Anton Pavlovitch Tchekhov




SALLE 6




Paris, Plon, 1922, traduction de Denis Roche



Table des matières



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SALLE 6



I



Dans la cour de l’hôpital, perdue dans une véritable forêt de bardanes, d’orties et de chanvre sauvage, s’élève une petite annexe. Le toit en est rouillé, la cheminée à demi écroulée, l’herbe pousse sur les degrés pourris de l’entrée, et des crépissages il ne reste que des vestiges. La façade principale regarde l’hôpital, celle de derrière est tournée vers les champs, dont la sépare, grise et garnie de clous, la barrière de l’hôpital. Ces clous, aux pointes effilées, la barrière et l’annexe elle-même ont cet aspect spécial, triste et rébarbatif que l’on ne voit chez nous qu’aux hôpitaux et aux prisons.

Si vous ne craignez pas de vous piquer aux orties, prenez le petit sentier qui conduit à l’annexe et nous jetterons un coup d’œil à l’intérieur. Voici ouverte la première porte ; entrons dans le vestibule. Le long des murs et près du poêle sont entassées de véritables montagnes de vieilles hardes d’hôpital. Des matelas, de vieilles capotes en lambeaux, des pantalons, des chemises à raies bleues, des chaussures usées et ne pouvant servir à qui que ce soit, toute cette friperie amoncelée, chiffonnée, pêle-mêle, pourrit et exhale une odeur suffocante.

Sur le tas de hardes est toujours couché, la pipe aux dents, le gardien Nikîta, vieux soldat en retraite, aux chevrons fanés. Il a la face dure d’un vieil ivrogne, des sourcils pendants qui lui donnent une expression de chien de la steppe, et le nez rouge. Il est de petite taille, d’aspect maigre et décharné, mais son maintien impose et ses poings sont robustes. Il appartient à cette catégorie d’hommes d’exécution, simples, positifs et bornés, qui aiment l’ordre par-dessus toute chose et sont convaincus qu’il faut cogner. Nikîta cogne en pleine poitrine, au visage, au dos, où cela tombe, et assure que sans cela rien ne marcherait à l’annexe.

Un peu plus loin, vous entrez dans une vaste pièce qui, défalcation faite du vestibule, occupe à elle seule toute l’annexe. Les murs y sont recouverts d’un enduit bleu sale ; le plafond est enfumé comme celui d’une isba sans cheminée ; il est manifeste que les poêles y fument l’hiver et que l’on n’y respire que vapeur de charbon. Des grilles de fer offusquent les fenêtres ; le plancher est gris et mal raboté. Il traîne une odeur de choux aigres, de mèche fumeuse, de punaises et d’ammoniaque, et l’on croirait entrer dans une ménagerie.

Sur des lits, vissés au plancher, des gens sont assis ou couchés, en capotes bleues et en bonnets de nuit, à l’ancienne mode. Ce sont des fous.

Ils sont cinq en tout, dont un seul noble ; les autres sont des petits bourgeois.

Le premier, auprès de la porte, est grand et maigre, avec de longues moustaches blondes et les yeux rougis par les larmes. Il est assis, la tête appuyée dans les mains, et regarde un point fixement. Sa maladie, sur le registre de l’hôpital, est dénommée hypocondrie, mais, en réalité, il est atteint de paralysie générale. Jour et nuit, il est triste, branle la tête, soupire et sourit amèrement. Il ne prend presque jamais part aux conversations et ne répond pas d’ordinaire quand on le questionne. Il mange et boit machinalement quand on lui donne à manger et à boire. À en juger par sa toux continuelle et déchirante, et par la maigreur et l’incarnat de ses joues, il fait de la phtisie.

Son voisin est un petit vieux alerte et remuant, avec une barbiche en pointe, et des cheveux noirs et bouclés. Toute la journée il va d’une fenêtre à une autre, ou reste assis sur son lit, les jambes croisées à la turque, fredonnant et sifflant sans interruption comme un bouvreuil, et riant doucement. Sa gaieté d’enfant et son tempérament actif se manifestent aussi la nuit quand il se lève pour prier Dieu, ou du moins pour se frapper la poitrine avec les poings et gratter les portes avec ses doigts. Il est juif et s’appelle Moïseïka. C’est un faible d’esprit, devenu fou il y a vingt ans, lorsque brûla un atelier de chapellerie qui lui appartenait. De tous les habitants de la salle 6, il a seul la permission de sortir dans la cour de l’hôpital et même dans la rue.

Il jouit de ce privilège depuis longtemps, en sa qualité, sans doute, de vieil habitué de l’hôpital, et comme un être inoffensif qui amuse la ville, où l’on est habitué depuis longtemps à le voir dans les rues, entouré de gamins et de chiens. Vêtu d’une mauvaise petite capote, avec un risible bonnet de nuit et des pantoufles, parfois nu-pieds, et même sans pantalon, il va, s’arrêtant aux portes et aux boutiques, et demande un petit kopek. Ici on lui donne du kvass, là du pain, ailleurs un kopek, en sorte qu’il rentre ordinairement à l’annexe rassasié et riche. Tout ce qu’il rapporte ainsi, Nikîta le confisque pour son usage personnel. Le vieux soldat le dépouille, brutalement, avec colère, retournant ses poches et prenant Dieu à témoin qu’il ne laissera jamais plus sortir ce juif dans la rue et que le désordre lui déplaît plus que tout au monde.

Moïseïka aime à rendre service. Il porte de l’eau à ses camarades, les couvre quand ils dorment, promet à chacun de lui rapporter de la rue un kopek et de lui coudre un chapeau neuf ; enfin il fait manger son voisin de gauche, le paralytique général. Il agit ainsi non par compassion ni par aucune raison d’humanité, mais par imitation et par soumission involontaire envers son voisin de droite, Grômov.

Ivan Dmîtritch Grômov est noble. Il est âgé de trente-trois ans, il a été huissier et secrétaire de gouvernement ; il a la monomanie de la persécution. Il se tient couché sur son lit, ramassé sur lui-même en petit pain, ou va d’un angle à l’autre de la salle, comme pour faire de l’exercice ; il s’assied très rarement. Il est toujours en éveil, inquiet, comme tendu par quelque attente indéfinissable. Il suffit du moindre frôlement dans le vestibule ou d’un cri dans la rue pour qu’il dresse la tête et se mette à prêter l’oreille. Ne vient-on pas le surprendre ? Ne le cherche-t-on pas ? Et son visage exprime l’anxiété la plus grande et l’horreur. J’aime son visage large, à fortes pommettes, toujours pâle et malheureux, où se reflète, comme en un miroir, le combat d’une âme torturée et en perpétuelle frayeur. Ses grimaces sont étranges et maladives, mais ses traits fins, exprimant une souffrance réelle et profonde, sont ceux d’un homme intelligent et cultivé, et il y a dans ses yeux une lueur saine et chaude. Il me plaît par sa politesse, sa serviabilité et la délicatesse extrême de ses relations avec tout le monde, Nikîta excepté. Si quelqu’un fait tomber un bouton ou une cuiller, il saute vite à bas de son lit et va les ramasser ; chaque matin, il dit bonjour à ses compagnons, et en se couchant il leur souhaite une bonne nuit.

Outre la continuité de son état de tension et l’agitation de ses traits, sa folie s’accuse encore par le fait suivant. Parfois le soir, il se drape dans sa capote, et, tremblant de tout le corps, claquant des dents, il se met à marcher vite, entre les lits, et d’un bout à l’autre de la salle. On dirait qu’il lui prend une forte fièvre. À la façon dont il s’arrête tout à coup et regarde ses compagnons, on croit qu’il veut leur dire quelque chose de très important, mais, pensant sans doute qu’ils ne l’écouteront pas ou qu’ils ne comprendront pas, il redresse la tête avec impatience et recommence à marcher.

Cependant le besoin de parler surmonte toute autre considération ; il se donne carrière. Il parle avec flamme et passion. Son discours, désordonné, fiévreux, délirant, saccadé, est souvent incompréhensible, mais on y devine, et dans les paroles et dans le ton, quelque chose d’extraordinairement bon : quand il parle, on sent à la fois en lui un fou et un homme. Il serait difficile de transcrire tout ce qu’il dit. Ivan Dmîtritch parle de la lâcheté humaine, de la violence qui opprime le droit, de la vie magnifique qui prévaudra enfin sur la terre, et des grilles des fenêtres qui lui rappellent à toute minute la stupidité et la cruauté des oppresseurs. C’est comme une rhapsodie incohérente de chansons vieilles, mais encore inachevées.

II



Douze à quinze années auparavant, vivait dans la principale rue de la ville, en sa propre demeure, un fonctionnaire aisé et posé, nommé Grômov. Il avait deux fils : Serge et Ivan. Serge, dans sa quatrième année d’études à l’Université, fut pris soudain de phtisie galopante et mourut. Cette mort fut le commencement de toute une série de malheurs qui fondit sur la famille Grômov. Une semaine après l’enterrement de Serge, le père fut traduit en justice pour faux et détournements, et mourut en fort peu de temps d’une fièvre typhoïde à l’infirmerie de la prison. Sa maison et tous ses meubles furent vendus aux enchères ; Ivan Dmîtritch et sa mère demeurèrent sans ressources.

Du vivant de son père, Ivan suivait les cours de l’Université de Saint-Pétersbourg, recevait de soixante à soixante-dix roubles par mois, et n’avait aucune notion de la nécessité. Sa vie se trouva complètement changée. Il dut, du matin au soir, donner des leçons à bas prix, s’occuper d’écritures et, malgré tout, il creva de faim, car il lui fallait envoyer à sa mère tout ce qu’il gagnait. Ivan Dmîtritch n’y put tenir ; il perdit courage, languit, et, abandonnant l’Université, revint chez lui. Il obtint par protection, dans sa petite ville, une place d’instituteur à l’école du district, mais il ne put pas s’entendre avec ses collègues, il déplut aux élèves, et donna vite sa démission. Sa mère mourut. Il resta sans place pendant six mois, vivant de pain et d’eau. Ensuite il devint huissier, et le resta jusqu’au jour où sa maladie le fit relever de sa charge.

Jamais, même dans ses premières années d’Université, il n’avait donné l’impression d’un être bien portant. Il était pâle, maigre, sujet aux rhumes, mangeait peu, dormait mal. Pour un petit verre d’alcool sa tête tournait et il avait uns crise de nerfs. Il aimait la société, et, cependant, à cause de son caractère irritable et méfiant, il ne devenait intime avec personne et n’avait point d’amis. Il ne parlait de ses concitoyens qu’avec mépris, disant que leur ignorance grossière, que leur vie somnolente et végétative lui semblaient abominables et répugnantes. Il parlait haut, d’une voix aiguë, toujours sincère, ne connaissant que le ton de l’indignation et de la révolte ou celui de l’admiration et du transport. De quoi que vous lui parliez, il ramenait tout au même thème : en ville, il fait lourd vivre et ennuyeux ; la société ne s’y intéresse pas aux choses élevées ; elle mène une vie morne et absurde, diversifiée par la seule violence, la débauche grossière et par l’hypocrisie. Les coquins sont repus et vêtus ; aux honnêtes gens les miettes. Il faudrait une école, un journal local de tendance honnête, un théâtre, des cours publics, en un mot, un agrégat de forces intellectuelles, pour que la société prît conscience et horreur d’elle-même. Dans ses jugements sur les gens, il n’employait que les couleurs extrêmes, le noir et le blanc, sans aucune nuance. L’humanité se partageait pour lui en deux classes : les honnêtes gens et les coquins ; pas de milieu. Il parlait des femmes et de l’amour toujours avec enthousiasme et passion, mais il n’avait jamais été amoureux.

En ville, on l’estimait en dépit de la rudesse de ses jugements et de sa nervosité, et, quand il était absent, on l’appelait par affection Vânia (Jeannot). Sa délicatesse innée, sa serviabilité, sa vie réglée, la pureté de ses mœurs, sa petite redingote fripée, son air maladif, et les malheurs de sa famille inspiraient de bons sentiments, mélancoliques et généreux. Enfin, comme il était instruit et avait beaucoup lu, il passait, aux yeux de ses concitoyens, pour tout savoir, et on le regardait comme une sorte d’encyclopédie vivante.

Il lisait beaucoup. Souvent, au cercle, il passait son temps, tiraillant sa barbe, à feuilleter des journaux et des livres. On voyait à sa figure qu’il ne lisait pas, mais que, littéralement, il avalait, sans même mâcher. Il faut croire que la lecture était une de ses habitudes maladives, car il se jetait avec la même avidité sur tout ce qui lui tombait sous les yeux, même de vieux journaux ou de vieux calendriers. Chez lui, il restait tout le temps couché et lisait.

III



Un certain matin d’automne, le col de son pardessus relevé, pataugeant dans la boue à travers les rues étroites et les arrière-cours, Ivan Dmîtritch allait chez quelque artisan toucher de l’argent sur une contrainte. Comme tous les matins, la disposition de son esprit était sombre. Il croisa, dans une petite rue, deux prisonniers enchaînés que conduisaient quatre soldats armés de fusils. Il était souvent arrivé à Ivan Dmîtritch de rencontrer des prisonniers, et ils éveillaient toujours en lui un sentiment de pitié et de gêne ; mais, ce jour-là, cette rencontre lui fit une impression spéciale et étrange. Il s’avisa tout à coup qu’on pouvait lui aussi le charger de fers, et, de même que ces prisonniers, le conduire, à travers la boue, en prison. Comme il rentrait chez lui, il rencontra, près de la poste, le commissaire de police qui lui dit bonjour et fit avec lui quelques pas. Cela lui parut suspect. Tout le jour, les prisonniers et les soldats lui trottèrent dans l’esprit et une inquiétude incompréhensible l’empêcha de lire et de se recueillir. Le soir, il n’osa pas allumer, et toute la nuit, il songea qu’on pouvait venir l’arrêter, lui mettre les menottes, et le mener en prison. Il ne se savait aucun méfait sur la conscience et s’assurait qu’il ne tuerait pas, n’incendierait pas, et qu’il ne volerait pas ; mais est-il donc difficile de commettre un délit involontaire, inopiné ? de faire une calomnie ? enfin, – d’être victime d’une erreur judiciaire ?… Ce n’est pas en vain que la vieille expérience du peuple dit que de prison et de besace, il ne faut point jurer ! Oui, une erreur judiciaire est, dans le cours actuel de la justice, très possible et n’a rien d’extraordinaire. Les gens que leurs fonctions mettent en contact avec la souffrance d’autrui, les juges, les policiers, les médecins, finissent, l’habitude aidant, par s’endurcir à un tel point que, même quand ils le voudraient, ils ne peuvent plus se comporter avec ceux auxquels ils ont affaire que d’une façon toute machinale. À ce point de vue, ils ne diffèrent en rien du moujik qui, dans les arrière-cours, égorge des moutons ou des veaux et ne prend pas garde au sang qui coule. Dans ses rapports réglementaires et mécaniques avec un individu, il ne faut, à un juge, pour priver un innocent de tous ses droits et l’envoyer aux travaux forcés, qu’une chose : le temps ; le temps d’observer les formalités au moyen desquelles les juges gagnent leurs appointements, et tout est fini. Ensuite va chercher justice et protection dans cette petite ville sale où l’on t’envoie à deux cents verstes de tout chemin de fer !… Et n’est-il pas risible de songer à la justice quand toute violence paraît à la société une nécessité raisonnable, tandis que tout acte de douceur comme, par exemple, une sentence d’acquittement, provoque une véritable explosion de mécontentement et de méfiance ? Le lendemain, Ivan Dmîtritch se leva en transes, la sueur au front, tout à fait convaincu déjà qu’on pouvait l’arrêter d’un moment à l’autre… Si les lourdes pensées de la veille l’avaient occupé si longtemps, c’est qu’il y avait sans doute en elles une part de vérité ; car, enfin, lui seraient-elles venues sans cause ?… Un sergent de ville lentement passe devant sa fenêtre. Est-ce pour rien ? Deux hommes viennent de s’arrêter auprès de sa maison et se taisent. Pourquoi se taisent-ils ?… Et des jours et des nuits terribles vinrent pour Ivan Dmîtritch. Tous les gens qui passaient devant sa fenêtre ou qui entraient dans la cour de sa maison lui semblaient des espions et des limiers de police. Le chef du district, venant de son bien situé hors de la ville à la direction de la police, traversait la rue, chaque jour vers midi, dans une voiture attelée de deux chevaux. Il semblait à Ivan Dmîtritch, chaque fois, que l’ispravnik partait trop vite, et avec une expression particulière qu’il courait certainement annoncer qu’on avait découvert en ville un très grand criminel.

Ivan Dmîtritch frissonnait à tout heurt à la porte, à tout coup de sonnette, et languissait dès qu’il apercevait un inconnu chez sa propriétaire. Quand il rencontrait des policiers ou des gendarmes, il se mettait à sourire et à siffler pour paraître calme d’esprit. Craignant d’être arrêté, il ne dormait pas les nuits d’un somme, mais il faisait semblant de dormir bien fort, de ronfler et de soupirer, pour que sa logeuse crût qu’il dormait. C’est que, s’il ne dort pas, on pensera que ce sont les remords qui l’agitent : quelle preuve éclatante ! Les faits, et la saine logique, devraient le convaincre que toutes ces craintes sont absurdes et pur effet de la névropathie ; qu’il n’y a, à prendre les choses au pire, quand on a la conscience tranquille, rien d’effrayant à être arrêté et mis en prison, mais plus il raisonnait avec logique, plus ses angoisses mortelles s’accroissaient !… C’était tout à fait comme ce que l’on raconte d’un ermite qui voulait s’ouvrir une petite clairière dans une forêt : plus il travaillait de la hache, plus la forêt repoussait dru. Ivan Dmîtritch, à la fin, voyant que rien n’y faisait, cessa complètement de raisonner et s’abandonna tout entier au désespoir et à la peur.

Il se mit à s’isoler et à fuir les gens. Sa fonction déjà lui déplaisait ; elle lui devint insupportable. Il redouta qu’on ne lui tendît quelque piège, qu’on ne lui glissât dans sa poche de l’argent volé et qu’ensuite on ne le convainquît de l’avoir reçu par corruption, ou il craignit de faire lui-même sur du papier timbré quelque erreur équivalant à une fraude, ou de perdre de l’argent qu’on lui aurait confié. L’étrange est que jamais sa pensée n’avait été si souple et si inventive qu’elle le fut soudain, pour lui suggérer chaque jour mille raisons variées de s’inquiéter pour sa liberté et pour son honneur. Par contre, son intérêt pour les livres et pour les choses extérieures diminua sensiblement, et sa mémoire commença à lui faire souvent défaut.

Au printemps, quand la neige disparut, on trouva dans un ravin, près du cimetière, les cadavres à demi pourris d’une vieille et d’un jeune garçon portant les traces d’une mort violente. Dans la petite ville, il ne fut question que de ces cadavres, et des assassins restés inconnus. Ivan Dmîtritch, pour que personne ne le soupçonnât, se promenait en souriant, et quand il rencontrait quelqu’un de connaissance il pâlissait, rougissait, et se mettait à affirmer qu’il n’y a pas de crime plus lâche que d’assassiner des êtres faibles et sans défense. Mais cette feinte le fatigua vite, et, après avoir réfléchi, il décida que dans sa position, ce qu’il avait de mieux à faire était de se cacher dans la cave de sa propriétaire. Il y resta blotti deux jours et une nuit, eut très froid, et, ayant longuement attendu le crépuscule, il se glissa comme un voleur dans sa chambre. Il y demeura sans bouger, tout au milieu, debout aux écoutes, jusqu’à l’aube. Le matin, il vint des fumistes dans la maison. Ivan Dmîtritch savait qu’ils venaient pour refaire le poêle de la cuisine, mais la peur lui souffla que c’étaient des policiers déguisés en fumistes. Il sortit à pas de loup de son logement, et, saisi de peur, s’enfuit dans la rue sans chapeau ni redingote. Les chiens se jetèrent sur lui en aboyant ; un moujik criait ; l’air lui siffla dans les oreilles ; il sembla à Ivan Dmîtritch que toute la violence du monde s’abattait sur lui et le poursuivait.

On l’arrêta, on le ramena chez lui, et on envoya chercher le médecin. Le docteur André Efîmytch, dont il va être question plus loin, prescrivit de lui mettre sur la tête des compresses froides avec des gouttes de laurier-cerise, hocha la tête tristement, et sortit en disant à la logeuse qu’il ne reviendrait plus parce qu’il ne faut pas gêner les gens en train de perdre l’esprit. Ivan Dmîtritch n’avait pas d’argent : on l’envoya bientôt à l’hôpital, où on le mit dans la salle des vénériens. Il ne dormait pas les nuits, avait des lubies et dérangeait les malades ; sur l’ordre du docteur on ne tarda pas à le transférer à la salle 6.

Au bout d’un an, on avait, en ville, complètement oublié Ivan Dmîtritch. Et ses livres que sa propriétaire avait entassés dans un traîneau, sous un hangar, avaient été pillés un à un par les gamins.

IV



Le voisin de gauche d’Ivan Dmîtritch était, comme je l’ai dit, le juif Moïseïka. Son voisin de droite était un moujik, noyé de graisse, presque sphérique, au visage hébété et stupide. C’était une brute inerte, vorace et sale, ayant perdu depuis longtemps déjà toute faculté de penser et d’éprouver la moindre sensation. Il sortait de lui une pestilence continuelle, suffocante et aiguë.

Nikîta, chargé de faire disparaître ses incongruités, le battait furieusement à tour de bras, sans ménager ses poings. L’effrayant n’était pas qu’on le battît (il faut s’habituer à pareille idée), mais bien que cette brute ne fît, à ces coups, ni un cri, ni un mouvement, ni le moindre signe des yeux, et se mît seulement à se balancer de droite à gauche comme un tonneau.

Le cinquième et dernier habitant de la salle 6 avait été employé comme trieur de lettres dans un bureau de poste. C’était un petit blond, maigrelet, à bonne figure un peu rusée. À en juger par ses yeux calmes et intelligents qui regardaient joyeusement et clairement, c’était un malin qui possédait un secret fort agréable et important. Il avait sous son matelas et sous son oreiller quelque chose qu’il ne montrait à personne, non de crainte qu’on ne le lui enlevât ou qu’on ne le lui volât, mais par modestie. Il allait parfois à la fenêtre, et, tournant le dos à ses compagnons, il s’agrafait quelque chose sur la poitrine qu’il contemplait la tête courbée. Si, à ce moment-là, on s’approchait de lui, il se troublait et arrachait vite ce quelque chose de la poitrine. Il n’est pas difficile de deviner son secret.

– Félicitez-moi ! disait-il souvent à Ivan Dmîtritch ; je suis décoré de l’ordre de Saint-Stanislas de deuxième classe avec l’étoile. On ne donne la deuxième classe avec l’étoile qu’aux étrangers ; mais on a voulu faire exception pour moi, je ne sais pourquoi ! (Et il souriait, levant les épaules avec perplexité.) J’avoue que je ne m’y attendais pas !

– Je n’y comprends rien non plus, déclarait Ivan Dmîtritch sombrement.

– Et savez-vous ce que j’obtiendrai tôt ou tard ? ajoutait l’ancien trieur de lettres, clignant les yeux. On me donnera sûrement l’Étoile du Nord suédoise. C’est un ordre qui vaut la peine qu’on le demande. La croix est blanche et le ruban noir. C’est très joli.

Il n’est probablement nulle part ailleurs une vie aussi monotone que celle qui se vit à l’annexe. Le matin, les malades, à l’exception du paralytique et du moujik obèse, vont se laver dans le vestibule dans un grand baquet, et s’essuient aux basques de leur capote. Ensuite, ils boivent, dans des gobelets d’étain, du thé que Nikîta va leur chercher dans le bâtiment principal. Chaque malade a droit à un gobelet. À midi, ils mangent de la soupe aux choux aigres et du gruau de blé noir. Le soir, ils mangent le gruau qui est resté du repas du matin. Dans l’intervalle, ils restent couchés, dorment, regardent par la fenêtre et vont d’un coin à un autre. Ainsi, chaque jour, l’ancien trieur de lettres parle de ses ordres honorifiques.

On voit rarement de nouvelles figures à la salle 6. Le docteur, depuis longtemps, ne reçoit plus de malades, et il y a peu de gens qui aiment à visiter les maisons de fous.

Deux ou trois fois par mois, il vient à l’annexe un barbier nommé Sémione Lazârytch. Comment il coupe les cheveux aux fous, comment il aide Nikîta, et dans quelle excitation entrent les malades à chaque apparition du barbier ivre et souriant, nous ne pourrions le dire.

Le barbier excepté, personne n’entre à l’annexe. Les malades sont condamnés à voir chaque jour le seul Nikîta.

Pourtant un bruit assez étrange se répandit dans l’hôpital. Le bruit se répandit que le docteur s’était mis à visiter la salle 6.

V



Bruit étrange !

Le docteur André Efîmytch Râguine était un homme extraordinaire en son genre. On prétendait que dans sa première jeunesse, il fut très pieux et se destinait à être pope, et qu’à sa sortie du gymnase, en 1863, il eut l’intention d’entrer à l’Académie ecclésiastique. Mais son père, docteur en médecine et chirurgien, se serait moqué de lui de façon acerbe et lui aurait catégoriquement déclaré qu’il ne le regarderait plus comme son fils s’il devenait prêtre. Jusqu’à quel point cela est-il vrai, nous l’ignorons. En tout cas, André Efîmytch avoua maintes fois qu’il n’avait jamais eu de vocation pour la médecine, ni pour les sciences. Il ne se fit pas ordonner prêtre lorsqu’il eut fini sa médecine ; il ne faisait aucune montre de piété, et dès le début de sa carrière médicale, il ressembla aussi peu à un homme d’église que jamais.

L’extérieur, chez lui, était lourd et grossier comme celui d’un moujik. Son visage, sa barbe, ses cheveux plats, sa complexion robuste et gauche faisaient songer à quelque tenancier de traktir sur la grande route, gros mangeur, buveur et pas commode. Sa figure bourrue, rude, était couverte de veines bleues ; son nez était rouge et ses yeux petits. Grand et large d’épaules, il avait de grands pieds et de grandes mains. Il semblait que d’un coup de poing, il vous eût assommé ; mais sa démarche était posée, son allure circonspecte et insinuante. Si vous le rencontriez dans un corridor étroit, il s’arrêtait toujours le premier pour vous faire place, et vous demandait : « Pardon ! » non de la voix forte de basse que vous eussiez attendue d’après sa taille, mais d’une voix de ténor douce et grêle. Une petite tumeur sur le cou l’empêchait de mettre des faux cols empesés raide, et il portait des chemises souples, de toile ou d’indienne. Au reste, il ne s’habillait pas comme un docteur. Il portait dix ans le même costume, et, quand il en achetait un neuf chez quelque juif, ce vêtement paraissait tout de suite aussi porté et aussi fripé que l’ancien. Il consultait ses malades, prenait ses repas et faisait ses visites avec la même et unique redingote. Il en agissait ainsi non par avarice, mais par complète insouciance de sa tenue.

À son arrivée en ville pour entrer en fonctions, André Efîmytch trouva « l’établissement de charité » dans une situation déplorable. Dans les salles, dans les corridors et jusque dans la cour de l’hôpital, il était difficile de respirer, tant cela infectait. Les garçons de l’hôpital, les infirmiers et leurs enfants couchaient dans les salles, pêle-mêle avec les malades. On se plaignait que les blattes, les punaises et les souris rendissent la vie intenable. Dans les salles de chirurgie, on ne pouvait pas se débarrasser de l’érysipèle. Il n’y avait dans tout l’hôpital que deux scalpels, et pas un thermomètre. On mettait les pommes de terre dans les baignoires. Le surveillant, la lingère et l’aide-chirurgien volaient. On racontait que le prédécesseur d’André Efîmytch vendait en secret l’alcool de l’hôpital et qu’il s’était fait parmi les infirmières et les malades un véritable harem. En ville, on connaissait ces abus et même on les exagérait, mais on les supportait sans crier. Les uns pensaient que les hôpitaux ne servent qu’aux petits bourgeois et aux moujiks, qui n’ont pas à se plaindre, car ils seraient chez eux plus mal qu’à l’hôpital. Fallait-il donc les nourrir de gelinottes rôties ?… D’autres disaient qu’il était impossible à une ville seule, sans le secours du zemstvo, d’entretenir un bon hôpital. C’était déjà très beau, qu’il y en eût un mauvais ! Et le zemstvo n’ouvrait de nouveaux hôpitaux ni dans la ville, ni ailleurs, sous le prétexte qu’il en existait un en ville.

Après avoir examiné l’hôpital, André Efîmytch conclut que c’était un établissement scandaleux, et dangereux au plus haut point pour la santé des habitants de la ville. À son avis, ce qu’il y avait de mieux à faire était de licencier tous les malades et de fermer l’hôpital. Mais il réfléchit que, pour cela, une seule volonté ne suffisait pas et que ce serait d’ailleurs inutile. Si l’on parvient à chasser d’un endroit la saleté physique et morale, elle se réfugie ailleurs. Il faut attendre qu’elle disparaisse d’elle-même. Et puis, si des gens s’étaient décidés à fonder un hôpital et le toléraient chez eux, c’est qu’il le leur fallait. Les préjugés, et toutes les saletés et vilenies de chaque jour sont nécessaires ; ils finissent par se changer, au bout du compte, en quelque chose de bon, comme le fumier se transforme en terreau. Il n’est ici-bas rien de si parfait qu’on n’y trouve à l’origine une malpropreté.

André Efîmytch parut donc accepter le désordre avec assez d’indifférence. Il demanda seulement aux employés de l’hôpital et aux infirmières de ne pas coucher dans les salles, et fit faire deux armoires pour les instruments. L’intendant, la lingère, l’aide-chirurgien et l’érysipèle demeurèrent en place.

André Efîmytch aimait par-dessus tout l’intelligence et l’honnêteté, mais il n’avait pas assez de caractère et de confiance dans le droit pour instaurer autour de lui une vie intelligente et honnête. Ordonner, refuser, contraindre, il ne le savait positivement pas. On eût dit qu’il avait fait vœu de ne jamais élever la voix et de ne jamais employer le mode impératif. Il lui était difficile de dire : « Donne » ou : « Porte » ; quand il voulait manger, il disait à sa cuisinière, toussotant d’un air indécis : « Si l’on me donnait du thé », « Si je dînais » ? Dire au surveillant de l’hôpital de cesser de voler, le chasser, ou supprimer sa fonction d’une inutilité parasitaire, c’était entièrement au-dessus de ses forces. Quand on le flagornait, qu’on lui mentait, quand on lui présentait à signer quelque compte odieusement faux, il devenait rouge comme une écrevisse et se sentait coupable ; mais il signait le compte. Quand les malades se plaignaient de la faim ou des mauvais traitements de leurs infirmières, il était tout confus et murmurait d’un air de faute : « Bon, bon, nous verrons cela… Il doit y avoir un malentendu… »

Dans les premiers temps, André Efîmytch travailla avec beaucoup de zèle. Chaque matin, jusqu’après midi, il consultait et opérait, et allait même faire des accouchements en ville. Les dames disaient qu’il était très attentionné et qu’il diagnostiquait fort bien les maladies, surtout celles des femmes et des enfants. Mais à la longue, la médecine l’ennuya manifestement par sa monotonie et par son inefficacité tangible. Vous consultez aujourd’hui trente malades, demain il y en aura trente-cinq ; après-demain quarante. Ainsi de jour en jour, et d’année en année. La mortalité, pourtant, ne diminue pas, et les malades ne cessent de venir. Donner une aide sérieuse à quarante malades que vous voyez avant dîner, c’est physiquement impossible : quoi que vous en ayez, ce n’est donc que duperie. Si, au bout de l’année, d’après les relevés, il est venu à la consultation douze mille malades, vous avez, à raisonner simplement, trompé douze mille personnes. Isoler dans une salle les gens sérieusement malades et s’occuper d’eux selon les règles de la science, c’est aussi impossible ; car il y a bien des règles, mais pas de science. Et si, cessant de philosopher, on suit les règles à la lettre, comme le font la majorité des médecins, il faut sur toute chose de la propreté et de l’aération, et non pas de malpropreté ; il faut une nourriture saine et non pas de puantes soupes aux choux aigres ; il faut enfin d’honnêtes collaborateurs et non pas des voleurs…

Et, en somme, pourquoi empêcher les gens de mourir, puisque la mort est la fin normale et préétablie de chacun ? Qu’y aura-t-il donc de changé, quand un marchand ou un fonctionnaire aura traîné cinq à dix années de plus que de raison ?… Et si l’on met la fin de la médecine à adoucir la souffrance par des remèdes, la question suivante se pose aussitôt malgré vous : pourquoi adoucir la souffrance ? On dit que la souffrance conduit l’homme à la perfection. Si l’humanité se met à adoucir ses souffrances par des pilules et des gouttes, elle rejette par là toute religion et toute philosophie dans lesquelles on a trouvé jusqu’à présent non seulement un refuge contre tous les maux, mais même le bonheur. Pouchkine, avant sa mort, éprouva des souffrances horribles ; le pauvre H. Heine resta paralysé des années entières ; pourquoi donc ne pas laisser souffrir un peu un André Efîmytch ou quelque Matriôna Sâvvichna dont la vie serait, sans la souffrance, entièrement vide, telle une page blanche, et semblable à celle des amibes ?

Accablé par de semblables raisonnements, André Efîmytch perdit courage et se mit à ne plus venir à l’hôpital chaque jour.

VI



Voici comment sa vie se passait.

Il se levait d’ordinaire à huit heures, s’habillait et buvait du thé. Puis il se mettait à lire dans son cabinet, ou allait à l’hôpital. Les malades du dehors l’y attendaient, dans le petit corridor étroit et sombre. Il passait devant eux des employés de l’hôpital, battant de leurs bottes le pavé de briques ; il passait des malades hâves, en capotes bleues ; on emportait des vases de nuit ; on enlevait des cadavres ; des enfants pleuraient ; il soufflait des courants d’air. André Efîmytch sait que, pour des tuberculeux et en général pour toutes sortes de malades impressionnables, une attente dans de pareilles conditions est un martyre. Mais qu’y faire ? Il trouve dans la salle de consultation son aide Serge Serguiéitch, petit homme replet, au visage rebondi, reluisant et rasé, aux manières aisées et affables, plus semblable, en ses vêtements amples et neufs, à un sénateur qu’à un aide-chirurgien. Serge Serguiéitch porte des cravates blanches, a une grosse clientèle, et se regarde comme infiniment supérieur à André Efîmytch qui n’a plus de clientèle.

Il y a, dans un coin de la salle de consultation, une grande Image encadrée, devant laquelle pend une lourde lampe. Auprès, est un petit autel portatif, recouvert d’une housse blanche. Des portraits d’évêques, des vues du monastère de Sviatogorsk, et des couronnes sèches de bleuets sont suspendus aux murailles. Serge Serguiéitch est dévot et aime l’appareil religieux : l’Image a été mise à ses frais dans la salle de visite. Les dimanches, à son instigation, un malade lit à haute voix les litanies et après cette lecture, Serge Serguiéitch passe lui-même dans les salles avec un petit encensoir et encense les malades.

Comme il y a beaucoup de malades et qu’on a peu de temps, on se borne à un bref interrogatoire de chacun et on lui remet quelque remède vague, comme de la pommade calmante ou de l’huile de ricin. André Efîmytch est assis, pensif, la tête appuyée sur le poing, et pose des questions machinales. Serge Serguiéitch, assis lui aussi, se frotte les mains et intervient de temps à autre.

– « Nous souffrons et nous endurons la nécessité parce que nous invoquons mal la miséricorde de Dieu, déclare-t-il ; oui ! »

Durant toute la visite, André Efîmytch ne fait aucune opération. Il a perdu depuis longtemps l’habitude d’en pratiquer, et la vue du sang l’impressionne désagréablement. Quand il fait ouvrir la bouche à un enfant pour lui regarder la gorge et que l’enfant se met à crier et à se défendre de ses petites mains, les oreilles du docteur bourdonnent, la tête lui tourne et des larmes lui viennent aux yeux. Il se dépêche de formuler son ordonnance et fait signe à la mère d’emporter l’enfant le plus vite possible.

La timidité des malades, leur stupidité, la présence du pieux Serge Serguiéitch, les portraits sur les murs, et jusqu’à ses propres questions qu’il répète depuis plus de vingt ans déjà, ont vite fait de l’énerver ; il part quand il a consulté cinq ou six malades. Son aide finit la consultation.

Songeant que, grâce à Dieu, il n’a plus depuis longtemps de clientèle particulière et que personne ne viendra le déranger, André Efîmytch rentre chez lui, s’assied immédiatement à sa table de travail et se met à lire. Il lit beaucoup et toujours avec une grande satisfaction ; la moitié de son traitement passe à acheter des livres, et, des six pièces de son logement, trois sont encombrées de livres et de vieux journaux. Il aime surtout les livres d’histoire et de philosophie. En ce qui concerne la médecine, il n’est abonné qu’au Médecin (Vratch), qu’il commence toujours à lire à rebours. Sa lecture se prolonge plusieurs heures sans interruption et ne le fatigue pas. Il lit avec moins de hâte et de fougue que ne le faisait jadis Ivan Dmîtritch : il lit, au contraire, lentement, avec pénétration, s’arrêtant aux endroits qui lui plaisent ou qu’il ne saisit pas. Il a auprès de lui, quand il lit, un carafon de vodka, un concombre salé ou des pommes fermentées, posées à nu, sans assiette, sur le tapis de la table. Chaque demi-heure, sans lever les yeux de dessus son livre, il se verse un petit verre de vodka et le boit ; puis, toujours sans regarder, il atteint en tâtonnant le concombre et en grignote un morceau.

À trois heures, il va avec circonspection à la porte de la cuisine, toussote et dit :

– Dâriouchka, si l’on me faisait dîner…

Après son repas, assez mauvais, et peu propre, André Efîmytch marche dans sa chambre, les bras croisés, et songe. Il sonne quatre heures, puis cinq heures. André Efîmytch marche toujours et songe. De temps à autre, la porte de la cuisine grince, et le visage rouge et endormi de Dâriouchka apparaît.

– André Efîmytch, n’est-il pas temps de vous servir la bière ? demande-t-elle d’un air soucieux.

– Non, pas encore, répond André Efîmytch. J’attendrai… J’attendrai encore…

Vers le soir, arrive, habituellement, le maître de poste Michel Avériânytch, le seul homme de la ville dont la société ne déplaise pas à André Efîmytch. Michel Avériânytch fut autrefois un très riche propriétaire et servit dans la cavalerie, mais, s’étant ruiné, il dut, sur ses vieux jours, entrer dans l’administration des postes. Il a l’air actif et bien portant ; il a d’amples favoris gris, de bonnes manières, et une grosse voix agréable. Il est bon et sensible, mais emporté. Quand, à la poste, quelqu’un réclame, ne se rend pas à ce qu’on lui dit, et commence à discuter, Michel Avériânytch devient pourpre, tremble de tout le corps et crie d’une voix terrible : « Taisez-vous ! » Aussi, depuis longtemps, le bureau de poste a, en ville, la réputation d’un endroit où il ne fait pas bon aller. Michel Avériânytch estime et aime André Efîmytch pour sa culture intellectuelle et pour sa noblesse d’âme ; il le prend de haut avec tous les autres habitants de la ville, comme avec ses subordonnés.

– Me voici ! dit-il en entrant chez le docteur. Bonsoir, mon cher ! Je vais encore vous déranger, n’est-ce pas ?

– Du tout ; au contraire, très heureux ! lui répond le docteur. Je suis toujours très heureux de vous voir.

Les deux amis s’assoient sur le divan et fument quelque temps sans rien dire.

– Dâriouchka, si l’on nous donnait de la bière ! dit André Efîmytch.

Ils boivent la première bouteille aussi sans parler ; le docteur médite ; Michel Avériânytch a l’air animé et joyeux d’un homme qui a quelque chose de très intéressant à raconter. C’est néanmoins toujours le docteur qui commence la conversation.

– Comme il est regrettable, dit-il d’une voix lente et paisible, secouant la tête sans regarder son interlocuteur (il ne regarde jamais personne dans les yeux) ; comme il est profondément regrettable, estimé Michel Avériânytch, que, dans notre ville, il n’y ait aucune personne capable de soutenir une conversation intelligente et intéressante, et qui aime la conversation ! C’est pour nous une grande privation. Les gens cultivés eux-mêmes ne s’y élèvent pas au-dessus du terre à terre ; leur niveau mental n’est pas beaucoup supérieur à celui de la basse classe.

– Parfaitement exact ; je suis de votre avis.

– Vous daignez reconnaître, continue le docteur au bout d’un instant, que tout, dans ce monde, hormis les hautes manifestations abstraites de l’esprit humain, est sans intérêt ni importance. L’esprit dresse une haute barrière entre l’animal et l’homme, fait songer à la divinité de la nature humaine et remplace en un certain point l’immortalité qu’elle n’a pas. Partant, l’esprit est la seule source possible de jouissance. Nous ne voyons, ni n’entendons autour de nous, rien de spirituel, donc nous sommes privés de jouissance. Il nous reste les livres ; mais c’est tout autre chose que la conversation et que le commerce des hommes. Si vous me permettez de faire une comparaison qui n’est peut-être pas entièrement juste, les livres, c’est le cahier de musique, mais la conversation c’est le chant.

– Parfaitement exact !

Il se fait un silence. Dâriouchka quitte sa cuisine, et, avec l’expression d’une affliction stupide, la tête appuyée sur le poing, vient se placer sur le seuil de la porte pour écouter.

– Hélas ! soupire Michel Avériânytch ; qu’attendre de l’esprit de nos contemporains !

Il se met à conter comment on vivait autrefois joyeusement, sainement, et d’intéressante façon, quelle classe intellectuelle, sensée, il y avait en Russie, et jusqu’où elle avait porté les idées d’honneur et d’amitié… On prêtait de l’argent sans billet, et on regardait comme un opprobre de ne pas tendre une main secourable à un compagnon dans le besoin. Et quels combats ! quels compagnons ! quelles femmes ! Le Caucase est un merveilleux pays ! Il y avait la femme d’un chef de bataillon, – étrange femme ! – qui prenait des habits d’officier et s’en allait la nuit dans les montagnes, seule, sans guide. On disait qu’elle avait un roman dans un aoul (village) avec un prince.

– Reine des cieux, notre mère !… soupire Dâriouchka.

– Et comme on buvait ! comme on mangeait ! Quels libéraux déterminés il y avait alors !

André Efîmytch écoutait et n’entendait point. Il pensait à on ne sait quoi, et humait de la bière.

– Maintes fois, dit-il tout à coup, interrompant Michel Avériânytch, je songe à des gens d’esprit et à des conversations avec eux. Mon père me donna une bonne instruction, mais, sous l’influence des idées de 1860, il me fit faire ma médecine. Il me semble que si je ne l’avais pas écouté, je serais maintenant au centre du mouvement intellectuel, professeur à quelque faculté. Vous me direz que l’esprit non plus n’est pas éternel, qu’il passe lui aussi ; mais vous savez bien pourquoi j’éprouve un faible pour lui ! La vie est un piège ennuyeux. Quand l’homme pensant atteint son âge viril et entre dans sa conscience réfléchie, il se sent malgré lui comme dans un piège sans issue. Il est, en effet, contre sa volonté, appelé, par on ne sait quel hasard, du non-être à la vie… Pourquoi ?… Il veut connaître la pensée et le but de son existence ; on ne les lui dit pas, ou on lui dit des insanités. Il frappe, on ne lui ouvre pas. Enfin, vient la mort, – aussi contre sa volonté !… Et voilà, de même qu’en prison des gens liés par un malheur commun le sentent un peu moins, quand ils sont ensemble, ainsi, on s’aperçoit moins du piège de la vie, quand des gens portés à l’analyse et aux généralisations se trouvent réunis et passent le temps à échanger des idées libres et hardies : en ce sens, l’esprit est la jouissance incomparable.

– Parfaitement exact !

Sans regarder son interlocuteur, avec des pauses, et doucement, André Efîmytch continue à parler des gens d’esprit et de leur conversation ; Michel Avériânytch l’écoute avec attention et acquiesce :

– Parfaitement exact !

– Vous ne croyez pas à l’immortalité de l’âme ? demande tout à coup le maître de poste.

– Non, estimable Michel Avériânytch, je n’y crois pas, et n’ai aucune raison d’y croire.

– Il faut avouer que moi aussi je doute. Et pourtant il est en moi comme un sentiment que je ne mourrai jamais ! « Allons, me dis-je, vieux barbon, il est temps de mourir ! » Et dans mon âme, une petite voix crie : « N’en crois rien, tu ne mourras pas… »

Un peu après neuf heures Michel Avériânytch quitte son ami. Mettant sa pelisse dans l’antichambre, il dit en soupirant :

– Tout de même, dans quel sale trou nous a placés le destin !… Le plus triste est qu’il faudra y finir nos jours… Hélas !

VII



Ayant accompagné son ami, André Efîmytch se rassied à sa table et recommence à lire. Aucun bruit ne trouble la paix du soir et le silence de la nuit. Il semble que le temps s’arrête et se fige, comme le docteur sur son livre, et qu’en dehors de ce livre et de la lampe à abat-jour vert, il n’existe plus rien. La face rustaude du docteur s’illumine peu à peu d’un sourire d’extase et d’attendrissement à l’idée du progrès de l’esprit humain. « Oh ! pourquoi l’homme n’est-il pas immortel ? songe-t-il. À quoi bon les centres cérébraux et les circonvolutions ? À quoi bon la vue, la parole, la conscience, le génie, s’il est prescrit à tout cela de retourner à la terre et de se refroidir à la fin des fins avec l’écorce terrestre, et d’être ensuite emporté sans but et sans pensée avec la terre autour du soleil des millions et des millions d’années ? Il n’était pas besoin d’évoquer l’homme du néant et de le guinder à sa raison si haute et presque divine, pour ensuite – par littérale dérision – le retourner à son argile.

« Les transformations de la matière !… Quelle lâcheté de se consoler par ce succédané de l’immortalité !… Les mouvements inconscients de la nature sont inférieurs même à la stupidité humaine, car il reste toujours dans cette stupidité quelque conscience et quelque volonté, et dans les mouvements de la nature, il n’y a rien. Et pourtant on dit à l’esprit : « Calme-toi, ton être décomposé donnera la vie à d’autres organismes. » C’est lui dire : « Tu deviendras inférieur à la stupidité même. » Seul un lâche, ayant en face de la mort plus de peur que de dignité, peut se consoler par cela que son corps revivra dans l’herbe, dans les pierres, dans les crapauds… Placer son immortalité dans l’évolution de la matière est aussi étrange que de prédire un brillant avenir à un écrin, quand le violon précieux qu’il contient sera brisé et hors d’usage. »

Quand des heures sonnent, André Efîmytch s’appuie au dos de son fauteuil et ferme les yeux pour réfléchir un peu. Et soudain, sous l’influence des belles pensées qu’il vient de lire, il jette un regard sur son passé et sur le présent. Et le présent lui semble pareil au passé !… Il sait que tandis que ses pensées le portent au temps du refroidissement de la terre, tout près de lui, dans le grand bâtiment de l’hôpital, des gens croupissent dans la souffrance et dans la saleté… L’un d’eux, peut-être, ne dort pas, et se débat contre la vermine ; un autre est infecté d’érysipèle ou geint d’un bandage trop serré. Peut-être aussi les malades jouent-ils aux cartes avec les infirmières et boivent-ils de l’eau-de-vie. Dans le cours de l’année, douze mille personnes ont été abusées : l’œuvre hospitalière tout entière repose, comme il y a vingt ans, sur la fraude, les commérages, les cancans, la camaraderie, et sur le charlatanisme grossier. L’hôpital, comme jadis, offre l’image d’un établissement immoral et des plus malsains. Le docteur sait que, sous les grilles, dans la salle 6, Nikîta rosse les malades, et que Moïseïka va mendier chaque jour en ville…

Il sait parfaitement d’autre part que, dans les vingt-cinq dernières années, il s’est produit dans la médecine un changement fantastique. Lorsqu’il était étudiant, il lui paraissait que la médecine aurait bientôt le sort de l’alchimie et de la métaphysique. Maintenant, au cours de ses lectures, la nuit, la médecine le transporte et éveille en lui de l’admiration et de l’enthousiasme. En effet, quel éclat soudain, quelle révolution ! Grâce à l’antisepsie, on fait des opérations que le grand Pirogov[1] n’osait même pas espérer possibles. Les médecins les plus ordinaires des zemstvos[2] entreprennent des résections de l’articulation du genou. Sur cent laparotomies, il n’y a qu’un cas mortel. L’opération de la pierre est une telle bagatelle qu’on ne daigne même plus écrire sur ce sujet. La syphilis se guérit radicalement. Ah ! la théorie de l’hérédité, l’hypnotisme, les découvertes de Pasteur et de Koch, l’hygiène avec statistique et notre médecine russe de campagne !… La psychiatrie et la classification actuelle des maladies, les méthodes de diagnostic et de thérapeutique, c’est, en comparaison de ce qui existait, un véritable Elbrouz. Maintenant on ne douche plus les fous et on ne leur met plus la camisole de force ; on les traite humainement, et même, comme on l’écrit dans les journaux, on organise pour eux des bals et des spectacles. André Efîmytch sait que, dans les façons actuelles de voir et de faire, une abomination comme la salle 6 n’est tout au plus possible que dans quelque petite ville à deux cents verstes de toute voie ferrée, où le maire et tous les conseillers municipaux sont de petits bourgeois à demi illettrés, voyant dans le médecin un augure qu’il faut écouter quand bien même il nous verserait dans la bouche du plomb fondu. En tout autre lieu, le public et la presse auraient depuis longtemps démoli une si affreuse Bastille.

« Bah ! se dit André Efîmytch rouvrant les yeux, après tout, qu’est-il resté de tout cela ?… Ni l’antisepsie, ni Koch, ni Pasteur n’ont pu changer la nature des choses ! La morbidité et la mortalité sont les mêmes. On donne des bals et des spectacles aux fous, mais on ne les met toujours pas en liberté. En somme, tout est vanité et absurdité. Entre mon hôpital et la meilleure clinique de Vienne, il n’y a, au fond, aucune différence. »

Malgré tout, l’affliction et une sorte d’envie l’empêchent de rester impassible ; la fatigue y a peut-être sa part. Sa tête alourdie s’incline sur son livre ; il soutient son visage de ses mains, et pense :

« Je fais une besogne nuisible et je reçois de l’argent des gens que je trompe : je ne suis pas honnête ! Mais, voyons, par moi-même, que suis-je ? Je ne suis qu’un facteur du mal social inévitable ! Tous les fonctionnaires de district ne font que du mal et reçoivent de l’argent sans raison… Je ne suis donc pas personnellement coupable de ma malhonnêteté, c’est le temps… Si j’étais né deux cents ans plus tard, j’aurais été autre. »

Lorsque sonnent trois heures, André Efîmytch éteint sa lampe et va se coucher : il n’a pas envie de dormir.

VIII



Il y a deux ans, le zemstvo se piqua de générosité et vota 300 roubles par an pour l’augmentation du personnel médical de l’hôpital. Un médecin de district, Eugène Fiôdorovitch Khôbotov, fut adjoint à André Efîmytch. C’était un très jeune homme ; il n’avait pas encore trente ans. Brun et de haute taille, avec de larges pommettes et de petits yeux, il devait avoir dans son ascendance du sang tatare ou finnois. Il arriva en ville sans un sou vaillant, flanqué d’une petite valise, et d’une jeune femme assez laide, qu’il donnait pour sa cuisinière. La jeune femme nourrissait un enfant, Eugène Fiôdorovitch portait une casquette à visière et de hautes bottes, et l’hiver une demi-pelisse de moujik.

Il lia amitié avec Serge Serguiéitch et avec l’économe. Il traita tous les autres fonctionnaires, on ne sait pourquoi, d’aristocrates, et se tint éloigné d’eux. Il n’avait chez lui qu’un seul livre : Les Nouvelles ordonnances de la clinique de Vienne pour l’année 1881. Il portait toujours ce livre avec lui quand il allait voir un malade. Le soir, au club, il jouait au billard ; il n’aimait pas les cartes. Il affectionnait lancer dans le discours des mots comme « cannetille », « truc au vinaigre », « cesse d’accumuler des ombres, » etc.…

Il venait à l’hôpital deux fois par semaine, parcourait les salles, et faisait la consultation. Le manque complet d’antisepsie et l’application de ventouses le révoltaient, mais il n’introduisait pas les nouvelles méthodes, craignant de froisser André Efîmytch. Il le considérait comme un vieux coquin, le croyait extrêmement riche et l’enviait en secret. Il aurait bien voulu sa place.

IX



Un soir de la fin de mars, comme il n’y avait déjà plus de neige sur la terre et que les sansonnets chantaient dans le jardin de l’hôpital, André Efîmytch sortit pour accompagner son ami le maître de poste jusqu’à la grand’porte de l’hôpital. Il y rencontra Moïseïka qui rentrait. Le juif était sans chapeau, les pieds nus dans des caoutchoucs, et il portait un petit sac plein des aumônes qu’on lui avait faites.

– Donne-moi un petit kopek ! demanda-t-il au docteur, tremblant de froid, et souriant.

André Efîmytch, qui ne savait pas refuser, lui donna un grievenik ; et il songea, voyant les pieds nus de Moïseïka, aux chevilles rouges et maigres :

– Comme c’est pitoyable ! Il y a tant de boue !

Mû par un sentiment mixte de piété et de dégoût, il suivit le juif dans l’annexe de l’hôpital, regardant tantôt sa tête chauve et tantôt ses chevilles.

À l’entrée du docteur, Nikîta se leva brusquement de dessus le tas de vieilles bardes et prit l’attitude militaire.

– Bonjour, Nikîta, lui dit doucement André Efîmytch. Est-ce qu’on ne pourrait pas donner des bottes à ce juif ? Il finira par s’enrhumer.

– Bien, Votre Noblesse ; j’en parlerai à l’économe.

– Je t’en prie : demande-lui cela en mon nom. Tu lui diras que je l’ai demandé.

La porte du vestibule conduisant à la salle 6 était ouverte ; Ivan Dmîtritch, soulevé sur son lit, tendant l’oreille, écoutait, plein d’alarmes, cette voix qu’il n’était pas accoutumé à entendre. Il reconnut tout à coup la voix du docteur, se mit à trembler de colère, se jeta à bas de son lit, et, les yeux égarés, le visage rouge et mauvais, se précipita au milieu de la salle.

– Le docteur est venu ! s’écria-t-il, en éclatant de rire. Enfin !… messieurs, je vous félicite ! Le docteur nous honore de sa visite !… Maudite canaille ! vociféra-t-il, dans un accès de délire comme on ne lui en avait jamais vu. Il faut tuer cette canaille ! Non, ce n’est pas assez de la tuer ! Il faut la noyer dans les cabinets !

André Efîmytch, l’entendant, regarda dans la salle, et lui demanda doucement :

– Pourquoi ?

– Pourquoi ? cria Ivan Dmîtritch marchant sur lui d’un air terrible et se drapant convulsivement dans sa capote. Pourquoi ? Voleur ! fit-il avec dégoût, avançant les lèvres comme s’il voulait cracher. Charlatan ! Bourreau !

– Calmez-vous, dit André Efîmytch, souriant d’un air coupable. Je vous assure que je n’ai jamais rien pris, et, pour le reste, je crois que vous exagérez fortement. Je vois que vous êtes fâché contre moi. Calmez-vous, je vous en prie, si vous le pouvez, et dites-moi posément pourquoi vous voulez me tuer ?

– Pourquoi me gardez-vous ici ?

– Parce que vous êtes malade.

– Oui, malade. Mais des dizaines, des centaines de fous se promènent en liberté parce que votre ignorance ne sait pas les discerner des gens bien portants ! Pourquoi ces malheureux que voici, et moi, sommes-nous obligés de rester ici pour tous les autres comme des boucs émissaires ? Vous, l’économe, l’aide-chirurgien, et toute votre séquelle hospitalière, êtes, dans l’ordre moral, infiniment au-dessous de nous tous ! Pourquoi donc sommes-nous ici, et vous pas ? Où est la logique ?

– L’ordre moral et la logique n’ont ici rien à voir ; tout dépend des circonstances. Ceux qu’on a envoyés ici y demeurent, et ceux qu’on n’y a pas envoyés se promènent ; voilà tout. Je suis docteur et vous êtes un malade de l’esprit ; il n’y a là dedans ni moralité, ni logique, mais une simple contingence.

– Je ne comprends pas ces sornettes…, dit Ivan Dmîtritch sourdement, et il s’assit sur son lit.

Moïseïka, que Nikîta avait eu peur de fouiller devant le docteur, installa sur son lit des petits morceaux de pain, de papier, et des petits os, et, tout tremblant encore de froid, il commença à débiter quelque chose en hébreu, vite et d’une voix chantante ; il s’imaginait sans doute ouvrir une boutique.

– Laissez-moi partir ! dit Ivan Dmîtritch d’une voix tremblante.

– Je ne puis pas.

– Pourquoi donc cela ? Pourquoi ?

– Parce que ce n’est pas en mon pouvoir… Réfléchissez ! À quoi cela servirait-il que je vous renvoie ? Vous partez : les habitants de la ville ou la police vous saisissent et vous ramènent.

– Oui, c’est vrai…, murmura Ivan Dmîtritch, se frottant le front. C’est horrible ! Mais que faire ? Quoi ?…

La voix d’Ivan Dmîtritch et la mobilité de son visage jeune et intelligent plurent à André Efîmytch. Il voulut lui dire quelque chose d’agréable et le calmer ; il s’assit à côté de lui sur son lit, réfléchit, et dit :

– Vous le demandez : Que faire ? Le mieux, dans votre situation, serait de vous enfuir. Mais, malheureusement, c’est inutile. On vous arrêtera ! Quand la société écarte de soi les criminels et les malades de l’esprit, et, en général, tous les gens qui la gênent, elle est inexorable… Il ne vous reste qu’à vous reposer dans cette pensée que votre séjour ici est nécessaire.

– Il ne sert à personne.

– Du moment qu’il existe des prisons et des asiles d’aliénés, il faut qu’il y ait quelqu’un dedans. Si ce n’est vous, c’est moi ; si ce n’est moi, c’est quelqu’un autre. Dites-vous que dans un avenir lointain il n’y aura plus de prisons et d’asiles d’aliénés ; il n’y aura plus ni fenêtres grillées, ni capotes d’hôpital… Après tout, ce temps viendra tôt ou tard.

Ivan Dmîtritch sourit ironiquement :

– Vous plaisantez ? dit-il, fermant un peu les yeux. Des messieurs comme vous et comme votre aide Nikîta, ne s’inquiètent guère de l’avenir. Mais vous pouvez être assuré, cher monsieur, qu’il viendra des temps meilleurs ! Je puis m’exprimer trivialement, moquez-vous, mais l’aube luira d’une vie nouvelle : la justice triomphera ; il y aura fête dans notre rue ! Je ne le verrai pas ; je serai crevé ; mais les petits-fils de quelqu’un le verront. Je les salue de toute mon âme et je me réjouis. Je me réjouis pour eux ! En avant ! Que Dieu vous aide, mes amis !…

Ivan Dmîtritch, les yeux brillants, se leva et, tendant les mains vers la fenêtre, il poursuivit avec feu :

– De derrière ces grilles, je vous bénis ! Vive la vérité !… Je me réjouis !

– Je ne trouve pas qu’il y ait lieu de se réjouir, dit André Efîmytch, à qui le mouvement d’Ivan Dmîtritch parut théâtral, et qui cependant le goûta… Il n’y aura plus de prisons et d’asiles d’aliénés, et la vérité, comme vous avez daigné le dire, triomphera. Mais voilà ! la nature des choses ne sera point changée. Les lois de la nature resteront les mêmes. Les gens souffriront, vieilliront et mourront comme maintenant ; quelle aube splendide n’aura pas illuminé votre vie, mais au bout du compte, on vous clouera dans le cercueil et on vous jettera dans la fosse !

– Et l’immortalité ?

– Ah ! de grâce !

– Vous n’y croyez pas ; moi j’y crois ! Quelqu’un, Dostoïevsky ou Voltaire, a dit que s’il n’y avait pas de Dieu, il faudrait l’inventer. Et moi je crois fermement que si l’immortalité n’existait pas, le grand esprit de l’homme l’inventerait tôt ou tard.

– C’est bien parlé, dit André Efîmytch, souriant de plaisir. C’est bien de croire ! Avec une pareille croyance on peut vivre en chantant, même emmuré. Vous avez certainement dû recevoir de l’instruction ?

– Oui, j’ai suivi les cours de l’Université, mais je n’ai pas été jusqu’au bout.

– Vous êtes un homme de méditation et de pensée ; où que vous soyez, vous pouvez trouver en vous-même les raisons de vous consoler. Une pensée libre et profonde menant à la compréhension de la vie, et le complet mépris de la stupide vanité du monde, ce sont les deux biens les plus élevés que l’homme puisse connaître. On peut les posséder, même enfermé sous triple grille. Diogène dans son tonneau était plus heureux que tous les rois de la terre.

– Votre Diogène était un idiot, répondit sombrement Ivan Dmîtritch… Que me parlez-vous de Diogène et d’une sorte de compréhension ? fit-il soudain, s’emportant, et sautant à bas de son lit. J’aime la vie ; je l’aime passionnément ! La monomanie de la persécution me torture d’une peur continuelle, soit ! Mais il est des minutes où il me prend une telle soif de vivre que j’ai vraiment peur de perdre la tête. Je désire furieusement vivre ; furieusement !

Il se mit à parcourir la salle avec agitation et dit, baissant la voix :

– Quand je rêve, des visions me poursuivent. Des gens s’approchent de moi, j’entends des voix, de la musique ; il me semble que je me promène dans quelque forêt, au bord de la mer, et je désire avec passion avoir des occupations et des soucis… Dites-moi, demanda brusquement Ivan Dmîtritch : y a-t-il quelque chose de nouveau là-bas ? Que s’y passe-t-il ?

– Désirez-vous savoir ce qui se passe en ville ou dans le monde ?

– Eh bien, dites-moi d’abord ce qui se passe en ville, ensuite vous me direz ce qui se passe ailleurs !

– Bien ! Voyons ?… La vie en ville est mortellement ennuyeuse… Il n’y a personne à qui parler, personne à écouter. Pas de nouveaux venus… Pourtant il est arrivé, il y a peu de temps, un jeune médecin, Khôbotov.

– Il est arrivé quand j’étais encore libre. Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? un malotru ?

– Oui, un homme sans culture. C’est étrange, savez-vous ? À tout prendre, il n’y a pas dans nos grandes villes de stagnation : il y a un mouvement intellectuel ; il devrait y avoir de véritables hommes ; eh bien ! chaque fois qu’on nous envoie de ces gens-là, ils ne sont pas à regarder… Malheureuse ville !

– Oui, malheureuse ville ! soupira Ivan Dmîtritch railleusement. Et ailleurs que se passe-t-il ?… Qu’écrit-on dans les journaux et dans les revues ?

Dans la salle, il faisait déjà sombre. Le docteur se leva et, debout, se mit à raconter ce qu’on écrivait à l’étranger et en Russie, et quel était le mouvement des idées. Ivan Dmîtritch l’écoutait attentivement et le questionnait. Mais tout à coup, comme se souvenant de quelque chose d’horrible, il se prit la tête entre les mains et se coucha sur son lit, tournant le dos au docteur.

– Qu’avez-vous ? lui demanda André Efîmytch.

– Vous n’aurez pas de moi un mot de plus ! lui dit rudement Ivan Dmîtritch ; laissez-moi !

– Pourquoi donc ?

– Je vous dis de me laisser ! Quel démon !

André Efîmytch leva les épaules, soupira et sortit. Arrivé dans le vestibule, il dit :

– Il faudrait mettre un peu d’ordre ici, Nikîta. Cela sent affreusement mauvais.

– Bien, Votre Noblesse.

« Quel agréable jeune homme ! pensa-t-il rentrant chez lui. Depuis que je suis dans cette ville, c’est, je crois, le premier être avec lequel on puisse causer. Il sait raisonner, et il s’intéresse précisément à ce qu’il faut. »

Il se mit à lire et ensuite alla se coucher ; mais tout le temps il ne put penser qu’à Ivan Dmîtritch.

Le matin, en se réveillant, il se souvint qu’il avait fait connaissance la veille avec un homme intéressant et spirituel, et il résolut de retourner le voir dès qu’il pourrait.

X



Ivan Dmîtritch était couché dans la même position que la veille au soir, la tête dans les mains et les jambes repliées. On ne pouvait pas voir son visage.

– Bonjour, mon ami, lui dit André Efîmytch. Vous ne dormez pas ?

– D’abord je ne suis pas votre ami, dit dans son oreiller Ivan Dmîtritch. Puis vous perdez votre temps, je ne vous dirai pas un mot !

– Étrange…, balbutia André Efîmytch, troublé. Hier soir nous causions tranquillement et, tout à coup, je ne sais pourquoi, vous vous êtes choqué et vous vous êtes arrêté net… J’aurai dit sans doute quelque parole malheureuse ou j’aurai exprimé quelque idée contraire à vos convictions…

– Oui, je vous croirai ! fit Ivan Dmîtritch, se soulevant et regardant le docteur avec une ironie inquiète. (Ses yeux étaient tout rouges.) Vous pouvez aller essayer vos espionnages ailleurs ! Ici rien à faire. Depuis hier soir, j’ai compris pourquoi vous veniez.

– Étrange fantaisie ! murmura le docteur en riant. Alors vous vous figurez que je suis un espion ?

– Oui, je me le figure !… Espion ou docteur à l’examen de qui on m’a soumis, pour moi, c’est tout un.

– Ah ! en vérité, excusez-moi… quel original vous faites !

Le docteur s’assit sur un tabouret, près du lit d’Ivan Dmîtritch et secoua la tête d’un air blessé.

– Enfin, dit-il, admettons que vous disiez vrai ! Admettons que je vous écoute traîtreusement pour vous livrer à la police ; on vous arrête ; puis on vous juge. Serez-vous pendant la prévention et en prison plus mal qu’ici ?… Et si on vous déporte, ou même si on vous envoie aux travaux forcés, y souffrirez-vous plus que confiné dans cette annexe ? Je ne le crois pas… Alors qu’avez-vous à craindre ?

Ces mots manifestement agirent sur Ivan Dmîtritch ; il s’assit, calmé.

Il était cinq heures, l’heure à laquelle, habituellement, André Efîmytch faisait les cent pas dans son appartement, et l’heure à laquelle Dâriouchka lui demandait s’il voulait prendre de la bière. Le temps dehors était doux et limpide.

– Après dîner je suis allé me promener, et, comme vous le voyez, je suis entré en passant, dit le docteur. C’est tout à fait le printemps.

– Quel mois avons-nous ? demanda Ivan Dmîtritch ; mars ?

– Oui, la fin de mars.

– Il y a de la boue ?

– Très peu. Il y a déjà des petits sentiers propres dans le jardin.

– Il ferait bon aller se promener en voiture hors de la ville, soupira Ivan Dmîtritch, frottant ses yeux rouges comme s’il se réveillait. Et ensuite rentrer chez soi, dans un cabinet de travail bien chaud et confortable, et… et se faire soigner du mal de tête par un médecin compétent… Il a y longtemps que je n’ai pas vécu en être humain… Ici, c’est sale ; intolérablement sale.

Depuis son excitation de la veille, il était fatigué et las, et ne parlait que malgré lui. Ses doigts tremblaient, et on voyait qu’il avait un mal de tête violent.

– Entre un cabinet de travail tiède et confortable et cette salle il n’y a aucune différence, dit André Efîmytch. Le bonheur de l’homme et son repos ne sont pas hors de lui, mais en lui-même.

– Comment l’entendez-vous ?

– L’homme vulgaire attend de quelque objet, d’une calèche ou d’une chambre agréable, le bien ou le mal ; l’homme qui pense l’attend de lui seul.

– Allez prêcher cette philosophie en Grèce, où il fait chaud et où fleurissent les orangers, mais ici, elle est hors de saison. Avec qui donc parlais-je de Diogène ? N’est-ce pas avec vous ?

– Oui, avec moi, hier soir.

– Diogène n’avait pas besoin d’un cabinet de travail et d’un appartement chauffé. En Grèce on a chaud sans cela ; on se couche dans un tonneau et on se nourrit d’olives et d’oranges. Mais s’il eût dû vivre en Russie, ce n’est pas au mois de décembre, c’est dès le mois de mai qu’il eût réclamé une chambre. Je vous assure que le froid l’aurait courbé comme un crochet.

– Non, on peut, comme toute autre douleur, ne pas ressentir le froid. Marc-Aurèle a dit : « La douleur est une représentation forte du mal ; fais force de volonté pour changer cette représentation ; détourne-la ; cesse de te plaindre ; la douleur s’évanouira. » C’est exact. Le sage, ou, simplement, le penseur, l’homme méditatif, se distingue surtout par cela qu’il fait fi de la souffrance. Il est toujours content et ne s’étonne de rien.

– Ce qui veut dire que je suis un idiot parce que je souffre, parce que je ne suis pas content, et que je m’étonne de la lâcheté humaine ?…

– Vous dites cela à tort. Si vous aviez plus l’habitude de réfléchir, vous comprendriez combien négligeable est tout ce monde extérieur qui nous trouble. Il faut se hausser à la compréhension de la vie ; là est le vrai bien.

– La compréhension…, fit Ivan Dmîtrich, fronçant les sourcils. L’extérieur, l’intérieur… Pardonnez-moi ; je ne comprends pas. Je sais seulement, dit-il, en se levant et en regardant le docteur avec courroux, que Dieu m’a fait de sang chaud et de nerfs ; parfaitement !… Le tissu cellulaire, s’il est vivant, doit réagir à toute excitation ; je réagis. Le mal me fait crier et pleurer ; la lâcheté m’indigne ; la saleté me dégoûte. C’est là, proprement, ce que j’appelle vivre. Plus un organisme est simple, moins il sent et moins il réagit. Plus il est élevé, plus il est impressionnable, et plus il réagit avec énergie et effet. Qui ne sait cela ? Il est docteur et ignore ces choses élémentaires ! Pour mépriser la souffrance, être toujours content de son sort et ne s’étonner de rien, il faut en arriver à cet état-là, – et Ivan Dmîtritch montra l’informe moujik, noyé dans la graisse, – ou alors il faut se tremper dans la souffrance jusqu’à y perdre toute sensibilité : ce qui revient à cesser de vivre. Pardonnez-moi, je ne suis ni un sage, ni un philosophe, poursuivit Ivan Dmîtritch irrité. Je ne comprends rien à tout ce que vous me dites. Je ne suis pas en état de raisonner.

– Au contraire, vous raisonnez parfaitement.

– Les stoïciens, dont vous caricaturez les théories, étaient des gens remarquables, mais leur doctrine est figée depuis déjà deux mille ans, et pas une goutte n’a pu s’en revivifier depuis, ni ne le pourra, car c’est une doctrine impraticable et sans vie. Elle n’eut jamais de succès qu’auprès d’une minorité de gens studieux passant leur vie à déguster toutes les doctrines ; la foule ne la comprenait pas. Une doctrine qui prêche l’indifférence à la richesse et aux aises de la vie, et le mépris de la souffrance et de la mort, est tout à fait incompréhensible à la grande majorité des gens, qui ne connaîtra jamais ni les aises de la vie ni les richesses. Mépriser la souffrance signifierait pour elle mépriser la vie elle-même, car toute la vie de l’homme consiste à ressentir le froid, la faim, les injures, les privations, et la peur hamlétique de la mort. C’est là toute la vie. On peut la trouver pesante, la haïr, mais non la mépriser. Oui, je le répète, la doctrine stoïcienne ne peut pas avoir d’avenir. Comme vous le savez, depuis le commencement du siècle jusqu’à aujourd’hui, la lutte contre le mal, l’affinement à souffrir, la force de réaction n’ont fait que progresser.

Ivan Dmîtritch perdit soudain le fil de ses pensées, s’arrêta et se frotta le front avec ennui :

– Je voulais dire quelque chose d’important, dit-il, mais je ne sais plus quoi… Où en étais-je ?… Ah ! voilà ! Je voulais dire qu’un stoïcien se vendit pour racheter son prochain. Eh bien, ce stoïcien lui-même réagissait contre l’impression désagréable, car, pour faire un acte si généreux que se renoncer pour autrui, il fallait une âme souffrante et troublée. J’ai oublié ici, en prison, tout ce que j’ai appris, autrement je me serais souvenu encore de quelque chose. Voulez-vous que nous prenions le Christ ? Le Christ paya tribut à la réalité en ce qu’il pleura, sourit, s’affligea, s’irrita, et languit. Il ne vint pas en souriant au-devant des souffrances, et ne méprisa pas la mort. Il pria au jardin de Gethsémani qu’on Lui épargnât ce calice.

Ivan Dmîtritch sourit et s’assit.

– Admettons, dit-il, que le repos et le bonheur de l’homme ne soient pas hors de lui, mais en lui ; admettons qu’il faille mépriser la souffrance et rester impassible ; mais, vous, sur quoi vous appuyez-vous pour prêcher cette doctrine ? Êtes-vous un sage ? Êtes-vous un philosophe ?

– Je ne suis pas philosophe, mais chacun doit prêcher cette doctrine parce qu’elle est raisonnable.

– Je voudrais bien savoir pourquoi vous vous croyez compétent en matière de conception de la vie, de mépris de la souffrance et autres choses semblables ? Avez-vous jamais souffert ? Avez-vous idée des souffrances que l’on peut endurer ? Permettez-moi une question : vous a-t-on donné les verges dans votre enfance ?

– Non, mes parents professaient l’aversion des châtiments corporels.

– Moi, mon père me fouettait cruellement. Mon père était un rêche fonctionnaire à hémorroïdes, avec un grand nez et le cou jaune… Mais parlons de vous. De toute votre vie, personne ne vous a touché du doigt ; personne ne vous a fait peur ; personne ne vous a rossé. Vous êtes fort comme un bœuf ; vous avez grandi sous l’aileron de votre père ; on vous a instruit à ses frais, et tout de suite après on vous a donné une sinécure. Depuis plus de vingt ans vous habitez un appartement gratuit ; chauffé, éclairé, servi ; ayant le droit de travailler, s’il vous plaît, et celui de ne rien faire, s’il vous agrée. Vous êtes par nature un homme mou et paresseux, et vous vous êtes efforcé d’arranger votre vie en sorte que rien ne vienne vous troubler et ne vous oblige à changer de place ; vous avez délégué vos fonctions à l’aide-chirurgien et à d’autres racailles, et vous restez au chaud et au repos, amassant de l’argent, lisottant des livres, vous dorlotant de raisonnements variés sur diverses absurdités de haut vol, et… – Ivan Dmîtritch regarda le nez rouge du docteur – et nous nous enivrons !… En un mot, vous n’avez rien vu de la vie, vous l’ignorez complètement et vous ne la savez qu’en théorie. Vous méprisez la souffrance et ne vous étonnez de rien pour une très simple raison. Considérer la vanité de toute chose ; avoir un dédain intérieur et avoué de la vie, des souffrances et de la mort ; penser que la compréhension est le bien véritable : tout cela est la philosophie qui convient le mieux au Russe paresseux. Ainsi, par exemple, vous voyez un moujik battre sa femme. Pourquoi intervenir ? Qu’il la batte, peu importe ! Tous deux mourront un jour ou l’autre. Et celui qui bat, par les coups qu’il donne, s’humilie plus que celui qu’il bat… Se soûler est indécent et bête, mais que l’on boive, il faut mourir, que l’on ne boive pas, il faut mourir… Voici une femme qui a mal aux dents. Bah ! Qu’importe ? Le mal n’est qu’une imagination, et l’on ne peut pas vivre ici-bas sans souffrir. Nous mourrons tous. Aussi, femme, va-t’en ; ne m’empêche pas de penser et de boire ma vodka ! Un jeune homme vous demande ce qu’il faut faire, comment il faut vivre. Avant de lui répondre, le premier venu réfléchirait ; mais le philosophe a réponse toute prête à ce cas-là : Tends à la compréhension des choses et au bien véritable. Et qu’est-ce qu’est ce fantastique « bien véritable » ? En somme personne ne peut le dire !… On nous tient ici sous grilles ; on nous laisse croupir ; on nous torture : c’est très bien, c’est raisonnable, parce qu’il n’y a aucune différence entre cette salle 6 et une bonne chambre chaude !… Commode philosophie ! On ne fait rien, on a une conscience tranquille, et l’on se croit sage !… Non, monsieur, ce n’est pas de la philosophie, ce n’est pas du raisonnement, ce n’est pas une vue large et profonde ; ce n’est que de la paresse, du fakirisme : ce n’est qu’un rêve dément. Oui ! se fâcha encore Ivan Dmîtritch, vous dédaignez la souffrance ; mais que vous vous pinciez le doigt dans une porte, vous braillez à plein gosier !

– Il se peut que je ne braille pas, dit André Efîmytch, souriant doucement.

– Allons donc ! Si une paralysie vous prenait, ou si, supposons-le, un sot ou un insolent, à la faveur de sa position ou de son rang, vous offensait en public sans que vous en puissiez tirer réparation, alors vous sentiriez ce que c’est que renvoyer les autres à la compréhension des choses et du bien véritable.

– C’est original, dit André Efîmytch, souriant de plaisir et se frottant les mains. Votre penchant aux généralisations me frappe et me plaît, mais la caractéristique que vous avez daigné donner de moi n’est que brillante. J’en conviens, je prends à votre conversation le plus grand plaisir. Allons, je vous ai écouté ! Ayez la bonté de m’écouter à votre tour…

XI



Cet entretien se continua pendant près d’une heure et produisit sans doute sur André Efîmytch une impression profonde. Il se mit à venir à l’annexe chaque jour. Il y venait le matin et après son dîner, et souvent l’obscurité le trouvait en conversation avec Ivan Dmîtritch. Dans les premiers temps, Ivan Dmîtritch le fuyait, le soupçonnait de mauvais desseins, et exprimait ouvertement son déplaisir. Puis il s’habitua à lui, et son aversion se changea en condescendance ironique.

Le bruit courut vite à l’hôpital que le docteur André Efîmytch s’était mis à fréquenter la salle 6. Personne, ni Nikîta, ni l’aide-chirurgien, ni les infirmières, ne put comprendre ce qu’il y venait faire et pourquoi il y demeurait des heures entières, ni de quoi il pouvait parler, et pourquoi enfin il n’écrivait pas d’ordonnances. Ses allures parurent singulières. Souvent Michel Avériânytch ne rencontrait plus le docteur chez lui, ce qui autrefois n’arrivait jamais. Et Dâriouchka était tout effarée de voir son maître boire de la bière en dehors des heures accoutumées, et arriver en retard pour dîner.

Un jour, au commencement de juin, le docteur Khôbotov vint pour affaire chez André Efîmytch, et, ne l’ayant pas trouvé chez lui, il alla dans la cour pour le chercher. On lui dit que le vieux docteur était à l’annexe. Khôbotov y entra, et, arrêté dans le vestibule, il entendit la conversation suivante :

– Nous ne nous accorderons jamais et vous ne me convertirez jamais à votre croyance, disait Ivan Dmîtritch exaspéré. Vous ne savez rien de la réalité et vous n’avez jamais souffert. Vous vivez comme une sangsue, de la souffrance d’autrui. Moi j’ai souffert sans trêve depuis le jour de ma naissance. Aussi je vous le dis nettement : je me considère, à tous les points de vue, comme plus élevé et plus compétent que vous. Ce n’est pas à vous de me donner des leçons.

– Je n’ai pas du tout la prétention de vous convertir à ma façon de voir, répondit André Efîmytch paisiblement, regrettant qu’on ne voulût pas le comprendre. La question n’est pas là, mon ami, La question n’est pas que vous ayez souffert et moi pas. Les souffrances et les joies sont fugitives ; laissons-les de côté ; Dieu les garde ! L’important est que nous pensions ensemble. Nous nous sentons l’un et l’autre capables de penser et de raisonner ; cela nous rend solidaires comme s’il n’y avait dans nos manières de voir aucune divergence. Si vous saviez, mon ami, combien me pèsent la sottise universelle, la médiocrité et la stupidité, et quelle joie j’éprouve chaque fois que je viens causer avec vous ! Vous êtes un homme plein d’esprit et je me délecte avec vous.

Khôbotov poussa la porte et regarda dans la salle. Le docteur, et Ivan Dmîtritch, en bonnet de coton, étaient assis l’un à côté de l’autre sur le lit. L’aliéné grimaçait, frissonnait et se drapait convulsivement dans sa capote. Le docteur était immobile, tête basse, et son visage était rouge, abattu et triste. Khôbotov leva les épaules, sourit, et fit un clignement d’œil à Nikîta ; Nikîta leva lui aussi les épaules.

Le lendemain, Khôbotov revint à l’annexe, accompagné de l’aide-chirurgien. Tous deux s’arrêtèrent dans le vestibule et écoutèrent.

– Je crois que notre petit oncle est tout à fait timbré ! dit Khôbotov en sortant.

– Seigneur, ayez pitié de nous, pauvres pécheurs !… soupira le pieux Serge Serguiévitch, évitant soigneusement de salir aux flaques d’eau ses bottes fraîches cirées. Je dois vous l’avouer, très estimé Eugène Fiôdorovitch, je m’attendais à cela depuis longtemps !

XII



À partir de ce jour-là, André Efîmytch remarqua autour de lui quelque chose de mystérieux. Les infirmières, les aides et les malades le regardaient curieusement quand ils le rencontraient, et ensuite chuchotaient quelque chose entre eux. La petite Mâcha, la fille du surveillant, qu’il aimait à rencontrer dans le jardin de l’hôpital, s’enfuyait maintenant sans raison quand il s’approchait d’elle tout riant, pour la caresser. Le maître de poste, après l’avoir écouté, ne disait plus : « Parfaitement exact ! » Il marmottait seulement, avec une gêne incompréhensible : « Oui, oui, oui… », et il le regardait d’un air pensif et affligé. Il se mit, hors de propos, à conseiller à son ami de ne plus boire de vodka et de bière. Mais, en homme délicat, il ne lui dit pas cela tout droit ; il parlait tantôt d’un chef de bataillon, excellent homme, tantôt d’un aumônier de régiment, brave garçon, qui buvaient, et devinrent malades, mais ils cessèrent de boire et revinrent à leur état normal. Khôbotov, deux ou trois fois, vint voir André Efîmytch, il lui conseilla lui aussi de renoncer aux boissons alcooliques et lui recommanda, sans cause précise, de prendre du bromure.

Au mois d’août, André Efîmytch reçut du maire de la ville une lettre l’invitant à aller le voir pour une affaire très importante. Au jour fixé, André Efîmytch trouva réunis, au bureau municipal, le chef de recrutement, le surveillant de l’école du district, un membre du conseil municipal, et un gros monsieur blond, qu’on lui présenta comme docteur en médecine. Ce docteur, au nom polonais difficile à prononcer, habitait dans un haras, situé à trente verstes de la ville, et n’était là que de passage.

Quand tout le monde se fut salué et se fut assis autour de la table, le membre du zemstvo se tourna vers André Efîmytch et lui dit :

– Nous avons là un petit rapport qui vous regarde, monsieur. Eugène Fiôdorovitch dit que la pharmacie est à l’étroit dans le bâtiment principal de l’hôpital et qu’il faut la transférer dans l’une des annexes. Évidemment, c’est peu de chose, on peut l’y transporter ; mais la difficulté est que, pour cela, l’annexe a besoin d’être remise à neuf.

– Oui, dit André Efîmytch, réfléchissant, on ne peut rien faire sans la remettre à neuf. Si on transforme le pavillon d’angle en pharmacie, je présume qu’il n’y faudra pas moins de cinq cents roubles. C’est une dépense improductive.

Il y eut un court silence.

– J’ai déjà eu l’honneur d’exposer, il y a dix ans, reprit André Efîmytch, d’une voix douce, que cet hôpital, dans sa forme actuelle, constitue pour la ville un luxe au delà de ses moyens. Cet hôpital a été construit vers 1840, époque à laquelle les ressources étaient très différentes. La ville dépense trop en constructions superflues, et en fonctions inutiles. Je tiens que, pour la même somme d’argent, on pourrait, avec d’autres combinaisons, entretenir deux hôpitaux modèles.

– Bon, indiquez-nous ces autres combinaisons ! dit vivement le membre du conseil municipal.

– J’ai déjà eu l’honneur de proposer qu’on plaçât le service médical sous le contrôle du zemstvo.

– Nous remettrons l’argent au zemstvo, il le subtilisera, dit en riant le docteur blond.

– C’est l’usage, accorda le membre du conseil municipal en riant, lui aussi.

André Efîmytch jeta sur le docteur blond un regard terne et las, et dit :

– Il faut être juste.

Il y eut un nouveau silence. On apporta du thé. Le major de la place, très ému on ne sait pourquoi, toucha par-dessus la table les mains d’André Efîmytch et lui dit :

– Vous nous avez tout à fait oubliés, docteur. Au reste, vous êtes un vrai moine ; vous ne jouez pas aux cartes ; vous n’aimez pas les femmes ; vous vous ennuyez avec votre prochain.

Tous se mirent à dire combien il était ennuyeux pour un honnête homme de vivre dans cette petite ville, sans théâtre, ni musique. À la dernière soirée dansante, au club, il y avait vingt dames et tout juste deux cavaliers. La jeunesse de maintenant ne danse plus ; elle se presse autour du buffet et joue aux cartes. André Efîmytch, d’une voix douce et lente, sans regarder personne, exprima combien il était regrettable, profondément regrettable, que les habitants perdissent toute leur énergie vitale, leur cœur et leur esprit, à jouer aux cartes et à commérer ; ils ne savaient, ni ne voulaient employer leur temps à la lecture ou à quelque conversation intéressante, ils ne voulaient pas goûter les jouissances que donne l’esprit. Les choses de l’esprit sont cependant seules attachantes et importent. Tout le reste est mince et bas.

Khôbotov écoutait son collègue avec une grande attention, et tout à coup il lui demanda :

– André Efîmytch, quel jour sommes-nous ?

Quand le docteur eut répondu, Khôbotov et le médecin blond, d’un air d’examinateurs qui pressentent l’ignorance de celui qu’ils interrogent, se mirent à lui demander quelle date c’était, combien il y a de jours dans l’année, et s’il était exact qu’il y eût dans la salle 6 un remarquable prophète.

À cette dernière question André Efîmytch rougit et répondit :

– Oui, un malade ; mais c’est un jeune homme intéressant.

On ne lui fit aucune autre question. Dans l’antichambre, tandis qu’il mettait son pardessus, le major lui frappa sur l’épaule et lui dit en soupirant :

– Ah ! nous sommes vieux… Il est temps de nous reposer !

Sorti de la chambre du zemstvo, André Efîmytch comprit qu’il venait de comparaître devant une commission chargée de rendre compte de ses facultés mentales. Il se rappela les questions qu’on lui avait faites, devint tout rouge, et se mit soudain, pour la première fois de sa vie, à prendre en pitié, amèrement, la médecine.

« Mon Dieu ! songea-t-il, eux qui ont étudié si récemment la psychiatrie, qui ont passé des examens… d’où leur vient une ignorance si grossière ? Ils n’ont pas la moindre idée de la psychiatrie ! »

Et pour la première fois de sa vie, il se sentit offensé et en colère.

Le soir de ce même jour, Michel Avériânytch vint le voir. Sans lui dire bonjour, il lui prit les deux mains, et lui dit d’une voix émue :

– Mon ami, mon cher ami, donnez-moi la preuve que vous croyez à mon sincère attachement et que vous me regardez comme votre ami !… Mon ami ! reprit-il, se troublant de plus en plus et empêchant André Efîmytch de parler, je vous aime pour votre instruction et pour la noblesse de votre âme ; écoutez-moi, mon cher. Les préceptes de la science forcent les médecins à vous cacher la vérité, mais, moi, avec une franchise toute militaire, je dirai la vérité toute nue : Vous êtes malade ! Excusez-moi, mon cher, mais c’est la vérité. Tous ceux qui vous entourent l’ont remarqué depuis longtemps. Le docteur Eugène Fiôdorovitch me disait, à l’instant, qu’il vous est nécessaire pour votre santé de vous reposer et de vous distraire. C’est parfaitement exact. Bon ! Ces jours-ci, je prends un congé et je vais changer d’air. Prouvez-moi que vous êtes mon ami, partons ensemble ! Partons ! Secouons notre vieillesse !

– Je me sens très bien portant, dit André Efîmytch, rêveur. Je ne puis pas partir. Vous me permettrez de vous prouver mon amitié à un autre moment.

Partir sans savoir où, ni pourquoi ; laisser ses livres, sa bière, Dâriouchka ; changer brusquement l’ordre de sa vie établi depuis plus de vingt ans ; ces idées lui semblèrent, au premier abord, fantastiques et atroces.

Mais il se rappela la séance qui avait eu lieu à la chambre du zemstvo et retrouva l’impression amère de tristesse qu’il avait éprouvée en rentrant chez lui : la pensée de s’éloigner quelque temps d’une ville où des gens stupides le prenaient pour un fou lui sourit.

– Et dites-moi : Où avez-vous l’intention d’aller ? demanda-t-il.

– À Moscou, à Pétersbourg, à Varsovie… J’ai passé à Varsovie cinq des plus heureuses années de ma vie. Quelle ville étonnante !… Allons-y, mon cher !

XIII



Une semaine plus tard, on suggéra à André Efîmytch l’idée de se reposer, ou, en d’autres termes, de donner sa démission. Il écouta cette proposition sans se fâcher.

Et, au bout d’une autre semaine, Michel Avériânytch et lui étaient assis dans un tarantass de poste et roulaient vers la plus proche station de chemin de fer. Il faisait un temps froid, clair, avec un ciel bleu et un horizon transparent. Les voyageurs firent en deux jours les deux cents verstes qui les séparaient de la station et couchèrent deux fois en route. Lorsque, aux relais, on mettait trop longtemps à atteler ou qu’on servait le thé dans des verres mal lavés, Michel Avériânytch bleuissait de colère, tremblait de tout le corps et criait : « Silence ! Qu’on ne raisonne pas ! » Dans le tarantass, il ne cessait de raconter ses voyages au Caucase et dans le royaume de Pologne. Que d’aventures, quelles rencontres ! Il parlait haut et faisait des yeux si étonnants que l’on devait croire qu’il mentait ; en parlant, il soufflait dans la figure d’André Efîmytch et lui riait dans l’oreille : tout cela incommodait le docteur et l’empêchait de songer et de se recueillir.

En chemin de fer, ils prirent, par économie, la troisième classe, et montèrent dans le wagon des non-fumeurs. Le public y était à demi propre. Michel Avériânytch eut vite fait connaissance avec tout le monde, et allant de banquette en banquette il criait qu’il était impossible de voyager sur des lignes si effroyables. C’était un vol manifeste ! N’aurait-il pas mieux valu aller à cheval ? Vous abattez cent verstes par jour et vous vous sentez le soir frais et dispos. Il disait que les mauvaises récoltes provenaient du dessèchement des marais du Pinsk. Au demeurant, partout chez nous des désordres affreux. Il s’échauffait, pérorait et ne laissait pas les autres dire un mot. Ses fanfaronnades continuelles, entrecoupées de gros rires et de gestes expressifs, accablaient André Efîmytch.

« Lequel de nous deux est fou ? pensait-il, excédé ; de moi qui tâche de ne déranger en rien les voyageurs, ou de cet égoïste qui croit être plus spirituel et plus intéressant que n’importe qui, et qui ne laisse de trêve à personne ? »

À Moscou, Michel Avériânytch revêtit un pantalon à bandes rouges et une redingote militaire sans pattes d’épaules[3]. Les soldats dans la rue saluaient sa casquette militaire et son manteau d’officier. Il semblait à André Efîmytch être avec un homme qui avait dépensé tout ce qu’il avait eu autrefois de distinction et à qui il ne restait rien que de laid. Il aimait qu’on s’empressât à le servir, même quand c’était inutile. Il avait, par exemple, devant lui sur la table des allumettes qu’il voyait, et pourtant il criait au garçon bien fort : « Des allumettes ! » Il se promenait sans scrupule, en chemise, devant la femme de chambre. Il tutoyait tous les garçons sans distinction d’âge, il se fâchait après eux et les qualifiait d’imbéciles et de bûches. Cela paraissait à André Efîmytch aristocratique, mais laid.

Avant toute chose, Michel Avériânytch conduisit son ami à la chapelle de la Vierge d’Ibérie[4]. Il pria avec ardeur, avec des inclinations jusqu’à terre, et pleura. Quand il eut fini, il soupira profondément et dit :

– Alors même qu’on ne croit pas, on se sent cependant plus tranquille quand on a prié. Embrassez l’image, mon petit pigeon.

André Efîmytch se déconcerta et alla embrasser l’image. Michel Avériânytch, tendant les lèvres et s’inclinant, marmottait des prières, et, de nouveau, les larmes lui vinrent aux yeux. Ils allèrent ensuite au Kremlin et y regardèrent le canon du tsar[5] et la cloche du tsar ; ils ne manquèrent pas de les toucher. Puis ils admirèrent la vue que l’on a au delà de la Moskva, sur le bas Moscou ; ils visitèrent l’église du Sauveur[6] et le musée Roumiantsiov[7]. Ils dînèrent chez Tiéstov[8]. Michel Avériânytch compulsa longuement le menu en se lissant les favoris, et il dit du ton d’un gourmet habitué à se trouver au restaurant comme chez lui :

– Voyons ce que vous nous donnerez à manger aujourd’hui, mon ange !

XIV



Le docteur se promenait, regardait, mangeait, buvait et n’éprouvait qu’un seul sentiment, l’ennui de se trouver avec Michel Avériânytch. Il voulait se reposer de son ami, le quitter et se cacher, mais Michel Avériânytch considérait comme son devoir de ne pas le quitter d’une semelle et de lui procurer le plus de distractions possible. Quand il n’y avait rien à voir, il le distrayait par ses discours. André Efîmytch souffrit deux jours sans rien dire, mais le matin du troisième jour il déclara qu’il était malade et qu’il ne voulait pas sortir de la journée. Michel Avériânytch répondit que, dans ce cas, il ne sortirait pas non plus. Il fallait d’ailleurs se reposer ou leurs jambes n’y suffiraient pas. André Efîmytch s’étendit sur un canapé, la tête tournée vers le dossier, et, les dents serrées, il entendait son ami lui assurer avec ferveur que tôt ou tard la France vaincrait l’Allemagne infailliblement, qu’il y a à Moscou beaucoup de filous, et qu’il ne faut pas juger de la qualité des chevaux sur l’apparence.

Le docteur commençait à avoir des bourdonnements dans la tête et des battements de cœur. Mais par délicatesse, il n’osait pas prier son ami de s’en aller ou de se taire. Heureusement pour lui, Michel Avériânytch se lassa de rester enfermé dans une chambre d’hôtel, et après le repas il s’en fut se promener.

Resté seul, André Efîmytch éprouva une sensation de soulagement délicieuse. Comme il est agréable de rester couché sur un divan et de pouvoir se dire qu’on est seul dans sa chambre !… Hors de la solitude, le bonheur est impossible… Le docteur pensa que l’ange déchu avait trahi Dieu par désir de la solitude, qui n’est pas donnée aux anges. André Efîmytch voulut songer à ce qu’il avait vu et entendu les jours précédents, mais il pensait toujours à Michel Avériânytch.

« Ainsi donc, se disait le docteur avec ennui, il a pris un congé et est venu avec moi par amitié, par générosité !… Rien n’est plus insupportable que cette tutelle amicale. Il peut être bon, généreux, boute-en-train, mais il m’ennuie ; il est insupportablement ennuyeux ! Il y a ainsi des gens qui ne disent jamais que de bonnes et de belles paroles, et que vous sentez n’être que des imbéciles. »

Les jours suivants, André Efîmytch continua à se dire malade et ne sortit pas. Couché sur le canapé, il languissait quand son ami voulait le distraire et ne respirait que quand il n’était pas là. Il s’en voulait d’être parti et en voulait à Michel Avériânytch, qui devenait chaque jour plus bavard et moins gêné. Il n’arrivait plus à monter ses pensées à un diapason élevé et sérieux.

« Voilà que me pénètre cette réalité dont parlait Ivan Dmîtritch, songeait-il, fâché de l’inapplication de son esprit. Au reste, ces tracasseries… Je rentrerai chez moi et tout reviendra comme avant. »

À Pétersbourg, ce fut pareil. Des jours entiers il ne sortit pas de sa chambre, ne se levant de son divan que pour boire de la bière.

Michel Avériânytch le pressait sans cesse de partir pour Varsovie.

– Mon cher ami, lui demandait André Efîmytch d’une voix suppliante, pourquoi irais-je là-bas ? Allez-y seul et laissez-moi rentrer chez moi ! Je vous en prie !

– Sous aucun prétexte ! protestait Michel Avériânytch. Varsovie est une ville étonnante ! J’y ai passé cinq des plus heureuses années de ma vie.

André Efîmytch n’eut pas la force de s’en tenir à son idée ; il partit, à contre-cœur, pour Varsovie.

Là non plus il ne sortit pas de sa chambre, toujours couché sur un divan et ne décolérant plus contre lui-même, contre Michel Avériânytch, et contre les garçons qui s’obstinaient à ne pas comprendre le russe. Michel Avériânytch, bien portant, vif et gai à son ordinaire, courait la ville du matin au soir à la recherche de ses anciennes connaissances. Il découcha plusieurs fois. Après une nuit passée on ne sait où, il rentra un matin à l’aube, dans un état de violente excitation, tout rouge, les cheveux en désordre. Il fit longtemps les cent pas, de long en large, marmottant tout seul. Enfin il s’arrêta et dit :

– L’honneur avant tout !

Il marcha encore quelques pas, se prit la tête entre les mains, et prononça d’une voix tragique :

– Oui, l’honneur avant tout !… Maudite soit la minute où me passa dans l’esprit l’idée de venir dans cette Babylone ! Mon cher, dit-il, se tournant vers le docteur, méprisez-moi : j’ai joué ! Il faut que vous me prêtiez cinq cents roubles.

André Efîmytch compta cinq cents roubles et les tendit sans mot dire à son ami. Michel Avériânytch, encore tout rouge de honte et de colère, proféra un grand serment inutile, prit sa casquette et sortit.

Il rentra deux heures après, tomba dans un fauteuil, fit un grand soupir et dit :

– L’honneur est sauvé ; partons, mon ami ! Je ne veux pas rester une minute de plus dans cette ville maudite. Les filous ! Espions d’Autriche !

Quand les deux amis rentrèrent dans leur ville, c’était déjà le mois de novembre et une épaisse couche de neige couvrait les rues. Khôbotov occupait la place d’André Efîmytch. Il habitait encore son ancien logement, attendant le retour du docteur pour entrer en possession du sien à l’hôpital. Déjà la femme laide, qu’il appelait sa cuisinière, était établie dans une des annexes. En ville couraient de nouveaux cancans. On disait que la femme laide s’était fâchée avec l’économe de l’hôpital et qu’il s’était traîné à ses genoux, lui demandant pardon.

André Efîmytch, dès le jour de son retour, dut se mettre en quête d’une habitation.

– Mon ami, lui demanda timidement le maître de poste, excusez mon indiscrétion : de quelles ressources disposez-vous ?

André Efîmytch compta en silence l’argent qu’il avait sur lui, et dit :

– Quatre-vingt-six roubles.

– Ce n’est pas ce que je veux dire, repartit Michel Avériânytch d’un air effaré. Je vous demande quelles sont vos ressources totales.

– Mais je vous le dis : quatre-vingt-six roubles !… Je n’ai rien plus.

Michel Avériânytch tenait le docteur pour un homme noble et honnête, mais cependant, il lui croyait un capital d’au moins vingt mille roubles. Apprenant soudain qu’André Efîmytch était pauvre, qu’il n’avait pas de quoi vivre, il se mit brusquement à pleurer et il embrassa son ami.

XV



André Efîmytch alla loger dans la petite maison à trois fenêtres d’une femme d’artisan, Mme Biélôva. La petite maison n’avait que trois pièces et une cuisine. Le docteur occupa les deux chambres qui avaient des fenêtres sur la rue ; Darioûchka, la logeuse, et ses trois enfants vivaient dans la troisième pièce, et dans la cuisine. Parfois, l’amant de Mme Biélôva, moujik ivrogne, venait encore coucher dans la maison ; il faisait du bruit et effrayait les enfants et Darioûchka. Il se mettait à demander de la vodka dès qu’il était assis, et comme dans la cuisine on était fort à l’étroit, le docteur, par pitié, prenait chez lui les enfants qui pleuraient et les laissait coucher sur le plancher. Cela lui faisait un grand plaisir.

Il se levait comme autrefois à huit heures, et, après avoir bu du thé, se mettait à lire ses vieux livres et ses vieux journaux puisqu’il n’avait plus d’argent pour en acheter de neufs. Parce que ses livres étaient vieux, ou peut-être parce qu’il se trouvait dépaysé, la lecture ne l’absorbait plus beaucoup et le fatiguait. Pour ne pas demeurer oisif, il se mit à faire un catalogue détaillé de ses livres et à leur coller des étiquettes. Ce travail mécanique et minutieux lui semblait plus agréable que la lecture ; sa monotonie, incompréhensiblement, berçait sa pensée ; il ne songeait à rien et le temps coulait. Même s’asseoir dans la cuisine et aider Darioûchka à éplucher des pommes de terre ou à trier du gruau de sarrasin lui paraissait intéressant. Le samedi et le dimanche, il allait à l’église. Accoté à un mur, les yeux fermés, il écoutait les chants et pensait à son père, à sa mère, à l’université, aux religions. Ce lui était mélancolique et doux, et, sortant de l’église, il regrettait que le service durât si peu.

Deux fois il alla à l’hôpital voir Ivan Dmîtritch et causer avec lui. Mais les deux fois Ivan Dmîtritch fut extrêmement surexcité et mauvais. Il pria qu’on le laissât en paix, disant que depuis longtemps les vains bavardages l’ennuyaient, et qu’il ne demandait, en compensation de ses souffrances, qu’une chose aux hommes maudits et lâches : être enfermé dans une cellule. Était-il possible qu’on lui refusât même cela ! Les deux fois, lorsque André Efîmytch le quitta en lui souhaitant le bonsoir, il gronda comme un chien et lui cria :

– Va-t’en au diable !

André Efîmytch ne savait plus s’il irait le voir une troisième fois. Il en aurait eu envie.

Le docteur après son repas faisait autrefois les cent pas dans les pièces de son appartement et pensait ; mais à présent il se couchait sur son divan, jusqu’au soir, à l’heure de prendre le thé, et glissait de plus en plus aux idées mesquines qu’il ne pouvait pas surmonter. Il était blessé de ce qu’après plus de vingt années de service on ne lui eût donné ni pension, ni secours temporaire : il n’avait plus un kopek. Il avait honte de passer devant les boutiques et devant sa logeuse ; il devait trente-deux roubles pour de la bière, et il devait aussi à Mme Biélôva. Darioûchka vendait en secret ses vieux livres et ses vieux habits, et disait mensongèrement à la logeuse que le docteur allait recevoir bientôt beaucoup d’argent.

Il s’en voulait d’avoir dépensé en voyage les mille roubles qu’il avait amassés ; comme ces mille roubles lui auraient servi maintenant ! Il s’irritait de ce qu’on ne le laissât pas en repos. Khôbotov considérait comme son devoir de visiter de temps à autre son vieux collègue malade. Tout en lui était antipathique à André Efîmytch, son air de santé, son ton suffisant et méchant, ses hautes bottes, et l’appellation de confrère dont il gratifiait le docteur. Le pis de tout est qu’il croyait devoir soigner le docteur et qu’il croyait le soigner en effet. À chaque visite, il lui portait un flacon de bromure et des pilules de rhubarbe.

Michel Avériânytch regardait aussi comme un devoir de rendre visite à son ami et de le distraire. Il abordait chaque fois André Efîmytch avec une légèreté affectée, se forçait à rire et lui assurait qu’il avait tout à fait bonne mine, et que son état, grâce à Dieu, allait s’améliorant. De toutes ses façons de procéder, on pouvait conclure qu’il envisageait la situation de son ami comme désespérée. Il n’avait pas encore remboursé sa dette de Varsovie et en était accablé de honte et de gêne. Cependant il s’efforçait de rire d’autant et de raconter des histoires plus plaisantes. Ses anecdotes et ses récits, maintenant, paraissaient sempiternels et torturants, non pas à André Efîmytch seulement, mais à lui-même.

Quand il venait, André Efîmytch se couchait sur le divan, la tête tournée vers la muraille, et l’écoutait les dents serrées. Il sentait, tant il bouillait intérieurement, des couches d’écume se déposer sur son âme, plus épaisses après chaque visite, et qui lui remontaient littéralement à la gorge.

Pour étouffer toute la mesquinerie de ces sentiments, il s’efforçait de penser que Khôbotov, que Michel Avériânytch et que lui-même mourraient tôt ou tard sans laisser même trace de leur passage. Imaginons, dans un million d’années, un esprit volant dans l’espace autour de la terre, il n’y verrait que rochers nus et que limon : tout est aboli, loi morale et culture, et le glouteron même ne pousse plus. Pourquoi donc rougir devant un boutiquier et s’embarrasser de l’insipide Khôbotov ou de la lourde amitié de Michel Avériânytch ? Fadaises et bagatelles, tout cela !

Mais ces considérations mêmes étaient vaines… À peine André Efîmytch était-il arrivé à se représenter dans un million d’années le globe terrestre, que Khôbotov, chaussé de hautes bottes, y surgissait de derrière quelque rocher, ou Michel Avériânytch se forçant à rire, et balbutiant : « Mon petit pigeon, je vous rendrai ces jours-ci l’argent que vous m’avez prêté à Varsovie… sans faute ! »

XVI



Un jour, Michel Avériânytch arriva après le dîner comme André Efîmytch était couché sur son divan. Bientôt après, Khôbotov apparut, portant du bromure. André Efîmytch se leva pesamment, et s’assit, les deux bras appuyés sur le divan.

– Aujourd’hui, mon cher, commença Michel Avériânytch, vous avez beaucoup meilleur teint qu’hier. Ah ! mon gaillard ! Pardieu, un gaillard !…

– Il est temps de vous rétablir, confrère, dit Khôbotov, bâillant. Il est temps. Allons, je vois que toute cette cannetille commence à vous ennuyer vous-même.

– Nous guérirons, dit Michel Avériânytch, joyeusement. Nous vivrons encore cent ans. Parole d’honneur !

– Cent ans, c’est beaucoup, dit Khôbotov consolant, mais vingt, nous y arriverons. Bah ! confrère, ce n’est rien, ne perdez pas courage ! Cessez d’accumuler des ombres.

– Nous nous montrerons encore, dit en riant Michel Avériânytch, tapant sur les genoux de son ami ; nous nous ferons voir. L’été prochain, si Dieu le veut, nous filons au Caucase et nous le parcourons à cheval, hop ! hop ! hop ! Et en revenant du Caucase, attendez un peu, nous nous amuserons encore à une noce (Michel Avériânytch clignota les yeux d’un air fin), nous vous marierons, mon bon ami !… Nous vous marierons…

André Efîmytch se sentit tout à coup excédé. Son cœur se mit à battre violemment.

– C’est insipide ! dit-il, se levant vite et marchant vers la fenêtre. Comment ne comprenez-vous pas que vous dites des insipidités ?

Il voulait garder un ton poli, mais, malgré lui, ses poings se serrèrent et il les leva au-dessus de sa tête.

– Laissez-moi ! cria-t-il d’une voix qui n’était pas la sienne, et il devint tout rouge, et son corps se mit à trembler. Sortez ! Sortez d’ici, tous deux !

Michel Avériânytch et Khôbotov se levèrent et le regardèrent d’abord avec stupeur, puis avec effroi.

– Sortez tous les deux ! continua à crier André Efîmytch. Imbéciles ! Ânes ! Je n’ai besoin ni de ton amitié, ni de tes remèdes, idiot ! C’est stupide ! c’est dégoûtant !

Khôbotov et Michel Avériânytch, déconcertés, effarés, se regardèrent, reculèrent vers la porte, et sortirent dans le couloir. André Efîmytch prit son flacon de bromure et le lança de leur côté. Le flacon se brisa sur le seuil avec bruit.

– Allez au diable ! leur cria-t-il, d’une voix pleurante, accourant derrière eux. Au diable !

Ses hôtes partis, André Efîmytch, tremblant comme un fiévreux, s’étendit sur son divan et répéta encore longtemps :

– Imbéciles !… Idiots !…

Dès qu’il se fut calmé, il songea combien le pauvre Michel Avériânytch allait être embarrassé maintenant avec lui, et quel poids il aurait sur l’âme. Et il songea combien tout cela était affreux ! Jamais il ne lui était arrivé rien de semblable. Où donc avait-il eu la tête ? Qu’étaient devenues sa politesse, sa compréhension des choses et sa sérénité philosophique ?

Toute la nuit, il ne put dormir, de honte et d’ennui. Le matin, à dix heures, il se rendit au bureau de poste et s’excusa auprès de Michel Avériânytch.

– Nous oublierons ce qui s’est passé, lui dit Michel Avériânytch, ému, lui serrant la main fortement. « Qui garde rancune, arrachez-lui un œil ![9] » Lioubâvkine ! cria-t-il tout d’un coup si fort que le public et tous les employés tressaillirent, donnez une chaise ! – Toi, attends ! cria-t-il à une femme qui lui tendait par le guichet une lettre à recommander ; ne vois-tu pas que je suis occupé ?… Nous oublierons le passé, reprit-il doucement, se tournant vers André Efîmytch ; asseyez-vous, mon cher, je vous en prie…

Une minute, en silence, il se passa les mains sur les genoux, et dit enfin :

– Je n’avais pas la pensée de m’offenser de votre procédé. Le mal n’est pas notre ami, nous savons cela… Votre accès nous a effrayés hier soir, le docteur et moi, et nous avons ensuite parlé de vous longuement. Mon cher, pourquoi ne voulez-vous pas vous occuper soigneusement de votre maladie ? Est-ce que cela peut durer ainsi ? Excusez la franchise d’un ami, vous vivez dans les conditions les plus défavorables. C’est étroit, sale, chez vous ; vous manquez de soins ; vous n’avez pas de quoi vous soigner… Mon cher ami, le docteur et moi, nous vous en supplions de tout notre cœur, suivez notre conseil : entrez à l’hôpital ! Vous y aurez une nourriture saine, un régime et des soins ; Eugène Fiôdorovitch, bien qu’il soit (nous pouvons le dire entre nous) mal élevé, connaît son affaire : on peut se fier à lui entièrement. Il m’a donné sa parole de s’occuper de vous.

André Efîmytch fut touché de cette sollicitude sincère et des larmes qui brillèrent tout à coup sur les joues du maître de poste.

– Estimable ami, détrompez-vous… balbutia-t-il, mettant la main sur son cœur ; détrompez-vous ! Il y a erreur ! Je n’ai d’autre maladie que de n’avoir, en vingt années, trouvé dans cette ville qu’un homme spirituel et c’était un fou. Je n’ai aucune maladie. Je suis seulement tombé dans un cercle fatal et sans issue. Tout m’est égal ; je suis prêt à tout.

– Entrez à l’hôpital, mon cher ami !

– Tout m’est égal, jusqu’à la fosse.

– Mon petit pigeon, donnez-moi votre parole que vous écouterez en tout Eugène Fiôdorovitch !

– Vous le voulez, je vous donne ma parole. Mais je vous le répète, estimable ami, je suis tombé dans un cercle fatal. Tout maintenant, jusqu’à la sincère compassion de mes amis, me pousse au même résultat, à ma perte. Je me perds et j’ai le courage de m’en rendre compte.

– Mon petit pigeon, vous guérirez.

– Pourquoi dire cela ? fit André Efîmytch agacé. Il y a peu d’hommes qui n’éprouvent pas vers la fin de leur vie ce que j’éprouve maintenant. Qu’on vous dise que vous avez quelque chose comme les reins en mauvais état ou une hypertrophie du cœur, et que vous commenciez à vous soigner, ou qu’on vous dise que vous êtes un criminel ou un fou, c’est, à parler net, que vos semblables ont soudain reporté leur attention sur vous ; dites-vous bien que vous êtes tombé dans un cercle fatal dont vous ne sortirez plus. Plus vous essaierez d’en sortir, plus vous vous perdrez ! Résignez-vous, car aucune puissance humaine ne peut plus vous sauver. Voilà ce qui m’en semble.

Le public pendant ce temps-là s’amassait derrière le guichet. André Efîmytch, pour ne pas déranger le maître de poste, se leva et commença à prendre congé de lui. Michel Avériânytch, une fois de plus, lui fit donner sa parole de faire ce qu’il avait promis, et le raccompagna jusqu’à la porte de la rue.

Le soir même, à l’improviste, Khôbotov, avec sa demi-pelisse et ses hautes bottes, apparut chez André Efîmytch, et lui dit, comme si rien ne s’était passé le jour précédent :

– Confrère, je viens vous trouver pour affaire. Je viens vous demander de venir avec moi en consultation.

Pensant que Khôbotov voulait le faire promener pour le distraire et en même temps lui faire gagner quelque argent, André Efîmytch prit son manteau et sortit avec lui. Il était content de l’occasion qui se présentait de réparer son injure de la veille et de se réconcilier avec Khôbotov, et il remercia du fond de l’âme son confrère qui ne lui faisait pas la moindre allusion aux faits de la veille, et qui, manifestement, le ménageait. De la part d’un homme si peu cultivé que Khôbotov, il était loin de s’attendre à une pareille délicatesse.

– Où est votre malade ? demanda André Efîmytch.

– Chez moi, à l’hôpital. Depuis longtemps, je voulais vous le montrer… C’est un cas intéressant.

Ils pénétrèrent dans la cour de l’hôpital, et, contournant le bâtiment principal, ils se dirigèrent vers l’annexe où étaient logés les fous. Tout cela, on ne sait comment, en silence. Quand ils entrèrent dans l’annexe, Nikîta, selon son habitude, se redressa en sursaut, et se rangea militairement.

– Il est survenu chez un malade une complication du côté des poumons, dit Khôbotov, à demi voix, à André Efîmytch en l’introduisant dans la salle 6. Attendez-moi ici, je reviens tout de suite. Je vais chercher un stéthoscope.

Et il sortit.

XVII



Le crépuscule tombait.

Ivan Dmîtritch était étendu sur son lit, la tête enfoncée dans l’oreiller. Le paralytique général, assis, immobile, pleurait doucement et remuait les lèvres. Le moujik énorme et l’ancien trieur de lettres dormaient. Tout était calme.

André Efîmytch, assis sur le lit d’Ivan Dmîtritch, attendait. Au bout d’une demi-heure, au lieu de Khôbotov, Nikîta apparut, portant une capote de malade, quelque chose de blanc et des chaussons de lisière.

– Ayez la bonté de vous habiller, Votre Noblesse, dit Nikîta placidement. Voici quelle sera votre couchette, s’il vous plaît, ajouta-t-il, montrant un lit vide que, sans doute, on avait apporté là depuis peu. Ce ne sera rien, grâce à Dieu ; vous guérirez.

André Efîmytch comprit tout. Il se rendit sans rien dire au lit que lui montrait Nikîta et s’assit. Puis voyant que Nikîta, debout, attendait, il se déshabilla en entier et eut honte d’être nu devant lui. Ensuite il revêtit les effets de l’hôpital. Le caleçon était trop court, la chemise trop longue, et la capote sentait le poisson fumé.

– Vous guérirez, grâce à Dieu ! répéta Nikîta.

Il prit à brassée les habits d’André Efîmytch, sortit et referma la porte derrière lui.

– Tout m’est égal…, pensa André Efîmytch, s’enveloppant avec honte dans sa capote et se rendant compte que, dans son nouveau costume, il ressemblait à un prisonnier. Tout m’est égal… Un frac, un uniforme, ou cette capote ?… Tout m’est égal…

Mais qu’était devenue sa montre ? Et le portefeuille qui était dans sa poche de côté ? Et ses cigarettes ? Où Nikîta emportait-il ses vêtements ?… Maintenant jusqu’à la mort il ne lui arriverait peut-être plus de mettre ni pantalon, ni gilet, ni bottes… Tout cela lui sembla étrange et même incroyable au premier moment. André Efîmytch restait convaincu qu’entre la maison de Mme Biélôva et la salle 6 il n’y avait aucune différence, et que tout en ce monde est absurdité et vanité des vanités, et cependant, ses mains tremblaient, ses pieds étaient glacés, et il lui était pénible de songer qu’Ivan Dmîtritch allait se dresser sur son lit et le voir en capote de malade.

Il se leva, fit quelques pas et se rassit.

Voilà qu’il était là depuis une demi-heure, une heure, et il s’ennuyait à mourir. Était-il possible de passer là un jour, une semaine, des années, comme ces gens qui l’entouraient ?… On s’assied, on marche et on s’assied de nouveau ; on peut encore aller regarder à la fenêtre et aller d’un coin à l’autre de la salle. Et ensuite quoi ?… Rester assis tout le temps comme une idole et penser ?… Non, ce doit être à peine possible !

André Efîmytch se coucha, mais il se releva tout de suite. Il essuya de sa manche une sueur froide sur son front et il lui sembla que tout son visage sentait le poisson fumé. Il se mit encore à marcher un peu.

– C’est un malentendu ! se dit-il, levant les bras avec stupéfaction. Il faut s’expliquer. Il y a là un malentendu…

Ivan Dmîtritch s’éveilla à ce moment-là. Il s’assit sur son lit et s’appuya la tête sur les poings ; il cracha. Puis il jeta nonchalamment un regard vers le docteur et, sans doute, n’y comprit rien tout d’abord. Mais son visage endormi devint vite méchant et narquois.

– Ah ! on vous a collé ici, mon petit pigeon ! dit-il d’une voix mal éveillée, fermant un de ses yeux. J’en suis fort aise. Vous buviez le sang d’autrui et maintenant on boira le vôtre. À merveille !

– C’est un malentendu…, dit André Efîmytch effrayé des paroles d’Ivan Dmîtritch. Il leva les épaules et répéta : Un malentendu…

Ivan Dmîtritch cracha une seconde fois et se recoucha.

– Maudite vie ! grommela-t-il. Et ce qu’il y a d’amer et d’affligeant, c’est que cette vie ne finit pas comme à l’Opéra en apothéose et par la récompense des souffrances ! Elle finit par la mort. Il vient des moujiks qui traînent par les pieds et par les mains votre cadavre dans la cave ; brrr !… Bah, qu’importe ?… Puisque dans l’autre monde viendra notre tour ! Je leur réapparaîtrai comme une ombre et épouvanterai toutes ces canailles. Je leur ferai blanchir les cheveux.

Moïseïka rentra, aperçut le docteur et lui tendit la main :

– Donne-moi un petit kopek ! lui dit-il.

XVIII



André Efîmytch s’était mis à la fenêtre et regardait les champs. Il commençait à faire nuit et à droite, sur l’horizon, se levait une lune froide et rouge. À une centaine de toises de la barrière de l’hôpital, une maison blanche se dressait, entourée de murs blancs, c’était la prison.

– Voilà la réalité ! songea André Efîmytch, et il eut peur.

La lune, la prison, les clous de la barrière, une aigrette de feu, au loin, à la cheminée d’une fabrique de noir animal, tout lui sembla effrayant.

Quelqu’un soupira derrière lui ; André Efîmytch se retourna et vit l’homme aux décorations qui lui souriait et lui faisait des signes d’intelligence ; cela aussi lui parut effrayant.

André Efîmytch s’attesta que la lune ni la prison n’offraient rien de particulier, et qu’il est même des gens sains d’esprit qui portent des décorations, et qu’au reste, avec le temps, tout tombera en décomposition et se réduira en argile. Pourtant le désespoir l’envahit ; il saisit la grille des deux mains et la secoua de toutes ses forces. La grille ne bougea pas.

Alors, pour avoir moins peur, il alla vers le lit d’Ivan Dmîtritch et s’assit.

– J’ai perdu courage, mon cher, murmura-t-il, tremblant et mouillé d’une sueur froide ; je suis désespéré.

– Philosophez ! lui dit railleusement Ivan Dmîtritch.

– Mon Dieu, mon Dieu… sans doute ! Vous avez daigné me dire qu’en Russie il n’y a point de philosophie, mais que tout le monde y philosophe, même la canaille. Eh bien ! la philosophie de la canaille ne fait de mal à personne, dit André Efîmytch, triste comme s’il allait pleurer et voulait attendrir quelqu’un. Pourquoi donc, mon cher, cette joie ironique ? Comment la canaille ne philosopherait-elle pas, si elle n’est pas satisfaite ? Un homme sensé, instruit, fier, indépendant, fait à l’image de Dieu, ne trouve qu’à venir faire de la médecine dans une sotte et sale petite ville, et à appliquer toute sa vie des ventouses, des sangsues et des sinapismes ! Tout est charlatanisme, petitesse, platitude ! Ah ! mon Dieu !

– Vous dites des bêtises ; si la médecine ne vous plaisait pas, il fallait devenir ministre.

– Rien, on ne peut rien devenir ! Nous sommes faibles, mon cher… J’étais courageux et prêt à tout, je raisonnais sainement, et il m’a suffi d’un contact un peu rude avec la vie pour perdre tout courage… Prostration complète… Nous sommes faibles ; nous sommes misérables… Et vous aussi, mon ami ! Vous êtes intelligent et noble ; vous avez sucé avec le lait toutes les bonnes inclinations ; et, à peine êtes-vous entré dans la vie, vous avez été las et vous avez été malade… Nous sommes faibles, faibles !…

Quelque chose encore d’obsédant, outre la peur et le sentiment d’une offense, tourmenta André Efîmytch toute la soirée. Il trouva enfin que c’était le désir de boire de la bière et de fumer.

– Je vais sortir d’ici, mon cher, dit-il. Je vais dire qu’on me donne de la lumière… Je ne puis pas rester comme cela… C’est au-dessus de mes forces…

André Efîmytch se dirigea vers la porte et l’ouvrit, mais Nikîta sursauta aussitôt et lui barra la route.

– Où allez-vous ? demanda-t-il. Il faut rester ici. Il est temps de dormir !

– Je ne sors que pour une minute ; je ne vais que dans la cour.

– Non, non, non ! On ne peut pas, c’est défendu !… Vous le savez bien.

Nikîta ferma la porte bruyamment et s’arc-bouta derrière.

– Qui cela peut-il gêner que je sorte ? demanda André Efîmytch, haussant les épaules. Je ne vous comprends pas ! Nikîta, il faut que je sorte !… dit-il d’une voix qui trembla. J’en ai besoin.

– Ne causez pas de désordre ici, lui dit Nikîta d’un ton de leçon. Ce n’est pas bien.

– Que diable est-ce que tout cela ? s’écria tout à coup Ivan Dmîtritch bondissant. Quel droit a-t-il de nous empêcher de passer ? Comment ose-t-on nous retenir ici ! Dans la loi, il est expressément spécifié que personne ne peut être privé de sa liberté sans jugement. C’est de la violence ! C’est de l’arbitraire !

– Certainement, c’est de l’arbitraire ! dit André Efîmytch, soutenu par les cris d’Ivan Dmîtritch. J’ai besoin de sortir, il faut que je sorte ! Il n’a pas le droit de me retenir ! Ôte-toi de là, je te dis !

– Tu entends, lourde brute ! cria Ivan Dmîtritch, frappant à la porte à coups de poing ; ouvre, ou j’enfonce la porte ! Équarrisseur !

– Ouvre ! cria André Efîmytch, tremblant de tout le corps. Je l’exige.

– Répète voir ! répondit Nikîta derrière la porte. Répète un peu !

– Au moins, va appeler Eugène Fiôdorovitch ! Dis-lui que je le prie de venir… À la minute !

– Demain matin il viendra de lui-même.

– Jamais ils ne nous lâcheront ! continuait cependant Ivan Dmîtritch. Ils nous laisseront pourrir ici ! Ô Seigneur ! est-il possible qu’il n’y ait pas d’enfer dans l’autre vie et que ces gredins soient pardonnés ? Où est la justice ? Ouvre, gredin, j’étouffe ! cria-t-il d’une voix rauque, et il pesa sur la porte. Je vais me briser la tête ! Assassins !

Nikîta ouvrit la porte brusquement, repoussa avec raideur des deux bras et du genou André Efîmytch, donna de l’élan à son bras et lui donna un coup de poing dans la figure.

Il sembla à André Efîmytch qu’une immense vague salée l’enveloppait de la tête aux pieds et le roulait sur son lit, car il avait un goût de sel dans la bouche : c’était ses dents qui saignaient. Il songea à nager, étendit les bras et s’accrocha à un lit. À ce moment-là, il sentit que deux fois Nikîta le frappait dans le dos.

Ivan Dmîtritch poussa un grand cri ; on devait le battre aussi.

Ensuite tout se calma… La lumière liquide de la lune filtrait à travers les grilles et détachait sur le plancher une ombre pareille à un filet ; c’était effrayant ! André Efîmytch se coucha, retenant sa respiration : il s’attendait avec effroi à être battu encore.

Il lui semblait qu’on lui avait enfoncé une faucille dans le corps et qu’on la lui avait retournée dans les viscères et dans la poitrine. De douleur, il mordait son oreiller et serrait les dents, lorsque, tout à coup, dans le désarroi de son esprit, lui revint la pensée, claire, insupportable, effroyable, que pendant des années, chaque jour, ces mêmes hommes qui, à la lumière de la lune, lui semblaient des fantômes, avaient dû supporter cette même souffrance !… Comment avait-il pu se faire que, dans l’espace de plus de vingt années, il ne se fût pas rendu compte de cela ? Il ne savait pas. Il n’avait pas connu la douleur, donc il n’était pas coupable. Mais cependant sa conscience, aussi dure et aussi intraitable que Nikîta, lui faisait passer le froid de la mort de la nuque aux talons !… Il se leva, voulut crier de toutes ses forces, et courir tuer Nikîta, puis Khôbotov, le surveillant, et l’aide-chirurgien, et se tuer ensuite ; mais pas un son ne sortit de son gosier et ses jambes ne lui obéirent pas.

Étouffant, il tira sur sa poitrine, déchira sa chemise et sa capote, et tomba inanimé sur son lit.

XIX



Le lendemain matin, il avait mal à la tête, ses oreilles tintaient et il sentait une torpeur dans tout le corps. Le souvenir de sa défaillance de la veille ne lui fit pas honte ; il avait manqué de courage, il avait eu peur même de la lune, mais il avait éprouvé des sentiments et eu des pensées qu’il n’avait pas soupçonnés auparavant : l’idée, par exemple, du mécontentement de la canaille philosophante. Mais maintenant tout lui était égal.

Il ne mangea ni ne but, et resta couché, inerte et se taisant.

« Tout m’est égal, pensait-il, quand on lui faisait une question ; je ne répondrai pas… Tout m’est égal. »

L’après-midi, Michel Avériânytch vint le voir et lui apporta un quart de livre de thé et une livre de marmelade. Darioûchka vint aussi et demeura une heure entière auprès de son lit avec une expression de chagrin hébété. Khôbotov le visita à son tour, lui apporta un flacon de bromure et ordonna à Nikîta de brûler quelque chose dans la salle.

Le soir, André Efîmytch mourut d’une attaque d’apoplexie.

D’abord il eut un grand frisson et la nausée. Une odeur, comparable à la puanteur des choux aigres et des œufs pourris, pénétra tout son corps et jusqu’à ses doigts, lui remonta de l’estomac à la tête et emplit ses yeux et ses oreilles, et il eut des lueurs vertes dans les yeux. André Efîmytch comprit que c’était la fin et il se souvint qu’Ivan Dmîtritch, que Michel Avériânytch et que des millions de gens croient à l’immortalité. Eh bien, voyons, si elle existait ?… Mais il ne désira pas l’immortalité, et n’y pensa qu’un instant. Un troupeau d’antilopes extraordinairement belles et gracieuses, sur lesquelles il avait lu quelque chose la veille au soir, passa devant lui. Une femme ensuite lui tendit une lettre recommandée. Michel Avériânytch lui dit quelque chose. Et tout sombra. André Efîmytch oublia tout, pour toujours.

Les garçons de l’hôpital le prirent par les bras et les pieds, et le portèrent dans la chapelle. On l’y laissa étendu, les yeux ouverts, sur une table, et la lune éclaira son cadavre. Le matin, Serge Serguiéitch vint dévotement prier sur le crucifix et ferma les yeux de son ancien chef.

Le lendemain, on enterra André Efîmytch.

À son enterrement il n’y avait que Michel Avériânytch et Dâriouchka.

DANS LE BAS-FOND



I



Le village d’Oukléevo était situé dans un bas-fond, en sorte que, de la grande route et de la station du chemin de fer, on ne voyait que le clocher et des cheminées d’usines à imprimer les indiennes. Quand des passants demandaient quel était ce village, on leur répondait :

– C’est le village où, à un enterrement, le sacristain a mangé tout le caviar.

À un repas funèbre chez le fabricant Kostioukov, un vieux sacristain vit, parmi les hors-d’œuvre, du caviar frais et se mit à en manger avec avidité. On le poussa du coude, on le tira par les manches, mais, littéralement pétrifié de jouissance, il ne sentit rien et continua de manger. Il mangea tout le caviar et il y en avait dans le pot quatre livres. Dix ans avaient passé, le sacristain était mort depuis longtemps, mais on se souvenait toujours du caviar. Soit que la vie fût à Oukléevo extrêmement misérable ou que les gens y fussent incapables de rien remarquer en dehors de ce mince événement, on n’en racontait rien autre chose.

La fièvre y était en permanence et on y trouvait des fondrières de boue, même en été, surtout le long des clôtures par-dessus lesquelles se courbaient de vieux saules qui donnaient une ombre large. On y sentait toujours une odeur de déchets d’usine et d’acide acétique qui sert à la fabrication des indiennes. Les usines – trois d’indienne et une tannerie – étaient un peu en dehors du village. Elles étaient peu importantes et dans toutes il n’y avait guère que quatre cents ouvriers. La tannerie rendait souvent puante l’eau du ruisseau, les déchets empestaient les prés ; le bétail des paysans était pris de peste sibérienne, et on ordonnait de fermer la fabrique. Elle passait pour fermée, mais elle travaillait en secret, au su du commissaire rural et du médecin de district à chacun desquels le propriétaire payait dix roubles par mois. Dans tout le village, il n’y avait que deux maisons passables, bâties en pierres et couvertes de tôle : dans l’une était installée la mairie de la commune ; dans l’autre, à deux étages, située juste en face de l’église, vivait Grigôri Pétrôvitch Tsyboûkine, artisan d’Epiphânnskoë.

Grigôri tenait une épicerie, mais ce n’était que pour la forme. En fait, il trafiquait de tout ce qui se présentait, eau-de-vie, bétail, peaux, blé, porcs, et quand, par exemple, on demandait à l’étranger des pies pour les chapeaux de femme, Tsyboûkine gagnait sur chaque paire trente kopeks. Il achetait des coupes de bois, prêtait de l’argent et était, au total, un vieil homme entreprenant.

Il avait deux fils. L’aîné, Anîssime, servait dans la police, à la section des recherches, et venait rarement. Le plus jeune, Stépane, avait pris la voie commerciale et aidait son père, mais on n’attendait pas de lui une aide effective, car il était sourd et faible de santé. Sa femme, Akssînia, belle et svelte, qui portait les jours de fête chapeau et ombrelle, se levait tôt, se couchait tard, et courait tout le jour les jupons retroussés, faisant sonner des clés, dans la grange, dans la cave ou dans la boutique. Tsyboûkine la regardait avec joie ; ses yeux brillaient et il regrettait que ce ne fût pas son fils aîné qui l’eût épousée, au lieu du plus jeune, le sourd, qui, visiblement, s’entendait peu en beauté féminine.

Le vieillard avait toujours été enclin à la vie de famille et il aimait sa famille plus que tout au monde, son fils aîné le policier surtout, et sa belle-fille. Akssînia, à peine mariée, avait montré une activité extraordinaire et avait su tout de suite à qui on pouvait faire crédit et à qui il ne le fallait pas. Elle tenait les clés et ne les confiait même pas à son mari ; elle faisait claquer le boulier, regardait comme un paysan les dents des chevaux, et ne faisait que rire et que crier. Quoi qu’elle fît ou qu’elle dît, son beau-père s’attendrissait et murmurait : En voilà une petite bru !… En voilà une belle femme, bonne petite maman…

Il était veuf, mais un an après le mariage de son fils, il ne put y tenir, et se remaria. On lui trouva à trente verstes d’Oukléevo une fille de bonne famille, mais déjà un peu âgée, belle et de bonne mine, Varvâra Nikolâévna. Dès qu’elle fut installée dans sa chambre en haut, tout s’éclaira dans la maison comme si on eût mis aux fenêtres des vitres neuves ; les lampes d’images brûlèrent ; les tables se couvrirent de nappes blanches comme de la neige ; aux fenêtres et dans les jardins, sur le devant, apparurent des fleurs aux yeux rouges, et on ne mangea plus à une même écuelle : il y eut une assiette devant chacun. Varvâra Nikolâévna souriait affablement et il semblait que, dans la maison, tout souriait. Il se mit à venir dans la cour, ce qui auparavant n’avait jamais eu lieu, des pauvres, des errants, des pèlerins. On entendit sous les fenêtres les voix plaintives et chantantes des bonnes femmes d’Oukléevo et la toux piteuse des moujiks faibles et maigres qui avaient été chassés des usines pour ivrognerie. Varvâra les aidait d’argent, de pain et de vieux habits ; puis, s’étant familiarisée dans la maison, elle se mit à prendre en cachette pour eux différentes choses dans la boutique. Le sourd la vit une fois emporter deux demi-quarts de livre de thé, et cela le déconcerta.

– Maman vient de prendre deux demi-quarts de livre de thé, dit-il à son père ; où faut-il marquer cela ?

Le père ne répondit rien, s’arrêta, et réfléchit, remuant les sourcils. Puis il monta chez sa femme :

– Varvârouchka, ma petite mère, lui dit-il doucement, si tu as besoin de quelque chose dans la boutique, prends-le… Prends-le sans te gêner.

Le lendemain, le sourd, courant dans la cour, lui cria :

– Maman, prenez ce dont vous aurez besoin.

Il y avait dans ce fait de donner des aumônes quelque chose de joyeux et de léger, quelque chose de nouveau comme les lampes devant les images et les fleurs rouges. Quand, au carnaval, ou à la fête paroissiale, qui durait trois jours, on écoutait aux moujiks du salé pourri, exhalant une si griève odeur qu’il était difficile de se tenir auprès des barils, quand on prenait en gage aux ivrognes des faulx, des chapeaux, des hardes de femmes, quand les ouvriers des fabriques se vautraient dans la boue, hébétés par la mauvaise eau-de-vie, et que le mal, ayant pris consistance, semblait se tenir en l’air comme un brouillard, on se sentait un peu mieux à l’idée que là, dans la maison, il y avait une femme douce et propre qui ne s’occupait ni de salé, ni de vodka. Ses aumônes agissaient, en ces jours pénibles et troubles, à la façon d’une soupape de sûreté dans une machine.

Dans la maison de Tsyboûkine, les jours passaient dans l’affairement. Le soleil n’était pas encore levé qu’Akssînia s’ébrouait, se lavant dans le vestibule ; le samovar bouillait dans la cuisine et ronflait comme s’il prédisait quelque malheur ; le vieux, vêtu d’un long surtout noir et de pantalons de coton dans de hautes bottes luisantes, allait et venait par les chambres, propre, petit, et frappant du talon, comme le papa beau-père d’une chanson connue. On ouvrait la boutique. Quand il faisait bien jour, on avançait à la porte un drojki, et le vieux s’y asseyait gaillardement, enfonçant sa casquette jusqu’aux oreilles. À le voir, personne n’eût dit qu’il avait déjà cinquante-six ans. Sa femme et sa bru le regardaient partir, et, lorsqu’il avait une belle redingote propre et qu’au drojki était attelé un énorme étalon noir qui avait coûté trois cents roubles, le vieux n’aimait pas que des moujiks, avec leurs plaintes et leurs demandes, s’approchassent de lui. Il détestait les moujiks et les méprisait, et s’il en voyait quelqu’un l’attendant à la porte, il lui criait avec colère :

– Qu’attends-tu là ? Va-t’en ! Et si c’était un pauvre :

– Dieu te donnera !

Il partait pour affaires. Sa femme, vêtue de sombre, avec un tablier noir, faisait les chambres ou aidait à la cuisine. Akssînia vendait dans la boutique, et l’on entendait dehors tinter les bouteilles et l’argent ; on l’entendait rire ou crier et comme se fâchaient les acheteurs qu’elle trompait ; on pouvait remarquer en même temps qu’il se faisait dans la boutique un commerce clandestin d’eau-de-vie. Le sourd se tenait aussi à la boutique, ou bien, sans chapeau, les mains enfoncées dans les poches, il se promenait dans la rue, regardant distraitement les isbas ou le ciel. Six fois par jour, chez les Tsyboûkine, on prenait du thé, et quatre fois on se mettait à table pour manger. Le soir, on comptait et on inscrivait la recette. Puis on dormait profondément.

Les trois fabriques d’indienne à Oukléevo et les demeures des fabricants Khrymine aînés, Khrymine jeunes et Kostioukov étaient réunies par le téléphone. On avait installé aussi le téléphone à l’administration cantonale. Mais là, il cessa vite d’être en usage et les punaises et les blattes s’y établirent. Le starchine du canton était peu instruit et il écrivait chaque mot avec une grande lettre ; pourtant, quand le téléphone fut dérangé, il dit : maintenant, sans le téléphone, ça ne va pas être facile.

Les Khrymine aînés plaidaient constamment avec les jeunes, et parfois les jeunes se disputaient entre eux et se mettaient aussi à plaider. Alors leur fabrique ne travaillait pas un mois ou deux, jusqu’à ce qu’ils fussent réconciliés. Cela distrayait les habitants d’Oukléevo, parce que, à propos de leurs disputes, il se faisait beaucoup de cancans et de pourparlers. Aux fêtes, Kostioukov et les Khrymine jeunes organisaient des promenades en voiture. Ils passaient à toutes brides à Oukléevo et écrasaient des veaux. Akssînia, toute froufroutante de jupons empesés, parée à l’excès, se carrait dans la rue auprès de sa boutique. Les Khrymine jeunes l’attrapaient et l’emmenaient comme par force. Tsyboûkine attelait lui aussi pour montrer quelque nouveau cheval et il prenait sa femme avec lui. Le soir, après les promenades en voiture, quand tout le monde était couché, on jouait chez les Khrymine jeunes, sur un bon accordéon, et s’il y avait de la lune, les sons faisaient l’âme inquiète et joyeuse. Oukléevo ne paraissait plus une fosse.

II



Anîssime ne venait à la maison que rarement, pour les grandes fêtes, mais il envoyait souvent, par des gens de chez lui, des présents et des lettres, écrites d’une écriture autre que la sienne, et très belle. Chaque lettre était écrite sur une feuille de papier écolier et à la manière d’une supplique. Les lettres étaient pleines d’expressions qu’Anîssime n’employait jamais en parlant : « Mes chers papa et maman, je vous envoie une livre de thé parfumé pour la satisfaction de vos besoins physiques. »

Au bas de chaque lettre était griffonné, comme avec une plume cassée : « Anîssime Tsyboûkine », et au-dessous, de la même magnifique écriture que le reste de la lettre : « Agent. »

On lisait ses lettres plusieurs fois, et le père, rouge d’émotion, disait :

– Voilà ! il n’a pas voulu vivre ici ; il est entré dans la voie de l’instruction. Eh bien ! laissons-le faire ; chacun est marqué pour quelque chose.

Un peu avant le carnaval, il y eut une forte pluie avec des grêlons. Le vieux et Varvâra se mirent à la fenêtre pour regarder, et tout à coup ils virent Anîssime arriver de la station dans un traîneau. On ne l’attendait pas du tout. Il entra comme inquiet et agité, et il demeura ainsi tout le temps ; il avait on ne sait quel air dégagé. Il ne se pressait pas de repartir et il semblait qu’on l’eût congédié. Varvâra, contente de sa venue, le regardait d’un air fin, soupirait, en remuant la tête :

– Qu’y a-t-il donc, mon ami ? disait-elle. Le gaillard a déjà vingt-huit ans et il est encore garçon ! ah, la la, la la !

De la chambre voisine on n’entendait de ses paroles calmes et égales que : « Ah, la la, la la ! » Elle se mit à chuchoter avec le vieux et avec Akssînia, et leur visage prit aussi un air fin et mystérieux comme s’ils conspiraient ; on décida de marier Anîssime…

– Ah ! la la, la la !… on a marié ton cadet depuis longtemps et toi tu es toujours sans compagne, comme un coq au marché, lui dit Varvâra. Où cela se fait-il ? Marie-toi, s’il plaît à Dieu ; tu retourneras là-bas, comme tu le veux, à ton service, et ta femme restera ici nous aider. Tu vis dans le désordre, mon garçon, et tu as, je le vois, oublié toute sorte d’ordre… Ah, la la, la la ; il n’y a que péché avec vous autres, gens de villes…

Quand les Tsyboûkine se mariaient, on choisissait pour eux, comme pour les gens riches, les plus belles fiancées. On en chercha aussi une belle pour Anîssime. Il avait un extérieur vulgaire et insignifiant. De petite taille, de complexion faible et chétive, ses joues étaient pleines et gonflées comme s’il les soufflait. Ses yeux ne bougeaient pas et son regard était perçant. Sa barbe était rousse, clairsemée, et quand il réfléchissait, il la fourrait dans sa bouche et la mordait. Avec cela il buvait ; on le voyait à sa figure et à sa démarche. Pourtant quand on lui annonça qu’on lui avait trouvé une fiancée très belle, il dit :

– Eh bien ! je ne suis pas borgne moi non plus… Dans notre famille, on peut le dire, tous les Tsyboûkine sont beaux.

Il y avait tout près de la ville un village nommé Torgoûiévo. Une moitié en avait été réunie récemment à la ville, et là, dans une petite maison à elle, vivait une veuve qui avait une sœur si pauvre qu’elle allait à la journée avec sa fille. On parlait de la beauté de Lîpa même à Torgoûiévo, et, seule, son extrême pauvreté accablait tout le monde. On décidait qu’un homme âgé ou que quelque veuf l’épouserait malgré sa pauvreté, ou la prendrait auprès de lui, « comme ça », et qu’ainsi, par elle, sa mère serait nourrie. Les marieuses la désignèrent à Varvâra, qui partit pour Torgoûiévo. On organisa ensuite une entrevue dans la maison de la tante, avec, comme il convient, des hors-d’œuvre et de l’eau-de-vie. Lîpa, vêtue d’une robe rose, faite exprès pour la circonstance, avait dans les cheveux un ruban ponceau, pareil à une flamme. Elle était maigre, faible et pâle, avec des traits délicats et fins, brunis par le travail au grand air. Un timide et mélancolique sourire ne quittait pas sa figure, et ses yeux regardaient de façon enfantine, avec confiance et curiosité.

Elle était toute jeune, la poitrine à peine marquée, mais on pouvait la marier parce qu’elle avait l’âge. En fait elle était gentille, et une seule chose en elle pouvait ne pas plaire : de grandes mains d’homme qui, maintenant oisives, pendaient pareilles à de longues pinces.

– Elle n’a pas de dot, mais nous n’y faisons pas attention, dit Tsyboûkine à la tante. Pour notre fils Stépane nous avons pris aussi une femme dans une pauvre famille, et nous ne faisons que nous en louer ; soit à la maison, soit pour les affaires, elle est très adroite.

Lîpa était debout près de la porte et avait l’air de dire : « Faites de moi ce que vous voudrez ; je me fie à vous. » Sa mère Prascôvia, la journalière, était cachée dans la cuisine et mourait de honte. Un jour, dans sa jeunesse, un marchand chez qui elle lavait le parquet l’avait trépignée dans un accès de colère ; elle avait eu une peur violente, et l’effroi était demeuré dans son âme pour toute sa vie. D’effroi ses pieds et ses mains tremblaient sans cesse et ses joues tremblaient. Assise dans la cuisine, elle tâchait d’écouter ce que disaient les Tsyboûkine et se signait continuellement, appuyant les doigts sur son front et regardant l’Image. Anîssime, un peu ivre, ouvrit la porte de la cuisine et lui dit d’un ton dégagé :

– Pourquoi donc restez-vous là, chère petite maman ? nous nous ennuyons sans vous.

Prascôvia, rougissant, pressant les mains sur sa poitrine maigre et creuse, répondit :

– Que daignez-vous me dire ?… Nous vous sommes très obligées…

Après la présentation, on fixa le jour du mariage.

Anîssime, chez lui, ne faisait qu’aller et venir dans les chambres et siffler, ou bien, tout à coup, se souvenant de quelque chose, il se mettait à penser et regardait le plancher fixement, sans remuer, comme s’il eût voulu faire pénétrer son regard très avant dans le sol. Il n’exprimait aucun plaisir de se marier vite, pendant la semaine de Quasimodo, ni désir de revoir sa fiancée ; il ne faisait que siffler. Il était évident qu’il ne se mariait que parce que son père et sa belle-mère le voulaient et parce qu’ainsi le veut l’usage de la campagne ; le fils se marie pour qu’il y ait une aide à la maison. Il partit sans se hâter, ne se comportant pas du tout comme les fois précédentes. Il semblait particulièrement dégagé et ne dit rien de ce qu’il fallait dire.

III



Les habits de mariage avaient été commandés à deux sœurs, tailleuses du hameau de Chikâlovo, qui étaient de la secte des flagellants. Elles vinrent à plusieurs reprises essayer, demeurant chaque fois longtemps à boire du thé. Elles firent à Varvâra une robe cannelle, ornée de dentelles noires et de jais, et à Akssînia une robe vert clair, avec un devant jaune et une traîne. Lorsqu’elles eurent fini, Tsyboûkine ne les paya pas en argent, mais en marchandises de sa boutique. Elles partirent chagrines, tenant sous le bras des paquets de bougie et des boîtes de sardines, dont elles n’avaient que faire. Sorties d’Oukléevo, et arrivées dans les champs, elles s’assirent sur une motte et se mirent à pleurer.

Anîssime revint trois jours avant la noce, tout habillé de neuf. Il avait des caoutchoucs luisants, une cordelière à boules en guise de cravate, et sur les épaules un pardessus jeté sans que les manches fussent passées.

Ayant prié Dieu avec gravité, il salua son père et lui donna en cadeau dix roubles en argent et dix pièces de cinquante kopeks. Il en donna autant à Varvâra, et à Akssînia vingt pièces de vingt-cinq kopeks. La principale merveille de ces cadeaux était que toutes les pièces, comme choisies, étaient neuves et brillaient au soleil. S’efforçant de paraître grave et posé, Anîssime se tendait le visage et gonflait les joues, mais son haleine sentait l’eau-de-vie. Vraisemblablement, à chaque station, il s’était précipité au buffet. Il y avait à nouveau en lui quelque chose de dégagé, quelque chose d’extrême. Anîssime et son père prirent du thé et mangèrent un peu. Varvâra, tripotant ses roubles neufs, demanda des nouvelles de gens d’Oukléevo qui vivaient à la ville.

– Rien à dire, Dieu merci, ils vont bien, dit Anîssime ; il n’y a que chez Ivan Iégôrov où s’est produit un événement de famille. Sa vieille Sôphia Nikîphorovna est morte de la phtisie. On a fait faire chez un pâtissier, à deux roubles et demi par tête, le dîner pour le repos de son âme. Il y avait du vin de raisins. Quels moujiks sont les gens de chez nous ! Pour eux aussi on avait payé deux roubles et demi ; ils n’ont rien mangé ! Est-ce qu’un moujik comprend les sauces !

– Deux roubles et demi ! fit le vieux hochant la tête.

– Eh quoi ? Là-bas, ce n’est pas un village. Tu entres au restaurant pour manger, tu demandes ceci et cela, il vient du monde, tu bois et tu regardes : il est déjà l’aube et vous avez à payer chacun trois ou quatre roubles. Et quand on est avec Samorôdov, il aime à prendre à la fin du café avec du cognac, et le cognac, s’il te plaît, coûte six griveniks[10] le petit verre.

– Il ne fait que mentir, dit le vieillard avec admiration ; il ne fait que mentir !

– Maintenant je suis toujours avec Samorôdov. C’est ce Samorôdov qui vous écrit mes lettres. Il écrit magnifiquement. Et si je vous disais, maman, continua joyeusement Anîssime se tournant vers Varvâra, quel homme c’est que Samorôdov, vous ne me croiriez pas. Nous l’appelons tous Moukhtar, car c’est une espèce d’Arménien ; il est tout noir. Je vois ses pensées ; je connais toutes ses affaires comme mes cinq doigts, maman, et il le sait ; aussi il ne fait que me suivre ; il ne me quitte pas d’un pas et l’eau même ne nous séparerait pas[11]. Quoiqu’il me craigne, il ne peut pas vivre sans moi. Où je vais, il vient aussi. J’ai, maman, l’œil sûr et juste. Je vais au marché aux nippes : je vois un moujik qui vend une chemise : « Arrête, moujik ! c’est une chemise volée. » Et c’est vrai ! Ça se trouve ainsi : la chemise a été volée.

– À quoi connais-tu cela ? demanda Varvâra.

– À rien, j’ai l’œil. Je ne sais pas quelle chemise il y a là ; je sais seulement que quelque chose me tire vers elle ; chemise volée, voilà tout. Chez nous, dans la police, on dit déjà : « Allons, Anîssime, va-t’en tirer les bécassines. » Ça veut dire chercher quelque chose de volé. Oui !… Chacun peut voler, mais comment cacher ? La terre est grande et il n’y a pas de place pour cacher quelque chose de volé…

– Dans notre village, chez les Goûntorev, dit Varvâra en soupirant, on a volé, la semaine dernière, un mouton et deux agnelles ; et personne pour les retrouver… Ah ! la la, la la !

– Eh bien quoi ? on peut les retrouver ! Ce n’est rien à faire ; on le peut.

Le jour du mariage arriva. C’était une fraîche mais claire et joyeuse journée d’avril. Dès le grand matin, on advint en voitures de tous côtés ; les grelots sonnaient aux troïkas et aux attelages à deux chevaux ; il y avait des rubans de couleurs dans les crinières et aux arcs des brancards. Inquiets de ces arrivées, les freux criaient dans les saules, et, éperdument, sans cesse, les sansonnets chantaient, comme s’ils se fussent réjouis qu’il y eût un mariage chez les Tsyboûkine.

Les tables, dans la maison, étaient déjà couvertes de longs poissons, de jambons, d’oiseaux farcis, de boîtes de conserves, de diverses salaisons et marinades, et d’une quantité de bouteilles d’eau-de-vie et de vins ; on sentait une odeur de saucisse fumée et de homard gâté. Le vieux passait autour des tables, frappant des talons et aiguisant des couteaux l’un sur l’autre. On appelait sans cesse Varvâra pour lui demander quelque chose, et elle, l’air effaré, essoufflée, courait dans la cuisine, où depuis le matin travaillaient le cuisinier de Kostioukov et la cuisinière des Khrymine jeunes. Akssînia, frisée, en corset, sans robe, avec des bottines neuves qui criaient, volait dans la cour comme un tourbillon ; on ne voyait que ses genoux nus et sa gorge. On entendait du bruit, des injures et des jurons.

Les passants s’arrêtaient devant les portes grandes ouvertes et on sentait en tout qu’il se préparait quelque chose d’inaccoutumé.

– On est parti chercher la fiancée ! annonça-t-on.

Le bruit des grelots au delà du village s’épandait et mourait… Vers trois heures, les gens se précipitèrent, les grelots tintèrent de nouveau : on amenait la fiancée !

L’église fut pleine. Le grand candélabre était allumé ; les chantres, comme l’avait désiré le vieux Tsyboûkine, chantaient sur de la musique imprimée. L’éclat des lumières et des robes voyantes aveuglait Lîpa. Il lui semblait que les chantres, de leurs voix tonnantes, lui frappaient sur la tête comme avec des marteaux. Le corset, que pour la première fois de sa vie elle mettait, et ses souliers la gênaient. Elle avait l’air de revenir à peine d’un évanouissement, de regarder et de ne pas comprendre. Anîssime, en redingote noire, un cordonnet rouge en guise de cravate, songeait, regardant un point fixement. Quand les chantres criaient très fort, il se signait. Son âme était attendrie ; il aurait voulu pleurer. Il connaissait cette église dès sa première enfance. Sa défunte mère l’y portait autrefois pour communier ; plus tard il chantait dans le chœur avec les enfants ; chaque coin, chaque icône lui rappelait tant de souvenirs ! Et maintenant on célébrait son mariage. Il faut se marier pour le bon ordre, mais à peine y songeait-il, comme s’il n’eût pas compris, ou comme s’il eût complètement oublié. Les larmes l’empêchaient de regarder les images ; il avait un poids sur le cœur. Il priait et demandait à Dieu que les malheurs inévitables qui étaient prêts d’un jour à l’autre à fondre sur sa tête lui fussent épargnés et passassent autour de lui, comme font autour d’un village, durant la sécheresse, des nuages d’orage, sans donner une goutte de pluie.

Il y avait tant de péchés déjà accumulés dans son passé, tant de péchés qu’ils étaient tout à fait ineffaçables, irréparables, et qu’il semblait même absurde d’en demander pardon. Et cependant il en demandait pardon, et il fit même un grand sanglot. Mais personne n’y prit garde. On pensa qu’il avait un peu bu.

On entendit une plainte d’enfant :

– Petite maman, emporte-moi d’ici ! je t’en prie !

– Silence là-bas ! cria le prêtre.

Au retour de l’église, la foule suivit en courant. Il y avait des gens rassemblés près de la boutique, près des portes, et dans la cour, sous les fenêtres ; des femmes étaient venues chanter les louanges des époux. Aussitôt qu’ils franchirent le seuil, les chantres, déjà rangés dans le vestibule avec leur musique, partirent à chanter de toutes leurs forces. Une musique commandée exprès à la ville commença à jouer. On avait apporté dans de hauts verres du champagne du Don, et, se tournant vers les mariés, le contremaître charpentier Elizârov, grand vieux, maigre, aux sourcils si épais que l’on voyait à peine ses yeux, leur dit :

– Anîssime et toi, mon enfant, aimez-vous l’un l’autre ; vivez selon les lois de Dieu, mes enfants, et la Reine des Cieux ne vous abandonnera pas.

Il s’appuya sur l’épaule de Tsyboûkine et sanglota.

– Pleurons, Grigôri Pétrov, pleurons de joie, dit-il d’une petite voix menue. Et soudainement il se mit à rire et continua d’une voix pleine et éclatante :

– Ho ! ho ! ho !… C’est aussi une belle bru ! Tout chez elle est en place, tout est bien poli, rien ne grince ; tout le mécanisme est en ordre et bien vissé.

Il était né dans le district d’Iégôriévskoé, mais il travaillait depuis sa jeunesse dans les usines d’Oukléevo et des environs, et il s’y était fixé. On le connaissait pour vieux depuis longtemps, toujours aussi long et aussi maigre, et on l’appelait Béquille. Parce que, peut-être, depuis plus de quarante ans, il ne s’occupait que de réparations, il ne jugeait tout homme et toute chose qu’au point de vue de la solidité : n’y avait-il pas besoin de réparation ? Avant de s’asseoir à table, il essaya quelques chaises pour voir si elles étaient solides ; il toucha même du doigt le lavaret.

Après le vin mousseux, tous s’installèrent à table. Les convives parlaient et remuaient leurs chaises. Dans le vestibule les chanteurs chantaient et la musique jouait ; les femmes, dans la cour, toutes d’une même voix, célébraient les mariés. C’était un mélange de sons effrayant, sauvage, à faire perdre la tête.

Béquille se tournait sur sa chaise, cognait des coudes ses voisins, les empêchait de parler, et tantôt pleurait, tantôt riait.

– Enfants, enfants, enfants… marmottait-il vite ; Akssinioûchka, ma chère, Varvârouchka, nous vivrons tous en paix et en concorde, mes petites hachettes chéries…

Il buvait peu et, d’avoir bu un verre d’eau-de-vie anglaise, il était ivre. Cette ignoble eau-de-vie faite d’on ne sait quoi stupéfiait tous ceux qui en buvaient, comme si on les eût frappés. Les langues commençaient à s’embrouiller.

Il y avait à la fête le clergé, les contremaîtres des fabriques et leurs femmes, des détaillants et des aubergistes des autres villages. Le starchine du canton et son secrétaire, qui servaient ensemble depuis quatorze ans et qui, dans tout ce temps-là, n’avaient pas signé un papier ni laissé sortir des locaux administratifs un seul homme sans l’avoir trompé ou lésé, étaient assis l’un à côté de l’autre, tous deux gros, bouffis, et si nourris, semblait-il, d’injustice, que même la peau de leur visage était particulière et semblable à celle d’un coquin. La femme du secrétaire, qui était extrêmement maigre et bigle, avait amené avec elle tous ses enfants. Pareille à un oiseau de proie, elle louchait sur les assiettes, attrapant tout ce qui lui tombait sous la main et le cachait pour elle et pour ses enfants, dans ses poches.

Lîpa, pétrifiée, était assise avec la même expression de visage qu’à l’église. Anîssime, depuis le moment où il avait fait connaissance avec elle, ne lui avait pas dit un mot et ne savait pas encore quel était le son de sa voix.

Assis auprès d’elle, il continuait à se taire et buvait de l’eau-de-vie anglaise. Quand il fut ivre, il se mit à dire à sa tante, assise en face de lui :

– J’ai un ami qui s’appelle Samorôdov. C’est un homme particulier. Il est bourgeois honoraire[12] et peut parler. Mais cependant, ma petite tante, je vois comme au travers de lui ; et il le sent. Permettez-moi de boire avec vous à la santé de Samorôdov, ma petite tante.

Varvâra tournait autour de la table, invitant les convives, exténuée, l’air égaré, et contente apparemment qu’il y eût tant de plats à manger, que tout fût si riche et que personne ne pût trouver à redire. Le soleil se coucha, le repas durait encore. On ne se rendait pas compte de ce qu’on mangeait et de ce qu’on buvait. On ne pouvait pas bien discerner ce qu’on disait. De temps à autre seulement, quand la musique se taisait, on entendait quelque femme crier :

– Vous avez sucé notre sang, hérodes ; ne crèverez-vous pas ?

Le soir il y eut des danses avec de la musique. Les Khrymine jeunes arrivèrent, apportant de leur eau-de-vie, et l’un d’eux, quand il dansait un quadrille, en tenait dans chaque main une bouteille, tandis qu’il avait dans la bouche un petit verre. Cela faisait rire tout le monde. Entre les quadrilles, on se mettait tout à coup à danser à croupetons. La verte Akssînia ne faisait que luire et disparaître, et la queue de sa robe faisait du vent. Quelqu’un marcha sur la frange ; Béquille s’écria :

– Eh ! vous avez arraché une plinthe là-bas, les enfants !

Les yeux d’Akssînia, gris et naïfs, bougeaient rarement, et sur son visage jouait sans cesse un sourire naïf : il y avait quelque chose de serpentin dans ces yeux fixes, dans sa petite tête sur un long col, et dans sa sveltesse. Habillée de vert avec un corsage jaune, souriante, elle regardait, comme une vipère au printemps, dans le seigle vert, levant et allongeant la tête, regarde un passant. Les Khrymine étaient très familiers avec elle et on pouvait remarquer qu’avec l’aîné elle était depuis longtemps déjà dans les relations les plus intimes. Le sourd ne comprenait rien et ne la regardait pas ; il était assis, les jambes croisées, mangeant des noix qu’il cassait entre ses dents avec un bruit si fort qu’il semblait tirer des coups de pistolet.

Soudain le vieux Tsyboûkine vint au milieu de la salle, et, levant en l’air son mouchoir, fit signe qu’il voulait lui aussi danser la danse russe. Un bruit d’approbation courut dans toute la maison et dans la cour parmi la foule.

Il va danser ! Lui-même va danser !

Varvâra dansa, et Tsyboûkine ne fit que balancer son mouchoir et marquer la mesure avec les talons ; mais ceux qui, dans la cour, penchés l’un sur l’autre, regardaient par les fenêtres, étaient en extase ; et ils lui pardonnèrent tout pour un instant, et sa richesse et ses tromperies.

– Tu es un gaillard, Grigôri Pétrov, cria-t-on dans la foule. Va, marche ! C’est signe que tu peux encore faire quelque chose ! Ha, ha, ha !…

La fête finit vers deux heures du matin. Anîssime, titubant, fit le tour de la salle pour remercier les chanteurs et les musiciens, et il donna à chacun une pièce de cinquante kopeks neuve. Son père ne chancelait pas, mais s’arrêtait sur chaque jambe. Il accompagnait les invités, disant à chacun :

– La noce a coûté deux mille roubles.

Quand on fut dispersé, quelqu’un se trouva avoir changé un bon surtout pour un vieux à l’aubergiste de Ghikâlovo. Anîssime s’échauffa et se mit à crier :

– Arrête ! Je vais le trouver tout de suite. Je sais qui a volé ça ! Arrête !

Il s’élança dans la rue, se précipita sur quelqu’un ; on l’attrapa, on le ramena sous le bras à la maison et on le poussa, rouge de colère, saoul et tout suant, dans la chambre dans laquelle la tante avait déjà déshabillé Lîpa. Et on l’y ferma.

IV



Au bout de cinq jours, Anîssime, se disposant à partir, monta chez Varvâra lui dire adieu. Elle tricotait un bas de laine rouge, assise près de la fenêtre ; toutes ses veilleuses brûlaient devant les images et on sentait dans sa chambre une odeur d’encens.

– Tu restes bien peu de temps avec nous, lui dit-elle. Tu commences à t’ennuyer, bien sûr ? Ah la la la la !… Nous vivons bien, il y a de tout chez nous en abondance, et ton mariage s’est bien passé. Ton père dit qu’il a coûté deux mille roubles. Nous vivons, en un mot, comme des marchands. Seulement on s’ennuie chez nous ! Nous offensons trop le monde. Mon cœur en souffre, mon ami. Comme nous l’offensons, ah ! mon Dieu ! Échangeons-nous un cheval ; achetons-nous quelque chose ; louons-nous un ouvrier, nous trompons en tout ; tromperie et tromperie. L’huile de chènevis que nous vendons est aigre, gâtée ; il y a des gens chez qui le goudron de bouleau est meilleur. Dis-moi, je t’en prie, ne pourrait-on pas vendre de bonne huile ?

– Chacun est marqué pour quelque chose, maman.

– Oui, mais il faut mourir ? Aye, aye ! Vraiment tu devrais en parler à ton père !…

– Parlez-lui-en vous-même.

– Ah, oui ! Je dis une chose, il me répond comme toi un seul mot : chacun est marqué pour quelque chose. Crois-tu que, dans l’autre monde, on ira chercher cela ? Le jugement de Dieu est juste.

– Certainement personne n’ira chercher cela, dit Anîssime en soupirant ; il n’y a pas de Dieu, voyez-vous, maman. Qu’y aura-t-il à chercher là ?

Varvâra le regarda, surprise, se mit à rire et leva les bras. Comme elle s’étonnait si sincèrement et le regardait à la façon d’un extravagant, il se troubla :

– Un Dieu, il y en a peut-être un, dit-il, mais il n’y a pas de foi. Tandis qu’on me mariait, je n’étais pas dans mon assiette. Comme quand on prend un œuf sous une poule et que dedans piaule un petit poulet, j’ai senti tout à coup ma conscience piauler, et tout le temps j’ai pensé : il y a un Dieu. Mais aussitôt sorti de l’église, plus rien. D’où puis-je savoir s’il y a un Dieu ou non ? On ne nous apprend pas cela dès l’enfance. Quand l’enfant tette encore, on ne lui apprend qu’une chose : chacun son affaire. Voyez, mon père non plus ne croit pas en Dieu. Vous m’avez dit une fois qu’on a pris un mouton chez Goûntarov… J’ai trouvé qui l’a volé : c’est le moujik de Chikâlovo. Il l’a volé, mais la peau est chez mon père !… Voilà la foi qu’il y a !

Anîssime cligna un œil et secoua la tête.

– Le starchine non plus ne croit pas en Dieu, continua-t-il ; le secrétaire non plus ; le sacristain non plus. S’ils vont à l’église et observent les jeûnes, c’est pour que les gens ne parlent pas mal d’eux ; et pour le cas où peut-être, tout de même, il y aurait un jugement dernier. On dit maintenant que la fin du monde pourrait venir parce que le monde est devenu plus faible, qu’on ne respecte plus ses parents, et ainsi de suite. Ce sont des bêtises. Je crois, maman, que tout le mal vient de ce que les gens ont peu de conscience… Je vois tout au fond, et je comprends. Si un homme a une chemise volée, je le vois. Un homme est assis au traktir et il vous semble qu’il boit du thé et rien de plus, et moi, en dehors du thé, je vois qu’il n’a pas la conscience tranquille. On peut marcher toute la journée, on ne trouve pas un homme qui ait une bonne conscience. La raison en est qu’on ne sait pas où il y a un Dieu… Allons, eh bien, maman, adieu ! Portez-vous bien, et gardez-moi bon souvenir.

Anîssime se prosterna aux pieds de sa tante.

– Nous vous remercions pour tout, maman, dit-il. Notre famille reçoit de vous un grand profit. Vous êtes une femme très convenable, et je suis très satisfait de vous.

Anîssime sortit, ému, mais il revint et dit :

– Samorôdov m’a entraîné dans une affaire, j’y deviendrai riche ou je me perdrai. S’il arrivait quelque chose, maman, vous consolerez mon père.

– Allons donc, il n’y aura rien ! Ah la la !… Dieu est miséricordieux. Mais vois-tu, Anîssime, tu devrais un peu caresser ta femme ; vous vous regardez comme si vous boudiez ; vous devriez au moins vous sourire.

– Aussi, comme elle est bizarre ! dit Anîssime en soupirant. Elle ne comprend rien et ne dit jamais rien. Elle est très jeune. Laissons-la grandir…

Un grand étalon blanc, très gras, attendait déjà devant la porte, attelé à un tilbury. Tsyboûkine monta gaillardement, s’assit et prit les rênes. Anîssime embrassa Varvâra, Akssînia et son frère. Lîpa, debout elle aussi sur la porte, immobile, regardait à côté, comme si elle ne fût pas venue pour accompagner son mari, mais pour on ne sait quoi. Anîssime s’approcha d’elle, toucha du bout de ses lèvres sa joue légèrement :

– Adieu, lui dit-il.

Elle, sans le regarder, sourit d’un air étrange. Son visage se mit à trembler, et tous, sans savoir pourquoi, eurent pitié d’elle. Anîssime, d’un bond, s’assit lui aussi, et se mit les mains sur les côtés parce qu’il se croyait beau.

Quand ils furent arrivés sur la hauteur, Anîssime se retourna à tout moment pour voir le village. Le jour était chaud et clair. On sortait le bétail pour la première fois et auprès de lui marchaient des jeunes filles et des femmes, vêtues de leurs robes de fête. Un bœuf brun, heureux d’être libre, mugissait et déchirait le sol de ses pattes de devant. Partout, en haut et en bas, chantaient les alouettes. Anîssime regardait l’église, jolie, toute blanche (on venait de la reblanchir), et il se souvenait comme il y avait prié cinq jours auparavant. Il regardait l’école au toit vert, le ruisseau dans lequel il se baignait autrefois et pêchait à la ligne. Et la joie remua dans son cœur. Il aurait voulu que, soudain, une muraille sortît de terre et l’empêchât d’avancer, et qu’il pût rester avec son seul passé…

À la gare, ils approchèrent du buffet et burent un verre de xérès. Le vieux chercha sa bourse pour payer.

– Je régale ! dit Anîssime.

Son père, attendri, lui frappa sur l’épaule et, clignant des yeux, dit au buffetier : Vois un peu quel fils j’ai !

– Si tu restais travailler à la maison, Anîssime, dit-il, tu n’aurais pas de prix : je te couvrirais d’or de la tête aux pieds !

– Tout à fait impossible, papa.

Le xérès était aigre et sentait la cire, pourtant ils en burent encore un verre.

Quand Tsyboûkine revint de la gare, il ne reconnut pas, à la première minute, sa bru. À peine son mari parti, Lîpa avait changé, devenue soudain toute gaie. Nu-pieds, avec un vieux jupon usé, les manches retroussées jusqu’aux épaules, elle lavait l’escalier du vestibule, chantant d’une petite voix argentine, et lorsque, portant le grand baquet plein d’eau sale, elle regardait le soleil avec son sourire d’enfant, il semblait qu’elle était, elle aussi, une alouette.

Un vieil ouvrier qui passait devant la porte hocha la tête et s’exclama :

– Quelle bru Dieu t’a encore envoyée, Grigôri Pétrov ! Ce ne sont pas des femmes, ce sont de vrais trésors.

V



Le 8 juillet, un vendredi, Élizârov, surnommé Béquille, et Lîpa revenaient de Kazânnskoé, où ils étaient allés, pour la fête patronale, faire leurs dévotions à la Vierge de Kazan. La mère de Lîpa venait derrière eux. Malade et essoufflée, elle restait toujours en arrière. C’était presque le soir.

– Aha !… s’étonnait Béquille, écoutant Lîpa. Et alors ?

– J’aime beaucoup les confitures, Ilia Makârytch, dit Lîpa. Je m’assois dans un petit coin et je bois du thé en mangeant des confitures. Ou bien j’en bois avec Varvâra Nikolâévna et elle me raconte quelque histoire touchante. Elle a beaucoup de confitures ; elle en a quatre pots ! Mange, me dit-elle, Lîpa, ne te gêne pas !

– Aha !… quatre pots !

– Ils vivent richement. On mange avec le thé du pain blanc, et il y a de la viande tant qu’on en veut. Ils vivent richement, mais on a peur chez eux, Ilia Makârytch. Ah ! comme on a peur !

– De quoi donc as-tu peur, mon enfant ? demanda Béquille, se retournant pour voir si Prascôvia était loin.

– D’abord, quand le mariage a été célébré, j’ai eu peur d’Anîssime Grigôrytch. Il n’est pas méchant ; il ne m’a rien fait ; mais quand il s’approchait de moi, je sentais du froid dans tout mon corps, dans tous mes os. Pas une pauvre petite nuit, je n’ai dormi ; je tremblais tout le temps et je priais Dieu. Maintenant j’ai peur d’Akssînia, Ilia Makârytch ! Elle n’est pas mauvaise, elle sourit toujours, mais par moments elle regarde par la fenêtre et ses yeux sont mauvais, ils brûlent, verts, comme ceux des brebis dans un toit. Les Khrymine jeunes l’entortillent : « Votre vieux, lui disent-ils, a un petit bout de terre de quarante dessiatines à Boutiôkino ; c’est un bout de terre, disent-ils, où il y a de l’argile, du sable et de l’eau ; aussi, disent-ils, Âkssioûcha, fais-toi construire par lui une briqueterie ; nous nous associerons avec toi. » La brique vaut maintenant vingt roubles le mille ; c’est une bonne affaire. Hier soir, après dîner, Akssînia a dit au vieux : « Je veux, dit-elle, monter une briqueterie à Boutiôkino, je serai marchande en mon propre nom. » Elle a dit ça, en souriant, mais la figure de Grigôri Pétrôvitch s’est assombrie ; évidemment ça ne lui plaisait pas. « Tant que je vivrai, a-t-il dit, pas de division ; il faut vivre ensemble. » Elle lui a jeté un regard… elle s’est mise à grincer des dents !… on a porté des beignets ; elle n’en a pas mangé.

– Aha !… s’étonna Béquille ; elle n’en a pas mangé !

– Et dis-moi, je te prie, quand elle dort ? continua Lîpa. Elle s’endort une petite demi-heure et saute en place, et trotte, trotte, pour regarder si les moujiks ne mettent pas le feu ou ne volent pas quelque chose. Elle fait peur, Ilia Makârytch ! Après notre mariage, les Khrymine jeunes n’ont pas été se coucher ; ils sont partis en ville pour plaider. Les gens disent que tout est à cause d’Akssînia. Deux des frères lui ont promis de construire la briqueterie et le troisième se fâche. Leur fabrique est restée fermée un mois. Mon oncle Prôkor n’ayant pas de travail ramassait pendant ce temps-là des croûtes aux portes. En attendant, petit oncle, lui ai-je dit, tu devrais, pour éviter cette honte, aller labourer ou couper du bois. « Je suis déshabitué, m’a-t-il dit, du travail chrétien. Je ne puis rien faire, m’a-t-il dit, Lîpynnka !… »

Ils s’arrêtèrent près d’un petit bois de trembles pour souffler et pour attendre Prascôvia. Elizârov était patron depuis longtemps, mais il n’avait pas de chevaux, et courait tout le district à pied avec une petite besace dans laquelle il avait du pain et des oignons ; il marchait vite, balançant les bras ; le suivre était difficile.

Au bord du bois était planté un poteau de délimitation ; Elizârov le toucha pour voir s’il était solide… Prascôvia arriva, essoufflée. Son visage ridé, toujours effrayé, luisait de bonheur. Elle avait été, aujourd’hui, à l’église comme tout le monde, était allée à la foire et avait bu du poiré aigre. Cela lui était arrivé rarement et il lui semblait que pour la première fois de sa vie elle avait vécu à son plaisir.

Après avoir soufflé, ils partirent tous les trois côte à côte. Le soleil se couchait, et ses rayons, se glissant à travers le bouquet d’arbres, en éclairaient les fûts. Des voix, en avant, retentissaient, bruyantes. Les jeunes filles d’Oukléevo étaient parties en tête depuis longtemps, mais elles s’étaient arrêtées dans le petit bois à ramasser des champignons.

– Allons, les filles ! leur cria Elizârov. Allons, mes belles !

Un rire lui répondit.

– Voici Béquille ! Béquille ! Vieux radis noir !

L’écho riait aussi.

Et puis le bois fut dépassé ; on commença à voir le haut des cheminées d’usine ; la croix scintilla sur le clocher ; ce fut le village, « ce même village où à un enterrement le sacristain avait mangé tout le caviar ». Et c’était déjà presque la maison : il n’y avait plus qu’à descendre dans ce grand fond. Lîpa et sa mère, qui marchaient nu-pieds, s’assirent sur l’herbe pour se chausser. Béquille s’assit avec elles. Regardé de là, Oukléevo, avec ses saules, sa blanche église et sa rivière, paraissait harmonieux et joli ; seuls tranchaient les toits des fabriques, peints par économie en une couleur sombre et barbare. Sur la pente, de l’autre côté, on voyait le seigle, en javelles et en gerbes, éparpillées çà et là comme par un ouragan, et en lignes que l’on ne venait que de couper. L’avoine aussi mûrissait, et, à cet instant-là elle reluisait sous le soleil comme de la nacre. C’était le fort moment du travail. Aujourd’hui fête, le lendemain samedi il fallait rentrer le seigle et lever le foin, et le surlendemain encore fête. Chaque jour, au loin, le tonnerre grondait ; le soleil brûlait ; et il semblait qu’il allait pleuvoir. À regarder les champs chacun se demandait si l’on arriverait à rentrer le blé à temps ; on était joyeux et gai, et inquiet tout ensemble.

– Les faucheurs sont chers maintenant, dit Prascôvia, un rouble quarante par jour !

De la foire de Kazânnskoé la foule venait toujours et toujours : des femmes, des ouvriers en casquettes neuves, des mendiants, des enfants… Tantôt, soulevant la poussière, il passait un chariot derrière lequel courait un cheval non vendu et qui avait l’air heureux de ne l’avoir pas été ; tantôt on tirait par les cornes une vache qui résistait. Puis venait un autre chariot, avec des moujiks ivres, dont les jambes pendaient. Une vieille menait un enfant qui avait un grand chapeau et de grandes bottes. L’enfant n’en pouvait plus de chaleur et du poids de ses bottes, qui l’empêchaient de plier les jambes, et cependant il ne cessait de souffler de toutes ses forces dans une trompette. On était déjà descendu au fond de la combe, on tournait dans la rue, la trompette s’entendait toujours.

– Chez nos fabricants, quelque chose cloche, dit Elizârov, c’est affreux ! Kostioukov s’est fâché après moi. « Il a passé beaucoup de planches dans les corniches », m’a-t-il dit. « Comment beaucoup ? Ce qu’il en a fallu, Vassîli Danîlytch, il en a passé. Je ne mange pas les planches avec mon gruau. » « Comment, a-t-il dit, peux-tu me parler comme ça ? Brute ! espèce de je ne sais quoi ! Ne t’oublie pas ! Je t’ai fait contremaître ! » a-t-il crié. « En voilà, ai-je dit, une merveille ! Quand je n’étais pas contremaître, ai-je dit, je buvais tout de même du thé chaque jour. » « Vous êtes tous des filous », a-t-il dit. Je n’ai rien dit. Dans ce monde nous sommes les filous, ai-je pensé, et vous le serez dans l’autre. Ho !… ho !… ho !… Le lendemain il s’était radouci : « Ne m’en veuille pas, m’a-t-il dit, Makârytch, pour mes paroles. Si j’ai dit quelque chose de trop, a-t-il dit, songe que je suis marchand de la première guilde et au-dessus de toi ; tu es obligé de te taire. » « Vous êtes marchand de la première guilde, lui ai-je dit, et je suis charpentier, c’est vrai. Mais saint Joseph aussi était charpentier, lui ai-je dit. Notre métier est juste et agréable à Dieu ; mais si cela vous plaît de vous dire au-dessus de moi, faites à votre guise, Vassîli Danîlytch. » Mais après notre conversation, j’ai songé : lequel est au-dessus de l’autre : le marchand de la première guilde ou le charpentier ? Ce doit être le charpentier, mes enfants !

Béquille réfléchit et ajouta :

– Celui qui peine et qui souffre, celui-ci est au-dessus de l’autre.

Le soleil était déjà couché et un brouillard blanc comme du lait se levait sur la rivière, sur l’enceinte de l’église et sur les champs près des usines. Tandis que l’obscurité venait vite, en bas des feux luisaient et il semblait que le brouillard cachait un précipice sans fond. À cet instant il semblait peut-être à Lîpa et à sa mère qui étaient nées pauvres et étaient préparées à le demeurer toute leur vie, donnant tout à autrui hormis leurs pauvres âmes effarées, il leur semblait peut-être confusément, que, dans l’ordre infini des vies de ce monde immense et mystérieux, elles aussi étaient une force et qu’elles étaient au-dessus de quelqu’un. Elles étaient contentes d’être assises ainsi sur la hauteur, et elles souriaient de plaisir, oubliant que, tôt ou tard, il faudrait redescendre.

Ils arrivèrent enfin à la maison. Des faucheurs étaient assis par terre, près de la boutique et près des portes. Les gens d’Oukléevo n’allaient pas habituellement travailler chez Tsyboûkine ; il fallait louer des étrangers. Dans l’obscurité maintenant ils semblaient tous avoir de longues barbes noires. La boutique était ouverte ; on voyait le sourd et un commis jouer aux dames. Les faucheurs chantaient doucement, à peine si on les entendait, ou bien ils demandaient à haute voix qu’on leur payât la journée de la veille. Mais on le leur refusait pour qu’ils restassent jusqu’au lendemain. Tsyboûkine, en manches de chemise, et Akssînia, assis sur l’avancée de la porte, sous un bouleau, buvaient du thé ; une lampe brûlait devant eux.

– Grand-père, dit comme par taquinerie un faucheur, payez-nous au moins la moitié ? Grand-père !

Un rire s’entendit aussitôt, puis on recommença à chanter, presque indistinctement.

Béquille s’assit pour prendre du thé lui aussi.

– Nous venons de la foire, commença-t-il à raconter. Nous nous sommes amusés, mes enfants, nous nous sommes très bien amusés, grâce à Dieu ! Seulement voici quelle vilaine aventure est arrivée. Sâchka, le maréchal, achète du tabac et donne cinquante kopeks pour payer. Et la pièce était fausse ! dit Béquille, regardant autour de lui. (Il voulait dire cela à voix basse, mais il le dit à voix étranglée, rauque, et tout le monde entendit.) Les cinquante kopeks se trouvaient faux. On demande à Sâchka : Où les as-tu pris ? C’est Anîssime Tsyboûkine, dit-il, qui me les a donnés quand je suis allé à son mariage. On a appelé l’ouriadnik et on l’a emmené. Prends garde, Pétrôvitch, qu’on ne fasse des cancans là-dessus…

– Grand-père ! implorait toujours la voix en taquinant, grand-père !

Un silence s’établit.

– Ah ! mes enfants, mes enfants…, marmotta vite Béquille en se levant. (Il tombait de sommeil.) Merci pour le thé et pour le sucre, mes enfants ! Il est temps de dormir. Il faut que je sois déjà attaqué ; toutes les poutres en moi sont pourries. Ho !… ho !… ho !…

En sortant, il ajouta :

– Il est bientôt temps de mourir, je crois.

Et il fit un sanglot.

Tsyboûkine ne finit pas de boire son thé, et resta assis, méditant. Il avait l’air de suivre de l’oreille les pas de Béquille, qui était déjà loin dans la rue.

– Sâchka le maréchal a dû inventer tout cela, dit Akssînia devinant ses pensées.

Tsyboûkine entra chez lui et revint bientôt avec un rouleau. Il le détourna et des roubles brillèrent tout neufs. Il en prit un, l’éprouva entre ses dents, le jeta sur le plateau du samovar ; puis il en jeta un autre.

– C’est vrai, ces roubles sont faux…, dit-il, regardant Akssînia avec stupeur. Ce sont ceux qu’Anîssime a portés en cadeau. Prends-les, ma fille, murmura-t-il, versant le rouleau dans les mains d’Akssînia, et va les jeter dans le puits. Le diable soit avec eux ! Tâche qu’on ne jase pas ; il pourrait arriver quelque chose. Emporte le samovar et éteins les lumières.

Lîpa et Prascôvia, assises dans la remise, virent les lumières s’éteindre l’une après l’autre. En haut, dans la chambre de Varvâra, seules continuèrent à brûler les veilleuses rouges et bleues. Il en venait une impression de repos, de satisfaction et d’ignorance. Prascôvia n’avait jamais pu s’habituer à l’idée que sa fille, mariée à un homme riche, se glissât timidement, quand elle arrivait, dans le vestibule, et sourît avec un air de demander ; on lui donnait alors du thé et du sucre. Lîpa elle aussi ne pouvait pas s’habituer. Quand son mari fut parti, elle ne dormit pas dans son lit, mais où elle se trouvait, dans la cuisine ou dans quelque hangar. Chaque jour elle lavait le plancher ou le linge, et il lui semblait qu’elle était en journée. Revenues du pèlerinage, les deux femmes avaient pris le thé dans la cuisine avec la cuisinière, puis elles étaient allées se coucher dans la remise, par terre, entre le mur et les traîneaux. Il y faisait noir et on y sentait une odeur de harnais. On entendit le sourd fermer la boutique et les faucheurs s’installer dehors pour dormir. Chez les Khrymine jeunes, au loin, on jouait sur le bel accordéon. Prascôvia et Lîpa commencèrent à sommeiller.

Lorsque des pas les réveillèrent, il faisait clair de lune. Akssînia était à l’entrée de la remise tenant un lit.

– Ici il fera peut-être plus frais, murmura-t-elle. Elle entra et se coucha tout près de la porte. La lune l’éclairait toute. Elle ne dormit pas, soupirant péniblement. Et, étendue de tout son long, ayant à cause de la chaleur presque tout rejeté de sur elle, quel bel, quel fier animal elle semblait à la lumière magique de la lune !

Quelque temps s’écoula et on entendit de nouveaux pas. Tsyboûkine, tout blanc, apparut sur la porte.

– Akssînia ! demanda-t-il, tu es là ?

– Eh bien ? répondit-elle en colère.

– Je t’ai dit de jeter l’argent dans le puits ; l’y as-tu jeté ?

– En voilà encore une idée de jeter du bien dans l’eau ! Je l’ai donné aux faucheurs…

– Ah, mon Dieu ! fit le vieillard stupéfait et effrayé. Tu es une femme éhontée… Ah, mon Dieu !

Il leva les bras et sortit, marmonnant tout seul. Peu après, Akssînia s’assit sur son lit, soupirant avec dépit, profondément, puis elle se leva et s’en alla, tenant son lit à brassée.

– Pourquoi m’as-tu mariée ici, maman ! dit Lîpa.

– Il faut se marier, ma fille. Ce n’est pas nous qui avons fait la règle.

Le sentiment d’un malheur sans consolation était prêt à les envahir, mais il leur semblait que quelqu’un regardait du haut du ciel, dans le bleu, de l’endroit où sont les étoiles, et qu’il voyait tout ce qui se passait à Oukléevo et qu’il veillait. Et aussi grand que fût le mal, la nuit cependant était calme et belle, et dans le monde de Dieu la vérité existe toujours, et toujours existera, aussi calme et aussi belle ; tout n’attend sur la terre que de se fondre avec la vérité, comme la lumière de la lune se fond avec la nuit…

Toutes deux, tranquillisées, serrées l’une contre l’autre, s’endormirent.

VI



La nouvelle était venue depuis longtemps que l’on avait mis Anîssime en prison pour fabrication et émission de fausse monnaie. Des mois passèrent, plus d’une demi-année passa, il passa un long hiver, le printemps arriva, et on était habitué chez ses parents et dans le village à l’idée qu’Anîssime était en prison. Quand quelqu’un, la nuit, cheminait près de la maison ou de la boutique, il se rappelait qu’Anîssime était en prison, et, quand on sonnait à la paroisse, on se souvenait aussi qu’il était en prison et qu’il attendait le jugement.

Une ombre semblait s’être étendue autour de Tsyboûkine. La maison noircissait, le toit se rouillait, la lourde porte de la boutique, revêtue de tôle peinte en vert, se ternissait, et, disait le sourd, « se crassissait », et le vieux Tsyboûkine lui-même semblait avoir noirci. Depuis longtemps il ne s’était pas fait couper les cheveux et la barbe, et se négligeait ; il montait en tarantass sans sauter, et il ne criait plus aux pauvres : « Que Dieu t’assiste ! » Ses forces diminuaient, c’était visible en tout. Les gens le craignaient déjà moins. Le commissaire de police, bien qu’il continuât de toucher ce qu’il fallait, lui avait dressé un procès-verbal dans sa boutique ; il fut trois fois appelé à la ville pour commerce clandestin d’eau-de-vie. L’affaire fut toujours remise pour absence de témoins, et Tsyboûkine se tourmentait à la mort.

Il allait souvent voir son fils, employait les uns ou les autres, présentait des suppliques à on ne sait qui, donnait ici ou là des bannières d’église. Il porta au surveillant de la prison un porte-verre en argent avec une inscription en émail : « l’âme connaît sa mesure », et une longue cuiller.

– Personne de bien pour intervenir ! disait Varvâra, ah la la la ! Il faudrait demander à quelque seigneur d’écrire aux autorités en chef… Du moins si on le laissait libre jusqu’au jugement !… Pourquoi fatiguer ce garçon ?

Elle aussi était affligée ; pourtant elle engraissait et devenait plus blanche. Elle allumait toujours des veilleuses dans sa chambre, regardait à ce que tout dans la maison fût propre, et elle invitait ceux qui venaient à manger des confitures et de la pâte aux pommes. Le sourd et sa femme trafiquaient dans la boutique. Une nouvelle affaire était entreprise : une tuilerie à Boutiôkino, et Akssînia y allait presque chaque jour en tarantass. Elle conduisait elle-même, et quand elle rencontrait quelqu’un de connaissance, elle tendait le cou, comme un serpent dans le jeune seigle, et souriait de son air naïf et énigmatique. Lîpa jouait sans cesse avec l’enfant qui lui était né avant le carême. C’était un tout petit enfantelet, maigre, qui faisait pitié, et il semblait étrange qu’il criât, regardât, qu’on le comptât pour un être humain, et qu’il s’appelât Nikîphore. Quand il était couché dans son berceau, Lîpa s’éloignait vers la porte et lui disait, en s’inclinant :

– Bonjour, Nikîphore Anîssimytch.

Puis elle courait de toute sa force l’embrasser. Elle retournait vers la porte, saluait et recommençait. Il levait en l’air ses petites jambes rouges, et ses pleurs et ses rires se mêlaient comme cela se faisait chez le charpentier Elizârov…

Le jour du jugement fut enfin fixé. Tsyboûkine partit pour cinq jours. On entendit dire qu’on avait emmené comme témoins des moujiks du village. Le vieil ouvrier, ayant reçu une assignation, partit aussi.

L’affaire fut jugée un jeudi. Le dimanche d’après, Tsyboûkine n’était pas encore revenu et on n’avait aucune nouvelle. Le mardi soir, Varvâra, assise près de la fenêtre ouverte, épiait si le vieillard revenait. Lîpa jouait dans la chambre voisine avec son enfant. Elle le faisait sauter dans ses bras et disait en extase :

– Tu deviendras grand, grand… Tu seras un homme ; nous irons ensemble en journée ; nous irons en journée !

– Voyons ! dit Varvâra offensée, quelle journée encore vas-tu chercher, petite sotte ? Nous en ferons un marchand.

Lîpa se mit à chantonner, mais bientôt après elle s’oublia et reprit :

– Tu deviendras grand, grand ! tu seras un homme ; nous irons ensemble en journée…

– Voyons ! tu en reviens toujours là !

Lîpa, tenant son enfant sur les bras, s’arrêta près de la porte et demanda :

– Maman, pourquoi est-ce que je l’aime tant ? Pourquoi est-ce que je le plains tant ? dit-elle, la voix tremblante et les yeux mouillés. Qui est-il ? De quoi a-t-il l’air ? Il est léger comme une plume, léger comme une petite miette, et je l’aime, je l’aime comme si c’était un homme véritable ! Il ne peut rien, ne dit rien, et je comprends tout ce que désirent ses petits yeux.

Varvâra prêtait l’oreille au bruit du train qui arrivait à la gare : le vieux n’allait-il pas revenir ? Elle n’entendait déjà plus et ne comprenait plus de quoi parlait Lîpa ; elle ne comprenait plus comment le temps passait. Elle ne faisait que trembler, non de crainte, mais de forte curiosité. Elle vit un chariot plein de moujiks rouler vite avec bruit ; c’étaient les témoins qui venaient de la gare.

Lorsque la télègue fut devant la boutique, le vieil ouvrier en descendit et entra. On entendit qu’on lui disait bonjour dans la boutique et qu’on le questionnait.

– Privation de ses droits et de tout bien, dit-il à haute voix, et aux travaux forcés, en Sibérie, six ans.

Akssînia sortit de l’arrière-boutique, venant de servir du pétrole. D’une main elle tenait la bouteille, de l’autre, l’entonnoir, et, aux dents, elle avait l’argent :

– Où est papa ? demanda-t-elle en blésant.

– À la gare, répondit l’ouvrier. Dès qu’il fera plus nuit, a-t-il dit, je viendrai.

Quand il fut connu qu’Anîssime était condamné aux travaux forcés, la cuisinière, dans sa cuisine, se mit tout à coup à se lamenter comme pour un mort, pensant qu’ainsi l’exigeaient les convenances.

– Pourquoi nous as-tu quitté, Anîssime Grigôrytch, lumineux faucon ?

Les chiens, inquiets, se mirent à aboyer ; Varvâra courut à la fenêtre et, remplie d’angoisse, cria de toute la force de sa voix :

– Assez, Stépanîda ! Assez ! Ne nous accable pas, au nom du Christ !

On oublia de servir le thé. On ne se rendait plus compte de rien. Seule, Lîpa ne put nullement comprendre de quoi il s’agissait et elle continua à voltiger avec son enfant.

Lorsque Tsyboûkine revint de la gare, on ne lui fit aucune question ; il dit bonsoir et traversa ensuite toutes les chambres, sans parler. Il ne dîna pas.

– Il n’y avait personne pour intervenir…, lui dit Varvâra quand ils furent seuls. Je t’avais dit de demander aux seigneurs ; tu ne m’as pas écouté… Si on avait fait une supplique…

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