâces aux repas, prier chaque soir et faire aumône largement suffit à la paix de mon âme. Pour le reste, la vie d’un preux est souvent courte. Autant la rendre agréable dans la mesure permise par Dieu. Fêtes, tournois, festins, bons vins et jolies femmes sont faits pour cela. Alors ne vous croyez pas obligé de vivre comme un moine !

— Ne doit-on pas arriver pur au jour de l’adoubement ?

— Sans doute… mais il y a après ! répondit le prince en éclatant d’un rire si communicatif que Renaud se retrouva en train de rire avec lui.

L’entretien se termina par la tape vigoureusement appliquée que Robert assena sur l’épaule de son nouvel écuyer, lequel, encore fragile à ce moment-là, pâlit sous le choc mais réussit à garder le sourire.

— Bien ça ! apprécia en connaisseur le prince qui l’avait fait exprès. Souvenez-vous de ce que je viens de vous dire et vous obtiendrez ce que vous voudrez de moi !

Que pouvait rêver de mieux un garçon sans sou ni maille ? Dans quelques instants il prendrait sa place dans l’escorte de Robert pour gagner Poissy avant le Roi ; mais, se sentant des fourmis dans les jambes, il était descendu dans la cour bien avant l’heure pour voir les serviteurs aux ordres de messire Jean Sarrasin, chambellan, s’activer autour des chariots qui étaient sur le point de partir. Il allait se diriger vers le chantier de la Sainte-Chapelle pour dire au revoir à maître Pierre qui l’était venu voir à deux reprises durant sa maladie, quand son regard accrocha un visage parmi ceux des gens qui, comme lui-même, assistaient au départ. Il s’y fixa si bien qu’il voulut le rejoindre et s’élança au milieu de la foule. Ce que voyant l’autre disparut. Alors en se frayant un passage il l’appela :

— Gilles ! Gilles Pernon, attendez-moi ! Je veux vous parler !

Devant la ruée de ce grand garçon en cotte aux armes d’Artois, l’assemblée s’ouvrit et il n’eut guère de peine à rejoindre son ancien maître d’armes qui, coincé, se faisait petit contre le mur des écuries. Tout joyeux de la rencontre, il ouvrit les bras pour l’accoler :

— Mon vieil ami ! Que faites-vous ici ? Je vous croyais à Coucy !

— Eh non, je n’y suis plus… Mais vous, recevez mes compliments ! Vous voilà dans la maison d’un prince… et vous avez belle mine !

Renaud s’aperçut alors que ce n’était pas le cas de Pernon. Mal vêtu, les yeux creux, son visage à la moustache si soignée envahie de poils gris, il avait perdu cet air de santé et d’assurance qui inspirait confiance et en faisait un si solide compagnon. Même son grand nez fleuri de sang vif au contact de la bouteille s’était décoloré.

— Mon ami… que vous arrive-t-il ? Vous semblez… malade ? Venez par ici, ajouta-t-il après s’être assuré d’un coup d’œil que son seigneur n’apparaissait pas encore sur le perron.

Il le tira vers la chapelle Saint-Nicolas et le fit asseoir sur les marches car en l’emmenant, il avait senti son pas mal assuré.

— Maintenant racontez-moi ! Pour gagner du temps parce que je n’en ai peut-être pas beaucoup, j’ai appris la mort de dame Philippa… et aussi un vilain bruit : cette mort ne serait pas tout à fait naturelle ?

— Ça, j’en suis certain ! Elle a été enherbée. Ce n’était pas difficile avec les drogues que cette garce lui faisait avaler !

— Vous ne voulez pas dire que ce serait…

— La belle Flore ? Bien sûr que si ! Il y a longtemps qu’elle a jeté son dévolu sur le baron Raoul et, faute de mieux, en attendant – parce qu’elle a la patience d’un chat, la gueuse ! –, elle s’est glissée dans les bonnes grâces de dame Philippa.

— En attendant quoi ?

— Que sire Raoul cesse d’aimer ailleurs. Quand vous êtes entré chez nous, la dame de ses pensées était l’épouse d’un seigneur des environs dont je tairai le nom parce que au fond cela n’a pas trop d’importance. Peu après notre retour au château, quand… vous avez été arrêté, la dame en question est morte pendant une chasse : son cheval devenu fou lui a fracassé la tête contre un arbre.

— Un accident, je suppose ? Demoiselle Flore ne pouvait pas s’y attendre…

— Allez savoir ! Un cheval ne devient pas fou comme ça, d’un seul coup. Il faut l’y aider.

— En avait-elle la possibilité ? Et puis, si le baron aimait si fort cette dame, sa mort a dû le désespérer et non l’inciter à ne plus l’aimer ?

— Certes, certes ! Et il était même si amoureux que notre gueuse s’est employée à le consoler. Elle est belle, cette garce… et habile. Après avoir poussé le baron au lit de sa femme qu’il avait enfin mise enceinte, elle l’a mignoté, entouré de petites attentions, lui a laissé entendre qu’elle l’aimait depuis longtemps et finalement s’est donnée à lui… Pour un homme qui n’avait plus à se mettre sous la dent que son épouse – et à laquelle il n’était plus question de toucher –, le corps de cette fille a dû être un éblouissement. Je sais de quoi je parle parce qu’un soir je l’ai vue se baigner dans l’étang du château. Une déesse ! De quoi damner un saint ! J’avoue en avoir rêvé moi-même. Le baron, lui, a été ensorcelé. C’était comme si elle lui avait fait boire un philtre. Et c’est peut-être ce qu’elle a fait… En tout cas le sort de dame Philippa a été vite réglé une fois sire Raoul bien englué. À cause de la perte de l’enfant, le baron l’a un peu pleurée. De jour parce que la nuit appartenait à Flore. À présent, ils vivent ensemble ouvertement… et Enguerrand de Coucy, le frère, se frotte les mains.

— Pourquoi ? Cela le scandalise ?

— Non. Au contraire. Il se montre aimable, compréhensif… Son intérêt est que son frère meure sans enfants et il ne vaut pas plus cher que la fille. C’est lui qui avait fait tuer Ferienne, le damoiseau que vous avez remplacé parce que dame Philippa avait couché avec lui. Quant à la Flore, j’ai souvent pensé qu’elle était à sa solde mais je crois, maintenant, qu’elle travaille pour elle-même.

— Elle espère se faire épouser ? C’est impossible voyons ! Il est trop haut seigneur pour une fille de petite noblesse ! Mais, je ne vois pas pourquoi vous vous trouvez réduit à l’état où je vous vois…

— Cela tient à ce que je ne sais pas me taire quand la colère m’étouffe. Je suis un vieux guerrier et j’ai mon franc-parler. Un jour que cette maudite qui se croit déjà baronne a fait fouetter et chasser une pauvre fille qui lui avait gâté une robe, je n’ai pu m’empêcher de lui dire son fait… et j’ai lu dans ses yeux qu’il ne passerait pas beaucoup de temps avant que mon destin à moi ne soit réglé. Congédié ou enherbé, je ne savais trop à quoi m’attendre quand un chien a pris la décision pour moi. Un chien capable d’avoir mangé ma pitance. Alors je me suis sauvé et depuis je traîne dans Paris. J’avais songé aller dire à la reine Blanche ce que je sais du sort de son amie, mais c’est laide chose que dénoncer… et le baron, je ne voudrais pas qu’il lui arrive malheur par moi. Alors j’attends.

— Quoi ? De trouver un autre seigneur ?

— Non. Que le Roi parte pour la croisade ce qui me permettrait de m’enrôler mais il paraît qu’il se passera du temps avant cela.

— En effet. On dit qu’il fait construire un port dans le Midi pour s’embarquer. J’ai fini moi aussi par comprendre que ce serait plus long que je ne le pensais…

À ce moment, un mouvement se fit sur le perron : c’était Robert qui se disposait à se mettre en route pour aller attendre le Roi à Poissy. Renaud comprit qu’il n’avait plus le temps alors il fouilla vivement dans son escarcelle, y prit une pièce d’or qu’il remit à Pernon éberlué :

— Tenez ! Allez vous acheter des habits propres et installez-vous dans cette auberge où vous aviez vos habitudes. Et attendez-moi !

— Mais… vous ne restez pas ?

— Non, mais je reviendrai. Je parlerai pour vous à monseigneur Robert. Peut-être a-t-il besoin d’un bon maître d’armes ?

— Vous feriez ça ? Oh… sire Renaud !

— Vous me remercierez plus tard ! Je suis pressé…

Il courait déjà vers son cheval qu’il avait attaché à un anneau mais, tout en courant, se retourna :

— Ne… buvez pas trop en m’attendant !

— Promis ! On fêtera ça ensemble quand vous reviendrez…

La pluie avait cessé depuis un moment mais Renaud ne s’en était pas aperçu. Retrouver Pernon lui causait une vraie joie…

Dans la nuit du 30 avril au 1er mai, Hersende délivra la jeune reine d’un petit garçon que l’on appela Philippe en mémoire de son grand-père et la joie éclata dans la ville qui se couvrit de ses plus beaux atours. Dès le matin les jeunes filles allèrent en forêt de Saint-Germain cueillir le mai afin de composer guirlandes et bouquets pour la Reine et pour l’enfant qui était beau et vigoureux si l’on en croyait ses clameurs de protestation. Dans les églises on chanta la gloire du Seigneur et le Roi heureux de cette nouvelle naissance masculine entendit trois messes dont il chanta l’une et fit distribuer si larges aumônes qu’à une lieue à la ronde, il n’y eut personne qui ne pût manger – et boire ! – son content en bénissant Dieu qui leur avait donné si bon roi.

Assise dans son lit de parade, après un repos nécessaire, Marguerite, un peu pâle mais rayonnante, reçut les félicitations de la famille, beaux-frères, belles-sœurs, venant, évidemment après le « merci » tendrement ému de son époux et de celui, quasi triomphant, de sa belle-mère.

À vrai dire, celle-ci avait passé la nuit entière au chevet de Marguerite torturée par les douleurs de l’enfantement et s’était, en la circonstance, comportée en véritable mère, tenant la main qui se crispait sur la sienne, épongeant la sueur du front, prodiguant paroles apaisantes ou encouragements, mais sans jamais gêner le travail d’Hersende dont elle reconnut vite le savoir-faire. Mais elle était encore là quand le chapelain vint procéder à l’ondoiement du bébé – sage précaution en attendant le baptême ! – et surtout quand la Cour et les notables de Poissy vinrent offrir leurs vœux, présents et congratulations à la jeune mère. En fait, le petit Philippe ne quitta guère les bras de sa grand-mère et ce fut elle qui l’offrit à l’admiration des visiteurs.

— Dirait-on pas que c’est elle qui l’a fait ? ronchonnait intérieurement Sancie qui elle non plus, n’avait pas dormi. Et regardez-la ! Elle est plus fraîche et plus vive que moi ! Plaise à Dieu que je ne me contente pas d’avoir l’air d’une sorcière, mais que j’en possède la puissance et les charmes ! Je la changerais en chouette pour qu’elle dorme le jour et la nuit, se tienne tranquille sur sa branche d’arbre !

Il était visible, en dépit de sa contenance souriante, que Marguerite eût préféré qu’il en fût autrement. Ce fut pire encore quand elle sut que la nourrice et les servantes du petit prince étaient installées près de Blanche et non près d’elle. Il en avait été ainsi lors de la naissance du petit Louis et Marguerite, trop jeune et trop affaiblie par un accouchement long et difficile, n’avait pas protesté. En outre, il s’agissait de l’héritier du trône mais, cette fois, elle avait espéré qu’on lui laisserait son second fils. Et elle le fit entendre. Cependant Madame Blanche avait réponse à tout :

— Cet enfant aura un caractère bien trempé. Il crie dès qu’il n’est pas satisfait et il vous faut du repos, ma fille ! Chez moi qui ne dors guère, il ne gênera personne.

— Je vous assure qu’il ne me gênera pas. Je me sens au mieux et je voudrais le garder près de moi. Mon doux sire, je vous prie, dites à votre mère qu’elle me le laisse !

Le Roi vint s’asseoir sur le pied du lit et prit les mains de sa femme dans les siennes :

— Ma mère a raison, ma mie ! Vous savez qu’elle n’a d’autre désir que le mieux pour nous… et vous avez besoin de repos après si dure besogne !

Marguerite baissa les yeux pour cacher un éclair de colère :

— Sans doute avez-vous raison, sire !

Mais doucement elle ôta sa main…

Quand tout le monde se fut retiré, la laissant en la seule compagnie du médecin, de Sancie et des autres femmes de son service, Marguerite éclata en sanglots. Sancie voulut se précipiter vers elle, mais Hersende la retint du geste et l’adolescente se figea tandis que l’on faisait sortir les autres femmes. Un moment, on n’entendit plus dans la pièce que les pleurs de Marguerite. Ce fut seulement quand ils commencèrent à s’apaiser qu’Hersende se pencha sur la petite reine désolée :

— Ne pleurez pas, Madame. Vous vous faites grand mal. Le Roi vous aime, cela est visible et il ne veut que votre bien…

— Mon bien ? Celui que sa mère décide pour moi. Elle entend élever mes fils comme elle a élevé les siens… et je ne veux pas qu’elle en fasse des moines…

— Notre sire est certes fort pieux, mais je pense qu’il obéit à un penchant naturel… Ses frères ne lui ressemblent guère sous ce rapport. Surtout monseigneur Robert… Peut-être, en effet, votre époux se fût-il voué à Dieu s’il n’avait été roi… ou s’il ne vous avait connue. Jamais on ne vit moine mettre tant d’ardeur à faire des enfants ! En outre, vous l’aimez ?

— Oui, je l’aime… Enfin je crois encore, mais il se peut qu’un jour je me lasse. C’est trop difficile d’être mariée à un saint ! Surtout quand ce saint vous refuse le droit de partager sa vie et vous en retranche même pour donner à sa mère ce qui vous revient à vous… On ne me laisse que le droit de faire des enfants, après quoi on me les enlève… si la mort ne s’en charge pas. Alors d’enfants je ne veux plus !

— Madame ! s’effara Sancie. Direz-vous non au roi votre époux quand il s’approchera de vous ?

— Pourquoi pas ? J’ai le droit d’être souffrante. Plus n’accepterai d’être enceinte tant que je ne saurai la date du départ en croisade.

— Vous voulez partir enceinte ? s’écria Hersende.

Marguerite releva la tête d’un air de défi et planta ses grands yeux bleus tout scintillants encore de larmes et de colère :

— Certes. Je le ferai et vous viendrez avec moi. Et j’accoucherai là où il plaira à Dieu : sur le bateau, à Chypre ou en Terre Sainte. Celui-là, au moins, on ne me le prendra pas !

— Vous n’y parviendrez pas. Vous êtes si belle, Madame, et le Roi saura si bien vous prier d’amour que ne pourrez lui résister…

Tout en parlant, Sancie s’approcha de la profonde embrasure de la fenêtre pour regarder les murailles du château illuminées par des centaines de torches et de pots à feu. C’était un spectacle magique. Toutes ces lumières se reflétaient en éclairs blonds sur les armes des gardes. La fête était dans la ville, il n’y avait plus grand monde dans la cour pour obéir aux ordres du châtelain afin que la jeune accouchée pût reposer. Pourtant les yeux de chat de Sancie – ses yeux de sorcière ! – distinguèrent une silhouette, un visage : ceux de Renaud de Courtenay et son cœur battit plus vite.

Il y avait des jours qu’elle ne l’avait vu. Écuyer du comte d’Artois il n’avait pas accès aux appartements royaux. Moins encore à ceux de la Reine proche de son terme et que Sancie, elle, ne quittait plus.

Elle n’en avait pas encore souffert parce qu’elle le savait proche et aussi parce qu’elle avait espéré qu’à la faveur de la naissance du petit prince, il serait admis un instant dans la chambre royale comme à peu près tout le reste du château, mais il n’était pas venu…

À présent, il était là. Adossé contre un mur, les bras croisés sur la poitrine où les lys de France supportaient les tours du nouveau comté d’Artois, la tête levée, il tenait son regard fixé sur l’endroit même où se tenait la jeune fille. Elle recula d’instinct mais de façon à le voir encore sans qu’il pût soupçonner sa présence.

Renaud ne l’avait même pas aperçue. Il était revenu à cet endroit, quand le château s’était vidé de ses visiteurs, pour regarder s’allumer cette fenêtre en face de laquelle il était resté la nuit entière caché dans ce qui était un coin d’ombre, ravagé de douleur en percevant l’écho, affaibli cependant par la hauteur et l’épaisseur de la muraille, des cris qu’arrachait à Marguerite la torture de l’enfantement. Elle était en train de donner le jour à la progéniture d’un autre et que cet autre fut le Roi qu’il avait juré de servir et de défendre, qu’il avait sauvé au risque d’y laisser la vie n’effleurait même pas son esprit. Ce qui se passait là-haut mettait l’accent sur l’œuvre de chair qui était à l’origine et balayait ses rêves innocents pour éveiller en lui l’amère jalousie du mâle frustré. On avait tellement vanté devant lui la vie exemplaire de Louis, ses dévotions interminables, ses pénitences, l’austérité de ses mœurs qu’il avait fini par s’imaginer Dieu sait quoi ! Que le Saint-Esprit s’était chargé de faire des gamins à sa reine, Louis n’y participant que d’une manière vaguement abstraite. Mais ces cris de douleur en évoquaient d’autres, poussés peut-être neuf mois plus tôt dans le paroxysme du plaisir. Même s’il n’avait jamais touché une femme, Renaud savait comment on faisait l’amour et, durant cette nuit terrible, il avait imaginé avec une précision déchirante l’adorable Marguerite, nue sous ses longs cheveux sombres, accueillant l’assaut d’un être qui, dépouillé de la couronne comme de ses bures monastiques et de ses croix, n’était plus qu’un homme comme les autres, tenaillé par le désir…

Il n’était rentré se coucher que lorsque cris et plaintes s’étaient tus après l’ultime clameur de la délivrance mais il n’avait pas dormi, essayant de comprendre ce qui se passait en lui, ce qui lui arrivait alors que jusqu’à présent il rêvait d’amour idéal. N’y eût-il eu l’approche de l’adoubement promis – la Pentecôte c’était dans un mois ! – qu’il se serait peut-être jeté à la recherche d’une femme, d’une de ces filles dont le comte Robert recommandait l’usage et les délices, pour qu’elle éteigne le feu dévorant allumé dans ses reins. Il n’en avait rien fait, cela n’aurait pas servi à grand-chose : c’était Marguerite qu’il désirait de toute la violence d’un sang qu’il découvrait et dont il ne savait rien, au fond. Sinon qu’une part lui venait de ces princes sarrasins dont les croisés disaient qu’ils aimaient les femmes au point d’en garder des dizaines dans leurs palais et qu’ils pouvaient les honorer toutes. Cette nuit c’était ce sang-là qui s’était révélé à lui et dont il allait devoir se méfier.

Ce soir, apaisé mais malheureux, il était revenu à la même place, devant la même fenêtre éclairée donnant sur la chambre, sur le lit que Marguerite devait illuminer à nouveau de son éclat et de sa beauté retrouvés…

À son poste d’observation, Sancie comprenait maintenant la cause de sa présence. Elle savait qu’il aimait la Reine. Parce que sa passion était inscrite sur son visage éclairé par la lumière mouvante d’une torche et qu’elle n’avait rien à espérer de lui, sinon l’assurance de ne jamais le voir se tourner vers l’une ou l’autre des dames et demoiselles de la Cour. Et comme la Reine était intouchable…

Elle avait les larmes aux yeux quand elle quitta enfin l’embrasure pour retourner à Marguerite qui l’appelait. Et qui ne remarqua rien. Mais dame Hersende, elle, voyait net. Depuis leur rencontre dans l’escalier, elle s’attachait à cette fille dont la laideur lui inspirait de la pitié et au somptueux, au vivant regard, vert et changeant comme la mer profonde. À son tour, elle s’approcha de la fenêtre, vit Renaud… et n’eut aucune peine à comprendre…

Dès qu’elle eut fini de donner ses soins à la Reine et après s’être assurée que Sancie était occupée, elle descendit rapidement dans la cour, alla prendre Renaud par le bras et l’emmena sans lui laisser le temps de comprendre ce qui lui arrivait.

— Jeune fou que vous êtes ! lui décocha-t-elle dès qu’il n’y eut plus de risque d’être entendus. Que faites-vous là à dévorer des yeux la fenêtre de la Reine ? Êtes-vous déjà si las de cette vie que je vous ai gardée avec l’aide de Dieu ?

— Durant ces jours, dame Hersende, elle n’est jamais venue jusqu’à moi. Elle n’a même pas envoyé ce drôle de petit laideron qui la suit partout… Pourtant, je mériterais peut-être un merci ?

— Elle… n’était pas en état de grimper jusqu’à votre comble. Quant au drôle de petit laideron, j’aurais beaucoup à dire sur elle quand vous serez redevenu sain d’esprit. Et c’est ce à quoi il faut vous résoudre. Très vite ! Si vous tenez à votre tête folle sachez qu’il lui est mauvais de porter aux yeux de tous cet air d’amoureux transi. Même si c’est ce que vous êtes ! Vous l’aimez, n’est-ce pas, celle que vous appelez Elle ?

— À en mourir !

— Alors ne vous gênez pas ! Continuez et vous y arriverez bientôt ! gronda Hersende en lui tournant le dos.

Mais il la retint :

— Ayez un peu pitié, dame Hersende ! Même si nul ne peut imaginer ce que je ressens…

— Nul ? Auriez-vous l’outrecuidance de vous croire le seul à l’aimer, à se trouver victime de sa beauté, de sa grâce ? Elle est peut-être la plus jolie femme du royaume et ils sont légions, jeune blanc-bec, ceux qui rêvent d’elle. Avez-vous lu ce beau poème qui a nom Le Roman de la rose ?

— Non.

— Cela m’eût étonnée aussi. C’est l’œuvre d’un jeune clerc, Guillaume de Lorris, mort il y a peu. Il y célèbre l’amour et le respect – elle appuya sur ce dernier mot – que le poète porte à la haute dame qu’il compare à une rose sans pareille, enfermée dans un jardin clos et défendue par des personnages allégoriques. L’amoureux en son difficile chemin vers la rose reçoit l’aide d’autres personnages mais, autour de la fleur, les gardiens élèvent un nouveau mur…

— Et comment s’achève le poème ?

— Il n’est pas achevé. Guillaume de Lorris n’en a pas eu le temps. La reine Marguerite est la rose incomparable qu’une quête trop assidue finit par dérober complètement aux yeux de son amoureux.

— Vous dites que d’autres l’aiment ?

— Ne soyez pas sot, mon ami. Elle est trop belle pour qu’il en soit autrement. Pour ce qui est de vous, songez plutôt à la prochaine Pentecôte. Votre esprit doit y arriver aussi pur que votre corps. Ou alors renoncez à porter les éperons d’or et partez, le plus loin que vous pourrez, vous faire adouber par un autre roi que Louis !

Le ton s’était fait sévère. Renaud baissa la tête :

— Ne me demandez pas de l’oublier !

— Je ne vous le demande pas. Souvenez-vous seulement de qui elle est. Aimez de loin, comme Jaufre Rudel aima la princesse de Tripoli sans que jamais quiconque s’en aperçoive. C’est déjà trop que moi je le sache… Maintenant il s’agit de savoir si vous voulez être chevalier ou perdu de réputation…

— Poser la question, c’est y répondre mais un chevalier peut vouer sa vie à la dame de ses pensées et moi c’est à… elle que je la vouerai.

Hersende observa un instant sans rien dire le visage qui se détournait d’elle pour chercher à nouveau le reflet d’une fenêtre sur les pierres d’un rempart. L’amour en y posant la griffe de ses tourments lui ôtait les dernières traces de l’adolescence. C’était un homme qu’elle avait devant elle. O combien séduisant ! Et son cœur fondit de pitié pour le « drôle de petit laideron » qu’il ne regarderait certainement jamais comme une femme mais aussi pour la jeune reine, aimée sans doute de son époux mais moins que Dieu, moins que la mère. Donc mal aimée. Et Hersende savait d’expérience quelle puissance d’attraction pouvait exercer une passion…

— Vouez si cela vous plaît, soupira-t-elle, mais de loin et en silence…

Cette fois, elle s’éloigna.

Sur l’autel éclairé par un seul gros cierge et la flamme rouge de la Présence, les trois épées nues luisaient doucement dans la dorure neuve de leurs pommeaux ornés d’escarboucles et de topazes. Elles étaient semblables. Ainsi l’avait voulu monseigneur Robert pour les trois chevaliers issus de sa maison que le Roi adouberait dans quelques heures.

Autour de ce faible foyer lumineux, l’église Notre-Dame-de-Poissy était obscure, silencieuse, mais trois ombres blanches semblablement vêtues de lin étaient à genoux sur une même ligne au pied de l’autel. Ils avaient nom : Hugues de Croisilles, Gérard de Fresnoy et Renaud de Courtenay.

Auparavant, dans la salle du château où l’on avait porté de grands baquets, ils avaient été lavés rituellement, après s’être confessés des souillures de leurs corps symbolisant celles de leurs âmes. Après quoi, on les avait revêtus de blanc et conduits en procession jusqu’à l’église où ils devaient passer la nuit à méditer et à prier, durant dix heures, debout ou à genoux, sans aucune possibilité de s’asseoir même un court instant.

Mais s’asseoir, Renaud n’y songeait pas. En cette vigile de Pentecôte, il vivait enfin l’instant entre tous désiré et depuis si longtemps qu’il lui semblait avoir vécu un siècle entre le drame des Courtils et cette veillée d’armes. Enfin il le tenait cet adoubement qui à la façon d’un mirage semblait se dissoudre à mesure qu’il marchait vers lui ! Il allait être enfin quelqu’un : le chevalier de Courtenay et non plus cet être aux contours indécis, à mi-chemin entre le domestique et le soldat devant qui toute espérance devait être interdite… Il se sentait en paix, comme les autres même si son regard caressait avec tendresse la forte lame d’acier bleu qui serait sienne demain. Avec la volonté de la faire rayonner de gloire au soleil des batailles qui l’attendaient sur sa terre natale. Et cela sous les yeux de la tant aimée !

Tout à l’heure il avait bien fallu confesser au chapelain son amour pour une noble dame en puissance d’époux et le chapelain avait souri :

— Un damoiseau qui ne rêverait d’une belle fût-elle mariée ne serait pas normal. L’amour pur n’a jamais offensé Dieu !

— Mais je la désire avec chaque fibre de mon corps, chaque goutte de mon sang.

— Cela aussi est normal parce que vous êtes jeune et ardent. Ce n’en serait pas moins un grave péché si vous aviez l’intention d’y céder. En ce cas je ne pourrais vous absoudre. Il faut jurer ici de ne rien tenter contre la vertu de la dame.

Saisissant ce qu’on voulait dire – pas d’absolution, pas d’adoubement ! – Renaud haussa les épaules :

— Elle est de celles dont on ne peut que rêver. Je jure ici de ne rien tenter.

— Bien, car votre péché trouvera sa pénitence dans les tourments de l’amour charnel inapaisé…

Il avait juré et à présent il attendait sa récompense, mais sa prière se fit supplication afin que Dieu et Notre-Dame lui accordent apaisement. Ensuite, il pria longuement pour sire Olin et dame Alais. Les chers parents de son enfance. Ils seraient si heureux, si fiers à cette heure !

Vers minuit il se releva, avec un peu de peine car il sentait ses genoux rouillés et regarda ses deux compagnons. Fils, tous deux, de seigneurs artésiens que le comte Robert voulait honorer particulièrement, il ne les connaissait pas. Ils étaient blonds, solides et bâtis en force avec des yeux clairs, des joues fraîches où le rasoir avait laissé des traces. L’un se tenait à droite, l’autre à gauche de Renaud et, chaque fois que celui-ci regardait l’un d’eux, il rencontrait un bref coup d’œil, un peu furtif, qui le faisait sourire. Il se savait pour eux une espèce de curiosité. Moins parce qu’il avait sauvé la vie du Roi que pour sa naissance aussi lointaine que mystérieuse confirmée par la couleur d’ivoire de sa peau.

Alors que la cloche du couvent voisin venait de sonner matines et voyant l’un de ses compagnons – le plus jeune, Hugues de Croisilles – vaciller sur ses jambes, il proposa :

— Voulez-vous que nous priions à haute voix ou même que nous chantions en chœur les louanges de Notre-Dame ? C’est l’heure la plus noire de la nuit, la plus difficile aussi pour lutter contre la fatigue. Cela nous aiderait.

Ils acceptèrent avec enthousiasme et peu après leurs trois voix s’élevaient, réchauffant l’atmosphère de cette église qui semblait se refroidir à mesure que le temps passait. En dépit de l’espérance et de la joie qui habitaient les trois garçons, la veillée fût longue jusqu’à ce qu’une petite lumière blanche pénètre dans le sanctuaire qui s’éclaira lentement. C’était le jour, enfin !

Un bruit de pas se fit alors entendre. Un prêtre arrivait avec des diacres pour dire la messe : une messe solennelle, chantée, à laquelle les futurs chevaliers participèrent avec entrain avant de recevoir, bien pieusement et bien humblement le Corps du Christ puis une ample bénédiction. Quand ils sortirent dans la fraîcheur du matin, il était six heures et un cortège les attendait pour les ramener au château où un copieux repas était servi. Le retour se fit dans un joyeux vacarme sous un ciel radieux rayé, très haut, par le vol rapide des hirondelles.

Pain blanc, volailles et venaisons rôties, fromage et confitures attendaient les héros du jour. Ils leur firent honneur ainsi qu’au vin claret qui les accompagnait. Tous trois mouraient de faim :

— En outre, déclara le jeune Fresnoy, il nous faut reprendre toutes nos forces car si la nuit a été longue la journée sera rude !

D’abord il fallait se faire habiller. On les conduisit dans une chambre où des dames et des demoiselles les attendaient, parées pour la fête. Elles appartenaient au service des deux reines et de la comtesse Mahaut d’Artois. Des mains légères dévêtirent les trois garçons, puis leur passèrent des chemises et des braies « plus blanches que fleurs en avril » comme les chausses de soie, puis le bliaud, en soie lui aussi avec une bande d’orfroi au col, aux manches et au bas. Enfin le manteau de beau drap doublé de samit avec un fermail précieux. L’heure solennelle entre toutes était arrivée. Renaud comme ses compagnons prit une profonde respiration car le cœur leur battait fort.

Annoncés par la clameur triomphale des longues trompettes d’argent, ils parurent sur le large perron du château au bas duquel la Cour était rassemblée autour d’un grand tapis posé sur l’herbe. Le coup d’œil en était magnifique : robes et voiles de multiples couleurs brodés d’or ou d’argent diaprés de pierres scintillantes, couronnes orfévrées ou guirlandes de fleurs des dames et armes somptueuses des hommes. La gorge nouée d’émotion, Renaud vit le Roi, couronne en tête, d’azur et d’or vêtu. Auprès de lui les reines. Se contentant d’effleurer Blanche, il ne regarda qu’« Elle », belle à en mourir dans ses atours azurés nacrés de perles. Mais en dehors du sien, délicat comme une rose, il ne distingua aucun visage.

Les trompettes sonnèrent et Hugues de Croisilles, blanc d’émotion, descendit prendre place au centre du tapis où il salua profondément. Son parrain, un beau vieillard à barbe neigeuse, un aïeul peut-être, vint envelopper de mailles d’acier les jambes du jeune homme et attacher les éperons d’or à ses talons. Puis arrivèrent deux autres parents portant l’un le haubert, l’autre le heaume, qu’ils lui passèrent. Bientôt on ne vit plus de lui qu’une partie de son visage, les yeux se trouvant séparés par le nasal de fer du casque. Ensuite vint Robert d’Artois portant l’épée soutenue par un baudrier de cuir brodé qu’il ajusta sur le flanc gauche du jeune homme, après lui avoir adressé un bref discours et offert à ses lèvres le pommeau contenant une relique de saint. Puis il dit :

— Courbe la tête ! Je vais te donner la colée.

Et, de sa paume droite lui assena sur la nuque un si rude coup que le jeune homme chancela. Mais, déjà, il le retenait et l’embrassait.

— Sois chevalier ! Et courageux envers les ennemis !

Les trompettes sonnèrent à nouveau et le même cérémonial se répéta – même suzerain mais famille différente ! – avec Fresnoy.

Enfin le tour de Renaud vint. Sous le fracas éclatant des trompettes dont le vent léger agitait les flammes, il descendit pour prendre place sur le tapis, avec cependant au cœur une inquiétude : orphelin sans la moindre famille, qui, de tous ces gens que son œil brouillé par l’émotion ne distinguait pas, bouclerait à ses talons les éperons d’or ? Quand il arriva, il mit genou en terre et baissa le front pour saluer le Roi. Puis ce fut le silence. En se relevant sur un signe de Louis, il vit toutes les têtes tournées vers les personnages qui venaient à lui et n’en crut pas ses yeux : escorté d’écuyers portant les diverses pièces d’armure et le coussin rouge où les éperons luisaient joyeusement, c’était Pierre de Courtenay qui s’avançait, le haut baron dont il était cependant certain qu’il le détestait et n’avait pour lui que mépris.

Un instant, les deux hommes se tinrent debout face à face, les yeux dans les yeux. Courtenay eut un mince sourire et déclara :

— En sauvant le Roi notre sire, vous avez acquis à mes yeux le droit de porter notre nom et nos armes. C’est donc à moi qu’il revient de vous en investir. Faites en sorte que je n’aie jamais à le regretter !

Le ton n’avait rien d’affectueux et Renaud comprit qu’il devait sans doute cette reconnaissance inattendue à un ordre royal. Difficile à réfuter dès l’instant où le vrai chef de famille, l’empereur Baudouin, lui avait déjà donné son appui. Aussi se contenta-t-il de répondre :

— Sur la mémoire vénérée de mes pères je jure de ne jamais trahir la confiance de quiconque… même si elle m’est accordée du bout des lèvres, ajouta-t-il assez bas pour que seul Courtenay l’entendît.

— Je vois que nous nous comprenons, fit celui-ci, même jeu.

Ses chevaliers enfermèrent Renaud dans sa nouvelle carapace d’acier mais ce fut Courtenay qui lui attacha les éperons d’or :

— Puissent-ils ne jamais vous être coupés par déshonneur ! murmura-t-il en se relevant et Renaud, cette fois, se contenta d’un sourire dédaigneux.

Le grand moment était arrivé. Louis IX quittait son trône et s’avançait vers celui dont il allait faire un autre homme et qu’une intense émotion envahissait :

— Cette épée vous est donnée par notre mère qui est aussi votre reine, dit-il avec simplicité. La relique du pommeau est un fragment du manteau partagé du grand saint Martin qui est le modèle de toute chevalerie. Faites-en bon usage, Renaud de Courtenay, et veillez à ce que le sang qu’elle fera couler soit toujours celui d’un ennemi de Dieu ou du royaume ! Jamais celui d’un innocent !

La gorge nouée, incapable de parler, le jeune homme baisa avec respect le petit réceptacle d’épais cristal serti dans le pommeau et ferma les yeux pour tenter de retenir les larmes qui lui venaient tandis que le Roi, de ses propres mains, lui passait le baudrier. Tout son corps frémit quand la lourde épée toucha son flanc. Puis il s’agenouilla pour recevoir la colée et banda ses muscles en pensant toutefois qu’elle serait moins rude sous la main du maigre souverain que sous la poigne du vigoureux Robert. Or il reçut un coup à assommer un bœuf et, s’il resta stoïque sur ses genoux, il leva sur Louis un regard tellement stupéfait qu’une étincelle amusée s’alluma dans l’œil bleu du souverain.

— Sois chevalier ! dit celui-ci en l’embrassant. Et que ton bras soit aussi ferme que ta personne !

Des acclamations éclatèrent de toutes parts, cependant que les dames agitaient leurs écharpes ou leurs mouchoirs en attendant la suite de la cérémonie. Cette fois c’était aux chevaux de faire leur entrée : des bêtes jeunes mais très vigoureuses, avec des muscles énormes capables de porter le chevalier et son poids de fer plus le caparaçon. Celui destiné à Renaud était un présent du comte Robert, un de ces chevaux du Perche que l’on croisait alors avec ceux d’Espagne. Sa robe était grise et son œil plein de feu. On l’appelait Tempête et, apparemment, le nom lui allait bien. Après l’avoir examiné et lui avoir donné sur l’encolure quelques tapes amicales, le nouveau chevalier au comble du bonheur s’élança d’un bond et se mit en selle sans toucher les étriers, aux applaudissements de la foule. Alors on lui apporta ses deux dernières armes : la lance au bout de laquelle flottait un étroit gonfanon et l’écu assez long pour protéger tout le corps. Les armes des Courtenay – d’or aux trois besants de gueule mais frappés de la barre senestre de bâtardise – y étaient peintes et ce fut une puissante bouffée d’orgueil qui gonfla le cœur du nouvel adoubé. Enfin il était reconnu ! Enfin la vie s’ouvrait devant lui au plus large ! À lui de l’emplir du bruit de ses exploits pour que la trop belle dame qui obsédait sa pensée tourne parfois vers lui un regard souriant !

Le reste de la journée, jusqu’à ce que vienne la nuit, fut consacré à admirer, dans la grande prairie voisine du château, les prouesses équestres des nouveaux chevaliers : charges au grand galop pour faire crier les dames d’un délicieux effroi, jeu brutal de la quintaine où Renaud réussit à démolir entièrement le mannequin et ses boucliers sans se faire assommer, enfin affrontement courtois avec d’autres chevaliers où il s’efforça de briller de son mieux. Plusieurs fois, Marguerite l’applaudit, lui offrant ainsi des instants d’indicible bonheur. Porter un jour ses couleurs serait le comble de la félicité…

La reine Blanche, qu’il était allé remercier après l’adoubement, lui marqua elle aussi sa satisfaction à la fin des jeux en lui disant à sa manière un peu mi-figue mi-raisin qu’elle espérait vivement que son adresse aux armes se déploierait de façon plus vigoureuse encore dans les combats à venir que sur le sable des lices de tournois.

— Les Sarrasins ont la peau plus dure que les quintaines. Tâchez de vous en souvenir quand vous brandirez contre eux cette épée que je vous ai donnée…

Le tout sans sourire – après quoi elle lui tendit une main chargée de bagues que, genou en terre, il effleura de ses lèvres en bredouillant sa ferme intention de se conformer à ce qui ressemblait assez à une mise en demeure.

Quand le crépuscule descendit sur le val de Seine on revint au château pour le grand festin où se feraient entendre trouvères et musiciens, en s’émerveillant des tours des jongleurs et autres baladins. Il était très tard quand la fête s’acheva. Le Roi, depuis longtemps, s’était retiré pour prier. Les nouveaux chevaliers avaient un peu trop bu et, quand Renaud voulut regagner sa chambrette, il n’y voyait plus très clair, les yeux embués de sommeil. Il dormait déjà alors que sa tête n’était pas encore sur l’oreiller.

Au lendemain de ce si beau jour qui lui avait souvent mis les larmes aux yeux, Sancie repartit pour sa Provence. Sa mère venait de mourir et son père la réclamait…

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