Honoré Monsieur Petre Ivanovitch!
J’ai reçu hier votre lettre, je l’ai lue et suis resté très surpris. Vous m’avez cherché Dieu sait où, quand j’étais tout simplement chez moi. Jusqu’à dix heures j’ai attendu Ivan Ivanitch Tolokonov. Nous montons aussitôt en voiture, ma femme et moi; je dépense de l’argent, je viens chez vous vers six heures et demie. Vous êtes absent! Votre femme me reçoit. Je vous attends jusqu’à dix heures et demie. Je prends ma femme, je dépense encore de l’argent, je loue une voiture, je ramène ma femme à la maison et je vais chez les Perepalkine, espérant vous trouver là. Mes calculs sont encore déçus. Je rentre, je ne puis fermer l’œil de la nuit, tant je suis inquiet. Le lendemain matin, je frappe trois fois chez vous, à neuf heures, dix heures et onze heures. Je dépense trois fois de l’argent pour des voitures, et j’en suis pour une veste.
En lisant votre lettre, j’ai donc eu lieu de m’étonner. Vous parlez de Eugène Nikolaïtch, vous me demandez de lui insinuer… et vous ne me dites pas pourquoi. J’approuve votre prudence, mais il y a papier et papier, et moi, je ne suis pas homme à donner les papiers d’importance à ma femme pour faire des papillotes. Enfin je ne comprends pas le sens de votre lettre. Du reste, pourquoi me mettre dans cette affaire? Je ne fourre pas mon nez partout. Vous auriez pu lui interdire vous-même votre porte. Il faut nous expliquer d’une manière décisive, je n’ai pas de temps à perdre. D’ailleurs, je suis gêné, et je ne sais ce que je serai obligé de faire si vous négligez de vous conformer aux conditions établies entre nous. Le voyage n’est pas long, mais il coûte. Or, ma femme se lamente elle veut une capote en velours à la mode.
Quant à Eugène Nikolaïtch, je m’empresse de vous dire que j’ai pris des renseignements sur lui chez Pavel Semenytch Perepalkine. Il a cinq cents âmes dans le gouvernement d’Yaroslav, et de sa grand-mère il en héritera trois cents de plus. Le chiffre exact de sa fortune, je l’ignore. Je pense que vous devez le connaître. Je vous prie de me donner un rendez-vous ferme. Vous avez rencontré hier Ivan Andreïtch qui vous a dit que j’étais avec ma femme au théâtre Alexandrinski? Il en a menti.
J’ai l’honneur d’être…
P. S. - Ma femme est enceinte. Elle est nerveuse et parfois mélancolique. Il arrive que, dans le théâtre, on tire des coups de fusil et l’on fait entendre des tonnerres artificiels. Vous sentez bien que je me garde de l’y conduire, pour ne pas l’effrayer. Quant à moi, je ne suis pas très amateur de spectacles.