APPENDICE



I



DISCOURS



PRONONCÉ SUR LA PLACE ROUGE A MOSCOU


POUR LES FUNÉRAILLES DE MAXIME GORKI



(20 juin 1936)


La mort de Maxime Gorki n'assombrit pas seulement les Etats Soviétiques, mais le monde entier. Cette grande voix du peuple russe, que Gorki nous faisait entendre, a trouvé des échos dans les pays les plus lointains. Aussi n'ai-je pas à exprimer ici seulement ma douleur personnelle, mais celle des lettres françaises, celle de la culture européenne, de la culture de tout l'univers.

La culture est demeurée longtemps l'apanage d'une classe privilégiée. Pour être cultivé, il fallait des loisirs: une classe de gens peinait pour permettre à un très petit nombre de jouir de la vie, de s'instruire, et le jardin de la culture, des belles-lettres et des arts, restait une propriété privée où seuls pouvaient avoir accès non les plus intelligents, les plus aptes, mais ceux qui, depuis leur enfance, s'étaient trouvés à l'abri du besoin. Sans doute pouvait-on constater que l'intelligence n'accompagnait pas nécessairement la richesse: dans la littérature française, un Molière, un Diderot, un Rousseau sortaient du peuple; mais leurs lecteurs restaient des gens de loisir.

Lorsque la Grande Révolution d'Octobre a soulevé les masses profondes des peuples russes, on a dit en Occident, on a répété, et même l'on a cru que cette grande vague de fond allait submerger la culture. Dès qu'elle cessait d'être un privilège, la culture n'était-elle pas en danger?

C'est en réponse à cette question que des écrivains de tous les pays se sont groupés dans le sentiment très net d'un devoir urgent: oui la culture est menacée; mais le péril pour elle n'est nullement du côté des forces révolutionnaires et libératrices; il vient au contraire des partis qui tentent de subjuguer ces forces, de les briser, de mettre l'esprit même sous le boisseau. Ce qui menace la culture ce sont les fascismes, les nationalismes étroits et artificiels qui n'ont rien de commun avec le vrai patriotisme, l'amour profond de son pays. Ce qui menace la culture c'est la guerre à laquelle fatalement, nécessairement, ces nationalismes haineux conduisent.

Je devais présider la conférence internationale pour la défense de la culture qui se tient présentement à Londres. Les fâcheuses nouvelles de la santé de Maxime Gorki m'ont appelé précipitamment à Moscou. Sur cette Place Rouge qui déjà put voir tant d'événements glorieux et tragiques, devant ce mausolée de Lénine vers qui tant de regards sont fixés, je tiens à déclarer hautement, au nom des écrivains assemblés à Londres et en mon nom: c'est aux grandes forces internationales révolutionnaires qu'incombent le soin, le devoir de défendre, de protéger et d'illustrer à neuf la culture. Le sort de la culture est lié dans nos esprits au destin même de l'U.R.S.S.. Nous la défendrons.

De même que, par-dessus les intérêts particuliers de chaque peuple, un grand besoin commun fait communier entre elles les classes prolétariennes de tous les pays, par-dessus chaque littérature nationale s'épanouit une culture faite de ce qu'il y a de vraiment vivant et d'humain dans les littératures particulières de chaque pays: «Nationale dans la forme, socialiste dans le fond» ainsi que le disait Staline.

J'ai souvent écrit que c'est en étant le plus particulier qu'un écrivain atteint l'intérêt le plus général, parce que c'est en se montrant le plus personnel qu'il se révèle, par là même, le plus humain. Aucun écrivain russe n'a été plus russe que Maxime Gorki. Aucun écrivain russe n'a été plus universellement écouté.

J'ai assisté hier au défilé du peuple devant le catafalque de Gorki. Je ne pouvais me lasser de contempler cette quantité de femmes, d'enfants, de travailleurs de toute sorte, dont Maxime Gorki avait été le porte-parole et l'ami. Je songeais avec tristesse que ces mêmes gens, dans tout autre pays que l'U.R.S.S., étaient de ceux à qui l'on aurait interdit l'accès de cette salle; ceux qui précisément, devant les jardins de la culture, se heurtent à un terrible: «Défense d'entrer, propriété privée.» Et les larmes me montaient aux yeux en songeant que ce qui leur paraissait, à eux, si naturel déjà, me paraissait, à moi l'Occidental, encore si extraordinaire.

Et je pensais qu'il y avait là, en U.R.S.S., une nouveauté très surprenante: jusqu'à présent, dans tous les pays du monde, l'écrivain de valeur a presque toujours été, plus ou moins, un révolutionnaire, un combattant. D'une manière plus ou moins consciente et plus ou moins voilée, il pensait, il écrivait, à l'encontre de quelque chose. Il se refusait d'approuver. Il apportait dans les esprits et dans les coeurs un ferment d'insubordination, de révolte. Les gens assis, les pouvoirs, les autorités, la tradition, s'ils eussent été plus clairvoyants, n'auraient pas hésité à le désigner comme l'ennemi.

Aujourd'hui, en U.R.S.S., pour la première fois, la question se pose d'une façon très différente: en étant révolutionnaire l'écrivain n'est plus un opposant 24. Tout au contraire, il répond au voeu du grand nombre, du peuple entier, et, ce qui est le plus admirable: de ses dirigeants. De sorte qu'il y a comme un évanouissement de ce problème, ou plutôt une transposition si nouvelle que l'esprit en reste d'abord déconcerté. Et ce ne sera pas une des moindres gloires de l'U.R.S.S. et de ces journées prodigieuses qui continuent d'ébranler notre vieux monde—que d'avoir, dans un ciel neuf, fait lever, avec des étoiles nouvelles, de nouveaux problèmes, jusqu'à ce jour insoupçonnés.

Maxime Gorki aura eu cette destinée singulière et glorieuse de rattacher au passé ce nouveau monde et de le lier à l'avenir. Il a connu l'oppression d'avant-hier, la lutte tragique d'hier; il a puissamment aidé au triomphe calme et rayonnant d'aujourd'hui. Il a prêté sa voix à ceux qui n'avaient pas encore pu se faire entendre; à ceux qui, grâce à lui, seront désormais écoutés. Désormais Maxime Gorki appartient à l'histoire. Il prend sa place auprès des plus grands.



II



DISCOURS



AUX ÉTUDIANTS DE MOSCOU



(27 juin 1936)


Camarades, — représentants de la jeunesse soviétique je voudrais que vous compreniez pourquoi mon émotion est si vive de me trouver aujourd'hui parmi vous. Il est nécessaire pour cela, que je vous parle un peu de moi. La sympathie que vous me témoignez m'y engage. Cette sympathie, je crois que je la mérite un peu; et je crois qu'il n'est pas trop outrecuidant de le penser et de le dire. Mon mérite est d'avoir su vous attendre. J'ai attendu longtemps, mais avec confiance, avec cette certitude que vous viendriez un jour. A présent vous êtes là et votre accueil compense amplement le long silence, la solitude et l'incompréhension parmi laquelle j'ai vécu d'abord. Oui, vraiment, je considère votre sympathie comme la vraie récompense.

Lorsque, à Paris, prit naissance la Revue Commune sous la direction et grâce à l'initiative hardie du camarade Louis Aragon, celui-ci eut l'idée d'ouvrir une enquête. Il demandait à chaque écrivain de France: Pour qui écrivez-vous? Je n'ai pas répondu à cette enquête et j'ai expliqué à Aragon pourquoi je n'y répondais pas. C'est que je ne pouvais, sans quelque apparence de prétention, dire, ce qui pourtant était la vérité: j'ai toujours écrit pour ceux qui viendront.

Les applaudissements, je ne m'en souciais guère; ils n'eussent pu me venir que de cette classe bourgeoise dont j'étais sorti moi-même et dont, il est vrai, je faisais encore partie, mais que je tenais en grand mépris, précisément parce que je la connaissais bien, et contre laquelle tout ce que je sentais en moi de meilleur se soulevait. Comme j'étais de mauvaise santé et ne pouvais espérer vivre longtemps, j'acceptais de quitter cette terre sans avoir connu le succès. Je me considérais volontiers comme un auteur posthume, un de ceux dont j'enviais la pure gloire, qui sont morts à peu près ignorés, qui n'ont écrit que pour l'avenir, comme avaient fait Stendhal, Baudelaire, Keats, ou Rimbaud. J'allais me répétant: ceux à qui mes livres s'adressent ne sont pas encore nés, et j'avais cette impression douloureuse mais exaltante de parler dans le désert. On parle fort bien dans le désert, alors qu'aucun écho ne risque de déformer le son de la voix; alors qu'on n'a pas à se préoccuper du retentissement de ses paroles et que rien d'autre ne les incline qu'un souci de sincérité. Et il est à remarquer que, lorsque le goût du public est faussé, lorsque la convention a pris le pas sur la vérité, cette sincérité même passe pour de l'affectation. Oui, je passais pour un auteur affecté. On me le faisait sentir en ne me lisant pas.

L'exemple des grands écrivains que j'ai cités, que j'admirais entre tous, me rassurait. J'acceptais de n'avoir de mon vivant aucun succès, fermement convaincu que l'avenir me réservait une revanche. J'ai conservé, comme d'autres gardent un palmarès, la feuille de vente de mes Nourritures Terrestres. En vingt ans, (1897-1917), il y avait eu exactement cinq cents acheteurs. Le livre avait passé inaperçu du public et de la critique. On n'avait écrit sur lui aucun article; ou, plus exactement, il n'avait paru rien que deux articles d'amis. Ce que j'en dis n'a du reste de l'intérêt qu'en raison de l'extraordinaire succès que devait connaître ce livre plus tard et de l'influence qu'il exerce sur la jeune génération d'aujourd'hui.

Et ce ne fut pas seulement là l'histoire de mes Nourritures Terrestres. En général, l'insuccès premier de chacun de mes livres fut en raison directe de sa valeur et de sa nouveauté.

Je ne veux point tirer de ceci cette conclusion qui serait nettement paradoxale: que seuls des livres médiocres peuvent espérer un triomphe immédiat. Non; là n'est certes pas ma pensée. Je veux simplement dire que la valeur profonde d'un livre, d'une oeuvre d'art, n'est pas toujours aussitôt reconnue. Aussi bien, l'oeuvre d'art ne s'adresse-t-elle pas seulement au présent. Les seules oeuvres vraiment valeureuses sont des messages qui souvent ne sont bien compris que plus tard, et l'oeuvre qui répond uniquement et trop parfaitement à un besoin immédiat risque de paraître bientôt totalement insignifiante.

Jeunes gens de la Russie nouvelle, vous comprenez maintenant pourquoi je vous adressais si joyeusement mes Nouvelles Nourritures; c'est que vous portez en vous l'avenir. L'avenir ne viendra pas du dehors; l'avenir est en vous. Et non point seulement l'avenir de l'U.R.S.S., car de l'avenir de l'U.R.S.S. dépendront les destins du reste du monde. L'avenir, c'est vous qui le ferez.

Prenez garde. Restez vigilants. Sur vous pèsent des responsabilités redoutables. Ne vous reposez pas sur les triomphes que vos camarades aînés ont généreusement payé de leurs efforts et de leur sang. Le ciel a été débarrassé par eux d'un amoncellement de nuées qui assombrissent encore bien des pays de ce monde. Ne demeurez pas inactifs. N'oubliez pas que nos regards, du fond de l'Occident, restent fixés sur vous, pleins d'amour, d'attente et d'immense espoir.



III



DISCOURS



AUX GENS DE LETTRES DE LÉNINGRAD



(2 juillet 1936)


** ** ** ** **


Le charme, la beauté, l'éloquence historique de Léningrad m'ont aussitôt séduit. Certes, Moscou présentait pour mon coeur et pour mon esprit un intérêt extrême et l'avenir (glorieux) 25 de l'U.R.S.S. s'y dessine avec puissance. Mais tandis qu'à Moscou je ne voyais se lever d'autres souvenirs historiques que de conquête napoléonnienne, vain effort suivi tout aussitôt de désastre, à Léningrad maints édifices me rappellent ce qu'ont pu avoir de plus cordial et de plus fécondant les relations intellectuelles entre la Russie et la France. Je me plais à voir, dans ces relations du passé, dans cette émulation spirituelle de tout ce que la culture présentait alors de plus généreux, de plus universel, de plus neuf et de plus hardi, une sorte d'annonce, de préparation et d'inconsciente promesse; oui, promesse de ce que doit réaliser de nos jours l'internationalisme révolutionnaire.

Ce qu'il y a pourtant lieu de remarquer c'est que les relations du passé restaient personnelles, de grand esprit à (grand) monarque 26, ou de grands esprits entre eux. Aujourd'hui les relations qui s'établissent et auxquelles nous travaillons sont bien autrement profondes; elles entraînent l'assentiment des peuples mêmes et confondent dans un même embrassement et indistinctement les intellectuels et les ouvriers de tous genres, ce qui ne s'était, jusqu'à présent, jamais vu. De sorte que ce n'est pas en mon nom propre que je parle, mais qu'en vous redisant ici mon amour pour l'U.R.S.S. j'exprime aussi le sentiment d'une immense masse laborieuse française.

Si ma présence parmi vous, et celle de mes compagnons, vient apporter de nouvelles possibilités de commerce intellectuel, je m'en réjouis de tout coeur. Je me suis toujours élévé contre cette barrière de races que certains nationalistes prétendent infranchissable et qui, à les en croire, empêcherait à tout jamais les divers peuples de s'entendre, qui tout à la fois rendrait incommunicable leur esprit, impénétrable cet esprit à l'esprit d'autrui. J'ai plaisir à vous dire ici que, depuis mon adolescence, je me suis senti à l'égard de ce que l'on nous signalait alors comme les mystères incompréhensibles de l'âme slave, dans des dispositions particulièrement fraternelles, au point de me sentir en communion étroite avec les grands auteurs de votre littérature que j'ai appris à connaître et à aimer dès le sortir des bancs du lycée. Gogol, Tourgueniev, Dostoïewski, Pouchkine, Tolstoï, puis, plus tard Sologoub, Chtchédrine, Tchékov, Gorki, pour ne nommer ici que des morts, avec quelle passion je les ai lus et je puis dire: avec quelle reconnaissance, car ils m'apportaient, avec un art des plus particuliers, les plus surprenantes révélations sur l'homme en général, et sur moi-même, prospectant des régions de l'âme que les autres littératures avaient laissées inexplorées, me semblait-il, et s'emparant tout d'un coup, avec délicatesse, avec force et avec cette indiscrétion que permet l'amour, du plus profond de l'être, dans ce qu'il a de plus spécial et de plus authentiquement humain à la fois. J'ai travaillé de mon mieux et constamment à faire connaître en France et à faire aimer la littérature russe du passé et celle de l'U.R.S.S. actuelle. Nous sommes souvent mal renseignés et, d'un peuple à l'autre, nous pouvons commettre de graves erreurs, des omissions très regrettables; mais notre curiosité est ardente, celle des camarades qui sont venus nous rejoindre Pierre Herbart et moi, celle de Jef Last, celle de Schiffrin, de Dabit et de Guilloux, dont deux sont membres du parti, et qui, tout autant que moi, souhaitent que notre voyage en U.R.S.S. nous éclaire et nous permette d'éclairer mieux à notre retour le public français, extraordinairement avide et curieux aujourd'hui de tout ce que l'U.R.S.S. doit apporter de neuf à notre vieux monde. La sympathie que vous voulez bien nous témoigner ici m'y encourage et j'ai plaisir à vous en exprimer, au nom de beaucoup de ceux qui sont restés en France, notre cordiale reconnaissance.



IV



LA LUTTE ANTI-RELIGIEUSE



Je n'ai pas vu les musées anti-religieux de Moscou; mais j'ai visité celui de Léningrad, dans la cathédrale de Saint-Isaac, dont le dôme d'or reluit exquisement sur la cité. L'aspect extérieur de la cathédrale, est très beau; l'intérieur est affreux. Les grandes peintures pieuses qui y ont été conservées peuvent servir de tremplin au blasphème: elles sont hideuses vraiment. Le musée lui-même est beaucoup moins impertinent que je n'aurais pu craindre. Il s'agissait d'y opposer au mythe religieux, la science. Des cicerones se chargent d'aider les esprits paresseux que les divers instruments d'optique, les tableaux astronomiques, ou d'histoire naturelle, ou anatomiques, ou de statistique, ne suffiraient pas à convaincre. Cela reste décent et pas trop attentatoire. C'est du Reclus et du Flammarion plutôt que du Léo Taxil. Les popes par exemple en prennent un bon coup. Mais il m'était arrivé, quelques jours auparavant, de rencontrer, aux environs de Léningrad, sur la route qui mène à Péterhof, un pope, un vrai. Sa vue seule était plus éloquente que tous les musées anti-religieux de l'U.R.S.S.. Je ne me chargerai pas de le décrire. Monstrueux, abject et ridicule, il semblait inventé par le bolchevisme comme un épouvantail pour mettre en fuite à jamais les sentiments pieux des villages.

Par contre je ne puis oublier l'admirable figure du moine gardien de la très belle église que nous visitâmes peu avant d'arriver à X... Quelle dignité dans son allure! Quelle noblesse dans les traits de son visage! Quelle fierté triste et résignée! Pas une parole, pas un signe de lui à nous; pas un échange de regards. Et je songeais, en le contemplant sans qu'il s'en doutât, au «tradebat autem» de l'Evangile, où Bossuet prenait élan pour un magnifique essor oratoire.

Le musée archéologique de Chersonèse, aux environs de Sébastopol est, lui aussi, installé dans une église 27. Les peintures murales y ont été respectées, sans doute en raison de leur provocante laideur. Des pancartes explicatives y sont jointes. Au-dessous d'une effigie du Christ, on peut lire: «Personnage légendaire qui n'a jamais existé».


* * * * *


Je doute que l'U.R.S.S. ait été bien habile dans la conduite de cette guerre d'anti-religion. Il était loisible aux marxistes de ne s'attacher ici qu'à l'histoire, et, niant la divinité du Christ et jusqu'à son existence si l'on veut, rejetant les dogmes de l'Eglise, discréditant la Révélation, de considérer tout humainement et critiquement un enseignement qui, tout de même, apportait au monde une espérance nouvelle et le plus extraordinaire ferment révolutionnaire qui se pût alors. Il était loisible de dire en quoi l'Eglise même l'avait trahi; en quoi cette doctrine émancipatrice de l'Evangile pouvait, avec la connivence de l'Eglise hélas! prêter aux pires abus du pouvoir. Tout valait mieux que de passer sous silence, de nier. L'on ne peut faire que ceci n'ait point été, et l'ignorance où l'on maintient à ce sujet les peuples de l'U.R.S.S. les laisse sans défense critique et non vaccinés contre une épidémie mystique toujours à craindre.

Il y a plus, et j'ai présenté d'abord ma critique par son côté le plus étroit, le pratique. L'ignorance, le déni de l'Evangile et de tout ce qui en a découlé, ne va point sans appauvrir l'humanité, la culture, d'une très lamentable façon. Je ne voudrais point que l'on me suspectât ici et flairât quelque relent d'une éducation et d'une conviction premières. Je parlerais de même à l'égard des mythes grecs que je crois, eux aussi, d'un enseignement profond, permanent. Il me paraît absurde de croire à eux; mais également absurde de ne point reconnaître la part de vérité qui s'y joue et de penser que l'on peut s'acquitter envers eux avec un sourire et un haussement d'épaules. Quant à l'arrêt que la religion peut apporter au développement de l'esprit, quant au pli qu'y peut imprimer la croyance, je les connais de reste et pense qu'il était bon de libérer de tout cela l'homme nouveau. J'admets aussi que la superstition, le pope aidant, entretint dans les campagnes et partout (j'ai visité les appartements de la Tzarine), une crasse morale effroyable, et comprends qu'on ait éprouvé le besoin de vidanger une bonne fois tout cela; mais... Les Allemands usent d'une image excellente et dont je cherche vainement un équivalent en français pour exprimer ce que j'ai quelque mal à dire: on a jeté l'enfant avec l'eau du bain. Effet du non-discernement et aussi d'une hâte trop grande. Et que l'eau du bain fût sale et puante, il se peut et je n'ai aucun mal à m'en convaincre; tellement sale même que l'on n'a plus tenu compte de l'enfant; l'on a tout jeté d'un coup sans contrôle.

Et si maintenant j'entends dire que, par esprit d'accommodement, par tolérance, l'on refond des cloches, j'ai grand peur que ceci ne soit un commencement, que la baignoire ne s'emplisse à nouveau d'eau sale... l'enfant absent.



V



OSTROVSKI



Je ne puis parler d'Ostrovski qu'avec le plus profond respect. Si nous n'étions en U.R.S.S. je dirais: c'est un saint. La religion n'a pas formé de figures plus belles. Qu'elle ne soit point seule à en façonner de pareilles, voici la preuve. Une ardente conviction y suffit et sans espoir de récompense future; sans autre récompense que cette satisfaction d'un austère devoir accompli.

A la suite d'un accident, Ostrovsky est resté aveugle et complètement paralysé... Il semble que, privée de presque tout contact avec le monde extérieur et ne pouvant trouver base où s'étendre, l'âme d'Ostrovski se soit développée toute en hauteur.

Nous nous empressons près du lit qu'il n'a pas quitté depuis longtemps. Je m'assieds à son chevet, lui tends une main, qu'il saisit, je devrais dire: dont il s'empare comme d'un rattachement à la vie; et, durant toute l'heure que durera notre visite, ses maigres doigts ne cesseront point de caresser les miens, de se nouer à eux, de me transmettre les effluves d'une sympathie frémissante.

Ostrovski n'y voit plus, mais il parle, il entend. Sa pensée est d'autant plus active et tendue que rien ne vient jamais la distraire, sinon peut-être la douleur physique. Mais il ne se plaint pas, et son beau visage émacié trouve encore le moyen de sourire, malgré cette lente agonie.

La chambre où il repose est claire. Par les fenêtres ouvertes entrent le chant des oiseaux, le parfum des fleurs du jardin. Que tout est calme ici! Sa mère, sa soeur, ses amis, des visiteurs, restent discrètement assis non loin du lit; certains prennent note de nos paroles. Je dis à Ostrovski l'extraordinaire réconfort que je puise dans le spectacle de sa constance; mais la louange semble le gêner: ce qu'il faut admirer, c'est l'U.R.S.S., c'est l'énorme effort accompli; il ne s'intéresse qu'à cela, pas à lui-même. Par trois fois je lui dis adieu, craignant de le fatiguer, car je ne puis supposer qu'usante une si constante ardeur; mais il me prie de rester encore; on sent qu'il a besoin de parler. Il continuera de parler après que nous serons partis; et parler, pour lui, c'est dicter. C'est ainsi qu'il a pu écrire (faire écrire) ce livre où il a raconté sa vie. Il en dicte un autre à présent, me dit-il. Du matin au soir, et fort avant dans la nuit, il travaille. Il dicte sans cesse.

Je me lève enfin pour partir. Il me demande de l'embrasser. En posant mes lèvres sur son front, j'ai peine à retenir mes larmes; il me semble soudain que je le connais depuis longtemps, que c'est un ami que je quitte; il me semble aussi que c'est lui qui nous quitte et que je prends congé d'un mourant... Mais il y a des mois et des mois, me dit-on, qu'il semble ainsi près de mourir et que seule la ferveur entretient dans ce corps débile cette flamme près de s'éteindre.



VI



UN KOLKHOSE



Donc 16 r. 50, taux de la journée. Ce qui ne serait pas énorme. Mais le chef de brigade du kolkhose, avec qui je m'entretiens longuement tandis que mes camarades ont été se baigner (car ce kolkhose est au bord de la mer), m'explique que ce que l'on appelle «journée de travail» est une mesure conventionnelle et qu'un bon ouvrier peut obtenir double, ou même parfois triple, «journée» en un jour 28. Il me montre les carnets individuels et les feuilles de règlement, qui tous et toutes passent entre ses mains. On y tient compte non seulement de la quantité, mais aussi de la qualité du travail. Des chefs d'équipe le renseignent à ce sujet, et c'est d'après ces renseignements qu'il établit les feuilles de paie. Cela nécessite une comptabilité assez compliquée et il ne cache pas qu'il est un peu surmené; mais très satisfait néanmoins car il peut déjà compter à son actif personnel (l'équivalent de) 300 journées de travail depuis le début de l'année (nous sommes au 3 août). Ce chef de brigade, lui, dirige 56 hommes; entre eux et lui, des chefs d'équipe. Donc, une hiérarchie; mais le taux de base de la «journée» reste le même pour tous. De plus, chacun bénéficie personnellement des produits de son jardin, qu'il cultive après s'être acquitté de son travail au kolkhose.

Pour ce travail-ci, pas d'heures fixes et réglementaires: chacun, lorsqu'il n'y a pas urgence, travaille quand il veut.

Ce qui m'amène à demander s'il n'en est pas qui fournissent moins que la «journée» étalon. Mais non, cela n'arrive pas, m'est-il répondu. Sans doute cette «journée» n'est-elle pas une moyenne, mais un minimum assez facilement obtenu. Au surplus, les paresseux fieffés seraient vite éliminés du kolkhose, dont les avantages sont si grands qu'on cherche au contraire à y entrer, à en faire partie. Mais en vain: le nombre des kolkhosiens est limité.

Ces kolkhosiens privilégiés se feraient donc des mois d'environ 600 roubles. Les ouvriers «qualifiés», reçoivent parfois bien davantage. Pour les non qualifiés, qui sont l'immense majorité, le salaire journalier est de 5 à 6 roubles 29. Le simple manoeuvre gagne encore moins.

L'état pourrait, il semble, les rétribuer davantage. Mais, tant qu'il n'y aura pas plus de denrées livrées à la consommation, une hausse des salaires n'amènerait qu'une hausse des prix. C'est du moins ce que l'on objecte.

En attendant, les différences de salaires invitent à la qualification. Les manoeuvres surabondent; ce qui manque, ce sont les spécialistes, les cadres. On fait tout pour les obtenir; et je n'admire peut-être rien tant, en U.R.S.S. que les moyens d'instruction mis, presque partout déjà, à portée des plus humbles travailleurs pour leur permettre (il ne tient qu'à eux), de s'élever au-dessus de leur état précaire.



VII



BOLCHEVO



J'ai visité Bolchevo. Ce n'était qu'un village d'abord, brusquement né du sol sur commande, il y a quelque six ans je crois, sur l'initiative de Gorki. Aujourd'hui, c'est une ville assez importante.

Elle a ceci de très particulier: tous ses habitants sont d'anciens criminels: voleurs, assassins même... Cette idée présida à la formation et à la constitution de la cité: que les criminels sont des victimes, des dévoyés, et qu'une rééducation rationnelle peut faire d'eux d'excellents sujets soviétiques. Ce que Bolchevo prouve. La ville prospère. Des usines y furent créées qui devinrent vite des usines modèles.

Tous les habitants de Bolchevo, amendés, sans aucune autre direction que la leur propre, sont désormais des travailleurs zélés, ordonnés, tranquilles, particulièrement soucieux des bonnes moeurs et désireux de s'instruire; ce pourquoi tous les moyens sont mis à leur disposition. Et ce n'est pas seulement leurs usines qu'ils m'invitent à admirer, mais leurs lieux de réunions, leur club, leur bibliothèque, toutes leurs installations qui, en effet, ne laissent rien à souhaiter. L'on chercherait en vain sur le visage de ces ex-criminels, dans leur aspect, dans leur langage, quelque trace de leur vie passée. Rien de plus édifiant, de plus rassurant et encourageant que cette visite. Elle laisserait penser que tous les crimes sont imputables, non à l'homme même qui les commet, mais à la société que le poussait à les commettre. On invita l'un d'eux, puis un autre, à parler, à confesser ses crimes d'antan, à raconter comment il s'est converti, comment il en est venu à reconnaître l'excellence du nouveau régime et la satisfaction personnelle qu'il éprouve à s'y être subordonné. Et cela me rappelle étrangement ces suites de confessions édifiantes que j'entendis à Thoun, il y a deux ans, lors d'une grande réunion des adeptes du mouvement d'Oxford. «J'étais pêcheur et malheureux; je faisais le mal; mais maintenant, j'ai compris; je suis sauvé; je suis heureux.» Tout cela un peu gros, un peu simpliste, et laissant le psychologue sur sa soif. N'empêche que la cité de Bolchevo reste une des plus extraordinaires réussites dont puisse se targuer le nouvel Etat soviétique. Je ne sais si dans d'autres pays, l'homme serait aussi malléable.



VIII



LES BESPRIZORNIS



J'espérais bien ne plus voir de besprizornis 30. A Sébastopol, ils abondent. Et l'on en voit encore plus à Odessa, me dit-on. Ce ne sont plus tout à fait les mêmes que dans les premiers temps. Ceux d'aujourd'hui, leurs parents vivent encore, peut-être; ces enfants ont fui leur village natal, parfois par désir d'aventure; plus souvent parce qu'ils n'imaginaient pas qu'on pût être, nulle part ailleurs, aussi misérable et affamé que chez eux. Certains ont moins de dix ans. On les distingue à ceci qu'ils sont beaucoup plus vêtus (je n'ai pas dit mieux) que les autres enfants. Ceci s'explique: ils portent sur eux tout leur avoir. Les autres enfants, très souvent, ne portent qu'un simple caleçon de bain. (Nous sommes en été, la chaleur est torride.) Ils circulent dans les rues, le torse nu, pieds nus. Et il ne faut pas voir là toujours un signe de pauvreté. Ils sortent du bain, y retournent. Ils ont un chez soi où pouvoir laisser d'autres vêtements, pour les jours de pluie, pour l'hiver. Quant au besprizorni, il est sans domicile. En plus du caleçon de bain, il porte d'ordinaire un chandail en loques.

De quoi vivent les besprizornis: Je ne sais. Mais ce que je sais, c'est que, s'ils ont de quoi s'acheter un morceau de pain, ils le dévorent. La plupart sont joyeux malgré tout; mais certains semblent près de défaillir. Nous causons avec plusieurs d'entre eux; nous gagnons leur confiance. Ils finissent par nous montrer l'endroit où souvent ils dorment quand le temps n'est pas assez beau pour coucher dehors: c'est près de la place où se dresse une statue de Lénine, sous le beau portique qui domine le quai d'embarquement. A gauche, lorsque l'on descend vers la mer, dans une sorte de renfoncement du portique, une petite porte de bois, que l'on ne pousse pas, mais que l'on tire à soi—comme je fais certain matin, alors qu'il ne passe pas trop de monde, car je crains de révéler leur cachette et de les en faire déloger—et je suis devant un réduit, grand comme une alcôve, sans autre ouverture, où, pelotonné comme un chat, sur un sac, je vois un petit être famélique dormir. Je referme la porte sur son sommeil.

Un matin, les besprizornis que nous connaissons sont invisibles (d'ordinaire ils rôdent à l'entour du grand jardin public). Puis l'un d'eux, que nous retrouvons pourtant, m'apprend que la police a fait une rafle et que tous les autres sont coffrés. Deux de mes compagnons ont du reste assisté à la rafle. Le milicien qu'ils interrogent leur dit qu'on va les confier à une institution d'Etat. Le lendemain, tous sont de nouveau là. Que s'est-il passé? «On n'a pas voulu de nous», disent les gosses. Ne serait-ce pas plutôt eux qui ne veulent pas se soumettre au peu de discipline imposée? Se sont-ils enfuis de nouveau? Il serait facile à la police de les reprendre. Il semble qu'ils devraient être heureux de se voir tirés de misère. Préfèrent-ils à ce qu'on leur offre, la misère avec la liberté?

J'en vis un tout petit, de 8 ans à peine, qu'emmenaient deux agents en civil. Ils s'étaient mis à deux, car le petit se débattait comme un gibier; il sanglotait, hurlait, trépignait, cherchait à mordre... Près d'une heure après, repassant presque au même endroit, j'ai revu le même enfant, calmé. Il était assis sur le trottoir. Un seul des deux agents restait debout près de lui et lui parlait. Le petit ne cherchait plus à fuir. II souriait à l'agent. Un grand camion vint, s'arrêta; l'agent aida l'enfant à y monter, pour l'emmener où? Je ne sais. Et si je raconte ce menu fait, c'est que peu de choses en U.R.S.S. m'ont ému comme le comportement de cet homme envers cet enfant: la douceur persuasive de sa voix (ah! que j'aurais voulu comprendre ce qu'il lui disait) tout ce qu'il savait mettre d'affection dans son sourire, la caressante tendresse de son étreinte lorsqu'il le souleva dans ses bras... Je songeais au Moujik Mareï 31 de Dostoïewsky—et qu'il valait la peine de venir en U.R.S.S. pour voir cela.


Imp. CHANTENAY, 15, rue de l'Abbé-Grégoire, Paris-VIe — 11-36


[Note 1] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique. (Introduction.)

[Note 2] «Et vous trouvez que c'est un bien?» s'écrie mon ami X.., à qui je disais cela. «Moquerie, ironie, critique, tout se tient. L'enfant incapable de moquerie fera l'adolescent crédule et soumis, dont plus tard vous, moqueur, critiquerez le «conformisme». J'en tiens pour la gouaille française, dût-elle s'exercer à mes dépens.

[Note 3] Jeunesse communiste.

[Note 4] Ce qui me plaît aussi en U.R.S.S., c'est l'extraordinaire prolongement de la jeunesse; ce à quoi, particulièrement en France (mais je crois bien: dans tous nos pays latins), nous sommes si peu habitués. La jeunesse est riche de promesses; un adolescent de chez nous cesse vite de promettre pour tenir. Dès quatorze ans déjà tout se fige. L'étonnement devant la vie ne se lit plus sur le visage, ni plus la moindre naïveté. L'enfant devient presque aussitôt Jeune Homme. Les jeux sont faits.

[Note 5] Coupoles de cuivre et flèches d'or.

[Note 6] C'est du moins ce qui m'a été plusieurs fois affirmé. Mais je tiens tous les «renseignements», tant que non contrôlés, pour suspects, comme ceux qu'on obtient dans les colonies. J'ai peine à croire que ce kolkhose soit privilégié au point d'échapper à la redevance de 7% sur la production brute qui pèse sur les autres kolkhoses; sans compter de 35 à 39 roubles de capitation.

[Note 7] Je relègue en appendice quelques renseignements plus précis. J'en avais pris bien d'autres. Mais les chiffres ne sont point ma partie, et les questions proprement économiques échappent à ma compétence. De plus, si ces renseignements sont très précisément ceux que l'on m'a donnés, je ne puis pourtant pas en garantir l'exactitude. L'habitude des colonies m'a appris à me méfier des «renseignements». Enfin, et surtout, ces questions ont été déjà suffisamment traitées par des spécialistes; je n'ai pas à y revenir.

[Note 8] Dans nombre d'autres, il n'est point question de demeures particulières; les gens couchent dans des dortoirs, des «chambrées».

[Note 9] Cette impersonnalité de chacun me permet de supposer aussi que ceux qui couchent dans des dortoirs souffrent de la promiscuité et de l'absence de recueillement possible beaucoup moins que s'ils étaient capables d'individualisation. Mais cette dépersonnalisation, à quoi tout, en U.R.S.S., semble tendre, peut-elle être considérée comme un progrès? Pour ma part, je ne puis le croire.

[Note 10] Ou du moins n'en connaît que ce qui l'encouragera dans son sens.

[Note 11] Devant notre stupeur non dissimulée, l'étudiant ajoutait il est vrai: «Je comprends et nous comprenons aujourd'hui que c'est un raisonnement absurde. La langue étrangère, quand elle ne sert plus à instruire, peut bien servir encore à enseigner.»

[Note 12] J'entendis, peu après ce petit prodige exécuter sur son Stradivarius du Paganini, puis un pot-pourri de Gounod—et dois reconnaître qu'il est stupéfiant.

[Note 13] Eugène Dabit avec qui je parlais de ce complexe de supériorité, auquel son extrême modestie le rendait particulièrement sensible, me tendit le second volume des Ames Mortes (édition N. R. F.) qu'il était en train de relire. Au début figure une lettre de Gogol où Dabit me signale ce passage : «Beaucoup d'entre nous, surtout parmi les jeunes gens, exaltent outre mesure les vertus russes; au lieu de développer en eux ces vertus, ils ne songent qu'à les étaler et à crier à l'Europe: «Regardez, étrangers, nous sommes meilleurs que vous!»—Cette jactance est affreusement pernicieuse. Tout en irritant les autres, elle nuit à qui en fait preuve. La vantardise avilit la plus belle action du monde... Pour moi, je préfère à la suffisance un découragement passager.»—Cette «jactance» russe que Gogol déplore, l'éducation d'aujourd'hui la développe et l'enhardit.

[Note 14] La loi récente contre l'avortement a consterné tous ceux que des salaires insuffisants rendaient incapables de fonder un foyer, d'élever une famille. Elle a consterné également d'autres personnes, et pour de tout autres raisons: N'avait-on pas promis, au sujet de cette loi, une sorte de plébiscite, de consultation populaire qui devait décider de son acceptation et de se mise en vigueur? Une immense majorité s'est déclarée (plus ou moins ouvertement, il est vrai) contre cette loi. Il n'a pas été tenu compte de l'opinion et la loi a passé tout de même, à la stupeur quasi-générale. Les journaux, il va sans dire, n'ont guère publié que des approbations. Dans les conversations particulières que j'ai pu avoir avec maints ouvriers, à ce sujet, je n'ai entendu que des récriminations timorées, une résignation plaintive.

Encore cette loi, dans un certain sens, se justifie-t-elle? Elle répond à de très déplorables abus. Mais que penser, au point de vue marxiste, de celle, plus ancienne, contre les homosexuels? qui, les assimilant à des contre-révolutionnaires (car le non-conformisme est poursuivi jusque dans les questions sexuelles), les condamne à la déportation pour cinq ans avec renouvellement de peine s'ils ne se trouvent pas amendés par l'exil.

[Note 15] Et, comme en reflet de ceci, quelle servilité, quelle obséquiosité, chez les domestiques; non point ceux des hôtels, qui sont le plus souvent d'une dignité parfaite—très cordiaux néanmoins; mais bien chez ceux qui ont affaire aux dirigeants, aux «responsibles».

[Note 16] Je me hâte pourtant d'ajouter ceci: dans le jardin public de Sébastopol, un enfant estropié, qui ne peut se mouvoir qu'avec des béquilles, passe devant les bancs où des promeneurs sont assis. Je l'observe, longuement, qui fait la quête. Sur vingt personnes à qui il s'adresse, dix-huit ont donné; mais qui sans doute ne se sont laissés émouvoir qu'en raison de son infirmité.

[Note 17] J'ai l'air d'inventer, n'est-ce pas? Non, hélas! Et que l'on ne vienne pas trop me dire que nous avions affaire en l'occurrence à quelque subalterne stupide et zélé maladroitement. Non, nous avions avec nous, prenant part à la discussion, plusieurs personnages suffisamment haut placés et, en tout cas, parfaitement au courant des «usages».

[Note 18] 1. X... m'explique qu'il est de bon usage de faire suivre d'une épithète le mot «destin» dont je me servais, lorsqu'il s'agit du destin de l'U.R.S.S.. Je finis par proposer «glorieux» que X... me dit propre à rallier tous les suffrages. Par contre, il me demande de bien vouloir supprimer le mot «grand» que j'avais mis devant «monarque». Un monarque ne peut être grand. (V. Appendice. III.)

[Note 19] Ne m'a-t-on pas fait déclarer que je n'étais ni compris, ni aimé par la jeunesse française; que je prenais l'engagement de ne plus rien écrire désormais que pour le peuple! etc...

[Note 20] Nouveaux prétextes, p. 189.

[Note 21] «Ce qui fit que l'art dramatique de cette époque s'éleva si haut... c'est que les auteurs vivaient alors et écrivaient en complète sympathie avec tout le peuple.» (General introduction to the Mermaid Series.)

[Note 22] Moi aussi, il y a plusieurs années, j'ai donné un concert à Berlin. Je m'y suis livré tout entier, et je pensais être arrivé vraiment à quelque chose ; j'escomptais donc un réel succès. Mais voyez: lorsque j'avais réalisé le meilleur de mon inspiration—pas le plus léger signe d'approbation. (Goethes Briefe mit lebensgeschichtlichen Verbindungen, t. II, p. 287.)

Note 23] Mais, diront-ils, qu'avons-nous affaire aujourd'hui des Keats, des Baudelaire, des Rimbaud, et même des Stendhal? Ceux-ci ne gardent de valeur, à nos yeux, que dans la mesure où ils reflètent la société moribonde et corrompue dont ils sont les tristes produits. S'ils ne peuvent se produire dans la nouvelle société d'aujourd'hui, tant pis pour eux, tant mieux pour nous qui n'avons plus rien à apprendre d'eux, ni de leurs pareils. L'écrivain qui peut nous instruire aujourd'hui c'est celui qui, dans cette nouvelle forme de la société, se trouve parfaitement à l'aise et que ce qui gênerait les premiers saura tout au contraire exalter. Autrement dit celui qui approuve, se félicite et applaudit.

—Eh bien, précisément, je crois que les écrits de ces applaudisseurs sont de très faible valeur instructive et que pour développer sa culture le peuple n'a que faire de les écouter. Rien ne vaut, pour se cultiver, que ce qui force à réfléchir.

Quant à ce que l'on pourrait appeler la littérature-miroir, c'est-à-dire celle qui se restreint à ne plus être qu'un reflet (d'une société, d'un événement, d'un époque), j'ai dit déjà ce que j'en pense.

Se contempler (et s'admirer) peut bien être le premier souci d'une société encore très jeune; mais il serait fort regrettable que ce premier souci fût aussi bien le seul, le dernier.

[Note 24] C'est ici que je me blousais; je dus bientôt, hélas! le reconnaitre.

[Note 25] On m'a fait comprendre qu'il convenait d'ajouter ici «glorieux».

[Note 26] On m'a demandé de supprimer «grand», comme ne convenant point à «monarque».

[Note 27] Dans telle autre, aux environs de Sotchi, nous assistons à un cours de danse. A la place du maître autel, des couples tournent aux sons d'un fox-trott ou d'un tango.

[Note 28] Les calculs comportent un fractionnement des «journées» en divisions décimales.

[Note 29] Dois-je rappeler que, théoriquement, le rouble vaut 3 francs français, c'est-à-dire que l'étranger, arrivant en U.R.S.S. achète 3 francs chaque billet d'un rouble. Mais la puissance d'achat du rouble n'excède guère celle du franc; de plus, maintes denrées, et des plus nécessaires, sont encore d'un prix fort élevé (oeufs, lait, viande, beurre surtout; etc...). Quant aux vêtements...!

[Note 30] Enfants abandonnés.

[Note 31] Journal d'un Ecrivain.


Note du transcripteur:


L'édition utilisée comme modèle contenait quelques erreurs, que nous avons corrigées.

Page 55: dit cela, se sont leurs maîtres


=> dit cela, ce sont leurs maîtres

Page 65: ne se sont laissé émouvoir


=> ne se sont laissés émouvoir

Page 73: je declairai aussitôt que je ne reconnaîtrais


=> je déclarai aussitôt que je ne reconnaîtrais

Page 75: accomodation à d'imprévues difficultés


=>accommodation à d'imprévues difficultés

Page 80: Vous comprenez, m'expliqua X.


=> Vous comprenez, m'expliqua X...,

Page 90: nouvelle société d'ajourd'hui


=> nouvelle société d'aujourd'hui

Page 90: regrettable que ce premier souci fut


=> regrettable que ce premier souci fût

Page 101: prit naissance la Revue Commune


=> prit naissance la Revue Commune

Page 122: la satisfaction personnelle qu'il éprouve à s'y être surbordonné.


=> la satisfaction personnelle qu'il éprouve à s'y être subordonné.


[Fin de Retour de l'U.R.S.S. par André Gide]

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