– J’ai sollicité ! dit le vieillard, faisant un geste de découragement. Quand on a condamné Anîssime je me suis adressé à ce bârine qui le défendait. Il n’y a plus rien à faire à présent, m’a-t-il dit ; il est trop tard. Anîssime lui aussi a dit : trop tard. Mais tout de même, en sortant du tribunal, j’ai parlé à un avocat ; je lui ai donné des arrhes… J’attendrai une huitaine de jours et j’y retournerai. Qu’il arrive ce que Dieu voudra.
Le vieillard, sans rien dire, parcourut encore toutes les chambres, et, revenu près de sa femme, il lui dit :
– Je dois être malade. Dans ma tête ça se brouille. Mes idées se troublent.
Il ferma la porte pour que Lîpa n’entendît pas et il continua, à voix basse :
– C’est avec l’argent que ça ne va pas. Tu te souviens qu’avant son mariage, à la Saint-Thomas, Anîssime m’a apporté des roubles et des pièces de cinquante kopeks neufs ? J’en ai mis un rouleau de côté et j’ai mêlé les autres avec les miens… Autrefois (Dieu ait son âme !) vivait un de mes oncles, Dmîtri Philâtych. Il allait sans cesse pour son commerce, soit à Moscou, soit en Crimée. Sa femme, pendant ce temps-là, s’amusait. Il avait six enfants. Et des fois, quand il avait bu, mon oncle disait en riant : « Jamais je ne saurai quels sont mes enfants et quels sont ceux des autres. » Il avait le caractère gai, quoi !… Et moi aussi maintenant je ne saurai jamais reconnaître dans mon argent lequel est bon et lequel est faux ; il me semble qu’il est tout faux.
– Bah ! allons donc ! Dieu soit avec toi !
– Je prends un billet à la gare, je donne trois roubles et je songe : s’ils étaient faux !… Et j’ai peur. Il faut que je sois malade.
– Pourquoi parler, dit Varvâra en secouant la tête ; nous sommes tous sous la volonté de Dieu… Ah la la la ! Il faudrait songer à cela, Pétrôvitch ! Les heures ne se ressemblent pas, tu n’es plus jeune. Tu mourras ; vois si, quand tu n’y seras plus, on ne fera pas tort à ton petit-fils ? Ah, j’ai bien peur qu’on ne fasse tort à Nikîphore ! Regarde, c’est comme s’il n’avait déjà plus son père. Sa mère est jeune et bête… Tu devrais assurer à ce petit un peu de terre, ce Boutiôkino, par exemple, Pétrôvitch. N’est-ce pas ? Réfléchis ! continua à conseiller Varvâra. Ce petit est gentil, ce serait dommage ! Pars demain, et écris le papier. Pourquoi attendre ?
– J’avais oublié ce petit-fils…, dit Tsyboûkine. Il faut que je l’embrasse. Tu dis que le petit n’est pas mal ? Eh bien ! qu’il grandisse ! Dieu le veuille !
Il ouvrit la porte, et, courbant le doigt, fit signe à Lîpa de venir. Elle s’approcha avec son enfant sur les bras.
– Lîpynnka, lui dit-il, si tu as besoin de quelque chose, demande-le. Mange ce qui te fera plaisir, nous ne le regretterons pas pourvu que tu te portes bien. (Il fit sur l’enfant le signe de la croix.) Garde-moi mon petit-fils. Je n’ai plus de fils ; le petit m’est resté.
Des larmes lui coulèrent sur les joues ; il soupira et sortit. Peu après il se coucha et s’endormit profondément, après une semaine d’insomnie.
VII
Tsyboûkine venait de passer quelques jours à la ville. Quelqu’un raconta à Akssînia qu’il y était allé voir le notaire et faire un testament, par lequel il laissait Boutiôkino, où elle avait établi sa briqueterie, à son petit-fils Nikîphore. On lui annonça cela le matin, tandis que Varvâra et le vieux, assis sous l’appentis de la porte, près du bouleau, prenaient le thé. Elle ferma la boutique sur la rue et sur la cour, réunit toutes les clefs qu’elle avait et les jeta aux pieds de Tsyboûkine.
– Je ne veux plus travailler pour vous ! cria-t-elle avec véhémence, et soudain elle éclata en sanglots. Je ne suis pas entrée ici comme bru, mais comme ouvrière ! Tout le monde se moque : « Voyez, dit-on, quelle bonne ouvrière ont trouvée les Tsyboûkine ! » Je ne me suis pas louée chez vous ; je n’étais pas une mendiante, une servante quelconque ; j’ai mon père et ma mère.
Elle n’essuyait pas ses larmes et fixait sur Tsyboûkine ses yeux qui débordaient, et que la colère faisait loucher. Son visage et son cou étaient rouges et tendus, car elle criait de toute sa force.
– Je ne veux plus servir, continua-t-elle ; j’en ai assez ! Travailler, me tenir tout le long du jour dans la boutique, trotter les nuits pour l’eau-de-vie, c’est bon pour moi ! Et pour la terre, la donner, c’est à cette forçate avec son diabloteau. Elle est ici la maîtresse, la dame, et moi sa servante ! Donnez-lui donc tout, à elle, à la prisonnière, que ça l’étouffe ; et moi je retournerai chez moi ! Trouvez une autre sotte, hérodes maudits !
Le vieux, de toute sa vie, n’avait jamais crié ; jamais il n’avait châtié ses enfants, et l’idée ne lui était jamais venue qu’un de ses enfants pût lui dire des gros mots ou se comporter vis-à-vis de lui irrespectueusement Aussi il s’effraya beaucoup, rentra en courant dans la maison et se cacha derrière une armoire. Varvâra fut si interdite qu’elle ne put se lever. Elle ne fit que remuer les mains comme si elle voulait se défendre d’une abeille.
– Hélas ! mes petits pères, murmura-t-elle avec effroi, qu’est-ce que c’est ! Qu’est-ce qu’elle a ? Ah la la la ! Les gens vont entendre !… Pas si haut du moins ! Oh ! pas si haut !
– Vous avez donné Boutiôkino à la forçate, continua à crier Akssînia, donnez-lui tout ! Il ne me faut rien de vous ! Rentrez sous terre ; vous êtes tous de la même clique ! J’en ai assez !… Vous volez les passants et les voyageurs, brigands ! Vous volez le vieux et le jeune ! Qui est-ce qui vend de l’eau-de-vie sans patente ? Et la fausse monnaie ! Ils en ont rempli leurs coffres, et maintenant je ne leur fais plus besoin !…
Déjà on se rassemblait auprès des portes grandes ouvertes et on regardait dans la cour.
– Que les gens regardent ! criait Akssînia ; je vous confondrai ! Vous allez brûler de honte ! Vous allez vous traîner à mes pieds ! Eh ! Stépane, cria-t-elle au sourd, nous partons à l’instant pour chez moi ; nous allons chez mon père et chez ma mère ; je ne veux pas vivre avec des forçats ! Prépare-toi.
Du linge était étendu dans la cour sur des cordes. Elle enleva ses jupons et ses camisoles encore mouillés et les jeta dans les bras du sourd. Ensuite, exaspérée, elle se précipita sur le reste du linge, l’arracha, jeta par terre tout ce qui n’était pas à elle, et le trépigna.
– Ah ! mes amis, gémissait Varvâra, calmez-la ! Qu’est-ce qu’elle a ? Rendez-lui Boutiôkino ! rendez-le-lui au nom du Christ !
– En voilà une femme ! disait-on dans la rue. C’en est une femme !… Elle est d’une colère ; c’est effrayant !
Akssînia entra en courant dans la cuisine où l’on faisait une lessive. Lîpa y était seule, savonnant ; la cuisinière était allée rincer du linge à la rivière. De la vapeur sortait de l’auge de bois et de la marmite près du foyer ; la cuisine était pleine de buée et l’air y était étouffant. Par terre restait un tas de linge sale, et auprès, sur un banc, étirant ses petites jambes rouges, était couché Nikîphore, en sorte que s’il fût tombé, il n’eût pas pu se faire de mal. Lîpa venait de tirer du tas une des chemises d’Akssînia, et, la mettant dans l’auge, elle allongeait le bras vers la table sur laquelle était posé, plein d’eau bouillante, un long puisoir.
– Rends cela ! dit Akssînia, la regardant avec haine et tirant sa chemise de l’auge. Ce n’est pas ton affaire de toucher mon linge ! Tu es la femme d’un forçat et tu dois savoir ta place !
Lîpa la regarda, craintive, sans comprendre, mais tout à coup, surprenant le regard qu’elle jetait à son enfant, elle comprit, et elle pâlit comme une morte.
– Tu as pris ma terre, voilà pour toi !
Disant cela, Akssînia saisit le puisoir et renversa d’un coup l’eau bouillante sur Nikîphore…
Il s’entendit un cri comme on n’en avait jamais entendu à Oukléevo et il ne semblait pas qu’une créature aussi faible que Lîpa pût crier ainsi. Un silence, soudainement, se fit tout à l’entour. Akssînia rentra dans la maison, sans mot dire, avec toujours son même sourire naïf… Le sourd, tenant du linge dans ses bras, continua à aller et venir dans la cour, puis se mit à l’étendre, sans rien dire, sans se presser.
Tant que la cuisinière ne fut pas revenue de la rivière, personne ne se décida à entrer dans la cuisine et à regarder ce qu’il y avait.
VIII
On emmena Nikîphore à l’hôpital du zemstvo, où il mourut vers le soir. Lîpa n’attendit pas qu’on vînt la chercher, et, ayant enveloppé le cadavre de son enfant dans une couverture, elle l’emporta.
L’hôpital, nouvellement construit, avec de grandes fenêtres, était bâti sur une hauteur ; le soleil couchant l’éclairait tout et il semblait que dedans il y eût le feu. En bas était un hameau ; Lîpa y descendit et s’assit près d’un petit étang où une femme avait mené boire son cheval. Le cheval ne buvait pas.
– Que te faut-il encore ? disait la femme. Que te faut-il ?
Au bord de l’eau, un enfant à chemise rouge nettoyait les bottes de son père. Pas une autre âme, ni au hameau, ni sur la hauteur.
– Il ne boit pas…, dit Lîpa, regardant le cheval.
Mais la femme et l’enfant partirent, et il n’y eut plus personne. Le soleil s’était couché, se couvrant d’un brocart d’or et de pourpre, et de longs nuages, rouges et lilas, s’étendaient sur le ciel pour garder son repos. Quelque part, au loin, un butor, comme une vache enfermée dans une étable, criait d’une voix mélancolique et sourde. Chaque printemps on entendait le cri de cet oiseau mystérieux, mais personne ne savait comment il est ni où il vit. En haut, à l’hôpital, dans les arbustes de l’étang, au hameau, et partout dans les champs, les rossignols chantaient. Un coucou comptait l’âge de quelqu’un, s’embrouillait dans ses comptes et recommençait. Les grenouilles, sur l’étang, furieuses, s’appelaient à tue-tête, et l’on pouvait distinguer leurs mots « Et toi de même ! Et toi de même ! » (I ty takôva ! I ty takôva !) Quel vacarme ! Il semblait que tous ces êtres criaient et chantaient pour que personne, ce soir de printemps, ne pût dormir, pour que tout, et même les grenouilles furieuses, jouît de chaque minute et la chérît, car la vie n’est donnée qu’une fois.
Le croissant de la lune brillait dans le ciel et il y avait beaucoup d’étoiles. Lîpa ne se souvint pas depuis combien de temps elle était assise auprès de l’étang. Quand elle se leva pour partir, tout le monde au hameau dormait ; aucune lumière n’était plus allumée. Il devait y avoir jusqu’à Oukléevo douze verstes, ses forces n’y suffisaient pas, et elle ne pouvait pas s’imaginer comment elle y arriverait. La lune luisait tantôt devant elle, tantôt sur sa droite, et le coucou criait toujours, mais d’une voix enrouée maintenant, ironique et taquine, qui semblait dire : Prends garde, tu t’égareras !
Lîpa marchait vite et avait perdu son mouchoir de tête… Elle regardait le ciel et se demandait où pouvait être l’âme de son enfant : les suivait-elle ou planait-elle là-haut, près des étoiles, sans plus songer déjà à sa mère ? Comme on est seule la nuit dans la campagne au milieu de tous ces cris de joie, quand on ne peut pas se réjouir, lorsque la lune vous regarde, toute seule aussi dans le ciel et à qui il est indifférent que ce soit le printemps ou l’hiver et que les gens soient vivants ou morts… Il est pénible, quand on a eu du malheur, de n’avoir personne autour de soi ; ah ! si elle avait auprès d’elle sa mère Prascôvia, ou Béquille, ou la cuisinière, ou quelque moujik !…
– Bou-ou ! criait le butor, bou-ou !
Tout à coup s’entendit distinctement une voix d’homme :
– Attelle, Vavîla !
Au bord de la route, un feu brillait devant Lîpa ; il n’y avait déjà plus de flamme ; seules luisaient les braises rouges. On entendait des chevaux brouter. Deux chariots, dans les ténèbres, se dessinèrent. Sur l’un, il y avait un tonneau, et sur l’autre plus bas, des sacs. Puis on distingua deux hommes. Un des hommes amenait un cheval pour l’atteler, l’autre, les mains derrière le dos, demeurait immobile près du feu. Un chien grogna près des chariots. L’homme qui menait le cheval s’arrêta et dit :
– On dirait que quelqu’un vient sur la route.
– Boulette, tais-toi ! cria l’autre au chien.
On put comprendre à la voix que ce second homme était vieux. Lîpa s’arrêta et dit :
– Dieu vous aide !
Le vieux s’approcha d’elle et répondit alors :
– Bonsoir.
– Votre chien ne me mordra pas, grand-père ?
– Non, avance ; il ne te touchera pas.
– Je viens de l’hôpital, dit Lîpa, après un peu de silence. Mon petit y est mort. Je le rapporte à la maison.
Il fut désagréable sans doute au vieillard d’entendre cela, car il s’éloigna et dit vite :
– Tant pis, ma chère. La volonté de Dieu ! Comme tu lambines, garçon, dit-il à son compagnon en se rapprochant de lui. Si tu te pressais !
– L’arc des brancards n’est pas là, dit le garçon. Je ne le vois pas.
– Ah ! tu es un vrai Vavîla.
Le vieillard prit un tison et souffla dessus ; il n’y eut d’éclairés que ses yeux et son nez. L’arc retrouvé, il approcha le tison de Lîpa, et jeta un regard sur elle. Ce regard exprimait de la compassion et de la tendresse.
– Tu es mère, lui dit-il ; chaque mère regrette son enfant.
Et il soupira en secouant la tête. Vavîla jeta quelque chose sur le feu et trépigna dessus ; aussitôt tout devint noir. La vision disparut et il n’y eut plus comme auparavant que les champs, et le ciel avec des étoiles. Les oiseaux ramageaient, s’empêchant les uns les autres de dormir ; un râle criait, à l’endroit même, semblait-il, où il y avait eu le brasier. Mais une minute passa et on vit de nouveau les chariots, le vieillard et le long Vavîla. Les chariots grincèrent, avançant sur la route.
– Vous êtes des saints ? demanda Lîpa au vieillard.
– Non ; nous sommes de Firssânovo.
– Tu m’as regardée tout à l’heure et mon cœur s’est amolli. Le garçon est doux lui aussi. J’ai pensé : ce doit être des saints.
– Tu vas loin ?
– À Oukléevo.
– Monte, nous te mènerons jusqu’à Kouzménnki, tu n’auras plus qu’à aller tout droit ; nous prendrons à gauche.
Vavîla monta sur le chariot au tonneau ; Lîpa et le vieillard sur l’autre. Ils partirent au pas, Vavîla en avant.
– Mon petit a souffert tout le jour, dit Lîpa. Il regardait de ses petits yeux et se taisait. Il voulait parler et ne pouvait pas. Seigneur, mon Dieu, Reine des cieux ! De chagrin, je tombais à chaque minute par terre. J’étais debout et je tombais près du lit. Dis-moi, grand-père, pourquoi un petit doit souffrir avant de mourir ? Quand une grande personne souffre, une femme ou un homme, leurs péchés leur sont pardonnés, mais pourquoi un enfant souffre-t-il, lorsqu’il n’a pas de péchés ? Pourquoi ?
– Eh ! qui le sait ! dit le vieillard.
Ils marchèrent une demi-heure sans parler.
– On ne peut pas tout savoir, le pourquoi et le comment, reprit le vieillard. Il est donné à l’oiseau deux ailes et non pas quatre, parce qu’avec deux il peut voler. De même il n’est pas donné à l’homme de tout savoir, mais la moitié seulement ou le quart des choses. Il sait juste ce qu’il lui faut pour vivre sa vie.
– Grand-père, il vaudra mieux que je marche. Maintenant mon cœur saute.
– Ça ne fait rien ; reste.
Le vieillard bâilla et fit un signe de croix devant sa bouche.
– Ça ne fait rien…, répéta-t-il. Ton chagrin n’est qu’un demi-chagrin. La vie est longue. Il y aura encore pour toi du bon et du mauvais, de tout ! Grande est notre mère Russie ! dit-il, regardant autour de lui. Je suis allé par toute la Russie ; j’y ai tout vu. Tu dois en croire mes paroles, ma chère ; tu auras du bon et du mauvais. J’ai été à pied en Sibérie ; j’ai été sur l’Amour et sur l’Altaï. En Sibérie j’avais émigré, j’y ai labouré la terre, et puis le mal du pays m’a pris pour notre mère Russie, je suis revenu à mon village. Nous sommes revenus à pied. Je me rappelle, une fois nous étions sur un bateau, j’étais maigre, maigre, tout déchiré, pieds nus ; j’étais gelé ; je suçais une croûte. Un monsieur qui voyageait sur ce bateau (s’il est mort, que Dieu ait son âme !) me regarde avec pitié ; ses larmes coulent : « Ah ! me dit-il, ton pain est noir, tes jours sont noirs !… » Je suis revenu au village, comme on dit, sans pieu ni cour. J’avais une femme ; elle est restée en Sibérie ; on l’y a enterrée. Et maintenant je suis manœuvre. Eh quoi ? Je te le dis : il y a eu ensuite du mauvais et il y a eu du bon. Et je ne veux pas mourir, ma petite ! Je voudrais vivre encore une vingtaine d’années. C’est donc qu’il y a eu plus de bon que de mauvais. Grande est notre mère Russie !… dit-il en regardant de nouveau à droite et à gauche, et en regardant derrière lui.
– Grand-père, demanda Lîpa, quand un homme meurt, combien de jours ensuite son âme reste-t-elle sur la terre ?
– Qui le sait ! Tiens, demandons à Vavîla, il a été à l’école ; maintenant, on apprend toutes sortes de choses. Vavîla ? appela-t-il.
– Hein ?
– Vavîla, quand un homme meurt, combien de temps son âme reste-t-elle sur la terre ?
Vavîla arrêta son cheval et répondit :
– Neuf jours. Mon grand-père Kyrille est mort et son âme a vécu ensuite treize jours dans notre isba.
– Comment le sais-tu ?
– Treize jours ça a frappé dans le poêle.
– Allons, bien… Marche, dit le vieillard.
Il était visible qu’il ne croyait à rien de tout cela.
Auprès de Kouzménnki, les chariots tournèrent sur la grande route et Lîpa continua son chemin. Il faisait déjà clair.
Lorsqu’elle redescendit dans le bas-fond, les isbas d’Oukléevo et l’église étaient cachées dans le brouillard. Le temps était froid, et il semblait à Lîpa que le même coucou chantait toujours.
Quand elle arriva à la maison, on n’avait pas encore mené le bétail aux champs ; tout le monde dormait. Elle s’assit sur l’avancée de la porte et attendit. Son beau-père sortit le premier. Du premier regard il comprit ce qui était arrivé, et longtemps il ne put dire un mot, remuant seulement les lèvres.
– Ah ! Lîpa, lui dit-il, tu n’as pas su garder mon petit-fils.
On réveilla Varvâra. Elle leva les bras, se prit à sangloter et se mit tout de suite à habiller l’enfant.
– C’était un gentil petit… murmura-t-elle, ah la la la la la la !… Elle n’avait qu’un enfant ; elle n’a pas su le garder, la petite sotte !…
On dit une prière des morts le matin et une le soir. Le lendemain, on enterra Nikîphore. Après l’enterrement, les assistants et le clergé mangèrent beaucoup, gloutonnement, comme s’ils n’avaient pas mangé de longtemps. Lîpa servait à table et le prêtre, levant sa fourchette au bout de laquelle était une oronge salée, lui dit :
– Ne vous lamentez pas au sujet du petit ; aux enfants appartient le royaume des cieux.
Ce ne fut que quand ils furent tous partis que Lîpa comprit bien que Nikîphore n’était plus et qu’elle ne le verrait plus. Elle comprit et se mit à sangloter. Elle ne savait dans quelle chambre aller pleurer, car elle sentait qu’après la mort de son enfant elle n’avait plus de place dans cette maison, qu’elle y était de trop. Les autres le sentaient aussi.
– Qu’as-tu à brailler ici ? lui cria tout à coup Akssînia, apparaissant sur la porte. (Elle était, à l’occasion de l’enterrement, habillée tout de neuf et s’était mis de la poudre.) Tais-toi !
Lîpa voulut s’arrêter, mais ne le put et sanglota encore plus fort.
– Entends-tu ? cria Akssînia, qui, dans une violente colère, frappa du pied. À qui est-ce que je parle ? Sors d’ici et n’y mets plus les pieds, femme de forçat ! Va-t’en !
– Allons, allons ! intervint le vieillard. Akssioûta, apaise-toi, ma petite mère !… Elle pleure, ça se comprend… Son enfant est mort…
– « Ça se comprend… », dit Akssînia, le contrefaisant. Qu’elle reste encore cette nuit, mais que demain elle ne soit plus ici ! Ça se comprend ! fit-elle encore une fois. Et, riant, elle se dirigea vers la boutique.
Le lendemain matin de bonne heure, Lîpa s’en fut à Torgoûiévo, chez sa mère.
IX
Aujourd’hui le toit et la boutique sont repeints et reluisent comme s’ils étaient neufs. Des géraniums fleurissent comme autrefois sur les fenêtres. Et ce qui se passa trois ans auparavant chez Tsyboûkine est presque oublié.
Le chef de la maison semble, comme autrefois, Grigôri Pétrôvitch, mais, en fait, tout est passé aux mains d’Akssînia. Elle achète, vend, et rien ne peut se faire sans son consentement. Sa briqueterie marche bien. Par suite de la demande pour un chemin de fer, le prix des briques est monté à vingt-quatre roubles le mille. Des femmes et des filles conduisent la brique à la gare et chargent les wagons. Elles sont payées vingt-cinq kopeks par jour[13].
Akssînia est associée aux Khrymine, et leur raison sociale est : « Khrymine jeunes et Cie » Ils ont ouvert un traktir près de la gare et c’est dans ce traktir et non plus à la fabrique que l’on joue sur l’accordéon. Il y vient le directeur de la poste et le chef de gare qui font, eux aussi, je ne sais quel commerce. Les Khrymine jeunes ont donné au sourd une montre en or et il ne fait que de la tirer de sa poche et la porter à son oreille.
On dit d’Akssînia, dans le village, qu’elle a pris une grande force, et, en effet, on sent en elle une grande force quand, le matin, elle part pour l’usine, belle et heureuse, avec son sourire naïf, et quand ensuite elle y donne des ordres. Tout le monde, chez elle, dans le village et à l’usine, la craint. Quand elle va à la poste, le directeur s’empresse et lui dit :
– Prenez la peine de vous asseoir, Xénia Abrâmovna !
Un propriétaire, déjà d’un certain âge, petit-maître vêtu d’une houppelande de drap fin et chaussé de hautes bottes vernies, en lui vendant un cheval s’enthousiasma si fort de sa conversation qu’il lui rabattit tout ce qu’elle voulut. Il lui tint longtemps la main, et, la regardant dans ses yeux rusés, naïfs et gais, il lui dit :
– Pour une femme comme vous, Xénia Abrâmovna, je suis prêt à faire tout ce qui peut la satisfaire. Dites-moi seulement quand nous pourrons nous voir de façon à ce que personne ne nous gêne ?
– Mais quand vous voudrez !
Depuis ce temps-là, le propriétaire arrive chaque jour dans la boutique pour boire de la bière. La bière est effroyable, amère comme de l’absinthe. Le petit-maître secoue la tête, mais boit.
Tsyboûkine ne s’occupe plus d’affaires. Il n’a plus d’argent sur lui, car il ne sait plus distinguer le vrai du faux, mais il n’en dit rien et ne parle à personne de cette faiblesse. Il est devenu comme oublieux, et si on ne lui donne pas à manger, il ne demande pas. On a déjà pris l’habitude de dîner sans lui ; et sa femme dit souvent :
– Hier, notre vieux s’est encore couché sans manger.
Elle dit cela d’un ton indifférent, par habitude. Été et hiver, on ne sait pourquoi, Tsyboûkine porte une même pelisse de mouton. Les jours très chauds il ne sort pas. Le col relevé, les pans de sa pelisse ramenés, il se promène ordinairement dans le village, sur la route et à la gare, ou reste assis, sans bouger du matin au soir, sur un banc à la porte de l’église. Les passants le saluent, mais il ne répond pas, car il n’aime pas plus qu’autrefois les moujiks. Quand on lui demande quelque chose, il répond avec assez de politesse et de raison, mais brièvement. On dit dans le village que sa bru l’a chassé de sa propre maison, ne lui donne pas à manger, et qu’il vit d’aumônes. Les uns s’en réjouissent, les autres le plaignent.
Varvâra est devenue plus grasse et plus blanche, et continue à faire de bonnes actions ; Akssînia ne l’en empêche pas. On fait tant de confitures qu’on n’arrive pas à les manger avant la maturité des nouvelles baies ; elles se candissent et Varvâra est près de pleurer n’en sachant que faire.
On commence à oublier Anîssime. On reçut un jour une lettre de lui, écrite en vers, sur une grande feuille de papier en forme de supplique, toujours de la même magnifique écriture. Évidemment son ami Samorôdov subit une peine avec lui. Au bas des vers était écrite une seule ligne d’une vilaine écriture à peine déchiffrable : « Je suis toujours malade, c’est très dur, au nom de Dieu, aidez-moi. » Un beau jour d’automne, vers le soir, Tsyboûkine était assis près de la porte de l’église, le col de sa pelisse relevé ; on ne voyait que son nez et la visière de sa casquette. À l’autre bout du banc était assis le charpentier Elizârov, et, à côté de lui, un vieillard de soixante-dix ans, édenté, le gardien de l’école, Iâkov. Iâkov et Elizârov causaient :
– Les enfants doivent nourrir les vieux… Tes père et mère honoreras, disait Iâkov avec irritation. Et, elle, la bru, l’a chassé de sa propre maison ! On ne lui donne ni à boire, ni à manger. Où peut-il aller ? Voilà trois jours qu’il n’a pas mangé.
– Trois jours ! s’étonna Béquille.
– Voilà, il reste toujours assis, sans rien dire. Il est affaibli. Pourquoi se taire ? Il devrait faire une plainte au tribunal. On ne la complimenterait pas.
– À qui a-t-on jamais fait des compliments au tribunal ? demanda Béquille… C’est égal, c’est une femme active ! Dans leur affaire, on ne peut pas agir autrement… sans faire de mal, autrement dit…
– De sa propre maison, continuait Iâkov avec irritation. Regagne ta maison ; après, tu la chasseras. C’en est une, comme elle s’est trouvée, quand on y pense !… Une pe-este !
Tsyboûkine écoutait et ne bougeait pas.
– Sa maison ou celle d’un autre, qu’importe, pourvu qu’elle soit chaude et que les femmes ne se fâchent pas ! dit Béquille en riant. Dans mes jeunes années, j’ai beaucoup regretté ma Nastâsia. C’était une petite femme tranquille. Elle ne faisait que dire : « Makârytch, achète une maison ; achète une maison, Makârytch ! Achète un cheval, Makârytch ! » Elle mourait qu’elle disait encore : « Achète, Makârytch, une petite voiture pour ne plus aller à pied ! » Et moi, je ne lui ai acheté que du pain d’épice, rien de plus.
– Le mari est sourd et bête, poursuivit Iâkov, sans écouter Béquille. Il est bête comme une oie. Est-ce qu’il peut comprendre ? Une oie, si même tu lui donnes un coup de bâton sur la tête, elle ne comprend pas.
Béquille se leva pour rentrer chez lui, à la fabrique ; Iâkov se leva aussi et tous deux marchèrent ensemble, continuant à parler. Quand ils eurent fait une cinquantaine de pas, Tsyboûkine se leva à son tour et partit derrière eux, d’un pas incertain, comme s’il eût marché sur de la glace.
Le village était déjà noyé dans le crépuscule et le soleil ne brillait plus qu’en haut, sur la route qui serpentait. Des vieilles avec des enfants venaient du bois, portant des corbeilles de champignons. Des femmes et des jeunes filles revenaient en troupe de la gare, où elles chargeaient des wagons de briques. Leur nez et leurs joues, au-dessous des yeux, étaient couverts de poussière de brique rouge. Elles chantaient. Lîpa venait en avant d’elles, chantant de sa petite voix grêle et faisant des roulades en regardant le ciel, comme triomphante et s’exaltant de ce que la journée, grâce à Dieu, fût finie, et que l’on pût se reposer. Dans la foule était sa mère, tenant un paquet à la main, et respirant avec peine.
– Bonsoir, Makârytch ! dit Lîpa, apercevant Béquille.
– Bonsoir, Lîpynnka ! dit Béquille avec joie. Femmes et enfants, aimez le riche charpentier, ho !… ho !… ho !… Mes enfants, mes enfants ! (la voix de Béquille sanglota) : mes petites hachettes chéries !
Iâkov et Béquille continuèrent leur chemin en causant.
Après eux, la foule rencontra le vieux Tsyboûkine, et tout à coup, il se fit un silence. Lîpa et Prascôvia s’arrêtèrent un peu, et lorsque le vieillard arriva auprès d’elle, Lîpa fit un profond salut et dit :
– Bonsoir, Grigôri Pétrôvitch !
Sa mère s’inclina aussi.
Le vieillard s’arrêta, et, sans rien dire, les regarda toutes deux. Ses lèvres tremblaient et ses yeux se remplirent de larmes. Lîpa chercha dans le paquet de sa mère un morceau de gâteau de gruau et le donna au vieillard. Il le prit et se mit à manger.
Le soleil s’était tout à fait couché ; son dernier reflet s’éteignit sur le haut de la route ; il fit noir et froid. Lîpa et Prascôvia continuèrent leur route et se signèrent longtemps.
LE MALHEUR
La nuit, on avait conduit en prison le directeur de la banque locale, Piotre Sémiônovitch, le comptable, son aide et deux membres du Conseil d’administration. Le lendemain de l’alerte, le marchand Avdiéiév, membre du Comité de surveillance, causait avec des amis dans sa boutique :
– Ainsi Dieu l’a voulu ! disait-il. On n’échappe pas au destin… Aujourd’hui nous dégustons tranquillement du caviar, et demain la prison, la besace ou même la mort ; tout arrive. Ne prenons que l’exemple de Piotre Sémiônytch[14].
Il discourait, ayant bu, les yeux à demi fermés, et ses amis, bribotant du caviar, l’écoutaient. Décrivant l’opprobre et l’abandon de Piotre Sémiônytch qui, la veille encore, était puissant et honoré de tous, Avdiéiév poursuivit en soupirant :
– Il est demandé compte au chat des larmes des souris ; il faut qu’il leur en arrive autant, les filous ! Ils savaient voler, les coquins ; maintenant qu’ils répondent.
– Prends garde de ne pas attraper toi aussi quelque chose, Ivan Danîlytch, observa un de ses amis.
– Moi ! Pourquoi ?
– Parce que… Ils ont volé, mais le Comité de surveillance, que faisait-il ? Tu as signé des comptes de gestion ?
– Ah ! que c’est facile ! dit en souriant Avdiéiév. Oui, j’en ai signé. On m’apportait les comptes dans ma boutique et je signais. Est-ce que je comprends ? Donne-moi ce que tu voudras, je paraphe. Écris que j’ai coupé le cou à quelqu’un et je signe ; je n’ai pas le temps de démêler. Et puis, sans lunettes, je n’y vois pas.
Après avoir parlé du krach de la banque et du sort de Piotre Sémiônytch, Avdiéiév et ses camarades allèrent manger un pâté chez la femme d’un de leurs amis qui célébrait sa fête. On ne parla que du krach ; Avdiéiév, animé plus que personne, assura qu’il l’avait prévu de longue date et que, depuis plus de deux ans, il savait que tout n’était pas net à la banque. Tandis qu’on mangeait le pâté, il énuméra une dizaine d’opérations illicites qui lui étaient connues.
– Si vous les connaissiez, pourquoi ne les dénonciez-vous pas ? demanda un officier.
– Je n’étais pas seul ; toute la ville savait !… dit en souriant Avdiéiév ; et puis je n’ai pas le temps de courir les tribunaux. Bah ! laissons-les !
Il fit un somme après avoir mangé le pâté, puis il dîna et fit un autre somme. Ensuite il alla à la prière du soir à son église dont il était le marguillier. Après la prière, il retourna chez les amis où il y avait eu la fête et il joua jusqu’à minuit. Tout allait bien sans doute.
Cependant lorsqu’Avdiéiév rentra chez lui, la cuisinière, en lui ouvrant, était pâle et si tremblante qu’elle ne put dire un mot. Sa femme Elizavêta Trofîmovna, vieille femme corpulente et soufflée, était assise, ses cheveux gris en désordre, dans la salle sur un divan, tremblant de tout le corps, et elle roulait, comme si elle eût été ivre, des yeux égarés. Auprès d’elle s’empressait, un verre d’eau à la main, pâle aussi et extrêmement troublé, son fils aîné, Vassîli, en costume de collégien.
– Qu’y a-t-il ? demanda Avdiéiév jetant du côté du poêle un regard mécontent.
– Le juge d’instruction est venu avec de la police, répondit Vassîli. On a perquisitionné.
Avdiéiév regarda autour de lui : les armoires, les commodes, les tables, tout portait les traces d’une perquisition récente. Une minute, le marchand demeura immobile, comme pris de catalepsie, sans rien comprendre. Puis, tous ses membres se mirent à trembler et devinrent lourds ; sa jambe gauche fut comme paralysée ; et, ne pouvant s’empêcher de trembler, il se coucha, la figure dans le divan ; ses entrailles se retournaient et sa jambe gauche, engourdie, battait. En quelque deux ou trois minutes, il se ressouvint de tout son passé, sans y trouver aucun acte qui méritât l’attention de la justice.
– Tout cela n’est qu’une plaisanterie ! dit-il, en se levant. On a dû me calomnier. Il faudra porter plainte demain pour qu’on n’ose pas y revenir.
Le lendemain matin, après une nuit sans sommeil, Avdiéiév se rendit comme de coutume à sa boutique. Ses clients lui apprirent que, dans la nuit, le procureur avait fait écrouer encore le sous-directeur de la banque et le fondé de pouvoir. Cette nouvelle n’inquiéta pas Avdiéiév. Il était certain qu’on l’avait calomnié, et que si le jour même il portait plainte, il en cuirait à l’enquêteur pour la perquisition de la veille.
Vers dix heures, il alla chez le secrétaire de la Chambre de commerce qui était le seul homme instruit de cette chambre.
– Vladimir Stépânytch, lui dit-il à l’oreille, qu’est-ce que c’est que cette mode ? Des gens ont volé : en quoi cela me regarde-t-il ? À quel propos ? Mon cher ami, balbutia-t-il, cette nuit on a perquisitionné chez moi. Ma foi, pourquoi s’en prennent-ils à moi ?
– Et parce qu’il ne faut pas être un mouton, répondit tranquillement le secrétaire. Avant de signer, il fallait regarder.
– Quoi regarder ! Quand je regarderais mille ans ces comptes, je n’y comprendrais rien ! Le diable soit chauve si j’y vois goutte ! Suis-je un comptable ? On portait, je signais.
– Permettez ; en dehors de cela, vous et votre comité, êtes fortement compromis ! Vous avez, sans laisser aucune garantie, pris à la banque dix-neuf mille roubles !
– Ta volonté, Seigneur !… s’exclama Avdiéiév. Les dois-je seul !… Toute la ville doit ! Je paie les intérêts et j’acquitterai ma dette, Dieu vous bénisse !… Et puis, disons-le, à parler franc, ai-je pris moi-même cet argent ? C’est Piotre Sémiônytch qui me l’a fait prendre. Prends-le, m’a-t-il dit ; prends ! Si tu ne le prends pas, m’a-t-il dit, cela voudra dire que tu n’as pas confiance en nous et que tu fais bande à part. Prends, m’a-t-il dit, et construis un moulin à ton père… Je l’ai pris !
– Eh bien, voyez-vous, il n’y a que les enfants et les moutons qui puissent raisonner ainsi ! En tout cas, signor, ne vous émotionnez pas pour rien. Sans doute vous n’éviterez pas d’être mis en jugement, mais selon toute vraisemblance on vous acquittera.
Le ton calme et le flegme du secrétaire apaisèrent Avdiéiév. Revenu à sa boutique, où il trouva des amis, il se mit à boire, à fripoter du caviar, et à philosopher. Il avait déjà presque oublié la perquisition ; mais il était un point qui le tourmentait : sa jambe gauche était devenue depuis quelque temps extrêmement faible et son estomac ne digérait plus du tout.
Le soir de ce jour-là, le destin porta encore à Avdiéiév un coup accablant. À une séance extraordinaire de l’assemblée municipale, tous les gens de la banque, Avdiéiév y compris, furent rayés du nombre des membres, comme se trouvant sous le coup de poursuites. Le lendemain matin, il reçut un papier qui l’invitait à donner immédiatement sa démission de marguillier de l’église.
Il perdit ensuite entièrement le compte des autres coups. Des jours étranges, nouveaux, coulèrent l’un après l’autre. Chacun apportait quelque nouvelle surprise. Ainsi le juge d’instruction lui envoya une assignation ! Avdiéiév revint de chez le juge, rouge, offensé…
– Il a insisté comme avec le couteau sur la gorge ! Pourquoi j’ai signé ? J’ai signé, voilà tout !… Est-ce que je l’ai fait à dessein ?… On m’apportait les papiers à la boutique et je signais. Je ne sais même pas lire ce qui n’est pas imprimé.
Il vint ensuite des jeunes hommes, l’air indifférent, qui mirent les scellés dans la boutique et inventorièrent les meubles d’Avdiéiév.
Ne se sentant coupable en rien, et supposant en tout cela quelque machination, le marchand courait de bureaux en bureaux et portait plainte. Il restait dans les antichambres des heures entières, faisait écrire de longs placets, pleurait et se fâchait. À ses plaintes, le procureur et le juge d’instruction répondaient avec flegme :
– Vous viendrez quand on vous appellera ; maintenant nous n’avons pas le temps.
D’autres disaient :
– Ce n’est pas notre affaire.
Et le secrétaire, l’homme instruit, qui, semblait-il à Avdiéiév, pouvait l’aider, ne faisait que lever les épaules et répéter :
– Vous l’avez voulu ; il ne faut pas être un mouton…
Le vieillard multipliait ses démarches, et sa jambe était toujours molle et son estomac digérait de plus en plus mal. Quand l’oisiveté lui pesa et que la gêne commença, il résolut de s’en aller chez son père, au moulin, ou chez son frère, et de s’y occuper du commerce des blés. Mais on ne le laissa pas quitter la ville. Sa famille partit ; il resta seul.
Livré à lui-même, sans travail et sans argent, l’ancien marguillier passait des journées entières dans les boutiques de ses amis, buvait, mangeait, et écoutait des conseils. Le matin et le soir, pour tuer le temps, il allait à l’église. Il regardait les Images pendant des heures, sans prier ; il pensait. Sa conscience était pure et il s’expliquait sa situation par quelque erreur ou un malentendu. À son avis, tout venait de ce que le juge d’instruction et les autres fonctionnaires étaient jeunes et inexpérimentés. Il lui paraissait que si quelque vieux juge eût pu causer avec lui, âme à âme, et en détail, tout serait rentré dans l’ordre coutumier. Il ne comprenait pas les juges ; et les juges, lui semblait-il, ne le comprenaient pas…
Des jours passèrent encore, et enfin, après de longs et fastidieux délais, le temps du jugement arriva. Avdiéiév emprunta cinquante roubles, fit provision d’alcool pour sa jambe et de simples pour son estomac, et partit pour la ville où siégeait le tribunal.
L’affaire se prolongea une semaine et demie. Avdiéiév, tout le temps, resta assis au milieu de ses compagnons d’infortune, avec le sérieux et la dignité qui conviennent à un homme honorable, injustement accusé, écoutant et ne comprenant absolument rien. Il s’irritait, de ce qu’on le tînt longtemps en jugement, de ce qu’il ne pouvait trouver de maigre nulle part, et de ce que son défenseur ne le comprenait point, et ne disait pas, à son avis, ce qu’il aurait dû dire.
Les juges aussi, lui parut-il, ne jugeaient pas comme il fallait. Ils ne faisaient presque aucune attention à lui, ne lui posaient que tous les trois jours une question, et ces questions encore étaient d’un ordre tel qu’en y répondant, Avdiéiév chaque fois excitait le rire du public. Quand il essayait de parler de ses pertes, et de son désir d’être remboursé de ses dépenses, son défenseur se retournait vers lui et lui faisait une grimace incompréhensible ; le public riait et le président déclarait que ce n’était pas la question. Lorsqu’on lui demanda s’il n’avait rien à ajouter, il ne dit pas ce que lui avait enseigné son défenseur, mais tout autre chose qui excita encore le rire…
Durant les angoissantes heures où le jury délibéra, Avdiéiév resta assis au buffet sans songer aucunement aux jurés. Il ne comprenait pas qu’on délibérât si longtemps lorsque tout était si clair, et il ne comprenait pas le besoin qu’on avait de lui. Il eut faim et demanda quelque chose de maigre et de bon marché. On lui donna pour quarante kopeks une espèce de morceau de poisson froid avec des carottes. Sitôt qu’il l’eut mangé, il le sentit aller et venir comme une lourde boule dans son estomac.
Lorsque ensuite il écouta le chef du jury lire les questions posées, ses entrailles se retournaient toutes ; une sueur froide mouillait son corps, et il ne sentait plus sa jambe gauche. Il n’entendait pas ; il ne comprenait rien ; et il souffrait intolérablement de ne pouvoir pas écouter le chef du jury, assis ou étendu. Quand enfin on lui permit, ainsi qu’à ses compagnons, de s’asseoir, le procureur se leva et dit quelque chose d’inintelligible pour lui. Des gendarmes, comme sortis de terre, apparurent, sabre nu, et entourèrent tous les inculpés. On ordonna à Avdiéiév de se lever et de marcher.
Avdiéiév comprit alors qu’on l’avait déclaré coupable et qu’on l’arrêtait ; mais il ne s’en effraya pas encore, et ne s’en étonna pas : le dérangement de son estomac était tel qu’il ne pouvait se soucier d’autre chose.
– On ne nous laisse donc pas retourner à l’hôtel ? demanda-t-il à un de ses compagnons. Et moi qui ai dans ma chambre trois roubles d’argent et un quart de livre de thé pas entamé !
Il passa la nuit au commissariat de police, et ne fit, tout le temps, que ressentir du dégoût pour le poisson et songer à ses trois roubles et à son quart de livre de thé.
Le matin, à l’aube, quand le ciel commençait à bleuir, on lui ordonna de s’habiller et de marcher. Deux soldats, baïonnette au fusil, le conduisirent à la prison. On ne le faisait pas passer sur le trottoir, mais au milieu de la rue, dans la neige sale et fondante. Son estomac était toujours aux prises avec le poisson ; sa jambe gauche était sans force ; il avait oublié ses caoutchoucs il ne savait où, au tribunal ou au commissariat, et ses pieds étaient glacés.
Cinq jours après, on reconduisit tous les prévenus au tribunal pour le prononcé de la sentence. Avdiéiév entendit qu’il était condamné à la relégation dans le gouvernement de Tobolsk. Et cela non plus ne l’effraya pas, ni ne l’étonna ! Il lui semblait que le procès n’était pas fini, que les choses traînaient encore et qu’il n’y avait pas encore de véritable « décision ». Il attendait en prison, chaque jour, cette « décision ».
Au bout de six mois seulement, quand sa femme et son fils Vassîli vinrent lui dire adieu, quand il reconnut à peine, dans la vieille, maigre et misérablement vêtue qui lui apparut, sa corpulente et majestueuse femme, Elizavêta Trofîmovna ; quand il vit à son fils, au lieu de son vêtement de collégien, un veston de commis, tout usé, et des pantalons de mauvaise toile, il comprit que son sort était réglé et que, quelle que pût être une nouvelle décision, elle ne lui rendrait pas son passé.
Et pour la première fois, depuis le commencement du procès et depuis son emprisonnement, il quitta son air de courroux, et se mit à pleurer amèrement.
GRAINE ERRANTE
(PÉRÉKATI-POLÉ)
(Croquis de voyage)
Je rentrais des premières vêpres. Le carillon du clocher de Sviatogorsk joua, en manière de prélude, son air mélodieux et doux ; puis il sonna minuit. La grande enceinte du monastère, étalée sur la rive du Donéts, au pied de la Montagne Sainte, tout entourée comme de hautes murailles des vastes bâtiments de l’hôtellerie, présentait, dans l’obscurité, éclairée à peine par de faibles lanternes, par les feux des fenêtres et par les étoiles, un fouillis pittoresque et un grouillement des plus originaux. Aussi loin que la vue pouvait aller, on ne voyait que toutes sortes de télègues, de kibitkas[15], de fourgons, d’arbas et de guimbardes autour desquels se pressaient des chevaux blancs et bruns, des bœufs cornus, des gens affairés et des frères convers, vêtus de longues robes noires. Des rais de lumière venant des fenêtres, et des longues ombres, glissaient sur les véhicules, les chevaux et les gens, et leur donnaient les formes les plus fantastiques. Des brancards s’allongeaient jusqu’au ciel, des yeux de feu naissaient au naseau des chevaux, de longues ailes noires semblaient croître au dos des moines. Des gens parlaient, des chevaux s’ébrouaient ou mâchaient, des enfants criaient ; par la porte cochère, il entrait un nouveau flot de gens et de télègues attardés.
Au-dessus du toit de l’hôtellerie, des pins entassés à l’envi l’un de l’autre sur la hauteur abrupte se penchaient vers la cour, regardant comme dans une fosse profonde, et semblaient écouter, étonnés. Dans leurs masses noires, les coucous et les rossignols criaient à tue-tête.
À voir, à entendre tout ce désordre et tout ce bruit, il semblait que personne ne pût se comprendre, que tout le monde cherchât quelque chose sans trouver, et que jamais cette confusion de télègues, de kibitkas et de gens n’arriverait à se débrouiller.
Pour les fêtes de Jean le Théologien et de Nicolas le Thaumaturge, il accourt à Sviatogorsk plus de dix mille pèlerins. Non seulement l’hôtellerie, mais encore la boulangerie, la lingerie, l’atelier de menuiserie, les remises, tout regorgeait de monde. Attendant qu’on leur donnât un petit coin pour dormir, les gens qui survenaient se tassaient, comme des mouches en automne, auprès des murs, autour des puits et dans les corridors étroits de l’hôtellerie. Les convers novices, jeunes et vieux, couraient dans un mouvement perpétuel, sans repos et sans espoir de repos. Tout le jour, et avant dans la nuit, ils avaient la même figure de gens qui courent on ne sait où, inquiets d’on ne sait quoi. Leurs visages restaient, malgré l’expression d’une extrême fatigue, aussi affables et aussi gais ; leurs voix étaient douces, leurs mouvements pressés. Ils devaient à chaque personne, arrivant à pied ou en voiture, trouver et montrer une place où passer la nuit, et donner à manger et à boire. Aux sourds, aux imbéciles, aux bavards, il fallait expliquer à tout bout de champ et longuement qu’il n’y avait plus de chambres libres, et pourquoi le service se faisait à telle heure ; que l’on vendait les pains de communion à tel endroit… Il fallait courir, porter mille choses diverses, parler sans cesse, et être aimable et plein de tact, veiller à ce que les Grecs de Marioûpol, qui vivent plus confortablement que les Petits-Russiens, ne soient mis qu’avec des Grecs ; prendre garde à ce qu’une bourgeoise de Licitchansk ou de Bakhmout « bien habillée » ne fût pas fourvoyée avec des moujiks et ne s’en offensât pas. On entendait répéter sans cesse : « Petit père, donnez-nous du kvass[16] ! Donnez-nous un peu de foin ! » ou bien : « Petit père, puis-je boire de l’eau après m’être confessée ? » Et les convers étaient obligés de distribuer du kvass, du foin, ou de répondre : « Demandez à votre confesseur, ma bonne femme, nous n’avons pas le pouvoir de vous permettre cela. » – « Et où est mon confesseur ? » Il fallait expliquer encore où était la cellule du confesseur… Dans tout ce tracas, ils trouvaient encore le temps d’aller aux offices, le temps de servir les pèlerins nobles et de répondre de fil en aiguille à l’amas de questions vaines ou sérieuses qu’aimaient à multiplier les pèlerins instruits. À épier vingt-quatre heures de suite les longues ombres mouvantes des convers, il était impossible de comprendre quand ils s’asseyaient et à quelles heures ils dormaient.
Lorsque, en rentrant de vêpres, je me dirigeai vers le bâtiment où l’on m’avait logé, je trouvai, debout sur le seuil, un moine hôtelier, entouré d’hommes et de femmes, vêtus à la mode des villes, qui étaient déjà engagés sur les marches de l’escalier.
– Monsieur, me demanda l’hôtelier, auriez-vous la bonté de permettre à ce jeune homme de partager votre chambre ? Faites-moi cette grâce ! Il y a un monde fou et pas une place ; c’est à en perdre la tête !
Il me désignait un petit bout d’homme en paletot léger et en chapeau de paille. J’accédai à la demande de l’hôtelier et mon compagnon de hasard me suivit.
En ouvrant le cadenas de ma porte il me fallait, bon gré mal gré, voir chaque fois un tableau appendu au chambranle de la porte, exactement à ma hauteur. Ce tableau s’appelait : la Méditation de la mort ; il représentait un moine à genoux devant un cercueil, au fond duquel était couché un squelette. Derrière le moine était debout un autre squelette, un peu plus grand et armé d’une faulx.
– Il n’y a pas d’os comme ceux-ci, me dit mon compagnon, montrant l’endroit du squelette où aurait dû être le pubis. En général, voyez-vous, la nourriture intellectuelle que l’on donne au peuple n’est pas de première qualité, ajouta-t-il, expulsant par le nez un triste et long soupir, destiné à me faire connaître que j’avais affaire à un homme expert en nourriture intellectuelle.
Tandis que je cherchais des allumettes et que j’allumais, il soupira de nouveau et dit :
– À Khârkov, je suis allé quelquefois à l’amphithéâtre anatomique et j’y ai vu des os. Je suis allé aussi à la morgue… Je ne vous dérange pas trop ?
Ma chambre était petite et resserrée, sans table ni chaises, toute occupée par le poêle, par une commode sous la fenêtre et par deux méchants canapés de bois, appuyés aux murs l’un en face de l’autre, et séparés par un étroit passage. Sur ces divans, il y avait deux petits matelas minces et roussis, et mes effets. Je répondis à mon compagnon que, puisqu’il y avait deux canapés, la chambre était pour deux personnes.
– Au reste, dit-il, on ne tardera pas à sonner la messe. Je ne vous dérangerai pas longtemps.
Tout à l’idée qu’il me gênait, et mal à l’aise pour cela, il se dirigea d’un air confus vers son canapé et s’y assit, toussotant par convenance. Je pus l’examiner quand la chandelle vacillant sa flamme molle et épaisse fut suffisamment allumée.
C’était un jeune homme d’à peu près vingt-deux ans, le visage rond, assez gentil, avec des yeux enfantins et foncés. Il était vêtu, comme on l’est en ville, de vêtements grisâtres, à bon marché, et l’on pouvait juger, à la couleur de son teint et à ses épaules étroites, qu’il n’était pas habitué au travail physique. Son type était assez complexe. On ne pouvait le prendre ni pour un étudiant, ni pour un marchand, et encore moins pour un ouvrier. À voir ses yeux doux, son visage puéril et bénin, on ne pouvait pas penser davantage qu’il fût un de ces rouleurs, se fourrant partout, qui abondent dans toutes les communautés religieuses où l’on fait manger et coucher et qui se donnent pour des séminaristes chassés pour avoir voulu « chercher la vérité », ou pour des chantres qui ont perdu leur voix. Il y avait cependant dans son visage quelque chose de caractéristique, de typique, de très connu ; mais qu’était-ce précisément, je ne pus jamais arriver à le démêler. Il resta longtemps sans mot dire, réfléchissant. Comme je n’avais pas répondu à sa remarque sur les os de la morgue, il pensait sans doute que j’étais fâché et que sa présence m’incommodait. Il finit par tirer de sa poche un saucisson qu’il tourna quelque temps devant ses yeux et me dit timidement :
– Pardon, je vais encore vous déranger !… N’auriez-vous pas un couteau ?
Je lui donnai mon couteau, il coupa un morceau de saucisson.
– Sale saucisson, maugréa-t-il ; dans les cantines d’ici on ne vend que de la saleté et on vous écorche horriblement. Je vous en proposerais bien un petit morceau, me dit-il, mais je crois que vous ne consentiriez pas à y goûter… En voulez-vous ?
À son je vous en proposerais bien et à son y goûter je sentis aussi quelque chose de typique, ayant je ne sais quoi de commun avec les caractères de son visage, mais qu’était-ce au juste ? je ne pus pas encore le trouver. Pour lui inspirer confiance et lui montrer que je n’étais pas fâché, je pris le morceau qu’il m’offrait. Le saucisson était réellement affreux. Pour en venir à bout, il eût fallu les dents d’un bon chien de garde.
Travaillant des mâchoires, nous causâmes. Nous commençâmes par nous plaindre l’un à l’autre de la durée des offices.
– La règle ressemble à celle du Mont-Athos, lui dis-je ; mais au Mont-Athos les premières vêpres ordinaires durent dix heures et celle des veilles de grandes fêtes durent quatorze heures… C’est là que vous devriez aller prier !
– Oui ! dit mon compagnon, hochant la tête… Je suis ici depuis trois semaines et, voyez-vous, chaque jour service, service !… ah !… Sur semaine, on sonne matines à minuit, à cinq heures la première messe, à neuf heures la dernière ; il n’y a jamais moyen de dormir. Le jour, il y a les litanies, l’exécution de la règle, les vêpres… Quand je faisais mes dévotions, je tombais tout bonnement d’exténuation… Il soupira et reprit : Ne pas aller à l’église, c’est mal… Les moines vous donnent une chambre, vous nourrissent ; en conscience, comment ne pas aller aux offices ? Un jour, ça passe ; deux, on peut y tenir ; mais trois semaines, c’est dur ; extrêmement dur !… Vous êtes ici pour longtemps ?…
– Je pars demain soir.
– Moi je reste encore deux semaines.
– Je croyais, lui dis-je, qu’on ne pouvait pas rester si longtemps ici ?
– C’est vrai. Ceux qui restent longtemps et qui grugent les moines on les prie de partir. Jugez-en vous-même ! Si on permettait aux prolétaires de vivre ici aussi longtemps qu’il leur plairait, il ne demeurerait certes pas une chambre libre et ils auraient vite dévoré le monastère. C’est vrai ! Mais pour moi les moines font exception, et j’espère qu’ils ne me renverront pas trop vite. Voyez-vous, je suis un nouveau converti.
– Ah !… C’est-à-dire ?
– Je suis un Israélite baptisé… Il n’y a pas longtemps que j’ai embrassé l’orthodoxie…
Je comprenais maintenant ce que je n’avais pas su reconnaître plus tôt dans sa physionomie : ses grosses lèvres, sa manière en parlant de relever le coin droit de sa bouche et le sourcil droit, et cet éclat huileux et spécial des yeux qui n’existe que chez les sémites. Et je compris son « je vous en proposerais » et son « y goûter ».
Dans la suite de la conversation, j’appris qu’on le nommait Alexandre Ivânytch, mais qu’il s’appelait auparavant Isaac, qu’il était originaire du gouvernement de Moguîlov, et qu’il était arrivé à Sviatogorsk venant de Novotcherkâssk, où il avait reçu la foi orthodoxe.
Alexandre Ivânytch, étant venu à bout du saucisson, se leva, et, haussant le sourcil, se mit à prier devant l’Image. Son sourcil était encore levé quand il se rassit sur le canapé et se mit à me raconter, en résumé, sa longue biographie.
– Dès ma plus tendre enfance, j’eus l’amour de l’instruction, commença-t-il, comme s’il n’eût point parlé de lui-même, mais de quelque grand homme mort. Mes parents, de pauvres Israélites, s’occupant de commerce de détail, vivaient par misère, voyez-vous, dans la crasse. En général, tout le monde là-bas est pauvre et superstitieux. On se défie de l’instruction parce que l’instruction, comme on peut le comprendre, éloigne l’homme de la religion. Ce sont des fanatiques finis !… Mes parents ne voulaient, sous aucun prétexte, m’instruire. Ils désiraient que je m’occupasse comme eux de commerce et que je n’apprisse comme eux que le Talmud… Mais toute la vie lutter pour un morceau de pain, se traîner dans la crotte, mâchonner le Talmud, avouez-le, ce n’est pas donné à tout le monde. Il venait parfois, dans le débit que mon père tenait, des officiers et des propriétaires qui discouraient longuement de ce qu’alors je ne m’étais même pas avisé de rêver. Néanmoins, ce qu’ils disaient m’attirait et me donnait envie d’apprendre. Je pleurais et je demandais qu’on me mît à l’école, mais on m’avait appris à lire l’hébreu, et on ne voulait plus rien entendre. Un jour, je trouvai un journal russe et le portai à la maison pour en faire une queue de cerf-volant. On me battit pour cela à fond, bien que je ne susse pas lire le russe. Enfin, que voulez-vous, on ne peut pas vivre sans fanatisme, car il faut bien que chaque peuple conserve instinctivement sa nationalité ! Mais je ne savais pas cela alors, et je me révoltais de tout mon cœur.
Après avoir dit une phrase si éclairée, l’ex-Isaac leva de plaisir encore plus haut son sourcil droit, et me regarda de biais comme un coq regarde un grain, d’un air de dire : « Maintenant vous serez convaincu, il me semble, que je ne suis pas le premier venu. »
Continuant à parler du fanatisme de son entourage et de l’inclination irrésistible qu’il avait à s’instruire, il poursuivit :
– Que pouvais-je faire ? Je m’enfuis un jour, sans dire gare, à Smolensk. J’y avais un cousin étameur et ferblantier ; j’étais nu-pieds et en guenilles ; je n’avais pas le sou ; j’entrai chez lui comme apprenti. Je pensais que le jour je travaillerais, et que la nuit et les samedis je m’instruirais. C’est en effet ce que je fis. Mais la police apprit que je n’avais pas de passeport, et elle me reconduisit par étapes chez mon père.
Alexandre Ivânytch leva une épaule et soupira.
– Que faire ? continua-t-il (et à mesure que le passé renaissait à son souvenir, l’accent israélite reparaissait plus marqué dans ses paroles) ; mes parents me punirent et me donnèrent à un vieil oncle, israélite fanatique, pour m’amender. Mais une nuit je partis pour Chklov. Puis, quand mon oncle m’eut dépisté à Chklov, je partis pour Moguîlov. J’y restai deux jours et, avec un camarade, je partis pour Starodoub.
Mon interlocuteur passa ensuite, dans ses souvenirs, à Gômel, à Kiev, à Biélaia-Tserkov, à Oûmane, à Bâlta, à Bender, et arriva enfin à Odessa.
– À Odessa, je traînai toute une semaine affamé et sans travail, jusqu’à ce que les brocanteurs israélites qui vont par la ville, achetant les vieux habits, m’eussent recueilli. Je savais déjà à ce moment-là lire et écrire. Je savais l’arithmétique jusqu’aux fractions et je voulais entrer à quelque école pour m’instruire davantage. Mais pas le sou ! que faire ? Je parcourus six mois les rues d’Odessa, achetant de vieux habits. Mais comme mes fripons de patrons ne me donnaient pas mes gages, je me fâchai et je partis. J’allai par le bateau à Pérékop.
– Pourquoi ?
– Une idée !… Un Grec m’avait promis de m’y donner une place. Bref, jusqu’à seize ans, je roulai ainsi sans occupation déterminée et sans but jusqu’au jour où je tombai à Poltâva. Là, un étudiant israélite qui apprit que je désirais m’instruire, me donna une lettre pour les étudiants de Khârkhov. Ceux-ci me conseillèrent de me préparer à l’école technique et ils me donnèrent quelques leçons. Et, voyez-vous, je puis le dire, les étudiants de Khârkhov furent si bons pour moi que je ne les oublierai pas de la vie ! Je ne veux pas parler seulement du logement et du morceau de pain qu’ils m’ont donnés ; ils m’ont mis dans la véritable voie, m’ont forcé à penser, et m’ont fait voir le but de la vie. Il y avait, parmi eux, des gens de beaucoup d’esprit, remarquables, qui étaient connus dès ce temps-là et qui sont célèbres maintenant. Par exemple, vous avez entendu parler de Groumacher ?…
– Non.
– Vous n’en avez pas entendu parler !… Il écrivait d’excellents articles dans les journaux de Khârkhov et voulait être professeur. Je lisais beaucoup et faisais partie de sociétés d’étudiants où l’on n’entendait pas rien qui vaille !… Je me préparai six mois ; mais comme, pour l’école technique, il fallait savoir tout le cours de mathématiques des gymnases, Groumacher me conseilla de me préparer à l’institut vétérinaire, où l’on est admis au sortir de la sixième classe du gymnase. Naturellement, je commençai à m’y préparer. Je ne voulais pas être vétérinaire ; mais on m’avait dit que ceux qui ont suivi les cours de l’institut peuvent entrer, sans examen, au troisième cours de la Faculté de médecine. J’appris tout Kuener, et je lisais déjà à livre ouvert Cornélius Nepos. Pour le grec, j’appris presque toute la grammaire de Cursius… Mais, voyez-vous, ceci et cela,… l’indéterminé de ma situation, le départ des étudiants,… et l’on m’informa encore que ma maman venait d’arriver et me cherchait dans tout Khârkhov !… Alors, je pris mes cliques et mes claques, et je partis. Qu’allais-je devenir ? J’avais entendu dire heureusement que, sur la ligne des Donéts, il y a une école minière. Pourquoi n’y serais-je pas entré ? Vous savez que l’école minière forme des chefs mineurs. C’est un emploi magnifique. Je sais des puits où les chefs mineurs reçoivent 1 500 roubles par an. À merveille. J’y allai…
Alexandre Ivânytch, avec une expression de crainte révérentielle, énuméra deux douzaines de sciences compliquées que l’on enseigne à l’école minière, et me décrivit l’école, la construction des puits, la situation des ouvriers. Ensuite il me raconta une effroyable histoire qui aurait pu paraître inventée, mais à laquelle je dus croire, tant était sincère le ton dont il la racontait, et sincère, sur son visage sémitique, l’expression d’effroi rétrospectif.
– Voici, dit-il, levant les deux sourcils, ce qui m’arriva un jour au moment des travaux pratiques. J’étais dans une des mines de la région du Donéts. Vous savez comment on descend les gens dans les puits. Quand on fait marcher le cheval et que le treuil se met en mouvement, une poulie fait descendre une benne, tandis que l’autre monte ; et, quand on remonte la première benne, la seconde descend : c’est tout à fait comme un puits à deux seaux Bon ! J’étais assis dans la benne et j’allais bientôt arriver en bas, quand tout à coup, imaginez-vous cela, j’entends trrrr !… La chaîne s’était brisée et je dégringolais au diable avec la benne et le morceau de la chaîne. Je tombai ainsi d’une hauteur de trois toises, à plat, sur le ventre et sur la poitrine. La benne, plus pesante, était arrivée avant moi et je cognai contre elle avec cette épaule. Comme je gisais étourdi, pensant m’être tué, je vois venir un second malheur : la benne qui montait, ayant perdu son contrepoids, dégringole à son tour avec fracas… Instinctivement je me rapprochai de la muraille, et me ratatinai, m’attendant bien à ce que cette benne, avec toute sa vitesse, m’écrasât la tête. Je me rappelle mon papa, ma maman, Moguîlov, Groumacher, et je prie Dieu… Mais par bonheur !… C’est affreux de se rappeler cela.
Alexandre Ivânytch fit un effort pour sourire et se passa la main sur le front :
– Mais, par bonheur, elle tomba près de moi et ne m’effleura que ce côté. Mon habit, mon gilet furent déchirés, la peau emportée. La force avec laquelle la benne arriva était effroyable… Après cela, je perdis connaissance. On me tira du puits, et on me porta à l’hôpital. J’y demeurai quatre mois, et les docteurs dirent que j’allais devenir phtisique. Et en effet, maintenant je tousse sans cesse, la poitrine me fait mal, et j’ai de singuliers troubles psychologiques ; quand je suis seul dans une chambre, j’ai des peurs terribles. Dans un pareil état de santé, je ne pouvais pas devenir chef mineur. Je dus quitter l’école.
– Et maintenant que faites-vous ? lui demandai-je.
– J’ai passé l’examen pour être instituteur de campagne. Je suis maintenant orthodoxe et j’ai le droit d’être nommé. À Novotcherkâssk, où j’ai été baptisé, on a pris grand intérêt à moi et on m’a promis une place dans une des écoles dépendantes du clergé. Dans deux semaines, je retournerai là-bas et je la redemanderai.
Alexandre Ivânytch quitta son pardessus et demeura vêtu, comme un homme du peuple, d’une chemise russe à col soutaché, retenue par une ceinture de soie.
– Il est temps de dormir, dit-il, bâillant et roulant son pardessus en forme de traversin. Voyez-vous, fit-il, jusqu’aux derniers temps j’ignorais Dieu complètement. J’étais athée. Lorsque je me trouvai couché à l’hôpital, je me ressouvins de la religion, et je commençai à penser sur ce sujet. À mon avis, pour le penseur, il n’y a qu’une religion possible : c’est la religion chrétienne. Si vous ne croyez pas au Christ, vous ne pouvez croire à rien. N’est-ce pas ? Le judaïsme a fait son temps et ne vit encore qu’à cause de certaines particularités du peuple juif. Dès que la civilisation touchera les juifs, il ne restera pas trace du judaïsme. Remarquez-le : tous les jeunes israélites sont athées. Le Nouveau Testament est la continuation naturelle de l’Ancien. N’est-ce pas ?
J’aurais voulu me faire expliquer les causes qui avaient pu amener Alexandre Ivânytch à un pas aussi hardi et aussi sérieux qu’un changement de religion, mais je ne pus jamais tirer de lui que cette affirmation : « Le Nouveau Testament est la continuation naturelle de l’Ancien, » phrase qui n’était manifestement pas de lui, phrase apprise, et qui n’éclairait pas la question. J’eus beau le retourner et ruser, ces causes demeurèrent pour moi obscures. S’il fallait croire, comme il l’assurait, qu’il eût embrassé l’orthodoxie par conviction, il était impossible, par ses paroles, de comprendre en quoi consistait cette conviction, ni sur quoi elle se basait. Supposer qu’il eût changé de religion par intérêt, on ne le pouvait pas non plus. Ses vêtements bon marché et fripés, sa vie aux dépens du monastère, et l’incertitude de son avenir n’annonçaient pas de grands profits. Il fallait donc s’arrêter à l’idée que ce qui avait pu l’induire à changer de religion, était cet esprit inquiet qui le poussait comme un duvet de ville en ville, et qu’il appelait, d’après une définition toute faite : l’aspiration à l’instruction.
Avant de me coucher, je sortis dans le corridor boire de l’eau. Quand je revins, mon compagnon, debout au milieu de la chambre, me regarda avec effroi. Son visage était d’une pâleur livide, et de la sueur perlait à son front.
– J’ai les nerfs affreusement dérangés, murmura-t-il avec un sourire maladif. Un détraquement psychologique complet. Au surplus, tout cela n’est que misères…
Et il se mit de nouveau à alléguer que le Nouveau Testament est la continuation naturelle de l’Ancien, et que le judaïsme a fait son temps. Pérorant, il semblait vouloir ramasser toutes les forces de sa conviction, étouffer l’inquiétude de son âme et se démontrer qu’en changeant la religion de ses pères il n’avait rien fait d’effroyable et de particulier, mais qu’il s’était comporté en homme pensant et libre de préjugés, et que, par suite, il pouvait rester seul dans une chambre, tête à tête avec sa conscience. Il cherchait à se convaincre, et, du regard, me demandait aide…
Entre temps, notre chandelle avait fait une longue mèche disgracieuse. Le jour commençait à poindre. On distinguait déjà, à travers la petite fenêtre bleuissante et triste, les deux rives du Donéts et des bouquets de chênes au delà du fleuve. Il fallait se décider à dormir.
– La journée de demain sera fort intéressante, dit mon compagnon quand j’eus éteint la chandelle et me fus couché. Après la première messe, il y aura une procession en canots du monastère à l’ermitage.
Le sourcil droit levé, la tête penchée sur le côté, il se mit en prières devant l’Image, puis, sans se déshabiller, il s’étendit sur son canapé.
– Oui ! soupira-t-il en se tournant sur le côté.
– Quoi, oui ? lui demandai-je.
– Quand j’embrassai l’orthodoxie à Novotcherkâssk, ma maman me cherchait à Rostov. Elle sentait que j’allais changer de foi.
Il soupira et ajouta :
– Il y a déjà six ans que je ne suis pas allé là-bas au gouvernement de Moguîlov. Ma sœur doit s’être mariée.
Il se tut quelque temps, puis, voyant que je ne dormais pas, il se mit à dire doucement que, grâce à Dieu, on lui donnerait bientôt une place et qu’il aurait enfin une situation fixe, son coin à lui et sa nourriture assurée.
Et moi, m’assoupissant, je songeais que cet homme n’aurait jamais de situation fixe, son coin à lui, et sa nourriture assurée… Il rêvait tout haut à sa place d’instituteur comme à la terre promise ; il partageait le préjugé de la majorité des gens quant à la vie errante, et la regardait comme quelque chose d’anormal et d’insolite comme une maladie. Il espérait le bonheur dans un train-train de vie coutumière. On sentait, dans le son de sa voix, la conscience et le regret de son anomalie ; il semblait vouloir s’en excuser et se justifier…
À moins de deux pieds de moi était couché un vagabond ; derrière les murailles des chambres d’à côté et dans la cour, autour des télègues, parmi les pèlerins, plusieurs centaines de vagabonds attendaient le jour ; et si, poussant plus loin encore, j’avais pu embrasser d’un coup d’œil toute la terre russe, quelle multitude de pareils vagabonds, de roule-les-champs, semblables à l’aigrette plumeuse des herbes de la steppe, n’aurais-je pas vue, par voies et par chemins, chercher où être mieux, ou, rêver, dans l’attente de l’aube, à la belle étoile sur l’herbe, ou dans les auberges et dans les hôtels ?… M’assoupissant, je songeais combien tous ces gens-là se seraient étonnés et sans doute réjouis, s’ils eussent pu trouver des raisons et des mots suffisants pour se démontrer que leur vie n’a pas besoin de plus de justification que toute autre.
Vaguement endormi j’entendis le clocher sonner d’une voix plaintive, comme s’il eût pleuré des larmes amères, et un frère convers crier à plusieurs reprises pour éveiller les pèlerins :
– Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de nous ! Venez à la messe, s’il vous plaît !
Quand je m’éveillai tout à coup, mon compagnon n’était déjà plus dans la chambre. Il faisait soleil et la foule bruyait sous ma fenêtre. J’appris en sortant que la messe était dite, et que depuis longtemps déjà la procession était partie pour l’ermitage. Le peuple, en foule, flânait sur la rive, en peine de lui-même, ne sachant que faire, puisqu’il ne pouvait ni manger ni boire avant que la dernière messe fût dite à l’ermitage, et que les boutiques du monastère, où les pèlerins aiment tant à se rassembler et à s’informer du prix des objets, étaient encore fermées. Malgré leur fatigue, beaucoup, par ennui, se traînaient vers l’ermitage ; je fis comme eux. Le sentier, descendant et montant, se développait, au long de la rive escarpée, comme un serpent, contournant les chênes et les pins. En bas luisait le Donéts où le soleil se réfléchissait. Par delà, l’autre rive, haute et crayeuse, blanchoyait, toute égayée de la verdure fraîche des chênes et des pins, penchés l’un sur l’autre, comme ingéniés à pousser sur la roche à pic sans tomber. Les pèlerins suivaient le sentier en longues files. C’étaient surtout des Petits-Russiens des districts avoisinants, mais il y en avait aussi des districts éloignés, venus à pied des gouvernements de Koursk et d’Orel. Il y avait dans ces bandes bariolées des Grecs fermiers de Marioûpol, fortes gens, affables et graves, très loin de ressembler à ceux de leurs congénères abâtardis et chétifs, qui peuplent nos villes maritimes du Sud. Il y avait aussi des cosaques du Don avec leurs pantalons à bandes rouges et des habitants de la Tauride, émigrés dans d’autres gouvernements ; enfin beaucoup de pèlerins d’un type indéterminé, dans le genre de mon Alexandre Ivânytch, dont on ne pouvait dire ni à leur figure, ni à leurs discours, ni à leurs habits quelles gens c’étaient et d’où ils venaient.
Le sentier finissait à un petit radeau en face duquel partait une route étroite, ouverte dans l’escarpement de la rive, et qui conduisait à l’ermitage. Au radeau étaient amarrés deux canots rébarbatifs et lourds, semblables à ces pirogues de la Nouvelle-Zélande que l’on voit dans les livres de J. Verne. L’un des canots, avec des tapis sur les bancs, était destiné au clergé et aux chantres ; l’autre, sans tapis, était pour le public. Quand la procession revint vers le monastère, je fus du nombre de ceux qui parvinrent à se glisser dans le second. Il y avait eu tellement d’élus que le canot pouvait à peine avancer, et, tout le passage, il fallut se tenir debout, sans remuer, et faire des miracles pour que son chapeau ne fût pas écrasé. Le passage était magnifique. Les deux rives baignées de lumière avaient un aspect si heureux et si triomphant qu’il semblait que cette matinée de mai ne devait qu’à elles seules tout son charme. Les reflets du soleil tremblaient dans l’eau rapide du fleuve et se glissaient partout ; ses longs rayons se jouaient sur les chasubles, sur les bannières et sur l’éclaboussement des rames. Le chant du canon pascal, le bruit des cloches, les coups de rames dans l’eau, et le cri des oiseaux, tout se fondait en quelque chose d’harmonieux et de doux. Le canot où étaient les bannières et le clergé nageait en tête. Au gouvernail, immobile comme une statue, était debout un frère convers, tout noir.
Quand la procession s’arrêta près du couvent, je remarquai parmi les élus qui avaient été du premier voyage, Alexandre Ivânytch. Il était tout à fait au premier rang, et, la bouche ouverte de plaisir, le sourcil droit levé, il regardait ; sa figure rayonnait. En ce moment où il y avait autour de lui tant de monde et tant de lumière, il était sans doute satisfait de lui-même, de sa nouvelle foi et de sa conscience.
Peu après, lorsque nous fûmes assis dans notre chambre à boire du thé, il rayonnait encore. Son visage montrait qu’il était content du thé et de moi, et qu’il appréciait tout à fait mon intelligence ; mais il montrait aussi, clairement, qu’il n’irait point se jeter la face contre terre s’il lui était donné lieu de faire preuve de quelque chose de semblable…
– Dites-moi, me demanda-t-il d’un ton de conversation sérieuse, plissant le nez fortement, quel livre de psychologie me faudrait-il lire ?
– Dans quel but ?
– On ne peut pas être instituteur sans connaître la psychologie. Avant d’instruire un enfant, il faut connaître son âme.
Je lui dis que, pour cela, c’était peu de lire une psychologie et que, pour un pédagogue qui n’est pas encore au fait des procédés techniques de l’enseignement de la lecture et de l’arithmétique, une psychologie me semblait un luxe pareil à de la haute mathématique. Il en convint volontiers et se mit à me débiter combien difficile et grave est la tâche d’un instituteur, combien il est malaisé d’extirper de la tête d’un jeune garçon le penchant au mal et à la superstition, combien il est difficile de le contraindre à penser de manière honnête et libre, de lui inculquer la vraie religion, l’idée de personnalité, l’idée de liberté, etc. Je lui répondis je ne sais quoi, à quoi il consentit ; il consentait, au reste, fort aisément. Tout ce qui était d’ordre intellectuel tenait, semble-t-il, assez peu solidement dans sa tête.
Jusqu’au moment de mon départ, nous flânâmes ensemble aux environs du couvent, et trompâmes ainsi la longueur d’une chaude journée. Il ne me quittait pas d’un pas : attachement ou crainte de la solitude ? Dieu le sait !… Un moment, je me souviens, nous étions assis sous de petits acacias à fleurs jaunes, dans un des jardinets disposés çà et là sur la hauteur.
– Dans deux semaines, dit-il, je partirai d’ici. Il est temps.
– Vous vous en irez à pied ?
– D’ici, j’irai à pied jusqu’à Slaviansk, puis je prendrai le chemin de fer jusqu’à Nikîtovka. À Nikîtovka s’embranche la ligne de Donéts. J’irai à pied par cet embranchement jusqu’à Khatsépétôvka. Là, un chef de train que je connais me fera aller plus loin.
Je me rappelai la steppe déserte et nue qu’il y a entre Nikîtovka et Khatsépétôvka et je me représentai mon Alexandre Ivânytch la traversant avec ses doutes, sa nostalgie et sa peur de la solitude… Il lut de l’ennui sur mon visage et il soupira.
– Oui, ma sœur a dû se marier ! songea-t-il à haute voix. Et, soudain, voulant chasser des idées importunes, il me montra la cime d’un rocher.
– De cette hauteur-là, me dit-il, on voit Izioum.
En montant sur le rocher, il lui arriva de trébucher, et ses pantalons de toile mince se déchirèrent ; la semelle d’un de ses souliers se détacha.
– Tss ! fit-il, ôtant son soulier et laissant voir son pied nu. Désagréable !… C’est, voyez-vous, une de ces occurrences… Oui !
Tournant son soulier en tous sens comme s’il n’eût pu se persuader que la semelle en était finie à jamais, il se renfrogna maintes fois, soupira et maugréa. J’avais dans ma valise des souliers un peu défraîchis, mais à la mode, à bouts pointus et à lacets. Je les prenais à tout hasard avec moi, mais je ne les mettais que les jours de pluie. Rentré dans notre chambre je préparai la phrase la plus diplomatique et les proposai à Alexandre Ivânytch. Il les accepta et me dit gravement :
– Je vous en remercierais, mais je sais que vous tenez les remerciements pour un préjugé.
Les bouts pointus et les lacets le réjouirent comme un enfant et, tout de suite, lui firent changer ses projets.
– Maintenant, je n’irai plus à Novotcherkâssk dans deux semaines, mais dans une semaine, décida-t-il. Avec de pareilles chaussures, je n’aurai plus honte pour paraître devant mon parrain. À vrai dire, je ne partais pas d’ici parce que je n’avais pas d’habits convenables…
Lorsque le cocher vint prendre ma valise, un frère convers, à bonne face rieuse, entra pour nettoyer la chambre. Alexandre Ivânytch devint tout rouge et s’empressa de lui demander timidement :
– Faut-il que je reste ici ou que j’aille dans une autre chambre ?
Il ne pouvait pas se résoudre à occuper tout seul une chambre, et, apparemment, il avait honte aussi de vivre aux frais du monastère. Il lui en coûtait beaucoup de se séparer de moi. Pour retarder autant que possible le moment où il serait seul, il demanda la permission de m’accompagner.
La route, taillée dans le calcaire au prix de grands efforts, montait presque en spirale à travers les racines et sous l’ombre des grands pins sévères. D’abord disparut le Donéts ; puis la cour du couvent et ses milliers de gens ; puis les toits… Tout semblait s’enfoncer dans l’abîme. La croix de l’église, rougie par les feux du soleil couchant, qui émergeait la dernière du fond du précipice, disparut ; il ne resta plus que des cimes de pins, des têtes de chênes, et devant soi la route blanche qui montait. Mais ma voiture atteignit le plateau, et tout, décidément, se trouva en bas et derrière moi. Alexandre Ivânytch, avec un sourire affligé, sauta à terre et me regarda une dernière fois de ses yeux d’enfant. Il se mit à redescendre vers le couvent et disparut pour moi pour toujours…
Mes impressions de Sviatogorsk n’étaient déjà plus que des souvenirs et je voyais des choses nouvelles : la plaine, le lointain grisâtre, un petit bois au bord de la route, et un moulin à vent qui ne marchait pas, et qui semblait ennuyé qu’on ne lui eût pas permis, à cause de la fête, de tourner ses ailes.
L’UNIFORME DU CAPITAINE
Le soleil se levait maussade sur la ville de district. Les coqs s’étiraient à peine, et, pourtant, au cabaret du père Rylkine, il y avait déjà des clients. Ils étaient trois, le tailleur Merkoûlov, l’agent Jratva et le garçon de perception Smékounov. Tous étaient un peu ivres.
– Il n’y a pas à dire ! dissertait Merkoûlov, tenant par un de ses boutons l’agent de ville. Les gradés du civil, si l’on prend quelqu’un d’un peu haut, font toujours, au point de vue tailleur, la barbe au général. Ne prenons qu’un chambellan. Quel homme est-ce là ? De quelle condition ? Et pourtant fais le compte : quatre archines du meilleur drap de la fabrique Prundel et fils ; les boutons ; le col doré ; le pantalon à bande dorée ; tout le jabot en or ; de l’or au col, aux manches, aux pattes des poches ; quel éclat ! Et qu’il faille ensuite habiller MM. les maîtres de la Cour, les maîtres écuyers, les maîtres des cérémonies ou d’autres ministères, dis, que crois-tu ? Nous habillions, je me souviens, un maître de la Cour, le comte André Sémiônytch Vonliariôvski. Un uniforme à ne pas s’en approcher ! On y porte les doigts et le pouls fait tsik ! tsik ! Les vrais seigneurs quand ils se font habiller, tu n’oses pas aller les déranger. Tu as les mesures ; couds. Aller essayer et ajuster, absolument impossible ! Si tu es un tailleur capable, tu n’as qu’à faire tout droit sur mesure… Saute du clocher et tombe dans tes bottes, voilà tout ! Près de nous, frère, il y avait, je me souviens, une caserne de gendarmerie… Notre patron, Ossip Iâklytch, pour essayer, choisissait parmi les gendarmes ceux qui, de corps, se rapprochaient du client. Eh bien, nous avions choisi pour l’uniforme du comte un gendarme convenable. Nous l’appelons : « Enfile ça, lui dit-on, beau museau, et rends-toi compte… » Tordant !… Il avait enfilé l’uniforme. Il regarde sa poitrine. Et quoi ? Il se fond, vous savez ; il tremble ; il se trouve mal…
– Pour les chefs de police, faisiez-vous aussi des uniformes ? s’informa Smékounov.
– En voilà des oiseaux rares ! dit le tailleur. Tes chefs de police, il y en a, à Pétersbourg, autant que de chiens errants. Ici on met chapeau bas devant eux, et là-bas on leur dit : « Gare-toi ; vois où tu marches ! » Nous habillions MM. les militaires et les personnes des quatre premières classes. Si tu es, par exemple, de la cinquième, tu n’es que de la vétille ; repasse dans une semaine, tout sera prêt, parce que, excepté le col et les revers des manches, ce n’est rien. Mais quelqu’un de la quatrième classe, de la troisième, ou supposons, de la seconde, le patron nous tapait à tous dans les dents, et il fallait courir à la gendarmerie. Nous habillions, une fois, mon vieux, le consul de Perse. Nous lui avions cousu sur le jabot et sur le dos pour quinze cents roubles de tortillons d’or. Nous pensions qu’il ne paierait pas ; mais si, il a payé… À Pétersbourg, même chez les Tatars, il y a de la noblesse…
Merkoûlov parla ainsi longtemps. Sous le poids de ces souvenirs, vers neuf heures, il se mit à pleurer et à se plaindre amèrement de la destinée qui le reléguait dans une petite ville, uniquement remplie de marchands et d’artisans. L’agent de ville avait déjà mené deux personnes au violon ; le garçon de perception était allé deux fois à la poste et au bureau, et en était revenu ; et Merkoûlov se plaignait toujours.
À midi, debout devant le sacristain, Merkoûlov se frappait la poitrine du poing et marmonnait : « Je ne veux pas habiller des mufles. Seul, à Pétersbourg, j’ai habillé le baron Sputzel et MM. les officiers ! Éloigne-toi de moi, calotin à longue robe ! Que mes yeux ne te voient plus ! Éloigne-toi de moi !
– Vous vous êtes fait une haute opinion de vous-même, Trîphone Pantélêitch, observa le sacristain. Bien qu’artiste dans votre corps d’état, vous ne devriez pas oublier Dieu et la religion. Arius, comme vous, s’était fait une haute opinion de lui-même, et il est mort d’une mort ignominieuse. Vous en mourrez aussi.
– Eh bien, j’en mourrai ! J’aime mieux mourir que de faire des sarraus !
Dehors, on entendit soudain une voix de femme :
– Mon anathème est ici ? demanda-t-elle.
Et la femme du tailleur, Akssînia, femme âgée, les manches retroussées et le ventre bridé dans sa jupe, entra dans le cabaret.
– Où est-il, l’idole ? demanda-t-elle, examinant d’un air malveillant les consommateurs. Va chez nous, dit-elle à son mari. Que le diable te crève ! Un officier te demande.
– Quel officier ? demanda Merkoûlov, écarquillant les yeux.
– Le diable le sait ! Il dit qu’il vient pour une commande.
Merkoûlov de ses cinq doigts se gratta le nez, ce qui était signe chez lui d’une extrême surprise, et bredouilla :
– Ma femme a la berlue… Il y a quinze ans qu’on n’a pas vu une figure honnête, et tout à coup, à présent, un jour maigre, un officier, avec une commande ! Hum ?… Allons voir.
Il sortit du cabaret en titubant, et se rendit chez lui.
Sa femme ne l’avait pas trompé : sur le seuil de son isba, il vit le capitaine Ourtchâïév, secrétaire du chef de recrutement.
– Où étais-tu à rôder ? lui demanda le capitaine. Voilà une heure que j’attends. Peux-tu me faire un uniforme ?
– Seigneur !… se mit à marmotter Merkoûlov, s’engouant et arrachant son chapeau de sa tête en même temps qu’une touffe de cheveux. Croyez-vous, Votre Noblesse, que ce sera le premier ? Ah ! Seigneur… J’ai habillé le baron Sputzel, Édouard Kârlytch. M. le lieutenant Zémboulâtov me doit encore six roubles… Ah, femme, donne vite un siège à Sa Noblesse ; Dieu me punisse !… M’ordonnez-vous de prendre mesure ou me permettez-vous de vous habiller à simple vue ?
– Allons, bien. Tu fourniras le drap et ce sera prêt dans une semaine ; combien prendras-tu ?
– De grâce, Votre Noblesse, que pensez-vous ? fit en souriant Merkoûlov. Je ne suis pas un marchand. Nous savons comment on se comporte avec les seigneurs ! Même quand nous avons habillé le consul de Perse, ç’a été sans un mot…
Les mesures prises, ayant reconduit le capitaine, le tailleur demeura toute une heure planté dans son isba, regardant sa femme avec hébétude. Il n’y pouvait pas croire…
– En voilà une aventure, dites-moi un peu ! murmura-t-il enfin. Où prendrai-je l’argent pour le drap ? Akssînia, mon amie, prête-moi l’argent que nous avons gagné sur la vache !
Akssînia lui fit la figue et cracha. Peu après, elle jouait de l’attisoir, brisait des pots sur la tête de son mari, le tirait par la barbe et s’enfuyait dans la rue en geignant : « Au secours, ceux qui croient en Dieu ! Il m’a tuée ! » Mais ces protestations furent sans effet : le lendemain matin, elle était au lit, cachant ses bleus aux apprentis, et Merkoûlov courait les boutiques, s’injuriait avec les marchands et choisissait un drap convenable.
Pour le tailleur, une ère nouvelle commença. À son réveil, embrassant de ses yeux troubles l’horizon de sa vie, il ne crachait plus avec acharnement. Et, chose plus prodigieuse que tout, il cessa d’aller au cabaret ; il se tenait à son travail. Après avoir murmuré ses prières, il mettait de grandes lunettes d’acier, se renfrognait et dépliait religieusement le drap sur la table.
Au bout d’une semaine, l’uniforme fut prêt. Merkoûlov le repassa, sortit dans la rue, le suspendit à une barrière et se mit à le brosser. Il enlevait un duvet, s’éloignait à deux pas, regardait l’uniforme en fermant les yeux, et il enlevait un autre duvet ; cela pendant deux heures.
– C’est le diable avec ces messieurs ! disait-il aux passants. Je n’en puis plus, je suis éreinté. Ils sont délicats, instruits ; allez les satisfaire !
Le lendemain, il s’enduisit la tête de beurre, se peigna, enveloppa l’uniforme dans un morceau de calicot neuf et se rendit chez le capitaine.
– Je n’ai pas le temps de causer avec toi, lourdaud ! disait-il à chaque passant qu’il arrêtait lui-même. Ne vois-tu pas que je porte un uniforme au capitaine ?
Une demi-heure plus tard il était de retour.
– Je vous félicite d’avoir touché de l’argent, Trîphone Pantélêitch ! lui dit sa femme, un peu embarrassée, souriant largement.
– Et tu es une bête ! répondit Merkoûlov. Est-ce que les vrais seigneurs paient tout de suite ? Le capitaine n’est pas un marchand pour me verser son argent à la minute ! Bête !
Il demeura deux jours couché sur le poêle, sans boire ni manger, s’adonnant à un sentiment de satisfaction tout pareil à celui d’Hercule après l’accomplissement de ses travaux. Le troisième jour, il partit toucher…
– Sa Noblesse est-elle levée ? demanda-t-il à voix basse à l’ordonnance, en se glissant dans l’antichambre.
Il reçut une réponse négative, se planta contre le chambranle et se mit à attendre.
– Flanque-le dehors ! entendit-il crier après une attente prolongée, Dis-lui, samedi !
La voix du capitaine était rauque.
Le samedi suivant, puis un autre, même réponse. Un mois entier il vint chez le capitaine, demeurant de longues heures dans l’antichambre. Il recevait au lieu d’argent des invitations à déguerpir et à revenir le samedi suivant ; mais il ne se décourageait pas, il ne murmurait pas, au contraire ! Il engraissait même… La longue attente dans l’antichambre lui plaisait. « Flanque-le dehors ! » résonnait à ses oreilles en douce mélodie. « On reconnaît tout de suite un homme bien né ! » se disait-il chaque fois avec enthousiasme, en revenant de chez le capitaine. « Chez nous, à Pétersbourg, ils étaient tous ainsi… »
Le tailleur aurait consenti à aller jusqu’à la fin de ses jours chez le capitaine et à l’attendre dans l’antichambre, si sa femme ne lui eût pas réclamé l’argent de la vache.
– Tu apportes l’argent ? lui demandait-elle chaque fois. Non ? Mauvais chien, que fais-tu donc avec moi ! Hein ?… Mîtka, l’attisoir !
Revenant du marché, Merkoûlov, un certain soir, traînait pesamment sur son dos un sac de charbon. Sa femme se hâtait derrière lui.
– Tu auras aujourd’hui à la maison de quoi acheter des noisettes ; attends ! grommelait-elle, pensant à l’argent de la vache.
Le tailleur tout d’un coup s’arrêta, cloué sur place, et fit un cri joyeux. Du traktir La Gaîté, devant lequel ils passaient, un monsieur, en chapeau haut de forme, sortait précipitamment, la figure rouge et les yeux allumés. Une queue de billard à la main, nu-tête, les cheveux en désordre, débraillé, le capitaine Ourtchâïév le poursuivait. Son nouvel uniforme était blanc de craie, une patte d’épaulette déjetée ; il manquait trois boutons à la poche de derrière.
– Je te forcerai à jouer, tricheur ! criait le capitaine, brandissant la queue de billard furieusement, et s’essuyant le front. Je t’apprendrai, simple brute, à jouer avec les honnêtes gens !
– Regarde un peu, sotte ! murmura Merkoûlov, poussant sa femme du coude et riant. On voit tout de suite quelqu’un de noble ! Qu’un marchand fasse faire un habit pour sa sale tête de moujik, il le portera dix ans sans l’user ; et celui-ci a déjà éreinté son uniforme. Il n’y a qu’à en faire un autre !
– Va lui demander ton argent ! lui dit Akssînia.
– Que penses-tu, bête ! Dans la rue ? Tais-toi…
Il eut beau résister, sa femme le contraignit à aller parler d’argent au capitaine furieux.
– Va-t’en ! répondit le capitaine, tu m’ennuies.
– Je comprends, Votre Noblesse, dit Merkoûlov. Je ne demanderais pas…, mais c’est ma femme… un être sans raison… Vous savez vous-même quel esprit il peut y avoir dans leur tête de femme !
– Il y a longtemps, je te dis, que tu m’as ennuyé ! hurla le capitaine, écarquillant sur lui ses yeux troubles et avinés. Ôte-toi de là !
– Je comprends, Votre Noblesse ! dit le tailleur. Mais, c’est rapport à ma femme… parce que… daignez le savoir… l’argent… était celui de la vache… Nous avons vendu notre vache au pope, le père Judas…
– Ah ! tu vas encore parler, vermine ?… cria le capitaine.
Il déploya le bras, et vlan ! Le charbon dégringola de sur le dos de Merkoûlov. Le tailleur vit mille chandelles. Son chapeau tomba de sa main… Akssînia fut stupéfaite… Elle resta immobile une minute, comme la femme de Loth changée en sel, puis elle avança, et regarda timidement son mari…, À sa forte surprise, un sourire béat nageait sur son visage. Des larmes brillaient dans ses yeux riants.
– On voit tout de suite les vrais messieurs, murmura-t-il. Des gens délicats, instruits ! Ce fut exactement de même, au même endroit, quand je portai la pelisse du baron Sputzel, Édouard Kârlytch. Il allongea le bras, et vlan ! Et M. le sous-lieutenant Zémboulâtov aussi… J’arrivai chez lui ; il se leva, et, de toute sa force, vlan ! Ah, femme, mon bon temps est passé ! Tu ne comprends rien ! Mon temps est passé !
Merkoûlov fit un geste désespéré ; il ramassa le charbon et se traîna chez lui.
CHEZ LA MARÉCHALE DE LA NOBLESSE
Le 1er février de chaque année, le jour de saint Trîphone, martyr, il y a, dans le bien de l’ancien maréchal de la noblesse, Trîphone Lvôvitch Zaviaziâtov, un mouvement inaccoutumé. Ce jour-là, jour de la fête du défunt, sa veuve, Lioubov Pétrôvna, fait dire pour lui un service, suivi d’un Te Deum.
Tout le district accourt à ce service. On y voit le maréchal actuel de la noblesse, Kroûmov ; le président de la commission du zemstvo, Marphoûtkine ; Potrakov, membre permanent du bureau pour les affaires des paysans ; les juges de paix des deux circonscriptions ; le chef du district, Krinolînov ; les deux commissaires de police ; le médecin du zemstvo, Dvorniâguine, fleurant l’iodoforme ; tous les propriétaires grands et petits des environs, etc. En tout cinquante personnes.
À midi précis, les invités, allongeant leurs figures, viennent de toutes les chambres de la maison se réunir dans la grande salle. Bien que le plancher soit couvert de tapis et que les pas ne fassent aucun bruit, la solennité de la circonstance force instinctivement chacun à marcher sur la pointe des pieds, en balançant les bras… Dans la salle, tout est prêt. Le père Eumène, petit vieux, en haute calotte de velours déteint, endosse une chasuble noire. Le diacre Konkôrdiév, rouge comme une écrevisse, déjà revêtu des habits sacerdotaux, tourne doucement les pages d’un rituel et en marque certaines avec des bouts de papier. Sur la porte de l’antichambre, le sacristain Loûka, les joues fortement gonflées et les yeux saillants, allume l’encensoir. La salle s’emplit insensiblement d’une fumée transparente et bleuâtre et de l’odeur d’encens. L’instituteur Hélikônnski, en redingote neuve mal faite, plein de gros boutons sur sa figure effarée, distribue à chacun des cierges sur un plateau nickelé. Lioûbov Petrôvna, devant la petite table sur laquelle est le gâteau de riz bouilli que l’on fait pour les cérémonies funèbres, tient par avance son mouchoir appliqué sur sa figure. Dans toute la salle, un silence que coupent de temps à autre des soupirs… La figure de tous les assistants est solennelle et grave…
Le service commence. Une spire de fumée bleue monte de l’encensoir et joue dans un rayon oblique de soleil ; les cierges allumés grésillent doucement. Le chant, d’abord assourdissant et rude, se fait vite harmonieux et doux dès que les chantres se sont pliés aux conditions acoustiques de la salle. Tous les motifs en sont tristes et lugubres… Les assistants glissent peu à peu à un unisson mélancolique, et méditent. Ils songent à la brièveté de la vie, à la fragilité et à la vanité des choses de ce monde… On pense au défunt, corpulent et rouge, qui buvait d’un trait une bouteille de champagne et qui brisait les glaces d’un coup de front. Quand on chante Dans le repos éternel et qu’on entend les sanglots de Lioubov Petrôvna, les invités commencent à tourner sur place, inquiètement, d’un pied sur l’autre. Les plus impressionnables sentent un chatouillement dans la gorge et sous les paupières. Le président de la commission du zemstvo, Marphoûtkine, pour refouler ces sensations désagréables, se penche à l’oreille du commissaire de police et lui souffle :
– Hier soir, je suis allé chez Ivan Fiôdoritch… Piôtre Petrôvitch et moi avons fait un grand chelem sans atout. Ah ! mes amis !… Olga Andréevna en a été si furieuse qu’une de ses fausses dents en est tombée de sa bouche !
Mais on chante le Souvenir éternel, Hélikônnski reprend les cierges respectueusement ; le service est terminé. Une minute de brouhaha s’ensuit. Changement de chasubles et Te Deum.
Après ce Te Deum, quand le père Eumène a quitté ses vêtements sacrés, les invités toussent et se frottent les mains. La maréchale parle de la bonté du pauvre Trîphone Lvôvitch.
– À table, messieurs ! dit-elle en soupirant, finissant son récit.
Les invités, s’efforçant de ne pas se marcher sur les pieds et de ne pas se bousculer, se hâtent vers la table. Un déjeuner les y attend. Ce déjeuner est à ce point luxueux qu’au premier coup d’œil chaque année le diacre Konkôrdiév compte de son devoir d’ouvrir les bras tout grands, de remuer la tête d’un air d’incrédulité, et de dire :
– Extraordinaire !… Père Eumène, tout cela ressemble moins à de la nourriture pour des hommes qu’aux sacrifices que l’on faisait aux dieux.
Le déjeuner, en effet, est… extraordinaire. Sur la table il y a tout ce que peuvent donner la flore et la faune ; il y a tout… sauf des boissons spiritueuses. Lioubov Petrôvna a juré de n’avoir chez elle ni cartes ni alcools, deux choses qui ont causé la mort de son mari. Et sur la table il n’y a que des bouteilles d’huile et de vinaigre, par dérision et comme châtiment des invités, qui, tous, sont des buveurs et des soiffeurs désespérés.
– Messieurs, je vous en prie, servez-vous ! dit la maréchale de la noblesse. Seulement, excusez-moi : chez moi, vous le savez, il n’y a pas de vodka…
Les assistants s’approchent de la table et attaquent le pâté, irrésolument. Quelque chose ne va pas. On sent, dans le bruit des fourchettes, des couteaux et des mâchoires, une certaine paresse, une certaine apathie ; il manque quelque chose.
– Je suis comme si j’avais perdu je ne sais quoi… marmotte l’un des juges à l’autre. C’est la même impression que lorsque ma femme est partie avec l’ingénieur. Je ne puis pas manger.
Marphoûtkine, avant de se décider à donner un coup de dents, cherche longtemps son mouchoir dans toutes ses poches.
– Tiens, j’ai laissé mon mouchoir dans ma pelisse ! se dit-il d’une voix retentissante, je vais le chercher.
Il va dans l’antichambre où sont pendus les manteaux. Il en revient les yeux mouillés, et il se jette aussitôt avec appétit sur le pâté.
– Est-ce que ce n’est pas dégoûtant de bâfrer comme ça à sec ? dit-il à demi-voix au père Eumène. Va dans l’antichambre, pépère ! Il y a dans ma pelisse une bouteille ; seulement prends garde de la faire sonner…
Le père Eumène se rappelle qu’il a quelque chose à dire à Loûka et il file dans l’antichambre.
– Bâtiouchka, lui dit Dvorniâguine en le suivant, deux mots en particulier.
– Ah ! messieurs, se vante Kroûmov, quelle pelisse j’ai achetée d’occasion !… Elle a coûté mille roubles, et j’en ai donné… vous ne le croiriez pas… deux cent cinquante ! Pas plus !
Les invités, en tout autre temps, accueilleraient cette nouvelle avec indifférence, mais les voilà qui expriment leur étonnement et ne veulent pas croire !… Tous, à la fois, en foule, se pressent vers l’antichambre, pour voir la pelisse. Et ils l’examinent jusqu’au moment où le domestique du docteur a emporté de l’antichambre, sans bruit, cinq bouteilles vides…
Quand on sert l’esturgeon froid, Marphoûtkine se souvient qu’il a oublié son porte-cigare dans son traîneau et il s’en va à l’écurie.
Pour ne pas s’ennuyer en route il emmène avec lui le diacre qui, justement, a besoin de regarder à son cheval…
Le soir de ce jour-là, assise dans son bureau, Lioubov Petrôvna écrit une lettre à une vieille amie à Saint-Pétersbourg.
« Aujourd’hui, comme les années précédentes, dit-elle entre autres choses, il y a eu chez moi un service pour le pauvre défunt. Tous mes voisins y sont venus. Ce sont des gens simples, frustes, mais quels cœurs ! Je les ai reçus le mieux possible, mais, naturellement, comme les autres années, pas une goutte de boissons fortes… Depuis le jour où il est mort pour en avoir trop pris, j’ai fait le serment d’introduire dans notre district la tempérance et de racheter par là ses péchés. Prêchant la tempérance, j’ai commencé à l’instaurer chez moi. Le père Eumène est enthousiaste de mon projet, et il m’aide en paroles et en action. Ah, ma chère, si tu savais comme tous mes « ours » m’aiment ! Le président de la commission du zemstvo, Marphoûtkine, après le déjeuner, s’est jeté sur ma main, l’a longuement tenue à ses lèvres, et, remuant la tête d’une façon comique, il s’est mis à pleurer : beaucoup de sentiments et pas un mot ! Le père Eumène, ce délicieux petit vieillard, me regardant les larmes aux yeux, assis auprès de moi, a longtemps balbutié quelque chose comme un enfant. Je n’ai pas compris tout ce qu’il disait, mais je sais comprendre les sentiments sincères. L’ispravnik, ce bel homme dont je t’ai parlé dans mes lettres, à genoux devant moi, voulait me lire des vers de sa composition (nous avons un poète), mais il n’en a pas trouvé la force… Il a perdu l’équilibre et il est tombé ! Ce géant a eu une crise de nerfs… Tu peux te représenter ma satisfaction ! Tout cependant n’a pas fini sans désagrément. Le pauvre président de la réunion mensuelle des juges de paix, Alalykine, qui est fort et apoplectique, s’est senti mal et est resté couché sans connaissance pendant deux heures sur un divan ; il a fallu lui verser de l’eau sur la tête. Je dois un grand merci au docteur Dvorniâguine qui est allé prendre dans sa pharmacie une bouteille de cognac et lui a frictionné les tempes. Alalykine est vite revenu à lui et on l’a emmené… »
VIEILLESSE
L’architecte Ouzélkov, conseiller d’État, venu pour réparer l’église du cimetière dans sa ville natale, où il avait grandi, où il s’était instruit et où il s’était marié, s’y reconnaissait à peine en descendant de wagon ; tout avait changé.
Quinze ans auparavant, quand il était allé s’établir à Pétersbourg, les gamins prenaient des souslics[17] à l’endroit où maintenant s’élevait la gare. Une maison à quatre étages, « Vienne-Hôtel », s’érigeait à l’entrée de la rue principale, là où s’étendait jadis une informe barrière. Mais rien, ni maison, ni barrière n’avaient autant changé que les gens. Questionnant le garçon de son hôtel, Ouzélkov apprit que plus de la moitié des personnes dont il se souvenait étaient mortes, s’étaient ruinées ou étaient oubliées.
– Et Ouzélkov, demanda-t-il au vieux garçon, te le rappelles-tu ? Ouzélkov, l’architecte qui divorça ! Il avait une maison dans la rue de Svirbeevsk… Je suis sûr que tu t’en souviens !
– Je ne m’en souviens pas, monsieur…
– Comment ne pas s’en souvenir ! L’affaire fit du bruit ; les cochers eux-mêmes la savaient. Souviens-toi ! Ce fut l’avocat Châpkine qui fit prononcer le divorce… Un coquin, tricheur reconnu, celui que l’on fouetta au cercle…
– Ivane Nikolâitch ?
– Mais oui, mais oui !… Vit-il ? Est-il mort ?
– Il vit, Dieu merci, il vit !… Il est maintenant notaire, il a une étude, il vit bien… Il a deux maisons dans la Kirpîtchnaia. Il a marié sa fille il n’y a pas longtemps…
Ouzélkov fit les cent pas, réfléchit et, à force de s’ennuyer, décida d’aller voir Châpkine. Il était midi ; il sortit de l’hôtel, et se dirigea lentement vers la rue Kirpîtchnaia. Il trouva Châpkine à son étude et, lui aussi, le reconnut à peine. L’avocat agile, découplé, à figure vive et effrontée, constamment ivre, qu’il avait été, était devenu un vieillard discret, débile, à cheveux gris.
– Vous ne me reconnaissez plus ? lui demanda l’architecte. Je suis votre ancien client, Ouzélkov.
– Ouzélkov ?… chercha le notaire, quel Ouzélkov ? Ah !…
Il se souvint, le reconnut et fut stupéfait. Les exclamations, les questions, les souvenirs se pressèrent.
– Ah ! je ne m’attendais pas ! gloussait Châpkine, je ne pensais pas ! Que vous offrirai-je bien ? Voulez-vous du champagne ? des huîtres ? Je vous ai, mon cher, autrefois, tant ratiboisé d’argent, que je ne sais quel régal vous offrir…
– Je vous en prie, répondit Ouzélkov, ne vous dérangez pas ; je n’ai pas le temps de rien prendre. Il me faut aller tout de suite au cimetière pour examiner l’église. Je suis chargé de la réparer.
– À merveille ! fit Châpkine. Nous grignotons un hors-d’œuvre, nous buvons, et je vous accompagne. J’ai d’excellents chevaux. Je vous conduirai et je vous mettrai en rapport avec le staroste[18]. Laissez-moi tout arranger… Mais qu’avez-vous, mon ange ? On dirait que vous voulez vous écarter de moi. Me craignez-vous ? Asseyez-vous plus près… Maintenant, il n’y a plus à me craindre… Ah ! avant, effectivement, j’étais un habile gaillard, un bourreau d’homme ; il n’y avait pas à s’approcher trop près. Mais maintenant, plus calme que de l’eau, plus bas que l’herbe ! J’ai vieilli. Je suis marié. J’ai des enfants. Il est temps de songer à la mort.
Les deux hommes mangèrent, burent et repartirent dans un traîneau à deux chevaux pour le cimetière, hors de la ville.
– Oui, c’était un bon temps ! se ressouvenait Châpkine dans le trajet ; on se le rappelle et, en vérité, on n’y croit pas… Vous rappelez-vous la façon dont vous avez divorcé ? Près de vingt ans ont passé ; je parie que vous avez tout oublié, et moi je me souviens de tout comme si c’était hier. Mon Dieu, que je me suis donné du mal alors ! J’étais un gaillard retors, chicaneur, une tête brûlée… Comme j’étais impatient en ce temps-là de m’employer à une affaire de chicane, surtout quand les honoraires étaient bons, comme dans votre procès ! Qu’est-ce que vous m’avez payé alors ? cinq mille ? six mille roubles ? Comment ne pas se donner du mal pour ce prix-là ? Vous êtes parti pour Pétersbourg et vous m’avez laissé toute l’affaire sur les bras ; fais comme tu sauras ! Votre défunte épouse, Sôphia Mikhâilovna, bien que d’une famille de marchands, était fière et avait de l’amour-propre. La payer pour qu’elle prît les torts était difficile, extrêmement difficile !… Je viens, par exemple, une fois conférer avec elle. Dès qu’elle m’aperçoit, elle crie à sa bonne : « Mâcha, je t’avais recommandé de ne pas recevoir de canailles ! » J’essayais ceci et cela ; je lui écrivais ; je tâchais de la rencontrer à l’improviste : rien ne prenait ! Il fallut faire agir un tiers. Je me suis longtemps démené avec elle, et ce n’est que quand vous avez consenti à donner dix mille roubles qu’elle a commencé à fléchir. Dix mille roubles, elle n’a pas pu résister ! Elle s’est mise à pleurer, elle m’a craché au visage, mais elle a consenti ; elle a pris tous les torts pour elle.
– Il me semble que ce n’est pas dix mille roubles, mais quinze mille qu’elle a exigés ? fit Ouzélkov.
– Oui, oui, quinze mille ! Je me trompais, dit Châpkine déconcerté. Au reste, vieille affaire, il n’y a pas à s’en cacher : je lui ai donné dix mille roubles, et les cinq mille autres, je vous les ai pris en escompte. Je vous ai trompés tous les deux. Vieille affaire, il n’y a pas à en avoir honte… Et à qui prendre, Boris Pétrôvitch, jugez-en, sinon à vous ? Vous étiez un homme riche, gorgé… Vous vous étiez marié à l’aise, vous divorciez à l’aise ! Vous gagniez énormément. Dans une entreprise, je m’en souviens, vous aviez raflé vingt mille roubles… De qui tirer de l’argent, sinon de vous ? Et, il faut l’avouer, l’envie aussi me torturait… Vous amassiez, on mettait chapeau bas devant vous, et moi, pour un rouble, on me fouettait ; au cercle, on me souffletait. Mais à quoi bon se souvenir ? Il est temps d’oublier !
– Dites-moi, je vous prie, comment vécut ensuite Sôphia Mikhâïlovna, demanda Ouzélkov.
– Avec ses dix mille roubles ? Très mal ? Dieu sait si ce fut une rage qui la prit, ou si sa conscience et sa fierté la tourmentaient, ou si peut-être elle vous aimait, toujours est-il qu’elle se mit à boire. L’argent reçu, elle se mit à courir en troika avec des officiers. Ivrognerie, dissipation, débauche… Elle allait avec des officiers au restaurant, et ce n’était pas pour y boire du porto ou quelque chose de plus doux. Elle tâchait d’attraper du cognac, pour que ça la brûlât, pour que ça lui ôtât l’esprit.
– Oui, elle était excentrique… Ce que j’en ai subi avec elle !… Tout d’un coup, quelque chose ne lui allait pas et elle commençait à être nerveuse… Et ensuite, qu’est-il arrivé ?
– Une semaine passe, une autre. J’étais chez moi en train d’écrire ; tout d’un coup, la porte s’ouvre et elle entre, ivre. « Reprenez, me dit-elle, votre maudit argent ! » Et elle me jette le paquet à la figure. Elle n’en pouvait plus, autrement dit… Je ramassai l’argent ; je le comptai : il manquait cinq cents roubles. Elle n’était arrivée à dépenser que cinq cents roubles…
– Qu’avez-vous fait de l’argent ?
– Vieille affaire, il n’y a pas à s’en cacher… Je l’ai pris, parbleu ! Qu’avez-vous à me regarder comme ça ? Attendez encore ce qui viendra. C’est tout un roman, c’est de la psychiatrie ! Environ deux mois après, je rentre une nuit chez moi, ivre, mauvais… J’allume, je regarde. Sur mon divan est assise Sôphia Mikhâilovna, ivre elle aussi, l’esprit tout à l’envers, l’air hagard, exactement comme si elle sortait de Bedlam. « Rendez-moi mon argent, me dit-elle ; j’ai changé d’avis ! Tant qu’à tomber, autant bien tomber, à fond ! Dépêchez-vous, canaille ! Donnez-moi l’argent ! » Quelle ignominie !…
– Et vous… le lui avez donné ?… demanda Ouzélkov.
– Je lui ai donné, il m’en souvient,… dix roubles…
– Oh ! est-ce possible ! fit Ouzélkov, fronçant un peu les sourcils. Si vous ne pouviez ou ne vouliez pas le lui donner, vous auriez pu m’écrire, voyons ! Et moi qui ne savais rien ! Hein ? Je ne savais rien !
– Pourquoi vous aurais-je écrit, mon cher, quand elle vous a écrit elle-même ensuite, lorsqu’elle était à l’hôpital ?…
– Au fait, j’étais si occupé de mon nouveau mariage, j’étais dans un tel tourbillon, que je ne prenais pas garde aux lettres… Mais vous, un étranger, qui n’aviez pas d’antipathie pour elle, pourquoi ne lui avez-vous pas tendu la main ?
– Il ne faut pas mesurer les choses à l’aune d’aujourd’hui, Boris Pétrôvitch. Maintenant nous pensons d’une manière ; autrefois nous pensions d’une autre !… À présent, je lui donnerais peut-être mille roubles, et alors ses dix roubles même, je ne les lui ai pas donnés pour rien… Vilaine histoire ! Il faut oublier !… Mais nous voici arrivés.
Le traîneau s’arrêta à la porte du cimetière.
Ouzélkov et Châpkine descendirent et s’engagèrent dans une longue et large allée. Le givre argentait les cerisiers dépouillés, les acacias, les croix grises et les tombes. Le jour ensoleillé se reflétait dans chaque flocon de neige. On sentait, comme dans tous les cimetières, une odeur d’encens et de terre fraîchement remuée.
– Ce cimetière est joli, dit Ouzélkov ; c’est un vrai jardin.
– Par malheur, on viole les tombes, dit Châpkine… Tenez, là, à droite, derrière ce monument en fonte, est enterrée Sôphia Mikhâïlovna. Voulez-vous voir ?
Les deux hommes tournèrent à droite, et dans une neige épaisse se dirigèrent vers un monument de fonte.
– Voici, dit Châpkine, montrant une petite tombe en marbre blanc. Un enseigne lui fit faire ce monument.
Ouzélkov ôta lentement son chapeau et mit à l’air sa calvitie. Châpkine se découvrit aussi ; et une seconde calvitie brilla. Un silence sépulcral autour d’eux, comme si l’air même était mort… Les deux hommes regardèrent le monument de Sôphia Mikhâilovna, pensifs, sans rien dire.
– Elle dort ici, dit enfin Châpkine, – sans se souvenir d’avoir pris les torts à sa charge et d’avoir bu du cognac !… Convenez-en, Boris Pétrôvitch…
– Quoi ? demanda sombrement Ouzélkov.
– Qu’aussi mauvais qu’ait été le passé, il fut meilleur que ceci…
Châpkine toucha ses cheveux gris.
– Dans le temps, on ne songeait pas à l’heure de la mort… L’eût-on rencontrée elle-même, on pensait qu’on pourrait lui rendre des points, et maintenant… Enfin, que voulez-vous !…
La tristesse gagnait Ouzélkov. Soudain il aurait voulu pleurer, de même que, jadis, il aurait voulu aimer passionnément… Des larmes, lui semblait-il, eussent été rafraîchissantes, bonnes… Une moiteur venait à ses yeux ; une boule remontait déjà dans sa gorge ; mais Châpkine était auprès de lui. Il eut honte de paraître faible devant quelqu’un. Il se retourna brusquement et se dirigea vers l’église.
Ce ne fut qu’au bout de deux heures, après avoir conféré avec le staroste et examiné l’église, qu’il profita d’une minute pendant laquelle Châpkine s’oubliait à causer avec le prêtre, et il courut pleurer.
Il se glissa vers la tombe comme un voleur, en se cachant, regardant à tout instant derrière lui. Arrivé près d’elle, il s’adonna à sa tristesse. La petite tombe blanche le regardait pensivement, tristement, innocemment, comme si elle eût recouvert une enfant et non pas une femme divorcée et dépravée.
« Pleurer ! pleurer ! » pensait Ouzélkov. Mais le moment des larmes était passé. Le vieillard eut beau cligner des yeux, tâcher de se disposer à la tristesse, les larmes ne coulèrent point et la boule ne monta pas à sa gorge… Au bout de quelques minutes, Ouzélkov y renonça et revint prendre Châpkine. « Vieillesse ! songeait-il. Il n’est qu’un plaisir, les larmes, et elles ne coulent pas !… »
ANGOISSE
À qui confierai-je ma peine ?
Le crépuscule. Une grosse neige, fondante, tournoie paresseusement autour des becs de gaz que l’on vient d’allumer, et se pose, en couche molle et fine, sur les toits, sur le dos des chevaux, les épaules et les chapeaux. Le cocher Iôna Potâpov est blanc comme un fantôme. Replié sur lui-même autant que peut se replier un corps humain, il est assis sur son siège et ne fait pas un mouvement. Glissât-il sur lui tout un amas de neige, il n’éprouverait pas, semble-t-il, le besoin de le faire tomber… Son méchant petit cheval est immobile et blanc comme lui. Par l’angulosité de ses formes, la raideur en bâtons de ses pattes, par son immobilité, il ressemble, même de près, à un petit cheval en pain d’épice d’un kopek. Il est, selon toute probabilité, plongé dans ses pensées. En effet, avoir été arraché de la charrue, de ses paysages habituels et gris, et avoir été jeté dans cet abîme plein de feux monstrueux, de fracas incessant, et de gens qui courent, comment ne pas songer à tout cela !
Il y a déjà longtemps que Iôna et son cheval n’ont pas bougé. Ils sont sortis du dépôt peu après le dîner, et pas d’« étrenne » encore… Et la buée du soir tombe sur la ville. Les innombrables feux des lanternes remplacent la lumière vive. L’agitation bruyante des rues atteint son forte.
– Cocher ! quartier de Vyborg ! entend Iôna tout à coup.
Iôna tressaute, et, à travers ses cils collés par la neige, il voit un officier en manteau, le capuchon relevé.
– Quartier de Vyborg ! répète l’officier. Dors-tu ? Quartier de Vyborg !
Iôna, en signe de consentement, tire les guides, et ce mouvement fait tomber de ses épaules et du dos du cheval des couches de neige. L’officier s’assied dans le traîneau. Iôna excite des lèvres son cheval, se soulève en avant, tend un cou de cygne, et, plus par habitude que par besoin, fait tourner son fouet. Le cheval lui aussi allonge le cou, plie ses jambes raides, et se met en branle d’un pas indécis.
– Loup-garou, où vas-tu passer !… entend crier Iôna, dès les premiers pas, dans la masse noire qui monte et descend. Où le diable te porte-t-il ? Prends à droite !
L’officier se fâche :
– Tu ne sais pas conduire ?… Prends ta droite !
Un cocher de maître jure. Un passant, traversant la rue, qui, de son épaule, a touché le nez du cheval, regarde Iôna d’un air furieux, et secoue sa manche. Iôna, comme sur des aiguilles, se tourne sur son siège, tire les coudes à droite et à gauche, remue les yeux comme un homme que la vapeur aveugle, et il a l’air de ne pas comprendre où il est, ni pourquoi il est là.
– Quels clampins ! persifle l’officier ; on dirait, comme s’ils s’étaient donné le mot, qu’ils font exprès de venir se jeter sur vous ou sous le cheval !
Iôna se retourne vers son client et remue les lèvres…
Il voudrait dire quelque chose, mais rien ne sort de sa gorge qu’un enrouement.
– Quoi ?… demande l’officier.
Un sourire tord la bouche de Iôna, il fait effort du gosier, et dit d’une voix enrouée :
– Mon fils, bârine,… est mort cette semaine.
– Hein ?… De quoi est-il mort ?
Iôna tourne tout le buste et dit :
– Est-ce qu’on sait ?… De la fièvre chaude, probablement… Il est resté trois jours à l’hôpital et il est mort. La volonté de Dieu soit faite !
– Tourne-toi, diable ! crie une voix dans le noir. Tu n’y vois plus sans doute, vieux chien ? Ouvre les yeux !
– Fais marcher, fais marcher, dit l’officier, ou nous n’arriverons que demain… Pousse un peu !
Le cocher tend de nouveau le cou, se soulève, et, avec une grâce pesante, agite son fouet. Plusieurs fois il se retourne vers l’officier, mais l’officier a fermé les yeux et n’a pas l’air de vouloir l’écouter.
L’officier descendu au quartier de Vyborg, Iôna s’arrête auprès d’un traktir, se ramasse encore sur son siège, et ne bouge plus. Une neige fondante reblanchit son cheval… Une heure passe. Une autre.
Trois jeunes gens, faisant claquer leurs caoutchoucs sur le trottoir, arrivent en se disputant. L’un est petit et bossu, les deux autres sont grands et minces.
– Cocher, au pont de la police ! crie d’une voix chevrotante le bossu. Tous trois ; vingt kopeks.
Iôna tire les guides et claque des lèvres. Vingt kopeks c’est un prix dérisoire, mais il ne songe pas au prix. Un rouble ou cinq kopeks, ce lui est tout un maintenant, pourvu qu’il ait des clients. Les jeunes gens, se bousculant, et disant de gros mots, s’approchent du traîneau et veulent y monter tous trois ensemble. Ils discutent qui s’assiéra et qui restera debout. Après un long débat, des manières et des récriminations, ils décident que le bossu, étant le plus petit, se tiendra debout.
– Allez, file, dit le bossu s’installant et soufflant dans le cou de Iôna. Fouaille ! Et tu as un de ces chapeaux, mon vieux !… On n’en trouverait pas un plus mauvais à Pétersbourg.
Iôna rit :
– Hi ! hi !… Il est comme ça…
– Eh bien, « il est comme ça », marche !… Est-ce que tu vas marcher de cette manière-là tout le temps ? Oui !… Alors tu veux des coups ?…
– La tête me fend… dit un des deux grands. Hier soir chez les Doukmâssov, Vâsska et moi nous avons bu quatre bouteilles de cognac.
– Je ne comprends pas qu’on mente comme ça ! s’indigne l’autre grand. Il ment comme une brute !…
– Que Dieu me punisse, c’est la vérité !
– Vrai comme un pou qui tousse.
Iôna sourit :
– Hi, hi ! Ce sont des messieurs gais !…
– Que le diable te !… s’écrie le bossu. Veux-tu marcher, vieux choléra ? Est-ce qu’on marche comme ça ! Flanque-lui du fouet ! Allez, diable ! Allez ! Flanque-lui un bon coup !
Iôna sent derrière son dos le corps qui remue et la voix qui tremble du bossu ; il entend les injures qu’on lui adresse, voit les gens, et le sentiment de la solitude insensiblement commence à s’adoucir en lui. Le bossu braille, tant qu’il ne s’engoue pas dans quelque injure compliquée à six étages ou qu’un accès de toux ne le prend pas. Les deux grands se mettent à parler d’une certaine Nadiéjda Pétrôvna.
Iôna se retourne à tout moment de leur côté.
Profitant d’une minute de calme, il se retourne encore et murmure :
– Cette semaine,… j’ai perdu un fils !…
– Nous mourrons tous ! soupire le bossu, essuyant ses lèvres après un accès de toux. Allons, fais marcher ! Pousse ! Messieurs, je ne puis décidément pas aller plus loin comme ça ! Quand nous fera-t-il arriver ?
– Ranime-le un peu en lui tapant sur le cou !…
– Tu entends, vieux choléra ? ou je te bourre le cou !… Si on faisait des cérémonies avec vous, il faudrait aller à pied. Tu entends, serpent Gorynytch[19] ? Te moques-tu de ce que nous te disons ?
Et Iôna, plus qu’il ne les sent, entend le bruit des coups qu’on lui donne.
– Hi, hi…, rit-il ; vous êtes des messieurs gais ! Dieu vous garde en santé !
– Cocher ! Tu es marié ? demande un des grands.
– Moi ! Hi, hi, hi !… des messieurs gais !… À présent, ma femme, c’est la terre humide,… hi, hi, ho, ho, ho ! La tombe autrement dit !… Voilà ! Mon fils est mort, et moi, je vis !… Drôle d’affaire ! La mort s’est trompée de porte… Au lieu de venir chez moi, elle est allée chez le fils…
Et Iôna se tourne pour raconter comment est mort son fils.
Mais le bossu, faisant un léger soupir, annonce que, grâce à Dieu, ils sont arrivés… Iôna reçoit ses vingt kopeks et regarde longuement les fêtards disparaître sous un portail noir.
Seul encore une fois ! Et une fois encore le silence recommence… Sa peine, un instant adoucie, renaît et distend sa poitrine avec une force plus grande. Les yeux de Iôna courent anxieux sur les groupes de gens qui se pressent des deux côtés de la rue. Ne se trouvera-t-il pas dans ce millier de gens quelqu’un pour l’entendre ? Mais les gens passent sans remarquer ni lui ni sa peine…
Peine énorme, sans borne ! Si la poitrine de Iôna éclatait et si son angoisse s’en répandait, il semble qu’elle inonderait le monde entier, et pourtant nul ne la voit ! Elle a su se loger dans une enveloppe si mince qu’on ne la verrait même pas en plein jour avec une lumière…
Iôna aperçoit un dvornik qui tient un sac de natte, et il décide de causer avec lui.
– Ami, lui demande-t-il, quelle heure peut-il être ?
– Neuf heures passées… Qu’as-tu à t’arrêter ici ? lui dit le dvornik. File !
Iôna avance de quelques pas, se ramasse sur lui-même et s’adonne à sa peine… S’adresser aux gens, il voit maintenant que c’est peine perdue…
Et cinq minutes ne se sont pas écoulées qu’il se redresse, relève la tête comme s’il sentait une douleur aiguë et tire les guides… Il n’en peut plus… « Au relais, se dit-il, au relais ! »
Le cheval, comme s’il comprenait aussi, commence à trotter. Au bout à peine d’une heure et demie, Iôna est déjà assis près d’un grand poêle sale. Des gens autour de lui ronflent sur le poêle, par terre, et sur les bancs. Touffeur irrespirable… Iôna regarde les gens qui dorment, se gratte la tête et regrette d’être rentré si tôt.
– Je n’ai même pas gagné mon avoine, songe-t-il ; voilà pourquoi je m’ennuie !… Un homme qui fait ce qu’il a à faire, quand il a mangé et son cheval aussi, est toujours tranquille.
Un jeune cocher se lève dans un coin, se plaint à moitié endormi et s’allonge pour atteindre un seau d’eau.
– Tu as soif ?
– Oui, j’ai soif !
– Eh bien, à ta santé !… Tu sais, frère, mon fils est mort cette semaine à l’hôpital ? C’en est une histoire !
Iôna veut voir quel effet ont produit ses paroles, mais il ne voit rien… Le jeune cocher s’est caché la tête et dort. Iôna soupire et se gratte la tête… Autant le jeune cocher avait soif, autant il voudrait parler !… Il y a bientôt une semaine que son fils est mort et il n’a pu le dire encore tranquillement à personne… Il faudrait le dire avec ordre, posément ; raconter comment son fils est tombé malade, comme il a souffert ; ce qu’il a dit avant de mourir et comment il est mort… Il faudrait dire son enterrement et le voyage à l’hôpital pour reprendre les hardes qu’il a laissées. Il reste de lui, au village, une fille, Anîssia ; il faudrait aussi en parler. Il y a tant de choses dont Iôna aurait à parler maintenant !… Celui qui l’écouterait, soupirerait, gémirait et saurait le plaindre. Raconter tout cela à des femmes ce serait mieux encore. Elles sont bêtes, mais il ne faut que deux mots pour les faire pleurer…
– Il faut que j’aille voir mon cheval, se dit Iôna. Tu auras tout le temps de dormir, va !… N’aie pas peur, tu dormiras assez !…
Il s’habille et s’en va à l’écurie.
Il songe à l’avoine, au foin, au temps qu’il fait.
Songer à son fils, quand il est seul, il ne le peut pas… Il en pourrait parler à quelqu’un, mais y songer tout seul et se le représenter en vie, c’est affreusement pénible.
– Tu manges ? demande-t-il à son cheval, en voyant ses yeux qui luisent. Allons, mange, mange ! Puisque nous n’avons pas gagné notre avoine, mangeons du foin… Oui !… je suis déjà vieux pour faire le cocher… Mon fils, ça lui allait bien, mais pas à moi. Lui, c’était un vrai cocher !… Il n’avait qu’à vivre…
Iôna se tait quelque temps et reprend :
– Oui, mon vieux cheval, c’est comme ça, plus de Koûzma Iônytch !… Il a voulu nous laisser derrière lui. Ça lui a pris ainsi tout d’un coup, et il est mort sans raison… Tiens, supposons que tu aies un poulain, que tu sois sa mère, et, tout à coup, ce poulain te laisse après lui ; ne serait-ce pas malheureux ?…
Le cheval mange, écoute et souffle sur les mains de son maître…
Iôna s’oublie et lui raconte tout.
FIN
[1] Célèbre chirurgien russe. (N. d. t.)
[2] Les zemstvos, pour diminuer la mortalité effrayante dans les campagnes par suite du manque total d’hygiène, et pour amoindrir l’influence pernicieuse des sorciers et des devins, ont fait de la médecine un service gratuit et public. Mais comme la plupart ne peuvent offrir que des traitements insuffisants, les médecins les moins capables ont presque seuls accepté les offres des zemstvos. Sur ce point intéressant, voyez notamment : A. LEBOY-BEAULIEU, l’Empire des tsars, II. Voir aussi Russia by Mackenzie-Wallace (Tauchnitz, édit., 1er vol). (N. d. t.).
[3] Les « pattes d’épaules » – pogoni – différencient les uniformes militaires des uniformes civils. On va voir que Michel Avériânytch – employé civil – agit à Moscou un peu à la façon de nos adjudants qui cherchent par des détails de tenue à être pris pour des officiers. (N. d. t.)
[4] C’est la fameuse image que les tsars visitaient avant d’entrer sur la place Rouge, quand ils se rendaient au Kremlin. (N. d. t.)
[5] Le canon du tsar, comme on traduit coutumièrement, ou pour plus d’exactitude : le roi des canons, est, paraît-il, le plus gros canon du monde. Il a un mèt re de calibre. La cloche du tsar (reine des cloches) pèse 1 900 kilos. On ne put jamais la mettre en place ; elle tomba et se brisa. (T.)
[6] L’église du Sauveur, construite en mémoire de la délivrance de Moscou en 1812, est une des plus somptueuses églises de la Russie. (T.)
[7] Le musée Roumiantsiov est un musée mixte contenant une galerie ethnographique, une galerie de peinture et une bibliothèque. (T.)
[8] Restaurant réputé. (T.)
[9] Proverbe.
[10] 60 kopeks (1 fr. 50 de ce temps-là) (N. d. T.).
[11] Expression proverbiale russe. (T.)
[12] Un des derniers tchins de la table des rangs. (T.)
[13] 60 centimes de jadis. (T.)
[14] Forme plus familière du second prénom ci-dessus. (N. d. tr.)
[15] Les télègues sont des chariots primitifs rustiques ; les kibitkas des chariots à bâche. Les arbas sont des chariots à la mode tatare ou turque.
[16] Boisson fermentée, faite avec de l’orge ou du pain noir. Les couvents ont la réputation de faire de très bons kvass. Ils en donnent aux pèlerins. (T.)
[17] Sic. (Note du correcteur – ELG.)
[18] Président du conseil de fabrique. (T.)
[19] Serpent qui joue un grand rôle dans les contes populaires russes. (T.)
Table des Matières
SALLE 6
DANS LE BAS-FOND
LE MALHEUR
GRAINE ERRANTE
L’UNIFORME DU CAPITAINE
CHEZ LA MARÉCHALE DE LA NOBLESSE
VIEILLESSE
ANGOISSE
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Mai 2008
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