ARGUMENT. – Birène étant devenu amoureux d’une autre femme, abandonne Olympie. – Roger reçoit l’hippogriffe des mains de Logistilla qui lui apprend à le conduire. Il descend avec lui en Angleterre, où il voit le rassemblement des troupes destinées à porter secours à Charles. En passant en Irlande, il aperçoit dans l’île d’Ébude Angélique enchaînée à un rocher pour être dévorée par l’orque. Il abat le monstre, prend la jeune fille en croupe, et descend avec elle sur le rivage de la Basse-Bretagne.
Parmi les amants les plus fameux qui donnèrent au monde, soit dans l’infortune, soit dans la prospérité, les meilleures preuves d’amour et les plus grands exemples de fidélité, je donnerai de préférence, non pas la seconde, mais la première place à Olympie. Et si elle ne doit pas être placée avant tous, je tiens à dire que, parmi les anciens et les modernes, on ne saurait trouver un amour plus grand que le sien.
Elle avait rendu Birène certain de cet amour, par des témoignages si nombreux et si évidents, qu’il serait impossible à une femme de faire plus pour assurer un homme de sa tendresse, même quand elle lui montrerait sa poitrine et son cœur tout ouverts. Et si les âmes si fidèles et si dévouées doivent être récompensées d’un amour réciproque, je dis qu’Olympie était digne d’être aimée par Birène, non pas autant, mais plus que soi-même;
Et qu’il ne devait pas l’abandonner jamais pour une autre femme, fût-ce pour celle qui jeta l’Europe et l’Asie dans tant de malheurs, ou pour toute autre méritant plus encore le titre de belle; mais qu’il aurait dû, plutôt que de la laisser, renoncer à la clarté du jour, à l’ouïe, au goût, à la parole, à la vie, à la gloire, et à tout ce qu’on peut dire ou imaginer de plus précieux.
Si Birène l’aima comme elle avait aimé Birène; s’il lui fut fidèle comme elle le lui avait été; si jamais il tourna sa voile pour suivre une autre voie que la sienne; ou bien s’il paya tant de services par son ingratitude, et s’il fut cruel pour celle qui lui avait montré tant de fidélité, tant d’amour, je vais vous le dire et vous faire, d’étonnement, serrer les lèvres et froncer les sourcils.
Et quand vous aura été dévoilée l’impitoyable cruauté dont il paya tant de bontés, ô femmes, aucune de vous ne saura plus si elle doit ajouter foi aux paroles d’un amant. L’amant, pour avoir ce qu’il désire, sans songer que Dieu voit et entend tout, entasse les promesses et les serments, qui tous se dispersent ensuite par les airs au gré des vents.
Les serments et les promesses s’en vont dans les airs, emportés et dispersés par les vents, dès que ces amants ont assouvi la soif qui les embrasait et les brûlait. Soyez, par cet exemple, moins faciles à croire à leurs prières et à leurs plaintes. Bien avisé et heureux, ô mes chères dames, celui qui apprend à être prudent aux dépens d’autrui.
Gardez-vous de ceux qui portent sur leur frais visage la fleur des belles années; car, chez eux, tout désir naît et meurt promptement, semblable à un feu de paille. De même que le chasseur suit le lièvre, par le froid, par le chaud, sur la montagne, dans la plaine, et n’en fait plus le moindre cas dès qu’il l’a pris, s’acharnant seulement à poursuivre ce qui le fuit;
Ainsi font ces jeunes gens qui, tant que vous vous montrez dures et hautaines envers eux, vous aiment et vous révèrent avec tout l’empressement que doit avoir l’esclave fidèle. Mais, aussitôt qu’ils pourront se vanter de la victoire, de maîtresses il vous faudra devenir esclaves, et voir s’éloigner de vous leur faux amour qu’ils porteront à d’autres.
Je ne vous défends pas pour cela – j’aurais tort – de vous laisser aimer, car, sans amant, vous seriez comme la vigne inculte au milieu d’un jardin, sans tuteur ou sans arbre auquel elle puisse s’appuyer. Je vous engage seulement à fuir la jeunesse volage et inconstante, et à cueillir des fruits qui ne soient pas verts et âcres, sans les choisir cependant trop mûrs.
Je vous ai dit plus haut qu’on avait trouvé parmi les prisonniers une fille du roi de Frise, et que Birène parlait, toutes les fois qu’il en avait l’occasion, de la donner pour femme à son frère. Mais, à dire le vrai, il en était lui-même affriandé, car c’était un morceau délicat; et il eût considéré comme une sottise de se l’enlever de la bouche, pour le donner à un autre.
La damoiselle n’avait pas encore dépassé quatorze ans; elle était belle et fraîche comme une rose qui vient de sortir du bouton et s’épanouit au soleil levant. Non seulement Birène s’en amouracha, mais on ne vit jamais un feu pareil consumer les moissons mûres sur lesquelles des mains envieuses et ennemies ont porté la flamme,
Aussi vite qu’il en fut embrasé, brûlé jusqu’aux moelles, du jour où il la vit, pleurant son père mort et son beau visage tout inondé de pleurs. Et comme l’eau froide tempère celle qui bouillait auparavant sur le feu, ainsi l’ardeur qu’avait allumée Olympie, vaincue par une ardeur nouvelle, fut éteinte en lui.
Et il se sentit tellement rassasié, ou pour mieux dire tellement fatigué d’elle, qu’il pouvait à peine la voir; tandis que son appétit pour l’autre était tellement excité, qu’il en serait mort s’il avait trop tardé à l’assouvir. Pourtant, jusqu’à ce que fût arrivé le jour marqué par lui pour satisfaire son désir, il le maîtrisa de façon à paraître non pas aimer, mais adorer Olympie, et à vouloir seulement ce qui pouvait lui faire plaisir.
Et s’il caressait la jeune fille, – et il ne pouvait se tenir de la caresser plus qu’il n’aurait dû, – personne ne l’interprétait à mal, mais bien plutôt comme un témoignage de pitié et de bonté. Car relever celui que la Fortune a précipité dans l’abîme, et consoler le malheureux, n’a jamais été blâmé, mais a souvent passé pour un titre de gloire, surtout quand il s’agit d’une enfant, d’une innocente.
Ô souverain Dieu, comme les jugements humains sont parfois obscurcis par un nuage sombre! Les procédés de Birène, impies et déshonnêtes, passèrent pour de la pitié et de la bonté. Déjà les mariniers avaient pris les rames en main, et, quittant le rivage sûr, emportaient joyeux vers la Zélande, à travers les étangs aux eaux salées, le duc et ses compagnons.
Déjà ils avaient laissé derrière eux et perdu de vue les rivages de la Hollande – car, afin de ne pas aborder en Frise, ils s’étaient tenus sur la gauche, du côté de l’Écosse – lorsqu’ils furent surpris par un coup de vent qui, pendant trois jours, les fit errer en pleine mer. Le troisième jour, à l’approche du soir, ils furent poussés sur une île inculte et déserte.
Dès qu’ils se furent abrités dans une petite anse, Olympie vint à terre. Contente, heureuse et loin de tout soupçon, elle soupa en compagnie de l’infidèle Birène; puis, sous une tente qui leur avait été dressée dans un lieu agréable, elle se mit au lit avec lui. Tous leurs autres compagnons retournèrent sur le vaisseau pour s’y reposer.
La fatigue de la mer, et la peur qui l’avait tenue éveillée pendant plusieurs jours, le bonheur de se retrouver en sûreté sur le rivage, loin de toute rumeur, dans une solitude où nulle pensée, nul souci, puisqu’elle avait son amant avec elle, ne venait la tourmenter, plongèrent Olympie dans un sommeil si profond, que les ours et les loirs n’en subissent pas de plus grand.
Son infidèle amant, que la tromperie qu’il médite tient éveillé, la sent à peine endormie, qu’il sort doucement du lit, fait un paquet de ses habits et, sans plus se vêtir, abandonne la tente. Comme s’il lui était poussé des ailes, il vole vers ses gens, les réveille, et sans leur permettre de pousser un cri, leur fait gagner le large et abandonner le rivage.
Ils laissent derrière eux la plage et la malheureuse Olympie, qui dormit sans se réveiller jusqu’à ce que l’aurore eût laissé tomber de son char d’or une froide rosée sur la terre, et que les alcyons eussent pleuré sur les ondes leur antique infortune. Alors, à moitié éveillée, à moitié endormie, elle étend la main pour embrasser Birène, mais en vain.
Elle ne trouve personne. Elle retire sa main, l’avance de nouveau et ne trouve encore personne. Elle jette un bras par-ci, un bras par-là, étend les jambes l’une après l’autre sans plus de succès. La crainte chasse le sommeil; elle ouvre les yeux et regarde: elle ne voit personne. Sans réchauffer, sans couver plus longtemps la place vide, elle se jette hors du lit et sort de la tente en toute hâte.
Elle court à la mer, se déchirant la figure, désormais certaine de son malheur. Elle s’arrache les cheveux, elle se frappe le sein et regarde, à la lumière resplendissante de la lune, si elle peut apercevoir autre chose que le rivage. Elle appelle Birène, et au nom de Birène, les antres seuls répondent, émus qu’ils sont de pitié.
Sur le bord extrême du rivage, se dressait un rocher que les eaux avaient, par leurs assauts répétés, creusé et percé en forme d’arche, et qui surplombait sur la mer. Olympie y monta précipitamment, tant l’amour lui donnait de la force, et elle vit de loin s’enfuir les voiles gonflées de son perfide seigneur.
Longtemps elle les vit ou crut les voir, car l’air n’était pas encore bien clair. Toute tremblante, elle se laissa tomber, le visage plus blanc et plus froid que la neige. Mais quand elle eut la force de se relever, elle poussa de grands cris du côté de la route suivie par les navires, elle appela, aussi fort qu’elle put, répétant à plusieurs reprises le nom de son cruel époux.
Et ses pleurs et ses mains agitées en l’air suppléaient à ce que ne pouvait faire sa faible voix: «Où fuis-tu si vite, cruel! ton vaisseau n’a pas tout son chargement. Permets qu’il me reçoive aussi; cela ne peut lui peser beaucoup d’emporter mon corps, puisqu’il emporte mon âme!» Et avec ses bras, avec ses vêtements, elle fait des signaux pour que le navire retourne.
Mais les vents, qui emportaient sur la haute mer les voiles du jeune infidèle, emportaient aussi les prières et les reproches de la malheureuse Olympie, et ses cris et ses pleurs. Trois fois, odieuse à elle-même, elle s’approcha du rivage pour se précipiter dans les flots; enfin, détournant ses regards, elle retourna à l’endroit où elle avait passé la nuit.
Et la face cachée sur son lit qu’elle baignait de pleurs, elle lui disait: «Hier soir tu nous as reçus tous deux; pourquoi ne sommes-nous pas deux à nous lever aujourd’hui? Ô perfide Birène! ô jour maudit où j’ai été mise au monde! Que dois-je faire, que puis-je faire seule ici? Qui m’aidera, hélas! qui me consolera!
» Je ne vois pas un homme ici, je ne vois même rien qui puisse me donner à croire qu’il y existe un homme; je n’aperçois pas un navire sur lequel, me réfugiant, je puisse espérer m’échapper et retrouver mon chemin. Je mourrai de misère, et personne ne me fermera les yeux et ne creusera ma sépulture, à moins que je ne trouve un tombeau dans le ventre des loups qui habitent, hélas! dans ces forêts.
» Je le crains, et déjà je crois voir sortir de ces bois les ours, les lions, les tigres ou d’autres bêtes semblables que la nature a armées de dents aiguës et d’ongles pour déchirer. Mais ces bêtes cruelles pourraient-elles me donner une mort pire que celle que tu m’infliges? Je sais qu’elles se contenteront de me faire subir une seule mort, et toi, cruel, tu me fais, hélas! mourir mille fois!
» Mais je suppose encore qu’il vienne maintenant un nocher qui, par pitié, m’emmène d’ici, m’arrache aux loups, aux ours et aux lions, et me sauve de la misère et d’une mort horrible; il me portera peut-être en Hollande; mais ses forteresses et ses ports ne sont-ils pas gardés pour toi? Il me conduira sur la terre où je suis née, mais tu me l’as déjà enlevée par la fraude!
» Tu m’as ravi mes États, sous prétexte de parenté et d’amitié. Tu as été bien prompt à y installer tes gens pour t’en assurer la possession! Retournerai-je en Flandre, où j’ai vendu ce qui me restait pour vivre, bien que ce fût peu, afin de te secourir et de te tirer de prison? Malheureuse! où irai-je? Je ne sais.
» Irai-je en Frise où je pouvais être reine, ce que j’ai refusé pour toi, et ce qui a causé la mort de mon père et de mes frères, ainsi que la perte de tous mes biens? Ce que j’ai fait pour toi, je ne voudrais pas te le reprocher, ingrat, ni t’infliger un châtiment; mais tu ne l’ignores pas plus que moi, et voilà la récompense que tu m’en donnes!
» Ah! pourvu que je ne sois pas prise par des corsaires et puis vendue comme esclave! Avant cela, que les loups, les lions, les ours, les tigres et toutes les autres bêtes féroces viennent me déchirer de leurs ongles et m’emporter morte dans leur caverne, pour y dévorer mes membres déchirés!» Ainsi disant, elle enfonce ses mains dans ses cheveux d’or, et les arrache à pleines poignées.
Elle court de nouveau à l’extrémité du rivage, secouant la tête avec fureur et livrant au vent sa chevelure. Elle semble une forcenée, agitée non par un, mais par dix démons; on dirait Hécube entrant en rage [56] à la vue de Polydore mort. Puis elle s’arrête sur un rocher et regarde la mer, et elle semble elle-même un rocher véritable.
Mais laissons-la se plaindre, afin que je puisse de nouveau vous parler de Roger qui, par la plus intense chaleur, chevauche en plein midi sur le rivage, las et brisé de fatigue. Le soleil frappe les collines, et sous ses rayons réfléchis, on voit bouillir le sable fin et blanc. Peu s’en fallait que les armes qu’il avait sur le dos ne fussent en feu, comme elles avaient été jadis.
Pendant que la soif et la fatigue de la route lui faisaient ennuyeuse et désagréable compagnie sur le sable profond et la voie déserte, le long de la plage exposée au soleil, il rencontra, à l’ombre d’une tour antique qui surgissait sur le bord de la mer, tout près du rivage, trois dames qu’à leurs gestes et à leur costume il reconnut pour être de la cour d’Alcine.
Couchées sur des tapis d’Alexandrie, elles goûtaient avec délices la fraîcheur de l’ombre, au milieu de nombreux vases de vin variés et de sucreries de toute sorte. Tout près de la plage, jouant avec les flots de la mer, les attendait un petit navire prêt à gonfler sa voile au moindre vent favorable. Pour le moment, il n’y avait pas un souffle d’air.
Dès qu’elles eurent aperçu Roger qui s’en allait tout droit sur le sable mouvant, la soif aux lèvres et le visage couvert de sueur, elles commencèrent à lui dire qu’il n’avait pas le cœur si déterminé à poursuivre son chemin, pour ne point s’arrêter à l’ombre douce et fraîche, et refuser de reposer son corps fatigué.
Et l’une d’elles s’approche du cheval pour en prendre la bride, afin qu’il puisse descendre; l’autre, lui offrant une coupe de cristal pleine d’un vin pétillant, redouble sa soif. Mais Roger à ce son n’entra pas en danse, car tout retard de sa part aurait donné le temps d’arriver à Alcine qui venait derrière lui, et qui déjà était proche.
Le fin salpêtre et le soufre pur, touchés du feu, ne s’enflamment pas si subitement; la mer n’est pas si prompte à se soulever, quand la trombe obscure descend et s’abat en plein sur elle, comme la troisième le fut à éclater de colère et de fureur, en voyant que Roger suivait imperturbablement son droit chemin sur le sable et les méprisait, bien qu’elles se tinssent pour belles.
«Tu n’es ni noble ni chevalier – dit-elle en criant aussi fort qu’elle put – et tu as volé tes armes ainsi que ce destrier qui ne te serait pas venu d’autre façon. Aussi, comme ce que je dis est vrai, je voudrais te voir punir d’une juste mort, et que tu fusses mis en quartiers, brûlé, ou pendu, voleur brutal, manant, arrogant, ingrat!»
À toutes ces injures et à beaucoup d’autres paroles du même genre que lui adressa la dame courroucée, Roger ne fit aucune réponse, car il espérait peu d’honneur d’une si basse querelle. Alors la dame monta vivement avec ses sœurs, sur le bateau qui se tenait à leur disposition, et faisant force de rames, elles le suivirent dans sa marche le long de la rive.
La dame le menace toujours, le maudit et l’apostrophe, car elle a rejeté toute honte. Cependant Roger est arrivé au détroit par où l’on passe chez la fée plus sage. Là, il voit un vieux nocher détacher sa barque de l’autre rive aussitôt qu’il en a été aperçu, et se tenir prêt, comme s’il attendait son arrivée.
Le nocher s’approche, dès qu’il le voit venir, pour le transporter sain et sauf sur une meilleure rive. Si le visage peut donner une juste idée de l’âme, il devait être bienfaisant et plein de discrétion. Roger mit le pied sur la barque, rendant grâces à Dieu, et sur la mer tranquille il s’en allait, s’entretenant avec le nocher sage et doué d’une longue expérience.
Ce dernier loua Roger d’avoir su se délivrer à temps d’Alcine et avant qu’elle lui eût fait boire le breuvage enchanté qu’elle avait donné à tous ses autres amants. Il le félicita ensuite d’être conduit vers Logistilla, chez laquelle il pourrait voir des mœurs saines, une beauté éternelle, une grâce infinie, qui nourrit le cœur sans jamais le rassasier.
«Celle-ci – disait-il – remplit l’âme d’étonnement et de respect dès la première fois qu’on la voit. Quand on la connaît davantage, tout autre bien paraît peu digne d’estime. L’amour qu’elle inspire diffère des autres amours, en cela que ceux-ci vous rongent tour à tour d’espoir et de crainte, tandis que le sien vous rend heureux du seul désir de la voir.
» Elle t’enseignera d’autres occupations plus agréables que la musique, les danses, les parfums, les bains ou la table. Elle t’apprendra à élever tes pensées épurées plus haut que le milan ne monte dans les airs, et comment, dans un corps mortel, on peut goûter en partie la gloire des bienheureux.» Ainsi parlant, le marinier s’avançait du côté de la rive sûre, qui était encore éloignée,
Quand il vit la mer se couvrir de nombreux navires qui se dirigeaient tous de son côté. Avec ces navires, s’en venait Alcine outragée, à la tête de ses gens rassemblés par elle en toute hâte, pour reconquérir son cher bien qui lui avait été enlevé, ou perdre son trône et sa propre vie. C’est aussi bien l’amour qui la pousse, que l’injure qu’elle a reçue.
Depuis sa naissance, elle n’a pas éprouvé un ressentiment plus grand que celui qui maintenant la ronge. C’est pourquoi elle fait tellement presser de rames, que l’écume de l’eau se répand d’une proue à l’autre. La mer et le rivage retentissent de cette grande rumeur, et l’on entend Écho résonner de toutes parts. «Découvre l’écu, Roger, car il en est besoin; sinon, tu es mort, ou pris honteusement.»
Ainsi dit le nocher de Logistilla, et ajoutant le geste à la parole, il saisit lui-même le voile et l’enlève de dessus l’écu dont il démasque la lumière éclatante. La splendeur enchantée qui s’en échappe blesse tellement les yeux des ennemis, qu’elle les rend soudain aveugles et les fait tomber, qui à la poupe, qui à la proue.
Un des gens de Logistilla, en vedette au sommet du château, s’étant, sur ces entrefaites, aperçu de l’arrivée de la flotte d’Alcine, sonne la cloche d’alarme, et de prompts secours arrivent au port. Les balistes, comme une tempête, foudroient tout ce qui veut s’attaquer à Roger. Ainsi, grâce à l’aide qui lui vint de tous côtés, il sauva sa liberté et sa vie.
Sur le rivage sont venues quatre dames, envoyées en toute hâte par Logistilla: la valeureuse Andronique, la sage Fronesia, la pudique Dicilla et Sophrosine la chaste, plus que les trois autres ardente et résolue à agir. Une armée qui n’a pas sa pareille au monde sort du château, et se répand sur le bord de la mer.
Sous le château, dans une baie tranquille, était une flotte prête jour et nuit à livrer bataille au moindre signal, au premier ordre. Aussitôt le combat âpre et atroce s’engage sur mer et sur terre, et du coup fut reconquis ce qu’Alcine avait jadis enlevé à sa sœur.
Oh! combien l’issue de la bataille fut différente de celle qu’elle avait d’abord espérée! Non seulement Alcine ne parvint pas à s’emparer, comme elle le pensait, de son fugitif amant, mais de tous ses navires, naguère si nombreux qu’à peine la mer pouvait les contenir, elle peut à grand’peine sauver de la flamme qui a détruit le reste, une petite barque sur laquelle elle s’enfuit, misérable et seule.
Alcine s’enfuit, et sa malheureuse armée reste prisonnière; et sa flotte, brûlée, mise en pièces, est dispersée. Elle ressent toutefois plus de douleur de la perte de Roger que de toute autre chose. Nuit et jour elle gémit amèrement sur lui, et ses yeux versent des pleurs à son souvenir. Pour terminer son âpre martyre, elle se plaint de ne pouvoir mourir.
Aucune fée ne peut en effet mourir, tant que le soleil tournera ou que le ciel n’aura pas changé de système. Sans cela la douleur d’Alcine aurait été capable d’émouvoir Clotho, et de lui faire consentir à couper le fil de sa vie. Comme Didon, elle aurait mis fin à ses malheurs par le fer, ou, imitant la splendide reine du Nil [57], elle se serait plongée dans un sommeil de mort. Mais les fées ne peuvent jamais mourir.
Retournons à ce Roger, digne d’une éternelle gloire, et laissons Alcine à sa peine. Je dis que, dès qu’il eut mis le pied hors de la barque, et qu’il eut été conduit sur une plage plus sûre, il rendit grâces à Dieu de tout ce qui lui était arrivé. Puis, tournant le dos à la mer, il hâte le pas, le long de la rive aride, vers le château qui s’élève auprès.
Jamais l’œil d’un mortel n’en vit, avant ni après, de plus fort ni de plus beau. Ses murs ont plus de prix que s’ils étaient de diamant ou de rubis. On ne connaît point sur terre de pierreries pareilles, et qui voudra en avoir une idée exacte devra nécessairement aller dans ce pays, car je ne crois pas qu’on en trouve ailleurs, sinon peut-être au ciel.
Ce qui fait qu’elles effacent toutes les autres, c’est qu’en s’y mirant, l’homme s’y voit jusqu’au plus profond de l’âme. Il voit si clairement ses vices et ses vertus, qu’il ne saurait plus croire ensuite aux flatteries ou aux critiques injustes qui lui sont adressées. La connaissance qu’il a acquise de soi-même, en se regardant dans le limpide miroir, le rend prudent.
La brillante lumière de ces pierreries, semblable au soleil, répand tout autour tant de splendeur, qu’elle peut faire le jour en dépit de Phébus. Et ce ne sont pas les pierres seules qui sont admirables, mais la matière et l’art se sont tellement confondus, qu’on ne saurait dire auquel des deux il faut donner la préférence.
Sur des arches si élevées, qu’à les voir on dirait qu’elles servent de support au ciel, étaient des jardins si spacieux et si beaux, qu’il serait difficile d’en avoir de pareils à ras de terre. Au pied des lumineux créneaux se peuvent voir les arbustes odoriférants, ornés, été comme hiver, de fleurs brillantes et de fruits mûrs.
Il ne saurait pousser d’arbres si beaux hors de ces merveilleux jardins, pas plus que de telles roses, de telles violettes, de tels lis, de telles amarantes ou de tels jasmins. Ailleurs, le même jour voit naître, vivre et s’incliner morte sur sa tige dépouillée, la fleur sujette aux variations du ciel.
Mais ici la verdure était perpétuelle, perpétuelle la beauté des fleurs éternelles. Ce n’était pas que la douceur de la température leur fût plus clémente, mais Logistilla, par sa science et ses soins, et sans avoir besoin de recourir à des moyens surnaturels, ce qui paraîtrait impossible à d’autres, les maintenait dans leur première verdeur.
Logistilla témoigna beaucoup de satisfaction de ce qu’un aussi gentil seigneur fût venu à elle, et donna ordre qu’on l’accueillît avec empressement et que chacun s’étudiât à lui faire honneur. Longtemps auparavant était arrivé Astolphe, que Roger vit de bon cœur. Peu de jours après, vinrent tous les autres auxquels Mélisse avait rendu leur forme naturelle.
Après qu’ils se furent reposés un jour ou deux, Roger et le duc Astolphe, qui non moins que lui avait le désir de revoir le Ponant, s’en vinrent trouver la prudente fée. Mélisse parla au nom de tous les deux et supplia humblement la fée de les conseiller et de les aider, de telle sorte qu’ils pussent retourner là d’où ils étaient venus.
La fée dit: «J’y appliquerai ma pensée, et dans deux jours, je te les rendrai tout prêts.» Puis elle s’entretint avec Roger et, après lui, avec le duc. Elle conclut, finalement, que le destrier volant devait retourner le premier aux rivages aquitains. Mais auparavant elle veut lui façonner un mors avec lequel Roger puisse diriger ou modérer sa course.
Elle lui montre comment il lui faudra faire, quand il voudra qu’il monte, qu’il descende, qu’il vole en tournant, qu’il aille vite ou qu’il se tienne immobile sur ses ailes. Tout ce qu’un cavalier a coutume de faire avec un beau destrier sur la terre ferme, ainsi Roger, qui en devint complètement maître, faisait par les airs, avec le destrier ailé.
Après que Roger eut été bien instruit sur toutes ces choses, il prit congé de la fée gentille, à laquelle il resta depuis attaché par une grande affection, et il sortit de ce pays. Je parlerai tout d’abord de lui qui fit un heureux voyage, et puis je dirai comment le guerrier anglais, après de bien plus longues et bien plus grandes fatigues, rejoignit le grand Charles et sa cour amie.
Roger parti, il ne s’en revint pas par la même route qu’il avait déjà faite contre son gré, alors que l’hippogriffe l’entraînait au-dessus de la mer et loin de la vue des terres. Mais maintenant qu’il pouvait lui faire battre les ailes deçà, delà, où il lui convenait, il résolut d’effectuer son retour par un nouveau chemin, comme firent les Mages fuyant Hérode.
En quittant l’Espagne pour arriver en ces contrées, il était venu en droite ligne aborder dans l’Inde du côté où la mer orientale la baigne, aux lieux témoins de la querelle soulevée entre l’une et l’autre fée. Maintenant il se dispose à parcourir une autre région que celle où Éole souffle ses vents, et à ne mettre fin à son voyage qu’après avoir, comme le soleil, fait le tour du monde.
Il voit, en passant au-dessus d’eux, ici le Cathay, là la Mangiane et le grand Quinsi [58]. Il vole au-dessus de l’Imaus, et laisse la Séricane à main droite. Puis, descendant toujours des pays hyperboréens de la Scythie aux rivages hyrcaniens, il arrive aux confins de la Sarmatie, et lorsqu’il fut parvenu là où l’Asie se sépare de l’Europe, il vit les Russes, les Prussiens et la Poméranie.
Bien que tout le désir de Roger fût de retourner promptement vers Bradamante, il avait tellement pris plaisir à courir ainsi à travers le monde, qu’il ne s’arrêta pas avant d’avoir vu les Polonais, les Hongrois, ainsi que les Germains et le reste de cette horrible terre boréale. Il arriva enfin en Angleterre.
Ne croyez pas, seigneur, que pendant ce long chemin, il se tienne constamment sur le dos du cheval. Chaque soir il descend à l’auberge, évitant autant que possible d’être mal logé. Pendant des jours et des mois qu’il suivit cette route, il put voir et la terre et la mer. Or, arrivé un matin près de Londres, le cheval ailé le déposa sur les bords de la Tamise.
Là, dans les prés voisins de la ville, il vit une nombreuse troupe d’hommes d’armes et de fantassins, qui, au son des trompettes et des tambours, défilaient par pelotons compacts, devant le brave Renaud, honneur des paladins. Si vous vous rappelez, je vous ai dit plus haut qu’il avait été envoyé dans ce pays par Charles, pour y chercher des secours.
Roger arriva juste au moment où se faisait la belle revue de l’armée. Pour en connaître le but, après être descendu sur terre, il interrogea un chevalier. Celui-ci, qui était courtois, lui dit que c’étaient les forces de l’Écosse, de l’Irlande, de l’Angleterre et des îles voisines, dont les nombreuses bannières étaient déployées en cet endroit;
Qu’une fois la revue terminée, les troupes se dirigeraient vers la mer, où les attendaient de nombreux navires ancrés dans le port, pour les transporter au delà de l’Océan. «Les Français assiégés se réjouissent, fondant de grandes espérances sur les forces qui vont les sauver. Mais afin que tu sois complètement informé, je te signalerai séparément les divers bataillons.
» Tu vois bien cette grande bannière où les lis sont placés à côté des léopards; elle est déployée dans les airs par le capitaine en chef, et tous les autres étendards devront la suivre. Le nom de ce capitaine est fameux parmi ces bandes. C’est Léonetto, la fleur des vaillants; il est passé maître au conseil et à l’action. Il est neveu du roi et duc de Lancastre.
» La première, qui, près du gonfalon royal, tremble au vent de la montagne, étalant trois ailes blanches sur champ de sinople, est portée par Richard, comte de Warwick. Au duc de Glocester appartient cette bannière qui a deux cornes de cerf sur une moitié de crâne; au duc de Clarence est celle qui porte un flambeau; celle où est figura un arbre est au duc d’York.
» Vois cette lance brisée en trois morceaux: c’est le gonfalon du duc de Norfolk. Sur celui du beau comte de Kent, est la foudre; un griffon sur celui du comte de Pembroke; une balance sur celui du duc de Suffolk. Vois ce joug qui réunit deux serpents: c’est la bannière du comte d’Essex. Une guirlande sur champ d’azur indique celle de Northumberland.
» Le comte d’Arundel est celui qui a mis en mer cette barque qui s’abîme dans les flots. Vois le marquis de Barclay, et près de lui le comte de la Marche et le comte de Richmond. Le premier porte sur fond de sinople un mont fendu, le second un palmier, le troisième un pin sortant de l’onde. Le comte de Dorset et le comte de Southampton ont sur leur bannière, l’un un char, l’autre une couronne.
» Ce faucon qui incline ses ailes sur son nid est porté par Raimond comte de Devonshire; le jaune et le noir s’étalent sur la bannière du comte de Vigore; un chien sur celle de Derby, un ours sur celle d’Oxford. La croix que tu vois briller sur celle-ci est au riche prélat de Bath. Vois cette chaise brisée sur fond gris: c’est l’étendard du duc Ariman de Sommerset.
» Les hommes d’armes et les archers à cheval sont au nombre de quarante-deux mille. Deux fois autant – et je ne me trompe pas de cent – sont ceux qui combattent à pied. Vois ces drapeaux, l’un gris, l’autre vert, l’autre jaune, et un autre bordé de noir et d’azur; sous chacun de ces étendards marchent les fantassins de Godefroid, d’Henri, d’Herman et d’Odoard.
» Le premier est duc de Buckingham; Henri a le comté de Salisbury et le vieux Herman la seigneurie d’Abergavenny: Odoard est comte de Shresbury. Ceux qui se tiennent un peu plus vers l’Orient sont les Anglais. Maintenant, tourne-toi vers l’Hespérie; là où se voient trente mille Écossais conduits par Zerbin, fils de leur roi.
» Vois, entre deux licornes, le grand lion qui tient l’épée d’argent dans sa patte; c’est le gonfalon du roi d’Écosse. Là est campé son fils Zerbin. Il n’est point de chevalier si brave parmi tant de guerriers. La nature le fit et puis brisa le moule. Il n’en est pas un qui brille autant de courage, autant de grâce, autant de puissance. Il est duc de Ross.
» Le comte d’Athol porte sur son étendard une barre dorée sur fond d’azur. L’autre bannière est celle du duc de Marr et montre un léopard brodé. Vois l’enseigne du vaillant Alcabrun, bigarrée de couleurs et d’oiseaux. Celui-ci n’est duc, comte ni marquis, mais le premier dans un pays sauvage.
» Au duc de Strafford est cette enseigne où l’on voit l’oiseau qui regarde fixement le soleil. Le comte Lucarnio, qui règne sur l’Angus, a pour emblème un taureau flanqué de deux dogues. Vois ici le duc d’Albanie dont l’étendard est mélangé de couleurs blanches et azurées. Un vautour, qu’un dragon vert déchire, figure sur l’enseigne du comte de Buchan.
» C’est le brave Arman qui a la bannière blanche et noire de la seigneurie de Forbes. Il a, à main droite, le comte d’Errol qui porte un flambeau sur champ vert. Maintenant, vois les Irlandais près de la plaine. Ils forment deux escadrons. Le comte de Kildare conduit le premier; le comte de Desmond a composé le second de fiers montagnards.
» Le premier a sur son étendard un pin ardent, l’autre une bande rouge sur fond blanc. Les secours ne sont pas envoyés à Charles seulement par l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande; mais il est venu des gens de la Suède, de la Norwège, de Thulé et même de l’Islande lointaine, de toute terre enfin située dans ces contrées naturellement ennemies de la paix.
» Ils sont seize mille, ou guère moins, sortis de leurs cavernes et de leurs forêts. Ils ont le visage, la poitrine, les flancs, le dos, les bras et les jambes velus comme des bêtes fauves. Autour de leur étendard entièrement blanc, semble se dresser une forêt de lances. Leur chef Morat le porte; il compte le teindre dans le sang maure.»
Pendant que Roger regarde les enseignes variées de cette belle armée qui se prépare à secourir la France, et qu’il apprend les noms des seigneurs de Bretagne, quelques-uns de ceux-ci accourent, émerveillés, stupéfaits, pour contempler la bête unique et rare sur laquelle il est monté. Un cercle se forme vite autour de lui.
Aussi, pour augmenter encore leur étonnement et pour s’amuser un peu, le bon Roger secoue la bride du cheval volant et lui touche légèrement les flancs avec les éperons. Celui-ci prend son chemin vers le ciel, à travers les airs, et laisse tout le monde plein de stupéfaction. De là, Roger, après avoir vu, troupe par troupe, les forces anglaises, s’en alla du côté de l’Irlande.
Il vit la fabuleuse Hibernie où le saint vieillard creusa un puits [59] au fond duquel il paraît qu’on trouve tant d’indulgences, que l’homme s’y purge de toutes ses fautes. De là, son destrier l’amena ensuite sur la mer qui lave les côtes de la basse Bretagne. C’est alors qu’en passant, il vit au dessous de lui Angélique liée sur un rocher nu,
Sur le rocher nu de l’île des Pleurs, car île des Pleurs était nommée la contrée habitée par cette population cruelle, féroce et inhumaine qui, comme je vous l’ai dit dans un chant précédent, parcourait en armes les rivages voisins, enlevant toutes les belles dames, pour les donner en pâture à un monstre.
Elle y avait été liée le matin même, et attendait, pour en être dévorée toute vive, la venue de ce monstre énorme, l’orque marine qui se nourrissait d’une abominable nourriture. J’ai dit plus haut comment elle fut enlevée par ceux qui la trouvèrent endormie sur le rivage, près du vieil enchanteur qui l’avait attirée là par enchantement.
Ces gens féroces, impitoyables, avaient exposé sur le rivage, à la merci de la bête cruelle, la belle dame aussi nue que la nature l’avait formée. Elle n’avait pas même un voile pour recouvrir les lis blancs et les roses vermeilles répandus sur ses beaux membres, et que la chaleur de juillet ou le froid de décembre n’aurait pu faire tomber.
Roger l’aurait prise pour une statue d’albâtre ou de tout autre marbre précieux, sculptée sur l’écueil par des statuaires habiles, s’il n’avait vu les larmes, répandues à travers les fraîches roses et les lis blancs, mouiller ses joues, et l’air soulever sa chevelure d’or.
Dès qu’il eut fixé ces beaux yeux, il se souvint de sa Bradamante. La pitié et l’amour l’émurent en même temps, et il eut peine à se retenir de pleurer. Après avoir modéré le mouvement d’ailes de son destrier, il dit doucement à la donzelle: «Ô dame, qui ne devrais porter que la chaîne avec laquelle Amour mène ses serviteurs,
» Et qui ne mérites ni un pareil traitement, ni aucune peine, quel est le cruel, à l’âme perverse et pleine d’envie, qui a lié l’ivoire poli de ces belles mains?» À ces paroles, force est à Angélique de devenir comme un blanc ivoire sur lequel on aurait répandu du vermillon; elle rougit de voir nues ces parties que, quelque belles qu’elles soient, la pudeur doit faire celer.
Elle se serait caché le visage dans ses mains, si elles n’avaient pas été liées au dur rocher. Mais elle le couvrit de larmes – car on n’avait pu lui enlever le pouvoir de pleurer – et elle s’efforça de le tenir baissé. Puis, après de nombreux sanglots, elle commença à prononcer quelques paroles entrecoupées, sur un ton plaintif et las. Mais elle ne poursuivit pas, car une grande rumeur qui se fit entendre sur la mer l’interrompit soudain.
Voici apparaître le monstre démesuré, moitié caché sous les ondes, moitié hors de l’eau. Comme le navire, poussé par Borée ou le vent d’autan, a coutume de venir de loin pour regagner le port, ainsi la bête horrible accourt à la proie qui lui est montrée. La dame est à demi morte de peur, et la présence d’autrui ne la rassure pas.
Roger n’avait pas la lance en arrêt, mais il la tenait en main. Il en frappa l’orque. Je ne saurais dire à quoi ressemblait celle-ci, si ce n’est à une grande masse qui tourne et se tord. Elle n’avait pas la forme d’un animal, excepté par la tête dont les yeux et les dents sortaient comme si elle eût été celle d’un porc. Roger la frappe trois fois au front, entre les yeux, mais il semble qu’il touche du fer ou un dur rocher.
Le premier coup n’ayant rien valu, il se retourne pour faire mieux une seconde fois. L’orque, qui voit l’ombre des grandes ailes courir deçà, delà sur l’onde, laisse la proie certaine qui l’attend sur le rivage, et, furibonde, poursuit en vain cette nouvelle proie, derrière laquelle elle tourne et s’agite. Roger fond sur elle et lui porte de nombreux coups.
De même que l’aigle qui a coutume d’accourir du haut des airs dès qu’il a vu la couleuvre errant parmi l’herbe, ou étendue au soleil sur un rocher nu, où elle polit et fait reluire ses écailles jaunes, ne l’attaque pas du côté où la bête venimeuse siffle et se dresse, mais la saisit par le dos et bat des ailes afin qu’elle ne puisse pas se retourner et le mordre;
Ainsi Roger, avec la lance et l’épée, ne frappe pas l’orque à l’endroit où son museau est armé de dents, mais il fait en sorte que chacun de ses coups tombe entre les oreilles, sur l’échine ou sur la queue. Si la bête se retourne, il change de place, et s’abaisse ou s’élève à temps. Mais, comme s’il frappait toujours sur du jaspe, il ne peut entamer l’écaille dure et solide.
C’est une semblable bataille que le moucheron hardi livre contre le dogue dans le poudreux mois d’août, ou bien dans le mois qui précède ou dans celui qui suit, alors que le premier voit fleurir la lavande et le second le vin doux couler à flots. Il plonge dans les yeux et dans la gueule mordante de son adversaire; il vole autour de lui, sans l’abandonner un instant, et celui-ci fait entendre entre ses dents aiguës un grognement répété; mais s’il l’attrape, il fait d’un seul coup payer tout cela au moucheron.
L’orque bat si fortement la mer de sa queue, qu’elle fait rejaillir l’eau jusqu’au ciel, si bien que Roger ne sait plus si les ailes de son destrier se déploient dans les airs, ou bien s’il nage dans la mer. Par moments, il en est à désirer d’avoir à sa disposition un bateau. Si cette aspersion se prolonge, il craint que les ailes de l’hippogriffe ne se mouillent tellement qu’il ne puisse ou ne veuille plus s’en servir.
Il prend alors la nouvelle résolution – et ce fut le meilleur – de vaincre le monstre cruel avec d’autres armes, et de l’éblouir par la splendeur de l’écu magique. Il vole au rivage où la dame était liée au rocher nu, et, pour éviter toute surprise, il lui passe au petit doigt de la main l’anneau qui pouvait rendre vain l’enchantement.
Je parle de l’anneau que Bradamante avait arraché à Brunel pour délivrer Roger, puis qu’elle avait donné à Mélisse lorsque cette dernière partit pour l’Inde, afin de le tirer des mains de la méchante Alcine. Mélisse, comme je vous l’ai dit précédemment, après s’être servie de l’anneau pendant plusieurs jours, l’avait rendu à Roger, qui depuis l’avait toujours porté au doigt.
Il le donne alors à Angélique, parce qu’il craint qu’il ne détruise l’effet fulgurant de son écu, et qu’il ne peut se défendre des yeux de la belle qui déjà l’avaient pris dans leurs rets. Cependant l’énorme cétacé s’en vient, pesant sur la mer de son ventre puissant. Roger se tient à son poste et lève le voile, et il semble qu’un second soleil surgisse dans le ciel.
La lumière enchantée frappe les yeux de la bête et produit son effet accoutumé. Comme la truite ou la carpe flottent à la surface de la rivière que le montagnard a troublée avec de la chaux, ainsi l’on peut voir, sur l’écume marine, le monstre horrible couché à la renverse. Deçà, delà, Roger le frappe, mais il ne trouve pas d’endroit où il puisse le blesser.
Pendant ce temps, la belle dame le supplie de ne pas s’acharner en vain sur la dure écaille: «Reviens, pour Dieu, seigneur – disait-elle en pleurant – délie-moi avant que l’orque ne se relève. Emporte-moi avec toi, et noie-moi au milieu de la mer. Ne permets pas que je sois engloutie dans le ventre de ce poisson féroce.» Roger, ému à ces justes plaintes, délie la dame et l’enlève du rivage.
Le destrier, excité par l’éperon, presse du pied le sable, s’élance dans les airs et galope à travers les cieux. Il porte le cavalier sur son dos et la donzelle derrière lui sur sa croupe. Ainsi la bête fut privée d’un mets trop fin et trop délicat pour elle. Roger s’en va, tout en se retournant, et il imprime mille baisers sur le sein et sur les yeux brillants d’Angélique.
Il ne suivit plus la route qu’il s’était proposée d’abord, et qui devait lui faire faire le tour de l’Espagne; mais il arrêta son destrier sur le plus prochain rivage, là où la basse Bretagne avance dans la mer. Sur la rive était un bois de chênes ombreux, où il semble que Philomèle exhale constamment sa plainte. Au milieu, il y avait un pré avec une fontaine. Sur chacun de ses côtés, s’élevait un mont solitaire.
Ce fut là que le chevalier plein de désir arrêta sa course audacieuse, et descendit dans le pré, faisant replier les ailes à son destrier, non toutefois autant qu’il les avait déployées. À peine descendu de cheval, il a hâte d’en enfourcher un autre; mais ses armes l’embarrassent, ses armes qu’il lui faut d’abord ôter, et qui mettent un obstacle à son désir.
Enfiévré d’impatience, il arrachait sans ordre les diverses parties de son armure. Jamais elles ne lui semblèrent si longues à enlever. S’il dénouait une aiguillette, il en nouait deux. Mais, seigneur, mon chant est déjà trop long, et peut-être êtes-vous fatigué de l’écouter. C’est pourquoi je remets la suite de mon histoire à un moment qui vous soit plus agréable.