Première partie Qui vous prouvera qu’on ne doit pas mettre la main dans un endroit où l’on n’a jamais mis le pied

CHAPITRE PREMIER Dans lequel je commence à vous affranchir au sujet de ce paquet !

Je suis en train de ligoter un article à sensation sur la vie sexuelle de Robinson Crusoé — et j’en suis à ce passage culminant où il est démontré que, malgré sa grande piété, c’est avec Vendredi qu’il cessa de faire maigre — lorsque la porte de mon bureau s’ouvre devant la personne chétive de Pinaud.

Je lève un œil, constate la médiocrité de l’incident, et l’abaisse sur cette prose de choix quand je perçois un bruit qui n’est pas sans évoquer le dégonflage d’un pneu.

— Ne soupire pas de cette façon, vieillard, conseillé-je à mon éminent collaborateur. Tu vas faire s’envoler les dossiers.

D’ordinaire, le révérend Pinuche met un point d’honneur à bavocher une protestation lorsque je le rabroue. Mais là, il reste plus silencieux qu’une minute de silence dans un congrès de sourds-muets. Cette fois, ce sont mes deux yeux que je hisse dans sa direction. Je leur fais opérer illico un piqué, car Pinaud n’est plus à son niveau habituel. Son maigre volume vient de rendre à l’espace qui m’environne sa qualité essentielle, c’est-à-dire d’être vierge de toute silhouette humaine.

Surpris par cet anéantissement, je me dresse et que vois-je, allongé sur le parquet constellé de mégots ? L’inspecteur principal Pinaud, le nez enfoui dans la dernière édition de Lutèce-Midi, le quotidien du Français au-dessous de la moyenne. Le bonhomme est évanoui, voire mort ? Ce qui ne serait pas en contradiction avec sa qualité d’humain.

Je me précipite et le retourne. Il ouvre un œil aux cils constellés de miettes, et sa moustache de rat se dresse sur un « Oh ! » ponctué d’un point d’exclamation taillé dans la masse.

— Eh bien, que t’arrive-t-il, Pinuchet ? je susurre, c’est la puberté qui te travaille ?

Tout en parlant, je le soulève, ce qui n’est pas paradoxal puisque vous avez des gens qui arrivent à jouer de l’hélicon basse en marchant. Je le dépose sur l’unique fauteuil du burlingue, un siège magnifique, rotatif comme le jet d’un bidet perfectionné, dans le bois duquel l’aimable Bérurier a gravé un soir de spleen une formule mettant en cause tout son futur : « Mort aux vaches ».

Le noble débris reprend conscience.

— À boire ! balbutie-t-il.

Je cours au placard de Béru et j’ai le bonheur sans mélange d’y dégauchir un flacon de gnole sans mélange elle aussi. Pinuche s’en accorde une rasade et se met à loucher sur le baveux resté à terre.

— Tu veux que j’appelle un toubib ? je demande.

Il secoue son chef d’épouvantail en deuil.

— Non… C’est incroyable !

— Qu’est-ce qui est incroyable ? Que tu sois allé à dame ? T’as p’t’être de la tension, pépère ! À force d’écluser, c’était fatal.

— Le journal ! dit-il.

— Quoi, le journal ?

— En première page, lis !

Je me saisis de l’imprimé et mate un titre gras comme le vocabulaire d’un charretier sur le Marché commun.

— En dessous ! fait-il.

En dessous, y a la photographie de Frigide Fardeau, l’actrice du siècle, celle dont les seins font chanceler le parti conservateur en Angleterre et provoquent l’arrêt du cœur des colleurs d’affiches. La gloire du relief ! Trente secondes de fesses intégrales par film, stipulé sur contrat ! Depuis sa venue, les femmes ne font plus de giries pour se déloquer chez le radiologue. Et elle les a débarrassées d’un préjugé qui coûtait cher aux marchands de savon ! Car c’est grâce à elle que désormais les petits Cadum entretiennent la beauté. L’histoire de l’hygiène mondiale se divise en deux parties : avant Frigide Fardeau, et après ! Avant on n’avait pas besoin de se laver les pieds pour faire du cinéma ; maintenant faut même se briquer le fouignozoff !

— Tu as vu ? bavoche Pinaud qui halète un peu plus fort que la louve de Romulus.

— Elle est drôlement gironde, conviens-je. Je comprends qu’elle t’ait flanqué des vapeurs. À ton âge, tu devrais plutôt t’abonner à La Croix.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Lis le troisième titre !

Je sursaute.

Le lauréat de notre grand concours est un inspecteur de police, M. Pinaud !

À lui donc, la maison de vos rêves !

— Sans charre ! murmuré-je, t’as décroché la timbale, Pinuche ? Toi, dont l’air glandulard et la vue basse sont réputés dans le monde entier et ses satellites ! T’es sûr que c’est de ton Pinaud à toi qu’il s’agit ?

Comme si le destin n’attendait que mon exclamation pour ratifier la chose, le bigophone se manifeste. Je décroche. Il s’agit de Mme Pinaud, dans tous ses états, comme aurait dit Charles Quint, qui réclame son jules, because les reporters de Lutèce-Midi ont envahi leur clapier.

— Il va y aller ! promets-je.

Mais avant de renvoyer cet excédent d’humanité à son gros lot, je le questionne.

— Qu’est-ce que c’était, ce concours, vieille noix ?

— Fallait trouver un slogan, dit-il.

— Sur quoi ?

— Pour le lancement d’une marque de nouilles !

— Évidemment, t’es de la partie… Et qu’as-tu trouvé ?

— Je me rappelle plus, j’étais un peu beurré le soir que j’ai envoyé mon slogan, il doit être marqué, non ?

Ça l’est, en effet, et en caractères énormes encore. Voici le texte primé, dans toute sa sobriété valéryenne :

Les nouilles Levantre

donnent du cœur au ventre.

— Pas mal, conviens-je, tu peux canner, vieillard, tu as laissé désormais ton message. Et quelle leçon pour les générations futures ! Tu es né nouille, tu as vécu nouille et c’est par la nouille que tu passes à la postérité !

— Une maison, bredouille-t-il. Une maison à moi !

Je reprends le baveux :

Voir la photo en page 3 !

Nous plongeons sur la page 3, ce qui nous vaut une bosse à chacun. Le lot est là, encadré. C’est une coquette maisonnette style normand, sise à Magny-en-Vexin. La description annonce une pièce de séjour, deux chambres, une cuisine, un garage et un jardin de vingt-cinq mètres carrés. Pinaud se remet à croire au Père Noël.

*

C’est par ce petit événement en marge de nos activités professionnelles que démarre cette fois-ci l’aventure. Une aventure vraiment extraordinaire, vous pourrez en juger par la suite si vous avez la patience de poursuivre. Une aventure comme, à dire vrai, il ne m’en était encore jamais arrivé.

Mordez une fois de plus l’inconscience du hasard. Pinaud rentre chez lui un soir en ayant forcé sur le brouilly. Il lit l’annonce d’un concours. Il a l’idée de sa vie. Il la poste pour la modique somme de vingt-cinq francs et, en échange, on lui cloque une maison de campagne ! Y a de quoi se faire inscrire aux prochains championnats de ski à Tahiti, non ?

*

Huit jours plus tard, un soir très exactement, nous sommes devant notre poste de télé, Félicie, ma brave femme de mère, et moi-même, en train de savourer l’émission « Les bonnes lectures ». M. Pierre Dumarteau, l’animateur, se fait expliquer par un futur ancien auteur à insuccès pourquoi le Régis de son dernier roman regarde les jambes de la bonne du dessus. Et le romancier, au lieu de dire que son héros matait les guitares de la môme, tout bêtement parce qu’elles étaient bien fichues, explique que Régis obéit à une impulsion délibérée car c’est un égocentrique à changement de vitesse dont les réflexes conditionnés découlent d’une hérédité bivalente et que ce ne sont pas les jambes de la soubrette en elles-mêmes qui l’attirent, mais les poils follets qui les recouvrent et qui lui rappellent irrésistiblement les moustaches de sa nourrice.

M. Dumarteau déclare que c’est bien ainsi qu’il avait compris l’affaire et il demande à l’écrivain si, dans son esprit, les poils en question sont blonds ou bruns. L’interviewé répond qu’ils sont châtains. Ce n’est pas non plus pour surprendre M. Dumarteau lequel cite une phrase de la page 28 : « Elle avait toujours aimé les marrons glacés. » Il demande à l’auteur si, dans son subconscient, cette allusion aux marrons n’est pas une transposition de châtaigne d’où dérive le mot châtain. Et le romancier rougit en se voyant démasqué jusque dans ses plus arrière-pensées !

Bref, nous en sommes là de cette passionnante joute lorsque le bignou vient rompre le charme.

C’est Mme Pinaud qui nous invite à pendre la crémaillère dans leur propriété du Vexin, dimanche prochain. Je tente d’expliquer que ce jour-là il y a France-Écosse à Colombes, mais elle insiste et j’accepte l’aimable invitation.

Je vous le dis, mes petits amours, quand le destin vous appelle, fût-ce par la bouche de la mère Pinaud, vous devez lui répondre présent !

CHAPITRE II Dans lequel Félicie emporte un petit paquet et moi un gros colis

Ce qu’il y a de tartignole dans l’existence, voyez-vous, bande-de-ce-que-je-me-pense, c’est son côté inexorable. Elle est jalonnée d’échéances maussades qui ne vous effraient pas trop lorsqu’on écrit « accepté » sur la traite, mais qui arrivent à expiration à une vitesse résultant d’un carburant solide. Qu’il s’agisse des effets concernant votre machine à souder les macaronis ou d’une crémaillère chez les Pinaud, une date prévue vous fonce toujours dessus et les matins M des jours J sont là, sardoniques, qui se paient votre fiole.

Because le manque de sièges, les Pinaud célébreront leur installation dans le gros lot de Lutèce-Midi en petit comité.

N’y assisteront que Félicie, le gars moi-même (ce beau gosse qui transforme les têtes des femmes en girouettes et leur partie inférieure en lampe à souder) et les Bérurier.

La veille de ce grand jour, c’est-à-dire le samedi, le grand jour étant fixé au dimanche (si je me trompe dans mes déductions appelez-moi sur ondes courtes), le Gros me bigophone pour m’apprendre que sa charrette est en rade. Faut vous expliquer que Béru a toujours des bagnoles insensées. Il a l’amour des voitures allemandes ou autrichiennes d’avant l’autre guerre. Il appelle ça des affaires uniques. Et uniques, ces tires le sont au point que lorsqu’il a besoin d’une pièce de rechange, il est obligé de la commander au Creusot ! Récemment il a fait l’emplette d’une Richard-Strauss 1904 qu’il déclare être comme neuve, et qui évoque une auto seulement parce qu’elle possède quatre roues et un volant. Il l’a payée cinquante mille francs, réglables en dix-huit mois, et il l’a lui-même peinte en blanc avec du Ripolin-Express. Elle a des pneus pleins, des phares à acétylène et des garde-boue fixés à la carrosserie par du fil de fer barbelé — ceci afin de décourager les farceurs qui auraient tendance à les détacher. Elle part sans manivelle, sans désarmer, mais avec le seul concours d’une pente à vingt-cinq degrés. Son Klaxon ressemble au mugissement d’une vache en train de vêler, et quand le Gros parvient à passer une vitesse, de temps à autre, à coups de talon dans le levier, le bruit qui accompagne la manœuvre n’est pas sans évoquer un déraillement de chemin de fer. Bref, comme le dit si justement mon subordonné, c’est de la voiture sérieuse. Avec ça, on sait où l’on va, le seul inconvénient c’est qu’on n’y arrive pas.

Donc, Béru me tube.

— Dis, San-A. Ça ne t’ennuierait pas de nous ramasser demain matin ?

— C’est ta batteuse qui est à genoux ?

— Oui. Un petit pépin : j’ai perdu le pont arrière en revenant de Joinville, cet après-midi.

— Si bien que te voilà immobilisé ?

— Je serai dépanné la semaine prochaine. J’ai un garagiste qui m’échange ma Richard-Strauss contre une Martin-Luther décapotable. Une bagnole, mon vieux, que si tu la voyais t’en tomberais amoureux. Housses de cuir, s’il te plaît ! Et avec du vrai crin de bourrin à l’intérieur… Phares tout en cuivre ! Roues à rayons…

— Les brouettes aussi ont des roues à rayon, coupé-je. O.K., je passerai vous ramasser demain sur les choses d’onze heures…

— Ton coffre sera vide ? demande Béru.

— Pourquoi ?

— J’ai un cadeau un peu encombrant pour Pinaud…

— C’est quoi, une montgolfière ?

— Non : un sapin !

— Tu confonds, gars, on va pas là-bas pour faire le réveillon.

— C’est un sapin à planter. Pinuchet m’a dit qu’il n’avait pas d’arbres dans sa propriété, alors je lui en porte un !

*

Effectivement, en ce matin dominical, lorsque je me présente devant le domicile des Bérurier, leur trottoir ressemble à la Norvège. Car le sapin du Gros mesure dans les cinq mètres et il disparaît derrière.

Leur ami le coiffeur est venu faire ses adieux émus. On se congratule, on charge le roi de la forêt sur la galerie de ma chignole, la mère Béru, rutilante dans une robe de satin rose bonbon monte à l’arrière, près de Félicie et s’assied sur les petits-fours que ma brave femme de mère se faisait une joie d’emporter.

L’euphorie est à son comble. Le Gros a passé sa tenue number one : costume noir, vieux de dix ans, moisi et trop court, chemise blanche, cravate écossaise, souliers jaunes. Il a l’air d’être en uniforme ! Son bitos à bord rabattu sur les genoux, il lisse les rares cheveux qui s’obstinent encore sur sa carapace d’hydrocéphale.

— Belle journée, déclare-t-il d’un ton satisfait, comme s’il était à l’origine de cette clémence de la météo…

Personne ne renchérissant sur cette constatation qui se suffit à elle-même, il poursuit :

— Quand je vois des temps pareils, je regrette de ne pas m’être fait marin. J’avais l’amour de la mer ! Et quand j’étais mouflet, je ne pensais qu’à la navigation à voile… Je connaissais tous les termes, moi qui vous cause : le Grand Caca d’oie ; le mât de Misère ; le Grand Froc ! Tout…

— T’es quand même devenu un homme de bar, souligné-je avec cette pertinence qui ajoute à mon charme naturel.

Comme on n’a jamais trouvé jusqu’à ce jour le moyen d’exprimer l’orthographe des mots de même consonance, l’ignoble personnage hoche la tête avec conviction.

Je remarque alors, car j’ai le sens olfactif surdéveloppé, qu’une odeur obsédante comme l’œil de Caïn flotte dans la voiture. Vu que nous ne traversons pas de cours de ferme, j’en conclus que nous devons ces effluves à la mère Béru. La chérie s’est aspergée de parfums aussi variés que véhéments.

— C’est vous qui fleurez bon, chère amie ? m’enquiers-je avec civilité.

La baleine du Gros se met à minauder. Elle explique que son pote le merlan lui refile des boîtes d’échantillons. Elle mélange le tout dans une grande bouteille et obtient, ce faisant, un parfum qu’elle affirme des plus nuancés.

— C’est un véritable arc-en-ciel odorant, assuré-je.

Dans le rétro, je vois les yeux de ma Félicie qui rigolent. La Gravosse se trémousse dans sa robe coquine. Un petit chef-d’œuvre, cette pelure. Y a un décolleté qui foutrait le vertige à Maurice Herzog ; il est cerné par un jabot de dentelle mousseuse à la Louis XIV, et la robe comporte une ceinture, large comme une courroie de transmission. Ma brave Môman assure à sa compagne de voyage qu’elle est loquée façon princesse. L’épouse de Béru bat des ramasse-miettes. « Oui, oui, elle a une couturière très bien… La femme d’un marchand de charbon. » Voilà pourquoi sa robe semble venir de la Ruhr… La baleine ajoute que si Félicie le désire, elle pourra l’emmener chez la conjointe du marchand de sous-sol. À quoi Félicie rétorque avec sa prudence coutumière qu’elle n’a, hélas ! plus l’âge de porter des toilettes aussi parisiennes.

Tout ça pour vous montrer que la Concorde est à l’ordre du jour, comme dirait le gérant de l’hôtel Crillon.

Nous abordons Pontoise lorsque le Mahousse déclare qu’il fait soif. Les dames nous conseillent de descendre écluser un gorgeon tandis qu’elles continueront de parler guenilles.

Justement, un troquet se propose à nos gosiers harassés. Le Gros s’y précipite. C’est le « routier » de chez nous, avec des tables pourvues de nappes à carreaux, des cuivres au mur, et un comptoir de faux acajou.

Béru en profite pour commander une tartine de fromage.

— T’es pas dingue ! protesté-je, on va jaffer dans un quart d’heure !

Il hausse les épaules.

— Je prends mes précautions, dit-il, la mère Pinuche cuisine comme une s…

Rêveur, je le regarde engloutir la boustifaille.

— Avec ce que t’auras clapé au cours de ta chienne d’existence, remarqué-je, on aurait pu élever cinquante petits Hindous.

Le Gros m’affirme, la bouche pleine, ce qui renforce ses arguments, qu’il se fout des petits Hindous comme de sa première dent gâtée.

— Et puis pourquoi que tu me causes des petits Hindous ? demande-t-il.

— Parce qu’ils meurent de faim !

— Ils n’ont qu’à se révolter, tranche le Gros, qui a ses idées sur les réformes sociales.

— Ils ne peuvent pas.

— Et à cause, s’il te plaît ?

— Parce qu’ils ont trop faim, Béru. Il faut douze cents calories pour pouvoir faire la révolution.

Agacé par mon amertume, il me répond « qu’on est pas à Sumatraque » ; qu’il regrette beaucoup de ne pouvoir offrir une tournée de tartines aux petits Hindous tombant en digue-digue, mais que cela ne l’empêchera pas d’en bouffer une seconde.

Sur ce, il arrange sa cravate because la serveuse du troquet est en train de draguer dans les parages. La môme me lance des regards chaleureux, mais comme elle louche, mon pote croit que c’est pour lui.

— Elle est choucarde, cette petite, hein ? murmure-t-il.

— Elle ressemble à un chat-huant, assuré-je.

— P’t-être bien, mais à un joli chat-huant, s’obstine le Gros.

Je parviens à le rapatrier sur la chignole. Il a les lèvres crémeuses et le regard moite.

— Il a tout de même eu du vase, ce Pinaud, dit-il. Gagner une crèche aussi facilement. Il est pourtant pas cocu, lui !

Mme Bérurier s’étrangle.

*

Nous avons quelque difficulté pour dénicher le Pinaud’s office car il se trouve en dehors de l’agglomération, sur la route de Rouen. Enfin un jeune garçon, berger de son état et sodomite par vocation, nous renseigne :

— Chez le monsieur qu’a gagné la campagne du journal ? C’est dans l’hameau qu’on voit là-haut, derrière le centre d’insémination artificielle.

Nous remercions l’éphèbe.

— En v’là un, affirme Béru, qui doit se faire faire des touchers rectaux façon manchot.

Madame sa dame s’indigne et le sermonne aimablement :

— Tu es dégueulasse, chéri !


On stoppe devant la gentilhommière de l’inspecteur principal. C’est moins beau que sur la photo du baveux, mais ça reste gentillet tout de même.

Une cloche un peu plus grosse que le bourdon de Notre-Dame est suspendue au-dessus de la porte. Il s’est fringué en gentleman farmer. Si vous le voyiez, vous le voudriez pour mettre sur votre cheminée. Il a un blue-jean, un pull à col roulé et des après-skis.

Pinaud ne ressemble plus à Pinaud mais à son fils aîné s’il en avait un. Il est rasé, sa moustache est bien coupée. Il s’est débarbouillé et il porte un bonnet de feutre rouge sur lequel est écrit en lettres serpentines « Souvenir du Mont-Saint-Michel ».

— Salut, Éminence ! je lance joyeusement.

Il s’esclaffe. Nouvelle série de serre-moi-la-louche. Les dames se font la bibise et on déballe les cadeaux. J’ai amené un magnum de Lanson et, outre les petits-fours (qui maintenant sont plus petits qu’au départ), Félicie a un vase peint par Peynet pour la dame Pinuche.

Le Gros amène ensuite son sapin. Pinaud manque un peu d’enthousiasme car, vu l’exiguïté du jardinet et la hauteur de l’arbre, celui-ci va bouffer la lumière d’une fenêtre. Mais il sait vivre et il camoufle son désappointement.

Visite des locaux. La maison n’est pas neuve, mais elle est du moins en bon état.

— Voici le livinge-rome, déclare notre hôte.

La pièce est vaste, claire et meublée de pliants et d’une table de cuisine. Les autres carrées sont à l’avenant.

La chambre comprend une paillasse et une caisse. La cuisine, un Butagaz, un arrosoir et une pile de vaisselle. Ça renifle bon. Mme Bérurier en glousse d’aise et son bœuf va poliment soulever les couvercles des casseroles, histoire de vérifier ce qui mijote.

Sa gravosse, qui connaît à fond les usages, proteste à nouveau :

— Voyons, chéri, tu débloques ! Ça fait peigne-c… !

Le Gros se ramène vers son tas.

— C’est de la blanquette, dit-il… Et du riz.

Le visage de la dame en rose s’assombrit quelque peu à la perspective de ces agapes modestes. Elle s’attendait à la grande fiesta. Elle voyait tout de suite un dindon par personne et du gigot comme amuse-gueules.

— On va pouvoir passer à table ! prévient Mme Pinaud.

— Auparavant, décide le Gros, faut planter ce sacré sapin ! Après la tortore on n’aura plus envie de bosser…

Pinuche dit que ça ne presse pas, espérant vaguement que le sapin sera groggy ; mais quand Béru s’est mis une idée dans la lanterne, rien ne peut l’en déloger.

On va emprunter une pioche et une bêche chez le bouseux d’à côté et on détermine l’endroit le plus approprié pour la plantation, c’est-à-dire dans un carré de vieux poireaux montés en graine.

— Je t’ai pris un sapin, explique Béru, parce que ça reste vert toute l’année.

Il pose sa veste noire sur un tas de terre, retrousse ses manches, crache épais dans ses battoirs et se met à piocher sec.

Soucieux d’apporter ma contribution à l’effort commun, je dégage la terre au fur et à mesure. Le gars Béru a raté une merveilleuse vocation de terrassier. Faut le voir taper dans la glaise !

Pour se donner du cœur au bide, il brame à tue-tête : « J’ai soif de tes bras féminins. » Sa voix altière ébranle les confins. Les taureaux du Centre, disséminés dans les pâtures, et les vaches inséminées dans les étables lui répondent. Noble chorale à côté de laquelle celle de Mgr Maillet est peu de chose. Soudain le Gros cesse de mugir.

— Tiens ! c’est calcaire dans ton coin, dit-il à Pinuche.

L’autre gland est planté dans son bleu-jean qui met en valeur ses genoux cagneux. Il évalue de ses yeux mités la hauteur du sapin une fois qu’il sera planté.

— À cause ? demande-t-il.

— Le sol est tout blanc. On dirait que je pioche dans de la farine, maintenant.

— Y a p’t-être eu une école au temps des Gaulois à c’t’endroit-là, suggère Pinaud qui sans être féru de zoologie a du moins des idées sur la question.

— Pourquoi une école ?

— Ben, à cause de la craie…

— Tu ne sais donc pas qu’à cette époque on se servait d’un ciseau à froid en guise de pointe Bic ?

Tandis que nous nous livrons à ces hypothèses, Béru continue de piocher. Tout à coup il reste immobile, la pioche levée.

— N… de D… ! s’exclame le digne homme.

Nous le regardons. Il fixe l’extrémité de sa pioche avec des lampions gros comme mes poings.

— M… ! fait Pinaud.

Pour ma part, je m’abstiens de surenchérir dans l’épithète malsonnante, mais je me frotte le pare-brise car je doute de mes sens. Le Gros vient de ramener un crâne humain à la pointe de son outil (lequel va devenir par cette occasion la pointe de l’actualité). Il a planté la pioche dans un des yeux et a arraché le blaud !

Je me ramasse les bords, vite fait, et je viens contempler cette tronche sous le nez. Quelques morcifs de peau adhèrent encore aux os. Des cheveux subsistent, çà et là… Probablement sont-ce des crins de bergère ? La chaux vive a détérioré cette dame et je dois convenir qu’elle n’est plus guère présentable.

Pinaud bave doucement sur son pull à col roulé.

— C’est ce qui s’appelle se faire coincer la main dans le trou du tronc du culte ! déclare Bérurier. T’as un drôle de sous-sol, Pinuche. T’es certain que ça fait partie du gros lot ?

Le cher homme se rabat sur sa précédente hypothèse. (Un dentiste plein d’esprit dirait que c’est une hypothèse dans terre.)

— Ma maison a p’t-être été bâtie sur un cimetière de Gaulois, non ? suggère le malheureux !

— T’t’à l’heure c’était l’école, maintenant le cimetière, gouaille Béru, tu veux parier qu’on va finir au claque ?

— C’est ma femme qui va rouspéter, bavoche Pinuche.

— D’accord, lui dis-je, ça fait désordre… Mais enfin tu n’y es pour rien.

L’autre, très autruche d’esprit, se lamente :

— Si ç’avait pas été de cette charognerie de sapin, jamais on aurait creusé aussi profondément…

— Merci, dit Béru, pincé. Moi qui croyais te faire plaisir ! Un sapin que j’ai eu un mal fou à déterrer du bois de Vincennes !

Voilà que la crémaillère tourne au vinaigre. Il faut convenir qu’en fait de hors-d’œuvre, c’est gagné.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? tranche le Gros.

Pinaud tire sur sa moustache de rat d’égout.

— Si ça ne vous ennuyait pas, on irait déjeuner… Après on verrait.

Je comprends qu’il ne tient pas à gâcher la réunion, le roi du slogan sur nouilles.

— O.K., remets cette personne en place, enjoins-je à Béru. Pinaud a raison, nous statuerons plus tard. Pour l’instant, inutile de parler de ça aux dames, ça leur couperait l’appétit.

CHAPITRE III Dans lequel le déballage se poursuit

Dire que le déjeuner est plein d’entrain serait exagérer. Mais enfin il se déroule normalement. De temps à autre, mes collègues et moi-même échangeons des regards entendus. Mme Pinaud vante le charme de l’endroit. Elle dit que lorsque son acolyte prendra sa retraite, ils viendront se retirer ici.

— Nous arrivons à un âge où il faut faire son trou, conclut-elle.

Là-dessus, Béru éclate d’un rire qui constelle de grains de riz la robe de sa femme. Pinaud semble très malheureux. Avouez que c’est pas de bol ! Gagner une maisonnette et savoir qu’il y a un cadavre de femme dans le jardin…

— Vous semblez préoccupé, commissaire ? demande Mme Pinaud.

— Je rêvasse, dis-je. Ce calme est tellement reposant.

— Comment trouvez-vous la blanquette ?

— Aux petits oignons, chère madame !

— Il y en a qui mettent des os à moelle dedans, déclare la baleine à moustache en remplissant son assiette.

— Je sais, fait la mère Pinuche, vexée sur les bords, mais le boucher d’ici n’avait plus d’os.

— Si le boucher n’a pas d’os, je peux vous dire où en trouver, commence le Gros qui en est à son seizième godet de juliénas.

Pinaud lui fait les gros yeux… Notre collègue se rabat alors sur la blanquette. C’est un match au finish qui démarre entre lui et sa bonne femme. La baleine marque un essai en finissant sa seconde assiettée de blanquette ; elle réussit la transformation en s’octroyant une nouvelle porcif aussi monstrueuse que les précédentes. Du tac au tac, Béru opère une sortie en touche à quelques centimètres des poteaux. Il fait une passe de sauce à sa cravate, réussit un drop-goal au gros rouge et égalise. Mêlée confuse sur la marmite pour savoir lequel des deux va la torcher. Dans les deux camps on talonne ferme, puis force reste à la moustache. Le Gros doit se contenter de lécher la cuiller. À la mi-temps sa morue (le) mène (par le bout du nez et) par 8 à 5. La salade d’endives remet tout en question. C’est Béru qui bloque le saladier en premier et qui le déverse dans son auge. Celle-ci est tellement pleine qu’il en dégringole jusque dans sa braguette. Il néglige cet excédent pour le moment, le réservant pour la bonne bouche et s’élance à grandes fourchetées. C’est du Puig-Aubert de la bonne année. Quelque chose d’aussi titanesque que le France-Écosse, qui se déroule en ce moment à Colombes. La bataille connaît sa pleine âpreté aux fromages. Les deux conjoints (joints par M. le maire) font un arrêt de volée et, cette fois, c’est la vioque qui éventre le calendos et ratiboise le gruyère. Elle se l’adjuge en presque totalité, ne laissant aux autres qu’une douzaine de trous pour le cas où ils voudraient faire une partie de golf… Devant ce déchaînement, le Gros se replie sur des positions préparées à l’avance par les caves Nicolas. Il finit le bordeaux, décapite le brouilly et s’en téléphone trois gorgeons. Il ne se tient plus, la victoire maintenant ne peut plus lui échapper. Dans un élan superbe notre homme se farcit la moitié de la tarte aux pommes, onze petits-fours emboutis par sa nana et quatorze bananes.

Il s’arrête, violet, repu, heureux, la bouche luisante comme un jeu de cartes de tripot, l’œil illuminé, plus boa que le roi des constrictors ; pour tout dire, vainqueur !

Nous nous retenons d’applaudir.

— Nous allons aller prendre le café dans le jardin, propose Mme Pinaud.

Son bonhomme me fait un signe éperdu.

— Je trouve quant à moi que nous sommes très bien ici, n’est-ce pas, M’man ? interviens-je.

Je fais du pied à Félicie pour qu’elle renchérisse. Précaution superfétatoire. Il suffit que je dise blanc pour que ma brave vieille cavale chercher un paquet de Persil !

— Mais naturellement ! Vous vous êtes donné assez de mal comme ça, chère madame Pinaud !

Le vieux crabe me regarde. Ouf ! sauvés par le gong !

Il m’adresse alors un message muet, qui, traduit en clair, signifie S.O.S. Je me lève et m’approche de la porte. Il vient m’y rejoindre.

— Écoute, San-A., fait-il à voix basse, j’ai gambergé à cette histoire pendant le déjeuner… Il faut absolument qu’on ne dise rien aux grognaces. Si ma femme apprend qu’y a un macchabée dans le jardin, elle voudra plus habiter ici, et cette maison, si je te disais, ça représente tellement pour moi !

Je partage entièrement son point de vue. Après tout, la dame dans la chaux est certainement là depuis un bout de temps. Elle peut attendre vingt-quatre plombes de mieux. Quand on est squelette, on n’a plus le droit de jouer les petites impatientes !

— O.K., fais-je. Va en loucedé flanquer quelques pelletées de terre sur la personne. On plantera l’arbre de l’autre côté et demain, quand ta femme et toi aurez regagné votre base parisienne, je viendrai m’occuper de cette affaire.

Il a les châsses plus larmoyantes que jamais.

— T’avoueras d’une malchance, hein ?

— Faut pas t’en faire pour ça, Pinuche. C’est une locataire bien réservée, hein ? Et qui tient peu de place…

— Tu crois que c’est un crime ?

— Ben… on peut d’ores et déjà le supposer, je ne vois guère une fille se suicider et s’enterrer à quatre-vingts centimètres de profondeur saupoudrée de chaux vive…

— Alors, ça va faire un pataquès du tonnerre et ma femme l’apprendra !

— P’t-être qu’il y aurait moyen d’écraser le coup ! N’oublie pas que ta carrée constitue un lot ! Et que ce lot est offert par un journal. Mince de publicité pour ton baveux, tu vois d’ici le nuage d’encre chez les confrères ! Tu parles qu’à Lutèce-Midi ils feront fissa pour endormir les zigs de la Sûreté !

— Tu crois ?

— Espère ! Les journaleux et les poulets, on est comme qui dirait postérieur et chemise dans les cas graves !

Mme Pinaud nous interpelle depuis la cuisine :

— Eh bien, messieurs, que signifient ces messes basses ?

Je me retourne, le sourire aux labiales mais l’invective à portée du cœur.

— Nous célébrons les charmes du Vexin, dis-je…

Alors elle sert son caoua, radieuse. Je mesure à quel point en effet cette casba est importante pour le couple.

Elle constitue son aboutissement, le couronnement fortuit de ses trente-cinq ans d’attelage.

— Des messes basses, murmure Pinaud, ça serait pas superflu, avoue ?

— Cours faire ce que je t’ai dit, je vais affranchir le Gros. Il commence à être blindé et j’ai les jetons qu’il déballe des astuces en fer forgé sur ta locataire.

Pour l’instant, le couple Bérurier somnole derrière la fumée du café. Félicie qui s’ennuie civilement me brandit un tendre regard par-dessus la table. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais les femmes de l’âge de Môman ont le secret de vivre avec une aimable résignation les moments chiatiques de l’existence. Elles savent subir, quoi. Je crois que ça vient de leur génération. Après elles, ce sera liquidé, on ne trouvera plus personne pour parler de banalités pendant des après-midi entiers. Faire semblant de se passionner pour une recette de cuistance, pour une marque de café ou de truc qui bout plus blanc (plus blanc que quoi ?) ; raconter la rougeole d’un petit-neveu, le fibrome d’une voisine ; donner son sentiment sur la bombe atomique qui détraque le temps (les saisons ne se « font » plus) : tout cela constitue un art en péril. L’art d’user un dimanche gris ! L’art de franchir une durée morose sans paraître la trouver morose…

Chère Félicie… Pour l’instant elle explique à la mère Pinaud qu’il faut toujours mettre un morceau de sucre dans le civet de lapin. L’autre qui a vécu cinquante-quatre ans sans savoir ça pousse des onomatopées variées. Encouragée, Félicie développe la révélation. Elle explique les conséquences du morceau de sucre ; son incidence sur la marinade ; elle précise son intervention ; minute avec une rigueur d’artificier le temps de cuisson. Bref, ça devient une véritable opération. De temps à autre, la baleine ouvre un œil bouffi pour indiquer qu’elle file le train aux explications de Môman. Son mâle en écrase, le menton étalé sur la cravate. Il a posé sa veste, et sa chemise blanche, éclaboussée de blanquette, ressemble à une peau de léopard. Son chapeau rejeté sur la nuque laisse voir les rides de son front congestionné. Gavé, plein, triomphant, il croupit béatement dans l’abrutissement de la nourriture.

Je bois mon café et j’éveille Béru. Il vagit, manque de se flanquer à bas de sa chaise et promène sur l’assemblée ses yeux énormes striés de rouge.

— Ce qui s’passe ? éructe l’inspecteur.

— Bois ton café, Gros, on va finir de planter le sapin…

La mémoire lui revient, il a un rire lunaire qui découvre ses chicots noirs.

— Tu veux dire qu’on va finir notre partie d’osselets ?

Je décrète l’état d’urgence et lui vote un coup de tatane dans les montants. Il gémit. Heureusement, ces dames n’ont rien remarqué. Docile, il vide sa tasse et ne fait aucune difficulté pour me suivre.

Une fois dehors, je lui explique les nouvelles décisions à l’ordre du jour : Motus et mine de rien…

Il est pour. Pinaud a presque recomblé la fosse où repose miss Chaux-Vive.

— On va planter ce bon Dieu de sapin à gauche, déclare-t-il. Ça va masquer la rocaille (il y a en effet un monticule de cailloux artistement disposés à cet endroit), mais tant pis.

— Et la bonne femme qu’est là ? demande le Gros.

— On s’en occupera demain !

Béru reprend la pioche.

Certains de mes lecteurs vont sans doute penser que nous nous comportons cavalièrement avec la morte et qu’il est malséant de pendre une crémaillère à deux pas d’une tombe ! Ils se diront aussi, car ils sont bourrés de préjugés comme une dinde de Noël l’est de marrons, que lorsqu’on découvre un meurtre, on doit s’en occuper toutes affaires cessantes. Je leur répondrai donc que nous sommes des flics, c’est-à-dire des gens blasés, à qui la mort et le crime sont familiers, et que nous avons notre optique sensiblement faussée par rapport à la leur.

Béru pousse des rugissements susceptibles de faire croire aux habitants de l’aimable localité que le cirque Barnum est dans leurs murs.

— Tu parles d’un pousse-café ! meugle-t-il en plantant sa pioche dans la terre généreuse.

— À qui la faute, hein ? rouscaille Pinaud. Qui a eu l’idée d’apporter cette sacrée saloperie de sapin, hein ? Avec ça que ça pousse vite et que dans vingt ans les branches entreront dans la maison ! Comment je ferai pour fermer la porte, dis voir ?

Béru entre alors dans une violente colère d’où j’ai toutes les peines du monde à le faire sortir. Il dit à Pinaud que dans vingt berges ce ne sont pas les branches de l’arbre, mais ses racines qui risquent de lui causer des ennuis vu qu’il sera, selon toute estimation logique, canné comme la dame de ce matin. Il ajoute qu’on ne l’y reprendra pas à vouloir faire plaisir aux amis. Pour une fois qu’il a une délicatesse, il en est mal récompensé. Il termine en suggérant deux autres solutions concernant le sapin : « Tu peux, dit-il, soit en faire du bois, soit t’en servir comme thermomètre. »

L’idée du vieux chnoque affligé d’un tel ornement est si plaisante qu’il est le premier à en rire…

Sur ce, apparition des dames.

— Nous allons faire une petite promenade digestive ! informe Mme Pinaud…

La baleine n’a pas tellement l’air enthousiasmée, mais Félicie, qui lui donne le bras, l’entraîne à petits pas dans le chemin bordé de merles.

Pinaud regarde la maison.

— Va falloir lui trouver un nom, dit-il. T’as pas une idée, San-A., toi qui écris des livres ?

— À ta place, j’appellerais ça « Au Repos éternel ».

Il soupire.

— On ne peut pas causer sérieusement avec toi. J’avais pensé à « Sam’ Suffit », c’est drôle, non ?

— Trop original, tranche Béru. Je préférerais « Beau Séjour ».

— C’est joli, mais ça fait hôtel !

Le Gros s’arrête de piocher.

— Pourquoi ça ne ferait pas hôtel, dit-il, c’est pas les pensionnaires qui te manquent !

Et de désigner une main qui émerge du nouveau trou.

CHAPITRE IV Dans lequel je fais du transport en commun

Il y a une minute de silence, à peine troublée par le pépiement des petits oiseaux. Eux, ils ont l’immensité du ciel pour s’ébattre et du moment que les chevaux de la région ne sont pas constipés, ils se foutent des macchabées de Pinaud comme de leur premier duvet.

Nos six yeux (attendez que je refasse le compte… oui, c’est ça) nos six yeux sont rivés sur cette main squelettique qui jaillit de terre comme pour faire le pied de nez à M. Le Corbusier.

En fait de spectacle, c’est assez extraordinaire. Le plus curieux encore, c’est cet anneau d’or qui brille à l’un des doigts.

— C’est une main gauche, murmuré-je.

Mes collègues me regardent lourdement. Pinaud a des larmes plein ses yeux bigleux. Sa pauvre bicoque ! Vous parlez d’un mausolée !

— Je boirais bien quelque chose de fort, dit Béru. Sans quoi je crois que j’aurai des ennuis avec la blanquette.

Je file un coup de périscope en direction du chemin emprunté par les femmes. Le trio s’éloigne entre les buissons.

Les braves dames ne se doutent guère de nos trouvailles. Elles mènent leurs petites parlotes, peinardement. Tricot, exposition de blanc, sauce madère, asthme chronique, leur répertoire est si vaste !

— Qu’est-ce qu’on branle ? demande Pinaud, effondré comme un château de sable après le passage d’une horde d’éléphants.

— Bérurier a raison : tu vas aller chercher du Fly-Tox-à-chagrin, pendant ce temps on va finir de déballer ce monsieur.

— Comment que tu peux savoir que c’est un monsieur ? demande Béru.

— À la dimension de son alliance, gars. T’as déjà vu une bergère avec un rond de serviette à l’annulaire, tézigue ?

Pinaud se manie pour aller récupérer la boutanche de Negrita. Ces émotions-là se soignent au jus de canne à sucre (réserve Deibler and Family). Le Gros, pris d’une fureur subite, active le rendement. On dirait qu’il est aux pièces et qu’il a besoin de se faire un peu de fraîche pour loquer la femme de sa vie.

En moins de temps qu’il n’en faut à un type affligé de la danse de Saint-Guy pour éplucher un œuf dur, il a mis au jour les restes de l’honorable personnage que Pinaud a l’honneur d’héberger involontairement. Ce sont ceux d’un homme de grande taille. Des lambeaux d’étoffe, vestiges d’un costar qui fut peut-être très fashionable, entourent les baguettes du monsieur.

Pinaud qui radine avec sa boutanche de sirop pour guillotiné continue de larmoyer avec ses yeux de plâtre.

— C’est la fin de mon bonheur, pleurniche-t-il… Quand ma femme va savoir…

— Écoute, pépère, le sermonné-je, y a pas de raison qu’elle le susse ! On va camoufler ce pèlerin comme on a camouflé sa voisine d’à côté et vous allez rentrer à Paname avec nous, on se serrera. Dis que tu ne te sens pas bien… Moi je me charge de tout !

— Tu crois qu’il y en a d’autres ? balbutie le vioque.

— Pourquoi pas ?

— Mais qu’est-ce que ça signifie, tous ces gens clamsés ?

Bérurier, que le rhum rend joyce, plaisante :

— Y a p’t’être eu une épidémie d’oreillons dans le secteur…

Comme les silhouettes des trois dames se profilent au sommet du coteau, on se manie l’oigne pour dissimuler la dépouille du « nouveau ». Je vais chercher une bâche dans le coffre de ma Brabant et je l’étale sur le fagot d’os. Ensuite on recouvre la bâche de terre pour la dissimuler aux regards investigateurs de Mme Pinuche.

— Et le sapin ? demande le Gros, mortifié dans sa Ford intérieure.

Pinaud n’y tient plus. Il explose comme un pétard au 14 Juillet.

— Ta merderie de sapin, tu peux en faire des cercueils pour ce beau monde. Si tu m’avais amené un pot d’hortensias comme tout le monde, jamais on n’aurait découvert ces ossements et je serais resté peinard !

Béru pâlit, ce qui est, vous le pensez bien, une image, car la seule manière de le faire pâlir c’est de lui plonger la frite dans un sac de farine.

— Puisque c’est ainsi, dit-il, je le remporte !

— C’est ça, clame Pinaud, tu pourras le mettre sur le rebord de ta fenêtre !

— J’en ferai cadeau à des gens plus compréhensifs !

La voix de l’oraison se manifeste par ma bouche sensuelle :

— Finissez de vous incendier, les gars… On va laisser l’arbre de côté avec les racines dans le sol et, par la suite, Pinuche pourra se le planter si ça lui botte.

Les dames radinent. Pinaud, soucieux d’évacuer sa bergère en vitesse, chique au gnace malade. Il se plaint de douleurs intercostales et propose son pouls à tout le monde afin de montrer qu’il a une fièvre de bourrin. La mère Pinuche rouscaille que « ça ne se fait pas quand on a du monde ». Félicie, à qui je décoche mon œillade 38 ter de la catégorie A, dit qu’on ne choisit pas ; que c’est un refroidissement et que ceci et cela. J’interviens :

— Nous allons tous rentrer, madame Pinaud. Si votre bonhomme doit être malade, vaut mieux qu’il le soit à Paris, car ici les toubibs doivent êtres rares !

— Et ma vaisselle ! qu’elle proteste, la tarderie.

Félicie est là pour un coup.

— Je vais vous aider, nous en aurons pour un quart d’heure.

La Vache-qui-rit du Gros ne propose pas ses services. Cette trotte au grand air l’a vannée. Elle souffle comme toute une verrerie de Murano. Elle se laisse tomber sur un pliant. Ce pauvre siège qui n’était pas conçu pour supporter des tonnages pareils laisse péter sa sangle de retenue et voilà ma Berthe Béru qui se répand, les jambons en l’air, les dessous remontés jusqu’au menton.

Comme il a toujours été dit que « l’union fait la force », nous nous y mettons tous et parvenons à la relever. Elle glapit qu’elle va avoir des bleus plein le rez-de-chaussée et qu’elle ne sera plus présentable. Félicie lui dit qu’en mettant de l’huile d’olive sur les meurtrissures il n’y paraîtra plus.

Bref, la confusion se calme, la vaisselle se fait et deux plombes plus tard y a dislocation du cortège à Paname. Je dépose mes passagers devant leurs domiciles respectifs avec promesse de prochaines agapes. Félicie, toujours bonne et indulgente, toujours soucieuse aussi de ne pas être en reste, invite cette fine équipe pour le premier dimanche après le rétablissement du révérend Pinaud des Charentes. Joyeuse perspective, les mecs.

Nous nous retrouvons enfin seulâbres, elle et moi.

— Nous rentrons ? demande-t-elle avec ce petit air peureux qu’elle a parfois lorsqu’il lui trotte une petite idée dans la tête.

Elle a la frousse même de ses arrière-pensées, Félicie !

— Oui, M’man, je viens de me rappeler que…

Ce que je déteste lui mentir.

Je la boucle. Félicie regarde par la portière le doux paysage du bois de Boulogne. Y a des bagnoles stoppées dans les allées discrètes et des amoureux qui se font la vitrine, d’autres qui se croient à Saint-Claude (Jura). Y a aussi des petits hotus bien fringués avec leurs nurses ; des pépées à huit cents tickets le mois descendues de leur décapotable pour soulager la vessie de Médor ; et puis, parfois, des zigs déguisés en piqueurs qui se tapent le baigneur sur un bourrin en se prenant pour Zorro ou d’Artagnan.

— Dis-moi, Antoine… Tu vas t’occuper de ce cadavre enfoui dans la propriété de Pinaud, n’est-ce pas ?

J’en ai le nougat qui écrase la pédale du frein. Je me range en bordure de l’allée cavalière, très cavalièrement, et je me détranche sur Môman. Elle a les yeux pleins d’une légère ironie.

— Comment que tu as découvert ça, M’man ?

— Eh bien, lorsque vous creusiez ce trou, avant le déjeuner, je vous regardais par la fenêtre…

Évidemment, quand nous sommes ensemble elle passe son temps à m’admirer, Félicie. Elle n’en revient pas, la pauvre chérie, d’avoir donné le jour à une telle perfection !

Ça n’est pas « nous » qu’elle regardait, mais « moi ». Et je le bonnis sans orgueil. La brosse à reluire c’est pas mon blaud. D’ailleurs pourquoi me ferais-je encaustiquer les chevilles ? Tout le monde le sait que je suis beau comme Apollon ; sexy comme un kilo de cantharide ; plus élégant qu’une couvée de Murville ; et que mon intelligence est tellement au-dessus de la moyenne que lorsqu’un quidam normal veut me causer il est obligé d’emprunter l’échelle double de la caserne Champerret ! Oui, pourquoi ferais-je étalage d’une supériorité que personne ne songe à contester, hmm ?

— Alors, M’man, tu as vu ce crâne humain au bout du pic de Béru ?

— Oui. Et, doux Seigneur, ça m’a coupé l’appétit.

— J’ai bien vu que tu ne mangeais pas, mais je croyais que c’était le marathon des obèses qui t’écœurait…

— Qu’est-ce que c’est que ce cadavre ?

— Celui d’une femme…

— Un meurtre ?

— Probablement…

— À ton avis, il y a longtemps qu’il est enterré dans ce jardinet ?

— Celui-ci, je ne saurais dire, car on l’a enfoui dans de la chaux vive…

Elle sursaute.

— Pourquoi dis-tu « celui-ci » ?

— Parce qu’il y en a un second, M’man. On l’a exhumé tandis que vous faisiez digérer la baleine ! Et le second, c’est un cadavre d’homme. Il n’était pas dans la chaux et, à en juger par sa physionomie actuelle, il y a tout lieu de penser qu’il repose dans cette fosse depuis plusieurs années !

— Mon Dieu, tu ne trouves pas cela horrible ?

— Je trouve surtout que le hasard est inouï. Que ça soit un inspecteur de police qui gagne cette propriété farcie de cadavres, c’est un comble, non ?

— Que vas-tu faire ? demande Félicie.

— Quand un lapin voit une carotte, il la ronge, M’man…

Elle soupire. On n’a pas besoin de se parler, elle et moi, on se comprend à coups de silence.

— Tu veux venir avec moi ?

Une vraie môme ! Imaginez une gosse qui s’écraserait le pif contre la vitre d’un pâtissier (image classique) ; quelqu’un sort et lui offre le plus mahousse des gâteaux exposés… Bille de la môme ! Pour Félicie, c’est du pareil.

— Si tu crois que je ne te dérangerai pas…

Au lieu de répondre, je lui pince l’oreille. Puis je fais une savante manœuvre au rond-point suivant pour remettre le cap sur Pantruche.

CHAPITRE V Dans lequel je fais mon entrée dans le journalisme, et presque aussitôt ma sortie !

Lutèce-Midi est en veilleuse en cette fin de dimanche. La grande boîte est silencieuse. Dans le hall d’entrée, il y a un vieillard à barbiche qui lit la dernière édition épinglée au mur et un huissier revêche, dans un box vitré, sérieusement occupé à ne rien faire, ce qui est plus malaisé qu’on ne l’imagine. Le mec en question serait chauve s’il n’avait collé à la Seccotine ses dix-huit derniers cheveux.

Je me pointe vers sa cage et il me regarde arriver avec dégoût, comme si je sortais d’une fosse à purin.

— Mouais ? demande-t-il.

— Le rédacteur en chef est-il ici ?

— Non.

— Je voudrais voir l’un des secrétaires de rédaction, en ce cas.

— C’est pourquoi ?

— Je lui expliquerai moi-même…

— Il est occupé !

— Il le sera bien davantage quand je l’aurai vu !

Comme il reste en catalepsie, je lui montre ma carte. Ce bœuf dominical la contemple sans émoi.

— Allons, pépère, grommelé-je, un bon mouvement : annoncez-moi. Mon blaze, c’est San-Antonio, ça se prononce comme ça s’écrit !

Il réprime un gros rot de bébé repu et décroche son bigophone.

— M. Quillet est ici ? demande-t-il.

On lui répond qu’il est au marbre. Il sonne le marbre. Cette fois il brûle, si je puis oser cette métaphore. Le marbre ! Voilà qui est de circonstance. J’adresse une pensée respectueuse aux deux habitants de Magny qui attendent dans la terre glaise qu’on s’occupe d’eux. Le moment est venu de faire des concessions !

— Monsieur Quillet ? Y a là un commissaire San-Antonio qui veut vous causer !

Il écoute, hoche la tête.

— Il va vous recevoir dans dix minutes…

— Parfait, mais je tiens à vous préciser deux choses, cher monsieur…

Ses sourcils font la toiture chinoise.

— Ah ! Mouais ?

— Mouais. Primo, je ne suis pas « un » commissaire San-Antonio, mais « le » commissaire San-Antonio. Ensuite, je ne veux pas causer à ce monsieur, mais seulement lui parler…

Il est si ahuri que l’un de ses cheveux se décolle sous l’effet de la transpiration.

Je rejoins le vieillard à barbiche près du panneau où est affiché Lutèce-Midi d’hier. Le vioque ligote le feuilleton. Ça s’intitule Yvan Duvan ou le Roman d’un publiciste.

La barbiche du vieux tremblote. Ça doit être certainement très poignant. Le genre de littérature qui donne du courage aux petites gens en leur prouvant que n’importe qui peut faire fortune, à condition d’avoir le téléphone, un porte-documents et une boîte aux lettres aux Champs-Élysées.

Une main vigoureuse s’abat sur mon épaule.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

Je décris un mouvement pivotant et je reconnais la petite Blagapar qui, à Lutèce-Midi, s’occupe des « Ragots de la pipelette » sous la haute direction de Manon Ilescié. Amusant personnage que miss Blagapar. Pantalon d’homme, blouson de cuir, coiffure à la Marlon, pas de maquillage, toujours rasée de frais, ayant droit au monocle à l’œil ; bref on a envie d’entonner le God Save the Gouine en l’apercevant.

Je fais jouer mon omoplate et je lui dédie un sourire qui n’a pas plus de chances d’atteindre son cœur qu’une fusée Atlas n’en a d’atteindre la Lune.

— J’attends d’être reçu par un certain Quillet.

— T’as rancart avec Roger ?

— S’il se prénomme Roger, oui !

— Qu’est-ce que tu lui veux ?

— Fais jouer tes cellules, beau gosse… Que veux-tu qu’un poulet veuille à un journaleux ? Un tuyau, parbleu !

— Tu tombes bien, parce que Quillet, justement c’est une encyclopédie !

— Oh ! dis, tu ne fais pas relâche le dimanche, toi au moins. T’as la boutade facile. C’est même de l’extraforte, comme chez Bornibus !

— Mince, tu parles latin, San-A. !

Elle a sur les épaules un duffel-coat dont un clodo ne voudrait pas comme oreiller.

— Monte dans mon burlingue, y a du feu, plaisante cette ravissante erreur de la nature.

Un ascenseur ultrarapidos nous entraîne dans une folle ascension.

Les couloirs sont vides comme la poubelle d’un chômeur. Blagapar (dite Aïoli pour les dames) ouvre une lourde.

— Installe-toi !

Je pose la partie essentielle de moi-même dans un fauteuil nucléaire plus moelleux qu’un discours de chanoine.

— Ça marche, les amours ? m’enquiers-je poliment.

— Je me plains pas, assure Aïoli. J’ai recueilli une veuve ces derniers temps… Depuis le french cancan on n’a rien trouvé de mieux que le noir pour vous flageller l’imagination.

Mais cette chère petite a son job chevillé au corps.

— Tu n’aurais pas un écho pour la rubrique, San-Antonio ?

— P’t-être, fais-je, mystérieux. Mais je doute que votre directeur général le trouve à son goût.

— Vas-y, implore-t-elle.

— Non, ma beauté. Avec cet écho-là, je n’ai qu’à aller à France-Soir et ma fortune est faite.

J’ajoute :

— La mienne, mais pas la vôtre.

La voilà qui se transforme en point d’interrogation, comme la publicité de Bic.

— Me fais pas languir, flic à la noix, sinon j’annonce dans toutes les éditions de demain que tu vas épouser Pauline Carton !

À cet instant son bignou retentit. Elle décroche.

— Oui, Roger, dit-elle, il est là. Et ce saligaud joue les sphinx, viens donc m’aider à le dénoyauter !


Le dénommé Quillet fait son entrée trois minutes plus tard.

C’est un maigre au visage en forme d’enseigne de notaire. Il porte deux pulls et une longue jaquette caca d’oie à boutons de nacre.

— Voici l’illustre San-Antonio, présente Aïoli en bourrant calmement une pipe ; le flic qui résout les problèmes avant qu’ils lui soient posés.

Elle pointe le tuyau de sa bouffarde vers l’arrivant.

— Et ce truc-là, c’est Quillet, le roi de la mise en page. Suivant l’abondance des nouvelles, il fait d’un vol de clapier quatre colonnes à la une ou trois lignes à la cinq !

Nous nous serrons la louche, Quillet et moi. Il a les doigts noircis par l’encre d’imprimerie. Je m’essuie discrètement à mon mouchoir.

— Vous désirez me voir, commissaire ?

— En toute franchise j’aurais préféré le rédacteur en chef, mais vous pourrez peut-être m’affranchir.

— Tu sais, gouaille Aïoli, il a sa licence de droit et il est sélectionné pour un prochain Télé-Match !

— Qu’est-ce que vous désirez savoir ? demande sardoniquement le fabricant de coquilles, les résultats sportifs d’aujourd’hui ?

« En match de coupe, Sète a battu Troyes par 7 à 3 !

— Spirituel, admets-je, faudra que je m’abonne.

Je n’aime pas cette bouille en grain de courge. C’est le genre de mec qui se croit malin parce qu’il est le premier à savoir que Macmillan a la rubéole ou que Brigitte Bardot va se faire opérer des amygdales. Il ne songe pas un instant que deux plombes plus tard tous les lecteurs de son baveux en sauront autant que lui.

— Alors, San-A., implore Aïoli, tu annonces la couleur ?

— Je voudrais savoir quel est l’endoffé qui s’occupe du concours dans votre usine à bobards.

— Mais au fait, c’est vrai ! clame Quillet ; c’est un de vos subordonnés qui s’est farci la cabane, cette année !

— Dommage qu’elle soit hantée, dis-je, sibyllin comme Tarquin-le-Superbe.

— Hantée ? demande Quillet, croyant à une astuce.

Pour se donner une contenance, il frotte ses pompes de croco avec la housse d’une machine à écrire. Pendant ce temps, la championne du gigot à l’ail toutes catégories fabrique de la fumée malodorante avec son incinérateur de poche.

Je n’ai pas envie de me laisser manœuvrer par ces marchands de scandales.

— Permettez, c’est moi qui questionne…

— Vous vous croyez dans votre bureau de la maison Royco ? remarque Quillet.

Si je ne me retenais pas, je lui ferais becqueter du cartilage de main droite aux marrons.

— Écoutez, Quillet, dis-je, conciliant en surface, mais vachement en renaud de l’intérieur, quand je vous aurai affranchi sur ce qui m’amène — à condition naturlich que vous soyez sage — vous n’aurez rien de plus pressé que de cavaler à Notre-Dame pour y faire fondre à ma santé des cierges gros comme mes cuisses.

— Ah mouais ?

— Mouais. Et autre chose encore, cher gaspilleur de papier, si vous continuez à le prendre sur ce ton, je change de crémerie. Et si je change de crémerie à cause de vous, en l’apprenant votre diro vous filera dehors tellement vite que vous n’aurez pas le temps d’aller décrocher votre imper ; après ça, le seul emploi auquel vous pourrez postuler sera celui de vidangeur, à condition toutefois que vous vous cloquiez une fausse barbe et que vous changiez d’identité.

Aïoli se trémousse.

— Tu ne vois donc pas que c’est grave, eh ! apôtre ? lance-t-elle à son collègue.

Quillet me paraît impressionné tout de même.

— Mais sapristi, c’est vous qui faites des mystères ! grogne-t-il, si vous nous disiez ce que…

— Alors on reprend tout à la base : qui s’occupe de ce bon Dieu de concours ?

La môme Blagapar fait entendre un hennissement. Au fait, c’est vrai qu’elle ressemble à Gélinotte.

— C’est lui, justement, dit-elle. Il en a eu l’idée. Bonne affaire pour notre cher petit canard. La direction lui a voté de l’augmentation à cause de cette trouvaille de génie.

M’est avis que je suis tombé pile, les mecs !

Je regarde mon chétif vis-à-vis, m’apprêtant à le déguster… Avant de l’attaquer par la base, je m’approche de la croisée. J’aperçois Félicie, bien sage, à l’intérieur, qui lit la revue du Touring Club de France en m’attendant.

La journée agonise. Les enseignes commencent à justifier ce surnom de Ville Lumière que les gars de Saint-Symphorien-d’Ozon ont donné à la capitale un jour qu’il y avait panne de secteur dans leur patelin.

Je m’assieds sur le burlingue d’Aïoli.

— Comment organisez-vous ce concours ?

— Vous ne lisez donc pas notre journal ?

— Il n’a pas cet honneur. Alors ?

— Eh bien, le concours est financé par une firme. Cette année, c’était par les nouilles Levantre !

— Qui achète la « maison de vos rêves » ?

— L’homme d’affaires du journal. Il soumet une liste de propriétés à vendre correspondant à l’esprit du concours à la direction publicitaire de la firme et ensemble ils choisissent le gros lot, vu ?

— Cette liste de maisons à brader est constituée par qui ?

— Par notre homme d’affaires. Il me montre les photos des propriétés et je fais une présélection.

— Vous avez vu la carrée de Magny ?

— En photo seulement.

Je réfléchis.

— L’adresse de l’homme d’affaires, please ?

— Me Barbautour, 69, rue de la Pompe.

Je note.

— O.K., merci.

Quillet me cramponne par un bouton de ma veste.

— Eh ! dites, commissaire de mes choses, à votre tour de vous mettre à table !

— Oh ! très juste. Eh bien voilà. Je pendais la crémaillère chez mon heureux gagnant de subordonné ; mine de rien, nous avons voulu faire un peu de jardinage, ce qui nous a permis de mettre au jour les restes de deux personnes : un homme et une femme.

Aïoli glapit :

— Qu’est-ce que tu débloques ?

— Ceci pour vous dire le parti que vos petits confrères peuvent tirer de ça. Lutèce-Midi, le journal qui offre des maisons bourrées de cadavres à ses lecteurs ! Votre concours est dans le lac, mes chéris !

« Vous allez être la risée des chansonniers…

Quillet perd sa morgue. (Et pourtant il en faudrait une pour y fourrer nos trouvailles.)

— San-Antonio, il faut absolument écraser ça !

— Tiens ! dis-je à Blagapar, il se réveille, le calibreur de boniments !

L’autre est plus pâle que toutes les laiteries suisses réunies.

— Faites quelque chose, quoi ! ronchonne-t-il.

— Ah oui, et quoi ? On va récupérer les quidams et on distribue leurs os aux médors du quartier en guise de susucre ? L’art d’utiliser les restes, hein ?

— Alors ?

— Vous pourriez p’t-être commencer par un coup de grelot au grand boss pour le mettre au parfum, son avis est intéressant. Des fois que le cher vénérable n’aurait pas la même optique que vous ?

— Il va me jouer Manon, soupire Quillet.

— Il te le jouera en version intégrale s’il apprend que tu lui as fait des cachotteries ! promet Aïoli, pour qui rien de ce qui concerne les réactions masculines n’est étranger.

L’escogriffe se décide. Il est sur les rives de la débine, le Quillet illustré, à la confluence de la pestouille, là où l’on aperçoit les premiers contreforts de la mouise.

Il se voit déjà offrant ses bons et aloyaux services dans les rédactions et ce futur ne l’enthousiasme pas. Pierre Larousse n’amasse pas mousse ; voilà ce qu’il se dit, Quillet, le chérubin aux mains noires.

— Je crois que vous avez raison, bavoche-t-il.

Il sort son Hermès de sa chaussette et cherche le tube privé du big boss. D’un doigt qui laisserait une collégienne de marbre, il compose le numéro de Simon Persavéça, le diro de Lutèce-Midi.

C’est un larbin qui débouche le flacon. Il dit que Monsieur est en java avec le ministre des Affaires en cours. Quillet, téméraire en diable, objecte que c’est grave. Bref, il obtient son appareil à refuser les augmentations. L’autre doit être vachement pète-sec je vous le garantis. Il parle comme on crache. Les trompes d’Eustache à Quillet se fripent comme la robe d’une jeune fille violentée.

— Monsieur le directeur, un événement de la plus haute importance pour le journal… Non, non, monsieur le directeur, ce n’est pas la guerre avec le grand-duché de Luxembourg… Cela concerne uniquement notre maison !

Notre maison ! Il en a de chouettes, comment qu’il se cramponne à ce pluriel, le grain de courge. Un pluriel, comme dit l’autre, qui commence à devenir singulier. Il s’en sert pour bercer son espoir.

— … Il est indispensable que je vous voie, monsieur le directeur ! Comment ? Parfaitement… Bien…

Il remet l’écouteur au portemanteau.

— Il NOUS attend, fait-il.

— D’après ce qu’ai cru piger, c’est vous qu’il attend, cher Quillet.

— Je pense que vous saurez mieux que moi lui exposer… heu… Vous me comprenez ?

— Tu parles, Jules !

— Je vais me laver les mains.

Il se trisse. Je reste en tête à tête avec Aïoli. Elle caresse rêveusement ses moustaches en tétant sa pipe.

— J’espère que ton petit pote n’emploie pas Omo, fais-je.

— Pourquoi ?

— Parce que, comme avec Omo, la saleté s’en va, il ne resterait plus grand-chose de sa personne. Tu parles d’un roquet hargneux…

Elle se marre.

— Il est malheureux en ménage, explique-t-elle, sa bergère fait des fugues, comme Bach, et ça l’aigrit un peu, mais à part ça, il est plutôt bon cheval.

Elle tape sa pipe sur son talon plat.

— Dommage que cet événement se produise chez vous, tu te rends compte d’une exclusivité, San-Antonio ?

— Très bien, merci et toi ?

— Y a des moments où je regrette d’être fidèle.

— C’est ton côté Castro, ma vieille. Ça et la barbe, voilà vos points communs à tous les deux. C’est au cigare que la divergence s’amorce… Lui n’aime que le havane et toi que la pipe.

Retour de Quillet, mains propres, haleine fraîche, cravate nouée, veston sport à boutons de cuir. C’est pas encore la gravure de mode, mais ça n’est déjà plus le faf de gogues.

— J’y suis, déclare-t-il.

Je prends congé d’Aïoli.

— Tu ne fais pas partie de la caravane ?

— Non, faut que je trouve des échos pour la chronique… En ce moment, c’est mollasson.

— Ah oui ? Brigitte Bardot est entrée au couvent et Bernard Buffet est malade ?

Elle soupire.

— Tu ne peux pas savoir ce que c’est que ce turbin, San-A. Malgré les apparences, il ne se passe rien dans le monde. Rien de neuf du moins, et il faut que nous fassions croire à nos lecteurs qu’il est plein d’imprévu et de fantaisie.

CHAPITRE VI Dans lequel je trouble certains repos dominicaux

C’est un drôle de viron pour Félicie. Voilà qu’elle va s’offrir une nouvelle séance de poireau dans la chignole en attendant notre retour, à Quillet et à mézigue. Je lui en fais la remarque mais elle me sourit, heureuse, et je pige avec émotion qu’elle est heureuse pour de bon. M’attendre dans la voiture, c’est un peu être en ma compagnie.

— Allons-y ! dis-je au journaliste.

Nous sommes avenue du Bois. L’immeuble de Simon Persavéça compte parmi les plus mastards. De la pierre de taille façon caveau rupin, de la baie vitrée et de la porte cochère en fer forgé travaillée pogne ; bref c’est pas de la crèche pour fins de mois difficiles.

Un ascenseur capitonné nous grimpe au quatrième. Le diro de Lutèce-Midi possède tout l’étage. Deux cents mètres carrés de moquette sans parler des communs !

Coup de sonnette discret de Quillet dont le vœu le plus ardent (et le plus absurde) est de ne pas être entendu. Mais les gens de son patron doivent se passer les étagères à bésicles au rince-bouteille tous les matins, car à peine avons-nous actionné le bouton que la lourde porte s’entrouvre.

Un larbin en grand uniforme est là. Cérémonieux, vaguement hostile, il nous défrime comme si nous étions deux excréments canins déposés sur le paillasson.

Moi, à la grosse rigueur, je pourrais passer ; mais Quillet, avec sa veste sport et sa limace jaunie par la sueur, il apparaît aussi inadmissible qu’un imparfait du subjonctif dans une phrase au présent.

— Nous sommes attendus, balbutie la Quille.

L’autre hoche la trombine. Il sait. C’est le magicien de l’appartement. Plutôt l’organiste. Il actionne tout ça avec un doigté d’accoucheur.

Ce pingouin nous guide jusqu’à un salon tendu de gris. On perçoit, dans les abords, un brouhaha de conversations.

— C’est la première fois que je viens chez le patron, fait Quillet, vous parlez d’un luxe ! Quand je pense que ce type-là vendait des brosses de chiendent en arrivant à Paris.

— Le plus marrant, c’est qu’il continue à vendre des coups de brosse à reluire, assuré-je.

La porte s’ouvre brusquement sur une vraie figure. Le gnace qui paraît est petit, grassouillet, avec des tifs argentés aplatis sur son dôme ; un gros pif, des châsses de goret frileux et un bridge sur la rivière Kwaï en or massif. Tellement massif en vérité qu’il s’est payé trente-deux molaires ne voulant pas ergoter sur la joncaille !

Un coup de périscope éclair à Quillet. Un autre, en point d’interrogation au gars bibi, le fils unique et préféré de Félicie, et la séance commence.

— Que se passe-t-il, Quillet ?

— Une chose effarante, monsieur. Permettez-moi tout d’abord de vous présenter le commissaire San-Antonio qui va vous raconter ça en détail.

Il a dû jouer au rugby, Quillet. Pour la passe en arrière, il craint personne.

Je me racle la gargante et j’y vais de mon déballage. Je bonnis l’affaire en long, en large et dans le sens des aiguilles d’une montre. Pendant ce temps, Persavéça allume un Henry Clay long comme un Philippe Clay et nous balance dans les codes un brouillard à fausser les radars.

Il m’écoute sans faire autre chose que de la fumée à cent balles la goulée. Quand j’ai fini, il se tourne vers Quillet et lui file le regard de la découverte.

L’autre se sent pâlir jusque dans le tube digestif. Il a les rotules qui applaudissent et le nez qui pend comme le tuyau d’une pompe à essence.

— Vous conviendrez, monsieur Persavéça, que ce n’est pas ma faute !

— Qui vous accuse ? demande le marchand de calamités d’un ton doucereux. Vous avez eu la main malheureuse, voilà tout !

Oh ! la vache ! Sur quel ton il a balancé cette vanne !

Quillet hisse le pavillon de grosse détresse. Sa carrière, d’ici pas longtemps, ne sera pas plus présentable qu’un derrière de singe ! Le big boss, le gros magnat, ne l’accuse pas de faute professionnelle, non, c’est pire : il lui reproche de porter la cerise. Vous comprenez : y a pas mèche de se laver d’une accusation pareille. C’est absurde mais sans réplique. Après ça, on n’a plus qu’à choisir son pont préféré pour se filer à la baille.

Simon Persavéça ôte son barreau de chaise de ses membranes muqueuses.

Il pointe le bout incandescent en direction de Quillet. Ensuite, il le braque sur moi, espérant me voir faire camarade.

— Écoutez-moi bien, dit-il. Ce genre de plaisanterie ne m’intéresse pas. Si jamais le scandale éclate, il y en a qui trinqueront.

— Monsieur Persavéça, dis-je calmement, je vous fais respectueusement remarquer que deux personnes ont déjà trinqué.

— Lesquelles ?

— Celles qui gisent dans le jardin de Magny.

Il hausse les épaules.

— Vous êtes un flic réputé, vous, non ?

— Moi ? Oui ! grommelé-je.

Si je n’avais pas appris les retenues en classe, je lui ferais becqueter son cigare.

— Je vais téléphoner à votre patron pour lui dire qu’il vous mette en disponibilité le temps qu’il faudra afin que vous éclaircissiez le mystère… Travaillez avec discrétion.

Je le contemple d’un air d’en avoir deux. (Ce qui est exact, je peux produire un certificat médical à l’appui de mes dires.)

— Dites, monsieur Persavéça, vous oubliez que, dans une affaire de ce genre il y a deux défunts et au moins un assassin.

« On peut camoufler à la rigueur la viande froide, mais si je harponne le meurtrier, faudra bien le juger, non ? Or les procès c’est comme le miel : ça attire les mouches !

— Nous n’en sommes pas encore là ! coupe-t-il.

Ce qui fait sa force, à ce zigoto, c’est qu’il vit le présent. Ça n’a l’air de rien, mais voyez-vous, bande de maquignons, la force des hommes, leur seule force c’est le présent. Bien peu le savent, bien peu s’accommodent de ces limites exiguës. Simon Persavéça croit au présent et à ses vertus. Et il est devenu quelqu’un pour avoir utilisé au maxi la minute qui passe.

— Tout ce que je vous demande, c’est une enquête discrète, commissaire. Suivant son développement, nous aviserons.

Il considère l’entretien comme terminé. Il a un ministre, trois ambassadeurs, deux duchesses à la gorge archi-sèche et un lot d’académiciens qui marinent dans son grand salon et il se doit à ce beau linge. Dans un couple de minutes, il aura oublié l’incident et s’occupera de choses plus importantes.

— Monsieur le directeur, je…, démarre Quillet.

— C’est ça ! coupe le potentat.

Il nous tend deux doigts de sa main qui tient le cigare. Nous sommes obligés de passer par-dessous son brasero pour les lui serrer. Puis c’est la décarrade dans l’escadrin où roupillent des statues de marbre.

— Quel homme, hein ? bée Quillet.

Je le bigle à la dérobée. Y a vraiment des gnaces qui sont fiérots de servir de paillassons à d’autres.

*

— Et maintenant ? questionne le grand habillé de maigre lorsqu’on a atterri sur le trottoir.

Je commence à en avoir quine de le traîner.

— Maintenant, mon brave ami, vous pouvez retourner à vos salades… Si vous avez des nouvelles à m’apprendre, téléphonez-moi, voici ma carte.

Je le moule sur ces bonnes paroles et je rejoins Félicie.

— Comment vont les choses ? s’inquiète Môman.

— En rasant les murs et avec un loup de velours sur la figure. On doit œuvrer dans le mystère. Cette affaire-là, c’est comme à Saclay, on ne la tripote que derrière un paravent de verre.

Elle me voit en renaud et voudrait faire quelque chose pour me calmer.

— Il est comment, ce directeur de journal ?

— Comme son journal, M’man. Il s’exprime en caractères gras et il a l’impression que l’humanité ne vaut que les vingt-cinq balles de sa feuille de chou.

— Où allons-nous, maintenant ?

— Chez l’homme d’affaires qui a acheté cette damnée cambuse. Ensuite je t’offre un dîner en ville parce que, entre nous, la blanquette de la mère Pinaud ne valait pas un pet de lapin.

*

C’est vraiment pas le jour ni l’heure pour se présenter chez des honnêtes gens, c’est ce que me fait comprendre la soubrette à Me Barbautour. Une friponne, celle-là ! Elle a le regard vicelard, en tire-bouchon, si vous voyez ce que je veux dire. Avec une poitrine qui répond présent et semble sur le point de nous faire l’aumône.

— De la part de qui ?

— De M. Simon Persavéça, réponds-je, espérant que ce nom prestigieux sera un sésame efficient.

La môme me guide à un petit salon Empire et me désigne un canapé sous un vaste tableau représentant le Corsico à la station Pyramides (Porte-de-la-Villette — Mairie-d’Ivry). Au lieu de m’asseoir, je me mets à mater la peinturlure, et soudain je pige une vérité historique. Les gens se sont demandé longtemps pourquoi le Napo se carrait la paluche dans le gilet. Je vais vous donner une explication rationnelle. Vous savez qu’il est canné d’un cancer à l’estom’ ? On peut conclure que son mal le taquinait déjà et que c’était pour se masser le burlingue qu’il adoptait cette attitude célèbre. Il nous reste à nous réjouir, pour le standing des manuels scolaires, qu’il n’ait pas eu une maladie wagnérienne car ç’aurait été dans le tiroir du dessous qu’il aurait glissé la pogne et là, ça risquait de faire mauvais genre.

J’en suis icigo de ma méditation lorsque Me Barbautour pointe ses deux cents livres de viande sur pied dans le salon. À part son poids, il a comme signe distinctif un pif gros comme un croupion d’oie et le regard pas frais d’un hareng saur.

Il fronce les sourcils.

— Monsieur ? On m’avait annoncé…

— Je sais, aussi est-ce de la part de Simon Persavéça que je viens. Commissaire San-Antonio.

— Oh ! Oh !

Il aurait dit : « Ah ! Ah ! », il obtenait le même effet et n’était pas obligé d’arrondir les lèvres. Ce mouvement doit constituer sa culture physique quotidienne car il s’affaisse sur un fauteuil qui donne le la illico.

— Je dois tout d’abord vous demander la plus grande discrétion, monsieur Poilautour.

— Barbau…

Je sursaute, croyant à une insulte…

— Pas Poilau, Barbautour, geint le maître. (C’est un maître qui est gradué, si j’en crois sa plaque.)

— Excusez-moi, y a pas d’offense, rectifié-je.

Pour dissiper cette mauvaise impression, je me hâte de lui relater (troisième édition) l’affaire qui m’amène.

Un peu sidéré, le mastodonte, en apprenant qu’il a acheté pour le compte de Lutèce-Midi un petit enfer pavé, non de bonnes intentions, mais d’ossements.

— C’est épouvantable ! bave-t-il. Que doit penser mon cher ami Simon !

— Des tas de choses désagréables, conviens-je. Pour tout vous dire, puisque nous sommes entre nous, il l’a plutôt saumâtre.

— Je vais lui téléphoner !

— Pas maintenant, il reçoit ! Et il reçoit des ministres, pas des condoléances…

Le gros enflé se dégonfle. Euphémisme, naturlich, comme disent les flics en bourgeois. Faudrait pas qu’il s’assoie sur un clou parce que ça ferait une sacrée décompression dans la taule.

— Maintenant, monsieur Barbautrou…

— Tour !

— Pardon ?

— Pas trou, tour… Barbautour.

— Excusez. Maintenant il s’agit de mettre ce mystère K.-O. et vous devez me donner un sérieux coup de main.

— Moi ?

— Vous !

— Mais co… co…

Je le contemple, me demandant s’il est de la jaquette flottante. Le voilà qui m’appelle Coco à c’t’heure !

— Mais co… co… comment puis-je vous aider ? complète-t-il à mon profond soulagement.

Il est épouvanté. Faut le comprendre, cet homme ! C’est dimanche et y a un canard à l’orange qui mijote dans le four de sa cuisinière. Il se voit déjà partant dans la nuit brune pour d’intrépides aventures. Sa bedaine en est meurtrie par l’appréhension. Y a de la navrance dans sa besace ; de la panique dans ses glandes salivaires ; du branle-bas de combat dans ses muqueuses et du sauve-qui-peut dans ses croquantes. Il imagine le brave Barbarie sur un plat d’argent, fumant comme la loco du Transsibérien ; doré, odorant, craquant, juteux, nappé, suggestif… Et il pense que sa family va se lancer à l’abordage du volatile, lui régler son compte sans lui. Quand il rentrerait, y aurait plus que le gésier, tout racorni, et p’t-être le cou à la grande rigueur.

— Vous pouvez m’aider en me donnant l’historique de cette maison, maître Barbapoil.

— Autour ! Barbautour…

— Excusez encore, je n’ai pas la mémoire de certains noms. Les noms des propriétaires antérieurs sont certainement mentionnés dans l’acte de vente ? D’autant que la construction m’a paru assez neuve.

— Elle l’est ! Venez dans mon bureau.

Mine de rien, le gros gaffe sa montre. À l’infrarouge qu’il cuit, le caneton. Je le parierais ! Et quand il sera à point y aura le dring-servez-chaud de la sonnerie. De nos jours, les cuisines ressemblent à des labos pour recherches nucléaires.

Il me guide dans la pièce voisine. Empire itou. Un peu rigoureux comme style quand y en a trop. Il a racheté la Malmaison, Poilaudo, faut croire… Les Domaines lui ont fait un lot, je vous jure !

Le voilà qui farfouille dans des classeurs (qui exceptionnellement ne sont pas Empire) et ramène un volumineux dossier sur lequel un manieur de ronde a torché « Concours Lutèce-Midi » en caractères gros commak agrémentés de petits poils follets dans les majuscules.

Il l’ouvre en geignant. Ses moindres mouvements le font grincer comme le mât d’un rafiot par gros vent. Il feuillette les fafs timbrés, renifle et ses francforts stoppent sur un acte notarié.

— Moilà, moilà ! dit l’obèse.

Il lit à mi-voix, ce qui ne fait pas mon butter, mais je suis un mec poli et je sais attendre. Enfin il relève la trombine et, comme dirait Saint-Saëns, me fait un signe.

— Une bonne nouvelle ! annonce-t-il.

— Ah ! oui ?

— Il n’y a eu qu’un propriétaire. Attendez que je vous explique : cette maison a été construite en 52 par une veuve Planqueblé, qui y a habité deux ans avec sa fille unique.

« Ensuite elle s’est mariée avec un sieur Aquoix Serge. Elle est décédée huit mois plus tard et c’est sa fille qui a hérité de la maisonnette…

Je suis ses embrouilles avec un certain agacement, j’aurais préféré ligoter ça moi-même because rien ne vaut la rigueur d’un bon texte. L’autre super-phoque pousse son glapissement d’otarie. Nouveau regard à sa breloque dont la grande aiguille pique une pointe de vitesse. Il se dit que c’est la terrible course au finish entre le canard et moi, c’est-à-dire entre le canard et le poulet. Il faut qu’il y aille de son rush pour me liquider avant la tortore !

— C’est donc à cette demoiselle Planqueblé que nous avons acheté la maisonnette.

— Son adresse ?

— Rue Ballu, numéro 120, Paris 9e.

J’inscris cette documentation sur un calepin.

— Merci, maître… Vous avez donc vu la jeune fille au moment de la vente ?

— Bien entendu. C’est une malheureuse infirme de vingt-six ans, qui vit avec son beau-père…

— Avec son beau-père !

— Dame, elle était adulte lorsqu’il a épousé sa mère et vous m’avez dit que la dame Planqueblé avait briffé son bulletin de consigne huit mois plus tard…

— Son quoi ? bave l’adipeux.

— Je voulais dire qu’elle est morte ! Excusez mon langage, maître Barbaumenton, mais dans la police nous ne fréquentons pas que des hommes aussi éminents que vous, et notre vocabulaire s’en ressent.

Il sourit.

— Très drôle…

— De quel genre d’infirmité souffre-t-elle, cette enfant ?

— Paralysie des jambes. Elle se déplace dans un fauteuil roulant.

— Et ce beau-père, qui n’a été somme toute son beau-père que pendant huit mois, l’a prise en charge, cette pauvre môme à roulettes ?

— Vous voyez, on trouve de grands cœurs.

— À quoi ressemble-t-il, cet édifiant personnage ?

— Quand vous le verrez, vous comprendrez qu’il ait agi ainsi. C’est un homme plutôt sombre, en mauvaise santé. Il est resté dans l’atmosphère qu’il avait choisie, comprenez-vous ? Il doit aimer ses habitudes…

— Je vois.

Et par-dessus le marka, je vois Poilaudo qui use son verre de montre à force de le contempler. Le canard est prêt, il est temps que je les mette.

— Pas un mot de tout ceci à âme qui vive, monsieur Barbauchose…

— Tour ! Comptez sur moi ! Vous pensez…

Il m’escorte jusqu’à la porte palière, me propose cinq doigts dont un pouce en parfait état ; je presse les quatre doigts et je lui souhaite une bonne noye sans cauchemars…

Ma Félicie s’est assoupie dans la tire. Avant de grimper en carrosse, je la regarde dormir, avec attendrissement.

Ce qu’elle est chou, cette vieille Maman, avec ses cheveux blancs bien tirés, sa robe noire et sa main blanche posée sur l’accoudoir. J’ouvre doucement la lourde. Elle sursaute et aussitôt me brandit un sourire.

— Alors ?

— J’ai tous les tuyaux, M’man. Je vais tuber au bureau et puis c’est classe pour aujourd’hui. On s’offre une virée ! Une bouffe terrible dans un restaurant basque, puis le ciné. Y a un nouveau Fernandel avec toutes ses dents !

Elle biche, Félicie. C’est sa grande noye de Paris. Une vraie surboum pour elle qui ne sort jamais de notre pavillon.


Arrivé au restau, chez Lavigne, je vais tuber au burlingue. J’ai le boss au bout du fil. Simon Persavéça l’a déjà mis au parfum et, comme on n’a rien à refuser à un homme de ce calibre, comme, d’autre part, le Vieux n’est pas tellement joyce de voir l’un de ses pompiers d’élite mêlé à une histoire pareille, il est entièrement d’accord pour que je mène l’enquête avec des chaussons de feutre aux lattes et un bœuf primé au concours de Fousy-Danltrin-sur-la-Menteuse.

Fort de son acceptation, je prépare mes batteries, tout comme M. Oliver quand il vient faire des crêpes Suzette ou une langue fourrée sauce madère devant les cameramen affamés de la TV.

J’appelle Lachaud, un pote du labo, à son domicile. Il reçoit des aminches sans doute car c’est la grosse fiesta chez lui. On entend un tordu qui mugit Que ne t’ai-je connue au temps de ma jeunesse et une dame qui se fait faire un solo de jarretelles ou quèque chose d’approchant, car elle glousse à vous flanquer le tricotin.

— Est-ce que t’as les carreaux en face des soupiraux ? je demande à Lachaud.

— Et comment ! Pour qui vous me prenez ?

— Bon, alors ouvre tes volets, gars. Demain, à huit plombes tapant, tu vas venir me ramasser chez moi au volant d’une fourgonnette sur laquelle il y aura une raison sociale d’entreprise de maçonnerie, tu me suis ?

— Pas à pas !

Good ! Tu t’amèneras avec un homme à toi et vous serez fringués en maçons, tu continues à filer le train ?

— Absolument.

— Parfait. Munissez-vous de pelles et de pioches !

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

— Démolir le palais de Versailles, paraît qu’y a un gisement de pétrole dessous. Prenez également des bâches…

— Entendu.

— Huit plombes, pas plus tard, ça joue ?

— Promis ; j’emmènerai Müller, pas d’objection ?

— Aucune. Tchao !

Je remets le combiné sur son support.

Le moment est venu de morganer une pipérade !

CHAPITRE VII Dans lequel je prends livraison

Dans son costar de toile blanche, il fait Pierrot gourmand à la menthe, Lachaud, ce lundi matin. La java s’est prolongée chez lui bien avant dans la notche et il arbore ce teint vert bouteille des hépatiques qui ont traité leur foie par le mépris et qui subissent les représailles.

Müller, le rouquin, est moins défraîchi ; p’t-être à cause de l’incendie qui lui sert de tignasse et qui jette des reflets cuivrés sur son épiderme criblé de son.

Quant au gars moi-même, mon meilleur ami, il jouit d’un admirable équilibre physique et moral. On s’est toilés à minuit, Félicie et moi, et j’en ai écrasé comme une petite fille jusqu’à sept plombes et demie, heure à laquelle M’man m’a amené le caoua avec toasts beurrés matinaux. Une douche, du linge propre, et vous avez, médèmes, à votre disposition, le San-Antonio des grands jours, l’homme qui vous apporte l’oubli, l’extase et le quatrième « top » offert par les montres Lip.

— Où on va ? articule péniblement Lachaud.

— Déterrer des macchabées.

Il en a tellement vu, le Lachaud, que ça n’est pas fait pour l’étonner.

— Quel genre de défunts ?

— Le genre très dévêtu, il ne leur reste même plus de bidoche sur les endosses.

— Je vois !

On écluse un petit coup de pouilly pour se mettre le cœur à la bonne hauteur et c’est le départ.

La chignole empruntée par mes bonshommes porte sur les flancs un panonceau annonçant « Lathuile et ses fils, entrepreneurs en maçonnerie », rue de la Folie-Méricourt, Paris. Ça inspire confiance.

— Pourquoi tous ces mystères ? demande Lachaud en installant son dargif devant le volant.

— Parce qu’on doit œuvrer dans la discrétion, fiston. Si on pelletait dans la propriété où je vous mène en costar de ville avec des tires de grand tourisme devant le portail, ça ne serait qu’un cri dans le patelin. Tandis que là, on est des braves maçons qui venons couler une terrasse, vu ?

— Et où est-ce qu’on va ?

— Magny-en-Vexin…

Il drive en douceur. Dans les virages, les pneus ne mouftent pas. Le soleil raconte tout ce qu’il sait et distribue des calories à tout va : un vrai gâchis. On est serrés tous les trois à l’avant. Le gars Müller semble en plein suif.

— Ta bergère t’a fait des vannes ? je demande.

— Non, répond-il, c’est une dent qui me fait des misères. J’ai beau prendre de l’aspirine, je souffre mille morts.

— Pourquoi que tu ne vas pas chez le dentiste ? suggère pertinemment Lachaud.

— J’ai peur, bêle le rouquin.

— T’as tort, affirme Lachaud, j’ai un dentiste remarquable. Il t’arrache pas les chailles, il te les cueille.


Une petite heure plus tard, nous arrivons devant Pinaud’s House. Alentour, le paysan du cru emmène sa femme dans les champs pour labourer. La nature résonne de mille bruits gaillards. C’est bon, le travail au soleil. Ça vivifie. Le nôtre, par exemple, est moins salubre. On carre la chignole devant le portail. On descend le matériel : outils et bâches…

La joue droite de Müller est enceinte de huit mois. Je désigne les points cruciaux à mes bons amis et je vais faire le pet au-dehors. Bien m’en prend. V’là un terreux qui annonce son grand pif, alerté par notre venue.

— Vous êtes dans le bâtiment ?… il demande.

C’est un vieux, avec une chouette moustache de phoque et des lunettes à reflets bleutés.

— Oui, on vient construire un glacis devant la maison…

— Ah ! De Paris ?

Ça l’épate, alors qu’il y a de la main-d’œuvre sur place.

— Je suis un cousin germain du nouveau propriétaire…

— Voilà, voilà…

Le père laconique se cure les molaires avec la pointe d’un couteau et crachote le résultat de ses fouilles…

— Beau temps, hein ?

— Ça, vous faites bien les choses dans le Vexin.

Il rigole. J’en profite pour placer mon questionnaire « mine de rien ». Dix ans d’expérience ! Médaille de bronze au concours Lépine.

— Gentille maisonnette, dites donc ! Mon cousin a de la chance !

— Pour ça !

— État neuf, c’est une riche affaire. Ils devaient être propres, les locataires d’avant ?

— Du temps de Mme Planqueblé, oui… Et puis elle est morte et…

— De quoi est-elle morte ? C’était pas contagieux, j’espère ?

— Oh ! que non…

Il se gratte le velours côtelé.

— Elle s’est fait écraser au passage à niveau par un train de marchandises. Elle était myope et un petit peu sourde… Et voilà…

— Elle avait une fille, m’a-t-on dit, et un mari tout neuf ?

— Oui. Ils sont restés quelque temps ici, et puis ils ont loué…

— Ah !

— Le fauteuil à roulettes, c’était pas commode ici, vous comprenez ?

J’offre une cigarette au vioque.

— Ils ont loué…

Voilà qui est nouveau. Me Poilautruc n’a pas mentionné le détail. Peut-être l’ignorait-il tout bêtement, hein ?

— À des gens qu’avaient pas bon genre, assure le vieux. Ça se faisait une foire les vèques-handes ici ! Ah ! mon pauvre…

— Avec mon cousin, vous serez peinard, c’est un père Mes-pantoufles !

— Tant mieux…

Je remets la conversation sur la route à grande circulation.

— Vous disiez qu’ils avaient mauvais genre ?

— Oui. Ils tenaient une boîte de nuit à Montmartre, un endroit honteux ousque les femmes se déshabillent devant tout le monde…

— Qui, « ils » ?

— Le ménage que je vous cause… Des gens qu’on savait même pas s’ils étaient mariés. Et des amis en veux-tu en voilà, toujours à brailler des cochoncetés.

— Ils s’appelaient comment, ces locataires ?

Il plisse ses yeux de batracien enrhumé.

— Vous me croirez si vous voudrez…

— Bien sûr ?

— Je l’ons jamais su.

Là-dessus, jugeant qu’il m’a accordé assez de salive, il touche le bord de sa casquette et s’évacue vers son usine à bouses.

Je file rejoindre les copains. Ils achèvent de dégager les deux corps et je les aide à les empaqueter dans des bâches. Nous avons une toile « lady » et une autre « gentleman ». On coltine ça dans la fourgonnette. Avant de déhotter, Lachaud fouille le sol en détail aux endroits où étaient ensevelis ces messieurs-dames. Il brise les mottes de terre une à une, comme on casse des noix véreuses. Il récupère çà et là des lambeaux d’étoffe qu’il serre dévotement dans des sachets de Cellophane. Je le laisse faire son turbin. Pendant qu’il s’escrime, Müller opère à l’intérieur du fourgon un premier examen des personnes en question, tandis qu’histoire de mettre ma main à la pâte je rebouche le trou exploré par Lachaud. Deux heures plus tard, c’est le retour sur Paris. Le mahomet en jette de plus en plus et l’intérieur de la camionnette fouette méchant.

— Alors, messieurs ? fais-je en allumant une cousue.

Müller qui, à la base, détient un accent alsacien épais comme un ciment prompt, a de la peine à jacter because sa fluxion dentaire. Il ressemble à une moitié d’hippopotame.

— La femme était jeune, dit-il. Ses mensurations, je vous les communiquerai postérieurement. Denture impec…

Là, sa voix se brise comme une tarte feuilletée sous le derche de Berthe Bérurier. Il caresse d’un doigt prudent la patate luisante qu’est sa joue droite et poursuit :

— Les os sont rongés par la chaux vive, ils n’ont toutefois pas été réduits en poudre parce que la chaux, au contact du sol humide, a perdu beaucoup de ses propriétés corrosives. Vous savez que l’oxyde basique du calcium…

Je le stoppe.

— Non, Müller, je ne le sais pas, et je m’en tamponne le bulbe. Après ?

— Ceci pour la dame. Naturellement, nous serons à même de vous en raconter plus long par la suite. Maintenant, l’homme. À mon avis, un individu d’une quarantaine d’années, assez grand. Hélas ! il jouissait également d’une parfaite denture, ce qui va vous donner du fil à retordre pour l’identification.

Nouvelle caresse à sa fluxion. Il salive péniblement et enchaîne.

— Néanmoins, il n’a pas été enterré dans la chaux et il se trouve dans un meilleur état de conservation, bien qu’à mon avis il ait été inhumé avant la femme.

D’affreux relents de charogne me fouettent le nase.

— Qu’est-ce que ça serait autrement, soliloqué-je. Alors ?

— Cheveux châtains… La fille, vous avez pu en juger… L’homme avait les pouces des mains très développés et en forme de spatule. C’était le genre de zig qui pouvait cacher une pièce de cinq francs sous son pouce.

Il se tait. Lachaud prend le relais.

— Portait au moment de sa mort un costume prince-de-galles, une chemise pervenche et une cravate tricotée noire… Chaussures en veau crispé…

— Merci, mes enfants, pour une première prise de contact, ça n’est pas mal.

Nous nous arrêtons pour croquer dans l’aimable routier où, la veille, Béru a pris le strabisme de la bonne pour une marque d’intérêt à son égard.

Lachaud et moi, on se commande une saucisse aux lentilles, et on réclame une purée très fluide avec une paille pour Müller.

CHAPITRE VIII Dans lequel j’essaie de dresser un plan de campagne

Je me tiens dans la salle des sommiers, là où sont collationnés les pedigrees des malfrats et les fiches signalétiques des personnes disparues.

Au fur et à mesure que me parviennent les détails arrachés aux squelettes par les gnaces du labo, j’oriente mes recherches. Des tas de gens disparaissent chaque année sans laisser de traces, et pour un assez fort pourcentage, ne font jamais plus surface que ça soit mort ou vivant. Mais le contraire est très rare. Si l’on a souvent du mal à récupérer un disparu, par contre on finit toujours par cloquer une étiquette sur des restes. Or je me prends les nougats dans la cravate, ici, car j’ai beau passer au crible les ceuss qui ont mis les voiles, je n’arrive pas à situer les locataires à Pinuche dans le lot.

Au bout de deux plombes pendant lesquelles j’ai épluché plusieurs centaines de fiches, en compagnie de l’archiviste, je me retrouve groggy avec mes deux lascars sur les bras. D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Mystère et boule de gomme. Vous pensez peut-être qu’au lieu de m’esquinter les loupiotes je ferais mieux de rendre visite aux gens qui ont créché dans la datcha du croulant Pinusky ? Hein, avouez, bande d’iconolâtres, que mon piétinisme vous surprend ? Tenez, malgré que vous en trimbaliez un paquet épais comme un matelas Simmons, je vais vous affranchir, bien que je n’aie pas de comptes à vous rendre ! Voyez-vous, un proverbe gondolien (capitale Gondolo) affirme qu’on ne doit pas s’embarquer sans biscuits. Il a raison. Ceux qui ont eu le malheur de partir sans biscuits n’ont jamais fait leur petit-beurre ! Vous me voyez, débarquant chez ces gens, le bada à la pogne, très « quêteur pour les hautes œuvres de la paroisse » et demandant poliment : « Mande pardon, m’sieurs dames, vous n’auriez pas paumé deux cadavres par hasard ? »

Tandis que si, dûment affranchi, j’y vais d’un suave : « Que sont devenus Mme Dugland et M. Chprountz qui comptèrent parmi vos invités à votre soirée du tant ? », alors là, je fous la variole dans le chantier, vous comprenez ? Et comme San-Antonio a un œil qui vaut toutes les pellicules ultrasensibles, j’enregistre les tressaillements, les battements de paupières et autres rougeurs ou pâleurs symptomatiques.

Bon, je veux pas vous donner de cours de police par correspondance, mais ceci devait être dit et ça l’a été dans un style qui n’est pas près d’être égalé. Je pense que vous êtes au moins d’accord sur ce point ! Moi, j’ai le style naturel, ça ne s’explique pas. Ça dégouline de ma plume comme lorsque vous ouvrez le robinet de votre lavabo. L’autre jour (permettez que je fasse une petite digression ? Et si vous ne permettez pas allez vous faire admettre chez les Grecs), l’autre jour, disais-je, je ligotais une interview de M. Raymond Queneau, de l’académie Goncourt, dans laquelle ce membre actif de la célèbre assemblée affirmait qu’il lui fallait sept berges pour écrire un bouquin. Sept berges, vous mordez ? Le temps que met un président de la République pour virer sa cuti ! Paraît, affirme M. Queneau, qu’on peut rien pondre d’éternel en moins de temps et que les navetons qui accouchent plus vite ne produisent que des trucs rachitiques dont la postérité ne veut pas entendre causer. Sept ans ! Un marbrier aurait le temps de l’écrire dans le dur, son livre !

Y doit y avoir de la moisissure dans les points-virgules et des champignons après les imparfaits du sub. Sept piges ! Les passés composés se décomposent à ce rythme-là, non ? Les accords se désaccordent et quant aux participes, ils participent plus à grand-chose ! Enfin c’est mon avis. Je peux me gourer, remarquez ! P’t-être qu’on a intérêt à tremper sa plume dans un sarcophage, après tout ! Mais alors les tirages c’est plus des tirages, c’est de la combustion lente kif-kif les poêles Godin. Et puis d’abord, la postérité ça veut dire quoi ? Tenez, tout à fait entre nous et M. Queneau, je peux vous annoncer que si j’avais été le contemporain des mecs aux grands tifs (voir Racine et consorts) on trouverait mes morcifs choisis dans les écoles. Notez qu’on trouve aussi mes bouquins dans les écoles, seulement les petits potes qui me compulsent morflent deux heures de colle quand ils se font poirer avec mes chefs-d’œuvre, alors qu’autrement on leur disséquerait ma prose pour en dévoiler le mécanisme génial. Manque d’opportunité, quoi ! Peu importe. Quand on a son blaze sur une plaque de rue, on l’a aussi sur une pierre tombale et ça fait moins gai. Alors, mes morceaux choisis, tout compte fait, je les sélectionne moi-même et c’est de préférence à des mains féminines que je les confie.

Mais opérons, si vous le voulez bien, un retour aux sources. Je disais donc qu’avant de monter à l’assaut je voulais des munitions, ce qui est logique vu que je ne joue pas à la guerre de 39–40. Par munitions, j’entends l’identité des deux paquets d’os découverts dans la gentilhommière du chef Pinuchet.

Je m’assieds à un minuscule burlingue taché d’encres variées sur lequel un farceur qui n’est pas Béru puisque l’orthographe est correcte a écrit : « Le Vieux est une salope. »

Vous allez trouver que nous sommes irrévérencieux envers nos supérieurs hiérarchiques dans la rousse, mais je vous ferai remarquer qu’en tout cas nous avons le jugement assez sain.

Je ligote la note signalétique de M. et Mme Squelette. Je la sais par cœur, mais rien ne remplace, je vous l’ai dit plus haut, l’efficacité d’un texte :

1. La mort de l’homme remonte à environ deux ans.

2. Celle de la femme serait quasi récente, mais à cause de cette damnée chaux vive on ne peut préciser.

3. L’homme mesurait 1,78 m. Il avait de larges épaules, les pouces très élargis à leur partie supérieure. Sans doute son front était-il dégarni. Cheveux soyeux, tirant sur le blond. Donc, les yeux clairs selon toute vraisemblance. Cause de la mort : coup de revolver dans la nuque. Était vêtu d’un costume prince-de-galles en tissu anglais (label du tailleur ôté). Poids approximatif 75 kg. Portait une alliance d’or suisse sans gravure. Nez aquilin.

4. La femme mesurait 1,55 m. Était âgée d’environ vingt-cinq ans. Châtain, plutôt foncé. Cause de la mort : indéfinie, aucune trace de blessure n’ayant été relevée. Portait une robe imprimée légère. Yeux marron suivant estimation. Poids approximatif 50 kg. Pas trace d’alliance.

Toutes ces notes, je les ai jetées en vrac sur une feuille blanche à mesure que le labo me fournissait les tuyaux. Ces bonnes gens ne correspondent à aucun signalement de disparus.

Et pourtant ils possédaient des signes distinctifs, ce qui devrait faciliter les choses. Ainsi, l’homme avait les pouces larges et la femme les avant-bras surdéveloppés.

— Si tu dégauchissais du neuf, préviens-moi, dis-je à l’archiviste.

Je descends dans mon bureau et je bats le rappel de mes hommes. Lorsqu’ils sont alignés devant moi (et il y a là Béru, Pinaud, Lavoine, Mathias et Rigolier) je leur décris les défunts tels qu’il est possible de les imaginer d’après mes notes.

— Ça vous dit quelque chose, les enfants ?

Ils branlent le chef en silence.

Balpeau !

Je confie mon papelard à Mathias.

— Mets-toi en rapport avec la province et l’étranger… L’homme surtout ne devait pas être d’ici.

J’ajoute :

— Fais dactylographier ça en plusieurs exemplaires, et passe la note dans les différents services pour si des fois !

« Tu en donneras une à Pinuche.

Je fonce sur l’heureux propriétaire.

— Quant à toi, vénérable relique, tu vas aller aérer ta p… de cahute. Tu feras un tour dans le village et, habilement si tu le peux, tu demanderas à tes bons voisins s’ils ont aperçu des mecs correspondant à ces signalements. Si oui, à quelle époque et dans quelles conditions. Mets tes cellules sur la haute tension et tâche de ne pas donner l’éveil, y a rien de plus méfiant qu’un nabus !

— Toi, Lavoine, tu vas essayer de savoir à qui une certaine demoiselle Planqueblé demeurant 120, rue Ballu avait loué sa campagne de Magny. Surtout pas un mot de trop et oublie que tu n’es qu’un méchant poulet. Défense surtout d’aller voir la demoiselle ; c’est mon gâteau à moi.

— Bien, patron…

— Toi, Rigolier, tu accompagneras Pinaud à Magny et tu feras une enquête tout aussi discrète chez les commerçants susceptibles d’avoir vendu de la chaux vive aux habitants de la maisonnette il y a deux ou trois ans. Je sais bien qu’on ne peut pas espérer grand-chose de ce côté-là, mais nous ne devons rien négliger…

Je les regarde.

— Bon, c’est tout.

— Et moi ? demande Béru, ulcéré de ne pas être chargé de mission.

— Toi, tu fermes ta grande gueule et tu m’accompagnes.

— Ah bon !

Je fais claquer mes doigts.

— Au turf, les mecs. Et rembour ici sur les choses de six heures !

CHAPITRE IX Dans lequel je commence mes livraisons à domicile

Aïoli est en train d’écluser un scotch au bar du Lutèce-Midi avec un acteur de cinéma venu pleurer dans l’emplacement de son giron pour essayer d’avoir un écho.

— Tiens ! re-toi ! s’exclame-t-elle en apercevant ma silhouette élancée.

— Je viens te chercher, dis-je.

— Pour aller où ?

— Un petit turbin qui nécessite ta compétence ; c’est au sujet de ce que tu sais.

Elle secoue la tête.

— Pas mèche maintenant, j’ai ma chronique de demain à préparer.

— Je te dis d’arriver ! Tes lecteurs auront quelques couenneries de moins à lire, voilà tout ! Du reste, ton boss m’a donné carte blanche.

— Dans ce cas, rouscaille la douce enfant, je ne veux pas être plus royaliste que le king. Tu prends au moins un baby ?

J’opine. Elle me présente le beau ténébreux de l’écran.

— Jérémy Panouille, que tu as dû voir dans Le Grain de sel sous la queue ou la Vie d’un photographe !

— Certainement, dis-je en négligeant la main du bellâtre.

La barmaid — une brune à point — me verse un whisky sur une banquise.

— Oh ! Blagapar, fait Jérémy en faisant des effets de voix, j’ai un écho terrible pour votre rubrique. Quelque chose d’inouï qui est vraiment impensable ; je vous assure que c’est sensationnel. Vos lecteurs vont trouver ça fantastique…

— Ah, oui ? dit Aïoli d’une voix amusée mais un chouïa réservée.

— Figurez-vous qu’hier j’étais au volant de ma Porsche décapotable lorsqu’un monsieur traverse les clous au rouge. Je freine : vous savez qui c’était ?

— Non ? fait Aïoli qui s’en fout.

— Orson Welles, en personne. Il commence à m’invectiver en français. How do you do ? lui fais-je en riant. Il me reconnaît et éclate de rire… Dites, c’est pas étonnant ? J’ai pensé que ça ferait un truc amusant pour vous.

Je vide mon baquet cul-sec.

— Faudrait que tes lecteurs aient la rate hypertrophiée pour s’amuser de ça, dis-je lugubrement. Tu viens ?

Nous décarrons sous le nez du hotu médusé.


Bérurier dort dans ma voiture. Il ne s’éveille que lorsque nous atterrissons rue Ballu.

— Bouge pas de là ! lui enjoins-je.

Le moment est venu de parfumer Aïoli. (Si je puis ainsi m’exprimer.)

— Nous allons chez les anciens proprios de la maison du crime, mon grand garçon. Nous sommes deux journaleux et nous venons leur demander leurs impressions au sujet du lauréat. Je t’ai amenée parce que c’est ton job et que tu as la manière.

Je biche un appareil photo dans ma boîte à gants.

— Questionne-les sur les raisons qui les ont poussés à vendre. Ce premier contact uniquement pour étudier leurs réactions. Allez, go !

La concierge nous indique que M. Serge Aquoix occupe le troisième étage. Nous nous farcissons l’escadrin, because l’ascenseur est en vacances à la montagne chez ses amis Roux et Combaluzier. Dring !

On ne répond pas. J’y vais du grand largo de Haendel sur la sonnette. Enfin nous percevons un petit glissement prometteur. Je remarque alors qu’il y a un judas dans la lourde. Il est gros comme une tronche d’épingle, c’est une petite lentille grossissante.

De l’intérieur, on nous voit en pied. Un instant s’écoule encore. Ils ne sont pas pressés de déboucler leur taupinière, les locataires. C’t’un fortin ou quoi ?

Enfin la porte s’ouvre sur un monsieur aux cheveux de neige et à l’air à moitié crevé, emmitouflé dans une somptueuse robe de chambre molletonnée.

— Oui ? demande-t-il d’une petite voix qui fait penser à une allumette qu’on frotte.

Lutèce-Midi, annonce Aïoli avec son super-sourire Colgate revu et aurifié par le dentiste du coin.

L’autre fronce ses sourcils fournis.

— Entrez !

Il nous conduit à une pièce qui sert de salle à jaffer-salon. Y a un buffet Lévitan de l’époque Ming et un piano droit style Gaveau. Y a aussi un fauteuil à roulettes et dans icelui une ravissante jeunesse étiolée dont le regard de biche vous fout de la tristesse jusque dans la moelle épinière.

Nous nous inclinons devant la jeune fille. Le sort a été méchant avec elle. Lui cloquer un visage aussi angélique et la priver de pattes, c’est rosse.

— De quoi s’agit-il ? demande Aquoix Serge.

Aïoli y va de son boniment.

— Vous n’avez pas été sans apprendre par notre journal…

— Je ne lis que Le Figaro, coupe l’autre tronche.

Ça commence mal. Il ne semble pas apprécier notre visite, le beau-dabe à miss Planqueblé. Blagapar sait courber le dos quand c’est nécessaire.

— Vous avez dû apprendre que la propriété de Magny vendue par vous à notre journal…

— Pas vendue par moi, vendue par ma belle-fille, Thérèse Planqueblé, rectifie Aquoix.

La môme hoche la tête.

— Je parie qu’il reste encore des signatures à…

— Non, non ! mademoiselle, nous venons pour faire un papier. Votre maison a été gagnée par un inspecteur de police et notre rédacteur en chef a pensé qu’il y avait matière à un article. Que pensez-vous du lauréat, etc. Vous comprenez ?

Elle s’adresse à Thérèse, mais c’est Aquoix qui répond.

— Mademoiselle, dit-il à Aïoli (ce qui dénoterait de sa part une certaine myopie), cette vente n’impliquait pas notre participation à votre concours, que je sache ? La maison était à céder, un homme d’affaires l’a fait acheter, ma belle-fille a perçu le montant de la vente, là s’arrête notre participation fortuite à votre stupide concours publicitaire.

Voilà qui est catégorique. Il enchaîne :

— Personnellement, je réprouve ces tapageuses manifestations publicitaires qui donnent à des choses futiles une importance que l’on n’accorde même pas aux problèmes de l’heure…

Il continue de se vider. C’est le genre prêchi-prêcha. Le vieux chnoque grave qui a des idées solennelles sur toute chose et les disperse abondamment.

Il marche dans la pièce, d’un pas nerveux, toussotant parfois au milieu d’une phrase. Aïoli essaie de placer ses arguments, mais il les écrase dans l’œuf à coups de talon. Ce concours lui sort par les trous de nez. S’il avait appris au départ que l’acheteur de la carrée était un canard et qu’elle était destinée à récompenser un lauréat, il aurait déconseillé à sa belle-fille de la lui vendre. Maintenant il ne veut plus en entendre parler… Il regrette de devoir nous prier d’évacuer les lieux, mais c’est comme ça et pas autrement. Ils sont malades tous deux et n’ont pas de temps à perdre avec les gens d’une feuille à sensation dont les méthodes révoltent l’homme intelligent et qui exploitent les sentiments les plus bas pour…

Je touche le bras de Blagapar.

— Tu vois bien que monsieur ne lit que des textes édifiants. Il y a Daniel-Rops entre vous.

— Vous n’êtes qu’un malotru ! rugit le chétif de sa voix de crécelle désamorcée.

J’adresse un aimable salut à la petite Thérèse qui paraît gênée et effrayée. On se rabat vers la lourde. L’évacuation se fait dans un silence impressionnant.

Une fois à la bagnole, je constate que le Gros n’est plus là. J’en déduis qu’il est allé se jeter un gorgeon au tabac du coin.

— Tu parles d’une réception ! pouffe Aïoli. Elle ne doit pas se marrer, cette mignonne, avec un ours pareil.

— Non. La vie est pas folâtre dans cet appartement. À ton avis, il a trempé dans les meurtres, ce zigoto ?

Blagapar réfléchit et hausse les épaules.

— Non. C’est un affreux sacristain, voilà tout. Je ne le vois pas trucider son prochain.

— On peut se gourer, tu sais. Suppose qu’il ait quelque chose sur la patate, il ne tient pas évidemment à parler de la maison et quand nous venons, la bouche fleurie, l’interviewer, Aquoix tique ! S’il nous a envoyés aux quetsches, c’était manière de couper court.

Aïoli n’est pas partante pour l’argument. Elle adopterait plus facilement une douzaine de cannibales orphelins que mon point de vue.

— Écoute, j’ai tout de même un sixième sens féminin, dit-elle.

— T’en aurais un septième que ça ne me surprendrait pas outre mesure, comme dit mon tailleur.

— Crétin ! Eh bien, ce six ou septième sens me crie que ton Aquoix est blanc comme neige.

— Nous verrons.

Là-dessus, réapparition du Gros. Il n’arrive pas d’un troquet, mais de l’immeuble d’Aquoix Serge.

J’en reste comme deux ronds de frites.

— Je te croyais chez le bougne du coin !

— Mes fesses ! répond galamment le mari de B.B. (à l’état civil Berthe Bérurier). Figure-toi que tandis que tu causais à la concierge, je m’aperçois que je la connaissais. Son frère était au régiment avec moi et elle a été ma marraine de guerre. Si je vous disais…

— Je t’en prie, coupé-je, comprenant qu’il va se lancer dans le scabreux.

— Laisse, fait Aïoli, on est presque entre hommes, non ?

Encouragé, le Gros barrit :

— Si je vous disais que dans son genre c’était une rapide.

Je sursaute.

— Elle sait ce que tu fais dans la vie ?

— Tu parles. Je lui ai même fait croire que j’allais passer commissaire l’an prochain.

— Et tu lui as dit que nous étions ensemble ?

— Fallait pas ?

— Béru, grondé-je, depuis que l’espèce humaine est sortie des mers, il y a eu bien des truffes sur cette planète. Mais tu pulvérises le record au point qu’on a envie de te refoutre dans la tisane, histoire de boucler la boucle…

Il rougit, veut protester, mais l’instinct de la conservation lui souffle qu’il doit provisoirement perdre celui de la conversation.

Je gamberge sous le regard attentif d’Aïoli qui a mordu le danger. La pipelette est chiche de mettre Aquoix au parfum de notre identité véritable et, si l’homme grincheux a mariné dans ces meurtres, il se gaffera vilain.

Demander le secret à la brave femme ne ferait que la pousser à jacter, c’est couru.

— Elle t’a demandé ce qu’on voulait à son locataire ?

— Oui, expire l’Enflure.

— Et que lui as-tu répondu avec ce brio qui fait ton charme ?

— Que c’était confidentiel.

Juste ce qu’il fallait pour lui transformer la calbombe en lampe à souder, à la balayeuse d’étages. Elle doit faire de la température en se demandant ce que ce micmac signifie. Elle est déjà en train d’affranchir la vieille dame du dessus, qui ira le bonnir au militaire en retraite, etc.

Je lève la tronche en direction du troisième. Je vois retomber un rideau. Aquoix est inquiet. Pourquoi ? That is the question, dirait Shakespeare qui adorait les citations.

C’est alors que mon lutin personnel, vous savez ? le petit locataire de mon subconscient, celui qui me souffle les idées géniales avec une paille occulte, me dit que lorsqu’un frometon est écrabouillé, le meilleur parti qu’on puisse en tirer c’est de le mettre en tartine.

Aussi bien, puisque l’ignoble Béru a trouvé le moyen de rencarder son ancienne marraine de guerre, je vais exploiter la situation nouvellement créée à sens contraire.

— Tu vas mettre le cap sur la loge de la concierge, Gros.

— C’est le cap Cerbère, alors ? hasarde le Mahousse qui cherche à détendre l’atmosphère par un bon mot.

Je sape ses illusions.

— Si elle a le Vermot, tu auras le droit de le repasser, parce que tu flanches et je voudrais pas te voir louper ton examen de calembredaine. Essaie d’apprendre le maximum de choses sur le mode de vie d’Aquoix et de sa belle-fille. Rapport complet. Et quand Aquoix sortira, tu lui fileras le train, correct ?

— Entendu !

Il descend de ma chignole et j’emmène Aïoli à son journal.

— T’as de drôles de sous-fifres, observe-t-elle. Il le fait exprès d’être c… comme ça, ton gars, ou c’est de naissance ?

Moi, vous me connaissez, je suis le first à les traiter de tordus, mes pieds nickelés, mais j’aime pas qu’on vienne me baver sur les noix à leur sujet.

— Écoute, Aïoli, rétorqué-je, mes hommes n’ont pas inventé la fusée Atlas ; ils ne se lavent pas les pinceaux toutes les années et ils préfèrent le sauciflard à l’ail au caviar sur toasts, mais question de turbin, c’est pas toi qui pourrais leur donner des cours du soir.

— Tu t’emportes, je voulais pas te vexer, rectifie Blagapar. On le voit tout de suite, que Sherlock Holmes était un minable à côté du bœuf que tu viens de débarquer.

Nous éclatons de rire.

— En somme, conclut-elle, c’est une visite pour la peau !

— Rien n’est jamais inutile, déclaré-je, un brin sentencieux.

Elle me file un coup de périscope intrigué.

— Ça veut dire quoi, en langage poultok ?

— Je te posterai la traduction un de ces quatre, bonhomme. Auparavant, faut que je potasse mon lexique.

On se sépare sur cette réplique équivoque. Je retourne au burlingue.

*

Lavoine achève une ravissante cocotte en papier à laquelle il a dessiné les châsses de Sophia Loren au crayon-bille lorsque j’enfonce le loqueteau.

— Déjà ! fais-je, content d’avoir à qui parler de l’affaire.

— Oui, patron.

— Tu as mon tuyau ?

— Voilà.

Il me tend une feuille de bloc. En caractères d’imprimerie il a écrit :

Raminagrobis, rue des Martyrs
Propriétaire : Ange Ravioli

— C’est le gars qui loua la carrée de Magny ?

— Oui, m’sieur le commissaire. Il tient une taule de strip. Il a été locataire là-bas de 55 à l’été 58. Ensuite la maison est restée fermée.

— Des tuyaux sur ce Ravioli ?

— Petit pedigree. Deux plombes en 45 pour abus de confiance. Trois ans de Centrouze en 49 pour attaque à main armée. Depuis plus rien… Il s’est lancé dans la limonade avec des capitaux mystérieux… Il passe pour être rangé des voitures.

— Marida ?

— Maqué avec une ancienne entraîneuse de chez Mémène.

J’enregistre tout cela avec une évidente satisfaction. Cet Ange Ravioli aurait joué Arsenic et Vieilles Dentelles dans la strasse de Magny que ça ne m’étonnerait pas.

— Beau boulot, Lavoine.

Il rosit de confusion.

— Il faut dire que j’ai eu un coup de vase : j’ai téléphoné aux agences de location de Magny-en-Vexin et je suis tombé sur un zig qui m’a affranchi.

— Bravo !

Comme il quitte mon territoire, le bigophone intérieur appelle au secours. C’est Mathias qui s’informe si je suis rentré.

— Amène-toi, fils !

Il ne se fait pas prier.

— Qu’est-ce que ça a donné, ta petite distribution de prospectus ?

— À vrai dire pas grand-chose ! Pourtant y aura peut-être du nouveau au sujet de l’homme du côté de l’Allemagne.

— Raconte !

— C’est l’histoire des pouces écrasés, ça a rappelé quelqu’un à un de nos collègues de Lille ; un trafiquant chleu qui aurait fait parler de lui y a quelques années à Hambourg. J’ai adressé un câble aux services de cette ville et j’attends la réponse.

— Très bien.

Je suis content de mes hommes, content de moi aussi. Je tends mon appareil photographique à Mathias.

— Porte ça au labo. Dedans y a deux photos à développer, elles ne doivent pas être fameuses car je les ai prises à l’intérieur d’un appartement et sans flash. Sans viser non plus. Qu’ils en tirent le maxi, hein ?

— Entendu…

— Pas de nouvelles de Pinaud et de Rigolier ?

— Pas encore… Dame, il n’est que six heures moins vingt et Magny c’est tout de même pas à côté !

Il s’en va. J’ai l’esprit en paix comme une cuisinière qui a mis son repas « en train ». Ça mijote sur le réchaud à gaz, y a qu’à attendre que le temps de cuisson soit révolu.

Je laisse la consigne au planton et je descends au café d’en face écluser un pastaga-tomate. Dans mon mixer, c’est plein de bouts d’idées bizarroïdes qui tourniquent pour chercher leur place. Elle viendra, j’ai confiance. Je roule les bobs avec le taulier en attendant de nouveaux résultats. Comme je suis dans une bonne passe, je lui colle deux tournanches dans le tiroir, ce qui cause un certain désagrément au cher homme. Obstiné, il me propose la revanche, mais la lourde s’ouvre sur Pinaucchio. Le vioque a un sourire flétri dans sa moustache mitée. Il semble si ravi que je ne doute pas un instant de le voir déposer dans la corbeille de mariage un élément de la plus grande valeur.

— Tu parais bien joyce ? dis-je en l’entraînant au fond de l’établissement.

— Y a de quoi !

— Vas-y, je t’écoute…

Son sourire béat disparaît et ses yeux de plâtre se mettent à faire des miettes.

— Ben quoi, je suis content qu’on ait débarrassé ma maison de ces… de ces personnes… Du coup, je m’y suis senti à l’aise.

— Tu as questionné les voisins ?

— Oui, pas mal.

— Alors ?

— Alors rien ! Il paraît que les locataires qui se sont installés là-bas après la mort de la mère Planqueblé amenaient des tas de zigs. Comment veux-tu qu’ils en aient remarqué un plus que d’autres ? Ces gens n’allaient à Magny que le dimanche et ils ne quittaient pas la propriété.

— Bref, tu reviens les mains vides, dis-le carrément.

— Les mains, mais pas les poches ! plaisante ce prêtre de l’humour.

Il inventorie ses profondes. Y a du suspense, je vous jure. Avec Pinuche, y a même du suspensoir. Il retire tour à tour un trousseau de clés, un paquet de tabac éventré, un paquet de Job gommé, un bout de ficelle artistiquement plié, une boîte d’hameçons numéro huit et enfin un morceau de papier de boucherie qu’il déplie savamment.

— J’ai trouvé ça à la cave, dit-il.

« Ça », c’est une douille de revolver calibre 7,65 tout écrasée et un morceau de billet de wagon-restaurant allemand.

Le fossile me regarde en continuant de battre des paupières.

— Ça t’intéresse, Tonio ?

Je lui frappe l’épaule.

— Je suis preneur, ma vieille poubelle. Montons au bureau.

— J’aimerais bien prendre un verre avant.

— D’accord, tu me rejoindras. Et Rigolier ?

— Il est là-haut.

— Il a du nouveau ?

— Absolument rien ! affirme Pinautchina avec un tremblement vaniteux dans la voix.

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