DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE X Ne faites jamais de feu au milieu de la nuit

En considérant la crèche de campagne du docteur Bougeon, je me dis deux choses : la première qu’elle est rupinos, la seconde qu’elle est vide.

Tout est rigoureusement bouclé : les lourdes, les volets, les vasistas…

La propriété est nettement en retrait de la route. Elle se situe au milieu d’un vaste jardin qu’un type prétentiard baptiserait « parc » sans que vous songiez à vous indigner.

J’interpelle un petit garçon qui essaie de faire du vélo sur celui de son père en passant sa jambe droite au travers du cadre.

— Dis-moi, gamin, il n’y a personne ici ?

— Non m’sieur, dit-il. La demoiselle est partie hier matin.

— En auto ?

— Oui, en auto…

— Dans la sienne ?

— Elle n’en a pas, Mlle Bougeon… Elle était avec un ami…

— Un ami portant un manteau de cuir ?

— Oui, c’est ça…

— Ça va…

Il me regarde avec intérêt, comme un train regarderait paître une vache.

— Le Pé a dit à la Mé qu’y sont revenus cette nuit, dit-il. Il a entendu l’auto. Y sont repartis du matin, avant le jour.

Je dresse une oreille plus vaste que celle de Mickey.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Y sont revenus et repartis, assure le gosse.

Mon petit lutin portatif me nasille dans les oreilles.

« Te voilà content ? L’auto de Parieux a fait une balade cette nuit… Pendant qu’il clamsait dans son lit… »

— Ton père n’a rien vu ?

— Non, mais il a entendu…

— Ça n’est peut-être pas la même auto ?

— Que si : c’est une voiture allemande, a fait pas le même bruit que les autres…

« Prends du feu, San-Antonio ! » me conseille ce salaud de lutin.

J’allonge une demi-jambe au gosse.

— Tu es un champion, lui dis-je, cours acheter des bonbons et offre-toi une indigestion…

Ce faisant, je cherche à lui être agréable, c’est vrai, mais aussi à l’éloigner, car ce que j’ai à faire n’a pas besoin de témoin.

Dès que le vieux vélo a tourné le coin de la haie en zigzaguant, je m’occupe de la serrure du portail. L’actionner est un jeu d’enfant.

Je repousse le vantail et je remonte le chemin dallé qui conduit à la cambuse.

Le perron est majestueux, un peu trop même à mon goût, il offre l’inconvénient de m’exposer aux regards comme un piédestal.

Cette porte-ci est plus récalcitrante que l’autre. Je dois fourrager un bout de temps dans le trou de la serrure avant de la convaincre que je suis le genre de mec à qui ni les femmes ni les lourdes ne résistent.

J’entre… Maison vide.

C’est agréablement arrangé, avec beaucoup de goût…

Je visite toutes les pièces, sans idée préconçue, tout bonnement parce que je ne veux pas avoir avalé des kilomètres pour rien.

L’ordre semble être la vertu dominante d’Isabelle.

Les meubles sont à leur place, les tapis ont leurs franges bien étalées, il n’y a pas de poussière sur les surfaces planes…

La gentille ménagère que chacun aimerait épouser, à condition toutefois que ce chacun ait des goûts bourgeois.

Dans le Frigidaire de la cuisine je trouve une bouteille de lait non entamée ; un restant de viande froide, des œufs…

Cela indiquerait un départ non prémédité.

Peut-être est-ce ce coup de téléphone de Parieux, samedi, qui a rappelé la môme à Pantruche… Il lui a annoncé qu’il venait la chercher le lendemain pour…

Je balance cinq lettres qui auraient fait la fortune de Cambronne s’il percevait des droits d’auteur.

La môme Isabelle possède-t-elle le don d’ubiquité ? Sinon, comment pouvait-elle séjourner ici et simultanément à Paris ?

La voisine de Parieux, sa concierge, le restaurateur d’en face n’affirment-ils pas qu’elle venait chaque jour chez son amant ?

Il faudrait donc conclure…

Et puis, non, il ne faut rien conclure… Ce serait vraiment prématuré…

Je monte au premier ; rayon des chambres. Je trouve celle de la grognace. Pas marle : il y a une coiffeuse chargée d’objets de toilette et une penderie pleine de robes.

Sur la coiffeuse je repère un paquet de cigarettes turques. À côté, il y a un briquet en plaqué or portant un G en initiale.

G n’ayant jamais été la première lettre d’Isabelle, ni celle de Bourgeon, ni celle d’Étienne prénom du docteur, je me dis qu’il appartient à une troisième personne et je l’empoche.

Par la même occasion, j’empoche itou le paquet de cigarettes turques.

J’en suis là de mes investigations lorsqu’on cogne à la porte. Je vais à la fenêtre et je découvre sur le perron un grand type de péquenot à la moustache rousse, coiffé d’une casquette et armé d’un fusil de chasse.

— Que voulez-vous ? demandé-je.

Il lève la tête. Il n’a pas l’air commode, le zig. Ses yeux sont farouches et ses lèvres plutôt mauvaises.

— Qui êtes-vous ? me demande-t-il rudement.

— Quelqu’un de bien, assuré-je.

Il n’a pas l’air de vouloir plaisanter.

— Comment êtes-vous rentré ici ?

— Par la porte, on n’a encore rien trouvé de plus simple pour pénétrer dans une maison, ces architectes n’ont pas d’imagination…

— Faudrait voir à pas me prendre pour un con ! déclare-t-il, toute moustache hérissée.

— Qui vous dit que je vous prends pour un c…, cher monsieur ?…

— Je ne vous ai jamais vu !

— Moi non plus…

— Vous ne seriez-t-y pas un voleur ?

— Vous avez vu des voleurs rappliquer en plein jour et laisser leur voiture au milieu du chemin ?

— Il y en a dans les journaux, s’obstine-t-il.

— Attendez, je descends.

Il est dans le vestibule, le fusil tout prêt.

Je lui montre ma carte, car cet enfoiré est tout à fait capable de me flinguer comme un garenne.

Il la déchiffre péniblement.

— Vous êtes de la police ? demande-t-il.

— C’est écrit là-dessus, non ?

À son expression, je réalise que, tout compte fait, il aimerait autant avoir affaire à un voleur.

— Mande pardon, balbutie-t-il en passant son fusil sur l’épaule. Quand le gamin m’a dit qu’un homme avec une drôle d’allure…

Il se tait, réalisant qu’il est en train de débloquer.

— Bref, je m’ai dit comme ça qu’il fallait aviser… On voit tant de choses dans les journaux…

— Ah ! fais-je, intéressé au plus haut point, c’est vous qui avez entendu la voiture, cette nuit ?

Il se renfrogne.

— Le petit gars vous a dit ?

Je comprends que « le petit gars » va dérouiller ferme tout à l’heure.

— Oui… Vers quelle heure avez-vous entendu la voiture ?

— Sur les minuit, la lune était juste au-dessus du clocher…

— Vous ne vous êtes pas levé ?

— Pour quoi faire ?

C’est la logique même.

— Je ne sais pas ; vous auriez pu avoir envie de vérifier si c’étaient bien les propriétaires.

— Oh ! c’était la demoiselle, j’ai reconnu le bruit de l’auto.

— Une vieille voiture allemande, je sais… Et elle est repartie sur le matin…

— Juste avant le jour. Je m’ai dit que le docteur allait vendre et que sa fille était venue brûler un tas de vieux papiers…

— Comment, un tas de vieux papiers ?

— Elle a fait du feu… De mon lit, par la fenêtre, j’ai la vue sur les toits… Çui d’ici fumait comme une usine…

— Ah ! oui ?

Il regrette d’avoir débloqué et se mord les lèvres.

— Vous ne dormez donc pas la nuit ? je demande.

— Je vais vous expliquer… Une de mes vaches va vêler, alors j’ai le sommeil léger… C’t’auto m’a réveillé, après, bernique pour me rendormir…

Toute l’obstination de la terre est là, sous mes yeux.

— Alors la demoiselle est revenue et a fait du feu ?…

— Oui…

— Dites-moi, il y a longtemps qu’elle s’était installée ici ?

— Quelques mois…

— Elle habitait seule ?

— Au début, oui… Son ami venait la voir souvent.

— Parieux ?

— Je sais pas si il s’appelait comme ça… La demoiselle est assez fière et cause pas beaucoup.

— Que faisait-elle ici ?

— Rien, elle se promenait… Elle l’attendait…

— Et puis ?

Il en a marre, le moustachu, il voudrait bien s’être mêlé de ses vaches.

— Et puis, la semaine passée, un jeune homme est venu habiter ici… Il avait un drôle de genre, on a cru que c’était fini, la demoiselle et son ami à la voiture, mais pas du tout, ils étaient d’accord tous les trois…

Un jeune homme ayant un drôle de genre !

— Il était blond, le jeune homme, et il se fardait, non ?

— C’est ça, vous le connaissez ?

— Plus ou moins…

Jo, pensé-je. Je pense au briquet d’or qui est dans ma poche. Le G est la première lettre de Georges, dont le diminutif le plus usité est Jo…

Qu’est-ce que la tantouze est venue foutre ici ? Décidément, on n’en sort pas de cette partie de quatre coins… J’ai beau avancer, me déplacer, c’est toujours sur l’un des cinq personnages que je me casse le pif !

— Et le docteur, dis-je, venait-il ?

Le moustachu secoue la tête.

— Non, plus depuis longtemps…

— Vous n’avez pas vu aussi un petit vieux à cheveux blancs, ces derniers temps ?

— Non…

Un silence, l’autre danse d’une tige sur l’autre, il aimerait bien se faire la paire… Mais il n’ose pas… Il ne parvient pas à trouver une formule idéale pour prendre congé.

Moi, je ne lui facilite pas la rupture… Je pense de toutes mes forces à ce qu’il vient de me dire. De toutes façons, mon enquête a progressé : je suis maintenant en mesure d’affirmer que c’est certainement Isabelle qui a chauffé la bagnole cette nuit et qui est revenue ici pour y brûler des papiers compromettants… De là à conclure qu’elle a agi de la sorte parce qu’elle savait que Parieux était mort, parce qu’elle l’avait aidé à avaler son extrait de naissance, il n’y a qu’un pas…

— Ça fumait beaucoup ? dis-je.

— Beaucoup, affirme le terreux.

— Et… longtemps ?

— Très longtemps… Même que je m’ai dit qu’elle allait foutre le feu à la cheminée.

— Vous vous appelez ?

Là, il se liquéfie, le mec.

— J’ai rien fait de mal, proteste-t-il doucement.

— Au contraire, affirmé-je, vous avez agi en bon citoyen et je tiens à connaître votre nom afin de pouvoir signaler cela…

À regret, il dit :

— Blanchon…

Je lui tends la main. Il la fixe d’un œil prudent comme s’il craignait que j’y dissimule un serpent-minute. Enfin il laisse tomber sa dextre dans la mienne.

Lorsqu’il a franchi la grille, je reviens à la maison.

Je bigle le système de chauffage afin de voir comment la môme Isabelle a pu brûler ses fameux papelards.

La carrée est chauffée au chauffage central, mais il y a des cheminées dans les chambres. Je vais les examiner. Pas besoin de s’esquinter les châsses pour comprendre qu’elles n’ont pas fonctionné depuis des temps immémoriaux.

Reste donc la chaudière. Ça me paraît bien costaud pour détruire des papezingues.

Enfin…

Je descends à la cave. Au fur et à mesure que je m’enfonce dans le sous-sol, je suis serré à la gargane par une odeur lourde et écœurante.

La chaudière trône au milieu d’un petit local cimenté. Je remarque, de chaque côté de la porte, des traces graisseuses. On dirait qu’on a fait brûler du suif là-dedans… Du reste, l’odeur qui m’incommode est une odeur de graisse brûlée.

J’ouvre la porte du foyer. Un tas de cendres tièdes. Je les fouille avec un long tisonnier. Elles puent atrocement.

Alors, surmontant ma répulsion, je me saisis d’une raclette et je les fais tomber sur le sol. Au bout d’une minute je recule, je gagne le fond de la pièce, j’appuie une main contre le mur riche en salpêtre et je me mets à dégueuler comme un brave homme.

Enfin, je reviens aux cendres, j’étale mon mouchoir par terre et, saisissant le morceau de mâchoire qui m’a noué les tripes, je le dépose dans le carré d’étoffe.

Je roule le tout en boule, je l’enveloppe dans une page de journal.

Mon petit paquet sous le bras, je quitte cette charmante propriété.

Cette fois, on en a terminé avec les morts soi-disant naturelles !

Il est rare, en effet, qu’un homme — ou une femme — se suicide en s’installant dans le foyer d’une chaudière de chauffage central.

Auquel de mes cinq personnages appartient le bout de mâchoire que je véhicule dans ma fouille ?

Voyons : procédons par élimination : il n’est pas question de Balmin, lequel gît à la morgue, non plus que de Parieux que j’ai vu ce matin, non plus que du toubib auquel j’ai fait la conversation il y a quelques heures. Alors ? Jo ? Isabelle ?

Quelle affaire ! Tonnerre de Zeus ? Quelle affaire !

CHAPITRE XI Ne vous montez jamais « la tête »

Je n’ai toujours pas vu la douce Isabelle… J’ignore où elle se trouve et je vois le coup que je vais me tailler à Chicago sans avoir fait sa connaissance, si toutefois sa connaissance est à faire et si ça n’est pas un morceau d’elle que j’ai en poche.

Mon premier soin, en débarquant à Paname, c’est de me précipiter au 120 du boulevard de Courcelles, afin de voir Jo. Si Jo est visible, il y a de fortes chances pour que ma douce Isabelle ait passé l’armé à gauche.

La concierge pachyderme est devant sa loge, appuyée sur un balai qui ne lui a jamais servi que de support.

Elle me regarde entrer avec un air bovin qui m’attendrit.

— Alors, maman, je lui dis, on est d’attaque à ce que je vois.

— Humf ! fait-elle.

Traduisez ça comme vous voudrez.

— Jo est-il là-haut ?

— Oui…

J’ai un petit pincement au palpitant. Donc je ne connaîtrai jamais Isabelle.

— Dites-moi, je parie qu’il a découché, cette nuit, hein ?

La grosse vache secoue la calcombe.

— Pas vrai, fait-elle. Sort plus… C’est moi que j’luis fais ses c’mission…

— Vous êtes bien certaine qu’il n’est pas sorti dans la nuit ?

— Certaine… J’dors rien… P’r’sonne a ouvert la porte…

Je fais la grimace.

Voilà que je suis obligé d’agrandir le cercle de famille. Si Jo n’est pas sorti, qui a brûlé Isabelle ? Son vieux ?…

Faudra voir à vérifier l’emploi du temps du toubib.

— C’est bon, dis-je, je monte dire bonjour à cette nave…

— Hé ! éructe la pipelette.

Je me retourne.

— J’ai l’courrier…

— Ah ! oui, j’avais oublié…

Elle pénètre dans sa tanière et ressort avec une enveloppe jaune et une carte postale.

L’enveloppe jaune est celle des Postaux… Je l’ouvre. Elle contient le second talon d’un chèque de un million cent dix mille francs établi au nom du possesseur du compte, c’est-à-dire de Ludovic Balmin. Et une fiche jointe donne la nouvelle position du compte ; celle-ci est de cent vingt francs.

Voilà qui est étrange. Cela ressemble moins à une note payée qu’à un retrait total des espèces en compte… Jusqu’ici il était question d’un chèque d’une brique, et non d’un million cent dix !

La carte postale montre l’église de Goussenville. Au verso quelques lignes disent :

« Le temps me dure affreusement. Fais vite. Ton : Jo. »

Elle est postée du vendredi.

Donc, le vendredi, Jo était encore dans la propriété du doc…

La grosse pochetée a dû lire la cartouze, car elle ne sourcille pas.

— Jo était en voyage, la semaine passée ? je demande.

— Il est resté une quinzaine parti.

— Quand est-il rentré ?

— Sam’di a’pr’midi…

« Une fois Balmin mort », songé-je.

J’enfouis le courrier du défunt dans ma fouille et je m’engage dans l’escadrin.

Pourquoi ce « fais vite » ? Comme si le retour du gars était subordonné à une décision ou à un acte de Balmin ?…

La carte a été postée le vendredi. Logiquement elle devait parvenir à destination samedi matin, c’est-à-dire avant que Balmin ne retire tout son fric des Postaux… Seul un retard des PTT…

Me voici devant la lourde.

Coup de sonnette sur un petit air convenu.

Jo, la gosse d’amour, vient ouvrir, la croupe onduleuse. Elle s’est fardée, la chérie ! Elle n’a pas pu résister… Sa peau est fraîche… Elle porte son éternel pantalon violet, son foulard jaune…

— Oh ! bonjour, cher monsieur le commissaire. Quel bon vent ?

Je lui donne une petite tape sur la joue.

— Je passais, dis-je platement, alors je n’ai pu résister à venir vous voir, mon petit bonhomme.

— C’est gentil, entrez.

Je pénètre dans la strass.

Cette fois, je choisis la bergère du salon dont les pieds m’inspirent davantage confiance.

— Jo, attaqué-je, vous connaissez Isabelle Bougeon ?

Un battement de cils, un quart de poil d’hésitation.

— Bien sûr, répond-il avec vivacité, j’ai même passé quelques jours chez elle, récemment.

— À Goussenville ?

Il tique.

— Vous savez ?

— Tout savoir, n’est-ce pas là le devoir d’un flic ?

J’enchaîne :

— Comment se fait-il que vous soyez allé chez elle, c’est une amie ?

— C’est l’amie de Parieux… Ils venaient souvent nous voir… Dernièrement j’ai fait un peu de bronchite… Pour me remettre, je suis allé à la campagne…

— Ah ! voilà…

Je cherche mes cigarettes. Mes doigts tombent sur le paquet de turques.

J’en propose à la nave.

— Non, merci, dit-elle, je ne fume pas.

Sans insister, je remets le paquet en place et je pêche une sèche à moi, je l’allume au moyen du briquet plaqué or sans que le zig sursaute le moins du monde. Je pose le briquet bien en vue sur l’accoudoir de la bergère, Jo le contemple d’un œil distrait.

— Vous vous êtes bien amusé, là-bas ?

— Amusé ? Non… J’ai horreur de la campagne.

— La compagnie d’Isabelle vous suffisait ?

Il hausse les épaules.

— Qu’allez-vous imaginer, commissaire… Je suis sérieux, et puis les femmes, moi…

Je me marre.

— Évidemment…

Je me lève et j’arpente le salon, comptant machinalement les losanges du tapis persan.

— Dites-moi, Jo… Vous savez que Parieux est mort ?

Il se dresse, tout pâlot.

— Vous dites ?

— Que Parieux est mort… Il s’est asphyxié au gaz… Ou on l’a asphyxié, enfin le résultat est le même.

— Pas possible !

Il paraît aussi surpris que, ce matin, le docteur Bougeon.

— Mais si, hélas !.. C’est moi qui l’ai découvert en allant lui demander certaines explications.

— Mort ! répète Jo.

— Oui. Tu n’es pas sorti d’ici, cette nuit ?

— Moi ? Non, depuis mon retour de Goussenville, samedi, je n’ai pas mis le nez dehors.

— Malade ?

— Patraque… Maussade… La campagne m’a détraqué…

— Pauvre amour !

« Sais-tu où se trouve Isabelle ?

— Mais… Elle doit être chez Parieux, s’il est mort… À moins qu’elle ne sache rien… Il faudrait la prévenir, à Goussenville !

— Elle ne s’y trouve pas.

— Vous croyez ?

— J’en viens…

Il me regarde.

— Vous en venez ?

— Tout droit ! Ce qui est une façon de parler, car les virages sont nombreux.

— Elle est peut-être chez son père ?

— Non plus : ils sont brouillés.

— Oui, je sais… Mais je pensais que…

— Que Parieux étant canné, la réconciliation est possible ?

— Oui.

— Tu es au courant de cette histoire de chantage qui opposa Parieux à ton vieux, avant la guerre ?

— Vaguement…

— De quoi s’agissait-il ?

— Des bêtises, je crois…

— On ne condamne pas un homme à trois mois de prison pour des bêtises… À moins qu’elles ne soient sérieuses, ces bêtises, tu piges ?

— Balmin m’avait parlé de ça… C’est au sujet de ses mœurs… Parieux voulait qu’il lui cède un tableau de maître ou une pièce rare… Balmin ne voulait pas… L’autre l’a menacé de le discréditer auprès d’une riche cliente un peu cinglée ; une Américaine… Et il l’a fait… C’est l’Américaine qui a porté plainte… Bref, c’était très embrouillé et Balmin en a été le premier ennuyé… Ils se sont réconciliés peu après et c’est à partir de là qu’ils sont devenus amis…

Je ricane.

— Comment naissent les grandes amours, pour dire !

Un silence gênant s’établit entre nous.

— J’ai dans l’idée que nous avons des tas de trucs à nous dire, annoncé-je enfin. Un de ces quatre matins, je te convoquerai à la police…

Je me dirige vers la porte.

— Commissaire, dit l’autre de sa petite voix de femelle, vous oubliez votre briquet.

Je le regarde. Il paraît très sincère. Conclusion : le briquet n’est pas à lui. Ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’il ne fume pas.

J’empoche l’objet.

— À bientôt, Jo !

— À bientôt, monsieur le commissaire.

Je renchéris, histoire d’avoir le dernier mot :

— À très bientôt !

Après avoir quitté l’immeuble, je me dirige du côté des Ternes. J’entre dans un troquet, je commande un double Cinzano, plus deux jetons de téléphone. J’avale le glass et je cours introduire les jetons dans la fente de l’appareil à jactage.

J’appelle tout d’abord l’inspecteur Chardon.

— Salut, commissaire, me dit-il.

Pour une fois, il n’a pas la bouche pleine.

— Écoute, zigoto, lui dis-je, je t’annonce que ton affaire Balmin que tu crois si simple va rebondir comme une balle en caoutchouc mousse…

— Pas possible ?

— Si… C’est tout de même malheureux que je sois obligé de faire ton boulot… Faut vraiment que je n’aie rien de mieux à fiche…

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Commence par t’occuper de la petite frappe qui vivait avec le défunt. Fais-le surveiller… Pour le reste, attends de mes nouvelles…

— Bien, commissaire…

J’appelle ensuite mon légiste, le docteur André.

— San-Antonio ! annoncé-je.

— Ah ! bonjour, mon bon, vous avez une nouvelle théorie quant au décès de notre homme ?

— Non, mais j’ai un autre mort à vous soumettre…

— Non ?

— Enfin, un morceau de mort…

— Et vous l’avez trouvé où, celui-là ?

— Dans des cendres !

— Vous faites les poubelles, à ces heures ?

— Presque ; je peux vous rendre visite ?

— Je vous attends…

*

Je déplie ma feuille de journal sur le bureau du praticien.

— Voilà, dis-je, un morceau de mâchoire. Je voudrais savoir s’il s’agit d’une mâchoire d’homme ou bien d’une mâchoire de femme, c’est très important… Pouvez-vous me renseigner immédiatement ?

— Sans aucun doute…

Il saisit le fragment d’os auquel adhèrent encore deux dents.

— Vous avez une minute ? Le temps de passer dans mon laboratoire et je suis à vous…

— Mais faites donc, je vous en prie… Et pardonnez-moi de vous harceler de cette façon, mais je m’envole après-demain pour les États-Unis et je tiens à liquider cette enquête afin de partir l’âme en paix.

— Tout le mérite vous revient !

Il sort du bureau.

Je chope une revue, mais je ne peux la lire ; du reste, c’est une revue scientifique dans laquelle on n’appelle pas un chat un chat !

Je me fais l’effet d’être un « heureux père » attendant dans les couloirs de la clinique les résultats de l’accouchement.

Enfin, la porte s’ouvre.

Je bondis. Tout à mon personnage, je questionne d’une voix pleurarde :

— Alors, docteur, c’est un garçon ou une fille ?

Il sourit gentiment.

— Ni l’un ni l’autre, assure-t-il : c’est un mouton !

CHAPITRE XII Ne criez jamais en téléphonant !

Une nuit douce comme une cuisse de femme tombe sur Paris. Cette nuit sent le bourgeon, le mouillé, la femme.

Délaissant ma voiture, j’arpente les boulevards en marmonnant des phrases sans suite.

Cette fois, les potes, je suis sérieusement sonné.

Une tête de mouton !

Et pour moi, ce sera une tête de lard ; si vous le permettez !

Le toubib s’est excusé de ne m’avoir pas affranchi illico.

— Comme elle était noircie et à demi carbonisée, a-t-il dit, j’ai préféré l’examiner attentivement.

— Vous êtes bien certain, docteur, de ce que vous avancez ?

Il a eu un mouvement d’épaules.

— Parbleu ! Demandez à n’importe qui…

Et je m’en vais, ballotté par la foule, en répétant :

— Une tête de mouton… Une tête de mouton !

Décidément, je mets les pouces. Voilà que tout redevient naturel. Non, ça n’est pas un crime ! C’est un mouton ! Aucune loi n’interdit de tuer les moutons, à condition qu’ils vous appartiennent.

Mais tonnerre de Dieu ! pourquoi Isabelle est-elle allée en pleine nuit, à plus de cent bornes de Paris, pour brûler un mouton ?

Sont-ce des idées ! Elle est pinchecornée, cette poule, ou quoi ? Et puis, d’abord, je veux la voir ! La voir tout de suite ! Faut qu’on me la déniche. Qu’on me la déniche rapidos.

Je tube à nouveau à Chardon.

— Tu as installé une planque devant le 120 ?

— Oui, monsieur le commissaire. À ce propos, mon patron aimerait bien que vous lui téléphoniez ; il trouve que…

— Je sais : le boss à Chardon il trouve que je flouze dans la colle ! Il trouve que les hommes de son service n’ont pas d’ordres à recevoir d’un zig qui appartient à une toute autre branche de la police…

« Passe-le-moi !

Il est soulagé, Chardon.

— Voilà, monsieur le commissaire.

Une zone de silence et une voix rogue lâche un « allô » qui ressemble à un pet.

— C’est Muller ? je demande.

— Lui-même…

— Ici, San-Antonio…

— Très bien…

Cette pourriture ne l’ouvre pas. Il est vicieux, Muller, il a le beau rôle et il m’attend. Il jouit à l’avance des excuses que je vais lui présenter ; ça le fait goder, il devient humide.

Tout seul, dans ma petite cabine, je me monte le bourrichon.

À toute vapeur, je gonfle, je gonfle…

— Alors ? dit sèchement Muller.

C’en est trop. J’explose ! Je hurle, je trépigne. La bombe d’Hiroshima, le champignon atomique de Bikini, tout ça c’est de la vessie pétomane à côté de ma colère.

— Écoute, Muller, je dégoise, t’attends que je me transforme en paillasson, que je te sorte la romance des excuses parce que je me suis mêlé d’une chose qui ne me regardait pas, c’est bien ça, hein ? Eh ben ! non, petit gars, tu peux toujours t’abonner au Chasseur français pour te faire prendre patience ! Tes hommes sont des manches, des flics d’opérette, et toi, le seigneur, tu ressembles à ce qui se fait de mieux comme cornichon…

— Suffit ! crie-t-il.

— Non, ça suffit pas, hé ! tordu… Faut que je fasse mon petit Sherlock tout seulâbre, parce que tes boy-scouts classent les affaires qui viennent perturber leurs parties de belote. Râle pas ou on va s’expliquer chez le Vieux !

Là, il met un frein Westinghouse à ses protestations.

— Voyons, voyons, que se passe-t-il ?

— Il se passe que le mort que j’ai trouvé est claqué d’une façon louche ; que le gars qui l’accompagnait est claqué d’une façon plus louche encore ! Il se passe que la poule du deuxième est la fille du médecin du premier ; qu’elle est invisible et qu’elle va à minuit brûler des têtes de moutons dans la chaudière de sa campagne. Si tu trouves tout ça très bien, bravo !..

Il se ferait cueillir par Halimi en pleine bourre qu’il ne serait pas plus groggy.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que tu dis ? balbutie-t-il.

— La vérité, hé ! patate.

— Je n’y comprends rien…

— Et alors ? Tu ne t’occupes que de ce que tu comprends ?

— Mais…

— La ferme ! Je cause !

Il doit être mauvais, Muller. Un zig, si vous le connaissiez, qui ressemble à une lame de couteau, il est tranchant, froid et pâle comme une lame.

— Tout ce que je te demande de faire, dis-je, c’est de lancer tous tes pompiers à la recherche d’une certaine Isabelle Bougeon, fille du docteur Bougeon, place des Ternes… Et puis itou de faire surveiller étroitement un petit futé répondant au doux nom de Georges Denis, lequel créchait avec le vieux Balmin et lui faisait des fantaisies exotiques… Moi, je continue à m’occuper de ça jusqu’à demain soir… Demain, en fin d’après-midi, je te dirai où j’en suis et je te passerai mes billes, car le Vieux m’envoie au tapin de l’autre côté de la mare aux harengs, d’accord ?

Il grince : « D’accord. »

Et quand je vous dis qu’il le grince, il le grince. Parole ! on croirait une girouette un soir de grand vent.

J’ai dû pousser une vache beuglante, moi je vous le dis, car lorsque je quitte le bigophone, tous les clients me reluquent comme si j’étais le sultan du Maroc.

Pour me donner une contenance, je demande au barman de me remettre ça. Puis je palpe ma vague, à la recherche de la cigarette des familles qui calmera ma nervosité.

Il ne me reste que les sèches trouvées dans la turne de Goussenville. Comme je n’aime pas les cigarettes de gonzesse, je demande au garçon un paquet de Gauloises.

Il s’excuse : il ne lui en reste plus.

Je soupire et me décide à enflammer une turque.

Tout en tirant des goulées qui manquent de volupté, je gamberge un peu. Si je pense, c’est donc que je suis, comme dirait l’autre. Or, il se produit un phénomène peu ordinaire, ce qui constitue, je vous le fais remarquer, un pléonasme de la première catégorie, un phénomène ne pouvant être ordinaire.

Voilà que, soudain, bien que pensant, je n’ai plus l’impression d’être. Mon individu devient léger, aérien. Je me mets à flotter à dix centimètres du sol. Mes pensées s’illuminent, flamboient.

L’enquête à laquelle je me livre me semble n’être qu’une aimable plaisanterie sans importance dont les fils emmêlés se dénoueront d’eux-mêmes !

En même temps, un mal de cœur sournois me chatouille les entrailles.

Je m’accoude au zinc, tout cela avec des mouvements supra-terrestres.

J’entends des voix qui disent :

— Mais il se trouve mal.

Les voix s’irradient. Elles se muent en sonneries de cloches cristallines.

Et j’ai encore la force de faire de l’esprit.

Je songe : « Dans la vie, on est entouré de cloches… »

Je titube.

Je resonge : « Il t’arrive quelque chose. Il te faut un toubib… »

Un visage se penche au-dessus de moi ; des paluches m’agrippent, on m’étend sur du mou.

Et toujours, sans s’affoler, mon caberlot continue à me donner d’utiles conseils : « Tu vas crever si on ne fait rien… Un toubib… Le légiste ! »

Oui, la mort, quand le Bon Dieu est bien luné, ça doit être ça ; cette espèce de torpeur ouatée, ce grand flamboiement intérieur ; cette intense facilité ; ce total renoncement…

— Il parle ! fait une voix.

— Taisez-vous ! dit une autre, qu’est-ce qu’il dit ?…

Une troisième voix, pâle et molle, murmure :

— Docteur André, police…

Cette troisième voix, c’est la mienne. Mais je ne la reconnais que de justesse et il me semble n’avoir rien de commun avec elle. Du reste, je n’ai plus rien de commun avec personne, plus rien de commun avec l’existence.

— Il vient de dire : « Docteur André, police » !

— Ma foi, il n’y a qu’à prévenir Police-Secours. On leur répétera ses paroles.

— Vous ne croyez pas qu’il est saoul ?

— Non, il était très normal en entrant et ici il n’a presque rien bu.

C’est vrai, j’étais normal en entrant.

— C’est une attaque ?

— Sans doute…

Une attaque ! Une attaque de quoi ? C’est ça, une attaque ?

Toujours cette paix bienheureuse conjuguée à ce mal de cœur tenace.

Du temps s’écoule. Du temps creux, du temps sans importance. Je sombre… Je coule… Mais quel magnifique naufrage !

Je perds les pédales… Je…

Terminé !

*

Une musique, un ronron, du rose : la vie !

Je rouvre les châsses.

Je vois des uniformes de matuches dont les boutons brillent. Je regarde encore et je découvre une banquette ravagée. Je suis au car. Pas d’erreur sur ce point ! L’endroit sent le flic, la sueur, la poussière, le tabac.

J’essaie de me dresser sur mon séant. Des gars m’aident.

— Ça va mieux, monsieur le commissaire ? dit un sergent.

Je le regarde.

— Mieux ?

Tu parles, Charles ! Ça allait tellement bien que c’est maintenant que je me sens mal. Du sortilège, il ne subsiste que le mal de cœur, aggravé d’un mal de gadin carabiné.

Les bourdilles me considèrent d’un air tout chose. Pour eux, c’est bien simple, je me suis poivré la gueule. Un commissaire spécial, rond à tomber, ils n’ont pas voulu l’emmener à l’hosto, because le scandale. On a le sens de l’entraide chez les vaches à roulettes !

— Je vous ai reconnu, heureusement, reprend le sergent.

Son « heureusement » me prouve que je ne me gourre pas et qu’il croit fermement en ma biture.

— Merci, dis-je. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé.

Les mecs se regardent gravement. Ils ont suffisamment le sens de la hiérarchie pour ne pas me dire ce qu’ils pensent.

La porte s’ouvre, le docteur André entre dans le car.

Il s’approche rapidement de moi.

— Ah ! on vous a prévenu, je murmure.

Il m’examine.

— Vous êtes tout pâle, que vous est-il arrivé ?

— Il était dans un café, il a pris un malaise, explique le sergot sur un ton qui en dit long.

— C’est ça, approuvé-je, mais je n’étais pas blindé, doc… Si je vous le dis, vous pouvez me croire ; du reste, je venais de vous quitter, vous avez pu vous en rendre compte. Je suis entré dans un café, j’ai bu un Cinzano et j’ai téléphoné à un de mes collègues… En revenant de la cabine, j’ai allumé une cigarette et…

Je m’interromps.

— Bon Dieu ! toubib, regardez le paquet qui est dans ma poche… Ce sont des cigarettes que j’ai trouvées dans une maison peu catholique, des turques ! J’en ai grillé une parce qu’il ne m’en restait pas d’autres…

Le temps que je finisse ma phrase et il s’est emparé du paquet. Il sort une cigarette, il l’éventre, pose le tabac dans le creux de sa main gauche, le touille avec son index droit, le renifle.

— Pas étonnant, murmure-t-il.

Toute l’assistance est suspendue à ses lèvres.

— C’est de la marijuana, dit-il. Un stupéfiant d’origine mexicaine. La quantité est énorme, ces cigarettes sont des cigarettes de drogué qui en est aux fortes doses.

— Pas possible ?

— Si…

— Enfin, un vrai délit, dis-je. Ça, au moins, c’est du solide, pas du tout comme la tête de mouton… Que faut-il faire, doc ?

— Rien, dit-il. L’effet commence à se dissiper ; je vais vous faire une piqûre afin de calmer les spasmes nerveux que cette cigarette vous cause.

Il fait ce qu’il dit. Les bourdilles, satisfaits par cette explication, me restituent toute leur considération, agrémentée d’un brin d’admiration.

Cinq minutes plus tard, me revoilà sur mes flûtes, un peu flageolant, il est vrai.

— Maintenant, dit le docteur André, vous allez rentrer chez vous et vous coucher. Demain, il n’y paraîtra plus !

CHAPITRE XIII Ne laissez jamais les oiseaux en liberté

— Tu n’étais pas dans ton assiette, hier ! déclare Félicie au moment où je descends de ma chambre.

Je lui sors la seule explication qui puisse la satisfaire.

— J’étais un peu barbouillé, j’avais mangé dans un restaurant où la cuisine sentait l’huile.

— Ah ! triomphe-t-elle, je l’avais pensé…

Elle hoche la tête et murmure :

— Vois-tu, mon grand, je t’ai toujours dit qu’il valait mieux t’acheter une tranche de jambon dans une charcuterie et la manger sur un banc plutôt que d’aller dans des restaurants de second ordre : tu t’abîmes l’estomac !

— T’as raison, M’man…

Elle m’en sort long comme un discours de distribution de prix sur la nourriture d’aujourd’hui. Tous les fascicules de la revue Guérir à laquelle elle est abonnée lui remontent aux lèvres.

J’écoute le ronron de sa bonne voix. C’est une musique qui vaut pour moi toutes les symphonies. Vous allez dire que je fais du Jean Nohain, et pourtant c’est vrai. J’ai pas honte à le dire : j’adore ma vieille.

— Ton chef t’appelle au téléphone, dit Félicie, alors que je viens de m’introduire dans la gargane un toast large comme le rond-point des Champs-Élysées.

J’avale le blaud d’un coup sec et je trotte à l’appareil.

— Bonjour, boss.

— Alors, ça va mieux ?

Il sait tout, ce vieux renard. Vous pouvez pas aller pisser sans qu’il vous demande si vous avez des ennuis de prostate.

— Oui, fais-je.

— Et votre petite enquête privée ? demande-t-il.

— Je… Vous êtes au courant ?

— Vous pensez la conclure avant ce soir ?

— Je… Je ne sais pas, patron… Vous, vous ne voyez aucun inconvénient à ce que je m’occupe de ça ?…

— Aucun, à la condition toutefois que cela ne contrecarre pas nos projets.

À part ça, il n’est pas exclusif, le Vieux !

— Vous n’oubliez pas que vous partez demain ? Pour être précis, c’est cette nuit, à zéro heure trente.

— Bien, patron…

— Vous préparerez votre valise ?

— Oui, patron…

— Et vous passerez ici dans la journée pour y chercher vos papiers, vos devises et… vos instructions.

— Oui, patron…

— J’espère que vous serez en forme ?

— Je le suis, patron…

— Parfait, à tantôt.

Il raccroche sec.

— Rien de cassé ? questionne timidement Félicie.

— Non, rien… Écoute, M’man, tu sais que je pars cette nuit pour les États-Unis…

— Seigneur ! se lamente-t-elle. Il paraît que dans ce pays ils mangent comme des sauvages ! Fais attention, je suis certaine que tu n’as pas le foie solide.

Évoquant les bonbonnes de gnole que j’ai ingurgitées depuis que je suis au monde, je ne puis m’empêcher de sourire.

— Tu ne me crois pas ?

— Pas beaucoup, non, M’man.

— Tu as tort, je…

— Excuse-moi de t’interrompre, M’man, mais je suis pressé…

— Comme toujours, soupire-t-elle. Je ne te vois jamais… Tu viens, tu pars… Enfin, il est vrai que tu pourrais être marié, en ce cas je ne te verrais pratiquement plus.

— Chasse ton cafard, M’man ; lorsque je reviendrai de Chicago, je prendrai huit jours de campo et nous irons faire une virée en Bretagne, en amoureux, t’es d’accord ?

— Ne le suis-je pas toujours ?

Je l’embrasse.

— Bon, alors écoute, il se peut que je n’aie pas le temps de repasser ici avant mon départ. Prépare-moi ma valoche : chemises, etc. Mon costume bleu uni et mon autre en tweed, vu ? Si à onze plombes je ne suis pas là, appelle un taxi et amène-toi à la gare aérienne des Invalides avec la valise.

— Bon…

— Au revoir.

— Au revoir !

*

Pour la nième fois, je reprends les éléments de cette sombre histoire. Je bute toujours sur les mêmes mystères : pourquoi Parieux a-t-il écrit « Au secours » ? Pourquoi dans l’avant-dernière nuit quelqu’un est-il allé brûler un mouton dans la chaudière de Goussenville ?

Chose curieuse, ces deux points m’intriguent davantage que les deux morts. Les morts, ce sont les chiffres de l’opération, ces deux questions en sont les facteurs…

Il fait beau, je conduis doucement…

Qui fumait la marijuana ? Jo ou Isabelle ?

Isabelle ! Ce nom pour conte de fées commence à me briser les joyeuses. Je sens que si je ne lui mets pas la patte dessus avant de m’envoler, cette nuit, je ferai une crise d’urticaire avant de débarquer au pays du dollar.

Qui fumait la marijuana ? Jo ou Isabelle ?

Je chasse cette pensée, mais elle revient, obstinée. Hier, Jo a refusé la cigarette que je lui offrais… Avait-il remarqué le paquet ? Je parierais que non.

De même pour le briquet… Il ne lui appartient pas ! Étant donné qu’il admet fort bien avoir passé plusieurs jours chez Isabelle, il n’y avait aucune raison pour qu’il affecte de ne pas reconnaître le briquet…

Je stoppe devant le magasin toujours fermé de Balmin.

La première personne que je découvre, embusquée derrière un journal, c’est le gros Chardon, bouffant des cacahuètes…

Je sors le briquet de ma poche et je fous le feu à son journal ; il le lâche vivement et pousse un juron. Puis, voyant qu’il s’agit de moi, il me fait un sourire jaune. De toute évidence il me garde rancune pour la sortie que j’ai faite à Muller.

Autour de lui il y a un tapis de coques de cacahuètes…

— Tu les fais venir directement d’Afrique ? je demande, par bateaux, non ?

Il sourit…

— Que voulez-vous, j’aime ça…

— Rien à signaler ?

— Rien… L’oiseau est toujours au nid…

— Qui a fait le tapin cette nuit ?

— Burtin.

— Ça colle ! Burtin, c’est le superchampion de la planque. Il serait capable de suivre son ombre sans qu’elle s’en aperçoive !

Je m’engage dans l’immeuble.

Troisième étage ! Coup de sonnette ! Silence…

Il fait la grasse matinée, ce chérubin…

Nouveau coup de sonnette sur l’air convenu… Et nouveau silence côté appartement. Ailleurs la radio française sévit par la voix de M. Luis Mariano, premier chanteur de charme français à gauche en sortant !

Qu’est-ce qu’il lui arrive à Jo ? Il joue la Belle au bois dormant ? Ou bien se planque-t-il ? Ou bien est-il…

Tonnerre de Zeus !

Mon sésame… Je trifouille fiévreusement dans le trou de la serrure…

Pourvu qu’on ne me l’ait pas descendu, celui-là, encore ! Enfin je repousse la lourde…

Aucune odeur de gaz… L’appartement ne sent rien… Si, le vide ! Et vide il l’est autant qu’un article de tête du Figaro !

J’entre en coup de vent dans toutes les pièces. Personne ! Tout est en ordre…

Dans la chambre de Jo je découvre le pantalon violet et le foulard jaune… Allez savoir de quelle façon il s’est loqué !

Je fouille les tiroirs, non dans l’espoir d’y découvrir Jo, mais pour essayer de dégauchir un indice quelconque… Mes fesses ! Tout ce que je peux scrafer c’est un paquet de cigarettes turques vide, mais qui pue la marijuana… Donc c’était bien Jo qui s’expédiait au paradis !

C’est un faible indice… Un indice qui contribue à me faire perdre mon restant de latin.

Comme un fou je me lance dans l’escalier… Je débouche à zéro sur Chardon au moment où il va se coller dans la margoulette une poignée de cacahuètes. D’un geste violent j’envoie dinguer les cocons et je le cramponne par le colbak.

— Fumelard ! Incapable ! Extrait de cornichon !

— Qu’est-ce qui…

— L’oiseau s’est envolé, hé ! patate !

Il laisse tomber son journal…

— Mais monsieur le commissaire, je vous jure…

— Oh ! dis, passe la main avec les serments et les protestations, le mec a filé, il t’a passé sous le pif sans que tu le renifles… Peut-être même qu’il t’aura demandé du feu… Des flics à la noix comme toi on en trouve tout le long des trottoirs !

Ma rogne est telle que si je ne me retenais pas je lui défoncerais la devanture… Les passants se retournent…

Je suis à deux doigts de la crise d’apoplexie. Il ne me restait que deux personnages disponibles : Jo et le docteur Bougeon, et voilà que Jo les a mis…

C’est ma visite d’hier qui lui a collé les flubes. J’ai dû dire quelque chose qui lui a glissé les copeaux et il a préféré se faire la valoche… Probable que ce citoyen était loin d’avoir la conscience tranquille…

Mon petit lutin portatif me sermonne.

« Allons, San-Antonio, murmure-t-il au fond de mon esgourde, maîtrise-toi… Tu vas à droite et à gauche comme un jeune chien, un peu de retenue, que diantre ! »

Ma rogne tombe comme le lait qui bout.

— Fiche tout en branle ! ordonné-je, mais qu’on mette la main sur ce type, tu as compris ? Et ne me regarde pas comme ça !

— Bien, commissaire…

Il est de plus en plus pâle, Chardon… On a envie de le mornifler un brin pour lui donner des couleurs.

— Fais-moi plaisir, continuai-je, change de planque, qu’on surveille maintenant le docteur Bougeon, place des Ternes… Et cette fois si tu le laisses glisser, tu pourras te filer une bastos dans le bocal parce que tu ne mériteras plus d’exister…

— Bien, monsieur le commissaire.

Le voilà parti. Par acquit de conscience je vais demander à Fréhel si elle a vu sortir le mignon. Bien entendu elle n’a rien biglé…

— Et pourtant, dit-elle, j’ai l’œil…

Je me dis qu’elle l’a souvent au plafond : toutes les fois en tous cas qu’elle se met un goulot de bouteille sous le tarin !

*

La petite voix fluette du lutin la ramène.

— San-Antonio ?…

Je grommelle :

— Hmm ?

— Tu es un manche…

— Merci…

Ce lutin, s’il était pas barricadé dans mon subconscient, vous parlez d’une avoinée que j’y filerais !

— San-Antonio…

— Quoi encore ?

— Tu n’a pas plus de cervelle que l’idiot de ton village… Et j’insulte l’idiot de ton village !

— Vraiment ?

— San-Antonio ?…

— Oh ! ça suffit, oui ?

— Non, ça ne suffit pas… Tu conduis cette enquête comme le ferait un débutant : en dilettante, comme on dit dans le monde bien pourvu en vocabulaire. Tu cours de droite à gauche…

— On ne peut rien dire devant les enfants, fais-je, amer, en pensant que j’ai murmuré moi-même ces mots il y a un petit instant.

— Pourquoi ne prends-tu pas carrément l’un des nombreux fils qui se présentent et ne le remontes-tu pas posément ?…

— Parce que je n’ai pas le temps : on part demain, Toto… On se trisse chez les Ricains…

— Et alors ? C’est une raison pour cochonner le travail ?… Tu crois que ça t’avance de tourner en rond ?

— Non, ça ne m’avance pas…

— Ah ! voilà que tu deviens raisonnable. Un homme qui s’humilie devient toujours raisonnable… Toi, c’est l’orgueil qui te perdra…

— D’accord, ensuite ?

— Réfléchis, San-Antonio… Quelqu’un a brûlé une tête de mouton dans une chaudière, en pleine nuit… Ce quelqu’un a fait au total plus de deux cents kilomètres pour cela…

— Et puis ?

— Et puis ? Mais c’est tout, San-Antonio… Cet acte est-il raisonnable, oui, ou non ?

— Bien sûr que non…

— Alors…

— Alors quoi ?

— Si cet acte n’est pas raisonnable, c’est qu’il a été commis par un fou. Les faits qui précèdent te donnent-ils l’impression qu’ils sont animés par un fou ?

— Sûrement pas…

— Donc cet acte fou ne l’est qu’apparemment, il cache un motif secret, un motif puissant…

Le petit lutin la boucle… Mois je suis toujours planté sur le trottoir. Un soleil pour noces et banquets ruisselle sur les bourgeons du parc Monceau.

Et comme cela se produit d’ordinaire, la bonne vieille vérité m’apparaît… Du moins un morceau de vérité… Je comprends pourquoi le quelqu’un mystérieux est allé brûler ce mouton…

Je reviens chez la concierge. J’ai l’air de l’écœurer. M’est avis que je vais lui servir de prétexte et qu’elle va boire pour m’oublier…

— Vous avez le téléphone ?

— Comme une reine, déclare-t-elle.

Je fais un effort d’imagination pour me représenter Marie-Antoinette en train de téléphoner. Cet anachronisme ne me fait même pas rigoler…

— Vous permettez ?

— Allez-y, c’est quarante balles !

Je lance un jeton sur sa table. Et je compose le numéro du docteur André.

Il décroche lui-même…

— C’est encore moi, lui dis-je…

— Salut, commissaire, comment allez-vous ?

— Très bien. La marijuana me tente !

Il rit…

— Écoutez, doc, je m’excuse d’être toujours pendu après vous, mais depuis quarante-huit heures je ne suis pas dans mon état normal. J’ai mis le nez dans une affaire qui ne me paraît pas catholique et l’imminence de mon départ pour les États-Unis me rend nerveux…

Il me laisse parler, sachant bien que je vais lui demander quelque chose…

— Docteur, ne riez pas, c’est à cause de cette tête de mouton… Je n’arrive pas à croire que quelqu’un ait fait des kilomètres en pleine nuit pour aller la brûler…

— Cela me paraît pour le moins bizarre à moi aussi, convient-il.

Je me réjouis en pensant qu’il est accroché. C’est très bon pour la réalisation de mon projet.

— Voilà l’idée qui m’est venue… Supposez que ce quelqu’un ait brûlé un cadavre dans la chaudière… Ou plutôt qu’il ait un cadavre humain à y brûler… Il se dit que cela va faire beaucoup de fumée, que cela va sentir mauvais, que cela va laisser des traces suspectes…

— Oui ?…

— Ce quelqu’un est malin. Il se munit d’un cadavre de mouton…

— Alors ?…

— Alors il allume une grosse chaudière de chauffage central… Il la pousse à fond et il brûle son cadavre humain… Il veille à ce que cette combustion soit parfaite, totale… Puis, lorsqu’il a fini cette sale besogne, lorsqu’il a bien vérifié les cendres, qu’il les a bien pilées, il brûle le cadavre du mouton sans y apporter autant de conscience, si j’ose employer un tel mot… Ce second corps brûlé n’est là qu’en trompe-l’œil… Si la police par hasard a vent de quelque chose, si elle s’inquiète de cette séance de « colombarium » à domicile, elle fera des prélèvements… Et que trouvera-t-on dans la chaudière ? Des vestiges de mouton… Et il y a quatre-vingt-dix chances sur cent pour que la police n’insiste pas… Brûler un mouton n’est pas un délit.

— Votre raisonnement se tient debout, admet-il…

— Je suis bien aise de vous l’entendre dire…

— Et vous voudriez que j’aille farfouiller dans les cendres de la chaudière avec vous ?

— Vous êtes suprêmement intelligent, docteur…

— Et comme ça urge, à cause de ce fameux départ imminent, vous aimeriez que nous y allions tout de suite ?

— Je passe vous prendre immédiatement, doc… Et si jamais je deviens ministre de l’Intérieur un jour, je vous ferai voter une médaille qui vous descendra jusqu’aux genoux !

CHAPITRE XIV Ne remuez jamais que la cendre de vos souvenirs

Il est charmant, André. Il connaît un tas de choses et il vous en fait profiter. Le voyage jusqu’à Goussenville est un enchantement pour mes oreilles. Nous ne parlons pas de « l’affaire », mais d’un tas de trucs plus ou moins quelconques.

Comme je prends les virages à quatre-vingts il me dit :

— San-Antonio, pensez un peu à votre passager lorsque vous conduisez et dites-vous bien que la vitesse ne grise que celui qui la crée…

Et comme dans une ligne droite je franchis le cent vingt :

— Vous savez qu’à partir de cent à l’heure on parcourt vingt-huit mètres à la seconde ? Or il vous faut au moins vingt secondes pour vous arrêter… Supposez qu’un obstacle imprévisible se dresse à quelques mètres de vous ?

Je blague.

— Ah ! ça va, toubib ! Vous allez me dégoûter à tout jamais de la voiture si vous continuez !

— Je ne cherche pas à vous dégoûter de la voiture, assure-t-il, mais de la vitesse. Notre vie est tellement fragile que je trouve superflu d’augmenter les risques, vous comprenez ?

— Je comprends, doc…

— Surtout, fait-il, ne croyez pas que j’aie peur, car moi j’ai une Salmson avec laquelle je grimpe jusqu’à cent quarante au compteur !

Là-dessus nous éclatons de rire.

Je mets une heure et quelques broquilles pour faire le voyage. Lorsque nous stoppons devant la propriété il y a dans tout le patelin de réconfortantes odeurs d’omelettes qui me font songer que midi est une belle heure… Mais il n’est pas question de becqueter, loin de là !

Cette serrure m’est déjà familière et je l’ouvre aussi aisément que si j’en possédais la clé véritable…

Rien n’a bougé depuis ma visite d’hier. J’entraîne le docteur André à la cave jusque devant la chaudière.

— Trouvez-moi un drap de lit, dit-il… Nous y récupérerons les cendres, et nous irons les examiner à la lumière, ici l’éclairage est nettement insuffisant.

Je cours chercher ce qu’il me demande… Nous raclons soigneusement le foyer de la chaudière, son cendrier et nous récoltons un gentil tas de cendres que nous coltinons jusque sur la table de la cuisine. J’ouvre tout grands les volets de celle-ci et nous obtenons une sorte de laboratoire de fortune fort estimable…

André ouvre une trousse dont il s’est muni. Il enfile des gants de caoutchouc, prend une boîte de fer plate, une pince, une loupe et se met à examiner les résidus récupérés dans la chaudière.

Il procède lentement. Parfois il s’arrête devant des scories carbonisées et les étudie comme un agent secret étudie la carte du bled où on va le parachuter. Il murmure :

— Coke…

Tout à mon idée de cadavres brûlés je demande :

— Comment, coq ?

— Charbon…

— Ah…

Il extirpe un minuscule morceau de quelque chose pas plus gros que le remontoir d’une montre.

— Tiens, dit-il… Voilà une esquille d’os…

Il se penche, loupe en main, saisit un petit appareil qui ressemble à un pied à coulisse. Il prend des mesures bizarres… Il hoche la tête…

Moi, impuissant comme un chat taillé qui assiste à une partouse, je ne peux que scruter son visage dans l’espoir d’y lire du nouveau…

— Mouton, murmure-t-il enfin…

Il continue à fouiller la poudre grise, grumeleuse… Il fait d’autres trouvailles… Et soudain il pousse un petit sifflement qui me fait sursauter…

— Regardez ça ! ordonne-t-il…

Je lui prends sa louche des mains et je scrute désespérément ce qu’il me tend, une espèce d’éclaboussure jaune pâle…

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Du mouton ou de l’homme ?

Décidément il a le don de m’ahurir.

— Ni l’un ni l’autre, dit-il, c’est de l’or…

— De l’or ?

— Oui, une dent !

— Vous êtes certain ?

— C’est même une molaire… L’or a fondu mais l’empreinte générale subsiste, regardez de très près.

— Maintenant que vous me le dites, je vois…

Il continue toujours son examen.

— Oh ! Oh !

— Quoi encore, toubib ?

— Voici une autre dent, une dent qui n’a jamais appartenu à un mouton…

— Donc j’avais raison ?

— Il me semble !

J’exulte… Vraiment je me sens le gros triomphateur… Ainsi mes cellules grises ne sont pas atrophiées…

— On pourrait emporter le contenu du drap à Paris pour un examen plus approfondi, vous ne croyez pas, docteur ?

— Bien sûr, attendez…

Il a pêché un autre petit morceau d’os…

— Ce doit être un fragment humain, annonce-t-il…

Il n’a pas achevé sa phrase que nous nous retournons… Nous nous retournons car la porte de la cuisine vient de s’ouvrir… Et un chien pénètre en grondant dans la pièce…

— Tiens, fait le médecin légiste, d’où sort-il, celui-là ?

Je bigle le cador.

C’est un superbe boxer que je crois reconnaître. Du reste lui aussi m’a reconnu car il me regarde avec un air incertain…

— Il a reniflé le cadavre, dit paisiblement le médecin…

— Le cadavre… ou le flic ! je lui réponds.

CHAPITRE XV Ne parlez jamais la bouche pleine

Je m’apprête à aller jeter un coup d’œil dehors lorsque la porte s’ouvre en plein et le docteur Bougeon paraît.

Il est plus pâle que jamais. Cette fois il ne porte plus sa vieille veste d’intérieur, mais un pardessus de demi-saison couleur de murailles…

Il a le regard fiévreux et il est tremblant. Je vois frémir ses joues comme les flancs d’un animal effrayé.

— Ah ! fait-il simplement, en nous regardant…

Ses yeux brillants se posent alternativement sur André, sur moi, sur le tas de cendres…

— Ah ! redit-il…

Je ne peux définir s’il est consterné ou soulagé de me trouver là… Il esquisse un léger mouvement de recul et s’immobilise.

— Que… que faites-vous ici ? demande-t-il.

— Nous sommes à la pêche, docteur…

— Qui est-ce ? me demande André à voix basse.

— Un confrère à vous, fais-je, et le propriétaire de la maison…

Revenant à Bougeon, je poursuis :

— Nous pêchons le cadavre. C’est un sport d’un genre assez particulier… Au fait, vous pourriez nous aider… Un toubib de plus ne serait pas de trop car la besogne est rebutante et moi je ne peux pas être d’un grand secours au docteur André ici présent… La règle du jeu ? Elle est simple… Vous prenez une poignée de cette cendre prélevée dans votre chaudière de chauffage central et vous essayez de délimiter ce qui appartint à un homme et à un mouton… On met l’homme à droite, le mouton à gauche et le charbon au milieu… Absolument étourdissant !

J’ai bien envie de faire breveter le truc, il y a de l’argent à gagner… De quoi tuer le jeu de Monopoly !

Il est toujours aussi neutre, aussi sombre, aussi défait…

— Eh bien ! alors, dites-nous quelque chose ! fais-je…

Et comme il se tait :

— Je m’excuse d’avoir pénétré chez vous d’une façon un peu… cavalière… Dans la police, vous savez, on ne s’occupe pas toujours de la loi… Nous l’appliquons surtout aux autres…

Mais j’ai beau me faire mousser le pied de veau il reste muet comme une carpe…

— Oh ! à propos… Avez-vous une idée de l’identité de la personne qui a été brûlée dans cette chaudière ?

Alors il murmure d’une voix blanche :

— C’est ma fille…

Puis il ressort sa main droite de la poche du pardessus, je vois illico qu’elle tient un revolver. Le temps de compter jusqu’à deux et j’ai déjà cramponné le mien.

— Pas de coup fourré ! lui dis-je… Jetez ce revolver, docteur ou il vous arrivera un malheur. Je tire vite et juste… Il y a dans la chambre de ma brave mère une médaille d’or qui l’atteste !

Mais j’ai tort de m’inquiéter, Bougeon ne songe pas du tout à nous menacer… Lentement, lentement, il lève son arme… Il la dirige vers sa tempe…

Je pige tout, je me précipite en hurlant :

— Faites pas le zouave !

Mais la détonation éclate avant que j’aie pu intervenir. Alors je m’arrête et je regarde… Le médecin a un grand trou rouge dans la tempe. On ne voit plus ses yeux révulsés… Le sang pisse à travers l’âcre fumée… Il titube puis ses jambes fléchissent et il s’écroule sur le carrelage de la cuisine exactement comme si on lui avait lâché une rafale dans les pattes.

Le boxer me bouscule et bondit sur le cadavre agité de spasmes. Le chien, en gémissant, se met à lécher le sang coulant de l’affreuse blessure.

Je me tourne vers André. Il n’a pas bougé de son siège, tient sa loupe de la main droite et s’en tapote le bout du nez…

— Il a une façon de souhaiter la bienvenue à ses visiteurs, fais-je…

Mais le calembour sonne creux comme l’estomac d’un fakir ou le crâne de Martine Carol.

Je me penche sur Bougeon.

— Il est mort, hein ? dis-je à haute voix.

André vient me rejoindre.

— Oui, dit-il…

Alors je me fous en rogne pour la dix-millième fois.

— Le salaud ! hurlai-je, sans le moindre respect pour le mort. Il aurait pu parler un peu avant de s’envoyer dehors ! Venir se faire péter le but devant les flics c’est de la provocation, ça ! J’aurais des actions chez saint Pierre, je lui en ferais choper pour cent mille ans de purgatoire de plus !

— Pourquoi diantre a-t-il agi ainsi ? demande André.

— Ah ! si je pouvais le savoir… Je suppose qu’il a été commotionné en nous trouvant chez lui… Il devait en avoir sur la patate et il a compris que tout était foutu…

— Il y a aussi une chose, murmure le légiste.

— Et laquelle ?

— Je regardais cet homme… Il était drogué jusqu’au trognon… Vous n’avez pas remarqué ses pupilles dilatées, son air hagard, son teint blême ?

— Si, mais…

— Cet individu était en état second… À cheval entre son rêve et la réalité… Il s’est suicidé presque accidentellement, comme tombe un somnambule brutalement réveillé.

— Marijuana ?

— Peut-être ! je saurai ça plus tard…

— Doc, fais-je soudain, l’heure tourne, nous préviendrons la gendarmerie au passage, mais je dois partir car mon patron m’attend à l’Usine.

— J’espère qu’il attendra une demi-heure de plus et que nous aurons le temps de nous envoyer un steak pommes frites en cours de route ?

— Eh bien ! on peut dire que la vue des cadavres ne vous coupe pas l’appétit ! fais-je…

— Il n’y a que ma mort à moi qui puisse me le couper, assure André.

*

J’admire la façon artistique dont André pèle sa poire en utilisant, pour ce faire, sa fourchette et son couteau.

Nous avons briffé sans piper mot… Maintenant, j’éprouve la tiédeur des digestions confortables…

— Et de quatre ! dis-je.

J’ai parlé pour moi. Mais mon compagnon me regarde avec curiosité.

— Vous dites, cher ami ?

J’atterris.

— Je disais « Et de quatre » en pensant au docteur Bougeon. Voyez-vous, doc, j’ai un beau matin, tout à fait par hasard, mis le nez dans un drame à cinq personnages… Et sur ces cinq personnages quatre sont morts… Il y a d’abord eu Balmin, l’antiquaire ; puis Parieux, son collègue et ami ; ensuite la fille de Bougeon — de son propre aveu — et enfin Bougeon soi-même… Il ne me reste plus à me mettre sous la patte qu’un petit pédé… Et encore il est en fuite…

Je résume posément tous les faits, dans leur ordre chronologique.

— Balmin est mort avec la participation de Parieux… La voiture truquée de celui-ci en est la preuve par neuf…

— En effet.

— Et malgré tout, Parieux avait peur… De toutes les questions que j’ai à me poser, celle qui m’occupe le plus l’esprit c’est celle concernant le fameux « Au secours »… Pourquoi avait-il peur tout en étant au moins complice du meurtre bizarre de son collègue ?

— Il avait raison d’avoir peur puisqu’il est mort le lendemain, remarque André.

— Je me suis dit cela… L’histoire du lait… Étrange, hein ! Parieux ne pouvait se coucher sans avoir garé sa voiture, sa réputation d’homme soigneux nous le prouverait… Or, il n’a pas été drogué… On ne l’a pas attaché, il était très calme… Calme comme un véritable dormeur…

— San-Antonio, déclare André, avec toutes ces histoires, j’ai oublié de vous signaler une constatation que j’ai faite après l’autopsie… J’aurais dû m’en apercevoir plus tôt, mais vous étiez tellement pressé et je cherchais des traces de narcotiques !

Je frémis comme un vibrator.

— Dites vite, si vous ne voulez pas me voir claquer de curiosité !

— Peu de temps avant sa mort, Parieux avait fait l’amour…

Je regarde André pour voir s’il ne se fiche pas de ma tirelire.

Mais non, il est sérieux comme un conclave.

— Bon, fais-je, ceci confirme tout simplement que sa maîtresse était bien chez lui peu de temps avant sa mort… Et alors ?

— Et alors, si vous permettez, mon bon, j’ai ma petite théorie sur la façon non pas dont il est mort, mais dont il a pu mourir…

— Je vous écoute ardemment, doc…

— Vous faites l’amour quelquefois, San-Antonio ?

— Mettons très souvent et n’en parlons plus…

— Bon… Quel est votre comportement immédiatement après ?

Je me fends la gueule.

— Quelle curieuse question… Après ! Mais après, doc, je rentre chez moi, comme tous les Français !

— Ne plaisantez pas… Vous flemmardez un peu au lit, histoire de récupérer, non ?

— Oui…

— Vous rêvassez, non ?

— Oui…

— Vous ressentez la tristesse animale dont parle la fameuse citation latine ? Non ?

— Oui…

— Tous les hommes sont ainsi…

— Ah oui ?…

— Ben voyons… Donc, il n’y avait aucune raison pour que Parieux diffère…

— Aucune…

— Disons que Parieux a fait l’amour, puis qu’il s’est reposé, flottant dans ce vague masculin… Sa compagne se lève, elle met la radio en sourdine, puis passe dans la cuisine ou elle ouvre tous les robinets du gaz…

La radio empêche Parieux d’entendre le petit sifflement du gaz…

— Et la fille, pendant ce temps ?

— La fille ? Elle fait du bruit dans la cuisine, dans le cabinet de toilette… Elle se manifeste de manière à créer une ambiance quotidienne, une atmosphère normale…

Parieux ne sent pas le gaz… Il est un peu assommé par l’amour…

J’opine du bonnet (et non pas de cheval, comme ne manquerait pas de dire Breffort).

— Très ingénieuse, votre théorie, doc… chapeau… Mais, dites voir un peu… Et la fille ? Elle n’est pas incommodée ?

— Non, fait André, elle ne l’est pas si elle s’est munie d’un masque à gaz… Des masques à gaz on en trouve partout… Les greniers en sont pleins… Elle attend… Puis, lorsque Parieux a sombré dans l’inconscience, elle fait bouillir un demi-litre de lait…

Je ricane…

— Elle allume une allumette dans cette pièce pleine de gaz ? Jolie explosion…

Ça me fait plaisir de le prendre en défaut.

— C’est vrai, reconnaît-il… Alors elle a fait bouillir le lait avant d’ouvrir tous les robinets… Elle a attendu qu’il se déverse sur la cuisinière… Puis elle a éteint la flamme… Ensuite elle a fait ce que je vous ai dit précédemment… Avant de partir elle a fermé les autres robinets, ne laissant ouvert que celui sur lequel se trouvait la casserole de lait…

Je sens qu’il a raison, André… À mesure qu’il jacte ça fait le cinéma en relief dans mon crâne.

— Bravo, m’écrié-je, vous êtes le nouveau Sherlock…

Il a une petite moue amusée…

— Rien ne prouve que j’aie raison, c’est une hypothèse et je suis particulièrement bien placé pour savoir que rien n’est plus fragile !

— Tout de même les choses ont dû se passer comme ça…

Je poursuis :

— Bon. Et après ? Pendant que vous y êtes, docteur, dites-moi la suite, c’est passionnant…

— Après ? fait-il…

— Oui, la fille est revenue ici, à Goussenville… Dans la nuit, seulement elle n’était pas seule… Quelqu’un l’accompagnait. Ce doit être Jo…

— Mais vous venez de me dire que Jo n’est pas sorti de l’immeuble ?

— Probable qu’il a un système particulier puisqu’il a réussi à foutre le camp !

— Évidemment… Alors il serait venu ici avec la fille, l’aurait tuée, brûlée ?…

— Ça vous choque ?

— Oui, à cause du mouton. Le mouton, c’est une très belle idée. Mais c’est une idée qui implique la préméditation, vous ne pensez pas ?

— Fatalement…

— Quand on est un brave petit citadin, on ne se procure pas un mouton comme on se procure une cravate… Si Jo nourrissait de telles pensées, il a dû agir avant, de façon à avoir l’animal sous la main…

— Bien sûr…

— Sous quel prétexte alors aurait-il amené la fille ici, en pleine nuit ? Je sais, ils étaient complices, mais ceci n’explique pas le voyage.

— Peut-être avait-il quelque chose à cacher ?

— Ou bien un rendez-vous ?

— Ou bien un rendez-vous, oui…

— Avec le docteur, par exemple ?

— Pourquoi pas ?

— D’autant que pour faire entrer un corps dans une chaudière il faut préalablement le découper. Qui donc mieux qu’un boucher ou un médecin accomplirait mieux cette répugnante besogne ?

— Voulez-vous dire que Bougeon aurait aidé à l’assassinat de sa fille ?

— On a vu des choses plus extraordinaires…

— Il l’aurait découpée ?

— Enfin, comment savait-il que c’étaient ses cendres que vous tripatouilliez ?

André réfléchit un long moment :

— Et tout cela dans quel but, commissaire ? Avez-vous mis en pratique le vieil adage : « Cherchez à qui le crime profite ? ». À qui pouvaient profiter ces crimes successifs ?

— Au docteur ?

— En ce cas, comment ? Qu’il tue Parieux, ça se comprend puisque, paraît-il, il le haïssait… Mais pourquoi Balmin… Balmin avec l’assistance de Parieux ? Pourquoi sa fille ?

— Oh ! marre ! je ronchonne. Ma chaudière à moi va exploser si je continue à tourniquer là-dessus comme un corbeau autour d’une charogne.

— Vous étudierez cela à votre retour des États-Unis, à moins que vos collègues ne parviennent à mettre la main sur le petit pédéraste et que ce dernier n’avoue…

Nous nous levons de table… L’aubergiste se casse en deux et nous escorte jusqu’à la porte.

— Au plaisir, messieurs, nous dit-il…

Au plaisir ?

Comme je m’apprête à prendre place dans la voiture, une voix crie :

— Commissaire ! Commissaire !

Je regarde et je vois radiner un taxi parisien, un vieux G7. Le corps engagé à l’intérieur, il y a Chardon… Un Chardon gesticulant, excité, semant des cacahuètes et des postillons.

Le taxi stoppe.

— Vous êtes ici ? fait le gros flic. Je suis sur les traces du docteur. À peine avais-je commencé ma faction devant son domicile qu’il est sorti. Il est grimpé dans sa voiture et il est parti. Il n’y avait pas de taxi en vue… Je suis alors monté chez lui. Une femme de ménage m’a dit qu’il était parti comme un fou en lui disant qu’il allait dans sa propriété de Goussenville… Moi j’ai réquisitionné un taxi, mais ces tacots vont tellement doucement…

— Eh bien ! ne te fatigue pas, fais-je… J’ai vu le toubib, il est mort. Il s’est tiré une balle dans le crâne… Fais le nécessaire… Que personne n’entre dans la maison… Surtout pas les gendarmes…

— Tué ! balbutie Chardon.

— Oui, lui dis-je en débrayant, tu vois : encore une mort naturelle !

CHAPITRE XVI Ne perdez jamais une occasion de descendre à la cave

Il est un peu plus de quatre heures (seize heures pour mes lecteurs chefs de gare) lorsque je quitte la strass du patron. J’avoue que je suis un peu sonné par la mission qu’il vient de me confier… J’ai déjà exécuté bien des boulots, mais des comme ça jamais. Enfin, il faut un début à tout… Je vous parlerai de ça plus tard !

Enfin, ma devise est « Vivons l’instant »… Lorsque je serai dans l’avion, cette nuit, je commencerai à penser à ça…

Je remise mon passeport, mes dollars et mon mot de recommandation dans une fouille, puis je redémarre sur le sentier de la guerre…

Il me reste quelques heures devant moi avant le décollage et l’expérience me prouve que quelques heures bien employées valent largement une existence inutile.

Je prends le vent, incertain, puis j’opte pour la rue Chaptal… C’est décidément la rue des Macchabées, avec ce voisinage du Grand Guignol où, chaque soir, le sang coule à flot !

Je commence par rendre une petite visite à la voisine de feu Parieux, la vieille fille.

Elle mijote dans une odeur de cacao et de vieux calendrier.

Elle pousse un petit cri de souris épouvantée en me voyant.

— Ouuuu, glapit-elle, le policier…

— Eh bien ! Eh bien ! dis-je en entrant, ne croirait-on pas que vous avez peur de la police, chère mademoiselle…

— Je n’ai pas peur de la police, mais des hommes, minaude cette vieille tordue desséchée…

Je la regarde éloquemment…

Pour s’en prendre à sa vertu, faudrait se munir d’un pic pneumatique, moi je vous le dis !

— Allons, allons, chère demoiselle, les hommes ne sont pas tous des butors. Il existe aussi des gentlemen…

Et je complète :

— Rarement dans la police, nous sommes d’accord, on peut même dire que je suis l’oiseau rare de la maison poulaga.

Aussitôt je reviens à… mon mouton !

— Dites voir, le soir où ce pauvre M. Parieux a cassé sa pipe…

— Un peu de décence, coupe-t-elle.

— Pardon, le soir où il a clamsé, la radio marchait-elle, chez lui ?

— Oui… Il écoutait l’émission des avant-premières… C’était le dimanche soir, hein ?

— En effet… Et, lorsque la… compagne de Parieux est partie, la radio s’est-elle tue ?

— Oui… Un peu avant…

Tiens, tiens, le docteur André aurait-il mis dans la cible ? Isabelle a éteint la radio avant de sortir… Parieux dormait… pour toujours !

Je regarde la vieille fille. Ses yeux en fente de tirelire ne me quittent pas.

— Quel dommage que vous ne vous soyez pas mariée, fais-je…

— Pourquoi ? se rebiffe-t-elle.

— Parce que je suis certain que vous auriez fait le bonheur d’un homme.

Elle a une nuance de regret dans la voix…

— C’est la destinée, dit-elle.

— Eh oui… Mais vous devez vous trouver bien seule ?

— J’ai mes habitudes…

— Sûrement… Enfin… Vous regardez le mouvement de la rue, je parie que vous restez longtemps à la fenêtre…

— Il n’y a pas beaucoup de mouvement dans cette rue…

— C’est vrai…

— Dites, le soir, lorsque la jeune fille est partie, vous vous êtes mise à la fenêtre, non ?

— Je ne me souviens pas…

Elle me bourre le crâne, cette savate éculée !

— Mais si, assuré-je, le cafetier d’en face m’a dit que vous étiez à votre croisée et que vous avez sorti la petite de l’immeuble…

Là j’y vais dans les contrecarres, mais elle mord à plein dentier dans la pâte.

— De quoi se mêle-t-il, ce gros plein de soupe ! s’indigne-t-elle. On n’a plus le droit de se mettre à sa fenêtre, maintenant ?

— Là n’est pas la question, mademoiselle… heu… Chose… Vous avez parfaitement le droit de vivre à votre fenêtre à la condition que ça ne soit pas à poil…

— Quelle horreur ! bave-t-elle.

Son râtelier lui sort du tiroir… Elle l’aspire avec un gros bruit de succion.

— La fille est-elle montée dans l’automobile de Parieux ?

— Oui, dit-elle.

— Elle était seule ?

— Oui… Mais elle n’est pas sortie tout de suite de l’immeuble.

— Comment cela ?

— Je l’ai entendue fermer la porte et descendre l’escalier, mais elle a mis longtemps avant de déboucher dans la rue… Au moins cinq minutes de plus qu’il n’en faut pour descendre les étages… C’est vrai qu’elle était chargée, mais tout de même…

— Elle était chargée ?

— Oui, elle portait un sac sur son épaule…

— Un sac ? Quel genre de sac ?

— Un sac de chanvre, comme un sac à pommes de terre…

— Il était plein ?

— Oui, mais il avait une forme bizarre… J’ai pensé qu’elle emmenait un vieil objet, peut-être des chandeliers…

— Pourquoi des chandeliers ?

— Comme ça…

— Les idées ne vous viennent jamais « comme ça », mademoiselle… heu… Machin… Si vous avez pensé à des chandeliers, c’est que quelques chose dans la forme du sac vous y a fait songer…

— C’est vrai, reconnaît-elle… Le sac faisait des pointes…

— Bon, des pointes… comme une danseuse…

— Comment pouvez-vous trouver le temps de faire de l’esprit ? interroge cette pisse-vinaigre…

— Un homme d’esprit a toujours le temps d’en faire, dis-je doctement.

Elle hausse imperceptiblement les épaules.

Je me palpe le cervelet, puis je décide qu’il n’y a rien de plus à lui arracher.

— Au plaisir, mademoiselle… heu… Truc…

Elle me fait un signe de tête et me raccompagne à la porte.

Je ne vais pas dans l’appartement du défunt. Rapidos, je dévale les escadrins…

Le pipelet est icigo. Il passe de l’encaustique sur la boule de cuivre terminant l’escalier.

— C’est re-moi, fais-je en guise d’entrée en matière.

— Oh ! bonjour, m’sieur l’inspecteur…

— Mettons commissaire et que tout soit dit !

Il me décoche une courbette lourde de considération voilée.

— Dites voir, tous les locataires de cet immeuble ont bien la jouissance d’une cave ?

— Bien sûr…

— Quel est le numéro de celle de Parieux ?

— Le 8.

— Ça va, merci… C’est par là, n’est-ce pas ? ajouté-je en désignant une porte basse au fond de l’escalier.

— Oui… Vous voulez la clé ?

— Non, j’ai tout ce qu’il me faut…

— Je vais au moins vous donner la lumière du sous-sol…

— Excellente idée !

En dix enjambées je me trouve devant la porte de cave numéro 8. L’ouvrir est pour sésame un jeu d’enfant… Il me suffit presque de le montrer à la serrure pour que celle-ci s’actionne illico…

— C’est beau, la nature… me mets-je à chantonner…

Car une bouffée âcre me fouette le tarin lorsque j’ouvre la lourde… Cela pue affreusement…

Je donne la lumière et j’examine l’étroit local. Il y a un vache bric-à-brac dans le coin… Des pare-feux en fer forgé ; un cheval de bois ; des costumes d’époque moisis… Des trucs en cuivre, des horloges cassées… Bref, je pige immédiatement que Parieux utilisait sa cavouze comme superentrepôt…

Je bigle bien partout et je découvre par terre ce que je cherche : des touffes de laine brute, puant le suint.

Pas d’erreur, on a entreposé un mouton dans le secteur… Il y a même des crottes séchées… De ces dernières crottes que les animaux expulsent après leur mort…

Les machins pointus qui gonflaient le sac de chanvre d’Isabelle, c’étaient les pattes raides du mouton…

Par conséquent, c’est Isabelle qui a coltiné le mouton… Donc elle était affranchie sur l’utilisation de l’animal…

Et pourtant c’est elle qu’on a brûlée…

Ah ! je vous jure qu’il faut avoir le cœur solide dans ce putain de boulot.

— Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? demande le pipelet aux aguets…

— Oui…

Je fais trois pas, sa curiosité explose…

— Et c’était quoi ? demande-t-il.

— Des crottes ! fais-je en sortant.

CHAPITRE XVII Ne vous découragez jamais !

Un coup d’œil à ma tocante : cinq heures quarante ! Cette fois c’est la course contre la montre…

Plus que quelques heures et ce sera l’abandon…

J’entre au troquet d’en face…

— Du nouveau ? me demande le gros patron…

— Couci-couça…

Il voit que je suis dans une rogne noire et il n’insiste pas. Lui c’est le genre boa discret…

Il pousse un ahanement de lutteur gréco-romain et attrape sa bouteille de blanc…

— Comme d’habitude ? demande-t-il…

— Chez vous, les habitudes sont vite prises…

Deux grands blancs. Nous choquons nos verres.

— Dites voir, patron, vous n’avez pas revu Mlle Bougeon, depuis hier ?

— La poule de Parieux ?

— Oui…

— Non…

Beau dialogue de clowns… Je piaffe d’impatience…

— Vous n’avez pas remarqué non plus si cette fille avait des dents en or ?

La question s’enfonce lentement dans les profondeurs de son intellect, comme le bouchon de votre ligne lorsque vous avez une touche avec une tanche…

Il l’examine, la soupèse, puis déclare enfin :

— Jamais remarqué…

Il ajoute :

— Peut-être que la patronne a remarqué…

Et il beugle : « Germaine ! » à plein drapeau…

Sa moitié est aussi conséquente que lui. C’est une vraie moitié… Charmante femme au sourire avenant.

— C’est pourquoi ? s’informe-t-elle.

Le patron va pour traduire ma question, mais il la juge décidément par trop saugrenue et il y renonce.

J’interviens.

— Je suis de la police et j’aimerais savoir si mademoiselle Bougeon, l’amie de Parieux, avait une ou des dents en or ?

Elle est moins siphonnée que son jules. Les bonnes dames comprennent le saugrenu…

Elle réfléchit :

— Non, dit-elle, je ne crois pas…

— Une molaire… On ne distingue pas très bien les molaires…

— Lorsqu’elles sont en or et que la personne rit, on les distingue aussi bien que les autres… Elle n’en a pas !

— O.K.

Donc, malgré les dires de Bougeon, ce ne serait pas sa fille qu’on aurait passée à la casserole… Qui alors ?

— Vous avez un jeton de téléphone ?

— Deux, si vous voulez, dit finement le patron.

— C’est ça, donnez m’en deux.

Je vais à la cabine et je commence par appeler Muller.

— Ah ! c’est toi, dit-il, sans la moindre note d’enthousiasme dans la voix.

— Oui… Tu as eu des nouvelles de ton boy-scout ?

— De Chardon ?

— Oui…

Je grince entre mes dents :

— Tous les ânes ont droit à leur chardon…

— Siouplaît ? hurle-t-il…

— Rien, je me parlais.

— Bravo !

Il est sur le point de manger son écouteur.

— Du nouveau au sujet du petit gars en fuite ?

— Non…

— Et au sujet de Mlle Isabelle Bougeon ?

— Non plus… Je croyais qu’elle était morte, d’après le docteur André auquel je viens de parler…

— Il se pourrait que non…

— Je ne comprends rien de rien à ton affaire…

— Confidence pour confidence : moi non plus ! Tout ce que je sais, c’est que c’est Isabelle qui a trimbalé un mouton à Goussenville…

— Un quoi ?

— Un mouton… Ce qui m’engagerait à penser qu’elle est plus du côté de l’assassin que du côté de la victime…

— Ah ! oui… Bon, j’ai perquisitionné chez le docteur… C’est plein de stupéfiants… Il paraît qu’il avait laissé choir son cabinet. Il était à la débine, le gars…

— Je m’en doute.

— On sait pourquoi il s’est suicidé ?

Cette carne de Muller n’ose pas me questionner de face… Il emploie le truchement de ce « on » indéfini.

— On se doute seulement qu’il était mouillé dans l’histoire et qu’il a été surpris de trouver la police dans sa bicoque de campagne… Autre chose : Jo se drogue aussi. Ça peut être une indication, ça, pour le retrouver… Autre chose encore, il doit avoir un méchant paquet de flouze : au moins le million du père Balmin, plus une gentille collection de monnaies anciennes qu’il a récupérées dans l’aventure… Il nageait dans les collections, ce chéri… Et ça, c’est comme la pneumonie, ça vous laisse toujours quelque chose…

« Des collections, pour un type comme ce petit combinard, ça n’a d’intérêt que lorsqu’on les vend… Diffuse son signalement chez tous les numismates de la place de Paris… et d’ailleurs.

— Entendu…

— Je ne te reverrai pas avant mon départ, mais je pense que tu arriveras à un résultat, non ?

— Merci de ta confiance…

Je lui sors encore deux ou trois vacheries bien saignantes, et je raccroche…

Mais je ne quitte pas la cabine. Mon second jeton m’offre un petit entretien avec ma vieille mère.

— Je suis contente de t’entendre, me dit l’excellente femme. Rentres-tu dîner ?

— Je ne crois pas, M’man…

— Ah ! c’est dommage, à tout hasard j’avais fait des pieds paquets.

— Je regrette encore davantage, M’man…

« Tu as préparé ma valise ?

— Évidemment.

— Veux-tu y mettre le gros revolver à canon scié qui se trouve dans le tiroir du haut de ma commode ?

Elle soupire :

— Qu’est-ce que tu vas faire, encore ?…

— Tu y joindras les quatre chargeurs qui se trouvent sous ma pile de mouchoirs…

— Bon… Tout ça n’est pas raisonnable, murmure Félicie… Quand je pense que ton pauvre papa voulait faire de toi un horloger !

Moi qui ne suis pas fichu de remonter la pendule du salon !

— T’inquiète pas, M’man… Et à tout à l’heure, n’oublie pas, onze heures, gare des Invalides…

— Oui…

— Je t’embrasse…

— Moi aussi, allô ! Allô !

— Oui ?

— J’oubliais de te dire : un monsieur a téléphoné tout à l’heure, il voulait te parler.

— Il a dit son nom ?

— Oui, et il a laissé son adresse… 18, rue Joubert… M. Audran, il travaille aux Chèques postaux, à ce qu’il m’a dit… Il sera chez lui à partir de dix-neuf heures…

Les Chèques postaux !

Voilà qui me fait dresser l’oreille…

— Merci, M’man…

*

À ces heures, ça n’est pas commode de se garer place des Ternes… Comme j’en ai marre de tourner en rond et que les aiguilles de ma tocante tournent encore plus vite que moi, je prends un parti héroïque : celui de laisser ma tire en double file…

Puis, sans gaffer les gestes de sémaphore que m’adresse un agent, je bondis dans l’immeuble du défunt docteur Bougeon…

Je sonne à sa lourde, mais personne ne répond… Comme ça n’est pas à l’appartement que j’en ai, mais à la femme de ménage qui le fait reluire — ou qui est censée le faire reluire — je redescends chez la concierge… Ma troisième concierge dans cette enquête !

C’est une concierge très sobre, très classique… Une concierge pour quartier douillet.

Elle a les cheveux teints en bleu horizon, peut-être en souvenir de son mari tué à la guerre de 14, dont j’aperçois le portrait dans un cadre doré.

— Police…

— Troisième à gauche, me répond-elle…

J’en ouvre la gargane et les quinquets…

Alors je m’aperçois qu’elle est sourdingue comme une tablette de chocolat.

Comme cette infirmité lui laisse l’usage de ses guetteurs, je lui expose ma cartoche. Elle la gaffe d’un air prudent.

— Police ! je tonitrue…

— Oh ! pardon, s’excuse la digne cerbère, j’avais compris Coldy, mon locataire du troisième, le violoniste !

— Je voudrais parler à la femme de ménage du docteur Bougeon.

— Mais il est veuf ! objecte-t-elle.

Décidément, c’est plus grave que je ne pensais…

— À sa femme de ménage !

Elle se met la main devant les oreilles et paraît offensée.

— Pas la peine de hurler si fort, dit-elle sèchement…

Puis elle reprend, de ce ton neutre des sourdingues :

— C’est la concierge d’à côté… Mme Bichette.

— Nom d’une m… arabe ! Est-ce que je vais en sortir, de ces concierges, moi ?

— Merci, grincé-je.

Elle a mal suivi le mouvement de mes lèvres.

— Soyez poli, éclate cette digne personne…

Renonçant à me justifier, je tire ma révérence. En voilà une de plus qui se fera une idée péjorative de la police.

*

Si vous voyiez la mère Bichette, vous voudriez l’emmener chez vous pour la mettre sur votre cheminée. C’est une toute petite vioque proprette comme son nom à l’œil malicieux…

Illico, je pige qu’on va devenir une paire de potes.

— Mande pardon, mémère, je fais en la saluant gentiment. Je suis flic et je m’intéresse à votre ex-patron.

Je la guette, ne sachant si Muller l’a mise au parfum pour Bougeon.

— J’ai appris l’affreuse chose, dit-elle… Ce pauvre docteur… Ça ne pouvait pas se terminer autrement !

Là, elle me fait plaisir, la mère Bichette.

Son petit œil brille. Elle est aussi rigolote que son blaze.

— Asseyez-vous donc, propose-t-elle.

Puis, si cordialement que je n’ose lui refuser :

— Vous prendrez bien une petite lichette d’eau-de-vie avec moi ?

— D’accord…

Elle ouvre un vieux buffet noirci par la fumée, j’aperçois des boîtes à biscuits peintes, des assiettes, des bibelots de verre. Le tout est soigneusement rangé…

— À moins que vous ne préfériez une petite verveine de ma fabrication ?

— Comme vous voudrez, mémère.

Elle sort un bout de nappe grand comme un mouchoir, l’étale soigneusement sur la toile cirée en prenant garde que le motif de la broderie soit tourné de mon côté…

Elle place deux verres teintés de mauve, une bouteille carrée dans laquelle macère une branche de verveine…

— Alors ? me demande-t-elle… Qu’est-ce que vous allez me demander ?

Je me poile.

— Vous alors, vous êtes de bonne composition…

— Dame, dit-elle, votre métier, c’est de poser des questions, et le mien d’y répondre, pas vrai ? Alors pourquoi faire des salamalecs ?

— Il y a longtemps que vous faisiez le ménage chez Bougeon ?

— Depuis la mort de sa femme.

— C’est-à-dire ?

— Une dizaine d’années… À cette époque, ce pauvre docteur avait une bonne clientèle… Il était actif, jeune, sérieux… Et puis peu à peu il s’est mis à boire. D’abord du bourgogne. Il y avait des bouteilles partout… son foie n’a pas tenu le coup, alors il s’est drogué…

— Le chagrin ?

— C’est ça… Celui d’avoir perdu une bonne épouse, d’abord, et puis celui de voir sa fille mal tourner…

— Comment ça, mal tourner ?

— Isabelle est une voyouse…

Le néologisme me séduit.

— Qu’entendez-vous par « voyouse » ?

— Depuis qu’elle était étudiante, elle faisait la vie avec des hommes plus âgés qu’elle… Et c’étaient des histoires… Une nuit elle était au poste pour tapage nocturne, une autre, elle passait au tribunal pour insultes à agents… Vous voyez le genre ? Le mauvais genre…

— Je vois. Du reste je me l’imagine bien dans ce style-là…

— Faut dire aussi que Bougeon ne s’est jamais occupé d’elle…

— Évidemment… Un homme seul, drogué…

— N’est-ce pas ?…

— Alors ?

— Elle a pratiquement ruiné son père… Chaque jour c’étaient des scènes pour de l’argent… Elle le semait à pleines mains… Lorsque le pauvre docteur a été sur la paille, elle s’est mise avec ce grand escogriffe au manteau de cuir…

— Parieux ?

— C’est ça, je crois… Oui, c’est bien ce nom. Alors le docteur s’est fâché, il l’a renvoyée… Il lui a lancé les clés de Goussenville à la figure en lui disant qu’il ne voulait pas la jeter à la rue complètement, mais qu’il ne voulait plus entendre causer d’elle ! Moi, j’étais dans la salle à manger pendant ce temps… J’ai tout entendu… Elle a ramassé le trousseau en lui disant merci sur un ton de moquerie…

— Et puis ?

— Le docteur pleurait. Alors elle lui a dit qu’elle comprenait son chagrin, qu’elle n’y pouvait rien, que c’était sa génération qui voulait ça… Qu’elle n’était qu’une saloperie… C’est son mot, mon bon monsieur… Mais que, quand on avait choisi le mal, il fallait aller jusqu’au bout pour que ça en vaille la peine… Des idées pareilles ! Moi, j’en ai eu les larmes aux yeux. Elle a continué un bon moment encore, elle lui a dit qu’elle mettait sur pied un coup qui lui rapporterait beaucoup d’argent…

« — Avec ta crapule de Parieux ? a demandé le docteur…

« — Tout juste… Mais n’aie pas peur, je ne resterai pas longtemps avec lui… Lorsque j’aurai de la galette, je quitterai la France, j’irai faire peau neuve ailleurs et peut-être que, l’âge venant, je redeviendrai une bonne petite bourgeoise, fille de bourgeois, et… qui sait ? mère de bourgeois…

« Elle a voulu l’embrasser.

« — Pars ! a-t-il crié ! Pars, tu me fais horreur !

« Et elle est partie. Encore une lichette de verveine, monsieur ?

Je ne lui réponds rien…

Qui ne dit rien consent… Elle verse une nouvelle tournanche de sa mixture. Moi, je suis abîmé dans mes réflexions…

Mon petit lutin profite de mon silence pour la ramener…

— Tu vois, San-Antonio, bonnit-il, la fille… La femme, toujours la femme… Une dévergondée, une ratée… une névrosée qui a voulu jouer les Al Capone en jupon… Elle a mis sur pied des trucs terriblement compliqués pour sa satisfaction personnelle… Elle a fabriqué de la série noire… La combine du fil électrique branché dans la voiture, c’est une idée romanesque, dans le fond… Et celle du mouton brûlé par-dessus un cadavre… aussi !

Je reviens à ma vieille biche…

— Avez-vous remarqué si Isabelle avait des dents en or ?

— Oh ! pas du tout ! Elle avait des dents de louve.

— Qui a téléphoné au docteur ce matin ?

Elle réfléchit…

— Écoutez, fait-elle, à un autre j’oserais pas le dire, mais vous, vous m’avez l’air intelligent.

Je la remercie d’un sourire pour cette opinion flatteuse.

— La personne qui a téléphoné changeait sa voix…

— C’est vous qui avez pris la communication ?

— Oui. Toujours, lorsque j’étais là. Elle m’a demandé après le docteur, j’ai répondu ce que je répondais toujours en pareil cas : que le docteur était absent. Il ne voulait plus faire de visites ! Alors la personne a eu un petit ricanement.

« — Mais si, il est là, a-t-elle dit… Allez lui dire que Jo veut lui parler, au sujet de sa fille…

« Je suis allé le dire au docteur. Il est arrivé. Il a fait “Allô ?” Il n’a plus rien dit jusqu’à la fin. Puis il a raccroché en murmurant : “Seigneur !”

« Et il m’a dit qu’il filait à Goussenville.

Elle se verse un petit coup de gnole.

— Voilà, conclut-elle…

— Et la personne qui a téléphoné, cette personne qui changeait sa voix, mémère, c’était un homme ou une femme ?

— C’était un homme, dit-elle, du moins ça voulait en être un. Mais j’ai eu l’idée qu’en vérité c’était la petite qui faisait sa grosse voix en tenant un mouchoir devant la bouche…

— Et pourquoi avez-vous eu cette idée ?

— C’est lorsque la personne a ricané quand j’ai dit que le docteur n’était pas là…

— C’était signé Isabelle, pas vrai, mémère ?

— Vous comprenez tout sans qu’on ait besoin d’appuyer, dit la vieille.

— Encore une lichette de verveine ?

— La dernière alors !

CHAPITRE XVIII Ne laissez jamais aux autres le soin de penser pour vous

Il est toujours pénible, même lorsqu’on n’est pas conformiste, d’être surpris par un subordonné lorsqu’on trinque avec une vieille concierge.

C’est pourquoi je fais une gueule d’hépatique en crise lorsque la porte de la loge s’ouvre devant Chardon.

— Tiens ! Ça alors, je vous trouve partout où je vais, dit-il…

C’est un bon gros, mais qui en a lourd sur la tomate et qui essaie de me le faire comprendre à sa manière.

— Toujours à l’avant-garde du progrès ! annoncé-je en vidant mon petit verre. Que viens-tu foutre ici ?

Il glisse doucement dans sa poche les cacahuètes qu’il s’apprêtait à écraser dans ses grosses pognes.

— Mon enquête, dit-il… Je viens interroger la femme de ménage du docteur, c’est normal, vous ne croyez pas, monsieur le commissaire ?

— Eh bien ! te casse pas le fion et fiche la paix à madame, ça fait deux fois en quelques heures qu’on l’interroge, elle doit commencer à en avoir classe…

— Mais pas du tout ! assure la vieille, gourmande de parlotes, si je peux vous être utile…

Je lui tends la patte.

— Ça va pour aujourd’hui, mémère… Merci pour vos tuyaux et à la revoyure, ménagez-vous !

Je chope le bras de Chardon et j’entraîne le gros lard dehors.

— Si tu me payais l’apéro ? suggéré-je.

Il rosit de contentement.

— Je ne demande pas mieux, dit-il… Vous avez l’air content, monsieur le commissaire, vous avez du nouveau ?

— Oui… Je commence à y voir clair, et c’est pour te raconter l’histoire que je t’emmène au troquet…

Il frémit.

— Ça alors, compliments…

Puis, soudain :

— Dites donc, patron, en attendant les gendarmes, à Goussenville, j’ai inspecté la maison… Les alentours… Mordez un peu ce que j’ai trouvé sous une fenêtre du premier étage…

Il déplie un sachet de cacahuètes vide et extirpe une poignée de cheveux bruns coupés. Ces cheveux sont soyeux, légèrement frisés du bout.

— Ça peut vous servir à quelque chose ? demande-t-il en rigolant.

Je lui flanque une bourrade.

— Et comment ! Là, mon gros, tu marques un point… Je te vote un bon point grand comme une affiche !

Il baisse les yeux pour voiler son allégresse.

— Vous êtes trop aimable, monsieur le commissaire…

— Avoue que tu ne le penses pas depuis longtemps ?

— Oh ! monsieur le commissaire…

Je regarde ma montre : sept heures moins des poussières.

— Vous êtes pressé ?

— Assez, mais j’ai un petit quart d’heure à te consacrer. Ouvre tes manettes, que je te résume l’affaire. Tu feras part de mes déductions à Muller, je n’ai pas le temps d’écrire de rapport.

Nous prenons place à une petite table au fond de la Savoie.

— Deux bières ! dis-je au garçon.

Je pose ma main devant le nez de Chardon… Je l’ouvre en éventail…

— Dans toute cette histoire, il y a en tout et pour tout cinq personnages, pas un de plus, pas un de moins…

« Ces cinq personnages se divisent comme suit : deux pauvres vieux vicieux et trois superbes salauds…

« Tu me suis ?

— Oui, oui, monsieur le commissaire.

— Je prends les vicieux : le docteur Bougeon, numéro 1, un pauvre homme ravagé par le chagrin et la drogue… Victime d’une fille écervelée, d’une « voyouse », d’après sa femme de ménage… Puis Balmin, antiquaire, un vieux pédoque qui entretient à domicile un petit jeune homme de la grande famille…

« Je passe aux salauds : nous avons donc le petit Jo, lopette droguée et sans scrupules… Parieux, le combinard sans scrupules… Isabelle, la fille de Bougeon, la “voyouse”… sans scrupules…

« Du beau monde, quoi !

— En effet, renchérit Chardon, qui profite de ce qu’il a la bouche ouverte pour se l’emplir de cacahuètes…

— Bougeon, le docteur fini, n’a conservé que quelques vieux clients qui sont plutôt des amis et qui connaissent son vice. Balmin est de ceux-ci… Bougeon le fréquente beaucoup. Il est à ce point lié avec lui qu’il fournit de la marijuana à Jo, la lope… À moins que ce ne soit le contraire… Isabelle, sa fille, fait son désespoir : elle lui sucre sa fortune et se colle avec Parieux… Grande scène du deux chez les Bougeon : il vire sa fille et ne lui laisse que la maison de campagne pour abriter ses fredaines… La fille est une demi-cinglée, une gosse sans moralité… Ce que les journaleux appellent une J3 prolongée… Elle veut de l’auber, beaucoup d’auber, et foutre le camp hors de France… Alors, elle met au point un coup maison pour s’approprier le bien de l’antiquaire… Pour cela : le buter ! Elle propose une association à Jo… Jo est héritier, il a intérêt à ce que le vieux lâche la rampe… La souris lui propose donc la mort du vieux en échange d’un morceau de gâteau… Mais elle a une autre idée… Afin que le cœur du vieux en prenne un coup, elle fait venir Jo chez elle, à Goussenville. Comme cela elle a les mains libres pour sucrer le liquide qui se trouve sur le compte de Balmin… Elle fait chanter l’antiquaire par l’intermédiaire de Parieux qui n’en est pas à son coup d’essai… Le retour du petit pédé contre son argent liquide : un million et des ! Ils doivent lui monter un bateau maison… Jo écrit des cartes savamment conçues pour faire monter la température… Le vieux accepte… Seulement, comme une fois déjà il a porté le pet, il faut le ratatiner en vitesse… La combine de la manette électrisée est mise au point. En sortant des Postaux, Parieux met le contact… Le vieux prend la secousse et casse sa pipe… Parieux débranche le jus et court téléphoner à Goussenville…

Isabelle, la vénéneuse, a tout combiné… Parfait, le programme se déroule suivant ses prévisions… Ordre est donné à Parieux d’acheter un mouton. Peut-être l’affranchit-elle ? Peut-être ne l’affranchit-elle pas, ça nous le saurons plus tard si nous alpaguons la fille. Il se peut aussi que le mouton soit déjà dans la cave au moment où meurt Balmin, quelle importance ?

C’est le meurtre idéal… Le meurtre sans bavure et qui satisfait le goût d’Isabelle pour le romanesque… Maintenant que Balmin est mort, que le million est palpé, c’est à elle de jouer. Pour régner, il ne suffit pas de diviser, il faut aussi anéantir… Elle tue Jo, la nave, car en vraie femelle elle sait combien les femelles sont dangereuses, or Jo en est une, et de la pire espèce… Tu suis ?

— Vous parlez ! s’exclame Chardon.

Il en oublie de mastiquer ses cacahuètes. Ses yeux saillent comme des boules de loto.

— Elle le bute, à la cave… Parieux arrive, il se peut que ce soit Parieux qui tue, ça, c’est la part de l’incertain… Ils reviennent à Paris… Mais auparavant, Isabelle réalise ce qui est le clou de sa série : elle se coupe les tifs, se les décolore, met les fringues de Jo et regagne l’appartement du boulevard de Courcelles.

« Officiellement, elle est Jo… Il lui suffit de se barricader et d’attendre… Qui sait si elle ne guigne pas l’héritage ? Cette fille doit avoir toutes les audaces, toutes les inconsciences… À moins qu’elle ne revienne dans la place pour embarquer les collections…

« C’est elle que je vois… Personne ne peut la reconnaître, que la concierge, mais la pipelette du 120 est schlass, elle est myope, il suffit à Isabelle de s’emmitoufler le bas du visage pour parachever l’illusion… Elle ne sort pas… Elle est devenue un petit pédéraste évanescent. Quel aplomb ! Chapeau ! Je m’y suis laissé prendre, il est vrai que j’ai une telle horreur des tantes que je ne les regarde pas de trop près…

« Évidemment, Jo peut sortir librement de l’immeuble ! Il lui suffisait de reprendre ses vêtements féminins… de redevenir Isabelle.

« Le dimanche soir, elle règle le compte de Parieux d’une façon tout aussi romanesque que Balmin… Elle crève le million, prend le mouton et va brûler celui-ci avec le corps de Jo resté à Goussenville… Ainsi elle a liquidé trois personnes sans laisser de traces… Deux sont morts “normaux”… Homologables, si je puis dire… L’autre est parti en fumée… Seulement, elle oublie qu’un plan pareil n’est réalisable que dans les romans… Les détails vous perdent dans ces cas-là ! Ainsi elle n’a pas de dents aurifiées… Elle ne fume pas de cigarettes, même parfumées à la marijuana !

« Elle comprend que tout n’est pas aussi simple qu’elle l’a prévu lorsqu’elle me voit foncer tête baissée dans cette affaire. Elle sent que je suis un obstiné, que je brûle, qu’il y a du danger… Elle sent qu’elle ne peut rester sous le couvert d’une fausse identité… Que dis-je ! Avec l’identité d’un homme qu’elle a assassiné ! Alors elle redevient définitivement femme… Jo va être un homme en fuite… Elle téléphone à son père en lui disant être Jo et en prétendant qu’Isabelle a été assassinée et brûlée par Parieux… De cette façon elle va être morte officiellement… Elle a de l’argent, des pièces de valeur, elle va pouvoir réaliser son rêve : changer de peau sous d’autres cieux…

« Le pauvre toubib rapplique à Goussenville. En nous voyant devant un tas de cendres, il comprend que son interlocuteur n’a pas menti au téléphone… C’est la faillite : il se suicide…

J’ai de la sueur plein le front… Je l’essuie d’un revers de manche…

— Et voilà, dis-je à mon tour…

Chardon a la gueule ouverte comme celle d’une gargouille moyenâgeuse.

— Ah ! ben, patron, hoquette-t-il, ça, on peut dire que vous êtes fortiche ! Ah ! ben vous, vous savez vous servir de votre cervelle…

— Pas mal, admets-je…

— Oh ! cette gonzesse ! Vous parlez d’une gerce !

— Oui, c’est un drôle de lot…

— Vous croyez qu’on l’arrêtera ?

— Sûrement, Chardon, sûrement… Elle ne sera pas tranquille avant…

Je cherche de la mornifle dans mes fouilles pour casquer les consos…

— Laissez, proteste-t-il, vous avez dit que c’était ma tournée…

Je suis magnanime :

— Soit ! Tu affranchiras Muller, pas ?

— Comptez sur moi… Oh ! là, là, quelle tête il va faire lorsqu’il saura les dessous de l’histoire… Au fond, il n’y croyait pas beaucoup à votre affaire, monsieur le commissaire…

— Et il croit en son percepteur ! dis-je en haussant mes robustes épaules.

CHAPITRE XIX Ne vous servez jamais de buvard

Je trouve le flic qui m’a sifflé tout à l’heure devant ma voiture, détournant en fulminant la circulation contrariée par cet obstacle.

En m’apercevant il se rue sur moi.

— Non, mais dites donc, espèce de cornichon ! Qu’est-ce qui vous prend de laisser votre voiture au milieu de la chaussée ? Je vous ai sifflé, vous ne m’avez même pas répondu… Refus d’obéissance, ça va vous coûter cher…

— Allons, allons, fais-je en lui montrant ma carte, tu vas faire exploser tes hémorroïdes en hurlant de cette façon… J’ai laissé mon tréteau ici parce que ça pressait ! Merci de me l’avoir surveillé, un choc est si coûteux à notre époque…

Il me rend ma carte et balbutie des excuses.

— Je pouvais pas savoir, monsieur le commissaire…

— Évidemment…

Je grimpe dans ma tire au grand désappointement de quelques sadiques qui attendaient mon retour avec l’agent en espérant assister à un passage à tabac.

Il est la demie de sept heures…

Je fonce rue Joubert…

*

— Tu viens, chéri ? me demande une des cent quarante-cinq p… qui arpentent le bitume du quartier.

— Tu me feras des trucs exotiques, je parie ? lui demandé-je…

— Non, mais ça sera bon tout de même…

— Plus tard…

— Va donc, hé…

Je pénètre dans l’allée et je consulte le tableau des locataires, car j’en ai soupé des concierges, bien que, dans l’ensemble, elles m’aient été utiles…

Croyez-moi ou ne me croyez pas, mais je ne suis pas satisfait… Je ne le suis pas car il y a un point faible dans ma reconstitution : l’appel « Au secours » écrit par Parieux… Ça, ça me désoriente vachement…

Enfin je monte quatre à quatre jusqu’au dernier étage bien entendu où perche le fameux Audran, qui désire tant me parler…

Une odeur de lessive m’accueille. Je sonne…

Une femme jeune et grosse m’ouvre. Elle porte un tablier à carreaux bleus et elle est enceinte jusqu’aux yeux.

— M. Audran, s’il vous plaît ?

— Entrez…

Un marmot joue à Zorro dans le vestibule décoré de chromos touchants.

— Allons, Hervé-Xavier, fait-elle, laisse passer monsieur…

Et elle crie :

— Léon !

On renouvelle les prénoms dans la tribu !

Léon surgit d’une salle à manger-salon microscopique. Je le remets : c’est le guichetier des Postaux aux tifs en brosse et à l’air acide qui a douillé la brique de Balmin…

— Tiens, dis-je, intéressé… C’est vous ?…

— Voulez-vous entrer, monsieur le commissaire ?

— Comment avez-vous eu mon adresse ? lui demandai-je.

— Voyons, vous avez touché un chèque… Un chèque à votre nom… Je n’ai eu qu’à demander votre numéro de téléphone aux renseignements.

Je me mords les mouillettes : se faire contrer par un mou de la tronche, c’est vexant, non ?

— Que se passe-t-il ?…

— Eh bien ! fait-il, j’ai appris que l’homme qui vous intéressait était mort. J’ai fait un rapprochement entre ce décès survenu à la sortie de chez nous… (c’est de l’immeuble des Chèques postaux qu’il parle !) et votre interrogatoire…

Il est là, rigide, sévère, sentencieux, fier de lui, de son emploi, des douze gosses qu’il fera encore à sa pauvre femme et qu’il affublera de prénoms prétentiards…

— J’ai concentré mes souvenirs, poursuit-il.

« On concentre bien la tomate », me dis-je en regardant sa face de constipé.

— Et alors ?

— Je me souviens avoir entendu le vieillard dire à son compagnon : « Notez l’adresse… »

« Je n’ai pas pris garde au reste… Je vous le répète, monsieur le commissaire, j’exécute mon travail sans m’occuper des usagers…

Il voudrait que je le congratule, que je l’appelle Bernard Palissy, héros et martyr du travail. Mais je reste froid.

— C’est tout ?

— Alors je me suis souvenu que l’homme au manteau de cuir a griffonné quelque chose sur le talon de chèque que je venais de restituer… Mais il a agi ainsi pour satisfaire le vieillard, pour « faire semblant », comme dit Hervé-Xavier, mon fils… La preuve, il n’a pris qu’une partie de cette note… puisque c’est vous qui l’avez trouvée…

Sans qu’il m’invite à le faire, je dépose mon pétrousquin sur la banquette…

Une adresse…

— L’homme au manteau s’est servi du buvard mis à la disposition des usagers, poursuit-il…

Il fait un pas en arrière afin de pouvoir décrire un geste large et noble.

— Le voici, ajoute-t-il en me tendant un petit rectangle rose pâle…

— Il n’y a pas beaucoup de signes imprimés dessus, fait-il remarquer, afin de souligner qu’il ne donne pas de la mauvaise marchandise…

Je saisis le buvard et je m’approche de la glace Louis XIV–Levitan ornant la cheminée…

J’ai vite fait de repérer ce qui m’intéresse.

Sans grande difficulté je déchiffre : « Au secours. »

Puis, immédiatement dessous et écrit par la même main : « 30, rue Laffitte ! »

Ce que j’ai pris pour un message, ce qui a déclenché toute l’affaire, c’est simplement l’adresse d’une grande compagnie d’assurance. Parieux a noté cela, puis il a déchiré un morceau du talon, celui où figurait l’adresse…

J’éclate de rire.

— Merci, monsieur Audran… Vous avez fait votre devoir de bon citoyen. La police a en vous un auxiliaire intelligent et dévoué.

Les talons joints, l’œil humide, il m’écoute.

Et avec dévotion, il saisit les cinq doigts que je lui propose.

*

— Ce que tu es gentil d’être venu tout de même, mon grand…

Félicie est rayonnante.

— J’avais idée que tu dînerais ici ce soir… J’ai tout de même mis mes pieds au four…

— Hum !

— Tu sais, les mamans sentent les choses…

Après tout ce doit être vrai… Moi, je croyais vadrouiller dans les rues jusqu’à la dernière minute… Mais le mystère dissipé, l’histoire perd tout son parfum… Il n’est plus question maintenant que de retrouver une meurtrière dans Paris… Une meurtrière dont on a l’identité, le signalement et les empreintes… Oui, je croyais que… Mais les mamans sentent les choses. La preuve : Félicie a tout de même préparé ses pieds paquets…

Et ils sont délicieux…

— À quoi songes-tu, mon grand ?

— À une paumée, M’man… À une fille qui a voulu jouer les aventurières et qui n’a reculé devant rien… Elle a acculé son pauvre père au suicide… Elle a tué des hommes… Pas des hommes très intéressants, mais des hommes tout de même…

— Quelle horreur ! soupire Félicie…

Puis, passant à un autre sujet…

— Tu te soigneras bien… Il paraît que les Américains mangent beaucoup de glaces, fais attention, c’est mauvais pour l’estomac… Fais attention aussi aux gangsters, ajoute-t-elle en écrasant une larme…

Je sais ce qu’elle pense :

« Les gangsters, c’est mauvais pour la vie des flics… »

— Allons, M’man, tu ne vas pas cafarder, au moins !

— Non, non, assure-t-elle…

— Tu sais ce que je t’ai promis ? La Bretagne à mon retour…

— Mais oui…

— Je serai bientôt là…

Je commence à gamberger à la mission dont m’a chargé le boss, et je songe que rien n’est moins sûr…

— Je te rapporterai un cadeau de là-bas… Tu sais, les Ricains font des choses ahurissantes pour le ménage… Tiens : un fer à repasser qui repasse tout seul, ou bien une machine à découper les carottes en forme de bombe atomique ? Hein ! Que veux-tu que je te ramène ?

— Ramène-moi seulement mon grand en bon état, soupire-t-elle.

CHAPITRE XX Ne concluez jamais autrement

Le haut-parleur du hall crachote :

« Les voyageurs à destination de New York sont priés de se rendre au départ du car d’Air France qui les emmènera à Orly… »

Nous sommes toute une flopée qui nous pressons dans la gare des Invalides…

Je prends place dans le car confortable de la Compagnie et, au moment où celui-ci s’ébranle, je vois rappliquer une femme qui court à perdre haleine…

Je rabats mon bada sur mes yeux et je me hâte de tirer un journal de ma poche car cette souris n’est autre que ma môme Isabelle. Savez-vous qu’en femme elle n’est pas mal du tout ?

Vous vous imaginez peut-être que j’ai la grosse commotion ? Vous croyez que je jubile ? Eh bien ! pas vrai ! Je reste de marbre… Ce qui se produit, ça n’est pas un miracle, non, tout culment c’est le Destin, avec un D majuscule, les mecs !

C’est par pur hasard que j’ai levé cette affaire et le hasard boucle la boucle en ouvrier consciencieux. Le hasard, c’est notre lot de consolation, à nous, les flics… C’est aussi la trappe mise sous les pieds des criminels…

La fille est gentiment habillée avec une valise somptueuse à la main… Tout ceci prouve que j’avais raison : elle a mijoté tout ça depuis longtemps… elle part pour faire peau neuve… Si je m’écoutais, je me réciterais une vache tirade sur ce sujet noble… Je me poserais des questions de conscience, des questions de confiance… Oui, des tas de questions… Mais un flic ne s’écoute pas ; il sait qu’un criminel ne peut pas faire peau neuve… Personne ne fait peau neuve, jamais !

Une peau ! c’est quelque chose qu’on met son existence entière à amortir…

Isabelle s’installe juste devant moi…

À quoi rêve-t-elle ?…

Elle voit des gratte-ciel, des drugstores, des nègres, des magasins gigantesques…

Moi je verrai tout ça dans quelques heures, si l’avion ne fait pas le c… Mais pas elle !

Je pourrais la sonner tout de suite… Faire stopper le bahut et la débarquer au premier car venu en refilant la consigne aux condés… Non… Je lui accorde ce léger sursis… Ces quelques minutes de rêve… C’est une forme de ma galanterie, une manifestation de mon humanisme… Pour être flic on n’en est pas moins homme… Air connu !

Nous traversons mon vieux Paname que je regrette déjà… Porte d’Italie… Des panneaux : Fontainebleau, 60 !

La banlieue triste et douce de Paris…

La grand-route.

Où est-elle, Isabelle ? Loin de ses meurtres, dans un état au nom merveilleux ? Nebraska… Missouri… Arkansas…

— Tout le monde descend ! annonce soudain le chauffeur.

La camp d’aviation s’étend devant nous, immense, criblé de lumières…

Je sors mon revolver et je l’appuie sur la nuque d’Isabelle.

— Bouge pas, souris, tu es faite…

Les voyageurs sont pétrifiés.

— Police ! dis-je. Prévenez la police de l’aéroport, j’ai une dangereuse criminelle à leur remettre…

Isabelle ne se retourne pas.

— C’est vous ? fait-elle simplement…

— Oui, dis-je.

Elle a ces mots qui rejoignent ceux de Félicie, tout à l’heure :

— Je le savais…

— Oui, fais-je, les femmes sentent ces choses-là…

— C’est dommage, murmure-t-elle…

— C’est navrant, soupirai-je… Une vie neuve, Isabelle… Si près d’une vie toute neuve !

Et j’ajoute :

— Mais quoi ! Pour être homme on n’en est pas moins flic !

FIN
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