San-Antonio Rue des macchabées

A Denis et Marcel Maurey,

en souvenir de tout le sang

que j’ai répandu chez eux.

Amicalement.

S. A.

PREMIERE PARTIE

CHAPITRE PREMIER Ne commencez jamais une journée en allant au centre de chèques postaux

Au moment où je vais franchir la porte, Félicie, ma brave femme de mère, me demande :

— Qu’est-ce que tu fais, ce matin ?

Comme c’est la plus discrète des daronnes, j’en déduis que si elle me pose une question comme celle-là, c’est qu’elle a quelque chose à me demander.

— Je ne sais pas, réponds-je d’un ton maussade, car je ne peux décemment pas lui dire que j’espère me farcir la petite bonne du pavillon d’à côté…

Et j’ajoute, parce que je ne puis faire autrement :

— Pourquoi ?

— J’ai payé le charbon hier, et le terme avant-hier…

— Tu n’as plus d’artiche ?

— Si c’est de l’argent que tu nommes ainsi, non, en effet, il ne m’en reste plus. Comme demain c’est dimanche et que j’ai dit à Hector de venir…

Je fais la grimace : primo parce que je vais être obligé d’aller au Centre des chèques postaux pour y retirer de l’aspine alors que je serais bougrement mieux au cinéma avec la petite bonne, à lui apprendre à jouer à la main chaude… Deuxio parce que j’ai une sainte horreur d’Hector et que ce dimanche en sa compagnie va être l’enterrement de première classe avec perles…

Hector c’est un petit-cousin à Félicie, donc à moi d’un peu plus loin. Dans la famille on sait qu’il avait le béguin de ma vioque autrefois et qu’il ne s’est pas marrida à cause de ce grand amour déçu… Maintenant encore, lorsqu’il jacte à Félicie, on dirait qu’il pose pour une réclame de laxatif… Il fait des yeux en bouton de jarretelle, ce qui a le don de m’ulcérer profondément. Il est grand, maigre, chauve, édenté, avec un parapluie soigneusement roulé et un abonnement à Rustica… Vous voyez le genre ?

Je frémis en songeant que je pourrais être le fils de ce machin-là car ça m’aurait fait une drôle d’hérédité à remonter, les gars ! De quoi s’entraîner pour l’Annapurna !

Pourtant, comme je suis bon fils, je rengaine ma grimace.

— D’accord, M’man, puisque t’es raide à blanc, je passerai aux Postaux. Combien te faut-il ?

— C’est à toi de voir, répond-elle humblement…

Je l’embrasse.

— Je ferai des oiseaux sans tête, demain, promet-elle.

Elle sait que je n’aime pas Hector mais que je raffole des oiseaux sans tête…

— T’es un mec ! je lui affirme.

Et c’est vrai, croyez-moi, bande de noix ! Félicie, c’est quelqu’un…

Je vais sortir ma tire du petit garage au fond du jardin. Une manœuvre savante : je contourne la crèche, je file un coup de klaxon d’adieu et je fonce dans la rue…

La petite bonne d’à côté m’attend à l’extrémité de la localité. C’est une nouvelle, une souris qu’arrive de Bretagne. Comme dit un célèbre dramaturge de mes amis : « La morue, ça vient toujours de Bretagne… »

Elle est brunette et pas farouche. Je l’ai rambinée hier au bureau de tabac où elle venait acheter des timbres. Je lui ai dit qu’elle était jolie, que je l’entendais chanter depuis la fenêtre de ma chambre et que je n’avais jamais envisagé la plus belle fille du monde sous un autre aspect.

Ces salades, ça rend toujours avec les mistonnes du bas peuple. Avec les autres aussi, du reste. Une femme est une femme quelle que soit la nature de son soutien-gorge…

Elle a mis un petit tailleur noir acheté à Rennes ou à Saint-Brieuc, un chemisier rouge et des boucles d’oreilles dénichées dans une pochette-surprise. Ainsi loquée, la môme Taylor n’est pas sa cousine germaine !

Bref, c’est le genre de greluche au bras de laquelle on n’aimerait pas franchir la porte de l’ambassade d’Angleterre un soir de gala, mais qu’il fait bon suivre dans l’escalier d’un petit hôtel…

— Où allons-nous ? demande-t-elle.

— Il faut, avant toute chose, que je passe aux Chèques postaux pour y retirer de l’auber…

Ça lui paraît être un beau commencement de programme. La banque, c’est à peu près le seul endroit — avec les gogues — où une femme consent à vous laisser aller.

J’appuie sur l’accélérateur, nous franchissons le pont de Saint-Cloud… Dix minutes plus tard je range ma guinde devant le silo à fric de la rue des Favorites.

— Venez avec moi, car il y a à attendre, fais-je à la poupée.

Elle me suit.

L’immense hall est plein comme une olive… C’est fou ce que les gens ont besoin de blé en ce moment. Je vais déposer mon chèque au guicheton, le préposé m’allonge un ticket d’appel et je pousse ma donzelle dans un coin en attendant qu’un des haut-parleurs aboie mon numéro.

L’attente est morne…

Je dois retirer l’oseille au guichet 28 : je drague donc à proximité.

— Au fait, quel est votre nom ? demandé-je à ma conquête.

— Marinette, gazouille-t-elle.

— Évidemment, murmuré-je.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je dis qu’évidemment vous ne pouviez porter qu’un prénom qui soit en parfaite harmonie avec vous…

Elle trace dans l’air des doubles V avec son dargeot pour extérioriser son contentement…

J’en profite pour lui mettre la main sur l’épaule. Il faut un début à tout. La main, c’est le premier des plénipotentiaires auprès d’une femme.

Nous sommes là depuis un brin de quart d’heure lorsque le croquant du guichet 28 appelle mon numéro qui est le 1646… Je m’approche du guichet pudiquement masqué par un paravent de fer.

Le gars qui était là avant moi en sort. Il n’est pas seul, un autre mec l’accompagne. Venir deux dans ce réduit pour palper de l’osier, c’est pas banal.

Nos regards se croisent. Ce mec est livide. Il me jette un regard aussi éloquent qu’un tract politique.

Pour moi, il a eu un malaise dans le hall où il fait une chaleur de serre et son compagnon l’a accompagné pour l’empêcher de tomber dans les patates.

L’employé me fait signer mon reçu et compte ma pesée. À cet instant mon regard tombe sur un talon de chèque qui est resté coincé sous la porte vitrée du guichet. Sur ce talon deux mots sont écrits :

AU SECOURS

Je chope le morcif de papelard. L’encre est toute fraîche…

— Dites donc, fais-je au guichetier, ce talon de chèque est-il celui du gars qui me précédait ?

Le zig a les tifs en brosse et l’air acide, genre cancer du foie.

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? demande-t-il.

Je lui montre ma plaque.

Il change d’attitude.

— Quel nom ? s’informe-t-il…

— Ludovic Balmin.

Il regarde sur la pile le dernier chèque payé…

— C’est bien ça, admet-il…

Je jette un regard à la somme portée sur le talon.

— Fichtre ! il a retiré un million ?

— Oui…

— Ce type ne vous a pas paru bizarre ?

— Je n’ai pas l’habitude de regarder les clients…

C’est vrai, il est là, dans son terrier, à distribuer des fafs à longueur de journée en glissant à son revers de veste les épingles des liasses… Les épingles, c’est la ristourne des caissiers honnêtes…

— Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il…

Je hausse les épaules.

Au fond, oui, qu’est-ce qui se passe ?

— Rien, dis-je.

Je glisse ma comptée dans ma fouille et je le plante là.

Marinette m’attend, tout excitée à l’idée que nous avons la journée devant nous et que je viens de retirer de quoi lui faire faire une virée maison. Pourvu qu’elle s’imagine pas que je vais lui offrir un bijou ou un manteau de fourrure ! J’ai horreur de décevoir une gerce, moi !

— Dites donc, beauté, je murmure, avez-vous vu les deux types qui sont sortis d’ici comme j’y entrais ?

— Oui, dit-elle.

— Par quelle porte sont-ils sortis ?

— Par la grande du milieu, je crois…

— Venez !

Je l’entraîne vers la grande porte où un agent en pèlerine lutte contre le froid et les pensées moroses.

Je commence par le commencement, c’est-à-dire par lui montrer ma carte. Moyennant ce simple geste, j’ai droit à un salut militaire pour grande personne.

— Vous n’avez pas vu sortir d’ici, il y a un instant, un petit homme à cheveux blancs accompagné d’un autre, plus grand, avec un manteau de cuir ?

— Si, fait l’agent…

— Quelle direction ont-ils prise ?

— Ils ont tourné à droite… Devaient être en voiture, le grand avait une clé à la main…

Je fonce… À grandes enjambées je remonte la file de bagnoles… Et je stoppe pile devant un petit cabriolet noir. Là-dedans se trouve mon petit bonhomme livide. Il paraît dormir car il a la tête appuyée contre la vitre de droite. Son copain a disparu…

J’ouvre la portière et le vieux dégringole sur la chaussée. Il est mou comme Jean Tissier et blanc comme l’intérieur d’un navet.

Et, par-dessus le marché, il est un peu mort…

Pas depuis longtemps, bien sûr, mais mort tout de même…

Je regarde autour de moi : il n’y a pas plus de type en manteau de cuir à l’horizon que de beurre dans le slip d’un pauvre homme.

La môme Marinette pousse un grand cri.

— Fermez ça, je lui dis, et allez prévenir l’agent qui est devant la lourde !

CHAPITRE II Ne vous faites jamais « des idées ! »

Un quart d’heure plus tard une ambulance s’annonce. On charge le mort sur une civière et fouette cocher !

Je dis à Marinette de grimper dans ma tire et j’accroche les wagons derrière la voiture à croix rouge…

— Que lui est-il arrivé, à ce pauvre homme ? demande la bonniche.

Je la regarde comme si elle m’arrachait d’un rêve. M’est avis que la partie de marrade est dans la flotte. Vous me connaissez ? Avec une histoire pareille sur les bras, je n’ai plus la moindre envie de jouer les Casanova !

— Je ne sais pas encore, je lui réponds… Il a avalé sa vie de travers, probable…

— C’est affreux !

— Appelez ça comme vous voudrez…

— Et maintenant, où allons-nous ?

— À la morgue…

Elle frissonne.

— À la…

— Oui, mais vous m’attendrez dans la voiture, je ne veux pas vous infliger un spectacle pareil…

— Oh ! je n’ai pas peur, fait la donzelle, au contraire, ça m’intéressera de voir la morgue !

Que voulez-vous que j’y fasse ? Toutes les souris sont morbides. Elles se consolent d’une partie de fesse manquée pourvu qu’on leur montre de la viande froide.

La moutarde me monte au pif.

Non, je vous le demande, de quoi j’aurais l’air si je trimbalais au cours de mon service cette radeuse pour noces et banquets !

— Écoutez, trognon, je fais en m’efforçant au calme. Je ne peux pas vous emmener avec moi…

— Oh ! Pourquoi ?

— Parce que, pour entrer à la morgue, il faut être de la police… ou mort ! Vous n’appartenez, Dieu soit loué, à aucune de ces deux catégories, n’est-ce pas ?…

Elle l’admet et se renfrogne…

Je stoppe derrière l’ambulance et je suis la civière. Un gardien réceptionne le macchabée… À ce moment je me manifeste :

— Commissaire San-Antonio.

Il me fait un salut dont le moins qu’on puisse en dire est qu’il est déférent.

— Salutations, monsieur le commissaire. Vous ne me reconnaissez pas ?

Je bigle les moustaches en guidon de course du zig, son nez torturé par le beaujolais…

Effectivement, j’ai aperçu ce pignouf au cours de précédentes enquêtes car, dans mon turbin, on est conduit à la morgue plus souvent qu’au Lido.

— Appelez illico un toubib ! ordonné-je… Et passez-moi le téléphone.

Il me conduit à un bureau ripoliné qui sent le cadavre comme le reste de la tôle, avec, par-dessus, des relents de gros rouge.

J’alerte la P.J… Je résume l’affaire.

— Le type avait retiré une brique sur son compte, dis-je à mon interlocuteur invisible. Quatre minutes plus tard il gisait mort dans sa tire ; l’homme au manteau de cuir qui l’accompagnait avait disparu et le million aussi. Le mort est à la morgue, et il ne reste plus qu’à foutre la pogne sur l’homme au manteau de cuir…

Là-dessus je ricane un bon coup pour montrer que j’ai le côté futé de tout bon policier qui se respecte et je raccroche.

Le gardien m’informe que le professeur Montazel va radiner. Il me propose un coup de rouge.

Je refuse, alléguant que ce breuvage m’est interdit avant midi sonné. J’ajoute que si le cœur lui en dit je ne veux pas être une entrave à son mouillage de meule.

Il attrape un kil de chez Nicolas (publicité non payante) et se fait un lavage d’estomac. En attendant je pénètre dans la salle de dissection. Le mort est étalé sur une table de pierre devant des gradins. Un énorme réflecteur est suspendu au-dessus de lui.

— Je m’en vais le déshabiller, dit le gardien en s’essuyant les bacchantes.

Il se met au boulot.

— C’est plus facile pendant qu’il est encore mollasson, ajoute-t-il.

Je ne me propose pas comme auxiliaire… Les morts ne me font pas peur — ce serait gentil ! — mais je n’aime pas les tripoter outre mesure. Lui, il fait ça comme votre bonne femme prépare une sauce Béchamel. Il se mouille même le pouce pour déboutonner le gilet du petit vieux.

Au fur et à mesure qu’il lui ôte ses fringues, je fouille les poches de celles-ci. Elles ne contiennent qu’un portefeuille bourré de papiers au nom de Ludovic Balmin. Ces papelards m’apprennent que le vieillard est antiquaire boulevard de Courcelles, au 120… Il est célibataire, il a soixante-six ans…

Je mets le portefeuille de côté.

À part ça, il y a encore de la monnaie dans ses poches, un trousseau de clés, un cure-dents en argent, un carnet de chèques postaux à son nom, un stylo plaqué or…

Rien d’anormal…

— Voilà, dit le préposé de la morgue.

Il en a terminé avec Balmin.

Maintenant le petit vieux est nu comme une arête de sole ! Pas excitant du tout, fatalement.

Je fais le tour de sa géographie.

— Pas trace de blessures ? je murmure.

— Non, dit le gardien.

Sur ce, la porte s’ouvre et un homme au visage pâle paraît. Il est vêtu de noir ; il a la rosette, et son visage est aussi joyeux qu’une pierre tombale.

— Monsieur le professeur, fait le gardien avec déférence…

Je salue l’arrivant. Il me fait un signe de tête… Mais il ne s’intéresse pas au vivant. Lui, on le comprend tout de suite, ses vrais copains, ce sont les horizontaux définitifs… Il ouvre une petite valoche de cuir, en retire quelques instruments et se met à bigler le père Balmin de la cave au grenier.

Son examen dure un petit bout de moment. Il est vachement consciencieux, le frangin !

Enfin il se redresse et me regarde.

— Cet homme a succombé à une crise cardiaque, dit-il…

Je crois rêver…

— Vous en êtes certain, professeur ?

Une seconde, je crois qu’il va me bouffer la rate, mais décidément il ne doit pas aimer les abats.

— Absolument certain, dit-il… L’autopsie nous donnera la preuve formelle.

Un bref salut, il met les adjas.

— S’il le dit, c’est que c’est vrai, assure le gardien. Ce gars-là, je l’ai jamais vu se gourrer une seule fois. Vous lui donneriez un os de gigot qu’il vous dirait de quoi le mouton est mort !

— Crise cardiaque ! je balbutie.

Franchement, les potes, je suis siphonné. Penser que ce mec est canné de mort naturelle dans de pareilles circonstances, c’est râlant… Ça manque de logique, à mon avis. Et un bon flic a horreur de ce qui manque de logique…

De toute façon, moi je n’ai rien à voir avec l’affaire. Je fais partie des services secrets et ce genre de délit n’est pas de mon ressort.

Je quitte donc la maison frigo, conscient d’avoir fait mon devoir au-delà de toute expression.

En sortant, je me casse le nez sur Chardon, inspecteur à la P.J. Chardon, c’est le genre bon gros pas bileux…

— Ah ! c’est toi qui es chargé de l’enquête ? fais-je.

— Oui, dit-il…

Il écrase des cacahuètes dans sa fouille et les bouffe. Un vrai singe !

Il a la brioche épanouie, le visage rayonnant d’un contentement intime…

Je le rancarde sur ce que je sais…

— Et le plus bath, dis-je, c’est qu’il est mort de mort naturelle.

— Non ?

— C’est du moins ce qu’affirme le toubib de l’établissement !

Je lui flanque une bourrade.

— Bonne chance, fiston !

*

Marinette commençait à prendre des champignons dans la cervelle.

En m’apercevant son visage s’éclaire comme une vitrine de Noël.

— Ah ! Vous voilà… Je commençais à croire que vous m’aviez oubliée !

— Comment pouvez-vous penser une chose pareille, radieuse Marinette ? Pour que je vous oublie, il faudrait qu’on m’enfonçât (et je le dis au subjonctif !) un pieu dans le crâne.

« Allons, il est midi, l’heure où les estomacs présentent leurs revendications syndicales. Je connais dans les parages un restaurant chinois où l’on ne sait pas ce que l’on mange mais où ce qu’on mange est fameux ! Come with me, darling !

Le subjonctif, les chinoiseries, l’anglais ! C’en est trop. Elle s’abat sur mon épaule et je n’ai plus qu’à lui rouler mon patin de cérémonie. Celui subventionné par la maison Colgate : dents blanches, haleine fraîche !


Avec ce genre de poulette, un gueuleton doit suffire à vaincre sa pudeur. C’est ce que je gamberge tout en bouffant un canard à l’ananas qui pourra servir de dessert. Quelquefois il faut ajouter le cinéma pour vaincre leurs dernières objections. Mais ça, c’est dans les cas exceptionnels, pour les filles vraiment vertueuses. Avec Marinette pas besoin d’intercaler Martine Carol entre la poire et le dodo… Un verre de Cointreau et elle est prête à envisager le don de sa personne !

Sur les trois heures de l’après-midi — heure française —, je lui donne un aperçu de mes capacités extraprofessionnelles. Elle en est tellement satisfaite qu’elle me demande si je prends des abonnements.

*

Rien de tel qu’un bon apéritif pour vous remettre d’aplomb après un après-midi aussi tumultueux.

Nous avalons notre deuxième Cinzano dans un troquet de Saint-Germain-des-Prés. La môme Marinette a les yeux larges comme des pavillons de clairons. Son rouge à lèvres, remis en hâte, ne suit pas très bien le contour de sa bouche. On dirait une affiche mal imprimée.

Elle me tient le bras d’une façon godiche qui me fait un peu honte. J’ai l’air de quoi, avec cette gerce enamourée suspendue après moi ? Je fais terreux en voyage de noces !

Un marchand de journaux entre dans le bistro. Je lui adresse un signe. Un journal. Voilà qui va me donner une contenance.

Je sursaute en constant que l’affaire du matin occupe la première page. Je lis l’article et j’en apprends de chouettes !

L’homme au manteau de cuir s’est présenté spontanément à la police en apprenant la mort de l’antiquaire. C’est un certain Jean Parieux qui est courtier en vieilleries. Le matin même il a vendu un lot de pièces anciennes à Balmin et Balmin lui a demandé de l’accompagner aux Chèques postaux afin de lui régler le million représenté par cet achat.

Balmin se sentait fatigué. En sortant du bureau des Chèques il s’est installé dans la voiture de Parieux tandis que celui-ci allait téléphoner dans un café. Il y a succombé. Lorsque Parieux a été de retour, il a appris l’incident et s’est mis en rapport avec le commissariat du quartier qui l’a branché sur la P.J…

Voilà toute l’histoire…

Ce que c’est que d’avoir l’idée tournée sur le mystère, comme dit Félicie ! Je voyais déjà des trucs, des machins, des choses. Et tout bêtement c’était ça : une affaire honnête, un vieux au cœur fatigué…

— Allez, rentrons ! fais-je brusquement…

La petite se lève.

Au moment où elle franchit la porte je stoppe.

D’accord, tout est terriblement simple et logique, mais alors, pourquoi Balmin a-t-il écrit « au secours » sur son talon de chèque ?

CHAPITRE III N’oubliez jamais d’« oublier » vos gants lorsque vous allez en visite

La voix monocorde d’Hector me parvient comme si elle tombait d’une autre planète. Ce qu’il dit, du reste, m’indiffère autant que sa personne. Il raconte ses varices, son ulcère du pylore, son chef de bureau, sa maison en viager… Cinquante ans de médiocrité défilent dans nos oreilles.

J’en ai tellement classe que je chope le premier prétexte venu pour m’esbigner.

— J’ai une enquête en cours, vous m’excusez, Hector ?

Il m’excuse d’autant mieux que lui non plus ne peut pas me renifler : l’antipathie c’est comme l’amour, ça implique une certaine réciprocité.

— Toujours par monts et par vaux ! remarque-t-il avec aigreur…

— Eh oui ! fais-je, tout le monde ne peut pas passer sa vie sur un rond de cuir.

Ceci constitue une allusion très précise aux fonctions qu’occupe Hector dans un bureau oublié d’un ministère confidentiel.

Il avale le lion et boit un coup de bordeaux pour le faire glisser.

— Au revoir, dis-je à Félicie et à Hector.

J’ajoute, histoire de faire rougir ma brave mère :

— Soyez sages !

Hector a un sourire niais et veule.

Je franchis la porte avec soulagement. Y a pas, je ne peux pas renifler les minus !

Un pâle soleil essaie d’égayer ce dimanche de fin d’hiver. Mais pour égayer un dimanche de Paris il faudrait autre chose que le soleil.

Je roule en direction de Pantruche en me demandant ce que je pourrais bien maquiller pour tromper le temps. En ce moment c’est le calme plat dans les services.

Voilà quinze jours que je n’ai à peu près rien à fiche et l’inaction pèse sur moi comme une crème au chocolat sur le foie d’un hépatique…

Je parviens au bois de Boulogne où je roule en seconde. C’est plein de braves gens qui promènent leurs chiards et de tapineuses qui me font des sourires discrets.

Dans les petites allées, il y a des bagnoles arrêtées à l’intérieur desquelles des couples se comportent en personnes qui se témoignent une certaine sympathie…

Je refilerais bien une demi-jambe au zigoto qui pourrait me soumettre une idée potable… Le théâtre ? Il est trop tard, tous les spectacles sont commencés… Le ciné ?… Tout seul ça n’est pas poilant !

La chasse à la souris ? J’en ai marre. La séance d’hier m’a calmé les nerfs. Et puis, il ne faut pas que ça devienne une habitude…

Je traverse le bois sans avoir trouvé rien de valable. Je tourne autour de l’Étoile, je cramponne l’avenue de Wagram, je traverse la place des Ternes et tout bêtement je me retrouve boulevard de Courcelles.

Comme dit la chanson : « Nous avons fait ça simplement, sans presque y penser ! »

Boulevard de Courcelles, si vous avez un tant soit peu de mémoire, vous vous souvenez que feu M. Balmin y avait un magasin d’antiquités.

Pourquoi est-ce à ce petit vieux que je songe en ce morne dimanche d’avant-printemps ?

À lui, oui, avec ses yeux éperdus, sa moustache blanche lamentable, ses joues livides…

À lui, tout seul, tout mort dans cette voiture…

120 !

C’est là.

Je range ma tire en bordure du parc Monceau ; je traverse le boulevard et je vais rôdailler devant le magasin dont le rideau de fer est baissé.

Après une courte hésitation j’entre dans l’allée la plus proche… Une loge de concierge d’où s’échappent des odeurs de mangeaille comme de toutes les loges de concierge.

Je frappe à la vitre. Une grosse bonne femme qui ressemble à Fréhel lève son mufle de sur un bol de vin sucré.

— C’qu’ v’lez ? questionne-t-elle.

Après quoi elle reprend sa respiration. Il est probable que cette brève question constituera l’exercice physique de sa journée.

— L’appartement de M. Balmin.

Elle lève sur ma personne un regard lourd comme un drapeau mouillé.

— L’est mortibus, dit-elle irrévérencieusement.

— Je sais, mais ça n’empêche pas qu’il a habité ici ?

Elle plonge sa face bouffie dans le bol, la relève et je constate que le récipient est vide. Chapeau bas ! comme descente, elle vaut les pistes de Chamonix et du Revard réunies.

Elle prend son appel d’air.

— Troisième à gauche, dit-elle comme un pneu qui se dégonfle.

C’est fou ce que certains renseignements apparemment anodins nécessitent comme efforts.

— Merci ! fais-je. Et à votre santé…

Je grimpe l’escalier. Trois étages, c’est une ascension ! Je stoppe devant la porte de gauche et j’appuie sur le bouton de cuivre de la sonnette.

J’agis au petit bonheur, ignorant s’il y a quelqu’un dans l’appartement. Balmin étant célibataire, il se pourrait qu’il n’y eût personne.

Un bruit de pas vient me prouver le contraire. La porte s’ouvre et un petit pédé aux boucles blondes se tient devant moi.

Il peut avoir vingt-cinq ans, peut-être plus, peut-être moins. Le genre tubard… Il est de taille moyenne, mince et flexible ; il y a des traces de poudre sur ses joues, poudre ocre bien entendu, des traces de rouge à ses lèvres. Mais aujourd’hui, jour de deuil, il ne s’est pas fait de beauté. Il a ces yeux de gazelle, doux, humides et inhumains de tous ses semblables… Ses mains sont effilées et frémissantes.

Sa voix est rauque comme la voix de Marlène Dietrich… Il bat des cils en parlant.

— Monsieur ?…

— Bonjour, fais-je. Je suis bien ici chez M. Balmin ?

— Oui…

— Police…

Il a un petit geste effarouché.

— Mon Dieu !

— Vous êtes un parent de M. Balmin ?

Il secoue sa tête bouclée.

— Non, dit-elle, je suis un ami…

Il faut de tout pour faire un monde, d’après Félicie. Ça, je l’admets volontiers… Pour que l’univers continue de tourner rond, il doit y avoir des flics, des p…… des braves gens, des cousins Hector, des vieux antiquaires et des poupées comme celle-ci, n’empêche que j’ai une sainte horreur des messieurs-dames. Une horreur physique…

— Un ami ou sa femme ? je questionne à brûle-pourpoint.

Nouveau petit geste effarouché de la gonzesse.

Mais les fiottes aiment qu’on les secoue un peu.

— Oh ! Monsieur l’inspecteur ! minaude-t-il.

— Commissaire, je rectifie… Je suis mégalomane à mes heures…

Ces quelques phrases ont été échangées sur le paillasson. Je pousse le gamin et j’entre dans un confortable appartement.

— On peut bavarder, oui ?… je demande.

— Bien sûr, entrez !

Il me guide à un petit salon meublé en pur Louis quelque chose. Je prends place dans un fauteuil aux pieds tellement fragiles que je doute qu’il résiste à mes cent quatre-vingts livres. L’autre endofé se vautre dans une bergère où il se met à jouer les Juliette Récamier.

Il a une chemise saumon fumé, un pantalon violet, un foulard de soie jaune… Curieuse façon de porter le deuil…

— Quel est votre blaze ? je questionne.

— Mon quoi ?

— Votre nom ?

— Ah ! Oh ! que c’est drôle ! Comment avez-vous dit ? Blaze ? C’est chou tout plein…

Mon regard furibond calme sa frénésie.

— Je m’appelle Jo, dit-il.

— Très joli dans l’intimité, apprécié-je… Mais le secrétaire de police qui vous a établi votre carte d’identité s’est-il contenté de ça ?

Il minaude.

— Vous êtes un humoriste, monsieur le commissaire.

— Voilà vingt ans qu’on me le dit. Alors, cette identité ?

— Je m’appelle Jo Denis…

— Âge ?

— Trente-trois ans ! Mais ne le dites pas… N’est-ce pas qu’on me donne moins ?

Moi, je lui donnerais bien une tarte sur la pomme, histoire de me soulager les nerfs.

— Alors, comme ça, il était de la pédale, le vieux ? fais-je, autant pour moi que pour lui.

J’essaie de retrouver son allure, au Balmin… Après tout, il faisait assez vieille tante.

L’autre ne répond pas à cette demi-question.

— Ça fait combien de temps que vous étiez ensemble ?

— Quatre ans, soupire-t-il.

— C’est vous qui héritez ?

— Je ne sais pas…

Mais au petit pétillement de son regard, je comprends qu’il sait parfaitement à quoi s’en tenir à ce sujet. Pas folle, la guêpe ! Il devait lui faire faire son testament au vieux, tout en lui illustrant le Kamasoutra

— Il était cardiaque ?

— Oui… Une lésion au cœur…

— Ses affaires marchaient bien ?

— Je crois… Il est installé ici depuis très longtemps, il a sa clientèle…

— D’accord… Mettons qu’il l’avait… Qu’on le veuille ou non, nous devons parler de lui à l’imparfait, n’est-ce pas ?

— Hélas ! soupire-t-il.

— Du chagrin ?

— Beaucoup…

— Ça se tassera, vous trouverez un honnête homme pour refaire votre vie, je ricane… Un veuf sans enfants… Ou même avec enfants, ça ne gâte rien… Je suis certain que vous feriez une bonne mère de famille.

Il ne bronche pas.

— Vous travailliez avec Balmin ?

— Comment ça ?

— Enfin, je veux dire dans son magasin ?

— Rarement… En période de fêtes, lorsqu’il avait beaucoup de travail…

— T’es le gars des heures de pointe, rigolé-je…

Que voulez-vous, une essence de nave pareille, je peux pas me retenir de la tutoyer.

Le biglant soudainement entre les châsses, je demande :

— Tu connais Jean Parieux ?

Il secoue la tête…

— Qui ?

— Jean Parieux : le revendeur en compagnie de qui se trouvait ton vieux lorsqu’il est canné ?

— Non, assure le tournedos Rossini.

— Un grand avec un manteau de cuir.

— Non…

Il a l’air aussi franc qu’une douzaine de tigres. Je n’insiste pas.

— Bon… Tu es au courant des pièces anciennes achetées hier ?

— Pas du tout…

— Eh bien ! mon gars, il ne me reste plus qu’à te souhaiter le bonsoir… Il n’a pas de famille, Balmin ? Enfin, pas d’autre famille que la grande ?

— La grande quoi ?

— La grande famille, naïf !

— Non, il n’a personne…

— Tu vas te régaler avec les antiquités, mon petit Jojo…

Il réprime un sourire de contentement.

— À un de ces jours, petit homme !

Il me tend la pogne, mais ça m’écœurerait de serrer cette espèce de limace à cinq branches…

Je gagne la porte et je descends l’escalier. Je repasse devant la loge du sosie de Fréhel ; je traverse le boulevard, je monte dans mon bahut, je démarre et, juste comme je tourne le coin du carrefour, je m’aperçois que j’ai oublié mes gants chez Balmin.

Exactement comme dans les romans…

Je fais demi-tour, je joue au retour de don Camillo dans la strass et qui vois-je s’engager dans l’escalier ? Devinez ? Ce brave Jean Parieux, autrement dit l’homme au manteau de cuir…

Mine de rien, je lui file le train.

Il stoppe au troisième étage et, sur la porte de gauche, joue sur la sonnette J’ai mes godasses qui pompent l’eau.

La mazette vient ouvrir…

— Salut, Jeannot, glousse-t-il… Eh bien ! on peut dire que j’ai eu chaud… Figure-toi que…

La lourde s’est refermée. Je reste debout contre la rampe à un demi-étage plus bas.

Ainsi la petite lope m’a mené en bateau en m’affirmant qu’elle ne connaissait pas l’homme au manteau de cuir !

Je serre les poings…

Ça va se payer, et se payer très cher, cette petite fantaisie. En quatre enjambées, je parviens devant la porte. Je colle mon oreille à la serrure, mais ils ont dû entrer dans le salon, car le murmure qui me parvient est indistinct.

Alors je sonne, moi aussi, sur l’air de J’ai mes godasses. Silence total… Ils doivent vachement dresser l’oreille, les deux compères.

Je reprends mon petit solo de sonnette. Enfin, un glissement se fait entendre. Une voix étouffée, celle de Jo, vaguement angoissée, demande :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un ami qui vous veut du bien, je rigole.

Il reconnaît ma voix altière et se décide à déverrouiller.

Il est un peu pâlichon, le frère.

— J’ai oublié mes gants, dis-je…

Il bigle mes paluches.

— Vos gants ? bafouille-t-il d’un air sombrement hébété.

— Oui, repris-je, tu sais, ces machins en peau qui ressemblent à des tétines vides et qu’on se colle aux mains pour se les tenir au chaud ou pour faire le crâneur ?…

— Vous êtes certain de les avoir laissés ici ? Je… j’ai bien regardé…

— Comment, tu as regardé ? Tu craignais que je les oublie ?

— Non, mais… je… je suis sûr que vous n’avez rien oublié !

— On peut toujours vérifier, non, ça ne coûte rien…

Je l’écarte d’une bourrade et je m’avance vers le salon. Parieux s’y trouve, comme prévu.

À mon arrivée, il se dresse et me regarde calmement. Il est plus grand encore que je ne le pensais. Il a d’épais sourcils qui accentuent la proéminence du front. Son nez est crochu, ses pommettes saillantes, ses mâchoires très marquées.

Ce qui domine chez cet individu, c’est un sentiment de force morale. Il a quelque chose d’obstiné, de farouche… On sent qu’il conserverait son calme même si vous mettiez le feu à son slip.

— Monsieur Parieux ? je demande gentiment.

— Lui-même ; à qui ai-je l’honneur ?

— Commissaire San-Antonio, c’est moi qui ai découvert hier matin le cadavre de Balmin dans votre voiture…

— Oh ! très bien, dit-il.

— Je croyais que vous ne vous connaissiez pas, dis-je en désignant Jo du pouce.

Parieux hausse les épaules.

— C’est, bien entendu, lui qui vous aura affirmé ça ?

Sa question qui sert de réponse à la mienne me désarme.

— Oui, fais-je, furax.

Il hausse les épaules avec mépris :

— Cela ne m’étonne pas de toi ! déclare-t-il.

Jo fait sa jeune fille de bonne famille que le colonel en retraite a surprise en train de rajuster sa jarretelle. Il rougit.

— Cet idiot est farouche comme une fille, poursuit Parieux.

Et il force le côté méprisant de son personnage pour bien me faire comprendre qu’il n’est pas de la pédale, lui.

— Il ne sort jamais d’ici, ajoute Parieux. Un vrai chien d’intérieur, je vous assure…

« Pourquoi n’as-tu pas dit à monsieur le commissaire que nous nous connaissons ?

Mes aminches, j’assiste en ce moment à un joli numéro de repêchage. Le Parieux est en train de remonter la situation à la force du poignet. Et il le fait avec un brio époustouflant.

— J’ai pas osé, bêle le naveton limoneux.

Un haussement d’épaules et la question est classée par l’homme au manteau de cuir.

— Il y a longtemps que vous connaissez Balmin ? lui demandé-je.

— Une dizaine d’années… Je suis dans la vieillerie, moi aussi, spécialisé dans la branche numismate… Balmin était un de mes meilleurs clients et un de mes meilleurs amis…

Il ajoute avec un regard significatif à la lopette :

— En tout bien, tout honneur.

— Hier, vous êtes allé aux Postaux avec lui, pour quelle raison ?

Il feint l’étonnement.

— Mais j’ai expliqué tout cela à la police…

— Ça vous contrarie de me le répéter ?

— Vous êtes chargé d’une enquête ?

Son ton reste courtois, mais je pige parfaitement le sous-entendu. Ce mec me fait comprendre à sa façon que je n’ai rien à foutre icigo et qu’il me répond uniquement parce qu’il a l’habitude de pratiquer la politesse, y compris avec les condés !

— Il n’est pas question d’enquête, assuré-je. Mort de mort naturelle ! Mettons que je sois intéressé par Balmin du fait que j’ai découvert son corps, c’est humain, non ?

Je ris sournoisement.

— En général, les flics ne découvrent jamais les cadavres, monsieur Parieux. Alors, forcément, je me pique au jeu…

— Forcément…

— Alors ? insisté-je, suave.

Il s’ébroue.

— Oh ! oui… Eh bien ! j’ai apporté un lot de monnaies d’or très important : plus d’un million… Pour faciliter ma trésorerie, j’ai demandé à Balmin de me régler ça immédiatement…

— En espèces ?

— Ça vous choque ?

— C’est une grosse somme…

— Voyons, monsieur le commissaire, réfléchissez. Dans mon commerce, on a besoin de liquide, que dis-je ! on ne travaille qu’avec le liquide… Les gens qui vendent des objets anciens sont des gens dans la gêne, n’est-ce pas ?…

— Exact…

— J’ai demandé à Balmin de retirer cette somme… Comme j’avais ma voiture, je lui ai proposé de l’emmener… Il a accepté… L’attente dans le hall des Postaux l’a fatigué… Il avait mal au cœur lorsque son numéro a été appelé et je l’ai accompagné au guichet.

Il dévide son histoire comme un funambule marche sur un fil. En calculant la portée de chacun des mots qu’il va proférer.

— Et après ? insisté-je impitoyablement.

— Après, nous avons regagné ma voiture, il m’a remis la somme… À ce moment, j’ai vu qu’il était près de midi et que j’avais raté un rendez-vous important avec un client de province… Je me suis excusé et suis allé au bureau de poste qui se trouve à l’autre extrémité du bâtiment des Postaux. J’ai attendu pour la communication, car je demandais la province… la banlieue de Rouen… pour être précis. J’ai parlé longtemps, puis je suis retourné à ma voiture… Il y avait un rassemblement autour… L’agent en faction m’a expliqué ce qui venait de se passer.

Il se tait et me regarde d’un air de me dire : « C’est tout ce qu’il y a pour votre service ? »

— Vous pouvez me donner votre adresse ?

Il se fouille, ouvre son portefeuille :

— Excusez-moi, monsieur le commissaire, je n’ai pas de cartes sur moi.

Il s’empare d’un petit coin d’enveloppe et écrit quelques lignes.

Je lis : « Parieux, 20, rue Chaptal. »

— Merci…

Je glisse le coin d’enveloppe dans mon portefeuille.

— Eh bien ! voilà, fais-je, dans mon style le plus rondouillard ; maintenant, cher monsieur, il ne me reste sans doute plus qu’une petite question à vous poser… pour aujourd’hui…

Ses sourcils se mettent en accent circonflexe.

Comme je tarde à cracher l’arête, il murmure :

— Je vous écoute.

Faites-lui confiance : pour m’écouter, il m’écoute en effet.

— Voyons, monsieur Parieux, comment se fait-il que Balmin ait fermé sa boutique et vous ait accompagné aux Chèques postaux alors qu’il pouvait vous faire un chèque au porteur ?

Ma question le prend entre les deux yeux. Il ouvre à demi la bouche. Ça tourne à plein régime dans sa calbombe… Il me semble qu’il lui sort de la fumée par les oreilles et les trous de nez… Si on mettait la main sur son front, on se brûlerait, parole !

— Eh bien ! fait-il…

De la même voix qu’il a pris tout à l’heure, je murmure :

— Je vous écoute ?

— Eh bien ! Balmin ignorait s’il est possible de délivrer un chèque à vue de cette importance. Dans le doute, il a préféré venir lui-même, car j’avais absolument besoin de cette somme.

Je lui souris : bien repêché ! Vous allez penser que je suis un vicelard, mais j’adore ces petites joutes. Surtout lorsque l’adversaire possède un pareil sang-froid.

J’avais marqué un point, il en a marqué un autre…

Avec un temps mort entre, mais officiellement il n’y a pas grand-chose à redire à sa riposte.

— Balmin a bien le téléphone ?

— Il l’avait, oui, rectifie Parieux.

Car il ne perd jamais une occasion de me mettre en échec.

— En ce cas, comment se fait-il qu’il n’ait pas téléphoné aux Postaux pour leur demander s’il était possible d’établir un chèque d’un million à vue ?

— Ça, dit Parieux avec une grimace, j’avoue que nous n’y avons pensé ni l’un ni l’autre…

— C’est pourtant très simple…

— C’est simple, considéré tranquillement avec le recul ; mais sur le moment, cela s’est déroulé très vite. D’autant que Balmin devait, au retour, profiter de ce qu’il allait à Montparnasse pour voir un de ses confrères rue de Rennes.

« Match nul », je me dis.

Pendant cet interrogatoire fort courtois, la lopette n’a pas bronché.

Il est adossé au mur, Jo, les pognes au dos, comme s’il voulait protéger sa vertu. Je le regarde et il bat des cils comme la jeune fille de la maison lorsque le fils des voisins vient proposer des billets pour la sauterie de la paroisse.

— Quelle gentille petite veuve, hein ? je rigole.

Parieux sourit, d’un sourire discret qui ne se livre pas.

J’avise mes gants sur le radiateur du chauffage central.

— Ah ! voilà ce que j’étais revenu chercher, dis-je.

Je les enfile lentement en regardant mes deux compagnons à tour de rôle.

Non, décidément, ça ne tourne pas rond dans le coin. D’où vient ce sentiment de malaise qui plane sur l’appartement ? De la petite frappe ? De l’homme au manteau de cuir ? Du fait que nous nous trouvons dans le logement d’un homme étendu en ce moment dans une bassine à la morgue ? Ou bien cela vient-il de cette enquête qui n’en est pas une ? De ces investigations arbitraires qui me vaudraient une engueulade Grande Maison si elles étaient connues du Vieux ?

Je renifle l’air sucré de ce salon… Un parfum fade et louche flotte ici.

Balmin y menait une existence que je crois paisible. Entre ses vieilleries et sa jeune fiotte, il devait être à peu près heureux… Du moins, autant qu’un homme puisse l’être ! Surtout un homme de cet âge…

Hier matin, quelque chose s’est produit. Quoi ?

C’est ce que j’aimerais découvrir…

Comme ça, pour le sport. Parce que je sens un mystère et qu’un mystère m’est intolérable.

— Messieurs-dames, dis-je en adressant aux deux personnages un petit signe ni cordial ni hostile.

Et je mets les adjas.

CHAPITRE IV N’omettez jamais certaines vérifications

Pendant une demi-heure j’ai oublié le dimanche et son fardeau de mélancolie… (Avouez que je m’exprime comme un académicien… comme un académicien qui aurait du talent !)

Mais en ouvrant la porte de la rue, je le retrouve, ce dimanche, bien gris, bien morne, bien parisien…

Je soupire et referme la porte sans la franchir. Une idée me titille les cellules grises.

Je m’approche de la loge, frappe un petit coup rapide au carreau et je pénètre dans la tanière de la vioque.

Elle est là, la pipelette, avachie, croulante, vidée de toute dignité humaine… Elle se fait des réussites dans une odeur pesante et triste de crasse chaude, de graisse rance, de vin aigre.

Elle lève sur moi un regard gélatineux.

— Salut, ma bonne dame, dis-je en m’asseyant.

— C’qu’v’vlez ? éructe-t-elle.

— J’aimerais que vous placiez ce dix de trèfle sous le valet, dis-je, ensuite cette dame de carreau sous son barbu de mari ; et puis que vous ouvriez grandes vos manettes et que vous m’écoutiez…

Elle brouille ses cartes. C’est sa façon à elle de manifester contre mon intrusion.

— Vous avez tort, dis-je. Une réussite, c’est un peu un accessoire du destin, et on n’a pas le droit de malmener le destin.

Mais le baratin intellectuel, ça n’est pas le genre de la maison. Elle pousse un grognement qui, en truie, doit vouloir exprimer des choses peu gentilles.

— Écoutez, mémé, je déclare, il faut de tout pour faire un monde ; vous êtes concierge, moi je suis flic… L’histoire nous apprend que nous sommes faits pour nous entendre.

Elle est pleine à craquer, la vioque… Il y a de la vinasse dans sa moustache et ses yeux chavirent.

— J’aime pas les flics, annonce-t-elle.

— Je ne tombe pas amoureux des concierges, riposté-je, mais le boulot commande. J’aimerais que vous me parliez un peu de Balmin. Il y a longtemps qu’il vit avec le petit endofé ?

— Oui…

— Quel genre de vie menaient-ils tous les deux ?

Elle me regarde sans comprendre.

— Ils s’entendaient bien ?

— Pardine, pisque y couchaient ensemble !

— Ça ne prouve rien, ils ne s’engueulaient jamais ?

— J’sais pas.

— Ils recevaient beaucoup de monde ?

— Pas en dehors du magasin…

— Vous connaissez un homme au manteau de cuir ?

— M’sieur Jeannot ?

— C’est ça, m’sieur Jeannot.

— Oui, je connais…

— C’est un ami ?

— Oui, c’t’un ami… Travaille avec eux, j’crois…

— Exact…

— L’est ici en ce moment…

— Je sais, je viens de le voir…

Elle tend son index format hot dog en direction d’un kil de rouquin qui est posé sur le placard.

— Faites passer ! ordonne-t-elle.

Je lui tends le chérubin. Elle le débouche avec les dents et verse une rasade terrible dans son bol.

— V’s’en v’lez ?

— Non, merci…

— Pas assez fin pour vot’ gueule ?

— C’est pas ça, mais je suis comme les animaux, moi, je ne bois que lorsque j’ai soif… Par exemple, comme je suis un homme, j’ai souvent soif… Mais pas en ce moment, vous me suivez ?

Non, elle ne me suit pas, elle ne pourrait même pas suivre un enterrement d’escargots.

— Dites, la mère, Balmin était malade, n’est-ce pas ?

— Ange d’p’trine…

— Une angine de poitrine ?

— Oui…

— Il prenait souvent des crises ?

— Quéquefois.

— Qui le soignait ?

— S’m’d’cin…

— Son médecin, oui. C’est ce que dirait M. de La Palice.

— J’l’connais pas ! assure cette cérébrale du balai.

— D’accord, vous ne connaissez pas M. de La Palice. Pour être franc, moi non plus… Mais vous connaissez bien le médecin de feu Balmin, non ?

— D’c’t’r Bougeon…

— Il crèche dans le quartier ?

— Place des Ternes.

— Merci du tuyau. C’est tout ce que vous voyez à me dire ?

— C’est tout !

Elle cramponne son litre de rouge et s’en téléphone un vieux coup. Il ne me reste plus qu’à me déguiser en courant d’air. Dans une loge de concierge, c’est un travesti facile à adopter.

Docteur Étienne Bougeon, ex-interne des Hôpitaux de Paris

Ex-chef de clinique à l’Hôpital Laennec…

Un loustic a ajouté à la craie sous la plaque de cuivre :

Ex-abonné à la Compagnie du gaz…

Je grimpe un étage dans un immeuble cossu, avec tapis rouge et barres de cuivre encaustiquées. Je bigle sur le vantail d’une lourde à double battant la réplique de la plaque de cuivre. Je sonne.

Un clébard se met à aboyer quelque part dans l’appartement.

La porte s’ouvre sans que j’aie perçu d’autres bruits et je me trouve en face d’un petit homme de cinquante berges, aux cheveux en broussaille, vêtu d’une veste d’intérieur. Un boxer passe son museau écrasé entre ses cannes. L’un et l’autre me considèrent avec plutôt de la réprobation.

— Docteur Bougeon ? je questionne.

— C’est moi.

Il a une voix sèche comme un bruit d’allumette frottée, ses yeux sont noirs et froids. Il est pâle avec un air d’ennui peint en blanc sur le visage.

Une vraie gueule de dimanche après-midi !

— Je viens au sujet de M. Balmin, votre client…

— Ça ne va pas ?

— Ça ne va plus, dis-je.

— Voulez-vous dire que…

— Oui, il est mort. Vous ne lisez donc pas les journaux ?

— Très rarement…

Il ne paraît pas surpris outre mesure. Il est vrai qu’un toubib n’est jamais surpris par le clabotage d’un de ses clients. Ce serait plutôt le contraire qui les épaterait !

— Puis-je vous entretenir un instant ? demandé-je en produisant ma carte.

Il y jette un rapide coup d’œil et son expression d’ennui s’accentue.

— Entrez ! dit-il.

Nous nous installons dans son salon d’attente aux fauteuils ravagés.

— Ludovic Balmin est mort hier, un peu avant midi… Il est mort sur la voie publique, et ce dans des circonstances qui ne sont pas très claires, encore que le médecin légiste ait conclu à la mort naturelle…

— Eh bien ! alors ?

Pour un médecin, il n’y a pas trente-six vérités ! Du moment qu’un de ses confrères croit en la mort normale, il n’entrave pas le motif de ma visite.

— Balmin souffrait de quoi, au juste ?

— De troubles cardiaques graves. Il faisait de l’angine de poitrine, mais avec des complications. Je suppose qu’il est mort subitement ?

— C’est exact…

Il a un ricanement satisfait.

— Parbleu !.. Je lui avais formellement interdit tout effort, de quelque nature qu’il soit. Mais il menait une vie de barreau de chaise avec son godelureau…

— Jo ?

— C’est ça…

— Puis-je vous demander ce que vous entendez, docteur, par une vie de barreau de chaise ?

— Rien d’autre que ce que vous pensez. Balmin aurait dû, depuis des années, lâcher les affaires et… l’amour. Mais les hommes qui tiennent tant à leur peau aiment à la risquer.

— La Bruyère ! fais-je.

— Quoi ?

— La Bruyère a dit quelque chose de ce genre voici déjà un bout de temps…

— C’est juste ! Je ne savais pas qu’on avait des lettres dans la police !

Je lui décoche une courbette de gratitude.

— En somme, demande-t-il, pour quelle raison êtes-vous venu me trouver ?

— Je tenais à m’entendre dire par son médecin traitant que Balmin devait mourir subitement.

— Eh bien ! je vous le répète : il ne pouvait mourir autrement. La moindre émotion, le moindre effort physique et il était assuré d’y passer…

— La moindre émotion ?

— En théorie, du moins. Vous savez, dans notre métier, la théorie joue un rôle prépondérant.

— Sûrement. Dites-moi encore, docteur, puisque vous êtes l’homme connaissant le mieux l’état physique du vieillard, si Balmin avait été menacé d’un grand danger, donc s’il avait ressenti une grande peur, lui aurait-il été possible d’écrire ?

— D’écrire ?

Je sors mon larfouillet et j’en extrais le fameux talon de chèque sur lequel le vieux a écrit « Au secours ! ».

— Voyons, poursuis-je, lorsqu’on est menacé au point de crier au secours, on a la tremblote et il devient difficile, voire impossible, à l’homme le mieux trempé d’écrire quoi que ce soit, non ?

— Il me semble…

— Bon… Alors ce qui paraît difficile de la part d’un homme normal devient impossible de la part d’un grand malade du cœur… Or, voici les derniers mots que Balmin ait écrits, quelques minutes — on peut même dire quelques secondes ! — avant sa mort…

Il lit les deux mots.

— Étrange, en effet…

— L’écriture est nette, sans bavure, sans tremblotements… Un angineux affolé peut-il avoir assez de sûreté pour tracer ces mots ?

— Je ne le crois pas…

— Alors il faudrait admettre que Balmin n’était pas en proie à cette forte émotion que nous supposons. Mais le sens des deux mots est d’une telle éloquence qu’il contredit ce point de vue…

Le petit toubib hausse les épaules… Il avance la main, flatte la tranche du boxer…

— À moins que ce ne soit pas lui qui ait écrit cela…

— Oh ! c’est lui, affirmé-je… J’en suis absolument cer…

Je boucle ma grande gueule à double tour et je chope le coin d’enveloppe sur lequel Parieux, tout à l’heure, a noté son adresse.

Les mecs ! Si vous pouviez mater le gars San-Antonio ! Je dois valoir le déplacement. De quoi justifier un voyage organisé ! Ma hure vaut le mont Saint-Michel, la cathédrale de Chartres, Naples ou la pointe du Raz !

En comparant les deux morceaux de papelard, je constate que les deux portent la même écriture.

Conclusion : c’est Parieux qui a écrit cet « Au secours » sur le talon de chèque…

Alors là, que voulez-vous, je perds les pédales. Il me semble que ma raison fait le grand soleil… Je perds la boule… Si vous la retrouvez, prière d’en faire un paquet et de me la réexpédier à mon domicile contre remboursement.

Le toubib me regarde…

— Qu’y a-t-il ?

— Rien, fais-je… Merci… Je m’excuse, docteur, je…

En zigzaguant, je gagne la sortie tandis que le boxer me renifle les talons et regarde son maître avec l’air de lui demander si mes noix sont comestibles !

CHAPITRE V Ne mangez pas d’œufs le soir

— Hector est parti, me dit Félicie…

— Tant mieux, fais-je…

— Tu as passé une bonne journée ?

— Très bonne, merci, M’man !

Elle n’insiste pas. Félicie, c’est la discrétion personnifiée.

— Il reste de la quiche et des petits pois, avec du fromage, ça ira pour ce soir, tu ne crois pas ? Si tu as très faim, je peux te faire des œufs bourguignon…

— Je n’ai pas très faim, M’man.

— Tu n’es pas malade ?

— On peut ne pas avoir très faim sans pour cela être malade, M’man… Mets-toi ça dans la tête une fois pour toutes, sans quoi tu mourras d’inquiétude…

Ce terme me fait l’effet d’une décharge électrique.

« Mourir d’inquiétude… »

Au fait, de quoi est mort Balmin ?

De peur.

Oui, plus ça va, plus je me souviens de son visage lorsqu’il est sorti de derrière le paravent de fer. C’était le visage d’un gars malade de peur… Le visage de la peur elle-même…

Qui lui faisait peur ? Parieux ?

Pourquoi alors ce dernier a-t-il écrit cet appel sur le talon de chèque ?

Est-ce l’agresseur qui crie au secours ? Non !

Alors il faudrait conclure que Parieux était aussi victime, qu’il était menacé… Il était menacé mais il ne pouvait pas le dire ! Il ne pouvait que l’écrire… C’est donc que quelqu’un était là, tout près, à les guetter ?…

— À quoi penses-tu ? me demande Félicie…

J’atterris !

— À… À des choses, fais-je… À des choses bizarres…

— Si bizarres que cela ?

— M’man, c’est l’histoire d’un type qui est mort de peur… Et j’ai l’impression idiote que c’est le type qui lui faisait peur qui a crié « au secours »… Du reste il ne l’a pas crié mais l’a écrit, ce qui tendrait à prouver qu’il avait peur aussi… Et pourtant cet homme je l’ai vu tantôt ; s’il avait eu quelque chose à me dire, il avait l’occasion de le faire… Au contraire il m’a jeté de la poudre aux yeux…

Je lève les bras et les laisse retomber gracieusement de chaque côté de mon individu.

— Tu vois, c’est d’un compliqué…

Félicie médite un instant.

— Je vais te faire des œufs bourguignon, décide-t-elle, la quiche c’est trop lourd pour le soir !

*

Dans le noir mes pensées font du vol plané au-dessus de mon lit. Ces pensées-là sont voraces et acharnées comme des corbeaux.

Je voudrais pourtant bien lâcher la rampe un instant et en écraser histoire de laisser refroidir mon cigare.

Mais obstinées, mes pensées lourdes et noires tournent, tournent. Le petit vieux est mort de peur… Je revois sa gueule livide, ses yeux égarés, son nez pincé, la sueur perlant à ses tempes. Il se sentait mal. Il commençait de canner au milieu de la foule indifférente, sous les yeux du flic… Et l’autre, le Parieux, avec sa tête de Montherlant, son manteau de cuir, sa maîtrise ?… Quel rôle jouait-il ? Celui du bourreau ? Celui du compagnon d’infortune ?…

Il est l’ami du vieux Balmin ; ils travaillent ensemble depuis plus de dix ans…

Le million est pour lui, il ne s’en cache pas… Il court le dire à la police… Il n’hésite pas à se mouiller…

Tout me porterait à croire que c’est un champion ! Qu’il est calculateur, qu’il a manigancé un coup maison… Mais cet « au secours » fout tout par terre !

Voyons, derrière le paravent de tôle, les deux hommes ne pouvaient être vus que de dos, et encore à condition que celui qui — peut-être — les surveillait, se soit tenu devant l’entrée. Or, moi qui attendais devant le guichet, je n’ai rien remarqué…

Un homme qui crie « au secours » c’est un homme qui implore de l’aide. De l’aide, il pouvait en demander à l’agent en faction, à l’employé auquel il a bien fallu parler… Au milieu de la populace, ils ne craignaient rien, voyons !

Et pourtant !

Je revois le petit pédoque en Technicolor qui joue au chat de luxe dans l’appartement douillet du boulevard de Courcelles.

Curieux personnage aussi. Il est savonneux, il vous glisse des doigts… Il se réfugie derrière la façade de son vice. Il attend…

Il attend l’héritage du vieux. Du chagrin ? Non… Il est assez franc ou inconscient pour ne pas interpréter la comédie du désespoir. Il a joué les intrigantes, les coureuses d’héritage…

Qu’est-ce que Parieux venait foutre, cet après-midi, chez le défunt antiquaire ?

La lopette, ça n’est pas son genre, là-dessus je n’ai pas d’hésitations…

Tout ça est propulsé dans mon cervelet comme par un mixer. La force centrifuge… ou centripète !

Balmin, Parieux, Jo, la grosse concierge, le petit docteur, le boxer, le talon de chèque ! Au secours ! Au secours ! Un litre de rouge. Mélangez le tout, agitez, servez très chaud ! Le mystère se sert toujours très chaud !

Je m’endors, je reviens à la surface du sommeil, je tourne dans mon lit dont les ressorts protestent avec véhémence…

La voix de Félicie :

— Tu ne peux pas t’endormir ?

— Non, M’man…

— Ça doit venir des œufs bourguignon, j’ai trop épicé la sauce !

Parce que Félicie, vous savez, en brave vieille mother, ramène tout à des considérations stomacales lorsqu’il s’agit de son fils unique et bien-aimé.

Je finis pourtant par y aller de mon voyage au pays des rêves et il fait grand jour lorsque je m’éveille.

Après tout, c’étaient peut-être bien les œufs bourguignon qui me tourmentaient, cette nuit ! Vu au soleil, tout me paraît plus simple… Pas exactement plus simple, mais plus susceptible d’être éclairci…

Le Bon Dieu a fait le mystère pour que le flic le perce et c’est très bien ainsi…

Je passe ma robe de chambre et je descends à la salle à manger où m’attendent des toasts bien à point. Cette fée ménagère de Félicie se débrouille toujours pour que mon petit déjeuner m’attende, bien chaud, bien parfumé, à l’instant précis où je pousse la porte.

— Du courrier, M’man ?

— Une facture et ton relevé de compte postal…

Exactement ce qu’il ne fallait pas dire !

Le petit air d’accordéon guilleret qui jouait en moi se tait brutalement.

Je regarde, posée sur la table, la petite enveloppe jaune de toute dernière qualité des Chèques postaux…

Je bondis au téléphone… Chez nous, dans notre banlieue, il est encore mural comme dans les bistros de campagne.

— Tu ne déjeunes pas ? se lamente Félicie…

— Une seconde, M’man…

La voix du chef ! Nette comme une poignée de main…

— Bonjour, San-Antonio.

Pas besoin de se présenter, lorsqu’il décroche, son pifomètre lui dit le nom de son interlocuteur.

— Salut, patron, du nouveau ?

Tous les jours de la semaine dernière je priais le ciel pour qu’il me réponde par l’affirmative, et voilà que ce matin ma prière est orientée dans l’autre sens.

— Oui, dit-il. J’allais vous appeler.

J’en ai un frémissement dans le calbard !

— Ah !..

— Vous partez pour Chicago, dit-il…

Du coup j’en ouvre une bouche grande comme le tunnel de l’autoroute !

— Pour Chicago !

— Oui… Je fais préparer vos papiers, vous partirez après-demain, venez demain après-midi à mon bureau, je vous mettrai au courant de la situation.

Il raccroche…

— Pour Chicago…

— Du nouveau ? demande par ricochet Félicie qui radine de sa cuistance.

— Je pars après-demain pour les États-Unis !

— Seigneur ! se lamente-t-elle, si loin !

Je fais claquer mes doigts.

— Ça me laisse quarante-huit heures pour m’occuper de mes petits copains, décidai-je.

— Quels petits copains ?

Je la regarde.

— Oh ! des gens…

Elle n’insiste pas. Moi je suis en train de potasser l’annuaire du téléphone. Je compose fiévreusement un numéro…

Une sonnerie lancinante. Enfin on décroche. Une voix ressemblant à une baignoire qui se vide demande :

— C’qu’ c’est ?

— Je le suis le policier d’hier, vous vous souvenez, chère madame ?

— Hummf !

Je prends ce bruit pour une affirmation et je continue.

— S’il arrive du courrier au nom de Balmin, soyez gentille, ne le montez pas à la petite lope, mettez-le moi de côté, compris ?

— Hummf !

Je raccroche.

Félicie me guette avec des yeux d’épagneul.

— Dépêche-toi de déjeuner, ça va être froid…

— Une seconde, M’man.

Je compose un troisième numéro. Celui de la maison poulaga.

— Passez-moi l’inspecteur Chardon.

J’attends un bout de moment. Félicie, ulcérée, remporte mon bol de café à la cuisine pour le faire chauffer.

Enfin, Chardon mugit « allô ? » en essayant d’avaler d’un seul coup les quinze cacahuètes qui lui emplissent la gueule. Il manque d’étouffer et il tousse comme un perdu.

— Prends ton temps, boulimique ! je rigole… Si tu t’étouffes ça ne fera jamais qu’une bourrique de moins dans les rues de Paris…

Il vient à bout de son tube digestif.

— Je m’excuse, m’sieur le commissaire… Vous allez bien ?

— Oui, et ton enquête, comment va-t-elle ?

— Mon enquête ?

— Au sujet de mon macchab.

— Ah ! Oh ! l’affaire est classée… Le type, vous le savez, est mort de sa bonne mort !

J’ai toujours aimé cette expression : « sa bonne mort ! », comme si la mort pouvait être bonne !

Je ricane :

— Et l’histoire du talon de chèque sur lequel il a écrit « au secours », malin ?

— Il a eu un malaise, comme il n’a pu parler, il a écrit ça…

Je n’insiste pas.

— Bon, je voulais tout simplement savoir où en était l’affaire…

Une inquiétude le saisit :

— Vous avez une idée ?

— Tu as déjà vu un flic avoir des idées, toi ?

— Vous pensez que ?…

— Tu as déjà vu un flic penser, toi ?

Découragé, il balbutie :

— Non, m’sieur le commissaire !

CHAPITRE VI Ne faites jamais bouillir votre lait avant de vous coucher

Quarante-huit heures !

Et puis, hop ! Un vache voyage à Chicago, le pays des gangsters ! Au fond le futur se présente bien, y a pas d’erreur !

Je choisis une cravate gris perle avec une minuscule rayure bleue en travers.

Un nuage de brillantine et voilà un mec d’attaque !

— Tu rentres déjeuner ? interroge Félicie.

— Sûrement pas…

Je l’embrasse et je me taille en adressant par-dessus la haie un petit signe affectueux à Marinette, la bonniche, qui secoue les draps de ses singes à une fenêtre…

Les amours ancillaires c’est ma partie. Je préfère calcer plutôt une servante qu’une marquise, on est aussi bien servi et ça revient moins cher !

Un quart d’heure plus tard, j’arrête mon bolide rue Chaptal, pile devant le numéro 20… Un peu plus loin, se trouve le Grand Guignol. On est dans l’ambiance, vous le voyez !

La concierge n’est pas chez elle, mais un tableau des locataires est fixé à sa porte : « Parieux, quatrième droite… »

Un ascenseur m’élève à la vitesse d’un suppositoire partant en mission dans un intestin.

Quatrième droite…

Je sonne. Silence complet…

Je colle ma manette au battant… Un petit bruit continu pareil à un souffle se fait entendre à l’intérieur de l’appartement. En même temps, une odeur significative titille mon odorat.

Je sors mon petit appareil à convaincre les serrures et j’ouvre la porte. Rien de duraille, elle n’était que tirée.

Aussitôt je comprends que je ne me suis pas gourré. Je mets mon mouchoir devant mon pif, je traverse l’appartement comme un météore, fonçant droit vers le sifflement. Une cuisine, un réchaud à gaz, une casserole de lait sur un bec sans feu qui fuse. Je pige tout. Je ferme le robinet, j’ouvre toute grande la fenêtre de la cuisine, puis celle du studio attenant. Enfin je bigle rapidos autour de moi.

Parieux est couché sur un divan, dans la position d’un dormeur. Mais il est mort…

Je pousse une série de jurons qui feraient rougir un charretier.

Moi qui venais lui demander des explications au sujet de son mystérieux « Au secours » ! Me voilà servi !

L’appartement pue le gaz et je sens que ça me prend le cigare comme dans un étau.

J’ouvre toutes les portes, toutes les fenêtres et je sors un instant sur le palier.

Après tout, pourquoi perdre du temps ? J’appuie sur la sonnette voisine. Une vieille dame avec un tour de cou de velours et quarante centimètres de fond de teint vient m’ouvrir.

— Vous désirez ?

— Il y eu un accident, dis-je, votre voisin de palier est mort par le gaz… Il faut prévenir les pompiers…

— Quelle horreur ! s’écrie la vieille dame…

Son râtelier manque de lui échapper, elle le rajuste d’un index averti.

— Comment cela s’est-il passé ?

— Une casserole de lait sur le gaz… Il l’a oubliée, s’est endormi et ne se réveillera pas avant le jugement dernier…

Elle est indignée, la vioque !

— Comment pouvez-vous faire de l’esprit en un pareil moment ! s’exclame-t-elle.

— Tout bêtement, dis-je… C’est un peu par déformation professionnelle ; dans la police, le cadavre c’est notre matière première, faut comprendre !

— Vous êtes policier ?

— Depuis quelques années déjà… Ne restons pas ici, ça chelingue trop !

Je la pousse dans sa carrée et je referme la porte.

— Téléphonons aux pompiers pour commencer, décidé-je.

Elle me laisse agir. J’alerte les casques de cuivre et je me tourne vers la voisine.

— Vous connaissiez Parieux ?

— Comme ça… En voisin…

Je me doute qu’il ne lui a pas grimpé dessus, ou alors fallait qu’il soit farouchement porté sur l’antiquité !

— Il est marié ?

— Veuf…

— Des enfants ?

— Non…

— Des maîtresses ?

— Oh ! quelle horreur !

Elle ajoute :

— Je suis demoiselle…

— Que vous soyez demoiselle n’empêchait certainement pas votre voisin de se farcir des souris quand ça le démangeait, rétorqué-je…

Une seconde fois son dentier se fait la valise, si elle ne l’avait pas rattrapé en voltige, elle me le glaviotait sur les pinceaux !

— Vous avez des façons ! s’indigne la vieille vierge.

— D’accord, mais vous ne m’avez pas répondu : Parieux avait-il des petites amies ?

Elle doit certainement rougir sous ses plâtras.

— Il en avait tout au moins une, avoue-t-elle en baissant chastement les yeux.

— Voyez-vous… Elle venait souvent ?

— Presque tous les jours…

— Vous savez son nom ?

— Elle s’appelait Isabelle…

— Vous ne confondez pas avec le dernier roman de la collection Bluette ?

— Cessez vos manières ! glapit la vioque…

Elle a pris la sage précaution de se mettre la main devant la bouche pour bonnir ça, autrement son râtelier partait vivre sa vie…

— Où habitait-elle, cette Isabelle ?

— Je n’en sais rien…

— Elle couchait ici… Enfin, la nuit ?

— Quelquefois…

— Cette nuit, par exemple ?

Je suis certain que la vioque passait ses soirées l’oreille à la cloison, à écouter Parieux et sa souris, attendant qu’ils s’envoient en l’air…

— Elle est venue hier au soir, puis elle est repartie peu de temps après…

— À quoi ressemble-t-elle, cette gosse ?

— Elle est jeune… Brune…

— Jolie ?

— Ça dépend des goûts… Moi, je lui trouvais un mauvais genre, mais les hommes ont de ces idées !

M’est avis, les mecs, que la souris de Parieux doit être drôlement baraquée, c’est un truc qu’une vieille savate comme la voisine pardonne difficilement…

Je me dis qu’il va falloir la retrouver en vitesse, cette sangsue, because elle peut éclairer ma lanterne magique. Car si vous supposez un demi quart de seconde que je crois à la mort accidentelle de Parieux, alors c’est que vous avez de la paille d’emballage à la place du cerveau…

— Il recevait beaucoup de visites, Parieux ?

— Non…

La trompe des pompelards retentit. Ces zouaves-là, faut toujours qu’ils se déguisent en cyclone !

— Nous aurons peut-être besoin de votre témoignage, dis-je à la vieille. Quel est votre nom ?

— Mademoiselle Verdurier.

— O.K., merci…

Les pompelards sont vachement outillés. En dix minutes le local empesté est redevenu « vivable ».

Le sous-officier qui commande le détachement de secours et auquel j’ai montré ma carte me dit :

— Le type a son compte… On l’emmène ?

— Non, dis-je… Il faut que je travaille maintenant et il peut m’être utile… Je le ferai embarquer par Police-Secours.

— Très bien…

Me voici seul dans l’appartement du défunt. Seul avec lui… La demoiselle d’à côté s’est propagée dans la strass et ça gronde dans l’escalier comme dans un poêle dont on a omis de fermer la porte du bas. Pas besoin de prévenir les condés, je suis certain qu’avant cinq minutes ils vont radiner les coudes au corps et disperser la populace à coups de pèlerine ! C’est la tactique maison numéro 1.

L’appartement est en ordre. Il se compose d’un vaste studio luxueusement meublé, d’une petite entrée, d’une cuisine-salle d’eau et d’une minuscule pièce qui sert de débarras.

Le cadavre ne porte aucune trace suspecte. Il va aller rejoindre à la morgue son vieux copain Balmin.

Avant-hier, ces deux gars étaient à un guichet des Chèques postaux. Ils vivaient le début d’une étrange et incompréhensible aventure. Et maintenant, les voilà déguisés en statues, l’un et l’autre. Je ne saurai peut-être jamais pourquoi Parieux a écrit « Au secours » sur un talon de chèque…

Je fouille dans les tiroirs des meubles : rien. Des factures classées dont beaucoup sont établies au nom de Balmin.

Il avait de l’ordre, Parieux. En tout cas si on l’a buté, ça n’était pas pour le voler, car l’appartement est envahi par des bibelots précieux dont certains doivent valoir une fortune !

Dans son portefeuille, je trouve une liasse de biffetons… Deux cents lacsés, pas tout à fait… Des papiers d’identité…

Sur ce : coup de sonnette signé bourdille.

Je vais ouvrir : deux hirondelles se tiennent debout devant le paillasson tandis que les locataires de l’immeuble et ceux des maisons avoisinantes font le siège de l’étage…

L’un des deux matuches me reconnaît.

— Oh ! vous êtes là, monsieur le commissaire !

Il chuchote à son coéquipier :

— C’est San-Antonio.

L’autre m’administre son salut le plus fervent.

— De la casse ? demande le premier.

— Un accident jusqu’à preuve du contraire… Prévenez la P.J., les enfants, et dites qu’on m’envoie tout de suite un médecin légiste.

*

— Mort par suffocation, affirme le toubib.

— Aucune trace suspecte ?

— Aucune…

Ce médecin est une vieille connaissance à moi. Il relève ses lunettes sur son front, ce qui lui donne une vague allure de motocycliste.

— Vous pensez que ce décès pourrait ne pas être accidentel ?

— À vrai dire, j’en suis intimement persuadé…

Il sait que je ne plaisante pas.

— Ah ! fait-il dubitativement.

Il me regarde, regarde le cadavre… Il est perplexe…

— Oui, renchéris-je, c’est un crime, docteur… Cet homme a été tué d’une façon très pittoresque : avec un demi-litre de lait… Quelqu’un a posé cette casserole de lait sur un foyer du réchaud… Ce quelqu’un savait que le lait en bouillant déborderait et éteindrait le gaz…

Seulement, il fallait que ce quelqu’un fût certain que Parieux n’irait pas éteindre. Donc Parieux était neutralisé d’une façon ou d’une autre… On l’avait soit drogué, soit attaché, ou bien encore assommé. C’est pourquoi je vous demande si tout est O.K. du côté du macchabée.

Il recommence un examen minutieux de la victime.

— Il n’a pas été attaché, dit-il, non plus qu’assommé…

Il regarde avec une lampe électrique dans la bouche mi-ouverte du mort.

— On ne l’a pas empoisonné non plus. Un somnifère ? Seule l’autopsie nous renseignera à ce sujet…

— Alors, faites-la vite… Doc, je veux la réponse cet après-midi, je vous téléphonerai, d’accord ?

— D’accord.

Je sors et commence à fendre la foule grouillante… Tous ces lavedus me regardent passer comme si j’étais une vedette incognito.

— Vous n’avez donc rien à foutre ? je leur demande…

Un murmure de protestation me répond.

— On a bien le droit de savoir ! dit une matrone moustachue comme Marcel Cachin. Après tout c’est notre immeuble…

Pour un peu elle ajouterait :

« C’est notre mort ! ».

Un drôle de mort… Assassiné par un demi-litre de lait !

Officiellement, un mort naturel…

De même que Balmin est un mort naturel…

Tout est trop naturel dans cette histoire.

Ce n’est pas naturel !

CHAPITRE VII N’écoutez jamais les petits lutins moqueurs

Il y a dans mon crâne une espèce de petit lutin pas plus gros qu’un poil de nez qui me chuchote des trucs bizarres.

« Pourquoi tiens-tu à ce qu’il y ait un mystère dans tout ça ? me dit le lutin. Pourquoi ces deux hommes ne seraient-ils pas morts normalement, après tout ? Sans blague, San-Antonio, tu ne crois plus aux coïncidences, toi ? »

Je ne lui réponds rien… Je continue de descendre les marches de l’immeuble.

« Oui, reprend le lutin, tu vas encore t’arrêter chez la concierge, en bon flic que tu es ! Toi, tu travailles à la papa, style commissaire de police ! Oui, oui, je te vois venir… »

Il y un groupe de personnes chez la pipelette, qui commentent l’incident… À cause de mon lutin moqueur, je passe fier comme Artaban devant la loge…

« Oh ! ça va ! gouaille le lutin, ne fais pas le susceptible, moi, ce que j’en disais, c’était histoire de te faire renauder un peu… Bien sûr qu’il faut la voir, cette concierge, peut-être sait-elle qui est Isabelle… Et Isabelle sait peut-être quelque chose… Et ce quelque chose confirmera tes doutes. C’est cela que tu attends, non ?

« Tous les humains sont embriqués les uns dans les autres… Ils se tiennent tous par la main… ou par ailleurs ! Et toi, mon petit flic déluré, tu sais cela, alors… »

Je cogne sur mon front.

— Oh ! ta gueule ! je grommelle.

Le lutin la boucle instantanément.

Je décris alors une volte-face et j’entre sans frapper chez la concierge. Je comprends pourquoi elle n’est pas au quatrième, à essayer de voir quelque chose : elle a les flûtes paralysées et c’est son vieux qui doit s’occuper de la cambuse.

Elle, elle vit au fond de son trou noir, comme un cloporte. Elle est maigre et blême comme une endive. Des lunettes teintées de bleu creusent encore ses orbites.

Autour d’elle, ça jacasse vilain, les gars ! On se croirait au zoo, rayon des perroquets en tous genres.

Quatre ou cinq commères font marcher leurs menteuses à plein régime.

Mon arrivée ramène le silence.

— Salut, la compagnie, dis-je…

Je les regarde d’une façon appuyée, histoire de leur mettre les cannes en flanelle-coton.

— Police ! fais-je tranquillement…

Un frémissement court dans l’assistance comme un souffle de vent sur les blés mûrs !

Toujours cette bonne vieille poésie française, vous voyez ! Va falloir me virer à coups de pompe dans le luth !

— Jean Parieux avait une amie, dis-je, une fille brune répondant au doux prénom d’Isabelle… Qui peut me dire où elle crèche ?

— Je ne sais pas où elle habite, déclare la concierge, mais ils mangent très souvent au restaurant Saint-Marcoux, en face, et peut-être aurez-vous un renseignement dans cet établissement.

— Rien à signaler sur l’activité de Parieux ?

Elle hausse les épaules.

— Mon Dieu, je ne vois pas…

— Hier soir, la fille est venue ?

— Ils sont rentrés ensemble…

— L’heure ?

— Vers neuf heures et demie…

— Donc ils avaient dîné ?

— Je n’en sais rien…

— La femme est repartie à quel moment ?

— Une petite heure plus tard…

— Vous l’avez vue ?

— Oui…

— Comment était-elle ?

— Comme d’habitude…

— Excitée ?

— Non, je ne pense pas… Elle m’a saluée en passant, mon mari avait poussé mon fauteuil devant la porte…

Le petit lutin me chuchote :

« Alors ? Tu es plus avancé maintenant ? »

Et il se gondole…

— Ça va, merci, dis-je… Si la fille s’annonçait, ce matin… ou plus tard, dites-lui qu’elle se mette en rapport avec la police.

L’une des commères avale sa salive et demande :

— Vous croyez qu’il ne s’agit pas d’un accident, monsieur l’inspecteur ?

— Mais non, fais-je… Mais non… C’est un accident banal, seulement il faut prévenir la famille, vous comprenez ?

Si je reste une fraction de seconde de plus, elles vont se déclarer comme une épidémie de rougeole et il faudra que j’engage M. Champagne pour répondre à toutes leurs questions…

— Mesdames !

Et me voici dehors… Les émanations de gaz m’ont flanqué un mal de bocal maison.

Je respire un grand coup et je fonce au bistro-restaurant dont m’a parlé la concierge.

Un homme gros comme une maison et ceint d’un tablier bleu est affalé derrière un zinc.

Je me présente. Ma qualité de commissaire ne semble pas l’impressionner, ni même l’intéresser. Il soulève une paupière lourde comme un rideau de grand magasin et passe une main épaisse comme la couennerie d’un gendarme dans ses cheveux en brosse.

— Vous venez pour l’histoire d’en face ? me demande-t-il.

— Vous savez déjà ?

Il doit me prendre pour l’idiot de mon village car sa bedaine a un sursaut comme si elle donnait asile à un ménage de loups affamés.

— Ce serait malheureux si je ne m’apercevais pas que les pompiers et les flics font le siège de la maison d’en face… C’est M. Parieux qu’est mort ? Un brave type…

— Vous le connaissiez bien ?

— Un client ! On connaît toujours ses clients, surtout lorsque, par-dessus le marché, ce sont vos voisins…

— Quel genre d’homme ?

— Sérieux, intelligent…

— Il venait souvent chez vous, n’est-ce pas ?

— Au moins une fois par jour, sauf lorsqu’il partait en voyage…

— Il partait souvent ?

— De temps en temps…

— Vous connaissez la fille qui l’accompagnait, quelquefois ?

— Mlle Isabelle ?

— Vous savez son nom de famille ?

— Attendez… Un jour Parieux l’a présentée à un ami… Je sais que c’est la fille d’un toubib… Un toubib de la place des Ternes !

Je bloque la nouvelle au creux de l’estomac, là où le plexus joue au c… les lendemains de bringue…

Le patron soulève son autre store et me regarde avec enfin une lueur d’intérêt dans la prunelle…

Je me dis qu’un flic ne doit jamais laisser deviner ses sentiments, surtout pas les sentiments dits « de surprise ».

— Servez-moi un grand blanc ! ordonné-je.

Ça, c’est un langage qui lui est familier et qui constitue sa musique intime.

Il répète avec un rien de dévotion :

— Un grand blanc !

Puis il se baisse, rafle une bouteille sous son zinc…

— Le blanc, dit-il, y a rien de meilleur, lorsqu’il est bon. Le mien vient de ma propriété…

Il ne précise pas de laquelle…

Je vide mon godet.

— Allez-y d’un autre voyage, boss !

Là, une ombre de sourire plisse sa bouche.

— Et un autre ! annonce-t-il…

La sympathie se lit maintenant sur son visage abrupt comme sur l’écran du journal lumineux.

— Oui, fait-il, revenant au sujet, c’est triste, ce pauvre Parieux. Ce qu’on est peu de chose, hein ? Le gaz… Le gaz, c’est traître…

Je stoppe net ces considérations pertinentes certes, mais d’un ton par trop général.

— La petite, dis-je, la fille du docteur, elle ne s’appelle pas Bougeon ?

Il fait un signe affirmatif.

— Juste, vous connaissez ?

— Un peu…

Je sirote mon second glass. La tentation est trop forte pour le gros. Il se sert une tombée dans un grand verre et plonge son naze dedans.

— C’est marrant, dit-il, mais voyez-vous, commissaire, le nez, ça existe.

J’opine énergiquement en considérant le sien qui pourrait servir de plat de résistance à une tribu d’anthropophages.

— Tenez, enchaîne le taulier, ce matin, quand j’ai ouvert l’estanco et que j’ai vu que la voiture de M. Parieux avait passé la nuit dehors, j’ai eu comme un pressentiment… Ça n’est pas dans ses habitudes de laisser sa bagnole dans la rue pour la nuit. D’autant qu’il remise au garage du bout de la rue…

Du doigt il me désigne le cabriolet dans lequel, avant-hier, j’ai dégauchi le corps de Balmin…

— Tiens, oui, fais-je, sa voiture…

Je réfléchis… Tout ça corrobore bien mes impressions. Parieux était un homme ordonné. Donc, s’il était ordonné, il allait remiser son tank avant de se pieuter… Il ne se serait pas couché sachant que sa calèche était dehors…

— Il a bouffé ici, hier au soir ?

— Oui…

— Avec la souris ?

— Oui…

— Et puis ?

Le gros homme ferme les yeux, avance son menton avec accablement.

— Et puis quoi ? grommelle-t-il… Il est rentré chez lui…

— Merci…

J’aligne un faf sur son zinc… Il le rafle d’un geste preste. Il hésite, il me regarde, me soupèse, prend mes mesures, ma température, ma tension…

— Je ne vous en compte qu’un, décide-t-il enfin… Le deuxième est pour moi…

— Vous faites des folies ! rigolé-je…

Il hausse les épaules avec une certaine grandeur.

— Mais non, mais non, proteste l’homme-montagne d’un air qui dément ses paroles…

*

Voilà que le soleil se met de la fête… Un bath soleil de lundi, tout neuf, jaune comme un poussin.

Je respire à nouveau un bol d’air… Les deux blancs ont purgé mon caberlot des odeurs de gaz… Il fait bon… La vie est potable.

J’approche la guimbarde de Parieux. C’est un os infâme — une vieille Mercedes rebecquetée — mais peinte à neuf, avec des trucs chromés… Le zig devait en avoir soin comme de sa montre !

J’ouvre la lourde… S’il ne l’a pas fermée à clé c’est donc que Parieux comptait bien redescendre… Ou même qu’il comptait s’en resservir… Mais oui ! En sortant du restaurant il aurait conduit la voiture au garage qui est à cent mètres pour s’éviter de redescendre plus tard…

Je regarde la voiture. Elle en sait long, la bougresse, si elle pouvait parler, celle-là !

Mais la voiture ne me dit rien. Le petit lutin aussi ferme sa gueule… Il commence à admettre qu’il y a de l’eau dans le gaz, si j’ose m’exprimer ainsi…

L’intérieur de la tire est en cuir. Tout est propre, soigné… J’inventorie les poches à soufflets, je n’y trouve qu’un échantillonnage complet de cartes routières. Il y a une lampe électrique, un peloton de ficelle, un couteau…

Des nèfles, quoi !

Je m’apprête à abandonner le véhicule lorsque mon regard est attiré par un fil électrique qui est dénudé de son extrémité et attaché à la poignée métallique de la porte du côté opposé à celui du conducteur… Ce fil passe derrière le siège et revient sur le plancher en direction du moteur…

Je soulève le capot et je retrouve mon fil au-dessus de la batterie… Il n’est pas relié à elle, du moins il ne l’est plus car, à l’effilochement de son autre extrémité, je me dis qu’il a été arraché.

Je regarde et je trouve des traces de ligature après le fil de sortie…

Je réentortille le fil après… Je reviens à la porte dont je chope la poignée à pleine paluche. Une petite secousse électrique s’irradie dans ma main, grimpe dans mon bras…

Je me tâte, ne comprenant pas la raison de ce branchement insolite…

Et c’est le petit lutin qui, passionné cette fois par l’affaire, me dit que si le courant est faible, trop faible pour électrocuter un homme normal, il est suffisant, néanmoins, pour flanquer un méchante secousse à un cardiaque !

CHAPITRE VIII Ne soyez pas trop franc

Un dernier regard à la voiture truquée, un suprême à ce que les journaleux appelleront « l’immeuble tragique » et je tourne le dos à tout ça…

Je me dirige vers la lumière, c’est-à-dire du côté de la vérité, car mon bon vieux naze ne m’avait pas trompé : il existe une vérité à découvrir. Une vraie ! Ce sera duraille mais je ne partirai pas chez les Ricains avant d’avoir donné un coup de projecteur sur toute cette eau trouble…

D’accord, c’est vachement embrouillé, c’est bizarre, c’est tout ce que vous voudrez, pourtant au milieu de tout cela il existe comme une logique : Balmin le cardiaque est tué — maintenant on peut taper dans le vocabulaire ! — dans la voiture de Parieux, lequel, étant donné la combine de la poignée électrisée, ne pouvait ignorer la chose… Le même Parieux est menacé, il écrit « Au secours ! » Et, en effet, il est buté par un malin qui lui trouve une mort peu banale… du moins quant à sa préparation… La maîtresse de Parieux, complice présumée du premier meurtre, trempe, semble-t-il, dans le second… Elle est la fille du toubib qui soignait Balmin pour son cœur et qui, par conséquent, savait qu’une légère émotion pouvait tuer ce dernier.

Vous le voyez, il y a dans tout ça matière à réflexions…

J’arrive à la hauteur du garage. Je franchis la vaste porte et je me trouve nez à nez avec un type superbement barbouillé de cambouis.

— C’est pour de l’essence ? demande-t-il.

— Non, fais-je, c’est pour de la lumière…

Il me regarde comme vous regarderiez le quidam qui voudrait vous vendre un canon atomique pour mettre sur votre cheminée…

— Police ! j’ajoute.

Il essuie ses pognes après son pantalon bleu et dit :

— Ah ! avec une gravité qui me fait sourire.

— M. Parieux, qui habite dans la rue, garait ici, n’est-ce pas ?

— Oui, lorsqu’il était à Paris…

— Il ne vous a pas demandé de procéder à une petite installation d’un genre particulier dans sa voiture ?

— Non…

— Venez voir…

Je l’entraîne à l’auto et lui désigne le fil insolite…

— Non, assure l’homme, nous n’avons jamais fait ça… Je ne comprends pas du reste son utilité…

— C’est pour une farce, assuré-je… Lorsqu’on chope la poignée de la porte afin de la fermer, on déguste une secousse. Ça n’est pas le summum de l’esprit, j’en conviens, mais ça vaut le poil à gratter et le verre baveur !

— Ouais, admet-il.

Il admettrait n’importe quoi lorsque ce n’importe quoi est dit par un matuche.

— Lui est-il déjà arrivé de laisser sa voiture dehors, la nuit ?

— Non, jamais… Seulement il s’en est servi cette nuit, il n’est rentré que sur le matin et il n’a pas osé me réveiller…

Le gars parle avec une assurance qui me fait sourciller…

— Comment savez-vous qu’il s’est servi de sa guinde cette nuit ?

— Pas malin, elle était là, hier soir, à neuf heures… J’ai pensé en la voyant : « M. Parieux ne va plus tarder… » Et puis je n’y ai plus pensé… J’allais au ciné avec ma bonne femme. En rentrant elle n’y était plus… J’ai cru qu’il l’avait rentrée pendant le temps du veilleur de nuit. Mais non… Et ce matin, à l’ouverture, elle était de nouveau dehors, voilà…

Je répète « voilà » en rêvassant…

Donc la voiture truquée a servi cette nuit. Est-ce Parieux qui l’a utilisée ? Ou bien… quelqu’un d’autre ?

— Merci, vous êtes bien aimable… Rentrez cette voiture et ne la touchez plus jusqu’à nouvel ordre, compris ?

— Entendu…

Je lui serre la paluche, histoire de lui montrer qu’une main de travailleur n’a jamais rebuté un bourdille et je monte dans mon os.

*

— C’est encore moi, docteur…

Il a toujours son visage déteint, ses cheveux en broussaille, ses yeux pointus…

Un air de contrariété polie passe sur sa face blême.

— Bonjour, me dit-il…

Il me fait entrer de nouveau dans son salon triste qui sent l’oubli.

— En quoi puis-je encore vous être utile ? demande-t-il, prenant bien soin de souligner le « encore ».

M’est avis qu’il ne doit pas avoir lerche de clients, le mec. Drôle de toubib en vérité… Un toubib qui ouvre lui-même la lourde à ses clients, qui reste en veste d’intérieur et vit en compagnie d’un clébard peu engageant…

— Dites-moi, docteur…

Je parle doucement, affûtant bien mes mots, car ce gnace est un homme énergique…

— Dites-moi, docteur, connaissez-vous un certain Jean Parieux ?

Je m’attends à tout, sauf à une réaction pareille.

— Je vous en prie ! dit-il sèchement…

J’attends la suite en le regardant d’un air incrédule…

— Pourquoi me parlez-vous de cet individu ? demande-t-il, comprenant que je ne romprai pas le silence qui s’est établi.

— Peut-être parce que c’est le moment de parler de lui… D’après votre réaction, je vois que vous le connaissez ?

— Ne jouons pas au plus fin, déclare-t-il sèchement, vous ne devez pas ignorer, si vous vous intéressez à lui, qu’il est l’amant de ma fille.

— Je ne l’ignore pas, fais-je en le regardant dans les yeux, Mais, dites-moi, docteur, pourquoi ne parlerions-nous pas de lui à l’imparfait ?…

— C’est-à-dire ?

— Vous me semblez ignorer, vous, qu’il est mort !

Il est abasourdi, ou alors c’est rudement bien imité.

Il s’assied, les flûtes fauchées.

— Mort…

— Comme il n’est pas possible de l’être…

— Quand ?

— Cette nuit…

Soudain, le visage du docteur se modifie, il se crispe, se ride, devient presque pathétique.

— Comment ? fait-il.

Je lis la panique dans ses yeux. C’est la panique d’un père redoutant des giries pour son lardon.

— Asphyxié, dis-je : le gaz… Mais les circonstances de cet… accident, me semblent… mettons, bizarres.

— Bizarres ?

— Oui. Votre fille n’est pas là ? J’aimerais l’in… lui parler !

— Ma fille n’est plus là, dit-il tristement…

« Depuis qu’elle fréquente cet individu, nous sommes séparés, elle vit dans la banlieue rouennaise où j’ai une propriété…

Je l’arrête du geste car j’ai besoin de réfléchir… La banlieue rouennaise… Où ai-je entendu parler de cela, récemment ?

« Ah ! oui… Hier, chez Balmin : Parieux… Il prétendait avoir laissé l’antiquaire dans sa voiture pour aller téléphoner à un client demeurant dans les environs de Rouen…

— Le nom du bled ? fais-je.

— Goussenville.

— Il y a longtemps que votre fille fréquentait Parieux ?

— Cinq ou six mois…

— Comment l’a-t-elle connu ?

— Eh bien ! chez Balmin, précisément : au magasin de ce dernier. Ma fille collectionne les monnaies anciennes…

— Ah ! oui…

— Oui… Cela vous étonne ?

Je secoue imperceptiblement les épaules. Je trouve qu’on parle beaucoup de monnaie ancienne dans cette affaire.

— Continuez.

— Balmin étant un client à moi, j’ai dit à ma fille d’aller faire ses achats chez lui. C’est lui qui lui a présenté Parieux… Et… Bref, il l’a séduite !

Je le regarde :

— Vous viviez seul avec votre fille ?

— Ma femme est morte en lui donnant le jour, je l’ai élevée… Je…

Compris : la jalousie paternelle !

— Quel âge a votre fille ?

— Vingt-six ans…

— Elle n’a jamais été fiancée ?

— Plusieurs fois, c’est une enfant fantasque…

— Puis-je vous poser une question… Heu… délicate ?

— Allez-y !

— Plus qu’un autre vous devez admettre qu’une jeune femme a besoin de… d’un ami…

— Je l’admets !

Son visage est neutre comme la Suisse.

— Or, vous vous brouillez avec cette fille choyée parce qu’elle prend un amant ?…

— Je ne me suis pas brouillé avec elle parce qu’elle a pris un amant, je suppose qu’elle en a eu d’autres, du reste. Mais nous nous sommes fâchés parce que cet amant était Parieux…

— Vraiment ?

— Vraiment !

Il est net !

— Que lui reprochiez-vous ?

— Son casier judiciaire, tout simplement. C’est un sujet sur lequel un honnête homme ne peut pas passer !

— Son casier…

Du coup, je passe pour une crème, moi ! J’arrive ici, le bec enfariné, sans savoir que Parieux avait un casier…

— Lourd ? je demande.

— Trop lourd pour le compter au nombre de mes relations.

— Comment avez-vous su cela ?

— C’est vous, commissaire, qui me posez une pareille question ? Vous ignorez qu’il existe des officines auxquelles on peut faire appel lorsqu’on désire avoir des renseignements sur quelqu’un qui vous intéresse ?

— Très juste, admets-je…

J’ajoute :

— Vous n’aimiez pas beaucoup Parieux, hein ? Vous le détestiez même…

— Mettons carrément que je le haïssais…

— Cette franchise vous honore, docteur…

Et, en prononçant ces mots, je songe que tous les acteurs de ce drame sont francs… À l’exception toutefois de Jo-la-Lopette.

Oui, ils sont francs : Parieux était franc, trop franc… Illico il est venu raconter l’histoire de ses relations avec Balmin… Le toubib est franc…

Pour tout vous dire, je commence à nager car je n’arrive pas à me faire une opinion…

— Une dernière question, docteur : vous n’avez pas assassiné Parieux, n’est-ce pas ?

— Non, dit-il… Et croyez bien, commissaire, que je le regrette beaucoup.

CHAPITRE IX Ne vous mêlez jamais de ce qui ne vous regarde pas !

J’ai toujours en un faible pour les postières et toutes les fois que j’ai eu l’occasion d’en composter une je ne m’en suis pas privé…

Seulement, celle à qui je m’adresse en ce moment découragerait un singe… Elle est grande, sèche comme le Sahara et ses seins ne lui ont pas encore été expédiés. Des dents proéminentes forment une barrière naturelle devant sa bouche qui interdit le patin le mieux intentionné.

C’est elle qui s’occupe du bignou dans le bureau de poste des Chèques postaux…

— Bonjour, ma jolie, fais-je avec mon sourire pour beauté intangible…

— Soyez poli ! renaude-t-elle… Qui vous a permis de me parler sur ce ton : nous n’avons pas gardé les vaches ensemble.

— Je ne crois pas que le fait de garder ces braves ruminants prédispose à la gentillesse, assuré-je. Vous avez tort de vous offusquer, gentille madame, mes intentions étaient aussi pures qu’un verre d’eau distillée.

— Quel numéro demandez-vous ? coupe-t-elle.

— Pour moi, ça serait un numéro de striptease, rigolé-je…

— Voulez-vous que j’appelle M. le receveur ! glapit la donzelle…

— Pas besoin, vous ferez l’affaire…

Comme elle va exploser, je lui montre ma carte. Ça ne la calme pas, au contraire, elle se met dans une fureur noire.

— Et alors ! s’écrie-t-elle. Vous croyez impressionner le monde parce que vous êtes de la police ! Sachez que les honnêtes gens s’en moquent, de la police ; moi, j’ai ma conscience pour moi !

— Heureusement, dis-je gentiment, parce que, votre conscience, personne n’en voudrait, même si l’épicier du coin la soldait avec ses salades flétries…

— Vous êtes un mufle !

— Pas de pléonasme ! dis-je. Le terme de policier contient toutes les épithètes secondaires que vous pourriez trouver…

Je crois que je l’ai au finish…

Profitant d’une accalmie, je place mon boniment.

— Trêve de gaudrioles, miss ébonite, il s’agit d’un meurtre…

Elle soulève sa barrière de porcelaine et dit :

— D’un meurtre ?

— Et même de deux meurtres…

— Non ?

— Si ! Vous pouvez m’être utile…

— Moi ?

— Vous !

Nous tombons dans le dialogue de clown. Enfin, si ça l’adoucit, cette chérie !

— Samedi dernier, dis-je, un peu avant midi, un homme grand, au visage anguleux, vêtu d’un manteau de cuir, est venu vous demander une communication…

Elle réfléchit.

— Un manteau de cuir, murmure-t-elle. Oui, je me souviens, un manteau de cuir…

— Quel numéro vous a-t-il demandé ?

Elle ouvre des yeux stupéfaits.

— Comment voulez-vous que je me rappelle une chose pareille ! Je demande des centaines de communications chaque jour !

Je reconnais qu’en effet il faudrait être Inaudi pour se souvenir d’une pareille chose.

— Voyons, dis-je, vous avez bien des fiches… Une feuille tout au moins sur laquelle vous notez les demandes des clients, et l’heure ?

— C’est exact.

— Où est votre fiche de samedi ?

— Il faut la demander à M. le receveur.

— Ça joue !

Je vais frapper à une petite porte vitrée que la grande asperge me désigne.

— Entrez !

Un gars sympathique m’accueille. Je me présente, je lui fais part de ma requête.

— Facile, dit-il en ouvrant un classeur.

Il me tend une pile de feuilles. Je choisis celles du samedi et, parmi celles-ci, celle qui comporte les communications entre onze heures et midi.

À tout berzingue, mon regard descend la page.

Soudain, je sursaute.

Goussenville, 14, 11 h 50.

Goussenville ! Le bled où crèche la fille du docteur… Nature, c’est à sa souris qu’il tubait, Parieux…

Je demande au receveur :

— 14, c’est le numéro, n’est-ce pas ?

— Oui…

— Vos services peuvent-ils me dire le nom du propriétaire du 14 à Goussenville ?

— Oh ! très facilement…

Je lui offre une cigarette tandis qu’une employée s’active. Le temps d’allumer les deux sèches et j’ai la confirmation : le 14 à Goussenville est bien la propriété du docteur Bougeon.

*

Dans l’état actuel des choses — suivant l’expression favorite du boss, — un petit voyage à Goussenville s’impose. Pourtant, j’ai plusieurs petites choses à régler avant de décarrer.

Primo, il faut que je morfille un brin, car j’ai l’estomac dans les chaussettes, et puis je veux m’occuper du rapport du légiste…

Je stoppe devant un restaurant italien et je me fais servir une fourchetée de spaghetti, plus une escalope à la sauge.

La nourriture, c’est le secret de la réussite. Un mec qui sait bâffrer sait vivre, et un homme qui sait vivre enchetibe les autres, ceux qui sont au Vittel et aux carottes vichy.

Ce robuste repas expédié, j’appelle le toubib pour lui demander où en est son autopsie.

— Je viens de la terminer, dit-il. Contrairement à ce que vous supposiez, cet homme n’a absorbé aucun narcotique, il est mort par suffocation… Le gaz… La mort se situe aux environs de dix heures du soir…

— Ça va, merci.

Je raccroche en songeant que ça n’est donc pas Parieux qui a utilisé sa voiture dans la soirée… Qui donc, alors ? La môme Isabelle ?

En voilà une que j’ai de plus en plus envie de connaître…

*

Je téléphone aux sommiers.

— Horland ?

— Oui…

— Comment vas-tu, fesse de rat ?

— C’est vous, commissaire ?

— Et comment ! Veux-tu voir si tu as quelque chose au nom de Parieux dans tes tiroirs ?

— D’ac, vous attendez ?

— Oui, mais bouge-toi la rondelle !

Je me mets à siffloter dans la cabine… Je me dis qu’entre moi et une patate, il n’y a pas plus de différence qu’entre vous et un vieux lavement… Faut être la dernière des cloches pour se cailler le sang avec une affaire qui ne vous concerne pas alors que quelques heures plus tard vous allez foncer sur les USA à bord d’un Constellation.

Et tout ça pour des haricots ! Je gaspille mon temps et, dans une certaine mesure, mon argent alors que je devrais me trouver dans les brandillons d’une gerce, à lui donner la recette du Mimi-mouillé.

— Allô !

Je répète « allô ! » d’un ton surpris car, pris par mes réflexions, j’avais oublié Horland.

— J’écoute ?

— Nous avons quelque chose à Parieux…

— Vas-y, mon chérubin…

— Parieux Jean-Auguste, condamné en 1938 à trois mois de prison pour tentative de chantage…

— Voyez-vous ! Et qui faisait-il chanter, ce rossignol napolitain ?

— Un certain Balmin, antiquaire, boulevard de Courcelles…

Alors là, les gars, rideau ! Y a de quoi se la débiter en tranches et se l’envelopper dans du papier argenté.

Parieux, le grand copain de Balmin, condamné pour tentative de chantage à la suite d’une plainte de celui-ci !

Il faudrait avoir un dôme en Duralumin pour qu’il résiste à tous ces coups de surprise…

Tentative de chantage !

Et malgré tout, les deux hommes entretenaient depuis plus de quinze ans des relations suivies !

Chantage…

Pour faire chanter quelqu’un, il ne faut pas avoir de scrupules, d’une part… Et, d’autre part, il faut savoir sur ce quelqu’un des choses qui ne doivent pas être divulguées…

C’est la première fois que j’entends dire qu’un plaignant et un condamné sont restés bons amis ; surtout pour un délit de cette sorte !

Heureusement que je téléphone d’un bistro… Je n’ai pas à faire beaucoup de chemin pour me remonter.

— Garçon ! Un rhum…

Il annonce un verre pas plus gros qu’une dent de lait.

— Je ne vous ai pas demandé un dé à coudre…

— Vous le voulez dans un verre ballon ? nargue cette machine à verser des liquides.

— Non… Dans une lessiveuse !

Il se renfrogne et me sert une rasade de Negrita.

Je l’avale…

— Un autre ! Je suis contre la solitude…

*

Je fonce sur l’autoroute de l’Ouest en direction de Rouen, capitale de la Normandie.

J’ai dans ma tête cinq personnages en quête de flic qui jouent aux quatre coins…

Dans un coin de mon ciboulot, il y a Balmin, le petit vieux bien propre, bien mystérieux, au cœur malade… Dans un second, son toubib, avec ses cheveux en broussaille et son fidèle boxer. Dans le troisième coin, il y a Parieux, Parieux le pondéré, l’homme maître de soi qui s’asphyxie comme un pauvre tordu de petit rentier… Dans le quatrième je place Jo, la gente lopette en Technicolor…

Et au milieu, un personnage que je ne connais pas encore : Isabelle…

Oui, cinq personnages qui paraissent normaux au premier abord, mais qui emboconnent le mystère au deuxième rabord…

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