ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE

La cellule de fière Laurence.

Entrent Laurence et Pâris.

Laurence. – Jeudi, seigneur! le terme est bien court.


Pâris. – Mon père, Capulet le veut ainsi, et je ne retarderai son empressement par aucun obstacle.


Laurence. – Vous ignorez encore, dites-vous, les sentiments de la dame. Voilà une marche peu régulière; et qui ne me plaît pas.


Pâris. – Elle ne cesse de pleurer la mort de Tybalt, et c'est pourquoi je lui ai peu parlé d'amour; car Vénus ne sourit guère dans une maison de larmes. Or son père voit un danger à ce qu'elle se laisse ainsi dominer par la douleur; et, dans sa sagesse, il hâte notre mariage pour arrêter cette inondation de larmes. Le chagrin qui l'absorbe dans la solitude pourra se dissiper dans la société. Maintenant vous connaissez les raisons de cet empressement.


Laurence, à part. – Hélas! je connais trop celles qui devraient le ralentir! (Haut.) Justement, messire, voici la dame qui vient à ma cellule. (Entre Juliette.)


Pâris. – Heureux de vous rencontrer, ma dame et ma femme!


Juliette. – Votre femme! Je pourrai l'être quand je pourrai être mariée.


Pâris. – Vous pouvez et vous devez l'être, amour jeudi prochain.


Juliette. – Ce qui doit être, sera.


Laurence. – Voilà une vérité certaine.


Pâris, à Juliette. – Venez-vous faire votre confession à ce bon père?


Juliette. – Répondre à cela, ce serait me confesser à vous.


Pâris. – Ne lui cachez pas que vous m'aimez.


Juliette. – Je vous confesse que je l'aime.


Pâris. – Comme vous confesserez, j'en suis sûr, que vous m'aimez.


Juliette. – Si je fais cet aveu, il aura plus de prix en arrière de vous qu'en votre présence.


Pâris. – Pauvre âme, les larmes ont bien altéré ton visage.


Juliette. – Elles ont remporté là une faible victoire: il n'avait pas grand charme avant leurs ravages.


Pâris. – Ces paroles-là lui font plus d'injure que tes larmes.


Juliette. – Ce n'est pas une calomnie, monsieur, c'est une vérité; et cette vérité, je la dis à ma face.


Pâris. – Ta beauté est à moi et tu la calomnies.


Juliette. – Il se peut, car elle ne m'appartient pas…Êtes-vous de loisir, saint père, en ce moment, ou reviendrai-je ce soir après vêpres?


Laurence. – J'ai tout mon loisir, pensive enfant… Mon seigneur nous aurions besoin d'être seuls.


Pâris. – Dieu me préserve de troubler la dévotion! Juliette, jeudi, de bon matin, j'irai vous réveiller. Jusque-là, adieu, et recueillez ce pieux baiser. (Il l'embrasse et sort.)


Juliette. – Oh! ferme la porte, et, cela fait, viens pleurer avec moi: plus d'espoir, plus de ressource, plus de remède.


Laurence. – Ah! Juliette, je connais déjà ton chagrin, et j'ai l'esprit tendu par une anxiété inexprimable. Je sais que jeudi prochain, sans délai possible, tu dois être mariée au comte.


Juliette. – Ne me dis pas que tu sais cela, frère, sans me dire aussi comment je puis l'empêcher. Si, dans ta sagesse, tu ne trouves pas de remède, déclare seulement que ma résolution est sage, et sur-le-champ je remédie à tout avec ce couteau. (Elle montre un poignard.) Dieu a joint mon cœur à celui de Roméo; toi, tu as joint nos mains; et, avant que cette main, engagée par toi à Roméo, scelle un autre contrat, avant que mon cœur loyal, devenu perfide et traître, se donne à un autre, ceci aura eu raison de tous deux. Donc, en vertu de ta longue expérience, donne-moi vite un conseil; sinon, regarde! entre ma détresse et moi je prends ce couteau sanglant pour médiateur: c'est lui qui arbitrera le litige que l'autorité de ton âge et de ta science n'aura pas su terminer à mon honneur Réponds-moi sans retard; il me tarde de mourir si ta réponse ne m'indique pas de remède!


Laurence. – Arrête, ma fille; j'entrevois une espérance possible, mais le moyen nécessaire à son accomplissement est aussi désespéré que le mal que nous voulons empêcher. Si, plutôt que d'épouser le comte Pâris, tu as l'énergie de vouloir te tuer, il est probable que tu oseras affronter l'image de la mort pour repousser le déshonneur, toi qui, pour y échapper, veux provoquer la mort elle-même. Eh bien, si tu as ce courage, je te donnerai un remède.


Juliette. – Oh! plutôt que d'épouser Pâris, dis-moi de m'élancer des créneaux de cette tour là-bas, ou d'errer sur le chemin des bandits; dis-moi de me glisser où rampent des serpents; enchaîne-moi avec des ours rugissants; enferme-moi, la nuit, dans un charnier, sous un monceau d'os de morts qui s'entrechoquent, de moignons fétides et de crânes jaunes et décharnés; dis-moi d'aller, dans une fosse fraîche remuée, m'enfouir sous le linceul avec un mort; ordonne moi des choses dont le seul récit me faisait trembler et je les ferai sans crainte, sans hésitation, pour rester l'épouse sans tache de mon doux bien-aimé.


Laurence. – Écoute alors rentre à la maison, aie l'air gai et dis que tu consens à épouser Pâris. C'est demain mercredi. Demain soir, fais en sorte de coucher seule; que ta nourrice ne couche pas dans ta chambre; une fois au lit, prends cette fiole et avale la liqueur qui y est distillée. Aussitôt dans toutes tes veines se répandra une froide et léthargique humeur: le pouls suspendra son mouvement naturel et cessera de battre; ni chaleur ni souffle n'attesteront que tu vis. Les roses de tes lèvres et de tes joues seront flétries et ternes comme la cendre; les fenêtres de tes yeux seront closes, comme si la mort les avait fermées au jour de la vie. Chaque partie de ton être, privée de souplesse et d'action, sera roide, inflexible et froide comme la mort. Dans cet état apparent de cadavre tu resteras juste quarante-deux heures, et alors tu t'éveilleras comme d'un doux sommeil. Le matin, quand le fiancé arrivera pour hâter ton lever il te trouvera morte dans ton lit. Alors, selon l'usage de notre pays, vêtue de ta plus belle parure, et placée dans un cercueil découvert, tu seras transportée à l'ancien caveau où repose toute la famille des Capulets. Cependant, avant que tu sois éveillée, Roméo, instruit de notre plan par mes lettres, arrivera; lui et moi nous épierons ton réveil, et cette nuit-là même Roméo t'emmènera à Mantoue. Et ainsi tu seras sauvée d'un déshonneur imminent, si nul caprice futile, nulle frayeur féminine n'abat ton courage au moment de l'exécution.


Juliette. – Donne! Eh! donne! ne me parle pas de frayeur.


Laurence, lui remettant la fiole. – Tiens, pars! Sois forte et sois heureuse dans ta résolution. Je vais dépêcher un religieux à Mantoue avec un message pour ton mari.


Juliette. – Amour donne-moi ta force, et cette force me sauvera. Adieu, mon père! (Ils se séparent.)

SCÈNE II

Dans la maison de Capulet.

Entrent Capulet, lady Capulet, la nourrice et des valets.

Capulet, remettant un papier au premier valet. – Tu inviteras toutes les personnes dont les noms sont écrits ici. (le valet sort.) (Au second valet.) Maraud, va me louer vingt cuisiniers habiles.


Deuxième Valet. – Vous n'en aurez que de bons, monsieur, car je m'assurerai d'abord s'ils se lèchent les doigts.


Capulet. – Et comment t'assureras-tu par-là de leur savoir-faire?


Deuxième Valet. – Pardine, monsieur, c'est un mauvais cuisinier que celui qui ne se lèche pas les doigts: ainsi ceux qui ne se lécheront pas les doigts, je ne les prendrai pas.


Capulet. – Bon, va-t'en. (le valet sort.) Nous allons être pris au dépourvu cette fois. Eh bien, est-ce que ma fille est allée chez frère Laurence?


La Nourrice. – Oui, ma foi.


Capulet. – Allons, il aura peut-être une bonne influence sur elle. La friponne est si maussade, si opiniâtre.


Entre Juliette.


La Nourrice. – Voyez donc avec quelle mine joyeuse elle revient de confesse.


Capulet. – Eh bien, mon entêtée, où avez-vous été comme ça?


Juliette. – Chez quelqu'un qui m'a appris à me repentir de ma coupable résistance à vous et à vos ordres. Le vénérable Laurence m'a enjoint de me prosterner à vos pieds, et de vous demander pardon… (Elle s'agenouille devant son père.) Pardon, je vous en conjure! Désormais, je me laisserai régir entièrement par vous.


Capulet. – Qu'on aille chercher le comte, et qu'on l'instruise de ceci. Je veux que ce nœud soit noué dès demain matin.


Juliette. – J'ai rencontré le jeune Comte à la cellule de Florence, et je lui ai témoigné mon amour autant que je le pouvais sans franchir les bornes de la modestie.


Capulet. – Ah! j'en suis bien aise… Voilà qui est bien… relève-toi. (Juliette se relève.) Les choses sont comme elles doivent être… Il faut que je voie le comte. Morbleu, qu'on aille le chercher, vous dis-je. Ah! pardieu! c'est un saint homme que ce révérend père, et toute notre cité lui est bien redevable.


Juliette. – Nourrice, voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet? Vous m'aiderez à ranger les parures que vous trouverez convenables pour ma toilette de demain.


Lady Capulet. – Non, non, pas avant jeudi. Nous avons le temps.


Capulet. – Va, nourrice, va avec elle. (Juliette sort avec la nourrice.) – (À lady Capulet.) Nous irons à l'église demain.


Lady Capulet. – Nous serons pris à court pour les préparatifs: il est presque nuit déjà.


Capulet. – Bah! je vais me remuer, et tout ira bien, je te le garantis, femme! Toi, va rejoindre Juliette, et aide-la à se parer; je ne me coucherai pas cette nuit… Laisse-moi seul; c'est moi qui ferai la ménagère cette fois… Holà!… Ils sont tous sortis. Allons, je vais moi-même chez le comte Pâris le prévenir pour demain. J'ai le cœur étonnamment allègre, depuis que cette petite folle est venue à résipiscence. (Ils sortent.)

SCÈNE III

La chambre à coucher de Juliette.

Entrent Juliette et la nourrice.

Juliette. – Oui, c'est la toilette qu'il faut… Mais, gentille nourrice, laisse-moi seule cette nuit, je t'en prie: car j'ai besoin de beaucoup prier pour décider le ciel à sourire à mon existence, qui est, tu le sais bien, pleine de trouble et de péché. (Entre lady Capulet.)


Lady Capulet. – Allons, êtes-vous encore occupées? avez-vous besoin de mon aide?


Juliette. – Non, madame; nous avons choisi tout ce qui sera nécessaire pour notre cérémonie de demain. Veuillez permettre que je reste seule à présent, et que la nourrice veille avec vous cette nuit; car j'en suis sûre, vous avez trop d'ouvrage sur les bras, dans des circonstances si pressantes.


Lady Capulet. – Bonne nuit! Mets-toi au lit, et repose; car tu en as besoin. (Lady Capulet sort avec la nourrice.)


Juliette. – Adieu!… Dieu sait quand nous nous reverrons. Une vague frayeur répand le frisson dans mes veines et y glace presque la chaleur vitale… Je vais les rappeler pour me rassurer… Nourrice!… qu'a-t-elle à faire ici? Il faut que je joue seule mon horrible scène. (Prenant la fiole que Laurence lui a donnée.) À moi, fiole!… Eh quoi! si ce breuvage n'agissait pas! serais-je donc mariée demain matin?… Non, non. Voici qui l'empêcherait… Repose ici, toi. (Elle met un couteau à côté de son lit.) Et si c'était un poison que le moine m'eût subtilement administré pour me faire mourir afin de ne pas être déshonorée par ce mariage, lui qui m'a déjà mariée à Roméo? J'ai peur de cela; mais non, c'est impossible: il a toujours été reconnu pour un saint homme… Et si, une fois déposée dans le tombeau, je m'éveillais avant le moment où Roméo doit venir me délivrer! Ah! l'effroyable chose! Ne pourrais-je pas être étouffée dans ce caveau dont la bouche hideuse n'aspire jamais un air pur et mourir suffoquée avant que Roméo n'arrive? Ou même, si je vis, n'est-il pas probable que l'horrible impression de la mort et de la nuit jointe à la terreur du lieu… En effet ce caveau est l'ancien réceptacle où depuis bien des siècles sont entassés les os de tous mes ancêtres ensevelis; où Tybalt sanglant et encore tout frais dans la terre pourrit sous son linceul; où, dit-on, à certaines heures de la nuit, les esprits s'assemblent! Hélas! hélas! n'est-il pas probable que, réveillée avant l'heure, au milieu d'exhalaisons infectes et de gémissements pareils à ces cris de mandragores déracinées que des vivants ne peuvent entendre sans devenir fous… Oh! si je m'éveille ainsi, est-ce que je ne perdrai pas la raison, environnée de toutes ces horreurs? Peut-être alors, insensée, voudrai-je jouer avec les squelettes de mes ancêtres, arracher de son linceul Tybalt mutilé, et, dans ce délire, saisissant l'os de quelque grand-parent comme une massue, en broyer ma cervelle désespérée! Oh! tenez! il me semble voir le spectre de mon cousin poursuivant Roméo qui lui a troué le corps avec la pointe de son épée… Arrête, Tybalt, arrête! (Elle porte la fiole à ses lèvres.) Roméo! Roméo! Roméo! voici à boire! je bois à toi.


Elle se jette sur son lit derrière un rideau.

SCÈNE IV

Une salle dans la maison de Capulet. le jour se lève.

Entrent lady Capulet et la nourrice.

Lady Capulet, donnant un trousseau de clefs à la nourrice. – Tenez, nourrice, prenez ces clefs et allez chercher d'autres épices.


La Nourrice. – On demande des dattes et des coings pour la pâtisserie.


Entre Capulet.


Capulet. – Allons! debout! debout! debout! le coq a chanté deux fois; le couvre-feu a sonné; il est trois heures. (À lady Capulet.) Ayez l'œil aux fours, bonne Angélique, et qu'on n'épargne rien.


La Nourrice, à Capulet. – Allez, allez, cogne-fétu, allez vous mettre au lit; ma parole, vous serez malade demain d'avoir veillé cette nuit.


Capulet. – Nenni, nenni. Bah! j'ai déjà passé des nuits entières pour de moindres motifs, et je n'ai jamais été malade.


Lady Capulet. – Oui, vous avez chassé les souris dans votre temps; mais je veillerai désormais à ce que vous ne veilliez plus ainsi. (lady Capulet et la nourrice sortent.)


Capulet. – Jalousie! jalousie! (Des Valets passent portant des broches, des bûches et des paniers.) (Au premier valet.) Eh bien, l'ami, qu'est-ce que tout ça?


Premier Valet. – Monsieur, c'est pour le cuisinier, mais je ne sais trop ce que c'est.


Capulet. – Hâte-toi, hâte-toi. (Sort le premier valet.) (Au deuxième valet.) Maraud, apporte des bûches plus sèches, appelle Pierre, il te montrera où il y en a.


Deuxième Valet. – J'ai assez de tête, monsieur, pour suffire aux bûches sans déranger Pierre. (Il sort.)


Capulet. – Par la messe, bien répondu. Voilà un plaisant coquin! Ah! je te proclame roi des bûches… Ma foi, il est jour Le comte va être ici tout à l'heure avec la musique, car il me l'a promis. (Bruit d'instruments qui se rapprochent.) Je l'entends qui s'avance… Nourrice! Femme! Holà! nourrice, allons donc! (Entre la nourrice.)


Capulet. – Allez éveiller Juliette, allez, et habillez-la; je vais causer avec Pâris… Vite, hâtez-vous, hâtez-vous! le fiancé est déjà arrivé; hâtez-vous, vous dis-je. (Tous sortent.)

SCÈNE V

La chambre à coucher de Juliette.

Entre la nourrice.

La Nourrice, appelant. – Madame! allons, madame!… Juliette!… Elle dort profondément, je le garantis… Eh bien, agneau! eh bien, maîtresse!… Fi, paresseuse!… Allons, amour allons! Madame! mon cher cœur! Allons, la mariée! Quoi, pas un mot!… Vous en prenez pour votre argent cette fois, vous dormez pour une semaine, car, la nuit prochaine, j'en réponds, le comte a pris son parti de ne vous laisser prendre que peu de repos… Dieu me pardonne! Jésus Marie! comme elle dort! Il faut que je l'éveille… Madame! madame! madame! Oui, que le comte vous surprenne au lit; c'est lui qui vous secouera, ma foi… (Elle tire les rideaux du lit et découvre Juliette étendue et immobile.) Est-il possible! Quoi! toute vêtue, toute parée, et recouchée! Il faut que je la réveille… Madame! madame! madame! hélas! hélas! au secours! au secours! ma maîtresse est morte. Ô malheur! faut-il que je sois jamais née!… Holà, de l'eau-de-vie!… Monseigneur! Madame! (Entre lady Capulet.)


Lady Capulet. – Quel est ce bruit?


La Nourrice. – Ô jour lamentable!


Lady Capulet. – Qu'y a-t-il?


La Nourrice, montrant le lit. – Regardez, regardez! ô jour désolant!


Lady Capulet. – Ciel! ciel! Mon enfant, ma vie! Renais, rouvre les yeux, ou je vais mourir avec toi! Au secours! au secours! appelez au secours!


Entre Capulet


Capulet. – Par pudeur, amenez Juliette, son mari est arrivé.


La Nourrice. – Elle est morte, décédée, elle est morte; ah! mon Dieu!


Lady Capulet. – Mon Dieu! elle est morte! elle est morte! elle est morte!


Capulet, s'approchant de Juliette. – Ah! que je la voie!… C'est fini, hélas! elle est froide! Son sang est arrêté et ses membres sont roides. La vie a depuis longtemps déserté ses lèvres. La mort est sur elle, comme une gelée précoce sur la fleur des champs la plus suave.


La Nourrice. – Ô jour lamentable!


Lady Capulet. – Douloureux moment!


Capulet. – La mort qui me l'a prise pour me faire gémir enchaîne ma langue et ne me laisse pas parler.


Entrent frère Laurence et Pâris suivis de musiciens.


Laurence. – Allons, la fiancée est-elle prête à aller à l'église?


Capulet. – Prête à y aller, mais pour n'en pas revenir! (À Pâris.) Ô mon fils, la nuit qui précédait tes noces, la mort est entrée dans le lit de ta fiancée, et voici la pauvre fleur toute déflorée par elle. Le sépulcre est mon gendre, le sépulcre est mon héritier, le sépulcre a épousé ma fille. Moi, je vais mourir et tout lui laisser. Quand la vie se retire, tout est au sépulcre.


Pâris. – N'ai-je si longtemps désiré voir cette aurore, que pour qu'elle me donnât un pareil spectacle!


Lady Capulet. – Jour maudit, malheureux, misérable, odieux! Heure la plus atroce qu'ait jamais vue le temps dans le cours laborieux de son pèlerinage! Rien qu'une pauvre enfant, une pauvre chère enfant, rien qu'un seul être pour me réjouir et me consoler et la mort cruelle l'arrache de mes bras!


La Nourrice. – Ô douleur! ô douloureux, douloureux, douloureux jour! Jour lamentable! jour le plus douloureux que jamais, jamais j'aie vu! ô jour! ô jour! ô jour! ô jour odieux! Jamais jour ne fut plus sombre! ô jour douloureux! ô jour douloureux!


Pâris. – Déçue, divorcée, frappée, accablée, assassinée! Oui, détestable mort, déçue par toi, ruinée par toi, cruelle, cruelle! ô mon amour! ma vie!… Non, tu n'es plus ma vie, tu es mon amour dans la mort!


Capulet. – Honnie, désolée, navrée, martyrisée, tuée! Sinistre catastrophe, pourquoi es-tu venue détruire, détruire notre solennité?… ô mon enfant! mon enfant! mon enfant! Non! toute mon âme! Quoi, tu es morte!… Hélas! mon enfant est morte, et, avec mon enfant, sont ensevelies toutes mes joies!


Laurence. – Silence, n'avez-vous pas de honte? Le remède aux maux désespérés n'est pas dans ces désespoirs. Le ciel et vous, vous partagiez cette belle enfant; maintenant le ciel l'a tout entière, et pour elle c'est tant mieux. Votre part en elle, vous ne pouviez la garder de la mort, mais le ciel garde sa part dans l'éternelle vie. Une haute fortune était tout ce que vous lui souhaitiez; c'était le ciel pour vous de la voir s'élever et vous pleurez maintenant qu'elle s'élève au-dessus des nuages, jusqu'au ciel même! Oh! vous aimez si mal votre enfant que vous devenez fous en voyant qu'elle est bien de vivre longtemps mariée, ce n'est pas être bien mariée; la mieux mariée est celle qui meurt jeune. Séchez vos larmes et attachez vos branches de romarin sur ce beau corps; puis, selon la coutume, portez-la dans sa plus belle parure à l'église. Car bien que la faible nature nous force tous à pleurer, les larmes de la nature font sourire la raison.


Capulet. – Tous nos préparatifs de fête se changent en appareil funèbre: notre concert devient un glas mélancolique; notre repas de noces, un triste banquet d'obsèques; nos hymnes solennelles, des chants lugubres. Notre bouquet nuptial sert pour une morte, et tout change de destination.


Laurence. – Retirez-vous, monsieur, et vous aussi, madame, et vous aussi, messire Pâris; que chacun se prépare à escorter cette belle enfant jusqu'à son tombeau. Le ciel s'appesantit sur vous, pour je ne sais quelle offense; ne l'irritez pas davantage en murmurant contre sa volonté suprême.


Sortent Capulet, lady Capulet, Pâris et fière Laurence.


Premier Musicien. – Nous pouvons serrer nos flûtes et partir


La Nourrice. – Ah! serrez-les, serrez-les, mes bons, mes honnêtes amis; car comme vous voyez, la situation est lamentable.


Premier Musicien. – Oui, et je voudrais qu'on pût l'amender


Sort la nourrice. Entre Pierre.


Pierre. – Musiciens! oh! musiciens, vite Gaieté du cœur! Gaieté du cœur! Oh! si vous voulez que je vive, jouez-moi Gaieté du cœur!


Premier Musicien. – Et pourquoi Gaieté du cœur?


Pierre. – ô musiciens! parce que mon cœur lui-même joue l'air de Mon cœur est triste. Ah! jouez-moi quelque complainte joyeuse pour me consoler.


Deuxième Musicien. – Pas la moindre complainte; ce n'est pas le moment de jouer à présent.


Pierre. – Vous ne voulez pas, alors?


Les Musiciens. – Non.


Pierre. – Alors vous allez l'avoir solide.


Premier Musicien. – Qu'est-ce que nous allons avoir?


Pierre. – Ce n'est pas de l'argent, Morbleu, c'est une raclée, méchants racleurs!


Premier Musicien. – Méchant valet!


Pierre. – Ah! je vais vous planter ma dague de valet dans la perruque. Je ne supporterai pas vos fadaises; je vous en donnerai des fa dièses, moi, sur les épaules, notez bien.


Premier Musicien. – En nous donnant le fa dièse, c'est vous qui nous noterez.


Deuxième Musicien. – Voyons, rengainez votre dague et dégainez votre esprit.


Pierre. – En garde donc! Je vais vous attaquer à la pointe de l'esprit et rengainer ma pointe d'acier… Ripostez-moi en hommes. (Il chante.)


Quand une douleur poignante blesse le cœur

Et qu'une morne tristesse accable l'esprit,

Alors la musique au son argentin…

Pourquoi son argentin? Pourquoi la musique a-t-elle le son argentin? Répondez, Simon Corde-à-Boyau!


Premier Musicien. – Eh! parce que l'argent a le son fort doux.


Pierre. – Joli! Répondez, vous, Hugues Rebec!


Deuxième Musicien. – La musique a le son argentin, parce que les musiciens la font sonner pour argent.


Pierre. – Joli aussi!… Répondez, vous, Jacques Serpent.


Troisième Musicien. – Ma foi, je ne sais que dire.


Pierre. – Oh! j'implore votre pardon: vous êtes le chanteur de la bande. Eh bien, je vais répondre pour vous. La musique a le son argentin, parce que les gaillards de votre espèce font rarement sonner l'or (Il chante.) Alors la musique au son argentin Apporte promptement le remède. (Il sort.)


Premier Musicien. – Voilà un fieffé coquin!


Deuxième Musicien. – Qu'il aille se faire pendre!… Sortons, nous autres! attendons le convoi, et nous resterons à dîner (Ils sortent.)

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