DEUXIÈME PARTIE Arcadia Darell

DARELL, ARKADY : … Romancière née le 5-11-362 E. F., morte le 7-1-443 E. F. Bien qu’elle ait écrit de nombreux romans, Arkady Darell est surtout connue pour la biographie de sa grand-mère, Bayta Darell. Basée sur des documents de première main, elle a pendant des siècles servi de réservoir d’informations sur le Mulet et son époque… De même que Souvenirs dévoilés, son roman Temps et époque révolus est une image frappante de la brillante société kalganienne du début de l’Interrègne, que lui a inspirée une visite effectuée sur Kalgan au cours de sa jeunesse…

ENCYCLOPEDIA GALACTICA

I

D’une voix ferme, Arcadia Darell déclama dans le microphone de son transcripteur :

« L’Avenir du Plan Seldon, par A. Darell. »

Puis elle pensa au fond d’elle-même qu’un jour, lorsqu’elle serait devenue un grand écrivain, elle signerait tous ses chefs-d’œuvre du pseudonyme d’Arkady. Simplement Arkady, sans aucun nom de famille.

A. Darell… Tel était le nom banal qu’elle devait apposer au bas de tous les devoirs qu’elle rédigeait en classe de Composition et de Rhétorique. Tous ses autres condisciples étaient soumis à la même obligation. Et « Arcadia » était un nom de petite fille dont on l’avait affublée en souvenir de son arrière-grand-mère qui se prénommait ainsi ; ses parents n’avaient vraiment pas le moindre soupçon d’imagination.

Maintenant qu’elle avait quatorze ans passés depuis deux jours, on aurait pu croire qu’en reconnaissance de son accession au monde des adultes, elle serait appelée Arkady. Elle serra les lèvres en évoquant son père qui avait levé les yeux de son viseur-de-livre, juste le temps de lui dire : « Mais si tu veux te faire passer pour une fille de dix-neuf ans, Arcadia, que feras-tu lorsque tu en auras vingt-cinq et que les garçons t’en donneront trente ? »

De l’endroit où elle se trouvait, affalée en travers des bras et dans le creux de son fauteuil spécial, elle apercevait le miroir et sa coiffeuse. Son pied était légèrement dans le champ parce que sa pantoufle ne cessait de tourner autour de son gros orteil, si bien qu’elle s’assit dans une pose anormalement rigide qui, pensait-elle, allongeait son cou de cinq bons centimètres et lui donnait une sveltesse royale.

Un instant, elle considéra pensivement son visage… trop gras. Elle desserra les mâchoires d’un centimètre, sans disjoindre les lèvres, et obtint ainsi un soupçon de maigreur tout artificielle. Elle s’humecta les lèvres d’un rapide coup de langue et leur permit de s’épanouir dans leur pulpeuse élasticité. Puis elle laissa tomber ses paupières avec une lassitude toute mondaine… Si seulement ses joues n’arboraient pas cette sotte roseur !

En tirant du bout des doigts le coin de ses yeux vers les tempes selon une légère inclinaison, elle tenta d’imiter la mystérieuse langueur exotique des femmes originaires des planètes intérieures, mais ses mains se trouvaient dans le champ, et elle n’arrivait pas à distinguer nettement l’effet obtenu.

Puis elle leva le menton, saisit son image en demi-profil et, les muscles des yeux quelque peu distendus par l’effort qu’elle soutenait pour regarder en coin, le cou douloureusement contracté, la voix d’une octave au-dessous de son timbre normal, elle dit : « Vraiment, père, si tu t’imagines que je me préoccupe le moindrement de ce que peuvent penser ces stupides garçons, tu te… »

A ce moment, elle se souvint que le transcripteur était toujours branché, qu’elle tenait le microphone à la main, et elle soupira d’un ton lugubre : « Oh ! flûte… » et coupa l’interrupteur.

Le papier légèrement violacé, avec sa ligne marginale couleur de pêche, sur la gauche, portait, sous le titre L’AVENIR DU PLAN SELDON, les lignes suivantes : Vraiment, père, si tu t’imagines que je me préoccupe le moindrement de ce que peuvent penser ces stupides garçons, tu te… Oh ! flûte…

Elle arracha la feuille de la machine avec dépit et la remplaça par une autre.

Mais son visage perdit bientôt son expression vexée, et sa petite bouche s’élargit en un sourire de satisfaction. Elle flaira le papier délicatement. Exactement ce qu’il fallait. La note juste d’élégance et de charme. Les caractères, le dernier cri de la mode.

La machine avait été livrée l’avant-veille, le jour de son premier anniversaire d’adulte. « Mais, père, disait-elle depuis longtemps, il n’y a pas une seule élève dans ma classe – j’entends celles qui ont la prétention d’être quelqu’un – qui n’en possède. Il n’y a plus guère que les arriérés qui se servent encore de machines à main… »

Le vendeur avait déclaré : « Aucun autre modèle n’est aussi perfectionné et d’un emploi aussi simple. La machine se conforme aux règles de l’orthographe et de la ponctuation, selon le sens de la phrase. Naturellement elle contribue grandement à l’éducation, car elle conduit l’utilisateur à prononcer avec soin, à placer judicieusement les respirations pour obtenir une orthographe correcte, sans parler de l’élocution élégante et nuancée qu’exige une ponctuation appropriée. »

Même à ce moment, son père avait fait une ultime tentative pour obtenir une machine à caractères d’imprimerie, comme si elle eût été une vieille institutrice célibataire.

Mais, lorsqu’on vint la livrer, c’était bien le modèle qu’elle désirait – sans doute l’avait-elle obtenu au prix d’un peu plus de pleurnicheries et de reniflements qu’il n’était convenable pour une adulte de quatorze ans – et les caractères imitaient à s’y méprendre une écriture charmante et parfaitement féminine, avec les capitales les plus gracieuses et les plus belles qu’il fût possible de rêver.

Même la simple phrase « Oh ! flûte » vous avait un je ne sais quoi de séduisant, une fois qu’elle avait passé par le mécanisme du transcripteur.

Néanmoins, il fallait se conformer strictement aux instructions, c’est pourquoi elle s’assit bien droite sur sa chaise, plaça son brouillon devant elle en femme d’affaires expérimentée, et recommença sa dictée, articulant nettement et clairement, le ventre plat, la poitrine haute et la respiration soigneusement contrôlée. Elle commença, pleine d’une ferveur dramatique : « L’Avenir du Plan Seldon.

« L’histoire de la Fondation est, j’en suis sûre, bien connue de tous ceux d’entre nous qui ont eu la bonne fortune d’être éduqués grâce au système scolaire efficace et au mérite du personnel enseignant de notre planète. »

(Bon début ! Et qui devrait bien la faire rentrer dans les bonnes grâces de miss Erlking, cette maudite vieille sorcière !)

« Cette histoire est en grande partie l’histoire du Grand Plan de Hari Seldon. Les deux ne font qu’un. Mais la question qui préoccupe aujourd’hui la plupart des esprits est celle-ci : ce Plan continuera-t-il de s’accomplir, dans son immense sagesse, ou sera-t-il traîtreusement foulé aux pieds, si ce n’est déjà fait ?

« Pour le comprendre, il serait peut-être préférable de passer rapidement sur les périodes glorieuses du Plan, telles qu’elles ont été jusqu’ici révélées à l’humanité. »

(Cette partie du devoir était facile, car, le semestre précédent, on avait entrepris l’étude de l’histoire moderne.)

« Il y a près de quatre cents ans, dans les jours où l’Empire Galactique, sur son déclin, s’acheminait vers la paralysie précédant la mort finale, un homme – le grand Hari Seldon – sut prévoir la fin imminente. Grâce aux méthodes de la psychohistoire, dont les complexités mathématiques sont depuis longtemps oubliées… »

(Elle s’interrompit, prise d’un léger doute sur l’orthographe de « complexités ». Bah, après tout, la machine ne pouvait guère se tromper…)

« … il put, avec le concours de ses collaborateurs, prévoir le déroulement des grands courants sociaux et économiques qui allaient balayer la Galaxie à cette époque. Il leur fut possible d’établir que, abandonné à lui-même, l’Empire ne manquerait pas de s’effondrer, et que sa chute serait suivie d’au moins trente mille ans de chaos et d’anarchie avant qu’il fût possible d’édifier un nouvel Empire.

« Il était trop tard pour prévenir le fatal écroulement, mais il demeurait au moins possible de réduire la période intermédiaire de chaos. Un Plan fut dressé, selon lequel un simple millénaire séparerait désormais le second Empire du premier. Nous arrivons au terme du quatrième centenaire de ce millénaire, et bien des générations d’hommes ont vécu et se sont éteintes cependant que le Plan poursuivait sa marche inexorable.

« Hari Seldon avait érigé deux Fondations aux extrémités opposées de la Galaxie, suivant une méthode telle qu’elles fourniraient la meilleure solution mathématique à son problème psychohistorique. Dans l’une de ces Fondations – la nôtre, installée ici, sur Terminus – fut concentrée la science physique de l’Empire, et, grâce à la possession de cette science, elle fut en mesure de résister victorieusement aux attaques des royaumes barbares qui avaient fait sécession et proclamé leur indépendance sur les lisières de l’Empire.

« La Fondation réussit à reconquérir ces royaumes éphémères sous la conduite d’une série d’hommes sages et héroïques, tels que Salvor Hardin et Hober Mallow, qui surent interpréter le Plan avec intelligence et guider notre pays. Toutes nos planètes honorent encore leur mémoire, en dépit des siècles écoulés.

« Finalement, la Fondation établit un système commercial qui s’étendait sur une large portion des secteurs siwennien et anacréonien de la Galaxie, et elle mit même en déroute les restes du vieil Empire sous le commandement de leur dernier grand général, Bel Riose. Il semblait que, désormais, rien ne pourrait plus s’opposer au déroulement du Plan Seldon. Toutes les crises prévues par Seldon, surgies au moment déterminé par ses calculs, avaient été résolues de façon satisfaisante, et à chaque étape, la Fondation avait fait un nouveau pas de géant vers le second Empire et la paix. C’est alors… »

(Parvenue à ce point, son souffle devint plus court et elle sifflait les mots entre ses dents, mais le transcripteur se contentait de les écrire avec le même calme et la même grâce.)

« … qu’à la suite de la disparition des derniers débris du défunt Empire, et tandis qu’une poussière de petits Seigneurs de la guerre exerçaient leur autorité brouillonne sur les dépouilles éparses du colosse terrassé… »

(Elle avait emprunté cette phrase à une émission dramatique de T.V., la semaine précédente, mais comme miss Erlking s’intéressait exclusivement aux symphonies et aux conférences, elle n’en saurait rien.)

« … survint le Mulet.

« Cet homme étrange n’avait pas été prévu par le Plan. C’était un mutant dont l’apparition était imprévisible. Il possédait l’étrange et mystérieux pouvoir de diriger et de modeler à sa guise les émotions humaines, et de cette manière il pouvait plier tous les hommes à sa volonté. Avec une rapidité foudroyante, il se transforma en conquérant et bâtisseur d’Empire et finit par écraser la Fondation elle-même.

« Néanmoins, il ne parvint jamais à établir sa domination sur l’univers, car, en dépit de sa puissance écrasante, il fut arrêté, dès sa première tentative, par la sagesse et l’audace d’une femme de grand mérite… »

(Et voilà qu’une fois de plus, elle se trouvait aux prises avec le même problème. Sur les instances formelles de son père, il lui était interdit de mentionner qu’elle était la petite-fille de Bayta Darell. Tout le monde le savait, et Bayta était sans doute la femme la plus grande de tous les temps : sans aucune aide, elle avait su mettre un terme aux exploits du Mulet.)

« … au cours d’une action dont les circonstances sont fort peu connues. »

(Là ! Si on lui demandait de lire son devoir en classe, elle prononcerait ce dernier passage d’une voix caverneuse, et quelqu’un ne manquerait pas de demander des explications sur ces circonstances, et alors… pourrait-elle se dispenser de dire la vérité si on l’interrogeait ? En esprit, elle improvisait déjà un plaidoyer éloquent et peiné devant un père sévère et inquisiteur.)

« Après cinq ans d’un pouvoir autoritaire, un autre changement intervint, dont les raisons ne nous sont pas connues, et le Mulet abandonna brusquement tous ses projets de conquêtes ultérieures. Les cinq dernières années de son règne furent celles d’un despote éclairé.

« Certains prétendent que l’attitude nouvelle du Mulet fut provoquée par l’intervention de la Seconde Fondation. Néanmoins, nul n’a jamais découvert le siège exact de cette autre Fondation, nul ne connaît son rôle avec précision, si bien qu’aucune preuve n’est jamais venue confirmer cette thèse.

« Une génération entière s’est écoulée depuis la mort du Mulet. Que nous réserve maintenant l’avenir après son passage ? Il avait interrompu le cours du Plan Seldon, et l’on pouvait croire qu’il l’avait fait voler en éclats, cependant il n’eut pas plutôt disparu que la Fondation surgit de plus belle, telle une nova qui renaît des cendres refroidies d’une étoile mourante. »

(Cette phrase était de son cru.)

« Une fois de plus, la planète Terminus abrite le centre d’une fédération commerciale presque aussi importante et aussi prospère que celle d’avant la conquête, mais aussi plus pacifique et plus démocratique.

« Ce processus s’insère-t-il dans un plan général ? Le grand rêve de Seldon est-il toujours vivace, et peut-on envisager que, d’ici six cents ans, un second Empire Galactique viendra prendre la succession du premier ? Personnellement, je le crois, parce que… »

(Elle abordait le passage important. Il y avait toujours ces affreux griffonnages au crayon rouge dont miss Erlking était coutumière : Votre exposé est uniquement descriptif. Quelles sont vos réactions personnelles ? Réfléchissez ! Exprimez vos propres sentiments ! Pénétrez au plus profond de votre âme ! Elle pouvait se vanter de pénétrer dans les âmes, elle, avec sa face de citron, qui, de sa vie, n’avait jamais souri…)

« … jamais, à quelque époque que ce fût, la situation n’a été aussi favorable. Le vieil Empire est complètement défunt, et le règne du Mulet a mis fin à l’ère des Seigneurs guerriers, qui l’avait précédé. La plus grande partie des régions périphériques de la Galaxie est civilisée et pacifique.

« De plus, la santé interne de la Fondation est meilleure que jamais. L’ère despotique des Maires héréditaires de la pré-conquête a cédé le pas aux élections démocratiques des premiers temps. Il n’existe plus désormais de mondes dissidents de Marchands Indépendants ; non plus que la concentration de grandes richesses entre les mains de quelques privilégiés avec son cortège d’injustices et de bouleversements.

« Il n’y a donc aucune raison de redouter un échec, à moins que la Seconde Fondation elle-même ne constitue un danger. Ceux qui le prétendent n’apportent aucune preuve de leurs allégations, seulement de vagues terreurs et des superstitions. Je crois fermement que notre confiance en nous-mêmes, en notre nation, dans le grand Plan de Hari Seldon, sera de nature à chasser de notre esprit toutes les incertitudes et… »

(Hum… un peu vaseux ce passage, mais il fallait bien conclure dans ce sens.)

« … c’est pourquoi… »

L’Avenir du Plan Seldon n’alla pas plus loin pour le moment, car un coup des plus discrets fut frappé à la vitre, et lorsque Arcadia se dressa en équilibre sur l’un des bras du fauteuil, elle se trouva nez à nez avec un visage souriant de l’autre côté du carreau, dont la régularité des traits était accentuée, de façon intéressante, par la courte ligne verticale d’un doigt posé devant les lèvres.

Après une brève pause nécessaire pour prendre une attitude de surprise, Arcadia mit pied à terre, se dirigea vers le divan disposé au pied de la large fenêtre qui servait de cadre à l’apparition, s’y agenouilla et dirigea vers l’extérieur un regard pensif.

Le sourire qui éclairait le visage de l’homme s’évanouit rapidement. Tandis que les doigts de l’une de ses mains se contractaient sur le battant, l’autre fit un geste rapide. Arcadia obéit avec calme et fit pénétrer doucement dans son logement mural la poignée du tiers inférieur de la fenêtre, laissant la tiède brise de printemps venir se mêler à l’atmosphère conditionnée de la pièce.

« Vous ne pouvez entrer, dit-elle avec coquetterie. Les fenêtres possèdent toutes un écran et sont accordées sur les seules personnes qui habitent la maison. Si vous insistiez, une foule de signaux d’alarme ne manqueraient pas de se déclencher. » Elle ajouta après une pause : « Vous me paraissez en équilibre bien précaire sur la corniche. Si vous n’y prenez garde, vous allez tomber et vous rompre le cou en saccageant des fleurs de grand prix.

— Dans ce cas, dit l’homme, qui avait apparemment envisagé cette éventualité (en se servant d’un vocabulaire quelque peu différent), auriez-vous la bonté de débrancher l’écran et de me faire entrer ?

— Je n’en vois pas l’utilité, dit Arcadia. Vous vous trompez probablement de maison, car je ne suis pas de ces filles qui introduisent des étrangers dans… leur chambre à coucher, à cette heure de la nuit. » En prononçant ces paroles, elle avait donné à ses paupières une lourdeur ensommeillée – ou du moins une imitation acceptable de cette apparence.

Toute trace de gaieté avait disparu du visage du jeune étranger : « C’est bien ici la maison du docteur Darell, n’est-ce pas ?

— Pour quelle raison vous le dirais-je ?

— Oh ! Galaxie… Adieu…

— Si vous sautez, jeune homme, je me chargerai personnellement de donner l’alarme. » Elle pensait, par ce trait, faire preuve d’une ironie raffinée et sophistiquée, car, aux yeux d’Arcadia, l’intrus avait largement atteint la trentaine, c’est-à-dire l’âge mûr, sinon la vieillesse.

Une longue pause. « Eh bien, ma chère fillette, dit l’autre d’un ton concentré, si vous ne voulez pas que je reste et si vous ne voulez pas que je m’en aille, dites-moi ce que je dois faire.

— Je crois que je vais vous laisser entrer. Le docteur Darell habite effectivement ici. Je vais couper l’écran tout de suite. »

Après avoir jeté un coup d’œil inquisiteur et méfiant aux alentours, le jeune homme passa sa main dans l’ouverture et son corps suivit bientôt le même chemin. Il brossa ses genoux d’une claque irritée et leva vers elle un visage empourpré.

« Vous êtes bien sûre que votre caractère et votre réputation ne souffriront pas lorsqu’on me trouvera dans votre chambre, n’est-ce pas ?

— Pas autant que les vôtres, en tout cas. Sitôt que j’entendrai des pas au-dehors, je me mettrai à hurler que vous vous êtes introduit dans mes appartements.

— Vraiment, dit-il avec une politesse appuyée, et comment expliquerez-vous l’ouverture de l’écran protecteur ?

— Peuh, rien n’est plus facile. D’abord, il n’en existe pas à cet endroit. »

Les yeux de l’homme s’élargirent de chagrin. « C’était du bluff ? Quel âge avez-vous fillette ?

— Vous êtes bien impertinent, jeune homme. Je n’ai pas coutume de m’entendre appeler « fillette ».

— Ça ne m’étonne pas. Vous êtes probablement la grand-mère du Mulet déguisée. Voyez-vous un inconvénient à ce que je prenne congé de vous avant que vous ayez organisé une partie de lynchage dont je serais la vedette ?

— A votre place, je ne m’en irais pas… car mon père vous attend. »

L’homme reprit son air méfiant. Il leva un sourcil et dit légèrement : « Oh ? Il y a quelqu’un chez votre père ?

— Non.

— A-t-il reçu récemment une visite ?

— Seulement des représentants… et vous.

— Il ne s’est rien passé d’anormal ?

— Seulement vous.

— Oubliez-moi, s’il vous plaît ! Non, ne m’oubliez pas. Dites-moi, comment saviez-vous que votre père m’attendait ?

— Rien de plus simple. La semaine dernière, il a reçu une capsule personnelle contenant un message auto-oxydant. Il a jeté l’enveloppe de la capsule dans le désintégrateur d’ordures et, hier, il a donné à Poli – c’est notre servante – un mois de vacances pour aller voir sa sœur sur Terminus. Enfin, cet après-midi, il a préparé le lit dans la chambre d’amis. C’est donc qu’il attendait quelqu’un à mon insu. Habituellement, il me dit tout.

— Vraiment ! Je n’en vois vraiment pas l’utilité, puisque vous êtes informée de tout avant même qu’il n’ait ouvert la bouche.

— C’est en effet ce qui se passe en général. » Puis elle se mit à rire. Elle commençait à se sentir parfaitement à son aise. Le visiteur était âgé, sans doute, mais distingué avec ses cheveux bruns bouclés et ses yeux très bleus.

Peut-être, un jour, lorsqu’elle serait vieille, rencontrerait-elle un homme de ce genre.

« Et comment, exactement, savez-vous que c’est moi dont on attendait l’arrivée imminente ? demanda-t-il.

— Et qui d’autre pourrait-ce bien être ? Mon père attendait un visiteur en affectant des manières de conspirateur – et voilà que vous apparaissez, jouant les monte-en-l’air, essayant de vous faufiler par les fenêtres au lieu de vous présenter à la porte d’entrée, comme vous l’auriez fait si vous aviez deux sous de bon sens. » Elle se souvint d’une phrase ressassée et y eut immédiatement recours. « Les hommes sont si stupides !

— Vous avez une très haute opinion de vous-même, fillette… je veux dire mademoiselle. Mais ne craignez-vous pas de vous tromper ? Et si je vous disais que tout cela est un mystère pour moi, et qu’autant que je sache votre père attend un autre visiteur que moi ?

— Oh ! je ne pense pas. Je ne vous ai pas demandé d’entrer avant de vous avoir vu lâcher votre serviette.

— Ma quoi ?

— Votre serviette, jeune homme. Je ne suis pas aveugle. Vous ne l’avez pas laissée tomber par accident, parce que vous avez d’abord regardé au-dessous de vous, pour vous assurer qu’elle se poserait convenablement. Vous vous êtes aperçu qu’elle atterrirait derrière les buissons et demeurerait invisible. Alors vous l’avez lâchée sans la suivre du regard. Maintenant, puisque vous vous êtes présenté à ma fenêtre, plutôt qu’à la porte d’entrée, j’en déduis que vous aviez peur de vous aventurer dans la maison avant d’avoir reconnu les aîtres. Après la petite altercation que nous avons eue ensemble, vous vous êtes occupé de la serviette, avant votre propre sécurité, ce qui signifie que le contenu de ladite serviette est plus important à vos yeux que votre propre personne. Autrement dit, tant que vous serez dans cette chambre, que la serviette se trouvera sur les plates-bandes et ce détail nous étant connu, je ne vois pas très bien ce que vous pourriez faire. »

Elle s’interrompit pour reprendre son souffle et l’homme répondit d’une voix grinçante : « Vous oubliez un détail ; je vais vous serrer le cou jusqu’à vous laisser à demi morte et je partirai en emportant la serviette.

— Il se trouve, jeune homme, que j’ai sous mon lit une batte de base-ball que je puis atteindre en deux secondes et que je suis très robuste pour une fille. »


Impasse. Finalement, avec une politesse contrainte, le « jeune homme » dit : « Permettez-moi de me présenter, puisque notre conversation a pris un tour à ce point amical. Je m’appelle Pelleas Anthor, et vous ?

— Arca… Arkady Darell. Heureuse de vous connaître.

— Et maintenant, Arkady, soyez une gentille petite fille et appelez votre père. »

Arcadia regimba. « Je ne suis pas une petite fille. Je vous trouve bien grossier – alors que vous me demandez un service. »

Pelleas Anthor soupira.

« Très bien, voudriez-vous avoir la bonté, chère vieille petite madame, pleine de lavande jusqu’au cou, de vouloir bien appeler votre père ?

— La formule n’est guère plus heureuse, mais je vais l’appeler. Seulement, je n’ai pas la moindre intention de vous quitter des yeux, jeune homme. » Et elle tapa du pied sur le plancher.

On entendit un bruit de pas pressés dans le vestibule, et la porte s’ouvrit sous une violente poussée.

« Arcadia… » On entendit une minuscule explosion produite par l’air expiré. « Mais qui êtes-vous, Monsieur ? »

Pelleas Anthor bondit sur ses pieds avec un soulagement évident.

« Docteur Toran Darell ? Je suis Pelleas Anthor. Vous avez reçu un mot qui me concerne, je crois. Du moins votre fille l’affirme.

— Ma fille l’affirme ? » Il abaissa vers elle des sourcils froncés et un regard sévère qui vint heurter, sans l’entamer, l’impénétrable cuirasse d’innocence des yeux candides, largement ouverts, qu’elle opposait à l’accusation. « Je vous attendais, dit enfin le docteur Darell. Voulez-vous me suivre au rez-de-chaussée, je vous prie ? » Mais il s’arrêta car son œil venait de percevoir un mouvement que celui d’Arcadia avait surpris au même moment.

Elle amorça un mouvement insensible en direction du transcripteur, mais c’était peine perdue, car son père se trouvait le plus rapproché de l’appareil : « Tu l’as laissé fonctionner pendant tout ce temps, Arcadia, dit-il suavement.

— Père, dit-elle, cette fois inquiète, il est incorrect de lire la correspondance privée d’une autre personne, surtout lorsqu’il s’agit d’une correspondance parlée.

— Ah ! répondit le père, une correspondance parlée, avec un étranger dans ta chambre ! Il est de mon devoir de père, Arcadia, de te protéger du mal.

— Oh ! flûte, il ne s’agissait de rien de tel. »

Pelleas éclata soudain de rire.

« Au contraire, docteur Darell. La jeune personne se préparait à m’accuser de tous les méfaits, et j’insiste pour que vous lisiez, ne serait-ce que pour sauvegarder mon honneur. »

Arcadia retenait péniblement ses larmes. Son propre père n’avait pas confiance en elle. Et ce maudit transcripteur… Si cet idiot n’était pas venu bayer du bec à la fenêtre… c’est sa faute si elle avait oublié de le couper. Et maintenant son père allait faire un de ces longs et gentils discours sur la conduite qui convenait aux jeunes filles. Apparemment, elles n’avaient pratiquement le droit de rien faire si ce n’est de périr d’asphyxie.

« Arcadia, dit doucement son père, je pense qu’une jeune fille bien élevée… »

Elle savait. Elle savait ce qui allait venir.

« … ne devrait jamais faire montre d’une telle impertinence à l’égard d’hommes plus âgés qu’elle-même.

— Dans ce cas, quel besoin avait-il de venir devant ma fenêtre ? Une jeune fille bien élevée a tout de même le droit de posséder une vie privée. Maintenant, il faut que je recommence de bout en bout cette sale composition.

— Il ne t’appartient pas de juger s’il avait raison ou non de se montrer à ta fenêtre. Simplement, tu n’aurais pas dû le faire entrer. Tu aurais dû m’appeler sur-le-champ – surtout si tu savais que j’attendais sa visite.

— Il vaut mieux que tu n’aies pas vu ce spectacle… A-t-on jamais rien vu d’aussi absurde ? dit-elle avec acrimonie. Il aura tôt fait de dévoiler le pot aux rosés s’il s’obstine à pénétrer dans les maisons par les fenêtres, de préférence à la porte.

— Arcadia, nul ne te demande ton opinion sur des questions dont tu ignores le premier mot.

— C’est ce qui te trompe. Il s’agit de la Seconde Fondation si tu veux le savoir. »

Il y eut un silence. Arcadia, elle-même, se sentait un léger gargouillement nerveux dans l’abdomen.

« Où as-tu entendu parler de cela ? demanda doucement le docteur Darell.

— Nulle part. Mais à quel autre sujet ferait-on tant de mystère ? D’ailleurs, tu n’as pas à t’inquiéter, je n’en soufflerai mot à personne.

— Monsieur Anthor, dit le docteur Darell, je vous prie d’accepter mes excuses pour ce ridicule incident.

— Cela n’a pas la moindre importance, répondit Anthor d’une voix assez peu convaincue, ce n’est pas votre faute si elle s’est vendue aux forces des ténèbres. Mais me permettez-vous de lui poser une question avant de partir ? Mademoiselle Arcadia…

— Que voulez-vous ?

— Pour quelle raison pensez-vous qu’il est plus absurde de passer par les fenêtres plutôt que par les portes ?

— Parce que vous attirez l’attention sur ce que vous désirez cacher, sot que vous êtes. Lorsque je possède un secret, je me garde comme de la peste de prendre des airs de conspirateur. Je ne modifie en rien mon comportement habituel ; et si je parle, j’évite simplement de mettre la conversation sur une pente dangereuse. Vous n’avez jamais lu les maximes de Salvor Hardin. C’était notre premier Maire.

— Oui, je sais.

— Eh bien, il avait coutume de dire que seul le mensonge qui n’avait pas honte de lui-même était susceptible de réussir. Ou encore : ce qui importe, ce n’est pas que ce que l’on dit soit vrai, mais sonne vrai. Eh bien, lorsque vous entrez dans une maison par la fenêtre, c’est un mensonge qui a honte de lui-même et cela ne sonne pas vrai.

— Alors, qu’auriez-vous fait à ma place ?

— Si j’avais voulu voir mon père à propos d’affaires ultrasecrètes, j’aurais fait ouvertement sa connaissance et je lui aurais rendu visite sous toutes sortes de prétextes strictement légitimes. Et lorsque vos relations avec mon père auraient pris aux yeux de tous l’apparence de la plus banale des fréquentations, vous auriez eu tout le loisir de débattre des sujets les plus secrets sans que nul n’y trouve à redire. »

Anthor jeta un regard étrange sur la fillette, puis vers le docteur Darell.

« Allons-nous-en, dit-il. J’ai une serviette que je dois aller ramasser dans le jardin. Une dernière question, Arcadia. Il est faux que vous ayez une batte de base-ball sous votre lit, n’est-ce pas ?

— C’est faux, en effet.

— C’est aussi ce que je pensais. »

Le docteur Darell s’arrêta à la porte.

« Arcadia, dit-il, lorsque tu retranscriras ta composition sur le Plan Seldon, il sera inutile de faire des allusions mystérieuses au rôle joué par ta grand-mère. Je ne vois aucune nécessité de maintenir ce paragraphe. »

En compagnie de Pelleas, il descendit en silence l’escalier. Puis le visiteur demanda d’une voix contrainte :

« Pardonnez-moi si je suis indiscret, monsieur. Quel est l’âge de cette enfant ?

— Elle a eu quatorze ans voilà deux jours.

Quatorze ans ! Grande Galaxie ! et vous a-t-elle dit si elle comptait se marier un jour ?

— Non. Du moins pas à moi.

— Eh bien, si jamais une telle chose arrive, il faut l’abattre à coups de fusil. Je veux dire le prétendant. » Il fixait sérieusement son interlocuteur plus âgé. « Je ne plaisante pas. Je ne conçois aucun tourment plus abominable que de partager l’existence de l’être qu’elle sera à vingt ans. Ne voyez là nulle intention de vous offenser, bien entendu.

— Vous ne m’offensez pas. Je crois comprendre ce que vous voulez dire. »

A l’étage supérieur, l’objet révolté de leurs tendres analyses affronta le transcripteur avec lassitude et prononça d’une voix sans timbre : « Lavenirduplanseldon. » Sans se démonter le moins du monde, le transcripteur traduisit en capitales pleines d’élégantes fioritures :

L’Avenir du Plan Seldon.

II

MATHÉMATIQUES : La synthèse des calculs comportant n variables dans une géométrie à n dimensions constitue la base de ce que Seldon appela un jour « ma petite algèbre d’humanité »…

ENCYCLOPEDIA GALACTICA.


Supposons une salle !

Le siège de cette salle n’est pas ce qui nous occupe en ce moment. Il nous suffira de dire que dans cette salle, plus qu’ailleurs, la Seconde Fondation existait.

C’était une chambre qui, à travers les siècles, avait été le domaine de la science pure – et cependant on n’apercevait dans son enceinte aucun de ces appareils que, par une habitude d’esprit vieille de plusieurs millénaires, on associe toujours à l’idée de science. C’était, au contraire, une science s’élaborant uniquement à partir de concepts mathématiques d’une manière analogue à celle que pratiquaient les races très anciennes aux époques préhistoriques où la technologie n’était pas encore née, où l’homme n’avait pas encore étendu son emprise au-delà d’un monde unique, maintenant tombé dans l’oubli.

Tout d’abord, il y avait dans cette pièce, protégé par une science psychique jusqu’à présent imbattable par la puissance physique combinée du reste de la Galaxie, le Premier Radiant, qui détenait dans ses parties vitales le Plan Seldon – au complet.

En second lieu, il y avait également un homme dans cette pièce : le Premier Orateur.

Il était le douzième dans la lignée des principaux gardiens du Plan. Quant à son titre, il signifiait seulement le fait qu’au cours des assemblées réunissant les chefs de la Seconde Fondation, il était le premier à s’exprimer.

Son prédécesseur avait vaincu le Mulet, mais les débris de cette bataille gigantesque encombraient toujours la voie tracée par le Plan. Depuis vingt-cinq ans, avec le concours de son administration, il luttait pour ramener une Galaxie composée d’êtres humains stupides et butés dans le droit chemin – et c’était une terrible tâche.

Le Premier Orateur leva les yeux vers la porte qui venait de s’ouvrir. Tandis que, dans la solitude de la salle, il revivait ce quart de siècle de labeur qui approchait avec une inexorable lenteur de son point culminant, son esprit n’avait cessé d’envisager, avec un sentiment de quiète impatience, l’arrivée du nouveau venu : un jeune homme, un étudiant, un de ceux qui pourraient, éventuellement, prendre la relève.

Le jeune homme s’était arrêté sur le seuil, dans une attitude hésitante, si bien que le Premier Orateur dut se porter à sa rencontre et l’introduire dans les lieux, la main amicalement posée sur son épaule.

L’étudiant eut un sourire auquel le Premier Orateur répondit en disant : « Je dois d’abord vous donner les raisons de votre présence ici. »

Ils se trouvaient maintenant en face l’un de l’autre, de part et d’autre de la table. Aucun n’employait, pour s’exprimer, un langage qui pût être reconnu comme tel par aucun homme de la Galaxie, s’il n’était lui-même membre de la Seconde Fondation.

A l’origine, le langage articulé constituait le moyen grâce auquel l’homme avait appris à transmettre, quoique imparfaitement, les émotions et les idées issues de son esprit. En choisissant arbitrairement des sons et des combinaisons de sons pour traduire les nuances de la pensée, il avait mis au point une méthode de communication, mais dont le caractère sommaire et grossier avait provoqué la dégénérescence d’un intellect rompu à toutes les subtilités pour aboutir à ce rudimentaire et guttural appareil de signalisation.

Décadence sans cesse accentuée, dont on peut mesurer les résultats ; toutes les souffrances dont l’humanité a été la victime peuvent être imputées au seul fait que, dans toute l’histoire de la Galaxie, nul homme, avant Hari Seldon et quelques rares disciples après lui, ne fut véritablement capable de comprendre son semblable. Chaque être humain vivait derrière un mur impénétrable, un brouillard étouffant, en dehors duquel nul autre que lui n’existait. Parfois, quelques faibles signaux émergeaient des ténèbres de la profonde caverne où chacun se trouvait enfoui et leurs mains d’aveugles se rapprochaient les unes des autres, à tâtons. Et cependant, parce qu’ils ne se connaissaient pas l’un l’autre, parce qu’ils ne pouvaient se comprendre, parce qu’ils n’osaient pas se faire mutuellement confiance et nourrissaient depuis leur enfance les terreurs et l’insécurité nées de cet ultime isolement, ils éprouvaient cette crainte traquée de l’homme à l’égard de l’homme, cette sauvage rapacité de l’homme pour l’homme.

Pendant des dizaines de milliers d’années, les pieds avaient foulé cette boue qui collait à leurs semelles et maintenait au niveau du cloaque leurs âmes, qui pendant un temps équivalent avaient été dignes de la fraternité des étoiles.

Farouchement, l’Homme avait instinctivement tenté de circonvenir les barreaux de prison du langage articulé. La sémantique, la logique symbolique, la psychanalyse – tels avaient été les moyens qui avaient permis de raffiner ou de transcender la parole.

La psychohistoire avait consacré le développement de la science mentale, ou plutôt sa traduction finale en formules mathématiques, grâce à quoi le but avait enfin été atteint. Grâce au développement des sciences mathématiques indispensables pour comprendre les phénomènes de la neurophysiologie et de l’électrochimie du système nerveux, qui trouvaient elles-mêmes nécessairement leur source au sein des forces nucléaires, il devint pour la première fois possible de développer la psychologie. Et, avec la généralisation des connaissances psychologiques, de l’individu au groupe, la sociologie put également être traduite en formules mathématiques.

Les ensembles plus vastes : les milliards qui occupaient les planètes ; les dizaines de milliards qui habitaient les secteurs ; les centaines de milliards qui peuplaient la Galaxie, devinrent, non plus des êtres humains mais des forces gigantesques soumises aux lois des grands nombres et aux interprétations statistiques – si bien qu’aux yeux de Hari Seldon, l’avenir devint une chose prévisible, inévitable, et que le Plan put être édifié.

La même évolution de la science mentale, qui avait eu pour aboutissement le Plan Seldon, dispensait le Premier Orateur de faire appel au langage parlé pour s’entretenir avec l’étudiant.

Toute réaction à un stimulus, si faible fût-il, révélait clairement les mouvements les plus subtils, les courants les plus infimes dont le cerveau de l’interlocuteur était le siège. Le Premier Orateur ne percevait pas d’instinct les fluctuations émotionnelles de l’étudiant, ainsi qu’aurait pu le faire le Mulet – car celui-ci était un mutant doué de pouvoirs psychiques dont la compréhension demeurait inaccessible au commun des mortels, voire à un membre de la Seconde Fondation. Il les obtenait plutôt par déduction, par suite d’un entraînement intense.

En conséquence, puisqu’il est essentiellement impossible, dans une société basée sur le langage articulé, de décrire les moyens de communication utilisés entre eux par les membres de la Seconde Fondation, nous prendrons le parti de les ignorer. Nous supposerons que le Premier Orateur s’exprime de la manière habituelle, et si la traduction n’est pas toujours entièrement fidèle, elle est du moins la meilleure que l’on puisse fournir en l’occurrence.

Nous conviendrons donc que le Premier Orateur avait effectivement prononcé les paroles suivantes : « Je dois tout d’abord vous donner les raisons de votre présence ici », au lieu de sourire exactement d’une certaine manière et de lever un doigt d’une certaine autre.

« Pendant la plus grande partie de votre vie, vous avez étudié la science mentale avec la plus grande ardeur et la plus grande ténacité. Le moment est venu pour vous, et quelques autres, de commencer votre apprentissage dans le rôle d’Orateur. »

Mouvements divers de l’autre côté de la table.

« Voyons, voyons, reprenez votre sang-froid. Vous aviez formé l’espoir de vous qualifier pour ce poste. Vous avez craint de ne pas posséder les qualités requises. En réalité, l’espoir et la peur sont des faiblesses. Vous saviez parfaitement que vos capacités étaient suffisantes, et cependant vous hésitez à l’admettre, dans la crainte d’être taxé de présomption, ce qui serait une cause d’élimination. Billevesées ! L’homme le plus stupide est celui qui n’est pas conscient de sa sagesse. La conscience même que vous avez de vos qualités n’est qu’un point de plus en votre faveur. »

Détente de l’autre côté de la table.

« Parfait. Maintenant vous vous sentez mieux et vous avez abaissé votre garde. Vous êtes plus apte à vous concentrer et plus apte à comprendre. Souvenez-vous que, pour atteindre à une véritable efficacité, il n’est pas nécessaire de maintenir votre esprit sous une poigne de fer qui, pour le scrutateur intelligent, est aussi révélatrice qu’une mentalité primaire. J’estime au contraire qu’il sied de cultiver une innocence, une conscience de ses atouts personnels, une candeur consciente et sans égoïsme qui ne laisse plus rien de caché. Mon esprit vous est largement ouvert. Qu’il en soit de même pour chacun de nous.

« Ce n’est pas chose facile que d’être Orateur, continua-t-il. Avant tout, il n’est pas aisé d’être psychohistorien, et le meilleur des psychohistoriens ne possède pas nécessairement les qualités requises pour faire un Orateur. Il existe à ce point de vue une distinction. Un Orateur doit non seulement être rompu aux subtilités mathématiques du Plan Seldon, mais avoir foi en lui et en ses destinées ; il doit aimer le Plan, qui doit être pour lui l’essence même de la vie, mieux encore, un ami vivant.

« Savez-vous quel est cet objet ? »

Les mains du Premier Orateur frôlaient doucement le cube noir et brillant disposé au milieu de la table, et dont la surface était vierge.

« Non, Orateur, je ne le sais pas.

— Vous avez bien entendu parler du Premier Radiant ?

— C’est cela ? » Etonnement.

« Vous vous attendiez à quelque chose de plus noble, de plus impressionnant ? C’est bien naturel. Il fut créé à l’époque de l’Empire, par des contemporains de Seldon. Depuis près de quatre cents ans, il a fidèlement rempli son office sans nécessiter ni réparations ni révisions. Fort heureusement d’ailleurs, puisque aucun membre de la Seconde Fondation ne possède les connaissances techniques nécessaires. (Il eut un léger sourire.) Les gens de la Première Fondation seraient peut-être en mesure de le reproduire, mais il ne faut surtout pas qu’ils connaissent son existence, bien entendu. »

Il actionna un levier sur le côté de la table, et la pièce fut plongée dans l’obscurité. Mais seulement pour un moment, car petit à petit les deux longs murs de la salle devinrent luminescents. D’abord un blanc nacré, immaculé, ensuite une légère ombre, ici et là, finalement, en noir, les équations, finement et nettement tracées, avec ça et là une ligne rouge de l’épaisseur d’un cheveu qui serpentait à travers la forêt plus sombre, comme une surprenante lisière.

« Venez, mon garçon. Approchez-vous du mur. Vous ne projetterez aucune ombre. Cette lumière n’émane pas du Radiant selon le processus ordinaire. A vous dire le vrai, je n’ai pas la moindre idée de la manière dont cet effet est obtenu, mais vous ne projetterez aucune ombre, c’est un fait certain. »

Ils se tenaient debout côte à côte dans la lumière. Chaque mur avait neuf mètres de long et trois de haut. Les caractères étaient petits et recouvraient toute la surface.

« La totalité du Plan ne se trouve pas sur ces murs, dit le Premier Orateur. Pour cela, il faudrait réduire les équations individuelles à des dimensions microscopiques – mais ce n’est pas nécessaire. Ce que vous avez devant vous représente les grandes lignes du Plan jusqu’à l’époque présente. Vous les avez étudiées, n’est-ce pas ?

— Oui, Orateur. »

Un long silence. L’étudiant pointa l’index et, dans le même instant, les rangées d’équations s’abaissèrent vers le bas du mur jusqu’au moment où la série de fonctions à laquelle il avait pensé – il était difficile d’imaginer que le geste rapide du doigt eût été suffisamment précis – se trouvât au niveau de l’œil.

Le Premier Orateur eut un rire discret.

« Vous constaterez que le Premier Radiant est accordé à votre cerveau. Ce petit mécanisme vous réserve d’autres surprises. Qu’aviez-vous l’intention de dire à propos de l’équation que vous avez choisie ?

— C’est, dit l’étudiant d’une voix défaillante, une intégrale de Rigel, représentant la distribution planétaire d’une tendance qui indique la présence de deux classes économiques principales sur la planète, ou peut-être un Secteur, plus une variable constituant un statut émotionnel instable.

— Et cela signifie ?

— Une tension limite, puisque nous avons ici… » il tendit le doigt, et de nouveau les équations se déplacèrent « une série convergente.

— Bien, dit le Premier Orateur. Et maintenant, dites-moi ce que vous en pensez. C’est une œuvre qui révèle un art consommé, n’est-ce pas ?

— Absolument !

— Erreur ! Il n’en est rien ! coupa-t-il avec vivacité. C’est la première leçon qu’il vous faut assimiler. Le Plan Seldon n’est ni complet ni correct. C’est seulement le meilleur que l’on ait pu dresser à l’époque. Plus de douze générations se sont penchées sur ces équations, les ont étudiées, disséquées jusqu’aux dernières décimales et enfin reconstituées. Elles ont fait bien mieux, elles ont fait des observations pendant près de quatre cents ans, elles ont passé les prédictions et les équations au crible de la réalité, et elles ont tiré profit de cette expérience.

« Elles ont acquis bien plus de connaissances que Seldon n’en posséda jamais, et avec la somme d’expérience accumulée au cours des siècles, nous pourrions reprendre l’œuvre de Seldon et obtenir de meilleurs résultats. Ceci est-il parfaitement clair pour vous ? »

L’étudiant paraissait quelque peu désarçonné.

« Avant d’obtenir un poste d’Orateur, continua le Premier Orateur, vous devrez apporter une contribution personnelle et originale au Plan. Ne croyez pas que ce soient là des propos blasphématoires. Chacune des lignes rouges que vous avez pu remarquer sur le mur est la contribution de l’un d’entre nous depuis l’époque de Seldon. Mais… Mais… » Il leva les yeux. « Là ! »

Le mur entier parut descendre vers lui.

« Ceci, dit-il, est de moi. Une fine ligne rouge entourait deux accolades, dans l’intervalle desquelles des déductions couvraient une surface de cinquante décimètres carrés. Entre les deux, on remarquait une série d’équations en rouge.

« Cela ne semble pas important à première vue, dit l’Orateur. Les calculs concernent une étape du Plan que nous n’atteindrons pas avant une période équivalente à celle qui s’est déjà écoulée. Ils s’appliquent à une période de coalescence que traversera le futur Empire, lorsqu’il se trouvera entre les mains de personnalités rivales qui risqueront de le mettre en pièces si la lutte est trop égale, ou de le figer dans l’immobilisme si cette lutte est trop inégale. Les deux éventualités sont envisagées dans le calcul puis approfondies, et l’on indique les méthodes propres à éviter l’un et l’autre danger.

« Tout cela n’est cependant qu’une question de probabilités, et une troisième solution peut apparaître. Le cœfficient de probabilité en est relativement bas – douze virgule soixante-quatre pour cent, pour être précis – mais des événements encore moins probables se sont effectivement produits et le Plan ne s’est réalisé que dans une proportion de quarante pour cent. Cette troisième éventualité réside en un compromis possible entre deux, ou davantage, des personnalités rivales considérées. J’ai démontré que cette solution figerait l’Empire dans un immobilisme stérile, et que, d’autre part, d’éventuelles guerres civiles seraient de nature à causer plus de dommages qu’une absence de compromis n’en aurait éventuellement déterminés. Fort heureusement, nous avons pu déterminer les mesures propres à prévenir cet enchaînement de circonstances. Et c’est en cela que réside ma contribution personnelle.

— Si je peux me permettre de vous interrompre, Orateur, comment procède-t-on à un changement ?

— Par l’intermédiaire du Radiant. Vous constaterez dans votre cas, par exemple, que vos calculs seront rigoureusement vérifiés par cinq commissions différentes ; que vous serez appelé à les défendre contre une attaque concertée et sans merci. Deux années s’écouleront ensuite, et votre œuvre sera de nouveau soumise à une impitoyable critique. Il est arrivé plus d’une fois qu’un travail présentant toutes les apparences de la perfection ait révélé de graves erreurs après une période d’épreuves de plusieurs mois, voire de plusieurs années. C’est souvent l’auteur en personne qui découvre la paille dans le métal.

« Si au bout de deux ans à la suite d’un nouvel examen, non moins détaillé que le premier, il franchit victorieusement l’épreuve, et – mieux encore – si, dans l’intervalle, le jeune savant a mis en lumière de nouveaux détails, fourni des preuves accessoires, alors sa contribution sera intégrée dans le Plan. Ce fut l’apogée de ma carrière ; ce sera l’apogée de la vôtre.

« Le Premier Radiant peut être accordé à votre cerveau et les corrections et additions effectuées par le processus mental. Rien n’indiquera que la correction ou l’addition est de vous. Dans le cours entier de son histoire, le Plan n’a jamais été tributaire d’une personne plutôt que d’une autre. C’est une création collective. Comprenez-vous ?

— Oui, Orateur !

— Dans ce cas, nous en avons assez dit sur ce sujet. » Un pas en direction du Premier Radiant, et de nouveau les murs retrouvèrent leur virginité et leur éclairage normal.

« Asseyez-vous devant ma table et causons. Il suffit au psychohistorien, en tant que tel, de connaître ses biostatistiques et ses électromathématiques neurochimiques. Certains ne savent rien d’autre et sont tout juste bons à faire des statisticiens. Mais un Orateur doit être capable de discuter du Plan sans avoir recours aux mathématiques. Sinon du Plan lui-même, du moins de sa philosophie et de ses buts.

« Avant tout, quel est le but du Plan ? Dites-le-moi, selon vos propres termes – et surtout ne cherchez pas à faire état de beaux sentiments. On ne vous jugera pas sur la forme ni sur l’élégance de votre discours, croyez-moi. »

C’était la première fois que l’étudiant avait l’occasion de proférer un mot de plus de deux syllabes, et il hésitait avant de plonger tête baissée dans l’espace que l’on venait de dégager à son intention.

« Il résulte de ce que j’ai appris, dit-il timidement, que le but du Plan est, je crois, d’établir une civilisation humaine basée sur des principes différents de tout ce qui a jamais existé jusqu’ici. Des principes qui, selon les découvertes de la psychohistoire, n’auraient jamais pu surgir spontanément

— Halte ! Vous ne devez pas prononcer le mot jamais, dit le Premier Orateur d’une voix insistante. C’est là appréhender les mots avec une coupable négligence. En fait, les psychohistoriens n’établissent que des probabilités. Un événement particulier peut ne présenter qu’une probabilité infinitésimale, mais cette probabilité est toujours supérieure à zéro.

— Oui, Orateur. Les principes en question, dirai-je donc, ne présentent qu’une probabilité extrêmement faible d’apparition spontanée.

— C’est mieux. Et quels sont ces principes ?

— Ceux d’une civilisation fondée sur la science mentale. Dans toute l’histoire de l’Humanité, c’est surtout dans le domaine de la technologie que les progrès les plus importants ont été enregistrés, lorsqu’il s’agissait d’agir sur le monde inanimé qui entourait l’homme. Le contrôle de soi et de la société a été abandonné au hasard ou aux tâtonnements vagues de systèmes d’éthique intuitive, basés sur l’inspiration et l’émotion. Il en résulte qu’aucune culture dont le cœfficient de stabilité excède environ cinquante-cinq pour cent n’a jamais vu le jour, avec pour corollaire une affreuse détresse humaine.

— Et comment se fait-il que les principes dont nous parlons ne soient pas d’un caractère spontané ?

— Pour la raison qu’une minorité relativement grande de gens sont doués des facultés indispensables pour prendre part au développement des sciences physiques et que tous bénéficient des avantages grossiers et visibles que ces sciences leur apportent. Mais seule une infime minorité possède les facultés indispensables pour conduire l’Homme dans les arcanes de la science mentale ; et les bénéfices qui en découlent, s’ils sont plus durables, sont plus subtils et moins apparents. De plus, comme l’application de tels principes conduirait au développement d’une dictature bienveillante au profit de ceux qui possèdent les meilleures aptitudes mentales – c’est-à-dire des hommes occupant un échelon virtuellement supérieur dans les subdivisions humaines – ce fait susciterait des ressentiments et conduirait à l’instabilité de l’Etat, faute de l’exercice d’une force cœrcitive qui réduirait le reste de l’Humanité au niveau de la brute. Une telle issue répugne à nos sentiments et doit être évitée à tout prix.

— Dans ce cas, quelle est la solution ?

— La solution est le Plan Seldon. Les dispositions ont été prises et maintenues de telle sorte qu’après une période d’un millénaire – soit six cents ans à compter de cet instant – un Empire Galactique sera instauré, dans lequel l’Humanité sera prête pour l’avènement du règne de la science mentale. Dans le même intervalle, le développement de la Seconde Fondation aura permis de préparer un groupe de psychologues pour leur rôle de dirigeants. Ou, comme je l’ai souvent pensé, la Première Fondation fournira l’infrastructure physique d’une collectivité politique unique, et la Seconde Fondation, l’infrastructure mentale d’une classe dirigeante toute préparée.

— Je vois. Très pertinent. Pensez-vous que n’importe quel Empire qui pourrait se trouver formé, au cours de la période prévue par Seldon, conviendrait à la réalisation de son Plan ?

— Non, Orateur, je ne le pense pas. La possibilité existe que plusieurs Empires puissent être formés au cours de la période de neuf cents à mille sept cents ans succédant à l’instauration du Plan, mais un seul d’entre eux est le véritable second Empire.

— Cela étant, pourquoi est-il nécessaire que l’existence de la Seconde Fondation soit tenue secrète – et, par-dessus tout, vis-à-vis de la Première Fondation ? »

L’étudiant examina la question pour voir si elle ne dissimulait pas quelque piège, mais il ne trouva rien. Il répondit avec quelque trouble : « Pour la même raison que les détails du Plan en général doivent être celés à l’ensemble de l’humanité. Les lois de la psychohistoire sont, par nature, statistiques et perdent toute leur valeur d’information si la conduite des hommes n’est pas régie par le hasard. Si une collectivité relativement importante venait à connaître les détails clés du Plan, leurs actions s’en trouveraient profondément influencées, échappant ainsi à la loi des grands nombres qui préside aux axiomes de la psychohistoire. En d’autres termes, ils échapperaient désormais aux calculs des probabilités. Vous me pardonnerez, Orateur, mais j’ai l’impression que cette réponse n’est pas satisfaisante.

— Vous avez raison. Elle est tout à fait incomplète. C’est la Seconde Fondation elle-même qui doit être cachée et non pas simplement le Plan. Le second Empire n’est pas encore formé. Nous possédons aujourd’hui une société qui supporterait avec impatience la domination d’une classe de psychologues, qui redouterait son développement et qui la combattrait. Comprenez-vous cela ?

— Oui, Orateur. Ce point n’a jamais été souligné…

— N’exagérons rien. Il n’a jamais été souligné en classe, mais vous auriez pu faire le raisonnement vous-même. Nous préciserons ce point et bien d’autres dans un proche avenir, au cours de votre apprentissage. Nous nous reverrons dans une semaine. A ce moment, je voudrais que vous me fassiez le commentaire d’un certain problème que je vais maintenant vous poser. Je ne vous demande pas un traitement rigoureux et mathématique, ce qui nécessiterait une année pour un expert et pour vous presque une semaine. Mais je voudrais que vous me donniez une indication des tendances et de l’orientation…

« Vous trouverez ici une bifurcation dans le Plan, concernant une période qui remonte à une centaine d’années. Les détails nécessaires sont inclus. Vous noterez que divergent la voie empruntée par la réalité et toutes les prédictions établies par le calcul : sa probabilité n’atteignait même pas un pour cent. Vous évaluerez le temps pendant lequel peut se poursuivre la divergence avant de devenir irréversible. Evaluez également l’issue probable, en cas d’irréversibilité, et vous suggérerez une méthode raisonnable pour opérer le redressement. »

L’étudiant manipula au hasard le viseur et regarda d’un œil terne les passages qui se présentaient sur le minuscule écran encastré.

« Pourquoi ce problème particulier, Orateur ? Sa signification n’est pas simplement académique.

— Merci, mon garçon. Vous avez réagi instantanément, comme je m’y attendais. Non, ce n’est pas un problème gratuit. Il y aura bientôt un demi-siècle, le Mulet fit irruption dans la Galaxie, et, pendant les dix années qui suivirent, il devint le pôle d’attraction de l’univers. Rien n’aurait pu faire prévoir son arrivée ; il n’entrait pas dans les calculs. Son incidence sur le Plan fut sérieuse, mais non point fatale.

« Mais, pour mettre un terme à ses activités, avant que fût atteint le seuil critique, nous fûmes néanmoins contraints d’intervenir activement contre lui. Nous révélâmes alors notre existence et, ce qui est infiniment pis, nous dévoilâmes une portion de notre pouvoir. La Première Fondation est à présent avertie de notre pouvoir. La Première Fondation est à présent avertie de notre existence, et ses actions en sont influencées. Remarquez les incidences sur le problème. Ici, et ici.

« Naturellement, vous ne soufflerez mot à quiconque de la confidence que je viens de vous faire. »

Suivit une pause consternée, tandis que les répercussions de cette phrase pénétraient l’entendement de l’étudiant.

« Le Plan Seldon aurait donc échoué ? dit-il.

— Pas encore. Simplement, il se pourrait qu’il ait échoué. Les probabilités de succès se chiffrent encore à vingt et un virgule quatre pour cent, selon la plus récente estimation. »

III

Pour le docteur Darell et Pelleas Anthor, les soirées s’écoulaient en entretiens amicaux et les journées en futilités. La plus banale des visites, apparemment. Le docteur Darell présenta le jeune homme comme un cousin d’au-delà de l’espace, et la curiosité se satisfit de cette explication.

Néanmoins, un nom était comme par hasard jeté de temps à autre dans la conversation. Il s’ensuivait un silence pensif, mais sans contrainte, au bout duquel le docteur Darell répondait un « oui » ou un « non ». Un appel sur le réseau de communication public transmettait une invitation banale : « J’aimerais vous présenter mon cousin. »

Et les préparatifs d’Arcadia se poursuivaient selon ses méthodes propres. En fait, on aurait pu estimer que ses actes étaient, de tous, les plus tortueux.

C’est ainsi qu’à l’école, elle persuada son condisciple Olynthus Dam de lui donner un capteur de son autonome de sa fabrication, en usant d’artifices qui auguraient de son avenir comme de celui d’une personne dangereuse pour tous les mâles qui auraient la mauvaise fortune de passer à portée de sa main. En bref, elle témoigna d’un tel intérêt pour le violon d’Ingres de l’enthousiaste Olynthus – il possédait son petit atelier personnel –, combiné avec un transfert si habilement modulé dudit intérêt sur les traits poupins du jeune garçon, que l’ingénieux constructeur se trouva bientôt : 1 ° en train de discourir avec animation et prolixité sur les principes du moteur à hyperfréquence ; 2° vaguement conscient des grands yeux absorbés qui se posaient avec tant de légèreté sur les siens ; 3° mettant de force, entre des mains consentantes, sa plus sensationnelle création : le susdit capteur de son.

Après quoi, l’intérêt qu’éprouvait Arcadia à l’endroit d’Olynthus alla peu à peu s’amenuisant, dans la mesure toutefois où la victime ne serait pas tentée d’établir une relation de cause à effet entre cette amitié spontanée et le microphone. Pendant de longs mois, Olynthus choya dans sa mémoire le souvenir de ce trop bref intermède, mais les visites de la séductrice s’espaçant de plus en plus pour s’acheminer vers un arrêt total, il renonça et jeta sur l’aventure le grand voile de l’oubli.

Lorsque vint le septième jour, cinq hommes se trouvaient dans la salle de séjour de Darell, l’estomac bien garni et du tabac à portée de la main. Cependant qu’à l’étage supérieur le pupitre d’Arcadia était occupé par le produit à peine reconnaissable de l’industrie d’Olynthus.


Cinq hommes. Le docteur Darell, bien entendu, grisonnant, vêtu avec un soin méticuleux et paraissant un peu plus que ses quarante-deux ans. Pelleas Anthor, sérieux et l’œil aux aguets pour le moment, l’air jeune et pas très sûr de lui. Et les trois nouveaux venus : Jole Turbor, reporter de T.V., massif et lippu. Le docteur Elvett Semic, professeur agrégé de physique à l’Université, émacié et ridé, flottant dans ses vêtements. Homir Munn, bibliothécaire, efflanqué et terriblement mal à l’aise.

Le docteur Darell parlait avec aisance, sur le ton de la conversation familière.

« Messieurs, nous avons organisé cette réunion pour des raisons qui ont assez peu de parenté avec les conventions mondaines, vous l’avez certainement deviné. Puisque vous avez été délibérément choisis sur examen de vos antécédents, vous devinerez sans doute le risque encouru. Je me garderais bien de le minimiser, mais je vous ferai remarquer que, dans tous les cas, nous sommes des gens condamnés.

« Vous noterez également que nous vous avons invités sans chercher à tenir la chose secrète. On ne vous a pas demandé de vous dissimuler dans un manteau couleur muraille. Les fenêtres ne sont pas équipées de vitres à sens unique. Aucun écran ne protège cette pièce. Il suffirait que nous attirions sur nous l’attention de l’ennemi pour que notre perte fût consommée ; mais le meilleur moyen d’attirer cette attention serait d’affecter une attitude théâtrale, ou, si vous préférez, déjouer les conspirateurs. »

(« Ah ! ah ! » pensa Arcadia en se penchant sur les voix qui sortaient – un peu grinçantes – de la petite boîte.)

« Vous comprenez ? »

Elvett Semic contracta sa lèvre inférieure et découvrit ses dents dans ce rictus grimaçant qui précédait toujours chacune de ses phrases.

« Continuez. Parlez-nous du jeune homme.

— Il s’appelle Pelleas Anthor, dit le docteur Darell. Il a été l’élève de mon vieux collègue Kleise qui est mort l’année dernière. Avant de mourir, Kleise m’a fait parvenir son schéma psychique jusqu’au cinquième sous-niveau, lequel schéma a été vérifié par rapport à celui de l’homme que vous avez devant vous. Vous savez sans doute qu’aucun schéma psychique n’est identique à un autre, et que personne, même un spécialiste versé dans la science de la psychologie, ne peut truquer le sien. Si vous ne le savez pas, vous devrez me croire sur parole. »

Turbor fit la moue. « Je serais d’avis que nous prenions un point de départ. Nous acceptons de vous croire sur parole, d’autant plus que vous êtes le plus grand électroneurologue de la Galaxie depuis la mort de Kleise. C’est du moins ainsi que je vous ai présenté dans mon émission de T.V. J’en suis d’ailleurs persuadé. Quel âge avez-vous, Anthor ?

— Vingt-neuf ans, monsieur Turbor.

— Hum ! Et vous êtes également un électroneurologue ? Un grand ?

— Je ne suis encore qu’un étudiant en cette science, mais je travaille dur et j’ai bénéficié des enseignements de Kleise. »

Munn intervint. Il souffrait d’un léger bégaiement lorsqu’il était intimidé.

« ’aime… rais… bien qu’on en… tre dans… le vif du… su…jet. Nous… par…lons trop. »

Le docteur Darell leva un sourcil dans la direction de Munn.

« Vous avez raison, Homir. Allez-y, Pelleas.

— Pas pour l’instant, dit lentement Pelleas Anthor, car avant de commencer – bien que je comprenne le sentiment de monsieur Munn – je dois demander les schémas psychiques. »

Darell fronça les sourcils. « Que signifie, Anthor ? De quels schémas psychiques parlez-vous ?

— Les schémas de toutes les personnes ici présentes. Vous avez pris le mien, docteur Darell. Il faut que je prenne les vôtres. Et je tiens à faire les mensurations moi-même.

— Rien ne l’oblige à nous faire confiance, dit Turbor. Le jeune homme est dans son droit.

— Merci, dit Anthor, si vous voulez nous conduire à votre laboratoire, docteur Darell… J’ai pris la liberté de vérifier vos appareils ce matin. »


La science de l’électro-encéphalographie était à la fois nouvelle et ancienne. Elle était ancienne dans la mesure où la connaissance des microcourants, engendrés par les cellules nerveuses chez les êtres vivants, appartenait à cette masse immense de savoir humain dont l’origine était complètement perdue. C’était une science qui remontait aux premiers âges de l’histoire humaine.

Et cependant, d’un autre côté, elle était nouvelle. La notion de l’existence des microcourants avait sommeillé pendant les dizaines de milliers d’années de l’Empire Galactique, comme l’un de ces phénomènes vivaces et capricieux, mais totalement inutiles, qui faisaient partie du bagage des connaissances humaines. Certains avaient tenté de les classifier en ondes de veille, de sommeil, de calme ou d’excitation, de santé ou de maladie – mais les règles les plus générales fourmillaient d’exceptions décevantes.

D’autres avaient tenté de mettre en évidence l’existence de groupes psychiques analogues aux groupes sanguins bien connus, en démontrant que l’environnement extérieur était le facteur déterminant. Tels étaient les partisans du racisme qui soutenaient que l’Homme pouvait être classé en espèces et sous-espèces. Mais une philosophie de ce genre ne pouvait tenir tête à la tendance œcuménique irrésistible que supposait l’Empire Galactique : organisme politique s’étendant sur vingt millions de systèmes d’étoiles et comprenant l’Humanité tout entière, depuis le monde central de Trantor – devenu à présent un souvenir glorieux et impossible du passé – jusqu’à l’astéroïde le plus lointain de la Périphérie.

D’autre part, dans une société qui se consacrait, comme le premier Empire, aux sciences physiques et à la technologie des substances inanimées, une tendance sociologique vague, mais puissante, écartait les gens de l’étude de l’esprit. Elle était moins respectable parce que moins immédiatement rentable et, de ce fait, n’attirait pas les investissements.

Après la désintégration du premier Empire, la science organisée avait subi une fragmentation plus ou moins parallèle. Son déclin s’était accentué de plus en plus – on avait perdu même le secret de l’énergie atomique et l’on était revenu aux sources d’énergie des premiers âges : le pétrole et le charbon. La seule exception à cette règle était, bien entendu, constituée par la Première Fondation, où l’étincelle de la science, ranimée, avait été ensuite intensifiée et entretenue dans son essor. Mais là encore, c’était le domaine de la physique qui avait la préséance et le cerveau était négligé, si ce n’est par la chirurgie.

Hari Seldon avait été le premier à exprimer ce qui plus tard devint une vérité reconnue.

Les microcourants nerveux, avait-il dit un jour, transportent dans leur flux l’étincelle de toutes les impulsions et de toutes les réponses, conscientes ou inconscientes. Les encéphalogrammes sont le miroir, la résultante des impulsions psychiques de milliards de cellules. Théoriquement, l’analyse devrait révéler les pensées et les émotions du sujet, de la première à la dernière, de la plus petite à la plus grande. On devrait pouvoir détecter les différences qui sont dues non seulement aux grossières déficiences physiques, héréditaires ou acquises, mais également aux émotions passagères, à la culture, à l’expérience, et même à des influences aussi subtiles qu’une modification survenue dans la philosophie du sujet par rapport à l’existence.

Mais Seldon lui-même n’avait pu dépasser le stade des spéculations. Et voilà que, depuis cinquante ans, la Première Fondation explorait cette mine incroyablement vaste et complexe que constituait la nouvelle science. Cette exploration était effectuée au moyen de techniques nouvelles – telles que l’usage d’électrodes sur les sutures crâniennes, qui permettaient d’entrer directement en contact avec les cellules grises sans qu’il fût même nécessaire de raser la surface de contact. Il y avait également un appareil enregistreur qui transcrivait automatiquement un schéma psychique d’ensemble d’une part, et une série de fonctions séparées comportant six variables indépendantes d’autre part.

Le fait sans doute le plus significatif était le respect croissant que l’on témoignait à l’encéphalographie et aux spécialistes de cette science. Kleise, le plus grand de tous, occupait dans les congrès scientifiques le même rang que les physiciens les plus renommés. Le docteur Darell, bien qu’il ne fût plus en activité, était connu autant pour ses brillantes découvertes dans le domaine de l’analyse encéphalographique que pour être le fils de Bayta Darell, la grande héroïne de la génération précédente.

Maintenant, le docteur Darell était assis sur son propre siège, le crâne enserré par la délicate pression des électrodes ultra-légères, tandis que les aiguilles sous vide effectuaient leur fantasque chevauchée. Il tournait le dos à l’enregistreur – sans quoi la vue des courbes galopantes aurait, le fait était bien connu, suscité un effort subconscient pour les dominer, avec des résultats perceptibles – mais il savait que l’écran central reproduisait une courbe fortement rythmée, en forme de sigma, avec peu de variantes, comme l’on pouvait s’y attendre de la part de son esprit puissant et discipliné. Elle serait renforcée et purifiée par l’enregistrement subsidiaire, avec l’onde cérébelleuse. Il y aurait les bonds brusques et quasi discontinus du lobe frontal, et la vibration atténuée des régions sub-superficielles avec son étroite bande de fréquences…

Il connaissait aussi bien son schéma psychique qu’un peintre pouvait connaître la teinte de ses propres yeux.

Pelleas Anthor n’émit aucun commentaire lorsque Darell se leva. Le jeune homme étudia les sept épreuves avec le coup d’œil rapide et enveloppant de l’homme qui sait exactement quelle infime facette est justement celle qu’il recherche.

« Je vous en prie, docteur Semic. »

Le visage jauni par l’âge de Semic était sérieux. L’électroencéphalographie était une science qui était entrée dans sa vie sur le tard et de laquelle il ne connaissait pas grand-chose ; c’était une lacune dont il éprouvait une légère rancœur. Il savait qu’il était vieux et que son schéma psychique mettrait la chose en évidence. Les rides de son visage en témoignaient, comme sa taille voûtée, le tremblement de sa main – mais ces signes ne parlaient pas que de son corps. Le schéma psychique pourrait montrer que son esprit était vieux lui aussi. Invasion humiliante et sournoise de l’ultime forteresse d’un vieil homme : son esprit.

Les électrodes furent mises en place. Bien entendu, l’opération était indolore du commencement à la fin. Il y avait juste comme une sorte de grésillement, très au-dessous du seuil de la sensation.

Ce fut ensuite le tour de Turbor, qui s’assit avec un grand flegme et le conserva pendant les quinze minutes que dura l’opération. Puis Munn, qui sursauta au premier contact des électrodes et passa ensuite son temps à rouler des yeux en boules de loto, comme s’il avait voulu les retourner à l’envers et observer les appareils à travers un trou percé dans son occiput.

« Et maintenant ? dit Darell, lorsque tout fut terminé.

— Et maintenant, dit Anthor, avec des excuses dans la voix, il y a encore une personne dans la maison.

— Ma fille ? demanda Darell en fronçant les sourcils.

— Oui, j’ai demandé qu’elle veuille bien rester à la maison ce soir, si vous vous souvenez.

— Pour une analyse encéphalographique ? Pourquoi, au nom de la Galaxie ?

— Avant cela, il m’est impossible de prendre la parole. »

Darell haussa les épaules et gravit l’escalier. Arcadia, largement prévenue, avait débranché le capteur de son avant son arrivée. Elle le suivit aussitôt avec une docilité exemplaire. C’était la première fois qu’elle se trouvait sous les électrodes – si l’on fait abstraction de l’enregistrement de son schéma psychique peu après sa naissance, pour les besoins de l’identification et de l’état civil.

« Puis-je voir ? demanda-t-elle, en tendant la main lorsque tout fut terminé.

— Tu ne comprendrais pas, Arcadia, dit le docteur Darell. N’est-il pas temps de te mettre au lit ?

— Oui, père, dit-elle avec une pointe d’affectation. Bonne nuit à tous ! »

Elle courut à l’étage et se blottit dans son lit après un minimum de préparatifs. Avec le capteur de son dissimulé sous son oreiller, elle se sentait l’âme d’une héroïne de roman-photo, et savourait chaque moment de son aventure avec des sentiments proches de l’extase.

Les premiers mots qu’elle entendit furent prononcés par Anthor : « Les analyses, messieurs, sont toutes satisfaisantes. Ainsi que celle de l’enfant, d’ailleurs.

— L’enfant ! » répéta-t-elle avec dégoût et, dans l’obscurité, tout son être se hérissa d’hostilité contre Anthor.


Anthor avait maintenant retiré de sa serviette plusieurs douzaines d’enregistrements de schémas psychiques. Ce n’étaient pas des originaux. D’autre part, la serviette n’avait pas été pourvue d’une serrure ordinaire. Eût-il tenu à la main une clé autre que la sienne que le contenu se serait instantanément et silencieusement volatilisé en cendres impalpables et indéchiffrables. Une fois retirés de la serviette, les documents s’anéantissaient en tout cas de cette façon, au bout d’une demi-heure.

Tenant compte de la brève existence qui leur était allouée, Anthor se hâta de parler : « Vous avez sous les yeux les enregistrements de plusieurs personnalités officielles de second plan qui exercent leur charge sur Anacréon. Celui-ci appartient à un psychologue de l’Université de Locris ; cet autre, à un industriel de Siwenna. Quant au reste, vous pourrez en juger par vous-mêmes. »

Tous les assistants se rapprochèrent. Pour tout autre que Darell, ce n’étaient là que des tracés sans signification sur une bande sensible. Pour le docteur Darell, c’étaient des voix qui s’exprimaient en un million de langues.

« J’attire votre attention, docteur Darell, fit remarquer Anthor, sur ce plateau parmi les ondes secondaires tauiennes du lobe frontal, qui est le trait que tous ces enregistrements possèdent en commun. Vous plairait-il d’utiliser ma règle analytique pour vérifier ce que j’avance ? »

La règle analytique pouvait être assimilée – dans la mesure où un gratte-ciel peut se comparer à une cabane à lapins – à ce jouet de jardin d’enfants qu’est la règle à calculer logarithmique. Darell exécuta à main levée les croquis des résultats, et, comme l’avait fait remarquer Anthor, il constata la présence de plateaux continus dans les régions du lobe frontal, qui auraient normalement dû présenter de puissantes oscillations.

« Comment interprétez-vous cette anomalie, docteur Darell ? demanda Anthor.

— A première vue, je ne vois pas très bien. Je ne comprends pas comment la chose est possible. Même dans les cas d’amnésie, on constate un nivellement, mais jamais une totale annihilation. Chirurgie cervicale draconienne, peut-être ?

— Il s’agit évidemment d’une intervention destructrice, s’écria Anthor avec impatience, mais pas dans le sens physique. Vous savez que le Mulet aurait pu obtenir un pareil résultat. Il pouvait supprimer complètement la faculté d’éprouver certaines émotions, d’adopter telle ou telle attitude spirituelle, ne laissant subsister que cette platitude totale. A part lui…

— A part lui, l’auteur de l’intervention pourrait être la Seconde Fondation, n’est-ce pas ? » proposa Turbor avec un lent sourire.

Il n’était nullement besoin de répondre à cette question de pure rhétorique.

« Qu’est-ce qui a éveillé vos soupçons, monsieur Anthor ? demanda Munn.

— Ce n’est pas moi qui ai levé ce lièvre, mais le docteur Kleise. Il collectionnait les schémas psychiques, à peu près comme le fait la police planétaire, mais selon des méthodes différentes. Il s’était spécialisé dans les intellectuels, les personnalités officielles, les capitaines d’industrie. Voyez-vous, si la Seconde Fondation a pris en main la direction de l’évolution historique de la Galaxie – la nôtre –, elle doit employer des méthodes aussi subtiles et aussi imperceptibles que possible. S’ils influent sur les esprits, comme c’est probablement le cas, ils doivent porter leur choix sur les gens influents, qu’il s’agisse du domaine culturel, industriel ou politique. Kleise s’intéressait précisément à cette catégorie de personnes.

— Sans doute, objecta Munn. Mais votre thèse est-elle corroborée par d’autres indices ? Quel est le comportement de ces individus dont les enregistrements présentent des plateaux ? Peut-être ne s’agit-il là que d’un phénomène parfaitement normal ? » Il jeta sur ses compagnons le regard bleu de ses yeux quelque peu enfantins, mais sans obtenir, en retour, le moindre signe d’encouragement.

« Je laisse au docteur Darell le soin de répondre, dit Anthor. Demandez-lui combien de fois il a constaté pareille anomalie dans ses études générales, combien de cas semblables ont été relevés dans les ouvrages qui traitent de la génération passée. Ensuite, demandez-lui si parmi les catégories étudiées par le docteur Kleise, la probabilité de découvrir un fait de ce genre atteignait pratiquement un cœfficient de un pour mille.

— A mon avis, dit le docteur Darell pensivement, il n’y a pas de doute que nous nous trouvons en présence de mentalités artificiellement modifiées. D’une certaine manière, je le soupçonnais déjà.

— Je le sais, docteur Darell, dit Anthor. Je sais également que vous avez autrefois collaboré avec le docteur Kleise. J’aimerais bien savoir pour quelle raison vous avez renoncé à cette collaboration. »

Il n’avait pas mis d’hostilité réelle dans cette question. Ce n’était peut-être qu’un réflexe de prudence ; quoi qu’il en soit, le résultat fut un long silence. Darell regarda ses invités l’un après l’autre, puis il dit brusquement : « Parce que la bataille entreprise par Kleise n’avait aucun sens. Il s’attaquait à un adversaire beaucoup trop puissant pour lui. Il découvrait la preuve de ce que, lui et moi, nous soupçonnions depuis un certain temps : que nous n’étions pas nos propres maîtres. Et je ne voulais pas le savoir ! J’ai mon amour-propre. Il me plaisait de penser que notre Fondation avait la libre disposition de son âme collective ; que nos ancêtres ne s’étaient pas battus, n’étaient pas morts tout à fait pour rien. Je pensais qu’il était plus simple de détourner les yeux, tant que je n’avais pas acquis une absolue certitude. Je n’avais pas besoin des émoluments que me conférait ma situation, puisque la pension perpétuelle allouée par le gouvernement à la famille de ma mère suffisait à mes simples besoins. Mon laboratoire personnel me garderait de l’ennui, et ma vie prendrait fin un jour… C’est alors que Kleise mourut…

— Ce Kleise, dit Semic en montrant ses dents, je ne le connais pas. Comment est-il mort ?

— Il est mort, c’est tout, interrompit Anthor. Il le savait d’avance. Six mois auparavant, il m’avait dit qu’il s’était approché trop près…

— Et maintenant, n…ous so…mmes trop près… nous… aussi, suggéra Munn la bouche sèche, tandis que sa pomme d’Adam s’agitait.

— Oui, dit Anthor carrément. Mais nous l’étions déjà… tous autant que nous sommes. C’est pourquoi vous avez été choisis. Je suis l’élève de Kleise. Le docteur Darell était son collaborateur. Jole Turbor n’a cessé de dénoncer sur les ondes notre foi aveugle dans la vertu salvatrice de la Seconde Fondation, jusqu’au moment où le gouvernement lui a coupé la parole, sur l’intervention (je vous le signale en passant) d’un puissant financier dont le cerveau a subi ce que Kleise appelait le « tripatouillage du plateau ». Homir Munn est à la tête de la plus importante collection particulière de renseignements concernant le Mulet, et il a publié des articles où il spéculait sur la nature et le fonctionnement de la Seconde Fondation. Le docteur Semic a contribué autant que quiconque aux travaux mathématiques concernant l’analyse encéphalographique, bien qu’à mon avis il ne se doutait guère de l’application qu’on pourrait donner à ses formules. »

Semic ouvrit tout grand ses yeux et répondit dans un gloussement étranglé : « Non, jeune homme. J’analysais les mouvements intranucléaires – le problème du corps n. L’encéphalographie est pour moi de l’hébreu.

— Nous savons donc où nous en sommes. Le gouvernement est impuissant, évidemment. Le Maire ou quelque autre membre de l’administration est-il au courant de la gravité de la situation ? Je l’ignore. Mais je sais une chose : nous cinq, nous n’avons rien à perdre et tout à gagner. Chaque fois que nous accroîtrons nos connaissances, nous pourrons élargir notre action vers des secteurs qui ne présentent pas de dangers. Mais nous sommes un commencement, vous comprenez.

— Quelle est l’étendue de cette infiltration de la Seconde Fondation ? intervint Turbor.

— Je n’en sais rien. Je vous réponds en toute franchise. Toutes les infiltrations que nous avons décelées intéressent les franges extérieures de la nation. Il se peut que le monde métropolitain soit encore indemne, quoique la chose ne soit pas absolument certaine – sans quoi je ne vous aurais pas fait subir l’épreuve de l’analyse. Vous étiez particulièrement à soupçonner, docteur Darell, puisque vous avez abandonné les recherches en collaboration avec Kleise. Il ne vous l’a jamais pardonné. Je pensais que la Seconde Fondation vous avait peut-être corrompu l’esprit, mais Kleise a toujours soutenu que vous étiez simplement un poltron. Vous voudrez bien me pardonner, docteur Darell, si je me suis permis de rapporter ici son opinion, pour expliquer ma position en toute clarté. Personnellement, je crois comprendre votre attitude, et si la crainte fut le mobile de votre décision, ce n’est qu’un péché véniel. »

Darell poussa un soupir avant de répondre : « Je me suis enfui. Appelez cela comme vous voudrez. Je me suis efforcé d’entretenir notre amitié, mais il ne m’a jamais écrit, il n’est jamais venu me voir jusqu’au jour où il m’a fait tenir notre schéma psychique, une semaine à peine avant sa mort…

— Si vous permettez, interrompit Homir Munn dans un sursaut d’éloquence nerveuse, je… ne vois… pas à quoi vous voulez en venir… Nous sommes… de bien piètres… conspirateurs si… nous nous… bornons à parler… comme des perroquets. C’est en… fantin, ces his…toires d’ondes… psy…chiques. Avez…-vous l’in…tention de fai…re quel…que chose ?

— Certainement ! répondit Pelleas Anthor, les yeux brillants. Nous voulons de nouveaux renseignements sur la Seconde Fondation. C’est une nécessité primordiale. Le Mulet a consacré les cinq premières années de son pouvoir à cette recherche et il a échoué… ou c’est du moins ce qu’on nous a laissé croire. Puis il a paru se désintéresser de la chose. Pourquoi ? Parce qu’il avait échoué ? Ou justement parce qu’il a réussi ?

— En… encore des discours, dit Munn amèrement. Comment le saurons-nous jamais ?

— Si vous voulez bien m’écouter… La capitale du Mulet était sur Kalgan. Kalgan ne se trouvait pas dans la sphère d’influence commerciale de la Fondation avant l’arrivée du Mulet et ne s’y trouve plus actuellement. Kalgan est actuellement dirigée par un certain Stettin, à moins qu’une révolution de palais ne l’ait déjà renversé. Stettin se fait appeler Premier Citoyen et se considère comme le successeur du Mulet. S’il existe quelque tradition dans ce monde-là, elle repose sur le caractère de grandeur surhumaine du Mulet… une tradition dont l’intensité confine à la superstition. En conséquence de quoi l’ancien palais du Mulet est vénéré à l’égal d’un sanctuaire. Nulle personne ne peut y entrer sans autorisation ; rien n’a jamais été touché à l’intérieur.

— Et alors ?

— Et alors, pourquoi en est-il ainsi ? A l’époque où nous vivons, il ne se passe rien sans raison. Que diriez-vous si ce n’était pas la superstition qui rend le palais du Mulet inviolable et inviolé ? Que diriez-vous si c’était la Seconde Fondation qui avait pris les dispositions nécessaires pour cela ? En bref, que diriez-vous si les résultats des recherches effectuées par le Mulet au cours de ces cinq années se trouvaient à l’intérieur ?…

— Billevesées !

— Pourquoi pas ? dit Anthor. Pendant tout le cours de son histoire, la Seconde Fondation n’a cessé de se cacher et n’est intervenue dans les affaires de la Galaxie que de façon imperceptible. Je sais qu’à vos yeux, il pourrait paraître plus logique de détruire le palais ou du moins de s’emparer des renseignements qu’il contient. Mais il faut considérer la psychologie de ces maîtres en psychologie. Ce sont des « Seldon », ce sont des « Mulet », et ils agissent par suggestion, en intervenant sur l’esprit. Ils se garderont toujours de détruire ou d’enlever lorsqu’ils peuvent arriver à leurs fins en créant un état d’esprit convenable. Qu’en pensez-vous ? »

Ne recevant aucune réponse immédiate, Anthor poursuivit : « Et vous, Munn, vous êtes celui qui peut nous procurer les renseignements dont nous avons besoin.

Moi ? » Ce fut un cri d’étonnement. Munn dévisagea rapidement ses compagnons. « J’en suis incapable. Je ne suis pas un homme d’action ni un héros de roman-feuilleton. Je suis un bibliothécaire. Si je puis vous aider dans la mesure de mes moyens, d’accord, et j’affronterai les foudres de la Seconde Fondation. Mais je n’ai nullement l’intention d’aller jouer les Don Quichotte à travers l’espace !

— Ecoutez-moi, dit Anthor avec impatience. Le docteur Darell et moi sommes d’accord sur le fait que vous êtes l’homme dont nous avons besoin. Il faut faire les choses naturellement, il n’y a pas d’autre façon. Vous vous dites bibliothécaire ? Bravo ! Quel est le sujet qui vous intéresse le plus ? Les souvenirs du Mulet. Vous possédez déjà la plus grande collection dans la Galaxie de matériaux qui le concernent. Il est donc naturel que vous désiriez en obtenir davantage ; plus naturel, en tout cas, que si ce désir était manifesté par un autre individu. Vous pourriez solliciter l’autorisation d’entrer dans le palais de Kalgan sans faire naître le soupçon que vous nourrissez des arrière-pensées. On pourrait vous en refuser l’accès, mais on ne vous tiendrait pas pour suspect. De plus, vous possédez un astronef individuel. C’est un fait bien connu que vous avez visité des planètes étrangères au cours de vos vacances annuelles. Vous êtes même déjà descendu sur Kalgan. Ne comprenez-vous pas qu’on vous demande simplement de vous comporter comme vous l’avez toujours fait ?

— Mais je ne… puis tout de… même pas leur demander : v…oulez-vous me… laisser entrer d…ans le pl…us sacré de v…os sanctuaires.

— Pourquoi pas ?

— Par…ce que… ils ne me donneront pas l’autorisation !

— C’est entendu, ils refuseront. Alors vous reviendrez ici et nous chercherons autre chose. »

Munn se débattait dans les affres d’une rébellion impuissante. On voulait le persuader d’accomplir une mission qui lui faisait horreur. Et nulle main secourable ne se tendait vers lui pour le sortir du bourbier.

Finalement, deux décisions furent prises dans la maison du docteur Darell. La première fut l’acceptation de Munn, à son corps défendant, de prendre le chemin de l’espace dès le premier jour de ses vacances d’été.

La seconde, d’un caractère strictement personnel, fut prise en dehors de toute autorisation officielle par un membre clandestin de la conjuration au moment où elle coupait le contact du microphone et se disposait à s’endormir d’un sommeil tardif. Mais cette seconde décision ne nous concerne pas pour le moment.

IV

Une semaine s’était écoulée sur la Seconde Fondation, et le Premier Orateur, le visage souriant, regardait une fois de plus l’étudiant.

« Vous avez dû parvenir à des résultats intéressants, sinon vous ne seriez pas tellement irrité. »

L’étudiant posa la main sur la liasse de papiers où il avait consigné ses calculs.

« Etes-vous sûr que le problème corresponde à la réalité des faits ?

— Les prémisses sont exactes. Je n’ai rien déformé.

— Dans ce cas, il me faut accepter les résultats, et je n’en ai pas le désir.

— Naturellement. Mais que viennent faire vos désirs en l’occurrence ? Eh bien, dites-moi ce qui vous trouble. Non, non, laissez vos calculs de côté. Je les soumettrai plus tard à l’analyse. Parlez plutôt, que je puisse juger de la façon dont vous avez compris le problème.

— Il est apparent, Orateur, qu’un changement fondamental est intervenu dans la psychologie de base de la Première Fondation. Aussi longtemps qu’ils ont connu l’existence d’un Plan Seldon sans être informés d’aucun de ses détails, ils sont demeurés confiants mais incertains. Ils étaient assurés de la victoire finale, mais en ignoraient le processus et la date. D’où une atmosphère de tension et d’angoisse permanentes – ce qui était précisément le résultat cherché par Seldon. En d’autres termes, on pouvait donc compter sur la Première Fondation pour qu’elle travaillât à pleine puissance.

— Métaphore douteuse, dit le Premier Orateur, mais je comprends ce que vous voulez dire.

— Mais actuellement, Orateur, ils sont informés de l’existence de la Seconde Fondation par des détails qui ont pu transpirer, et non plus en se fondant sur des déclarations aussi vagues qu’anciennes formulées par Seldon. Ils ont comme une intuition des fonctions qu’elle assume en tant que gardienne du Plan. Ils savent qu’un organisme existe, qui épie leurs moindres mouvements et ne les abandonnera pas. Si bien qu’ils perdent tout dynamisme et se font transporter en litière. Encore une métaphore, je le crains.

— Peu importe. Continuez.

— Et ce renoncement à tout effort, cette inertie croissante, cette chute dans la mollesse et les douceurs d’une culture hédoniste et décadente, signifient la ruine du Plan. Il est absolument nécessaire qu’ils retrouvent l’énergie et l’initiative.

— C’est tout ?

— Non. Il y a plus. Je viens de vous exposer les réactions de la majorité. Mais il existe, selon toute probabilité, une minorité dont les réactions sont différentes. La conscience de notre tutelle suscitera chez certains, non point de la complaisance, mais de l’hostilité. Ceci découle du théorème de Korilov…

— Oui, oui, je le connais.

— Excusez-moi, Orateur. J’aimerais éviter le langage mathématique mais c’est difficile. Quoi qu’il en soit, il résulte que non seulement l’effort de la Fondation se dilue, mais encore qu’une partie de ses membres entreprend des actions agressives contre nous.

— Et c’est tout ce que vous avez à dire ?

— Reste un autre facteur dont la possibilité est relativement faible…

— Très bien, et quel est-il ?

— A l’époque où les énergies de la Première Fondation étaient uniquement concentrées sur l’Empire, où ses seuls ennemis n’étaient que d’énormes carcasses vermoulues qui avaient survécu aux bouleversements chaotiques du passé, l’intérêt de ses membres était uniquement accaparé par les sciences physiques. Mais avec l’influence nouvelle et sans cesse grandissante que nous exerçons sur leur environnement, il est possible qu’ils soient amenés à réviser radicalement leurs perspectives. Ils pourraient bien, à leur tour, tenter de devenir des psychologues.

— Cette révision, dit le Premier Orateur froidement, est déjà intervenue. »

L’étudiant comprima fortement les lèvres.

« Alors, tout est perdu. Nous sommes en présence d’une incompatibilité fondamentale avec le Plan. Aurais-je pu m’apercevoir de cette évolution, Orateur, si j’avais vécu à… l’extérieur ?

— Vous vous sentez humilié, mon garçon, dit le Premier Orateur d’un ton grave. Vous aviez l’impression d’avoir si bien compris tant de choses ! Et soudain vous vous apercevez que les arbres vous cachaient la forêt. Vous vous preniez pour l’un des seigneurs de la Galaxie et voilà que vous foulez l’extrême bord du précipice. Bien entendu, vous rejetez le blâme sur cette tour d’ivoire dans laquelle vous avez vécu ; l’atmosphère claustrale qui a présidé à votre éducation ; les thèses dont vous avez été nourri.

« J’ai ressenti autrefois la même déception. C’est normal. Il était nécessaire que, pendant votre période de formation, vous n’eussiez aucun contact direct avec la Galaxie ; que vous demeuriez ici, où l’on vous distille la quintessence du savoir, où l’on aiguise avec soin votre esprit. Nous aurions pu vous avertir plus tôt de ce… semi-échec du Plan, et vous épargner le choc qui vous ébranle en ce moment, mais vous n’en auriez pas saisi la pleine signification, comme vous êtes maintenant en état de le faire. Alors, vous n’envisagez vraiment aucune solution au problème ? »

L’étudiant secoua la tête, et dit avec du désespoir dans la voix : « Aucune !

— Eh bien, ce n’est pas surprenant. Ecoutez-moi, jeune homme. Depuis plus d’une décennie, nous avons décidé d’une ligne d’action et nous l’avons suivie. Elle offre un caractère inhabituel, mais ce sont les circonstances qui nous l’ont imposée, et nous l’avons appliquée à notre corps défendant. Elle met enjeu de faibles probabilités, des hypothèses hasardeuses ; nous avons même dû, à l’occasion, faire intervenir des réactions individuelles, parce que nous ne pouvions faire autrement, et vous savez pourtant que les psychostatistiques, par essence, n’ont aucun sens lorsqu’on les applique sur des échelles inférieures aux grandeurs planétaires.

— Nous serions donc sur la voie du succès ?

— Nous ne disposons, pour le moment, d’aucun moyen pour le savoir. Jusqu’à présent, nous avons pu assurer la stabilité de la situation – mais, pour la première fois dans l’histoire du Plan, il risque d’être détruit par les actions imprévisibles d’un seul individu. Nous avons convenablement ajusté la mentalité d’un certain nombre de personnes étrangères à notre milieu ; nous possédons nos agents. Mais ils suivent une voie toute tracée. Ils n’oseraient pas improviser. Cela doit vous paraître évident. Je ne vous cacherai pas le pire : si nous sommes découverts, ici sur ce monde, ce ne sera pas seulement le Plan qui sera détruit, mais nous-mêmes, nos personnes physiques. Ainsi, vous le voyez, notre solution n’est pas des meilleures.

— Mais le peu que vous avez bien voulu m’exposer ne ressemble pas du tout à une solution, mais plutôt à une conjecture désespérée.

— Non, disons plutôt une conjecture intelligente.

— A quel moment se produira la crise, Orateur ? Quand saurons-nous si nous avons réussi ou non ?

— Avant la fin de l’année, sans doute. »

L’étudiant considéra la réponse, puis hocha la tête. Il serra la main de l’Orateur. « Eh bien, j’aime encore mieux le savoir. »

Il tourna les talons et s’en fut.

A travers la fenêtre qui reprenait sa transparence, le Premier Orateur regardait en silence, au-delà des structures géantes, le ciel calme et criblé d’étoiles.

Une année serait vite passée. Et lorsqu’elle parviendrait à sa fin, l’un d’entre eux serait-il encore vivant ? Subsisterait-il pierre sur pierre de l’héritage que leur avait légué Seldon ?

V

Il se passa un peu plus d’un mois avant qu’on pût dire que l’été avait vraiment commencé. Commencé, toutefois, dans la mesure où Homir Munn avait rédigé son rapport financier définitif sur l’année fiscale, constaté de visu que le bibliothécaire subrogé fourni par les soins du gouvernement était suffisamment averti des subtilités de la fonction – l’année passée, le remplaçant s’était montré nettement inférieur à sa tâche – et pris les dispositions nécessaires pour que son petit astronef, l’Unimara – ainsi nommé en souvenir d’un mystérieux et tendre épisode, vieux de vingt ans – fût débarrassé de ses toiles d’araignées hivernales.

Il quitta Terminus dans une humeur massacrante. Nul n’était venu le saluer à son départ du spatioport. Ce qui ne pouvait justifier son ressentiment, puisqu’il en avait toujours été ainsi dans le passé. Il savait pertinemment qu’il importait avant tout que ce départ ne différât en rien des précédents, et pourtant il ne pouvait se défendre d’une vague acrimonie. Lui, Homir Munn, il risquait sa peau dans une sombre aventure digne d’un roman à quatre sous, et néanmoins il partait seul.

C’est du moins ce qu’il pensait.

Et c’est justement parce qu’il se trompait que le lendemain fut une journée de confusion et de chaos, à la fois à bord de l’Unimara et dans la maison de banlieue du docteur Darell.

Chronologiquement, ce fut le foyer du docteur Darell qui subit le premier assaut, par le truchement de Poli, la servante, dont le mois de vacances faisait désormais partie du passé. Elle dégringola littéralement l’escalier dans un état d’agitation indescriptible.

Elle trouva le bon docteur sur sa route, tenta vainement de traduire en mots son émotion, et finit par lui fourrer entre les mains un objet cubique et une feuille de papier.

Il les prit à regret.

« Que se passe-t-il, Poli ?

— Elle est partie, docteur.

— Qui est partie ?

— Arcadia !

— Partie ? Que voulez-vous dire ? Où cela ? De quoi parlez-vous ? »

Poli tapa du pied. « Je ne sais pas, moi ! Elle est partie, et elle a emporté une valise et quelques vêtements en laissant ce mot. Qu’attendez-vous pour le lire au lieu de me regarder avec des yeux blancs ? Oh ! ces hommes ! »

Le docteur Darell haussa les épaules et ouvrit l’enveloppe. La lettre n’était pas longue et, à part la signature anguleuse « Arkady », elle était tracée de l’écriture cursive et ornementée particulière au transcripteur d’Arcadia.


Cher père,

Cela m’aurait vraiment fendu le cœur de te faire mes adieux en personne. Je me serais peut-être laissée aller à pleurnicher comme une petite fille et je t’aurais fait honte. Je préfère donc t’écrire pour te dire à quel point tu vas me manquer, et pourtant je vais sûrement passer des vacances merveilleuses en compagnie de l’oncle Homir. Je prendrai bien soin de ma précieuse personne, et je serai de retour à la maison avant peu. En attendant, je te laisse quelque chose qui te revient.

Ta fille qui t’aime,

Arkady.


Il relut la missive à plusieurs reprises avec un visage de plus en plus inexpressif.

« Avez-vous lu cette lettre, Poli ? » demanda-t-il avec raideur.

Poli adopta immédiatement une attitude défensive.

« En tout cas, ce n’est pas ma faute, docteur, puisque l’enveloppe portait mon nom, et je n’avais aucun moyen de savoir que la lettre vous était destinée. Je ne me mêle jamais des affaires des autres, docteur, et depuis des années que je suis à votre… »

Darell leva une main conciliante. « Très bien, Poli, la chose n’a aucune importance. Je voulais simplement m’assurer que vous aviez compris ce qui s’est passé. »

Il réfléchissait rapidement. Inutile de lui recommander d’oublier l’incident. Vis-à-vis de l’ennemi, « oublier » était un mot dénué de sens ; et la recommandation, en donnant de l’importance à l’événement, aurait produit un effet opposé.

« C’est une étrange petite fille, vous savez. Très romanesque. Cet été, nous avions décidé de lui offrir un voyage dans l’espace, et depuis ce temps, elle brûlait d’impatience et d’énervement.

— Je voudrais bien savoir pourquoi personne ne m’a avisée de ce voyage ?

— Nous avions pris les dispositions nécessaires pendant votre absence. Ensuite, nous avons oublié de vous prévenir. Ce n’est pas plus compliqué que cela. »

L’émotion initiale de Poli se transforma derechef en une indignation dévastatrice. « C’est tout simple, n’est-ce pas ? Ce pauvre poussin est parti avec une seule et unique valise, sans rien de propre à se mettre, et toute seule avec ça ! Combien de temps sera-t-elle absente ?

— Je ne veux pas que vous vous inquiétiez inutilement, Poli. Elle trouvera tout ce qui lui est nécessaire à bord de l’appareil. Nous avons tout prévu. Voulez-vous prévenir monsieur Anthor que je désire le voir ? Oh ! dites-moi, d’abord… c’est bien cet objet qu’Arcadia a laissé pour moi ? » Il le tournait et le retournait en tous sens.

Poli eut un mouvement de tête altier. « Comment voulez-vous que je le sache ? La lettre était posée dessus, c’est tout ce que je puis vous dire. On a oublié de me prévenir, vraiment ! Si seulement sa maman vivait encore… »

Darell la congédia d’un geste. « Je vous en prie, faites venir monsieur Anthor. »


L’opinion d’Anthor sur le sujet différa radicalement de celle du père d’Arcadia. Il ponctua ses premières réflexions de ses poings fermés, s’arracha les cheveux, puis il vira soudain à l’amertume.

« Par les Grands Espaces ! Qu’attendez-vous ? Appelez le port au visiophone et demandez-leur d’entrer en contact avec l’Unimara.

— Du calme, Pelleas, il s’agit de ma fille !

— Sans doute, mais pas de votre Galaxie.

— Minute ! C’est une fille intelligente, Pelleas, et elle a soigneusement préparé son coup. Nous ferions bien de savoir ce qu’elle a dans la tête pendant que l’incident est encore tout frais. Savez-vous ce qu’est cet objet ?

— Non. Quelle importance ?

— Une grande ! C’est un capteur de son.

— Ça ? Cette boîte ?

— C’est du bricolage, mais ça fonctionne. Je l’ai essayé. Ne comprenez-vous pas ? C’est sa façon personnelle de nous faire comprendre qu’elle a pris part à nos conversations politiques. Elle sait où se dirige Homir Munn et dans quel but. Elle a décidé qu’il serait amusant de l’accompagner.

— Oh ! Grands Espaces ! gémit le jeune homme. Encore une proie toute trouvée pour la Seconde Fondation !

— Je ne vois pas pourquoi la Seconde Fondation pourrait soupçonner a priori une fillette de quatorze ans de nourrir de ténébreux desseins à son endroit – à moins que nous ne nous livrions à une manœuvre susceptible d’attirer l’attention sur elle, comme par exemple de rappeler de l’espace un astronef, sans autre raison apparente que de la faire rentrer au bercail. Oubliez-vous à qui nous avons affaire ? A quel point est ténu le voile qui recouvre nos activités ? Quelle serait notre impuissance une fois découverts ?

— Mais nous ne pouvons mettre notre entreprise à la merci d’une enfant insensée !

— Elle n’est pas insensée, et d’ailleurs nous n’avons pas le choix. Elle aurait pu se dispenser d’écrire la lettre, mais elle a voulu nous empêcher de lancer la police à ses trousses comme à celles d’une vulgaire fugueuse. Elle nous suggère une explication plausible de l’incident : Munn aura offert d’emmener en vacances la fille d’un vieil ami. Et pourquoi pas ? Nous nous fréquentons depuis vingt ans. Il la connaît depuis l’âge de trois ans, à l’époque où je l’ai ramenée de Trantor. Rien de plus naturel à mon avis et c’est le meilleur moyen d’apaiser les soupçons. Un espion ne traîne pas à ses chausses une nièce de quatorze ans.

— Soit. Et quel sera le comportement de Munn lorsqu’il la découvrira à son bord ? »

Le docteur Darell leva les sourcils. « Cela, je ne puis le dire – mais je présume qu’elle saura bien l’amadouer. »

Néanmoins, la maison avait l’air quelque peu abandonnée quand vint la nuit, et le docteur Darell découvrit que le destin de la Galaxie avait fort peu d’importance tant que la folle petite vie de son enfant se trouverait en danger.


Cependant, à bord de l’Unimara, si elle intéressait moins de personnes, l’émotion était considérablement plus intense.

Dans la soute à bagages, Arcadia se trouva d’une part aidée par l’expérience et d’autre part handicapée par l’inexpérience.

C’est ainsi qu’elle accueillit sans trouble la phase initiale d’accélération et avec stoïcisme la nausée subtile accompagnant le premier bond à travers l’hyperespace, qui lui donnait la curieuse sensation d’être retournée comme un gant. Elle avait connu les mêmes malaises au cours de précédents voyages et s’y trouvait préparée. Elle savait également que la soute à bagages était incluse dans le système de ventilation. Il était même possible qu’elle fût dotée d’éclairage. Cette dernière éventualité, cependant, elle l’excluait comme étant par trop dépourvue de romanesque. Elle préféra donc demeurer dans l’obscurité, ainsi qu’il sied à un conspirateur, retenant sa respiration et tendant l’oreille à la symphonie de bruits légers dont Homir Munn dirigeait l’orchestration.

C’étaient des bruits indistincts, tels qu’en produit un homme seul. Glissement des semelles sur le parquet, frottement de tissu contre métal, gémissement d’un fauteuil rembourré sous le poids d’un corps, déclic sec d’un appareil de contrôle ou bruit mou d’une paume venant heurter une cellule photoélectrique.

Ce fut donc du manque d’expérience que naquirent les soucis d’Arcadia. Dans les films de lecture et sur les écrans de T.V., le passager clandestin semblait doué d’une capacité illimitée de se fondre dans une perpétuelle obscurité. Bien entendu, il y avait toujours le danger de faire choir un objet en déchaînant un vacarme inopportun, il y avait l’éternuement intempestif – dans les feuilletons télévisés, le héros était presque immanquablement la victime d’un rhume de cerveau révélateur ; c’était un dogme établi. Elle savait tout cela et prenait ses précautions en conséquence. Il y avait aussi la faim et la soif, auxquelles il fallait parer. Elle avait pourvu à cette éventualité au moyen de boîtes de conserve prélevées à l’office. Mais il restait des choses auxquelles les films n’avaient pas fait allusion, et Arcadia se rendit compte, avec un coup au cœur, qu’en dépit des meilleures intentions du monde sa présence dans la soute ne resterait secrète qu’un temps limité.

Et à bord d’un appareil de sport monoplace tel que l’Unimara, l’espace logeable se composait essentiellement d’une pièce unique, si bien qu’il n’était même pas pensable d’envisager la possibilité de se faufiler hors de sa retraite, en profitant d’une absence de Munn.

Elle guettait avec une impatience avide les bruits avertisseurs de sommeil. Ronflait-il ou ne ronflait-il pas en dormant ? Du moins connaissait-elle la position de la couchette et savait-elle reconnaître à l’oreille le gémissement qu’elle laissait échapper sous le poids de son hôte. Elle perçut un long soupir puis un bâillement. Elle attendait dans le silence croissant, ponctué par les grincements discrets du sommier lors des changements de position.

La porte de la soute s’ouvrit sans difficulté sous la pression de son doigt et elle tendit un cou inquisiteur…

Cette manœuvre déclencha une brusque réaction sonore dont la qualité humaine ne laissait aucun doute sur son origine.

Arcadia se figea dans une immobilité de statue. Le silence ! Toujours le silence !

Elle tenta d’orienter ses prunelles à l’extérieur de la porte sans bouger le cou, mais sans succès. La tête suivit le mouvement des yeux.

Homir Munn était, bien entendu, éveillé ; il lisait dans son lit, baigné dans le halo restreint de sa lampe de chevet, sondant l’obscurité de ses yeux écarquillés, sa main libre rampant subrepticement sous l’oreiller.

La tête d’Arcadia se rejeta brusquement en arrière. Puis la lumière s’éteignit complètement, et la voix de Munn prononça avec une vigueur saccadée : « Je suis armé, et par la Galaxie, je n’hésiterai pas à tirer…

— Ne tirez pas ! Ce n’est que moi », pleurnicha Arcadia.

Combien est fragile la fleur du romanesque ! Que paraisse un pistolet, au bout d’un bras nerveux, et la voilà fanée !

La lumière était revenue et Munn, sur sa couchette, se dressait sur son séant. Les poils quelque peu grisonnants qui recouvraient sa poitrine étroite, le chaume clairsemé, vieux d’un jour, qui hérissait son menton, lui donnaient un air fallacieusement inquiétant.

Arcadia pénétra dans la pièce, tirant les basques de sa jaquette de métallène, réputée infroissable.

Sous le coup de la surprise, il faillit bondir hors de sa couche, mais, se souvenant à temps de sa tenue, il remonta le drap jusqu’à son menton. « Qu… Que… qu… oi », dit-il d’une voix qu’il n’arrivait pas à rendre intelligible.

« Voulez-vous m’excuser une minute ? dit Arcadia d’une voix douce. Il faut que je me lave les mains. » Elle connaissait la disposition des lieux et s’esquiva prestement. A son retour, le courage commençait à lui revenir. Homir Munn se tenait debout devant elle, drapé dans une robe de chambre fanée et bouillonnant de rage intérieure.

« Par les casernes ténébreuses de l’Espace, que f…aites-vous à bord de cet astronef ? C…omment êtes-vous en…trée ? Que vais-je f…aire de vous ? Que si…gnifie ? »

Il aurait pu poursuivre indéfiniment sa litanie de questions. Mais Arcadia l’interrompit avec suavité. « Je voulais simplement vous accompagner, oncle Homir.

— Pourquoi ? Je ne vais nulle part.

— Vous allez sur Kalgan recueillir des renseignements sur la Seconde Fondation. »

Munn laissa échapper un cri affreux et s’effondra complètement. Un instant, Arcadia, horrifiée, crut qu’il allait avoir une crise de nerfs ou se jeter la tête contre les murs. Il tenait toujours le pistolet et elle sentit son estomac se transformer en bloc de glace en observant le redoutable objet.

« Attention… Calmez-vous. » Telles furent les seules paroles qui lui vinrent aux lèvres.

Mais, d’un effort de volonté, il recouvra un sang-froid relatif et jeta le pistolet sur la couchette avec une vigueur qui aurait pu le faire partir et forer un trou dans la coque de l’astronef.

« Comment avez-vous fait pour vous introduire dans l’appareil ? » demanda-t-il lentement, comme s’il avait saisi soigneusement chaque mot entre ses dents pour l’empêcher de trembler, avant de lui rendre la liberté.

« Rien de plus simple. Je suis entrée dans le hangar avec ma valise et j’ai dit : « Les bagages de monsieur Munn ! « et le préposé m’a indiqué l’appareil du pouce, sans même lever les yeux.

— Naturellement, il va falloir que je vous ramène », dit Homir et cette pensée leva soudain en lui une joie folle. Par l’Espace, ce n’était pas sa faute !

« Impossible, dit Arcadia, ce serait attirer l’attention.

— Comment ?

— Vous le savez bien. Si vous allez sur Kalgan, c’est simplement parce qu’il est normal de votre part de demander l’autorisation d’examiner les archives du Mulet. Et votre comportement doit être à ce point naturel que vous ne risquiez pas d’éveiller le moindre soupçon. Si vous ramenez au port une passagère clandestine, il se peut que l’incident soit relaté au cours des actualités.

— Qui vous a mis ces histoires dans la tête ? Puériles… inventions. » Mais, bien entendu, il était beaucoup trop pétulant pour paraître convaincant, même en présence d’un interlocuteur moins averti qu’Arcadia.

« J’ai tout entendu, dit-elle, sans pouvoir complètement dissimuler sa fierté. Je sais tout et par conséquent vous n’avez rien d’autre à faire que de me permettre de vous accompagner.

— Avez-vous songé à votre père ? dit-il, pensant émouvoir la corde sensible. Il croit sûrement que vous avez été victime d’un rapt – que vous êtes morte.

— Je lui ai laissé un mot, répliqua-t-elle, et il possède suffisamment de jugeote pour ne pas faire un scandale. Vous allez probablement recevoir un télégramme de lui. »

Elle n’avait pas fini de parler que la sonnerie de l’appareil de télécommunication retentit, et Munn se crut le jouet d’un tour de sorcellerie.

« Je parie que c’est mon père », dit-elle. Et en effet c’était bien lui.

Le message était bref et adressé à Arcadia : Merci de ton joli cadeau que j’ai trouvé extrêmement judicieux. Bonnes vacances.

« Voyez-vous, dit-elle, ne sont-ce pas là des instructions ? »


Homir s’habitua bientôt à sa présence. Au bout de quelque temps, il fut heureux de sa compagnie. Il finit même par se demander comment il aurait pu se passer d’elle. Elle babillait ! Elle était follement surexcitée ! Et, par-dessus tout, elle était parfaitement insouciante. Elle savait pertinemment que la Seconde Fondation était l’ennemi, et pourtant elle ne s’en inquiétait pas. Elle savait que sur Kalgan, il aurait affaire à des autorités hostiles, et néanmoins elle contenait à peine son impatience.

C’était sans doute le privilège de la jeunesse.

Quoi qu’il en soit, la longue randonnée signifiait maintenant conversation et non plus pensées solitaires. A coup sûr, cette conversation ne lui apportait pas grand-chose de neuf, puisqu’elle avait presque exclusivement trait à la meilleure manière de s’assurer les bonnes grâces du Seigneur de Kalgan, selon les vues de la petite futée. Propos amusants et fantaisistes et proférés néanmoins avec le plus grand sérieux.

Homir se surprit plus d’une fois à sourire en écoutant ses divagations et il se demandait dans quel abracadabrant feuilleton historique elle avait puisé ses idées invraisemblables sur le grand univers.

C’était la soirée précédant le dernier saut. Kalgan était une étoile brillante dans le vide quasi intégral des spires extrêmes de la Galaxie. Vue à travers le télescope de l’astronef, elle offrait l’apparence d’une tache éblouissante dont le diamètre était à peine perceptible.

Arcadia était assise, les jambes croisées, sur le meilleur siège. Elle portait un pantalon et une chemise quelque peu étriquée appartenant à Homir. Sa propre garde-robe, plus féminine, avait été lavée et repassée en prévision de l’atterrissage.

« Je vais écrire des romans historiques », dit-elle. Le voyage l’enchantait. L’oncle Homir l’écoutait volontiers et il était tellement plus agréable de parler lorsqu’on avait en face de soi une personne vraiment intelligente qui prenait au sérieux ce que vous disiez.

Elle continua : « J’ai lu des tas de livres sur les grands hommes qui ont participé à l’histoire de la Fondation : Seldon, Hardin, Mallow, Devers et les autres. J’ai lu la plupart de vos écrits sur le Mulet, mais c’est beaucoup moins drôle lorsque la Fondation est vaincue. N’aimeriez-vous pas mieux lire une histoire dont on aurait expurgé les événements stupides et tragiques ?

— Sans doute, répondit gravement Munn. Mais cette histoire ne serait guère honnête, qu’en penses-tu, Arkady ? Comment se faire une réputation académique si l’on fait preuve de partialité ?

— Peuh ! Qui se préoccupe de la réputation académique ? » Il était charmant ; depuis des jours, il n’avait jamais manqué de l’appeler Arkady. « Mes romans seront intéressants, ils se vendront et deviendront fameux. A quoi bon écrire des livres si ce n’est pour les vendre et devenir célèbre ? Je ne veux pas être connue uniquement de quelques vieux professeurs. Je veux atteindre le grand public. »

Cette pensée fit briller ses yeux de plaisir, et elle adopta une position plus confortable. « En fait, sitôt que j’aurai persuadé papa de m’en accorder la permission, j’irai visiter Trantor, afin de me procurer des documents sur le premier Empire. Je suis née sur Trantor. Le saviez-vous ? »

Il le savait, mais il répondit : « Vraiment ? » en introduisant dans sa voix juste ce qu’il fallait d’étonnement. Il en fut récompensé par une expression qui était un intermédiaire entre un visage rayonnant et un sourire niais.

« Hmm, hmm. Ma grand-mère… vous savez, Bayta Darell, vous en avez peut-être entendu parler… a été autrefois sur Trantor avec mon grand-père. En réalité, c’est à ce moment qu’on a donné un coup d’arrêt aux ambitions du Mulet, alors que la Galaxie tout entière était à ses pieds ; et mon père et ma mère s’y sont également rendus au début de leur mariage. C’est là que je suis née et j’y ai vécu jusqu’à la mort de ma mère. Je n’avais que trois ans à cette époque, et il ne me reste guère de souvenirs de l’endroit. Etes-vous jamais allé sur Trantor, oncle Homir ?

— Non, je ne puis pas dire que j’y sois allé. » Il s’appuyait contre la cloison froide et tendait l’oreille distraitement. Kalgan était maintenant toute proche, et il sentait son inquiétude revenir.

« N’est-ce pas le plus romanesque de tous les mondes ? Mon père dit que, sous le règne de Stannel V, il avait une population supérieure à celle de dix mondes actuels. Il dit que c’était un monde immense tout construit en métal – une gigantesque cité – qui était la capitale de toute la Galaxie. Il m’a montré des photos qu’il a prises sur Trantor. Tout est maintenant en ruine, mais son aspect demeure stupéfiant. Je voudrais bien le revoir. En fait… Homir !

— Oui ?

— Pourquoi n’irions-nous pas faire un tour de ce côté lorsque nous en aurons terminé avec Kalgan ? »

Un peu de son ancienne terreur reparut sur le visage de Munn.

« Comment ? Ne te mets pas de pareilles idées dans la tête. Il s’agit d’affaires sérieuses et non point d’un voyage d’agrément. Ne l’oublie pas.

— Ce sont des affaires sérieuses, se récria-t-elle, nous pourrions trouver des mines de documents sur Trantor. Ne pensez-vous pas ?

— Absolument pas. » Il se dressa sur ses pieds. « Maintenant écarte-toi de l’ordinateur. Nous allons procéder au dernier saut et ensuite tu iras te coucher. » L’atterrissage présentait au moins un avantage ; il en avait assez de chercher le sommeil, étendu sur le plancher métallique, avec un manteau pour tout matelas.

Les calculs n’étaient pas difficiles. Le Manuel des routes de l’espace était fort explicite sur le trajet Fondation-Kalgan. Il y eut la secousse fugace du passage intemporel à travers l’hyperespace, et la dernière année-lumière se trouva franchie.

Le soleil de Kalgan était maintenant un soleil véritable – vaste, brillant et d’un blanc jaunâtre ; invisible derrière les hublots qui s’étaient automatiquement fermés du côté exposé à ses rayons.

Kalgan n’était plus qu’à une nuit de distance.

VI

De tous les mondes qui composaient la Galaxie, Kalgan était sans nul doute celui qui possédait l’histoire la plus exceptionnelle. Celle de la planète Terminus, par exemple, était celle d’une ascension quasi ininterrompue ; celle de Trantor, autrefois capitale de la Galaxie, d’un déclin quasi ininterrompu. Mais Kalgan…

Kalgan était d’abord devenue célèbre comme un monde réservé au plaisir, deux siècles avant la naissance de Hari Seldon. C’était un monde de plaisir dans la mesure où il faisait du plaisir une industrie – et une industrie immensément rémunératrice.

C’était également une industrie stable. La plus stable de toute la Galaxie. A l’époque où s’effondra peu à peu la civilisation de la Galaxie, la catastrophe n’eut que d’infimes répercussions sur Kalgan. Quels que fussent les bouleversements économiques et sociologiques des secteurs, voisins, il subsistait toujours une élite ; et de tout temps, la caractéristique d’une élite a été de posséder des loisirs comme récompense primordiale de sa propre condition.

Kalgan était donc au service – successif et toujours sanctionné par le succès – des dandies efféminés de la cour impériale et de leurs dames éblouissantes et dévergondées, des rudes Seigneurs de la Guerre, qui dirigeaient d’une main de fer les mondes qu’ils avaient conquis par le sang, et de leurs lascives hétaïres, aux débordements effrénés : des gras et prospères hommes d’affaires de la Fondation et de leurs maîtresses dépravées et perverses.

Aucune discrimination, car tous étaient abondamment pourvus d’argent. Et puisque Kalgan servait tout le monde sans aucune distinction ; puisque l’attrait qu’elle exerçait sur les privilégiés de tous les mondes ne faiblissait jamais ; puisqu’elle avait la sagesse de ne jamais se mêler des visées politiques de personne, de ne mettre en doute la légitimité du pouvoir de quiconque, elle ne cessait de prospérer alors que tous les autres mondes déclinaient, et demeurait grasse tandis qu’ils devenaient squelettiques.

Il en était allé ainsi jusqu’à l’avènement du Mulet. Alors, elle s’était écroulée à son tour, devant un conquérant inaccessible aux attraits du plaisir ou de toute autre activité, la conquête exceptée. A ses yeux, toutes les planètes étaient identiques, même Kalgan.

Si bien que, pour une décennie, Kalgan se trouva jouer le rôle étrange de métropole régnant sur le plus grand Empire depuis la fin de l’Empire Galactique lui-même.

Puis, avec la mort du Mulet, vint la chute, aussi brutale que l’avait été l’ascension. La Fondation fit sécession. Et à sa suite, la plus grande partie des dominions du Mulet. Cinquante ans plus tard, il ne restait plus, tel un rêve d’opiomane, que le souvenir effarant de cette brève période de pouvoir. Kalgan ne s’en était jamais complètement remise. Jamais elle ne redeviendrait cet insouciant monde du plaisir qu’elle avait été, car le goût du pouvoir ne relâche jamais entièrement son emprise. Au lieu de cela, elle vécut sous la férule d’une suite d’hommes que la Fondation nommait les Seigneurs de Kalgan, mais qui, à l’image du Mulet dont c’était le titre unique, se faisaient appeler « Premier Citoyen », tout en maintenant la fiction qu’ils étaient aussi des conquérants.

L’actuel Seigneur de Kalgan était en place depuis cinq mois. Il avait originellement accédé à ce poste en vertu de son grade d’amiral en chef de la flotte kalganienne, d’une part, et d’un déplorable manque de précautions de la part du précédent Seigneur, d’autre part. Cependant nul, sur Kalgan, n’était assez stupide pour vérifier de trop près et pendant trop longtemps la question de sa légitimité. Les événements de ce genre font partie de la fatalité et il vaut mieux les accepter comme tels.

Cependant, cette loi de la jungle qui permet au plus apte de survivre, si elle constitue une prime à la cruauté et au crime, permet parfois aux véritables talents de se manifester. Le Seigneur Stettin possédait une compétence indéniable et n’était pas de ceux que l’on mène facilement par le bout du nez.

La tâche n’était pas des plus faciles pour Son Eminence le Premier Ministre, qui, avec une superbe impartialité, avait servi le précédent Seigneur comme l’actuel et qui, veuille le destin lui prêter vie, servirait le suivant avec non moins d’honnêteté.

La tâche n’était pas plus facile pour Dame Callia, qui était pour Stettin plus qu’une amie et cependant moins qu’une épouse.

Ce soir-là, les trois personnages se trouvaient seuls dans les appartements privés du Seigneur Stettin. Le Premier Citoyen, massif et resplendissant dans l’uniforme d’amiral qu’il affectionnait, du fond du fauteuil sans rembourrage sur lequel il était assis, aussi raide que le plastique sur lequel il s’appuyait, releva un front soucieux. Son Premier ministre, Lev Meirus, lui faisait face le regard absent, ses doigts longs et nerveux tapotant machinalement et rythmiquement l’interminable pli qui, partant de la racine du long nez busqué, suivait les joues enfoncées pour aboutir non loin de la pointe d’un menton agrémenté d’une barbiche grisonnante. Dame Callia avait disposé avec art les courbes de sa rondouillette personne sur les épaisses fourrures d’un divan de mousse plastique, et ses lèvres pleines tremblaient quelque peu, en formant une moue inconsciente.

« Monsieur, dit Meirus (c’était le seul titre qu’admettait un Seigneur qui avait adopté le style « Premier Citoyen »), vous ne semblez pas partager mes vues sur la continuité de l’histoire. Votre propre vie, avec ses extraordinaires bouleversements, vous incline à penser que le cours de la civilisation peut être sujet aux mêmes changements soudains. Mais il n’en est rien.

— Le Mulet a fait la preuve du contraire.

— Mais nul ne peut suivre ses traces. D’ailleurs, lui non plus n’a pas entièrement réussi.

— Poochie ! » pleurnicha soudain Dame Callia, qui rentra aussitôt sous terre devant le geste irrité du Premier Citoyen.

« Ne m’interrompez pas, Callia. Je suis las de l’inaction, Meirus. Mon prédécesseur a passé sa vie à faire de la flotte un outil parfaitement rodé qui n’a pas son pareil dans la Galaxie. Il est mort en laissant cette magnifique machine sans emploi. Dois-je continuer sur ses traces ? Moi, un amiral de la flotte ?

« Combien faudra-t-il de temps encore avant que la rouille ne ronge ses rouages ? Actuellement, c’est une charge écrasante pour le Trésor, et qui ne rapporte rien. Ses officiers sont avides de conquête ; ses hommes, de butin, Kalgan tout entière aspire à retrouver l’Empire et son cortège de gloire. Etes-vous capable de comprendre cela ?

— Derrière vos paroles, je discerne vos raisons. Conquêtes, butin, gloire – biens enivrants une fois qu’ils sont acquis. Mais, pour les obtenir, il faut souvent courir des risques et toujours accepter des besognes déplaisantes. Les premiers succès sont souvent éphémères. Et tous ceux qui ont attaqué la Fondation, au cours de l’histoire, l’ont fait à leur détriment. Le Mulet lui-même eût fait preuve de sagesse en limitant ses ambitions… »

Il y avait des larmes dans les yeux bleus et vides de Dame Callia. Poochie l’avait à peine vue au cours des derniers jours. Ce soir, il avait promis de lui consacrer sa soirée et voilà que cet homme horrible, maigre et grisonnant avait imposé son odieuse présence. Et Poochie se laissait faire. Elle n’osait pas ouvrir la bouche, redoutant même les conséquences du sanglot qu’elle avait laissé échapper.

Mais Stettin s’exprimait maintenant de cette voix dure et impatiente qui lui faisait horreur : « Vous êtes l’esclave d’un passé révolu. La Fondation est plus importante en volume et en population, mais la toile dont elle est tissée est des plus lâches. Au premier coup de boutoir, elle s’effritera. C’est uniquement la force d’inertie qui maintient sa cohésion ; une force d’inertie que je suis assez puissant pour réduire à néant.

« Vous vous hypnotisez sur les jours anciens où la Fondation était la seule à posséder la puissance atomique. Ils ont été assez heureux pour échapper aux ultimes coups de boutoir de l’Empire finissant, et ne trouver devant eux qu’une troupe anarchique de Seigneurs de la Guerre dénués de cervelle, qui ne pouvaient opposer aux engins atomiques de la Fondation que des carcasses sans valeur et des reliques dépareillées.

« Mais le Mulet, mon cher Meirus, a changé tout cela. Il a répandu à travers la Galaxie la connaissance que la Fondation avait jalousement gardée pour elle et l’a privée à tout jamais de son monopole scientifique. Nous sommes de taille à les affronter.

— Et la Seconde Fondation ? demanda Meirus froidement.

— Et la Seconde Fondation ? répéta Stettin, non moins froidement. Connaissez-vous ses intentions ? Il lui a fallu dix ans pour mettre un terme aux exploits du Mulet, à supposer qu’on puisse lui en attribuer le mérite, ce dont je doute. Savez-vous que bon nombre de psychologues et de sociologues de la Fondation professent l’opinion que le Plan Seldon a été complètement démantelé depuis le règne du Mulet ? Si le Plan a vécu, il existe un vide que nous sommes fondés à combler, tout autant que quiconque.

— Ce que nous savons en la matière est insuffisant pour que nous prenions le risque d’entreprendre une telle partie.

— Ce que nous savons, peut-être. Mais nous avons en ce moment sur la planète un visiteur en provenance de la Fondation. Le saviez-vous ? Un certain Homir Munn, qui, si je suis bien informé, a rédigé des articles sur le Mulet et qui a exprimé exactement la même opinion : le Plan Seldon a cessé d’exister. »

Le Premier ministre hocha la tête. « J’ai entendu parler de lui, ou du moins de ses écrits. Que désire-t-il ?

— Il sollicite l’autorisation de pénétrer dans le palais du Mulet.

— Vraiment ? Il serait sage de refuser. Il n’est jamais très judicieux de troubler les superstitions qui permettent de tenir en main une planète.

— J’y réfléchirai, et nous en reparlerons. »

Meirus s’inclina et prit congé.

« Etes-vous fâché contre moi, Poochie ? » demanda Dame Cailla en larmes.

Stettin se retourna vers elle avec fureur.

« Ne vous ai-je pas défendu de me donner ce nom ridicule en présence d’un tiers ?

— Vous l’aimiez autrefois.

— Eh bien, je ne l’aime plus, et je vous défends de recommencer. »

Il la fixait d’un regard noir. Il se demandait par quel mystère il supportait encore sa présence. C’était un être tendre, sans cervelle, agréable au toucher, témoignant à son égard d’une affection docile qui offrait des avantages dans cette rude existence. Et pourtant cette affection commençait à lui peser. Elle rêvait de mariage, de devenir la Première Dame.

Ridicule !

Passe encore lorsqu’il n’était qu’amiral – mais aujourd’hui qu’il était devenu le Premier Citoyen et un futur conquérant, il lui fallait davantage. Il voulait des héritiers qui puissent servir de trait d’union entre ses futurs dominions, ce que le Mulet n’avait jamais possédé, et c’est pourquoi son Empire n’avait pas survécu à sa vie étrange et inhumaine. Lui, Stettin, avait besoin d’un rejeton issu des grandes familles historiques de la Fondation, qui lui permettrait d’opérer la fusion des dynasties.

Il s’interrogea pour découvrir la raison qui l’empêchait de se débarrasser de Callia sur-le-champ. L’opération se ferait sans douleur. Elle pleurnicherait un peu… Mais il chassa cette idée. Après tout, elle avait ses qualités… occasionnellement.

Callia retrouvait peu à peu ses esprits. L’influence de Barbe-Grise avait disparu, et le visage de granit de son Poochie s’adoucissait. Elle se souleva d’un seul élan fluide et fondit de tendresse : « Tu ne vas pas me gronder, n’est-ce pas ?

— Non. » Il lui donna machinalement quelques tapes amicales. « Maintenant, tiens-toi tranquille un moment, veux-tu ? J’ai besoin de réfléchir.

— Poochie, dit-elle après une pause.

— Qu’y a-t-il ?

— Poochie, l’homme est accompagné d’une petite fille, c’est toi qui l’as dit, tu te souviens ? Pourrai-je la voir, lorsqu’elle viendra ? Je n’ai jamais…

— Pourquoi veux-tu que je lui demande de se faire accompagner de cette gamine ? Veux-tu que je transforme ma salle d’audience en salle de classe ? Cesse de dire des sottises, Callia.

— Mais je m’occuperai d’elle, Poochie. Tu n’auras pas à te soucier d’elle. C’est que je ne vois jamais d’enfants, et tu sais pourtant combien je les aime. »

Il lui lança un regard sardonique. Elle ne se lassait jamais de cette antienne. Elle aimait les enfants, c’est-à-dire ses enfants à lui, c’est-à-dire ses enfants légitimes ; une façon détournée de lui demander le mariage ! Il se mit à rire.

« La gamine en question, dit-il, est une grande fille de quatorze ou quinze ans. Elle a probablement la même taille que toi. »

Callia sembla profondément déçue. « Tant pis, pourrai-je quand même la voir ? Elle pourrait me parler de la Fondation. Il y a si longtemps que j’ai envie d’y faire une visite, tu le sais. Mon grand-père était membre de la Fondation. Tu voudras bien m’y conduire un jour, Poochie ? »

Cette idée fit sourire Stettin. Qui sait, peut-être en conquérant ? Sa réponse se ressentit de la bonne humeur où l’avait mis cette perspective : « C’est entendu, nous irons. Et tu pourras voir la fillette et lui poser toutes les questions que tu voudras sur la Fondation. Mais, loin de moi, c’est compris ?

— Je ne t’ennuierai pas. Je la ferai venir dans mes appartements. »

De nouveau, elle était heureuse. Il était bien rare, à présent, qu’il accédât à ses caprices. Elle entoura son cou de ses bras et, après la plus légère des hésitations, elle sentit les tendons de son cou se détendre et la vaste tête vint s’appuyer sur son épaule.

VII

Arcadia se sentait soulevée par un sentiment de triomphe. Comme la vie avait changé depuis que Pelleas Anthor était venu coller son sot visage contre sa fenêtre – et simplement parce qu’elle avait eu suffisamment de flair et de courage pour prendre les dispositions nécessaires !

Elle était enfin sur Kalgan. Elle avait été au grand Théâtre Central – le plus important de la Galaxie – et vu en chair et en os quelques-unes des vedettes lyriques dont la réputation s’étendait jusqu’à la lointaine Fondation. Elle avait fait des emplettes tout au long de l’Avenue Fleurie, quartier de la mode sur le monde le plus gai de l’espace. Et elle avait fait son choix en toute liberté, pour la simple raison que l’oncle Homir n’y connaissait rien. Les vendeuses n’avaient pas fait la moindre objection lorsqu’elle avait donné sa préférence aux robes longues et brillantes dont les lignes verticales la faisaient paraître si grande – et le change était favorable à l’argent de la Fondation. Homir lui avait remis un billet de dix crédits et lorsqu’elle l’avait échangé contre des kalganids, elle avait obtenu une liasse terriblement épaisse.

Elle avait même changé de coiffure – les cheveux mi-courts par-derrière avec deux boucles lustrées à chaque tempe. Ils avaient été soumis à un traitement qui les faisait paraître plus dorés que jamais : ils rutilaient positivement.

Mais ceci, c’était le plus beau de tout. Assurément, le palais du Seigneur Stettin n’était ni aussi imposant ni aussi luxueux que les théâtres, ni aussi mystérieux ni aussi historique que le vieux palais du Mulet – dont ils avaient tout juste aperçu les tours solitaires dans leur traversée aérienne de la planète – mais imaginez un peu : un véritable Seigneur ! L’excès de la gloire lui tournait la tête.

Et pas seulement cela. Elle se trouvait actuellement face à face avec la maîtresse du Seigneur Stettin. Le mot fascinait Arcadia, car elle savait le rôle que de semblables femmes avaient joué dans l’histoire ; elle connaissait leur séduction et leur puissance. En réalité, elle avait souvent rêvé de devenir elle-même une de ces resplendissantes et toutes-puissantes créatures, mais malheureusement, les maîtresses n’étaient pas à la mode sur la Fondation pour le moment et, en outre, son père ne serait probablement pas d’accord si l’éventualité se présentait.

Bien entendu, Dame Callia ne répondait pas entièrement à l’idée que se faisait Arcadia du personnage. Tout d’abord elle était plutôt grassouillette, et ne paraissait ni mauvaise ni dangereuse. Simplement fanée et myope. Elle avait la voix haut perchée et non pas ce timbre un peu rauque de contralto, et…

« Voulez-vous une autre tasse de thé, mon enfant ? demanda Callia.

— Je prendrais volontiers une autre tasse, Votre Grâce. » Peut-être aurait-elle dû dire Votre Altesse ? « Vous portez là de fort belles perles, Madame », continua Arcadia avec la condescendance d’un connaisseur. (Après tout, « Madame » était peut-être le terme le plus approprié, pour la compagne du Premier Citoyen.)

« Oh ! vous trouvez ? » Callia parut légèrement flattée. Elle défit le collier et le laissa osciller au bout de sa main. « Elles vous plaisent ? Je puis vous en faire cadeau si vous voulez.

— Oh ! Mad… Vraiment, vous voulez… » Lorsque les perles se trouvèrent dans sa main, elle les rendit en disant d’un ton lugubre : « Mon père n’aimerait pas…

— Il n’aimerait pas les perles ? Elles sont pourtant très jolies.

— Je veux dire qu’il me blâmerait de les avoir acceptées. Il n’est pas convenable selon lui d’accepter des présents de valeur offerts par des étrangers.

— Vraiment ? Mais… ces perles m’ont été offertes par Poo… le Premier Citoyen. Vous pensez que je n’aurais pas dû accepter ? »

Arcadia rougit : « Ce n’est pas ce que… »

Mais Callia était déjà lasse du sujet. Elle laissa glisser les perles sur le sol : « Vous allez me parler de la Fondation. Cela me ferait beaucoup de plaisir… »

Arcadia se trouva soudain à court. Que dire sur un monde qui est bête à pleurer ? A ses yeux, la Fondation c’était une agglomération de banlieue, une maison confortable, les obligations ennuyeuses de l’étude, le sempiternel train-train d’une vie tranquille.

« C’est exactement ce que l’on voit dans les vidéo-livres, je suppose… dit-elle d’un ton incertain.

— Oh ! vous pratiquez les vidéo-livres ? J’ai bien essayé, mais cela me donne mal à la tête ! Mais j’adore vos feuilletons télévisés qui racontent les exploits de vos Marchands… ces hommes si grands et si redoutables. Je les trouve passionnants. Votre ami, monsieur Munn, est-il un de ces Marchands ? Il me semble inoffensif. La plupart de ces gens sont barbus et parlent avec une grosse voix de basse et ils ont des manières si conquérantes avec les femmes… Vous ne pensez pas ? »

Arcadia eut un sourire de commande. « Cela, c’est déjà de l’histoire, madame. C’est-à-dire qu’aux premiers temps de la Fondation, les Marchands étaient des pionniers qui reculaient les limites des frontières et apportaient la civilisation au reste de la Galaxie. Nous avons appris tout cela à l’école. Mais ces temps sont révolus. Il n’existe plus de Marchands ; ils ont été remplacés par des corporations et autres organismes de ce genre.

— Vraiment ? Quel dommage ! Alors, s’il n’est pas Marchand, de quoi s’occupe monsieur Munn ?

— Oncle Homir est bibliothécaire. »

Callia porta la main devant sa bouche et laissa échapper un petit rire qui ressemblait à un pépiement.

« Vous voulez dire qu’il s’occupe de vidéo-livres ? Miséricorde ! Quelle sotte occupation pour un adulte !

— C’est un excellent bibliothécaire, Madame. C’est une situation qui jouit d’une grande considération dans notre pays. » Elle reposa sur la table métallique couleur de lait la petite tasse à thé iridescente.

« Mais, chère enfant, dit l’hôtesse navrée, je ne voulais pas vous offenser. C’est certainement un homme très cultivé. Je l’ai bien vu tout de suite à ses yeux. Ils sont tellement intelligents. Et il faut qu’il soit brave pour vouloir pénétrer dans le palais du Mulet.


— Brave ? » Arcadia fut aussitôt sur le qui-vive. Voilà l’indice qu’elle attendait. Intrigues ! Intrigues ! Avec une expression de suprême indifférence, elle demanda en examinant son pouce : « Il faut donc être brave pour solliciter l’autorisation de pénétrer dans le palais du Mulet ?

— Vous ne saviez pas ? » Elle baissa la voix en roulant des yeux. « Sur son lit de mort, le Mulet a donné des ordres pour que nul n’y pénètre avant que soit réalisé l’Empire Galactique. Nul sur Kalgan n’oserait pénétrer dans le palais interdit.

— C’est une pure superstition, dit Arcadia après un instant de réflexion.

— Ne dites pas une chose pareille ! C’est aussi ce que prétend Poochie. Mais il feint d’y croire pour mieux garder son emprise sur la population. Néanmoins, il n’y met jamais les pieds, je l’ai bien remarqué. Et Thallos, qui était Premier Citoyen avant Poochie, faisait de même. » Une idée passa soudain par l’esprit de Callia et elle fut de nouveau toute curiosité. « Mais pour quelle raison monsieur Munn désire-t-il visiter le palais ? »

C’était le moment où le plan soigneusement élaboré par Arcadia allait pouvoir entrer en action. Elle savait pertinemment, grâce aux livres qu’elle avait lus, que la maîtresse d’un dictateur était le pouvoir réel caché derrière le trône : l’éminence grise, l’influence toute-puissante. Si oncle Homir échouait auprès du Seigneur Stettin – ce qui, selon elle, était fatal – il lui incombait de réparer cet échec par l’intermédiaire de Callia. A vrai dire, la personnalité de Callia était pour elle une énigme. Ses qualités paraissaient rien moins que brillantes. Mais l’Histoire avait prouvé…

« Il y a effectivement une raison, Madame, dit-elle, mais puis-je vous demander de garder le secret ?

— Je vous en donne ma parole », dit Callia et, ce faisant, elle traça un signe mystérieux sur la tendre blancheur rebondie de sa poitrine.

Les pensées d’Arcadia étaient en avance d’une phrase sur ses paroles. « Oncle Homir fait autorité sur le Mulet, vous savez. Il a écrit sur lui un nombre d’ouvrages incalculable. Il pense que l’histoire de la Galaxie a subi une transformation depuis l’époque où le Mulet conquit la Fondation.

— Pas possible ?

— Il pense que le Plan Seldon… »

Callia battit des mains. « J’en ai entendu parler. Les feuilletons qui relatent les exploits des Marchands évoquent toujours le Plan Seldon. C’était lui qui assurait toujours la victoire de la Fondation. La science avait bien son mot à dire dans l’affaire, mais je n’ai jamais compris comment. Cela m’énerve tellement lorsqu’il faut que je prête l’oreille à des explications. Mais continuez, ma chère. Tout devient différent, lorsque c’est vous qui expliquez. Dans votre bouche, tout est clair comme de l’eau de roche.

— Vous l’avez sans doute remarqué, poursuivit Arcadia, après la défaite de la Fondation par le Mulet, le Plan Seldon fut frappé de paralysie et, depuis ce temps, il n’a jamais retrouvé son activité. Alors, sur qui pouvons-nous compter pour former le second Empire ?

— Le second Empire ?

— Oui, il faudra bien un jour en venir là, mais par quel moyen ? C’est là que réside le problème, voyez-vous. D’autre part, il y a la Seconde Fondation.

— La Seconde Fondation ? fit Callia, l’air complètement perdu.

— Oui, ce sont les planificateurs de l’Histoire qui suivent les traces de Seldon. Ils ont donné un coup d’arrêt aux visées expansionnistes du Mulet, car son action était prématurée, mais à présent, il se peut qu’ils apportent leur soutien à Kalgan.

— Pourquoi ?

— Parce que Kalgan est le monde le mieux placé pour constituer le noyau d’un nouvel Empire. »

Callia parut saisir vaguement cette notion. « Vous voulez dire que Poochie va être appelé à former un nouvel Empire ?

— Il est difficile de l’affirmer en toute certitude. Oncle Homir le pense, mais il lui faudrait consulter les archives du Mulet pour asseoir sa conviction.

— Tout cela est bien compliqué », dit Callia d’un air incertain.

Arcadia en resta là. Elle avait fait de son mieux.

Le Seigneur Stettin était d’assez méchante humeur. L’entrevue avec le pied-plat venu de la Fondation ne lui avait guère apporté de satisfactions. Pis : elle ne lui avait causé que de l’embarras. Etre le potentat absolu de vingt-sept mondes, le grand maître de la plus grande machine militaire de toute la Galaxie, nourrir les plus hautes ambitions de tout l’univers – et en être réduit à discuter de fariboles avec un rat de bibliothèque !

Enfer et damnation !

On lui demandait d’enfreindre les coutumes de Kalgan, de permettre que le palais du Mulet fût mis à sac, et tout cela pour fournir à un vieil idiot la matière d’un nouveau livre ? La cause de la science ! Les droits sacrés de la connaissance ! Grande Galaxie ! Souffrirait-il que ces clichés éculés lui fussent jetés à la face avec toutes les apparences du sérieux le plus imperturbable ? En outre – il sentit sa peau se hérisser légèrement – il y avait cette histoire de malédiction. Il n’y croyait pas : quel homme intelligent ajouterait foi à de pareilles sornettes ? Mais s’il devait l’enfreindre, ce serait pour des raisons meilleures que celles que lui avait fournies cet idiot.

« Que veux-tu ? » demanda-t-il d’une voix rogue, et Dame Callia se fit toute petite sur le seuil de la porte.

« Es-tu occupé ?

— Oui, je suis occupé.

— Mais tu es seul, Poochie. Ne pourrais-je pas te parler une minute ?

— Oh ! Galaxie ! Que veux-tu ? Fais vite ! »

Les mots se bousculaient sur les lèvres de Callia : « La petite fille m’a raconté qu’ils allaient visiter le palais du Mulet. J’ai pensé que nous pourrions les accompagner. Ce doit être splendide à l’intérieur.

— Elle t’a dit cela, hein ? Eh bien, elle n’ira pas, et nous non plus. Maintenant, va t’occuper de tes affaires. J’en ai par-dessus la tête de toi.

— Mais, Poochie, pourquoi refuses-tu ? Tu vas leur interdire le palais ? La petite fille m’a déclaré que tu allais fonder un Empire !

— Je me moque de ce qu’elle a déclaré… Que veux-tu dire ? » Il marcha vers Callia, lui saisit fermement le bras au-dessus du coude et ses doigts s’enfoncèrent profondément dans la chair flasque. « Que t’a-t-elle dit ?

— Tu me fais mal. Jamais je ne pourrai m’en souvenir si tu me regardes avec de tels yeux ! »

Il abandonna sa prise et elle demeura un moment à frictionner vainement les marques rouges. Elle pleurnicha : « La petite fille m’a demandé de garder le secret.

— Comme c’est dommage ! Eh bien, parle ! Immédiatement !

— Elle m’a dit que le Plan Seldon avait été modifié et qu’une autre Fondation, située je ne sais où, s’apprêtait à faire de toi le fondateur d’un nouvel Empire. Elle a prétendu que monsieur Munn était un très grand savant, et qu’il trouverait la preuve de ce qu’il avance dans les archives du Mulet. Je n’ai absolument rien omis. Tu es fâché ? »

Mais Stettin ne répondit pas. Il quitta la pièce en toute hâte, suivi par le regard lugubre des yeux bovins de Callia. Avant que l’heure fût écoulée, deux plis, au sceau officiel du Premier Citoyen, furent expédiés. L’un d’eux eut pour effet de lancer dans l’espace cinq cents astronefs de ligne, en vue d’effectuer ce que l’on appelait en termes officiels des « grandes manœuvres ». L’autre jeta un simple particulier dans la plus grande confusion.


Homir Munn interrompit ses préparatifs de départ lorsque le second de ces ordres le toucha. Il s’agissait évidemment de l’autorisation officielle de pénétrer dans le palais du Mulet. Il n’arrêtait pas de le lire et de le relire et il en éprouvait un sentiment tout autre que de la joie.

Mais Arcadia était ravie. Elle savait ce qui s’était passé.

Ou, du moins, elle s’imaginait le savoir.

VIII

Poli déposa le petit déjeuner sur la table sans quitter de l’œil le téléscripteur qui dégorgeait les bulletins apportant les nouvelles du jour. Cette ubiquité de l’œil était facilement réalisable sans compromettre le rendement du travail. Puisque tous les plats étaient enveloppés individuellement dans un récipient stérile, qui servait en même temps d’autocuiseur que l’on jetait à la poubelle après usage, son rôle se réduisait, en l’occurrence, à choisir le menu, à déposer les mets sur la table et à emporter les résidus, une fois le repas terminé.

Ce qu’elle vit lui tira un claquement de langue et un faible gémissement de compassion rétrospective.

« Les gens sont si méchants », dit-elle, à quoi Darell répliqua par un « Hum » peu compromettant.

Sa voix prit ce timbre criard qu’elle adoptait automatiquement lorsqu’elle se préparait à déplorer la méchanceté du monde. « Pourquoi diable ces terribles Kalganiens se conduisent-ils ainsi ? Ils ne nous ficheront donc jamais la paix ? Toujours des ennuis, rien que des ennuis !

« Regardez-moi ce gros titre : Une émeute devant le Consulat de la Fondation. Je leur dirais bien leur fait, moi, si je pouvais ! Ce qu’il y a de terrible chez les gens, c’est qu’ils n’ont pas de mémoire. Ils oublient tout, docteur Darell. Tenez, prenons la dernière guerre, après la mort du Mulet – bien sûr je n’étais encore qu’une petite fille à l’époque – quel désastre, juste ciel, quel malheur ! Mon oncle fut tué. Il avait vingt ans à peine, marié depuis tout juste deux ans, laissant une petite orpheline. Je me souviens encore de lui – il avait les cheveux blonds et une fossette au menton. J’ai quelque part un cube tridimensionnel de lui… Et aujourd’hui sa petite fille a elle-même un fils dans la marine et si jamais il arrive quelque chose…

« Et nous avions les patrouilles de bombardement, et les anciens qui prenaient la garde à tour de rôle dans la défense stratosphérique. Je me demande ce qu’ils auraient pu faire si les Kalganiens étaient venus jusque-là ! Ma mère avait coutume de nous parler du rationnement des vivres, de la vie chère et des impôts. Il était difficile de joindre les deux bouts…

« On pourrait croire que, s’ils avaient un atome de raison, les gens ne recommenceraient plus jamais pareille horreur ; qu’ils en seraient dégoûtés pour toujours. D’ailleurs, je ne crois pas que ce soient les gens du peuple qui soient les coupables ; je suppose que les Kalganiens préféreraient de beaucoup rester tranquillement dans leurs familles plutôt que d’aller dans des astronefs se faire tuer. C’est cet affreux Stettin ! Je me demande comment on permet à de pareilles gens de vivre ! Il a tué le vieux – comment s’appelait-il déjà ? – Thallos, et maintenant il ne rêve plus que de devenir le maître de l’univers.

« Et pourquoi veut-il nous attaquer ? Je n’en sais rien. Mais il est vaincu d’avance – c’est toujours la même histoire ; tout cela se trouve peut-être dans le Plan, et je me dis parfois que ce Plan doit être bien mauvais pour autoriser tant de batailles et de massacres, mais pour sûr je n’ai rien à dire de Hari Seldon, qui en sait certainement beaucoup plus que moi sur cet homme, et je suis bien sotte de mettre en doute sa valeur. Et l’autre Fondation n’est pas moins coupable. Ils pourraient arrêter Kalgan dès maintenant pour le plus grand bien de tout un chacun. Il faudra bien qu’ils y arrivent, mais pensez-vous qu’ils auraient l’idée d’intervenir avant qu’on ait commencé le gâchis ? »

Le docteur Darell leva les yeux. « Vous disiez quelque chose, Poli ? »

Poli écarquilla les yeux puis les rétrécit avec colère. « Rien, docteur, absolument rien du tout ! Autant vaudrait tomber raide mort dans cette maison que de prononcer une seule parole. On vous dit toujours, courez par-ci, courez par-là, mais essayez seulement de dire un mot… » Et elle disparut en maugréant.

Son départ fit sur Darell aussi peu d’impression que son discours.

Kalgan ? Plaisanterie ! Un ennemi purement physique ! Ceux-là avaient toujours été vaincus.

Pourtant, il ne pouvait s’isoler de cette stupide crise. Sept jours plus tôt, le Maire lui avait demandé d’accepter le poste d’Administrateur de la Recherche et du Développement. Il avait promis une réponse pour aujourd’hui.

Eh bien…

Il s’agitait, en plein désarroi. Pourquoi l’avoir choisi, lui ? Et cependant, pouvait-il refuser ? Son attitude paraîtrait étrange, et il n’osait pas se singulariser. Après tout, que lui importait Kalgan ? A ses yeux, il n’y avait, il n’y avait toujours eu qu’un seul et unique ennemi.

Tant que sa femme avait vécu, il n’était que trop heureux de se dérober à la tâche, de se cacher. Ces longues journées tranquilles sur Trantor, avec autour d’eux les ruines du passé ! Le silence d’un monde dévasté dispensateur d’oubli !

Mais elle était morte. Cette quiétude avait duré en tout et pour tout moins de cinq années. Et après, il savait qu’il ne pourrait plus vivre qu’en combattant cet ennemi redoutable et vague, qui le privait de sa dignité d’homme en contrôlant sa destinée, qui faisait de sa vie une lutte stérile contre une échéance prévue d’avance, qui faisait de l’univers l’enjeu d’une haïssable et mortelle partie d’échecs.

On pouvait appeler cela sublimation – c’est le nom qu’il lui donnait lui-même – mais ce combat donnait un sens à sa vie.

Tout d’abord à l’Université de Santanni, où il avait fait cause commune avec le docteur Kleise. Cinq années fructueuses…

Pourtant, Kleise ne savait que rassembler des documents. La tâche véritable serait au-dessus de ses forces – et lorsque Darell en avait acquis la certitude, il avait su que le moment était venu de partir.

Kleise pouvait avoir travaillé en secret, il ne pouvait cependant se dispenser d’avoir autour de lui des collaborateurs qui ouvraient pour lui et avec lui. Il avait à sa disposition des sujets dont il explorait le cerveau. Derrière lui, une université qui l’appuyait. Autant de faiblesses.

Kleise ne pouvait le comprendre, et lui, Darell, ne pouvait l’expliquer. Ils se séparèrent ennemis. Tant mieux : il le fallait. Il devait abandonner la partie en vaincu – pour le cas où un œil indiscret aurait été le témoin de leur mésintelligence.

Là où Kleise opérait sur des graphiques, Darell travaillait au moyen de concepts mathématiques, dans les arcanes de son esprit. Kleise possédait de nombreux collaborateurs. Darell aucun. Kleise travaillait dans une université, Darell dans le calme d’une maison de banlieue.

Et il touchait presque au but.

Un membre de la Seconde Fondation n’était pas un humain dans la mesure où son cerveau entrait en jeu. Le plus fin physiologiste, le plus subtil des neurochimistes pourrait ne rien détecter – et pourtant la différence devait bien exister. Et puisque la différence se situait dans le cerveau, c’est en ce lieu qu’il devait être possible de la déceler.

Etant donné un homme tel que le Mulet – et les membres de la Seconde Fondation possédaient sans aucun doute des pouvoirs comparables aux siens, innés ou acquis – avec la faculté de détecter et de domestiquer les émotions humaines, il s’agissait d’en déduire le circuit électronique convenable qui permettrait de mettre au point, dans les plus infimes détails, l’encéphalographie sur lequel l’anomalie ne saurait manquer d’être mise en évidence.

Et maintenant, Kleise était ressuscité dans la personne de son jeune et ardent élève, Anthor.

Folie ! Folie ! Que faire de ses graphiques et des schémas psychiques des personnes influencées ? Il y avait des années qu’il avait appris à les identifier… En était-il plus avancé ? Ce n’est pas l’outil qu’il lui fallait, mais le bras. Pourtant il devait se résigner à suivre Anthor, puisque c’était la voie la moins dangereuse.

De même qu’il allait devenir Administrateur de la Recherche et du Développement. La voie la moins dangereuse. Et ainsi, il demeurait un conspirateur au sein même de la conspiration.

Sa pensée se porta un instant sur Arcadia, mais il la repoussa avec un frisson. S’il n’avait tenu qu’à lui, nul si ce n’est lui-même ne se fût exposé au danger. S’il n’avait tenu qu’à lui…

Il sentait la colère monter en lui – contre le défunt Kleise, contre Anthor, tous ces idiots bien intentionnés…

Elle saurait bien se débrouiller. C’était une petite fille qui possédait déjà une grande maturité intellectuelle.

Elle saurait bien se débrouiller.

C’était un murmure intérieur…


En était-elle vraiment capable ?

Au moment précis où le docteur Darell se posait la question avec angoisse, elle se trouvait assise dans l’antichambre glacialement austère des bureaux exécutifs du Premier Citoyen de la Galaxie. Elle attendait depuis une demi-heure, laissant errer lentement ses regards sur les murs. Deux gardes armés étaient postés à la porte lorsqu’elle était entrée en compagnie de Homir Munn. Ils ne s’y trouvaient pas les autres fois.

Elle était seule à présent, et pourtant elle était sensible à l’hostilité latente qui émanait des meubles mêmes qui garnissaient la pièce. Et cela pour la première fois.

Elle ne s’expliquait pas la raison de ce sentiment.

Homir se trouvait dans le bureau de Seigneur Stettin. D’où venait son inquiétude ?

L’irritation la gagnait. Lorsque le héros de roman-feuilleton se trouvait en pareille situation, il prévoyait l’issue et la crise le trouvait préparé, alors qu’elle-même n’imaginait d’autre solution que demeurer inerte sur sa chaise. Tout pouvait arriver. Tout. Et pourtant elle demeurait là, comme une souche.

Eh bien, il suffisait de faire, une fois de plus, un retour en arrière, et, peut-être, l’inspiration jaillirait-elle de la confrontation des événements.

Pendant deux semaines, Homir avait pratiquement vécu dans le palais du Mulet. Elle l’avait accompagné une fois, avec la permission de Stettin. L’édifice était immense et sinistrement massif, se rétractant au contact de la vie pour se réfugier dans un sommeil fait de souvenirs éclatants, réverbérant les bruits de pas en échos caverneux ou en claquements métalliques. La visite lui avait laissé une mauvaise impression.

Elle préférait les grandes et joyeuses avenues de la métropole ; les théâtres et les spectacles d’un monde qui, pour être essentiellement plus pauvre que la Fondation, n’en dépensait pas moins des sommes plus importantes en façade.

Homir rentrait le soir, profondément impressionné…

« C’est pour moi un monde de rêve, murmurait-il. Si seulement je pouvais démanteler le palais pierre par pierre, couche par couche de mousse d’aluminium. Si je pouvais le rapporter sur Terminus… Quel musée n’aurions-nous pas là ! »

Il semblait avoir perdu la répugnance qu’il manifestait au début. Au lieu de cela, il était ardent, plein de flamme. Arcadia connaissait un indice infaillible pour deviner son état d’esprit : au cours de cette période, il ne bégaya pratiquement jamais.

Une fois, il dit : « Il y a des lacunes dans les archives concernant le général Pritcher…

— Je le connais. C’était un renégat issu de la Fondation, qui a fouillé la Galaxie à la recherche de la Seconde Fondation, n’est-ce pas ?

— Ce n’était pas exactement un renégat, Arkady. Le Mulet l’avait converti.

— C’est bonnet blanc et blanc bonnet.

— Cette recherche dont tu parles était une tâche sans issue. Les archives originales de la Convention Seldon, qui consacraient la création des deux Fondations, il y a plusieurs siècles, ne font qu’une seule allusion à la Seconde Fondation. Elles indiquent qu’elle a son siège à l’autre bout de la Galaxie, à Star’s End. Ce sont là tous les renseignements dont disposaient le Mulet et Pritcher. Ils ne possédaient aucun moyen d’identifier la Seconde Fondation, même s’ils avaient découvert sa retraite. Quelle folie !

« Ils possèdent des archives… » il se parlait à lui-même, mais Arcadia écoutait de toutes ses oreilles. « … qui doivent couvrir un millier de mondes, et cependant le nombre de planètes qui s’offraient à leurs investigations doit avoisiner le million, et notre situation n’est guère meilleure.

— Chhhhhuttt ! » interrompit Arcadia à mi-voix.

Homir se pétrifia sur place et reprit lentement ses esprits.

Et maintenant, Homir se trouvait en présence du Seigneur Stettin, tandis qu’Arcadia l’attendait à l’extérieur, le cœur serré par une angoisse dont elle ne s’expliquait pas la raison. C’était plus effrayant que tout, cette crainte irraisonnée !

De l’autre côté de la porte, Homir, de son côté, vivait sur une mer de gélatine. Il luttait de toutes ses forces pour se retenir de bégayer, et bien entendu, c’était tout juste s’il parvenait à articuler distinctement deux mots consécutifs.

Le Seigneur Stettin était en grand uniforme, un mètre quatre-vingt-dix, la mâchoire puissante et la bouche dure. Il scandait ses phrases de ses gros poings arrogants.

« Je vous ai donné deux semaines et vous me tenez des propos à dormir debout. Allons, dites-moi le pire. Ma flotte sera-t-elle mise en charpie ? Devrai-je combattre les fantômes de la Seconde Fondation en même temps que les hommes de la Première ?

— Je… je vous répète, Mon… seigneur, que je ne suis pas prophète… Je… suis compl…élément perdu.

— Peut-être préférez-vous rentrer chez vous pour avertir vos concitoyens ? Trêve de comédie ! La vérité, sinon je me verrai dans l’obligation de vous l’arracher, dussé-je vous étriper.

— Je… vous dis la… vérité. Je vous rap… rappelle que je suis cit… citoyen de la Fondation. Ne me tou…chez pas car, en se…mant le vent, vous ré…colleriez la temp… tempête ! »

Le Seigneur de Kalgan laissa échapper un rire homérique. « Menace tout juste bonne à faire peur aux enfants ! Un épouvantail que ne craindrait pas un idiot ! Allons, monsieur Munn, j’ai fait preuve d’une grande patience envers vous. Pendant vingt minutes, j’ai prêté l’oreille à vos ennuyeuses fariboles, dont la composition a dû vous coûter bien des nuits sans sommeil. Vains efforts ! Je sais que vous n’êtes pas simplement ici pour remuer les cendres du défunt Mulet et vous réchauffer aux braises qui pourraient encore subsister. Votre voyage avait un but différent de celui que vous avez invoqué, n’est-il pas vrai ? »

Homir n’aurait pas davantage pu éteindre la brûlante horreur qui flambait dans ses yeux à ce moment que d’aspirer l’air avec calme. Le Seigneur Stettin s’en aperçut et lui administra sur l’épaule une telle claque que, sous le choc, il vacilla en même temps que sa chaise.

« Bien. Parlons en toute franchise ! Vous menez une enquête sur le Plan Seldon. Vous savez qu’il a désormais fait faillite. Vous savez également que je suis à présent l’inévitable vainqueur : moi et mes héritiers. Peu nous importe l’identité de son fondateur pourvu que le second Empire existe ! L’histoire n’a que faire de favoris ! Avez-vous peur de l’avouer ? Vous voyez bien que j’ai percé le secret de votre mission.

— Que… que v…oulez-vous ? demanda Munn, la langue épaisse.

— Votre présence. Je ne veux pas gâcher le Plan par excès de confiance. Vous avez une plus grande compréhension de ces questions que moi ; vous pouvez remarquer, dans le métal, des défauts qui pourraient m’échapper. Allons, vous toucherez une juste récompense ; vous recevrez votre part du butin. Qu’espérez-vous donc, sur la Fondation ? Conjurer une défaite qui est peut-être inévitable ? Faire traîner la guerre en longueur ? Ou s’agit-il simplement d’un désir patriotique de mourir pour votre pays ?

— Je… je… » Munn fut incapable d’en dire davantage. Les mots se refusaient à sortir de sa bouche.

« Vous resterez, dit le Seigneur de Kalgan avec confiance. Vous n’avez pas le choix. Un instant, j’oubliais… Selon des renseignements qui me sont parvenus, votre nièce appartiendrait à la famille de Bayta Darell.

— Oui », dit Homir en sursautant. Dans l’état où il se trouvait, il se sentait incapable de dire autre chose que la vérité.

« S’agit-il d’une famille influente de la Fondation ? »

Homir hocha la tête. « On ne tolérerait pas qu’il lui fût fait le moindre mal.

— Du mal ! Allons donc ! Ne soyez pas stupide ; c’est exactement le contraire que je médite. Quel âge a-t-elle ?

— Quatorze ans.

— Tiens ! Eh bien, ni la Fondation ni Hari Seldon lui-même ne possèdent le pouvoir d’arrêter le temps ni d’empêcher les jeunes filles de devenir des femmes. »

Là-dessus, il tourna les talons et se dirigea vers une porte dissimulée par une draperie, qu’il ouvrit violemment.

« Par l’Espace, tonna-t-il, pour quelle raison avez-vous traîné en ce lieu votre tremblante carcasse ? »

Dame Callia fixa sur lui des yeux papillotants et dit d’une petite voix humble : « Je ne savais pas que vous aviez un visiteur.

— Maintenant, vous le savez. Nous en reparlerons plus tard. Pour l’instant, filez, et vite ! »

On entendit le bruit de ses pas précipités s’évanouir dans le couloir.

« Ce n’est que le dernier épisode d’un intermède qui n’a que trop duré, dit-il en se retournant. Nous en verrons bientôt la fin. Quatorze ans, avez-vous dit ? »

Homir le fixa, avec dans les yeux une horreur nouvelle !


Une porte s’ouvrant subrepticement fit sursauter Arcadia, dont l’œil aux aguets avait surpris le mouvement. Le doigt pointé vers elle était agité d’un mouvement de va-et-vient frénétique, qui demeura pendant un long moment sans réponse de sa part ; puis, obéissant à l’injonction muette suggérée par cette forme blanche et tremblante, elle traversa la pièce sur la pointe des pieds.

Le bruit de leurs pas était imperceptible dans le couloir. C’était, bien entendu, Dame Callia, qui lui serrait la main à lui faire mal et, d’instinct, elle n’hésita pas à la suivre. Dame Callia, du moins, ne lui faisait pas peur.

Mais pourquoi tout ce mystère ?

Elles se trouvaient maintenant dans un boudoir. Dame Callia se tenait le dos contre la porte.

« Nous avons suivi le chemin privé qui mène de son bureau à mes appartements », dit-elle. Et, du doigt, elle fit un geste, comme si sa seule évocation emplissait son âme d’une mortelle terreur. « Quelle chance… Quelle chance… » Le noir de ses pupilles avait envahi toute la prunelle bleue.

« Pouvez-vous me dire ?… commença timidement Arcadia.

— Non, mon enfant, non. » Callia manifestait une hâte fébrile. « Nous n’avons pas le temps. Retirez vos vêtements. Je vous en prie, je vous en prie ! Je vais vous en donner d’autres et ils ne vous reconnaîtront pas. »

Elle était déjà dans le placard, jetant d’inutiles fanfreluches au hasard sur le sol, cherchant, affolée, un vêtement qu’une jeune fille pût porter sans devenir un vivant objet de concupiscence.

« Voici qui vous conviendra. Il le faudra bien. Avez-vous de l’argent ? Prenez… tout… et ceci encore. » Elle lui remettait ses bagues, ses pendentifs. « Rentrez chez vous… sur votre Fondation.

— Mais, Homir… mon oncle. » C’est en vain qu’Arcadia protestait, à travers les plis enchevêtrés de l’étoffe parfumée et luxueuse de métal tissé qu’on lui passait de force par-dessus la tête.

« Il ne partira pas. Poochie le gardera ici pour toujours. Mais vous ne devez pas rester. Oh ! mon enfant, ne comprenez-vous pas ?

— Non ! » D’un effort, Arcadia avait arrêté l’opération. « Je ne comprends pas. »

Dame Callia entrecroisa convulsivement les mains. « Vous devez rentrer pour avertir votre peuple que la guerre va commencer. N’est-ce pas clair ? » Paradoxalement, le paroxysme de la terreur semblait avoir conféré à ses pensées et à ses paroles une lucidité absolument étrangère à son caractère. « Maintenant, venez ! »

Elles sortirent par un autre chemin, passèrent devant des personnalités officielles qui les suivaient avec des yeux ronds, mais ne voyaient pas de raison d’arrêter une personne sur laquelle le Seigneur de Kalgan pouvait, seul, porter la main avec impunité. Des gardes claquaient des talons et présentaient les armes, au franchissement des portes.

Arcadia ne respira librement qu’une fois achevé ce voyage qui lui avait paru durer un siècle – et pourtant, depuis le moment où elle avait répondu à l’appel de l’index éloquemment recourbé, jusqu’à l’instant où elle émergea à la grille extérieure, au milieu de la foule et du bruit lointain de la circulation, il s’était écoulé tout juste vingt-cinq minutes.

Elle se retourna, avec dans les yeux une expression terrifiée. « Je… je ne sais pas pour quelle raison vous faites cela, Madame, mais je vous remercie. Que va-t-il advenir de l’oncle Homir ?

— Je ne sais pas, gémit l’autre. Allez-vous-en ! Filez droit au spatioport. N’attendez pas ! Peut-être vous cherche-t-il déjà, à cette même minute. »

Pourtant Arcadia s’attardait. Elle allait abandonner Homir. Maintenant qu’elle se sentait à l’air libre, les soupçons s’éveillaient tardivement en elle. « Que vous importe qu’il me recherche ? »

Dame Callia se mordit la lèvre et murmura : « Je ne puis l’expliquer à une petite fille telle que vous. Ce ne serait pas convenable. Mais vous grandirez et je… j’ai rencontré Poochie lorsque j’avais seize ans. Je ne puis vous garder dans mon entourage. » Il y avait dans ses yeux une hostilité à demi honteuse.

Arcadia demeura pétrifiée. Elle murmura : « Que ferez-vous lorsqu’il découvrira la vérité ? »

Elle répondit d’un ton geignard : « Je ne sais pas. » Puis elle porta la main à sa tête et reprit, courant à demi, le large chemin qui menait au château du Seigneur de Kalgan.

Mais, pendant une seconde éternelle, Arcadia demeura immobile, car, au tout dernier moment qui avait précédé le départ de Dame Callia, elle avait aperçu quelque chose. Ces yeux affolés, frénétiques, avaient l’espace d’un éclair, été illuminés par une lueur sardonique.

Une lueur sardonique révélatrice d’un prodigieux, d’un inhumain amusement.

C’était découvrir beaucoup de choses dans un éclair, mais Arcadia ne mettait nullement en doute la réalité de ce qu’elle avait aperçu.

Elle courait maintenant – de toute la vitesse de ses jambes – cherchant de tous ses yeux une cabine publique inoccupée où la pression d’un bouton lui procurerait un moyen de transport public.

Elle ne fuyait pas le Seigneur Stettin ; pas plus lui que tous les limiers humains qu’il pourrait lancer à ses trousses, ni ses vingt-sept mondes amalgamés dans un seul et même phénomène gigantesque, jeté à cor et à cri sur ses traces.

Elle fuyait une faible femme qui l’avait aidée à s’enfuir. Une créature qui l’avait chargée d’argent et de bijoux, qui avait risqué sa vie pour la sauver. Une entité dont elle savait, avec une certitude absolue, qu’elle était un agent appartenant à la Seconde Fondation…

Un aérotaxi survint qui se posa dans son berceau avec un déclic mœlleux. Le vent provoqué par son déplacement vint fouetter le visage d’Arcadia et souleva une mèche de cheveux sous le capuchon garni de fourrure légère que Callia lui avait donné.

« Où dois-je vous conduire, Madame ? »

Elle s’efforça désespérément de donner à sa voix le timbre grave qui empêcherait de la faire reconnaître pour une enfant. « Combien y a-t-il de spatioports dans la cité ?

— Deux. Lequel préférez-vous ?

— Quel est le plus proche ? »

Le chauffeur la dévisagea. « Kalgan Central, Madame.

— L’autre, s’il vous plaît. J’ai de l’argent. » Elle tenait à la main un billet de vingt kalganids. Elle n’avait aucune notion de sa valeur, mais le chauffeur eut un sourire connaisseur.

« Comme vous voudrez, Madame. »

Elle rafraîchit sa joue au contact des coussins légèrement moisis. Les lumières de la cité se déplaçaient nonchalamment sous elle.

Que devait-elle faire ? Que devait-elle faire ?

C’est à ce moment qu’elle s’aperçut qu’elle n’était qu’une sotte petite fille, bien loin de son père, et effrayée. Ses yeux étaient pleins de larmes et, au plus profond de sa gorge, il y avait un petit cri muet qui lui faisait mal.

Elle ne craignait pas d’être rejointe par le Seigneur Stettin. Dame Callia y pourvoirait. Dame Callia ! Vieille, grasse, stupide, mais qui tenait néanmoins à son Seigneur. Tout était clair maintenant, parfaitement clair.

Le thé qu’elle avait pris chez Callia, et où elle s’était montrée si subtile ! Intelligente petite Arcadia ! Quelque chose du fond d’elle-même montait à sa gorge et la poussait à se haïr. Ce thé n’était qu’une manœuvre, et Stettin avait été lui-même manœuvré de telle sorte que Homir avait reçu l’autorisation de visiter le palais, après tout. C’était elle, la sotte Callia, qui l’avait voulu, en s’arrangeant pour que l’intelligente petite Arcadia lui fournît un prétexte vraisemblable, un prétexte qui n’éveillerait aucun soupçon dans l’esprit des victimes et n’exigerait d’eux qu’un minimum de participation.

Dans ce cas, pourquoi était-elle libre ? Homir, bien entendu, était prisonnier…

A moins que…

A moins qu’elle ne dût rentrer sur la Fondation pour jouer un rôle de leurre – un leurre destiné à en faire tomber d’autres entre leurs mains.

Elle ne pouvait donc pas rentrer sur la Fondation.

« Le spatioport, Madame. » L’aérotaxi s’était arrêté. Etrange ! Elle ne l’avait même pas remarqué.

Quel monde de rêve, décidément !

« Merci. » Elle tendit le billet sans rien voir, descendit sur le sol et s’élança sur la chaussée élastique.

Lumières. Hommes et femmes indifférents. Vastes panneaux lumineux, avec des silhouettes mobiles qui reproduisaient l’arrivée et le départ de tous les astronefs.

Où allait-elle porter ses pas ? Elle n’en avait cure. Elle savait seulement qu’elle ne retournerait pas sur la Fondation ! Le premier endroit venu lui conviendrait.

Oh ! grâces soient rendues à Seldon pour ce moment d’oubli, cette ultime fraction de seconde où Callia s’était laissé détourner de son rôle, parce qu’elle n’avait affaire qu’à une enfant et avait laissé percer son amusement.

Puis il arriva quelque chose à Arcadia, quelque chose qui n’avait cessé de s’agiter et de remuer à la base de son cerveau depuis le début de son évasion – quelque chose qui tua définitivement en elle ses quatorze ans.

Et elle comprit qu’elle devait à tout prix s’échapper…

Cela par-dessus tout. Même s’ils découvraient tous les conspirateurs de la Fondation, même s’ils prenaient son propre père, elle ne pouvait pas prendre le risque de lancer un avertissement. Elle ne pouvait risquer sa propre vie – aussi peu que ce fût – pour tout le royaume de Terminus. Elle était la personne la plus importante de toute la Galaxie.

Elle le savait déjà, devant la machine à tickets, alors qu’elle se demandait où aller.

Parce que, dans toute la Galaxie, elle et elle seule, les intéressés eux-mêmes mis à part, connaissait le siège de la Seconde Fondation.

IX

TRANTOR : … Vers le milieu de l’interrègne, Trantor était une ombre. Au sein des ruines colossales, vivait une petite communauté de fermiers…

ENCYCLOPEDIA GALACTICA


Rien ne ressemble ou n’a jamais ressemblé à un spatioport grouillant d’activité, aux confins de la capitale d’une planète populeuse. Il y a les gigantesques machines, reposant immobiles dans leurs berceaux. Si vous choisissiez judicieusement votre moment, il y a le spectacle impressionnant d’un colosse qui se pose, ou plus frappant encore, le décollage et l’accélération rapide d’une bulle d’acier. Et pourtant, toutes ces opérations se déroulent dans un silence relatif. L’énergie motrice est fournie par le déchaînement insonore des nucléons, au sein de la matière, qui se transforment en combinaisons plus compactes.

L’aire d’envol et d’atterrissage proprement dite occupe quatre-vingt-dix pour cent du spatioport. Des kilomètres carrés sont réservés aux machines, aux hommes qui les desservent et aux ordinateurs qui opèrent pour le compte des uns et des autres.

Cinq pour cent seulement sont attribués aux flots d’humanité pour qui le spatioport est un tremplin vers toutes les étoiles de la Galaxie. Certes, bien peu, parmi cette masse anonyme et multicéphale, s’arrêtent pour réfléchir à la toile technologique tissée à travers l’espace. Quelques-uns s’étonneront peut-être, à l’occasion, des milliers de tonnes que représentent ces engins d’acier qui paraissent si petits, à distance. L’un de ces cylindres cyclopéens, pourrait – et pourquoi pas ? – manquer le rail invisible qui le guide, et venir s’écraser à plusieurs centaines de mètres du point d’atterrissage prévu – à travers la verrière de l’immense salle d’attente, par exemple – si bien qu’une fine vapeur organique et quelques traces de phosphates pulvérulents marqueraient, seules, le passage d’un millier d’hommes.

Eventualité hautement improbable, néanmoins, vu le prodigieux déploiement de dispositifs de sécurité ; et seuls des névrosés pourraient envisager un instant cette possibilité.

Alors, quelles sont leurs préoccupations ? Il ne s’agit pas seulement d’une foule, voyez-vous. Mais d’une foule animée d’un propos. Ce propos plane au-dessus du terrain et épaissit l’atmosphère. Des queues se forment, des parents groupent leurs enfants, des bagages sont manipulés en masses précises – ces gens vont quelque part.

Considérons maintenant l’isolement psychique complet d’un individu qui ne sait où diriger ses pas ; cependant ses sentiments sont plus intenses que ceux de tous les gens qui le coudoient, de par la nécessité de se fixer un but : quel qu’il soit, ou presque !

Même s’il ne dispose d’aucune faculté télépathique ni de méthodes d’intercommunication entre esprits différents, l’atmosphère est suffisamment chargée d’atomes hostiles, d’humeurs incompatibles pour susciter le désespoir.

Que dis-je, le susciter ? Provoquer un déferlement propre à immerger, à emporter, à noyer.

Arcadia Darell, vêtue de vêtements d’emprunt, errant sur une planète d’emprunt, dans une situation d’emprunt, participant, pourrait-on dire, d’une existence d’emprunt, souhaitait ardemment trouver refuge et sécurité dans un sein maternel. Elle savait seulement que cette vacuité du monde extérieur constituait pour elle un grand danger. Elle aspirait à se blottir dans un creux bien clos – quelque part, au loin –, dans un recoin inexploré de l’univers où nul n’aurait jamais idée de venir la chercher.

Or, elle se trouvait là, quatorze ans à peine passés, lasse comme on ne l’est pas à quatre-vingts, plus effrayée qu’une enfant de cinq ans.

Quel étranger parmi les centaines qui la coudoyaient – et qui la coudoyaient effectivement, pour ne pas dire bousculer – était un membre de la Seconde Fondation ? Quel étranger parmi cette masse d’étrangers, averti de son coupable secret – son secret unique –, apprenant qu’elle avait découvert le siège de la Seconde Fondation, la condamnerait instantanément à une mort foudroyante ?

Et la voix qui se fraya un chemin dans sa conscience fut un coup de tonnerre qui transforma son cri de terreur qui monta à sa gorge en un gémissement inaudible.

« Ecoutez, Mademoiselle, disait la voix irritée, avez-vous l’intention de vous servir de la machine à tickets ou serait-ce plutôt que vous avez pris racine dans le plancher ? »

C’est seulement à ce moment qu’elle se rendit compte qu’elle se trouvait effectivement devant un distributeur de tickets. On glissait un gros billet dans la fente. On pressait un bouton sous l’étiquette mentionnant la destination voulue et on recevait à la fois son billet et la monnaie dont le montant était déterminé par une calculatrice électronique qui ne commettait jamais d’erreur. C’était un appareil des plus communs, dont l’aspect ne justifiait en aucune manière un examen prolongé cinq minutes durant.

Arcadia glissa dans la fente un billet de deux cents crédits et aperçut soudain le bouton étiqueté Trantor. Trantor, défunte capitale du défunt Empire – la planète où elle était née. Elle le pressa dans un rêve. Rien ne se produisit si ce n’est l’apparition clignotante d’un panneau lumineux indiquant par intermittence : 172.18… 172.18… 172.18…

C’était la somme qui manquait pour faire l’appoint. Nouveau billet de deux cents crédits. Le ticket fut projeté dans sa direction et la monnaie suivit peu après.

Elle s’en saisit et prit sa course. Elle sentait l’homme sur ses talons, anxieux de ne pas manquer le départ, mais elle fit un pas de côté sans regarder derrière elle.

Elle courait, mais sans but déterminé. De tous les côtés. elle n’avait que des ennemis.

Sans s’en rendre compte, elle observait les signaux lumineux qui surgissaient dans l’air : Steffani, Anacréon, Fermus – elle vit même Terminus et se sentit aussitôt attirée, mais elle n’osait pas.

Pour une somme insignifiante, elle aurait pu faire l’acquisition d’un avertisseur, lequel une fois réglé sur la destination choisie et introduit dans son porte-monnaie, se serait fait entendre un quart d’heure avant le moment du départ. Mais de tels appareils sont bons pour des gens qui ont l’esprit raisonnablement tranquille ; suffisamment de sang-froid pour s’en occuper.

Puis, comme elle s’efforçait de regarder de deux côtés à la fois, elle fonça tête baissée dans un ventre mou. Elle perçut le bruit du souffle coupé et du grognement, et une main s’abattit sur son bras. Elle lutta désespérément, mais le souffle lui manqua pour proférer autre chose qu’un faible miaulement venu de l’arrière-gorge.

Son ravisseur la maintenait d’une poigne solide et attendait. Lentement, il apparut dans son champ visuel et elle risqua un œil vers lui. Il était plutôt gras et court. Il avait les cheveux blancs et fournis, rejetés en arrière pour donner un effet Pompadour qui semblait étrangement incongru au dessus d’une face ronde et rougeaude qui clamait son origine paysanne.

« Qu’y a-t-il ? demanda-t-il enfin avec une curiosité franche. Vous semblez terrorisée.

— Excusez-moi, murmura Arcadia fébrilement. Il faut que je m’en aille. Pardonnez-moi.

— Attention, petite fille, dit-il sans tenir aucun compte de ses paroles. Vous allez perdre votre billet. » Et il l’extirpa d’entre ses doigts blancs sans qu’elle opposât de résistance, avant de l’examiner avec une satisfaction évidente. « C’est bien ce que je pensais », dit-il, puis il mugit comme un taureau : « Môman ! »

Une femme apparut instantanément à son côté, encore plus courte, encore plus ronde, encore plus rougeaude. Elle repoussa une boucle rebelle sous un chapeau parfaitement démodé.

« Papa, dit-elle d’un ton réprobateur, pourquoi tu cries comme ça dans une foule ? Les gens vont croire que tu es devenu fou. Tu te crois peut-être à la ferme ? »

Elle lança un sourire ensoleillé dans la direction de la morne Arcadia, puis ajouta : « Il se conduit comme un ours. Papa, lâche cette petite fille, dit-elle sévèrement. Que fais-tu ? »

Mais l’homme se contenta de lui mettre le billet sous le nez. « Regarde, dit-il, elle se rend sur Trantor. »

Le visage de la femme rayonna instantanément. « Vous êtes de Trantor ? Lâche-lui le bras, je te dis, Papa ! » Elle posa sur le sol la valise bourrée à éclater qu’elle tenait à la main, la coucha sur le flanc et obligea Arcadia à s’y asseoir d’une pression douce, mais irrésistible. « Asseyez-vous, dit-elle, et reposez vos petits pieds. Il n’y aura pas d’astronef avant une heure et les bancs sont occupés par des dormeurs. Vous êtes de Trantor ? »

Arcadia poussa un profond soupir et capitula. « C’est là que je suis née », dit-elle d’une voix enrouée.

Et la femme de claquer joyeusement des mains. « Il y a un mois que nous sommes ici et jusqu’à présent nous n’avions pas encore rencontré de « pays ». Ça me fait bien plaisir. Vos parents… » Elle promena alentour un regard vague.

« Je ne suis pas avec mes parents, dit Arcadia prudemment.

— Vous êtes toute seule, une petite fille comme vous ? » La femme fut aussitôt un mélange d’indignation et de sympathie. « Comment se fait-il ?

— Maman ! » L’homme la tirait par la manche. « Laisse-moi te dire. Il y a quelque chose de bizarre. Je crois qu’elle est terrorisée. » Ce qui représentait évidemment pour lui un murmure était parfaitement audible pour Arcadia. « Je l’ai vue courir – je l’observais depuis un moment – sans regarder devant elle. Je n’ai pas eu le temps de m’écarter de sa route et elle est venue me cogner. Je vais te dire une bonne chose. Je crois qu’elle a des ennuis.

— Tais-toi, Papa ! Ça peut arriver à n’importe qui de te cogner. » Mais elle rejoignit Arcadia sur la valise, qui gémit sinistrement sous la surcharge, et entoura de son bras les tremblantes épaules de la fillette. « Vous fuyez quelqu’un, mon cœur ? N’ayez pas peur de vous confier à moi, je vous aiderai. »

Arcadia se tourna vers les bienveillants yeux gris de la femme et sentit ses lèvres trembler. Une partie de son cerveau lui disait que c’était là des gens de Trantor qu’elle pouvait suivre, qui lui permettraient de demeurer sur cette planète jusqu’au moment où elle aurait pris une décision sur la conduite à suivre, sur le lieu vers lequel il convenait de diriger ses pas. Et une autre partie de son cerveau, dans un tumulte incohérent, clamait avec infiniment plus de véhémence qu’elle ne se souvenait pas de sa mère, qu’elle était lasse jusqu’à la mort de combattre l’univers, qu’elle désirait se blottir dans la douce tiédeur d’un giron, sous la protection de bras accueillants, que si sa mère avait vécu, elle aurait pu… elle aurait pu…

Et pour la première fois de la nuit, elle se mit à pleurer, à pleurer comme un bébé, sans fausse honte ; se cramponnant au corsage démodé qu’elle trempait de ses larmes, cependant que des bras tendres se refermaient sur elle et qu’une main douce caressait ses cheveux.

« Papa », au comble de l’embarras, regardait la scène en jouant futilement avec un mouchoir, qui, sitôt apparu, lui fut arraché des mains. D’un regard, « Maman » lui enjoignit de se tenir tranquille. Autour du petit groupe, la foule affluait et refluait avec cette indifférence totale qui caractérise les foules hétérogènes, où qu’elles se trouvent. Ils étaient véritablement seuls.

Le ruisseau de larmes finit par se tarir et Arcadia esquissa un faible sourire tout en tamponnant ses yeux rougis avec le mouchoir d’emprunt.

« Je suis désolée, murmura-t-elle. Je…

— Chhhhhut, chhhhhut, ne parlez pas, dit Maman avec embarras. Reposez-vous simplement pendant un moment. Reprenez votre souffle. Ensuite, vous nous direz ce qui ne va pas et, vous verrez, nous nous en occuperons, et après, tout ira bien. »

Arcadia rassembla ce qui pouvait rester de ses esprits. Elle ne pouvait pas avouer la vérité… A qui que ce soit. Et pourtant, elle était trop épuisée pour inventer un mensonge plausible.

« Je me sens mieux maintenant, dit-elle à mi-voix.

— Bien, dit Maman, maintenant dites-moi ce qui ne va pas. Vous n’avez rien fait de mal ? Bien entendu, nous vous viendrons en aide quelle que soit votre faute ; mais dites-nous la vérité.

— Nous ferions n’importe quoi pour un ami de Trantor, ajouta Papa dans un accès d’enthousiasme, n’est-ce pas, Maman ?

— Ferme ton bec, Papa », fut la réponse dépourvue d’acrimonie.

Arcadia fouillait dans sa bourse. Cet objet, du moins, lui appartenait en dépit du rapide changement de vêtements qui lui avait été imposé dans les appartements de Dame Callia. Elle trouva ce qu’elle cherchait et le tendit à Maman.

« Ce sont mes papiers », dit-elle timidement. C’était un parchemin synthétique et luisant, qui lui avait été fourni par l’ambassadeur de la Fondation le jour de son arrivée et qui avait été contresigné par le fonctionnaire kalganien approprié. Il était vaste, décoratif et impressionnant. Maman y jeta un regard perplexe et le repassa à Papa qui en absorba le contenu avec une moue significative.

« Vous appartenez à la Fondation ?

— Oui, mais je suis née sur Trantor. Voyez, c’est indiqué…

— Ah ! Il me semble en règle. Vous vous appelez Arcadia. C’est un vrai nom trantorien. Mais où se trouve votre oncle ? Je vois que vous êtes venue en compagnie de Homir Munn, oncle.

— Il a été arrêté, dit Arcadia lugubrement.

— Arrêté ! s’écrièrent avec ensemble les deux braves gens.

— Pour quelle raison ? s’enquit Maman. Aurait-il commis un délit ? »

Arcadia secoua la tête.

« Je ne sais pas. Nous étions seulement en visite. Oncle Homir avait une affaire à traiter avec le Seigneur Stettin, mais… »

Le frisson qui la parcourut n’était pas joué. C’était de l’authentique.

Papa était impressionné.

« Avec le Seigneur Stettin ? Votre oncle doit être un homme bien influent.

— Je ne sais pas de quoi il était question, mais le Seigneur Stettin insistait pour que je reste… » Elle évoquait les derniers mots de Dame Callia. Puisque Callia était experte en la matière, l’histoire pouvait servir une seconde fois.

« Et pourquoi vous ? demanda Maman intéressée, après une pause.

— Je ne connais pas la raison exacte. Il… voulait m’inviter à dîner en tête à tête, mais je n’ai pas voulu, car j’exigeais que l’oncle Homir assistât au repas. Il me regardait d’une drôle de façon et n’arrêtait pas de me tenir l’épaule. »

Papa avait la bouche entrouverte, mais Maman fut soudain toute rouge et furieuse. « Quel âge avez-vous, Arcadia ?

— Bientôt quatorze ans et demi. »

Maman eut une brusque aspiration. « Je ne comprends pas qu’on laisse vivre de pareilles gens ! Les chiens de rue valent mieux qu’eux ! C’est lui que vous fuyez, n’est-ce pas ? »

Arcadia hocha la tête.

« Papa, rends-toi aux Renseignements et informe-toi du moment exact où l’astronef pour Trantor se posera dans son berceau. Dépêche-toi. »

Mais Papa fit un pas et s’arrêta. Un fracas de paroles métalliques retentissait au-dessus de leurs têtes et cinq mille paires d’yeux se tournèrent, intriguées, vers le ciel.

« Mesdames, messieurs, disait la voix avec une force contenue, des recherches sont effectuées dans l’aéroport pour trouver un dangereux fugitif et il est actuellement cerné. Nul ne peut y entrer ni en sortir. Cependant les opérations sont menées avec une extrême diligence, et aucun astronef ne se posera ni ne quittera le sol pendant cet intervalle, de telle sorte que nul ne doit craindre de manquer son astronef. Je répète, nul ne manquera son astronef. Le gril va descendre. Nul ne devra quitter son carré avant que le gril soit remonté, sinon nous serions contraints d’avoir recours à nos fouets neuroniques. »

Pendant la minute où la voix retentit sous le vaste dôme de la salle d’attente du spatioport, Arcadia eût été bien incapable de bouger, même si tout le mal de la Galaxie s’était concentré en une boule et que celle-ci se fût ruée dans sa direction.

Il ne pouvait s’agir que d’elle. Il était à peine besoin de le dire. Mais pourquoi…

Callia avait manigancé son évasion. Et Callia appartenait à la Seconde Fondation. Alors, pourquoi cette fouille à présent ? Callia aurait-elle échoué ? Callia pouvait-elle échouer ? Ou bien cette nouvelle manœuvre faisait-elle partie d’un plan dont les subtilités lui échappaient ?

Pendant un moment vertigineux, elle fut tentée de bondir et de crier qu’elle capitulait, qu’elle les suivait, que… que…

Mais la main de Maman était sur son poignet.

« Vite ! Vite ! Allons aux toilettes pour dames avant qu’ils commencent. »

Arcadia ne comprit pas. Elle se contenta de suivre en aveugle. Elles se faufilèrent à travers la foule, toujours rassemblée par petits groupes, tandis que la voix tonitruante prononçait ses ultimes paroles.

Le gril avait commencé sa descente et Papa, bouche bée, le suivait des yeux. Il en avait entendu parler, il en avait lu des descriptions, mais il ne l’avait jamais vu fonctionner à ses dépens. Il était constitué par un quadrillage serré de radiations linéaires qui illuminaient l’atmosphère d’un réseau inoffensif de raies éclatantes.

Il était toujours disposé de façon à pouvoir descendre lentement pour donner l’image d’un filet qui vous enserre de ses mailles, avec toutes les implications psychologiques que comporte cette sensation d’être pris dans un piège.

Il se trouvait maintenant au niveau des ceintures, les mailles étant larges de trois mètres dans chaque direction. Papa se trouva seul dans son carré de neuf mètres carrés, cependant que les mailles voisines étaient combles. Il se sentait ainsi spectaculairement isolé, mais il savait qu’en franchissant l’une de ces lignes brillantes pour se fondre dans l’anonymat du groupe, il aurait déclenché un relais et l’intervention du fouet neuronique.

Il attendit donc.

Il distinguait, par-dessus les têtes bizarrement immobiles, le mouvement lointain d’une rangée de policiers couvrant toute la largeur de la salle et inspectant carré lumineux par carré lumineux.

Un long moment s’écoula avant qu’un uniforme pénétrât dans son carré. Le policier nota soigneusement ses coordonnées dans un calepin officiel.

« Vos papiers ! »

Papa obéit et ils furent feuilletés d’un doigt expert.

« Vous vous appelez Preem Palver, de Trantor, séjournant sur Kalgan pour une durée d’un mois, rentrant à Trantor. Répondez par oui ou par non.

— Oui, oui.

— Quelles sont les raisons de votre présence sur Kalgan ?

— Je suis le représentant commercial de notre coopérative agricole. Je suis venu négocier des accords avec le Département de l’Agriculture de Kalgan.

— Hum… votre femme vous accompagne ? Où est-elle ? Son nom figure sur vos papiers.

— Excusez-moi, ma femme se trouve aux… » Il fit un geste.

« Hanto ! » cria le policier. Un second uniforme le rejoignit. « Une autre femme aux toilettes, dit le premier sèchement. Par la Galaxie, l’endroit doit être plein à craquer. Inscrivez son nom. » Il lui indiqua l’orthographe du nom dans les papiers. « Quelqu’un d’autre vous accompagne ?

— Ma nièce.

— Son nom ne figure pas dans les documents.

— Elle est venue séparément.

— Où est-elle ? Peu importe ! Je le sais. Inscrivez également le nom de la nièce, Hanto. Quel est son prénom ?

— Arcadia.

— Inscrivez Arcadia Palver. Nous nous occuperons des femmes avant de partir. »

Papa attendit interminablement. Puis, après un long délai, apparut Maman, marchant vers lui et tenant Arcadia par la main, les policiers sur ses talons.

Ils pénétrèrent dans le carré occupé par Papa.

« Cette femme criailleuse est-elle votre épouse ?

— Oui, monsieur, répondit Papa avec un air de s’excuser.

— Alors prévenez-la qu’elle pourrait s’attirer de gros ennuis si elle persiste à parler de cette façon à la police du Premier Citoyen. » Il redressa les épaules avec arrogance. « C’est là votre nièce ?

— Oui, monsieur.

— Montrez-moi ses papiers. »

Regardant son mari droit dans les yeux, Maman secoua légèrement mais fermement la tête.

Une courte pause, puis Papa répondit avec un faible sourire : « Je crains que ce ne soit pas possible.

— Comment ? Qu’entendez-vous par-là ? » Le policier tendit une main dure. « Donnez !

— Immunité diplomatique, dit Papa doucement.

— Qu’est-ce à dire ?

— Je vous ai déjà déclaré que j’étais le représentant de ma coopérative agricole. Je suis accrédité auprès du gouvernement de Kalgan en qualité de représentant étranger et mes papiers sont là pour le prouver. Je vous les ai montrés, et maintenant je ne veux plus qu’on m’ennuie davantage. »

Un instant, le policier demeura pris de court. « Il faut que je voie vos papiers. Ce sont les ordres !

— Allez-vous-en, interrompit Maman, soudain. Lorsque nous aurons besoin de vos services, nous vous appellerons, espèce de gros plein de soupe. »

Le policier serra les lèvres. « Ne les quittez pas de l’œil, Hanto. Je vais chercher le lieutenant.

— Puissiez-vous vous casser une jambe ! » lui lança Maman. Quelqu’un éclata d’un rire vite étouffé.

La fouille tirait à sa fin. La foule devenait dangereusement nerveuse. Quarante-cinq minutes s’étaient écoulées depuis la descente du gril et c’est un trop long délai pour un résultat optimal. C’est pourquoi le lieutenant Dirige marchait en toute hâte vers l’endroit où la foule était la plus dense.

« Est-ce là la fillette en question ? » interrogea-t-il d’une voix lasse. Il l’examina et trouva qu’elle correspondait au signalement. Tout ce bruit pour une enfant !

« Ses papiers, je vous prie, dit-il.

— J’ai déjà expliqué… commença Papa.

— Je sais, dit le lieutenant, mais je regrette, j’ai des ordres et je n’y puis rien. Plus tard, vous pourrez formuler une protestation si vous le désirez. En attendant, je dois faire usage de la force si c’est nécessaire. »

Il y eut une pause et le lieutenant attendit patiemment.

Alors Papa dit d’une voix rauque : « Donne-moi tes papiers, Arcadia. »

Prise de panique, l’enfant secoua la tête, mais Papa insista : « N’aie pas peur, donne-les-moi. »

En désespoir de cause, elle obéit et les documents changèrent de mains. Papa les feuilleta, les examina soigneusement et les tendit à l’officier. Le lieutenant les scruta à son tour avec le plus grand soin. Pendant un long moment. Puis il leva les yeux sur Arcadia et ferma le livret d’un coup sec.

« Tout est en règle, dit-il. En route ! »

Il s’en fut et, deux minutes plus tard, le gril avait disparu cependant que la voix du haut-parleur annonçait le retour à la normale. Le bruit de la foule, soudain libérée, reprit avec une vigueur nouvelle.

« Comment… comment ?… dit Arcadia.

— Chut ! dit Papa. Pas un mot de plus. Approchons-nous plutôt de l’astronef. Il ne tardera pas à prendre place dans son berceau. »


Ils se trouvaient à bord de l’appareil. Ils disposaient d’une cabine privée et d’une table particulière dans la salle à manger. Deux années-lumière les séparaient déjà de Kalgan, et Arcadia osa enfin aborder de nouveau le sujet.

« Mais c’est moi qu’ils poursuivaient, monsieur Palver, dit-elle, et je suis persuadée qu’ils possédaient mon signalement détaillé. Pourquoi m’ont-ils laissée partir ? »

Papa eut un large sourire par-dessus son rosbif. « C’est tout simple, Arcadia, mon enfant. Lorsqu’on a eu affaire à des agents, des acheteurs et des coopératives concurrentes, on apprend quelques petits trucs. J’ai disposé de vingt ans ou plus pour les apprendre. Vois-tu, ma petite, lorsque le lieutenant a ouvert ton livret, il a trouvé, à l’intérieur, un billet de cinq cents crédits, étroitement plié. C’est tout simple, non ?

— Je vous rembourserai… je vous assure, j’ai des tas d’argent.

— Bah… » Le large visage de Papa se fendit d’un sourire embarrassé. « Pour une « payse »…

— Mais s’il avait pris l’argent tout en me mettant la main au collet et en m’accusant de tentative de corruption ? insista Arcadia.

— Et renoncé au billet de cinq cents ? Je connais mieux ces gens que toi, ma fille. »

Mais Arcadia savait parfaitement qu’il ne connaissait pas ces gens mieux qu’elle. Pas ceux-là. Dans son lit, cette nuit-là, elle réfléchit profondément, et elle sut qu’aucun pot-de-vin n’aurait pu empêcher le lieutenant de l’arrêter, si la chose n’avait pas été convenue d’avance. Ils n’avaient nulle envie de l’arrêter, bien qu’ils se soient livrés à un simulacre entièrement convaincant.

Alors, pourquoi ce déploiement de forces ? Pour s’assurer qu’elle était bien partie ? Et en direction de Trantor ? Le couple obtus au cœur tendre qui l’accompagnait n’était-il qu’un instrument entre les mains de la Seconde Fondation, aussi inoffensif qu’elle-même ?

Probablement !

A moins que…

Mais pourquoi se poser d’inutiles questions ? Comment pouvait-elle lutter ? Quoi qu’elle fasse, elle ne pourrait se dispenser d’exécuter les volontés de ces êtres terribles et omnipotents.

C’est par la ruse qu’il fallait les vaincre. Il le fallait ! Il le fallait !

X

Pour une raison ou pour des raisons inconnues des membres de la Galaxie à cette époque de l’ère considérée, le temps standard intergalactique définit son unité fondamentale comme étant la seconde, c’est-à-dire l’intervalle de temps nécessaire à la lumière pour parcourir 299 776 kilomètres. 86 400 secondes définissent arbitrairement le jour standard intergalactique ; et 365 de ces jours forment une année standard intergalactique.

Pourquoi ces chiffres : 299 776… 86 400… et 365 ?

Tradition, disait l’historien répondant à la question. A cause de certaines relations numériques variées et mystérieuses, prétendaient les mystiques, les cultistes, les numérologistes, les métaphysiciens. Par suite d’une coutume remontant à l’époque où l’humanité n’avait pas encore quitté la planète qui lui avait servi de berceau, laquelle possédait certaines constantes de rotation et de révolution sur lesquelles étaient basées ces relations numériques, disait le plus petit nombre.

Nul n’en savait exactement rien.

Néanmoins, la date à laquelle le Hober Mallow rencontra la flotte kalganienne dirigée par le Sans Peur et, sur son refus de laisser pénétrer à bord une équipe d’inspection, fut réduit à l’état d’épave démantelée, était précisée comme suit : 185-11 692 E.G. C’est-à-dire le 185e jour de la 11 692e année de l’Ère Galactique qui avait débuté avec l’accession au trône du premier empereur de la traditionnelle dynastie Kamble. Ou bien 185-419 A.S., en partant de la naissance de Seldon, ou encore 185-377 E.F., en prenant pour point de départ l’établissement de la Fondation. Sur Kalgan, c’était 185-56 P.C., avec pour point de départ l’établissement de la dignité de Premier Citoyen par le Mulet. Dans chacun de ces cas, on avait pris soin, pour des raisons de commodité, de donner à l’année la même numérotation annuelle sans se soucier du jour où l’ère considérée avait effectivement débuté.

De plus, les millions de mondes composant la Galaxie possédaient leur temps local individuel, basé sur les mouvements de leurs voisins célestes particuliers.

Mais, quelle que fût l’ère choisie : 11 692… 419… 377… 56… ou toute autre, c’est à ce 185e jour que les historiens firent plus tard allusion lorsqu’ils parlaient du début de la guerre de Stettin.

Cependant, du point de vue du docteur Darell, aucune de ces dates ne convenait. C’était simplement et précisément le 32e jour succédant au départ d’Arcadia de la planète Terminus.

Ce qu’il en coûtait à Darell de maintenir son impassibilité de surface, au cours de ces journées, nul ne pouvait le deviner.

Mais Elvett Semic se sentait capable de l’imaginer. C’était un vieil homme et il aimait répéter que sa cuirasse neuronique était à ce point calcifiée, que le processus de sa pensée souffrait d’une raideur d’articulation hautement préjudiciable à son agilité. Il encourageait la tendance générale à surestimer sa décrépitude intellectuelle, en prenant le parti d’en rire le premier. Mais, pour être ternis, ses yeux n’en étaient pas moins perçants ; et s’il avait perdu quelque peu de son agilité, son esprit n’en restait pas moins sage et expérimenté.

Il contracta simplement ses lèvres minces et dit : « Pourquoi ne tentez-vous pas quelque chose ? »

Le son de sa voix heurta douloureusement l’oreille de Darell et lui causa une crispation. « Où en étions-nous ? » demanda-t-il d’un ton rogue.

Semic le considéra avec un air grave. « Vous devriez faire quelque chose au sujet de la fillette. » Ses dents rares et jaunes apparurent dans sa bouche qu’il avait ouverte pour interroger le docteur.

« La question qui se pose est la suivante, répondit Darell froidement : Pouvez-vous vous procurer un résonateur Symes-Molff de la portée requise ?

— Je vous ai déjà répondu par l’affirmative, mais vous n’écoutiez pas…

— Excusez-moi, Elvett. Voici mon opinion. Ce que nous faisons en ce moment peut être plus important pour chacun des habitants de la Galaxie que la question de savoir si Arcadia est saine et sauve, sauf pour Arcadia et moi-même, et je suis disposé à suivre les vœux de la majorité. Quelle serait la taille du résonateur ?

— Je ne sais pas, dit Semic d’un air de doute. Vous pourrez trouver ces indications dans les catalogues.

— Approximativement ! Une tonne ? Une livre ? La longueur d’un pâté de maisons ?

— Oh ! je pensais que vous vouliez un renseignement précis. C’est un petit instrument… » Il indiquait la première phalange de son pouce. « Environ de cette longueur.

— Pourriez-vous me construire un appareil de ce genre ? » Darell jetait de rapides coups de crayon sur un bloc qu’il tenait sur ses genoux, puis il le remit au vieux physicien. L’autre y jeta un coup d’œil réticent, puis gloussa.

« Vous savez, lorsqu’on arrive à mon âge, le cerveau se calcifie bigrement. Que tentez-vous de faire ? »

Darell hésitait. Il regrettait avec désespoir de ne pas posséder les connaissances physiques qui meublaient le cerveau de son interlocuteur, ce qui lui aurait évité de traduire ses idées en mots. Mais les regrets étaient inutiles et il passa aux explications.

Semic secouait la tête. « Il vous faudrait des hyper-relais. Les seuls appareils qui puissent travailler assez vite. Et en quantité !

— Mais la chose est réalisable ?

— Certainement !

— Pourriez-vous vous procurer toutes les pièces… du moins sans attirer l’attention ? Dans le cadre de votre travail ordinaire ? »

Semic souleva sa lèvre supérieure. « Cinquante hyper-relais ? Impossible ! C’est plus que je n’en pourrais utiliser pendant toute mon existence.

— Nous travaillons à un projet concernant la Défense. Ne pouvez-vous imaginer un dispositif anodin qui puisse justifier de leur emploi ? Ce n’est pas l’argent qui nous manque.

— Hum. Ce n’est pas impossible après tout.

— Quelle taille pouvez-vous donner à l’ensemble ?

— Les hyper-relais peuvent être microminiaturisés… le câblage… les lampes… Par l’Espace, quelques centaines de circuits sont nécessaires.

— Je sais. Quelles dimensions ? »

D’un geste de ses mains, Semic indiqua une approximation.

« Trop important, dit Darell. Je dois pouvoir l’accrocher à ma ceinture. »

Lentement, il froissait son croquis en une boulette serrée, qu’il fit choir dans le cendrier où il s’évanouit dans la minuscule lueur blanche de la décomposition moléculaire.

« Qui est à votre porte ? » s’enquit-il.

Semic se pencha au-dessus de la table, vers l’écran laiteux qui surmontait le signal de la porte.

« Le jeune Anthor. Quelqu’un l’accompagne. »

Darell recula son siège.

« Pas un mot de tout ceci aux autres, du moins pour le moment. C’est un secret qui comporte des risques mortels, s’ils venaient à l’apprendre, et deux existences en péril suffisent bien. »


Pelleas constituait un véritable tourbillon générateur d’activité dans le bureau de Semic, qui semblait en quelque sorte participer de l’âge canonique de son occupant. Dans l’atmosphère stagnante de la paisible pièce, les larges manches estivales de la tunique d’Anthor semblaient vibrer au rythme de la brise extérieure.

« Docteur Darell, docteur Semic, je vous présente Orum Dirige », dit-il.

Le nouveau venu était grand. Un long nez droit donnait à son visage une apparence taciturne. Le docteur Darell tendit la main.

Anthor souligna, avec un léger sourire : « Lieutenant de police Dirige, de Kalgan. »

Et Darell se retourna pour planter ses yeux avec force dans ceux du jeune homme.

« Lieutenant de police Dirige, de Kalgan, répéta-t-il distinctement. Et pour quelles raisons l’amenez-vous ici ?

— Parce qu’il a été le dernier à voir votre fille sur Kalgan. Hé là… »

La lueur de triomphe qui brillait dans les yeux d’Anthor se changea en inquiétude et il fut soudain entre les deux hommes, luttant de toutes ses forces contre Darell. Lentement, mais sans douceur, il contraignit le docteur à s’asseoir sur sa chaise.

« Qu’est-ce qui vous prend ? » Anthor repoussa une mèche de cheveux bruns qui lui tombait sur le front, souleva légèrement la hanche au-dessus du bureau et y posa la jambe. « Je croyais vous apporter une bonne nouvelle », dit-il le front pensif.

Darell s’adressa directement au policier.

« Vous êtes le dernier qui ait vu ma fille sur Kalgan. Qu’entendait-il par-là ? Serait-elle morte ? Répondez-moi sans ambages. » Il avait le visage livide d’appréhension.

« En effet, le dernier sur Kalgan, répondit le lieutenant Dirige d’une voix monocorde. Elle a quitté Kalgan à présent. Je n’en sais pas plus long.

— Permettez-moi de remettre les choses au point, interrompit Anthor. Excusez-moi, docteur, si j’ai un peu forcé la note dramatique. Vous paraissez à ce point inhumain, en l’occurrence, que j’avais, ma foi, oublié que vous étiez doué de sensibilité. Et tout d’abord, le lieutenant Dirige est des nôtres. Il est né sur Kalgan, mais son père appartenait à la Fondation et c’est au service du Mulet qu’il a émigré sur Kalgan. Je réponds de la loyauté du lieutenant envers la Fondation.

« Je me trouvais en contact avec lui le lendemain du jour où nous avons cessé de recevoir le rapport quotidien de Munn…

— Pourquoi ? interrompit furieusement Darell. Nous étions convenus, il me semble, de ne pas prendre d’initiative en cette matière. Vous risquiez leurs vies et les nôtres.

— Parce que, riposta l’autre avec non moins de vigueur, je joue à ce jeu depuis plus longtemps que vous. Parce que je suis au courant de certaines intrigues sur Kalgan dont vous ignorez le premier mot. Parce que je procède d’une connaissance plus approfondie, comprenez-vous ?

— Je comprends surtout que vous êtes complètement fou.

— Consentirez-vous enfin à m’écouter ? »

Une pause et Darell baissa les yeux.

Les lèvres d’Anthor esquissèrent un demi-sourire.

« Très bien, docteur, accordez-moi quelques minutes. Parlez, Dirige.

— Pour autant que je sache, docteur Darell, votre fille se trouve sur Trantor, dit le lieutenant avec aisance. Du moins avait-elle un billet pour Trantor au spatioport de l’Est. Elle accompagnait un représentant commercial qui se prétendait son oncle. Votre fille paraît posséder une curieuse collection de parents, docteur. C’est le deuxième oncle qui lui tombe du ciel en moins de deux semaines. Le Trantorien a même tenté de me corrompre – il s’imagine probablement s’en être tiré pour cette raison. » Cette pensée amena sur ses lèvres un sourire sardonique.

« Comment allait-elle ?

— Bien, pour autant que j’aie pu m’en rendre compte. Terrorisée. Mais ce n’est pas moi qui pourrais m’en étonner. Tout le département de la police était à ses trousses. J’ignore toujours pourquoi. »

Darell respira, apparemment pour la première fois depuis plusieurs minutes. Il était conscient du tremblement de ses mains qu’il s’efforçait de contenir.

« Alors, elle est indemne ? Qui était ce représentant commercial ? Il faut le retrouver. Quel est son rôle dans cette histoire ?

— Je l’ignore. Connaissez-vous un peu Trantor ?

— J’y ai vécu autrefois.

— Actuellement, c’est un monde spécialisé dans l’agriculture. Il exporte du fourrage et du grain en majeure partie. De haute qualité. Ils commercent avec la Galaxie. Il existe une douzaine ou deux de fermes coopératives sur toute la planète et chacune d’elles possède un représentant extraplanétaire. De rusés gaillards, d’ailleurs… Je connais les états de service de celui qui nous intéresse. Il est déjà venu sur Kalgan, généralement en compagnie de sa femme. Parfaitement honnête. Parfaitement inoffensif.

— Hum, dit Anthor. Arcadia est née sur Trantor, n’est-ce pas, docteur ? »

Darell hocha la tête.

« Ça se tient, vous voyez. Elle cherchait à s’enfuir, le plus vite et le plus loin possible. Trantor s’est tout naturellement présentée à son esprit. Qu’en pensez-vous ?

— Pourquoi n’est-elle pas revenue ici ? dit le docteur.

— Se sentant poursuivie, elle a peut-être préféré une autre direction. »

Le docteur Darell n’avait pas le cœur de continuer son questionnaire. Qu’elle reste donc en sécurité sur Trantor, si toutefois ce mot avait un sens dans cette sombre et horrible Galaxie. Il se dirigea à tâtons vers la porte, sentit sur sa manche les doigts d’Anthor et fit halte sans se retourner.

« Vous permettez que je vous accompagne chez vous, docteur ?

— Avec plaisir », répondit-il machinalement.


Dans la soirée, les antennes externes de la personnalité du docteur Darell, celles qui entraient en contact immédiat avec autrui, s’étaient de nouveau rétractées. Refusant de toucher à son dîner, il était retourné à sa lente progression dans le complexe dédale mathématique de l’analyse encéphalographique.

Il ne revint pas à la salle de séjour avant minuit.

Pelleas Anthor s’y trouvait toujours, manipulant les commandes de la T.V. Le bruit de pas lui fit jeter un coup d’œil par-dessus son épaule.

« Tiens… Pas encore couché ? J’ai passé des heures devant cet écran, pour tenter d’obtenir autre chose que des bulletins. Il semble que le Hober Mallow soit en retard sur son horaire. Il ne donne plus signe de vie.

— Vraiment ? Et qu’en déduit-on ?

— Vous le demandez ? Quelque manigance à la kalganienne. On signale que des astronefs kalganiens ont été aperçus dans les parages où le Hober Mallow a lancé ses derniers messages. »

Darell haussa les épaules, et Anthor se frotta le front pensivement.

« Ecoutez, docteur, dit-il. Pourquoi n’iriez-vous pas sur Trantor ?

— Qu’irais-je faire sur Trantor ?

— Ici, vous ne faites rien de bon. Vous n’êtes pas vous-même. Le contraire serait surprenant. Et en vous rendant sur Trantor, vous feriez œuvre utile. L’ancienne bibliothèque impériale, comprenant les archives complètes des travaux de la Commission Seldon, s’y trouve…

— Non, cette bibliothèque a été fouillée de fond en comble sans profit pour personne.

— Ebling Mis y a bien trouvé sa pâture.

— Comment le savez-vous ? Oui, à l’en croire, il aurait découvert le siège de la Seconde Fondation, et ma mère le tua cinq secondes plus tard pour l’empêcher de révéler involontairement le secret au Mulet. De ce fait, le mystère demeure. Mis avait-il réellement découvert la retraite de la Seconde Fondation ? C’est ce que nous ne saurons jamais. Après tout, l’étude de ces archives n’a jamais permis d’établir la vérité.

— Si vous vous en souvenez, Ebling Mis agissait sous l’emprise des pouvoirs psychiques du Mulet.

— Je sais également cela, mais l’intellect de Mis se trouvait, de ce fait même, dans un état anormal. Que savons-nous, vous et moi, des propriétés d’un esprit qui fonctionne sous l’emprise émotionnelle d’un tiers ; de ses capacités et de ses lacunes ? Quoi qu’il en soit, je n’irai pas sur Trantor. »

Anthor fronça les sourcils. « Pourquoi cette véhémence ? Je n’ai émis qu’une simple suggestion… Par l’Espace, je ne vous comprends pas. Vous avez vieilli de dix ans. Vous vous rongez les sangs, c’est clair comme de l’eau de roche. Vous ne faites rien de bon ici. Si j’étais vous, je partirais à la recherche de l’enfant.

— C’est précisément ce que je voudrais faire. Et c’est pourquoi je m’en garderai comme la peste. Ecoutez-moi, Anthor, et tâchez de comprendre. Vous jouez, nous jouons les apprentis sorciers en nous attaquant à des forces auxquelles nous sommes totalement incapables de résister. En examinant les choses de sang-froid, si toutefois vous en êtes capable, vous devez bien vous en rendre compte, quoi que vous ayez pu penser lors de vos accès de donquichottisme.

« Depuis cinquante ans, nous savons que la Seconde Fondation est la fille réelle et l’élève des mathématiques seldoniennes. Ce qui signifie, et vous le savez également, que rien ne se passe dans la Galaxie qui ne soit prévu dans leurs calculs. A notre point de vue, toute la vie est une suite d’accidents auxquels nous parons par des solutions improvisées. A leurs yeux, l’existence est un enchaînement logique qui doit être déterminé par des calculs précis.

« Mais leur doctrine a ses faiblesses. Ils travaillent sur une échelle statistique, et seules sont prévisibles les actions de l’humanité en tant que masse. Quel est le rôle que je joue, en tant qu’individu, dans le déroulement prévu de l’histoire, je l’ignore. Aucun, sans doute, puisque le Plan laisse aux individus leur libre arbitre et n’influe en rien sur leurs réactions personnelles. Mais je suis un facteur important et il se peut qu’ils aient calculé mes réactions probables. C’est pourquoi je me défie de mes impulsions, de mes désirs et de mes réactions probables.

« Je préfère les mettre devant une réaction improbable. Je resterai donc sur place, bien que je meure d’envie de partir. Non ! Parce que je meurs d’envie de partir. »

Le jeune homme eut un sourire aigre-doux.

« Il n’est pas exclu qu’ils soient mieux avertis que vous des subtilités de votre cerveau. Supposez que – vous connaissant – ils en déduisent que le cours normal de vos pensées donnera précisément lieu à une réaction improbable, par la connaissance qu’ils possèdent du processus de votre raisonnement.

— Dans ce cas, il ne reste aucune issue. Car si je me conforme au raisonnement que vous venez de formuler en me rendant sur Trantor, il se peut qu’ils aient également prévu cette éventualité. Je me trouve enfermé dans un cycle infernal de contre-contre-contre-propositions. Si loin que je me laisse entraîner dans cette voie, je me retrouve toujours devant les deux termes d’une alternative : je n’ai d’autre ressource que de partir ou de rester. La manœuvre biscornue consistant à attirer ma fille à mi-chemin de la Galaxie n’est certainement pas destinée à me faire rester où je suis, puisque je n’aurais pas bougé s’ils s’étaient abstenus de toute action. Par conséquent, ils ont voulu me faire partir et c’est pourquoi je reste.

« En outre, Anthor, il ne faut pas voir partout l’intervention de la Seconde Fondation ; tous les événements ne sont pas le résultat de leur ingérence. Il se peut qu’ils soient étrangers à l’évasion d’Arcadia de Kalgan, comme elle peut trouver la sécurité sur Trantor, alors que nous aurons tous succombé.

— Non, coupa sèchement Anthor, maintenant vous vous égarez hors de la piste.

— Vous avez une autre explication à me proposer ?

— Parfaitement. Si vous voulez bien m’écouter.

— Eh bien, ne vous gênez pas. Ce n’est pas la patience qui me manque.

— Voyons… à quel point connaissez-vous votre propre fille ?

— Dans la mesure où un individu peut en connaître un autre. C’est-à-dire très superficiellement.

— Je suis logé à la même enseigne, plus mal peut-être – mais du moins, je l’ai examinée avec des yeux neufs. Primo : c’est une petite fille douée d’un tempérament furieusement romanesque, l’enfant unique d’un académicien retiré dans sa tour d’ivoire, qui a grandi dans un monde irréel de romans-feuilletons. Elle vit dans une atmosphère fantastique et artificielle d’espionnage et d’intrigues. Secundo : elle manifeste beaucoup d’intelligence dans ce domaine ; suffisamment du moins pour nous damer le pion. Elle avait pris soigneusement ses dispositions pour assister incognito à notre conférence et elle y a pleinement réussi. Elle avait comploté de se rendre sur Kalgan en compagnie de Munn et elle y a pleinement réussi. Tertio : elle professe une adoration outrée pour son héroïne de grand-mère, votre mère, qui a vaincu le Mulet.

« D’accord, jusqu’à ce point ? Très bien. Maintenant, au contraire de vous, j’ai reçu un rapport complet du lieutenant Dirige, et en outre, je possède des renseignements étendus sur Kalgan, vérifiés par divers recoupements. Nous savons, par exemple, que Homir Munn, reçu en audience par le Seigneur de Kalgan, se vit refuser l’autorisation de pénétrer dans le palais du Mulet, mais que ce refus fut annulé à la suite d’un entretien d’Arcadia avec Dame Callia, la bonne amie du Premier Citoyen.

— Et comment savez-vous tout cela ? interrompit Darell.

— Tout d’abord, Munn fut interrogé par Dirige dans le cadre de l’opération policière déclenchée pour mettre la main sur Arcadia. Bien entendu, nous possédons le texte complet des questions et des réponses.

« Prenons maintenant Dame Callia elle-même. Si l’on en croit la rumeur publique, elle serait en disgrâce auprès de Stettin, mais cette rumeur n’est pas confirmée par les faits. Non seulement elle n’est pas remplacée ; non seulement elle a pu persuader Stettin d’accorder à Munn une autorisation qu’il lui avait préalablement refusée ; mais encore elle s’est permis de manigancer ouvertement l’évasion d’Arcadia. La preuve, c’est qu’une douzaine au moins d’officiers du palais ont affirmé les avoir vues ensemble au cours de la dernière soirée. Cependant, elle demeure impunie. Et cela en dépit du fait que l’opération policière déclenchée pour ramener Arcadia fut menée avec toutes les apparences d’une diligence extrême.

« Que concluez-vous de ce torrent de propositions contradictoires ?

— Que l’évasion d’Arcadia était préparée d’avance.

— C’est bien ce que je disais.

« Mais j’ajouterai ceci. Arcadia a dû savoir que son évasion était truquée ; Arcadia, cette petite fille brillante qui voyait partout des complots, a fort bien su démasquer celui-ci et a suivi vos propres méthodes de raisonnement. On la poussait à rentrer sur la Fondation, raison de plus pour se rendre sur Trantor. Mais pourquoi Trantor ?

— Pourquoi, en effet ?

— Parce que c’est sur cette planète que son idole de grand-mère s’est réfugiée. Consciemment ou inconsciemment, Arcadia l’a imitée. Je me demande, dans ce cas, si Arcadia fuyait le même ennemi.

— Vous voulez parler du Mulet ? proposa sarcastiquement le docteur Darell.

— Vous plaisantez ! J’entends par ennemi une mentalité qu’elle était impuissante à combattre. Elle fuyait devant la Seconde Fondation ou telle influence de cet organisme susceptible de se trouver sur Kalgan.

— De quelle influence parlez-vous ?


— Pensez-vous que Kalgan soit immunisée contre cette menace dont le caractère d’ubiquité est bien connu ? Nous sommes tous deux parvenus à la conclusion que l’évasion d’Arcadia était truquée. D’accord ! Elle a été recherchée et découverte, mais on lui a permis délibérément de s’échapper par l’intermédiaire de Dirige. De Dirige, comprenez-vous ? Mais comment cela ? Parce qu’il est des nôtres. Comment le savaient-ils ? Comptaient-ils sur lui pour qu’il agisse en traître ? Je vous pose la question, docteur.

— Voilà que vous prétendez à présent qu’ils entendaient de bonne foi la reprendre dans leurs filets. Franchement, vous commencez à me fatiguer, Anthor. Terminez votre exposé ; j’ai envie d’aller me coucher.

— Mon exposé sera bientôt terminé. » Anthor tira de sa poche intérieure un petit paquet d’enregistrements photographiques. C’étaient les zigzags familiers de l’encéphalographie. « Le schéma psychique de Dirige, dit-il. Il a été pris depuis son retour. »

Pour Darell, la chose était visible à l’œil nu, et son teint avait pris une teinte grisâtre lorsqu’il releva la tête.

« Il est contrôlé !

— Exactement. Il a permis à Arcadia de s’échapper, non parce qu’il est des nôtres, mais parce qu’il est l’instrument de la Seconde Fondation.

— Même après avoir appris qu’elle se rendait sur Trantor et non point sur Terminus. »

Anthor haussa les épaules. « Il avait été influencé pour la laisser partir. Il n’avait aucun pouvoir de modifier cette décision, n’étant qu’un instrument. Il s’est trouvé qu’Arcadia a suivi la ligne de conduite la moins probable et qu’elle se trouve vraisemblablement en sécurité. Du moins, tant que la Seconde Fondation n’aura pas modifié ses plans pour tenir compte des nouvelles circonstances. »

Il s’interrompit. Le petit signal lumineux clignotait sur le poste de T.V. Branché sur un circuit indépendant, il annonçait une édition spéciale. Darell l’aperçut également et, avec un geste machinal né d’une longue habitude, il alluma le poste. Ils tombèrent sur le milieu d’une phrase, mais avant qu’elle fût terminée, ils apprirent que le Hober Mallow, ou du moins son épave, avait été retrouvé et que, pour la première fois depuis près d’un demi-siècle, la Fondation entrait en guerre.

Anthor serrait les mâchoires. « Eh bien, docteur, vous avez entendu. Kalgan vient d’attaquer ; et Kalgan est sous l’emprise de la Seconde Fondation. Suivrez-vous l’exemple de votre fille ? Vous rendrez-vous sur Trantor ?

— Non, je prendrai mes risques. Ici.

— Docteur Darell, vous n’êtes pas aussi intelligent que votre fille. Je me demande jusqu’à quel point on peut vous faire confiance. »

Il tint Darell sous son regard pendant un moment, puis sans un mot, il quitta la pièce.

Et Darell demeura seul, dans l’incertitude et presque le désespoir.

Il n’entendait pas le poste d’où sortait une cacophonie de paroles surexcitées relatant les détails de la première heure de guerre entre Kalgan et la Fondation.

XI

Le Maire de la Fondation passa une main distraite sur la couronne de cheveux en baguettes de tambour qui lui entourait le crâne.

« Les années que nous avons perdues ! soupira-t-il. Les occasions dont nous n’avons pas su profiter ! Je ne récrimine pas, docteur Darell, mais la défaite serait bien méritée.

— Je ne vois aucune raison de désespérer des événements, monsieur, dit Darell.

— Désespérer ! Désespérer ! Par la Galaxie ! Comment justifieriez-vous toute autre attitude ? Venez… »

Il emmena Darell presque de force vers l’ovoïde limpide gracieusement posé sur son minuscule champ de force. D’une pression de main, le Maire l’illumina intérieurement et l’on vit paraître un modèle réduit à trois dimensions de la double spirale galactique.

« La région de l’espace dominée par la Fondation apparaît en jaune, dit le Maire surexcité, et en rouge pour Kalgan. »

Darell aperçut une sphère écarlate dans l’intérieur d’un poing jaune qui l’entourait de toutes parts, sauf dans la région centrale de la Galaxie.

« La galactographie, dit le Maire, est notre plus grande ennemie. Nos amiraux ne font pas mystère de notre désastreuse position stratégique. Voyez, les lignes de communication de l’ennemi sont internes, concentrées ; il peut nous faire face de tous côtés avec une aisance égale. Il peut se défendre avec un minimum de forces.

« Quant à nous, au contraire, nous sommes étendus en surface. La distance moyenne séparant les systèmes habités est, à peu de chose près, trois fois plus grande dans la Fondation que dans l’oligarchie de Kalgan.

— Je comprends tout cela, dit Darell.

— Ce que vous ne comprenez pas, c’est que cet état de choses signifie pour nous la défaite.


— Dans la guerre, il n’y a pas que les distances qui comptent. Nous ne pouvons pas perdre. C’est tout à fait impossible.

— Et pourquoi dites-vous cela ?

— A cause de mon interprétation personnelle du Plan Seldon.

— Oh ! dit le Maire en faisant la grimace, tandis que derrière son dos, ses mains claquaient nerveusement l’une contre l’autre. Alors, vous aussi vous avez foi en l’aide mystique de la Seconde Fondation ?

— Non, j’ai foi en ce qui est inévitable, mais je crois également aux vertus du courage et de la persévérance. »

Pourtant, derrière cette confiance de façade, le doute s’insinuait en lui.

Et si…

Et si… Anthor avait raison, si Kalgan n’était qu’un instrument direct entre les mains de ces sorciers de l’esprit ? Et si leur propos était de vaincre et de détruire la Fondation ? Non, cela n’avait pas de sens.

Et pourtant…

Il eut un sourire amer. Toujours la même antienne. Toujours les yeux braqués sur ce granit opaque qui pour l’ennemi était si transparent !


Les réalités de la situation galactique n’échappaient pas davantage à Stettin.

Le Seigneur de Kalgan se tenait devant une réplique de la maquette galactique examinée par le Maire et Darell. Avec cette différence pourtant que ce qui faisait froncer les sourcils du Maire, amenait un sourire sur les lèvres de Stettin.

Son étincelant uniforme d’amiral était mis en valeur par sa massive prestance. L’écharpe écarlate de l’Ordre du Mulet, dont le précédent Premier Citoyen l’avait décoré six mois à peine avant de lui céder la place à son corps défendant, barrait diagonalement sa poitrine de l’épaule à la ceinture. L’Etoile d’Argent, avec la Comète Double et les Epées, étincelait sur son épaule gauche.

Il s’adressait aux six membres de son état-major général, dont les uniformes étaient à peine moins tapageurs que le sien, en même temps qu’à son Premier Ministre, mince et gris, telle une poussiéreuse toile d’araignée sur un brillant décor.

« Je pense, dit-il, que notre voie est toute tracée. Nous pouvons nous permettre d’attendre et de voir venir. Pour nos adversaires, chaque jour qui s’écoule est un nouveau coup porté à leur moral. S’ils tentent de défendre l’ensemble de leurs territoires, ils allongeront démesurément leurs lignes de défense et nous pourrons leur porter simultanément deux coups de boutoir, ici et là. » Il indiquait du geste la maquette de la Galaxie où deux flèches blanches, partant de la sphère rouge, traversaient la tenaille jaune qui l’enserrait, isolant Terminus de part et d’autre, selon un arc de faible rayon. « Ainsi, nous sectionnerons leur flotte en trois tronçons, que nous pourrons anéantir séparément. S’ils se concentrent, ils devront abandonner volontairement les deux tiers de leurs dominions, en risquant probablement des soulèvements. »

Seule la voix du Premier Ministre rompit le silence qui suivit. « Dans six mois, dit-il, la Fondation sera plus forte de six mois. Ses ressources sont plus grandes, comme nous le savons tous : leur flotte est numériquement supérieure ; leurs réserves humaines sont virtuellement inépuisables. Peut-être une offensive éclair serait-elle préférable. »

De toutes, c’était la voix du Premier Ministre qui avait le moins d’influence dans la pièce. Le Seigneur Stettin sourit, balaya l’espace du plat de la main. « Ces six mois – qui pourront devenir une année, en cas de nécessité – ne nous coûteront rien. Les gens de la Fondation ne peuvent se préparer ; ils en sont idéologiquement incapables. Ils comptent sur la Seconde Fondation pour les sauver : c’est l’essence même de leur philosophie. Mais pas cette fois, n’est-ce pas ? »

Les assistants s’agitèrent d’un air contraint.

« Je constate que vous manquez de confiance, dit Stettin d’un ton glacial. Est-il nécessaire de vous répéter une fois encore les rapports de nos agents qui nous sont parvenus du territoire de la Fondation ou de vous citer les découvertes de monsieur Homir Munn, cet agent de la Fondation, qui s’est maintenant engagé à notre… euh… service ? Messieurs, je propose que nous levions la séance. »

Stettin rentra dans ses appartements avec sur le visage le même sourire figé. Il s’interrogeait parfois sur le compte de cet Homir Munn. Curieux bonhomme à l’échine souple qui n’avait guère justifié les premiers espoirs mis en lui. Et pourtant, il grouillait de renseignements qui emportaient la conviction – surtout lorsque Callia était présente.

Son sourire s’élargit. Cette grosse sotte avait ses bons côtés, après tout. Du moins parvenait-elle, par ses cajoleries, à tirer les vers du nez à Munn avec plus de succès que lui-même et à moins de frais. Pourquoi ne pas en faire cadeau à Munn ? Il fronça les sourcils. Callia. Elle et sa jalousie stupide ! Par l’Espace ! Si seulement il tenait toujours la petite Darell ! Pourquoi ne lui avait-il pas mis la tête en bouillie pour la punir de ce tour pendable ?

Il n’arrivait pas à trouver la raison de sa mansuétude.

Parce qu’elle s’entendait avec Munn ? Et qu’il avait besoin de Munn ? C’était Munn, par exemple, qui avait démontré que, selon l’opinion du Mulet, la Seconde Fondation n’existait pas. Ses amiraux avaient grand besoin de cette assurance.

Il aurait aimé étaler les preuves au grand jour, mais il valait mieux laisser la Fondation croire à l’existence de cet allié chimérique. N’était-ce pas Callia qui lui avait suggéré cette tactique ? C’était vrai. Elle avait dit…

Fariboles ! Etait-elle capable de dire quoi que ce fût ?

Et pourtant…

Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées et pensa à autre chose.

XII

Trantor était un monde dévasté qui renaissait de ses cendres. Incrusté comme un bijou terni au milieu de l’affolante nuée de soleils, au centre de la Galaxie – parmi les montagnes et les grappes d’étoiles entassées avec une prodigalité aveugle – il rêvait alternativement du passé et de l’avenir.

Il avait été un temps où les tentacules immatériels, servant de canaux à sa puissance, jaillissaient de son revêtement de métal pour s’étendre jusqu’aux points les plus reculés du royaume des astres. Trantor avait été une cité colossale abritant quatre cents milliards d’administrateurs : la capitale la plus puissante qui eût jamais existé.

Depuis que le déclin de l’Empire l’avait atteinte dans ses œuvres vives, à la suite du grand cataclysme qui s’était abattu sur elle, voilà cent ans, sa puissance n’avait cessé de décroître, de se replier sur elle-même, brisée à jamais.

Dans la fulgurante tourmente qui avait déchaîné sur elle la ruine et la mort, la coquille métallique qui enveloppait la planète s’était crevassée et effondrée en une douloureuse caricature de sa propre grandeur.

Les survivants avaient découpé les plaques de métal et les avaient cédées aux autres planètes en échange de semences et de bétail. Le sol fut, une fois de plus, mis à nu et la planète retourna à ses origines. En ouvrant des territoires de plus en plus étendus à une agriculture primitive, elle oubliait son colossal et complexe passé.

Disons plutôt qu’elle l’aurait oublié sans les puissants tessons qui dressaient leurs ruines massives vers le ciel dans un silence amer et digne.


Arcadia contemplait, le cœur serré, l’armature métallique qui ceignait l’horizon. Le village où vivaient les Palver n’était à ses yeux qu’un agglomérat de maisons, petites et primitives. Les champs qui l’entouraient étaient d’un jaune doré, où le froment poussait dru.

Mais là-bas, juste à la limite de sa portée, se dressait le souvenir du passé, brillant toujours d’une splendeur inaltérée, brûlant de mille feux lorsque le soleil de Trantor venait le frapper de ses rayons éblouissants. Une fois déjà, elle était venue à cet endroit, au cours des mois qui s’étaient écoulés depuis son arrivée sur Trantor. Elle avait grimpé jusqu’aux chaussées lisses et sans jointures et s’était aventurée dans les structures silencieuses envahies par la poussière, où la lumière pénétrait à travers les crevasses qui trouaient murs et cloisons.

Quel crève-cœur ! Quelle profanation !

Elle était partie en éveillant des échos bruyants autour d’elle et n’avait cessé de courir qu’au moment où ses pieds avaient de nouveau foulé le sol élastique.

Puis elle avait dû se contenter de jeter derrière elle un regard plein de nostalgie. Elle n’osait plus troubler désormais cette puissante méditation.

Elle était née, elle le savait, quelque part sur ce monde – près de l’ancienne bibliothèque impériale, qui était ce qu’il y avait de plus trantorien sur Trantor. C’était l’endroit sacré entre tous ! Le saint des saints ! Seule de toute la planète, elle avait survécu au Grand Pillage et, depuis un siècle, elle était demeurée complète et indemne ; jetant un défi à l’univers.

Là, Hari Seldon et son groupe avaient tissé leur inimaginable toile. Là, Ebling Mis avait percé le grand secret qui l’avait laissé pétrifié de surprise, jusqu’au moment où il avait péri en l’emportant dans la tombe.

Là, dans cette bibliothèque impériale, ses grands-parents avaient vécu pendant dix ans, jusqu’à la mort du Mulet, puis ils étaient rentrés sur la Fondation renaissante.

C’est à la bibliothèque impériale que son propre père était revenu avec sa femme pour retrouver les traces de la Seconde Fondation, mais il avait échoué. C’est là qu’elle était née, et c’est là que sa mère était morte.

Elle aurait aimé visiter la bibliothèque, mais Preem Palver avait secoué sa tête ronde. « Elle se trouve à des milliers de kilomètres, Arkady, et il y a tant à faire ici. D’ailleurs, il est malsain d’aller rôder par-là, vois-tu, c’est un sanctuaire… »

Mais Arcadia savait pertinemment qu’il n’avait aucun désir de visiter la bibliothèque ; qu’elle était devenue un sanctuaire comme le palais du Mulet. Il y avait cette peur superstitieuse que les pygmées du présent ressentaient à l’égard des géants du passé.

Et pourtant, il eût été injuste d’en garder rancune au gentil petit homme. Il y avait maintenant bien près de trois mois qu’elle se trouvait sur Trantor et, pendant tout ce temps, ils n’avaient cessé – Papa et Maman – de la choyer à qui mieux mieux.

Et que leur donnait-elle en échange ? Ne risquait-elle pas de les entraîner dans une ruine commune ? Les avait-elle avertis qu’elle était promise à une mort prématurée ? Non ! Non, elle leur laissait assumer ce rôle fatal de protecteurs.

Sa conscience la harcelait de remords intolérables – pourtant, avait-elle le choix ?

A regret, elle descendit l’escalier pour prendre son petit déjeuner. Le bruit des voix parvint à ses oreilles.


Preem Palver avait glissé le coin de sa serviette dans son col de chemise en imprimant une torsion à son cou dodu, et tendu le bras vers les œufs pochés avec une satisfaction sans mélange.

« Je suis allé hier à la cité, Maman, dit-il en gesticulant de la fourchette et en noyant ses paroles sous une énorme bouchée de nourriture.

— Et que se passe-t-il à la cité ? » demanda distraitement Maman, en s’asseyant pour se relever aussitôt après avoir lorgné la table d’un regard scrutateur et constaté que la salière était absente.

« Les nouvelles ne sont pas fameuses. Un astronef de Kalgan a apporté les journaux. C’est la guerre, là-bas.

— La guerre ? Vraiment ! Eh bien, laisse-les se casser mutuellement la tête s’ils ne trouvent rien de mieux à faire. Est-ce que ton chèque n’est pas encore arrivé, Papa ? Dis au vieux Cosker qu’il y a d’autres coopératives dans le monde. J’ai honte de révéler à mes amies les sommes dérisoires qu’ils te versent, mais du moins devraient-ils être ponctuels !

— Allons, dit Papa avec irritation, ne me casse pas la tête avec tes sornettes lorsque je suis à table, sinon toutes les bouchées vont me rester dans la gorge. » Et ce disant, il faisait des ravages dans la pile de tartines beurrées. Il ajouta d’un ton moins acide : « La guerre est déclarée entre Kalgan et la Fondation. Elle est commencée depuis deux mois. »

A l’aide de ses deux mains, il mima un combat spatial de fantaisie.

« Hum, et comment cela se passe ?

— Mal pour la Fondation. Tu as vu Kalgan. Bourrée de soldats. Ils étaient prêts. La Fondation ne l’était pas, et alors pfffuitt… »

Soudain Maman reposa sa fourchette et siffla : « Imbécile !

— Comment ?

— Tête de pioche ! Tu ne peux jamais la fermer ta grande bouche ! »

Sa main se tendit rapidement et, lorsque Papa regarda pardessus son épaule, Arcadia était là, pétrifiée, sur le seuil de la porte.

« La Fondation est en guerre ? » demanda-t-elle.

Papa regarda Maman d’un air consterné et hocha la tête.

« Et ils sont en train de la perdre ? »

Nouveau hochement de tête.

Arcadia sentit monter à sa gorge une affreuse angoisse et s’approcha lentement de la table. « Est-ce fini ? murmura-t-elle.

— Fini ? répéta Papa avec une feinte truculence. Qui a dit que c’était fini ? Il peut se passer bien des choses au cours d’une guerre et… et…

— Assieds-toi, mon chou, dit Maman d’un ton consolant. On ne devrait jamais parler le matin avant de manger. On n’est pas en bonne condition, l’estomac vide. »

Mais Arcadia ne tint aucun compte de son conseil.

« Les Kalganiens ont-ils débarqué sur Terminus ?

— Non, dit Papa sérieusement. Les nouvelles datent de la semaine dernière et Terminus se défend toujours. Je dis la vérité. Et la Fondation est toujours puissante. Veux-tu que je t’apporte les journaux ?

— Oui ! »

Elle parcourut les feuilles en avalant péniblement quelques bouchées, les yeux brouillés de larmes. Santanni et Korell avaient été emportées sans coup férir. Une escadre de la flotte de la Fondation avait été surprise dans le secteur clairsemé d’Ifni et pratiquement anéantie.

Et maintenant, la Fondation était de nouveau réduite au noyau des Quatre Royaumes – le royaume originel qui avait été constitué au temps de Salvor Hardin, le premier Maire. Mais elle combattait toujours, et il lui restait peut-être encore une chance. Quoi qu’il arrivât, elle devait informer son père. Il fallait à tout prix qu’elle pût communiquer avec lui. Il le fallait.

Mais comment, avec une guerre en cours ?

« Partirez-vous bientôt pour une nouvelle mission, monsieur Palver ? » demanda-t-elle après le petit déjeuner.

Papa était assis sur une grande chaise, sur la pelouse qui s’étendait devant la maison. Un gros cigare se consumait entre ses doigts boudinés et il ressemblait à un carlin béat.

« Une mission, répéta-t-il paresseusement. Qui sait ? Je me trouve bien et mes vacances ne sont pas encore terminées. Pourquoi parler de nouvelles missions ? Tu ne tiens donc pas en place, Arcadia ?

— Oh ! si, je me plais bien ici. Vous êtes tellement gentils pour moi, vous et madame Palver. »

Il agita la main pour écarter ces éloges importuns.

« Je pensais à la guerre, dit Arcadia.

— Justement, il ne faut pas y penser. Que pourrais-tu y faire ? A quoi bon te tourmenter inutilement ?

— Je pensais que la Fondation avait perdu la plupart de ses planètes agricoles. Ils vont probablement rationner les vivres. »

Papa sembla mal à l’aise. « Ne crains rien. Tout se passera très bien. »

Elle écoutait à peine. « Si seulement je pouvais leur expédier de la nourriture ! Vous savez qu’après la mort du Mulet, la Fondation s’était révoltée, et Terminus avait été isolée pendant une certaine période. Han Pritcher, qui avait succédé pendant quelque temps au Mulet, en faisait le siège. La nourriture s’était faite extrêmement rare, et mon père m’a dit que son père lui avait confié qu’ils n’avaient pratiquement rien à se mettre sous la dent, si ce n’est des acides aminés déshydratés qui avaient un goût affreux. Un œuf coûtait deux cents crédits. A ce moment, le siège fut levé juste à temps et des cargos pleins de vivres arrivèrent de Santanni. Ils ont dû passer des moments terribles. Et voilà que tout va maintenant recommencer, probablement.

« Je parie que la Fondation serait disposée à payer des tarifs de contrebande pour obtenir de la nourriture en ce moment. Le double ou le triple, peut-être davantage. Si une coopérative de Trantor, par exemple, entreprenait l’opération, elle perdrait peut-être quelques astronefs, mais je suis prête à parier qu’elle serait millionnaire avant la fin de la guerre. Les Marchands de la Fondation ont procédé ainsi de tout temps. Chaque fois qu’il y avait une guerre, ils s’arrangeaient pour vendre les marchandises qui étaient devenues les plus rares et ils n’hésitaient pas à prendre leurs risques. Ils réussissaient à gagner jusqu’à deux millions de crédits en un seul voyage – bénéfice net. C’était le maximum qu’ils pouvaient transporter sur un seul astronef.

— C’est un commerce qui rapporte… Hum… mais la Fondation est si loin.

— Je sais. Je suppose que vous ne pourriez entreprendre un trafic direct à partir de Trantor. Si vous empruntiez un astronef régulier, vous ne pourriez guère aller au-delà de Massena ou Smushyk, et ensuite vous loueriez un petit caboteur pour vous faufiler entre les lignes. »

Papa s’agita. Son cigare s’était éteint sans qu’il le remarquât.


Deux semaines plus tard, les arrangements concernant la mission étaient terminés. Maman invectivait Papa la plupart du temps – d’abord pour l’incurable obstination avec laquelle il courait au suicide, ensuite pour l’incroyable obstination qu’il déployait à lui refuser la permission de l’accompagner.

« Maman, pourquoi te conduis-tu comme une vieille dame ? dit Papa. Je ne puis t’emmener. C’est un travail d’homme. Tu crois que la guerre, c’est un jeu d’enfant ?

— Et toi, pourquoi y vas-tu ? Tu te prends peut-être pour un homme, vieux sacripant ? Toi qui as déjà un pied et la moitié du bras dans la tombe ! Laisse la place aux jeunes. Regardez-moi ce gros plein de soupe avec son crâne chauve !

— Je ne suis pas chauve, rétorqua dignement Papa. J’ai encore des tas de cheveux. Pourquoi ne pourrais-je pas toucher de grosses commissions aussi bien qu’un autre ? Pourquoi laisser ce privilège aux jeunes ? Ecoute-moi bien. Il y a sûrement des millions à gagner ! »

Elle ne l’ignorait pas et elle se calma.

Arcadia le revit une fois avant son départ.

« Vous partez pour Terminus ? s’enquit-elle.

— Pourquoi pas ? Tu as dit toi-même qu’ils avaient besoin de pain, de riz et de pommes de terre. Je conclurai marché avec eux et ils recevront la marchandise.

— Encore une petite chose… Puisque vous allez sur Terminus… pourriez-vous voir mon père ? »

Le visage de Papa se couvrit de rides et sembla littéralement fondre de sympathie.

« Et il a fallu que tu me le dises ! Bien entendu j’irai le voir. Je lui dirai que tu es saine et sauve, que tu te portes bien, et qu’une fois la guerre finie, je te ramènerai près de lui.

— Merci. Je vous dirai comment le trouver. Il s’appelle Toran Darell et il habite Stanmark. C’est dans la banlieue immédiate de Terminus, et vous pourrez prendre le petit avion navette qui y conduit. Nous habitons 55, allée du Canal.

— Attends, je vais noter l’adresse.

— Non, non. » Arcadia tendit un bras rapide comme l’éclair. « Il ne faut rien écrire. Il faut que vous vous graviez l’adresse dans la mémoire. »

Papa parut intrigué, puis il haussa les épaules. « Entendu, 55, allée du Canal à Stanmark dans la banlieue immédiate de Terminus, et l’on prend l’avion navette. C’est bien cela ?

— Encore un détail.

— Oui ?

— Voudriez-vous lui dire quelque chose de ma part ?

— Certainement.

— Je voudrais vous le murmurer à l’oreille. »

Il inclina vers elle sa joue dodue, et elle lui chuchota quelques mots. Les yeux de Papa étaient ronds comme des soucoupes.

« Tu veux que je lui répète cela ? Mais ça n’a aucun sens !

— Il comprendra. Dites-lui que vous ne faites que répéter mes propres paroles et que je vous ai dit qu’il comprendrait. Répétez-les exactement comme je vous l’ai dit. Pas autrement. Vous n’oublierez pas ?

— Comment le pourrais-je ? Une si petite phrase. Tu vas voir…

— Non, non. » Elle sautait sur place, au comble de l’énervement. « Ne le répétez pas. Ne le répétez jamais à quiconque, sauf à mon père. Et dans l’intervalle, oubliez-le. C’est promis ? »

Papa haussa de nouveau les épaules. « C’est promis, c’est promis.

— Très bien », dit-elle d’un ton lugubre et, tandis qu’il empruntait l’allée conduisant à l’aérotaxi qui devait le mener au spatioport, elle se demandait si elle ne venait pas de signer l’arrêt de mort du brave homme, si elle le reverrait jamais.

C’est à peine si elle osait rentrer à la maison et se trouver de nouveau face à face avec la bonne et affectueuse Maman. Peut-être, lorsque tout serait fini, serait-il préférable qu’elle se tuât pour expier le mal qu’elle leur avait fait.

XIII

QUORISTON (BATAILLE DE) : … Livrée le 17-9 377 E.F. entre les forces de la Fondation et celles du Seigneur Stettin de Kalgan. Ce fut la dernière grande bataille de l’Interrègne…

ENCYCLOPEDIA GALACTICA


Jole Turbor, dans son nouveau rôle de correspondant de guerre, trouva son corps massif sanglé dans un uniforme militaire, ce qui ne fut pas du tout pour lui déplaire. Il savourait la joie d’avoir retrouvé les chemins du ciel, et il perdit quelque peu la sensation de farouche impuissance qui caractérisait la lutte contre la Seconde Fondation, au profit d’un sentiment plus exaltant, avec la perspective de se mesurer à des astronefs faits d’une matière substantielle et des hommes en chair et en os.

Assurément, le combat mené par la Fondation n’avait guère été fertile en victoires, mais il était toujours possible de considérer la situation avec une certaine philosophie. Après six mois d’hostilités, le dur noyau de la Fondation demeurait intact, de même que le dur noyau de la flotte n’avait pas été entamé. Avec les nouvelles unités mises en service depuis le commencement de la guerre, elle était presque aussi forte, du point de vue numérique, et techniquement plus puissante qu’après la défaite d’Ifni.

Dans l’intervalle, les défenses planétaires avaient été renforcées ; les forces armées mieux entraînées, l’administration, expurgée des éléments superflus, était devenue plus efficace et une grande partie de la flotte conquérante kalganienne était immobilisée par la nécessité d’occuper les territoires conquis.

Pour le moment, Turbor se trouvait avec la troisième flotte, dans les limites périphériques du secteur anacréonien. Conformément à sa politique consistant à montrer la guerre du point de vue de l’« homme moyen », il interviewait Fennel Leemor, mécanicien volontaire de troisième classe.

« Parlez-nous un peu de vous, matelot, dit Turbor.

— Il n’y a pas grand-chose à dire. » Leemor remuait les pieds avec embarras et laissa un faible sourire timide venir éclairer son visage, comme s’il avait pu voir les millions de gens qui l’observaient probablement sur leur écran, à ce moment précis. « Je suis un Locrien. J’ai travaillé dans une usine de voitures aériennes : chef d’équipe, bonne paye. Je suis marié, j’ai deux enfants, deux filles. Je pourrais peut-être leur dire un petit bonjour, pour le cas où elles seraient à l’écoute.

— Allez-y, matelot. La T.V. est à votre disposition.

— Oh ! merci, bafouilla-t-il. Bonjour, Milla, je vais bien. Comment se porte Sunni ? Et Tomma ? Je pense à vous tout le temps, et peut-être que j’irai en permission lorsque nous rentrerons au port. J’ai reçu ton paquet de provisions, mais je te le renvoie. Nous sommes nourris normalement, mais on dit que les civils sont un peu rationnés. Je crois que c’est tout.

— J’irai la voir à mon prochain voyage à Locris, matelot, et je veillerai à ce qu’elle ne manque de rien. Ça vous va ? »

Le jeune homme eut un large sourire et hocha énergiquement la tête. « Merci, monsieur Turbor. Vous êtes bien aimable.

— Ce n’est rien. Puis-je vous poser quelques questions ?… Vous êtes volontaire, n’est-ce pas ?

— Et comment ! Lorsqu’on vient nous chercher noise, il n’est pas nécessaire de m’embrigader de force. Je me suis engagé le jour même où j’ai appris la perte du Hober Mallow.

— Voilà ce qui s’appelle parler ! Avez-vous participé à beaucoup d’actions ? Je remarque que vous portez deux étoiles de combat.

— Peuh, dit dédaigneusement le matelot, on ne peut pas appeler cela des actions ; des poursuites, au plus. Les Kalganiens n’acceptent pas le combat si ce n’est à cinq contre un. Et, même dans ce cas, ils manœuvrent pour nous isoler les uns des autres et nous détruire séparément. Un cousin à moi se trouvait à Ifni, à bord d’un astronef qui a échappé au désastre, le vieil Ebling Mis. Il m’a raconté qu’ils avaient employé la même tactique. Ils opposaient une flotte entière à une simple escadre des nôtres. Alors qu’il ne nous restait plus que cinq astronefs, ils préféraient encore manœuvrer en catimini plutôt que de se battre. Nous leur avons infligé des pertes doubles des nôtres dans cette bataille.

— Vous pensez donc que nous allons gagner la guerre ?

— Ça ne fait pas le moindre doute ; surtout que nous avons cessé de battre en retraite. Même si les choses tournaient au pire, nous pourrions compter sur l’intervention de la Seconde Fondation. Nous disposons toujours du Plan Seldon et ils le savent. »

Turbor fit un peu la grimace. « Alors vous comptez sur la Seconde Fondation ? »

Le matelot manifesta une honnête surprise. « Ben, comme tout le monde, je suppose. »

Le cadet-officier Tipellum entra dans la cabine de Turbor après l’émission. Il tendit une cigarette au correspondant de guerre et repoussa sa casquette sur l’occiput dans une position d’équilibre instable. « Nous avons fait un prisonnier, dit-il.

— Vraiment ?

— Oui, un petit bonhomme un peu fou. Il se prétend neutre – immunité diplomatique, rien de moins. Je crois qu’on ne sait trop que faire de lui. Il s’appelle Palvro, Palver, quelque chose comme ça, et il dit qu’il est de Trantor. Je me demande ce qu’il fabrique dans une zone de guerre. »

Mais Turbor s’était redressé sur sa couchette, ayant complètement oublié le petit somme qu’il s’apprêtait à faire. Il se souvenait parfaitement de sa dernière entrevue avec Darell, le lendemain de la déclaration de guerre, alors qu’il se préparait à partir.

« Preem Palver », dit-il songeur.

Tipellum dressa l’oreille et laissa la fumée de sa cigarette s’échapper par les coins de sa bouche. « Ouais, dit-il, comment diable savez-vous son nom ?

— Peu importe. Puis-je le voir ?

— Par l’Espace, je ne peux pas vous le dire. Le Vieux l’a emmené dans sa cabine pour l’interroger. Tout le monde le prend pour un espion.

— Allez dire au commandant que je le connais, et qu’il est bien ce qu’il prétend. J’en prends la responsabilité. »


Sur le vaisseau amiral de la troisième flotte, le capitaine Dixyl observait sans relâche le grand détecteur. Tout navire était obligatoirement une source de radiations subatomiques – même à supposer qu’il fût réduit à l’état de masse inerte – et chaque point focal d’une telle radiation apparaissait comme une petite étincelle dans le champ tridimensionnel.

On avait procédé à l’appel de tous les vaisseaux de la Fondation sans omettre une seule étincelle, après que le petit espion qui se prétendait neutre avait été fait prisonnier. Pendant quelque temps, cet astronef avait provoqué une certaine agitation dans l’entourage du capitaine. Peut-être serait-il nécessaire de procéder à un changement de tactique dans un court délai.

« Etes-vous certain de vos coordonnées ? » s’informa-t-il.

Le commandant Cenn hocha la tête. « J’emmènerai mon escadre dans l’hyperespace : rayon 10,00 parsecs ; thêta 268,52 degrés ; phi 84,15 degrés. Retour au point d’origine à 13.30. Durée totale de l’absence 11.83 heures.

— Bien. Maintenant nous allons faire le point pour retourner à l’endroit précis, en ce qui concerne à la fois le temps et l’espace. Compris ?

— Oui, capitaine. » Il consulta sa montre-bracelet. « Mes vaisseaux seront parés vers 01.40.

— Bien », dit le capitaine Dixyl.

L’escadre kalganienne n’était pas pour l’instant à portée de détecteur, mais cela ne pouvait tarder. Différents recoupements l’indiquaient. En l’absence de l’escadre de Cenn, les forces de la Fondation se trouveraient en grave infériorité numérique, mais le capitaine était confiant. Très confiant.


Preem Palver regardait mélancoliquement autour de lui. Son regard tomba tout d’abord sur l’amiral, grand et osseux, puis sur les autres, tous en uniforme ; et enfin sur le dernier, grand et gros, avec son col ouvert et sans cravate – contrairement aux autres – qui déclarait vouloir lui parler.

« Je suis parfaitement conscient, disait Jole Turbor, de la gravité des circonstances, mais je vous assure que si vous me permettez de m’entretenir avec lui pendant quelques minutes, il se peut que je sois à même d’apaiser vos inquiétudes.

— Existe-t-il une raison qui s’oppose à ce que vous l’interrogiez en ma présence ? »

Turbor fit la moue et prit un air buté. « Amiral, dit-il, depuis que je suis attaché de presse auprès de votre formation, la troisième flotte a joui d’une excellente presse. Vous pouvez poster des gardes à la porte, si vous le voulez, et rentrer dans cinq minutes. Mais dans l’intervalle, accordez-moi cette petite faveur et votre prestige n’en souffrira pas. Je ne sais si je me fais bien comprendre ? »

Ce petit discours obtint l’effet attendu.

Demeuré en tête à tête avec le prisonnier, Turbor se tourna vers Palver et lui dit : « Vite, dites-moi le nom de la jeune fille que vous avez emmenée. »

Palver ne put qu’ouvrir des yeux ronds et secouer la tête.

« Ne faites pas l’idiot, dit Turbor. Si vous refusez de répondre, vous serez considéré comme un espion et en temps de guerre les espions sont exécutés sans jugement.

— Arcadia Darell, souffla Palver.

— Bravo. Elle est donc saine et sauve ? »

Palver hocha la tête.

« Vous en êtes bien sûr, je l’espère, sans quoi il pourrait vous en cuire.

— Elle est en bonne santé et parfaitement en sécurité », dit Palver un peu pâle.

L’amiral reparut. « Eh bien ?

— Cet homme n’est pas un espion. Vous pouvez croire ce qu’il vous dit. Je m’en porte garant.

— Vraiment ? » L’amiral fronça les sourcils. « Dans ce cas, il représente une coopérative agricole de Trantor qui désire souscrire un traité de commerce avec Terminus, pour la livraison de grain et de pommes de terre. Parfait, mais nous ne pouvons lui rendre la liberté pour l’instant.

— Pourquoi pas ? s’enquit vivement Palver.

— Parce que nous sommes en pleine bataille. Lorsqu’elle sera terminée – en supposant que nous soyons toujours vivants – nous vous conduirons sur Terminus. »

La flotte kalganienne déployée dans l’espace détecta les vaisseaux de la Fondation à une distance incroyable, et fut elle-même repérée. Tels de petits vers luisants dans leurs grands détecteurs respectifs, les deux groupes se rapprochaient à travers le néant.

L’amiral commandant la flotte de la Fondation fronça les sourcils et dit : « Ce doit être leur offensive principale : voyez le nombre de leurs unités. Mais ils ne tiendront pas devant nous ; du moins si l’escadre de Cenn se trouve au rendez-vous. »

Le commandant Cenn les avait quittés plusieurs heures auparavant – dès l’apparition de l’ennemi sur les écrans. Il n’était plus possible désormais de modifier le plan. La manœuvre réussirait ou ne réussirait pas, mais l’amiral était parfaitement confiant. De même que les officiers. De même que les équipages.

Il reprit l’observation des vers luisants.

Tel un ballet mortel, en formations irréprochables, ils étincelaient.

La flotte de la Fondation amorça une lente retraite. Des heures passèrent et la flotte obliqua lentement, attirant légèrement l’ennemi hors de sa trajectoire, et accentuant le mouvement.

Dans l’esprit de ceux qui avaient conçu le plan de bataille, un volume donné de l’espace devait être occupé par les astronefs kalganiens. Les bâtiments de la Fondation se faufilaient subrepticement hors de ce volume ; les Kalganiens prenaient leur place. Ceux qui débordaient du périmètre subissaient une attaque foudroyante à pleine puissance. Ceux qui demeuraient à l’intérieur n’étaient pas inquiétés.

Tout dépendait de la répugnance que manifesteraient les vaisseaux de Stettin à prendre l’initiative – ou de leur propension à demeurer dans la position où ils ne subiraient pas d’attaque.


Le capitaine Dixyl jeta un coup d’œil impassible sur sa montre-bracelet. Il était 13.10.

« Nous avons encore vingt minutes », dit-il.

Le lieutenant qui se trouvait à ses côtés hocha la tête d’un air concentré. « Tout va bien pour l’instant, capitaine. Nous avons encerclé quatre-vingt-dix pour cent de leurs unités. Si nous pouvons les maintenir dans cette position…

— Oui ! Si… »

Les bâtiments de la Fondation avaient repris leur marche en avant – à très faible vitesse. Pas assez vite pour déclencher une retraite kalganienne, mais tout juste suffisante pour décourager toute velléité d’offensive de l’ennemi. Ils préféraient attendre.

Et les minutes passaient.

A 13.25, le vibreur de l’amiral retentit dans soixante-quinze astronefs de la Fondation et, avec le maximum d’accélération, ils foncèrent vers le front d’attaque de la flotte kalganienne, forte elle-même de trois cents unités… Les boucliers kalganiens entrèrent en action et les puissants rayons énergétiques jaillirent. Les trois cents vaisseaux concentrèrent leurs feux dans la même direction, sur leurs assaillants insensés qui fonçaient tête baissée droit devant eux… et…

A 13.30, cinquante astronefs, sous le commandement de Cenn, surgirent de nulle part, en un seul bond à travers l’hyperespace, en un point déterminé, au moment déterminé – et se jetèrent avec une furie dévastatrice sur les arrières kalganiens, surpris.

Le piège fonctionna avec une précision mécanique.

Les Kalganiens avaient toujours la supériorité numérique, mais ils n’étaient pas en mesure d’en profiter. Leur premier mouvement fut de prendre la fuite, et la formation une fois rompue se trouva d’autant plus vulnérable que les vaisseaux ennemis se gênaient mutuellement en entrecroisant leurs trajectoires.

Après un moment, l’affaire prit la tournure d’une chasse aux rats.

Sur les trois cents astronefs kalganiens, le noyau et l’orgueil de la flotte, une soixantaine à peine, parmi lesquels un grand nombre endommagés au point d’être irréparables, vinrent se poser sur Kalgan. Les pertes de la Fondation se montaient à huit unités sur un total de cent vingt-cinq astronefs.


Preem Palver se posa sur Terminus au moment des festivités. Il trouva la liesse populaire quelque peu lassante, mais avant de quitter la planète, il s’était acquitté de deux missions et avait enregistré une requête.

Les deux missions étaient les suivantes : 1° la conclusion d’un traité commercial aux termes duquel la coopérative de Palver s’engageait à livrer vingt cargos de marchandises par mois au cours de l’année suivante, à des tarifs de guerre, sans encourir, grâce à la récente bataille, les risques correspondants ; 2° la communication au Dr Darell de la phrase confiée à son oreille par Arcadia.

Darell l’avait regardé avec des yeux écarquillés par la surprise, puis il avait proféré sa requête. Celle-ci consistait à transmettre sa réponse à Arcadia. Palver la trouva à son goût ; c’était une phrase simple et intelligible : Rentre maintenant, il n’y a plus de danger.


Le Seigneur Stettin écumait de rage et de dépit. Voir toutes ses armes se briser entre ses mains, sentir la toile robuste de sa puissance militaire se décomposer entre ses doigts, n’y avait-il pas de quoi tourner en lave brûlante le flegme le plus imperturbable ? Pourtant son impuissance était totale et il ne l’ignorait pas.

Il n’avait pratiquement pas dormi depuis des semaines. Il ne s’était pas rasé depuis trois jours. Il avait annulé toutes ses audiences. Ses amiraux étaient abandonnés à eux-mêmes, et nul mieux que le Seigneur de Kalgan ne savait qu’il suffirait de bien peu de temps et de fort peu de défaites nouvelles pour susciter dans son royaume des soulèvements internes.

La présence de Meirus, le Premier ministre, n’arrangeait pas les choses. Il se tenait debout, calme et vieux jusqu’à l’l’indécence, avec ses doigts minces et nerveux qui tapotaient, comme toujours, le pli qui lui barrait le visage, de la racine du nez à la pointe du menton.

« Eh bien, hurlait Stettin à son adresse, faites quelque chose ! Nous voilà battus, comprenez-vous ? Battus ! Et pourquoi ? Je n’en sais rien ! Voilà ! Je ne sais pas. Vous la connaissez, vous, la raison de notre défaite ?

— Je le crois, dit Meirus sans se départir de son calme.

— Trahison ! » Il avait prononcé le mot à voix basse et ceux qui suivirent furent proférés sur le même ton. « Vous connaissiez la trahison et vous êtes demeuré coi. Vous avez servi l’imbécile qui fut avant moi Premier Citoyen et vous vous préparez à servir le rat pesteux qui prendra ma succession. Si je trouve la preuve de votre félonie, je vous arracherai les entrailles et je les ferai brûler sous vos propres yeux. »

Meirus demeura impassible. « J’ai tenté, non pas une fois, mais à maintes reprises, de vous faire partager mes doutes. J’ai corné mes avertissements à vos oreilles, mais vous avez préféré suivre les conseils des autres, parce qu’ils flattaient davantage votre vanité. Les événements ont dépasse mes craintes et de fort loin. S’il ne vous plaît pas de m’écouter à présent, Monsieur, veuillez me le dire et je m’effacerai. Le moment venu, je traiterai avec votre successeur, dont le premier acte sera, je n’en doute pas, de signer la paix. »

Stettin le fixait de ses yeux injectés de sang, serrant et desserrant lentement ses énormes poings.

« Eh bien, parlez, espèce de limace grise ! Parlez !

— Je vous ai souvent répété, Monsieur, que vous n’étiez pas le Mulet. Vous pouvez diriger des astronefs et des canons, mais pas l’esprit de vos sujets. Savez-vous, Monsieur, quel est l’ennemi que vous combattez ? La Fondation, qui n’a jamais été vaincue – la Fondation qui est protégée par le Plan Seldon – la Fondation qui est destinée à fonder un nouvel Empire.

— Il n’y a plus de Plan. C’est Munn qui l’affirme !

— Alors, c’est Munn qui se trompe. Et même à supposer qu’il ait raison… Vous et moi, Monsieur, nous ne sommes pas le peuple. Les hommes et les femmes de Kalgan, comme les populations satellites, professent une foi profonde dans le Plan Seldon, de même que tous ceux qui habitent cette région de la Galaxie. Quatre cents ans d’expérience historique nous ont appris que la Fondation ne peut pas être battue. Ni les Royaumes, ni les Seigneurs de la Guerre, ni le vieil Empire Galactique lui-même, ne sont parvenus à la vaincre.

— Le Mulet, si !

— Exactement, parce qu’il échappait aux calculs – ce qui n’est pas votre cas. Ce qui est pis, les gens ne l’ignorent pas. Aussi, lorsque vos astronefs vont à la bataille, craignent-ils que la défaite ne leur soit infligée par quelque voie mystérieuse. La toile immatérielle du Plan, au-dessus de leurs têtes, plane et les rend timides, si bien qu’au moment de l’attaque, ils réfléchissent un peu trop longtemps. Dans le camp adverse, au contraire, ce même tissu impondérable remplit l’ennemi de confiance, chasse la crainte, maintient le moral lors des premières défaites. Pourquoi pas ? La Fondation a toujours subi des revers au cours des premières escarmouches, et finalement remporté la victoire.

« Que dire de votre propre moral, Monsieur ? Vous occupez partout des territoires ennemis. Vos propres dominions sont intacts ; ils ne sont pas en danger d’être envahis – et pourtant vous vous sentez vaincu. Vous ne croyez même pas à la moindre possibilité de victoire, car vous savez parfaitement qu’il n’en existe pas.

« Inclinez-vous donc, si vous ne voulez pas être contraint par la force de vous agenouiller ! Pliez volontairement et vous aurez quelque chance de sauver les restes. Vous vous êtes appuyé sur le métal et la puissance, et ils vous ont accordé un soutien à leur mesure. Vous n’avez pas tenu compte de l’esprit et du moral et ils vous ont trahi. Maintenant, suivez mon conseil. Homir Munn, cet homme de la Fondation, est entre vos mains. Libérez-le. Renvoyez-le sur Terminus avec des propositions de paix. »

Stettin grinçait des dents derrière ses lèvres pâles. Mais il n’avait pas le choix.


Homir quitta Kalgan le jour du Nouvel An. Plus de six mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait quitté Terminus, et durant cet intervalle, une guerre s’était déchaînée, puis apaisée. Il était venu seul, mais il repartait sous escorte. Il était venu en simple particulier ; il repartait en qualité d’ambassadeur, officieux sans doute, mais revêtu néanmoins de pleins pouvoirs.

Et ce qui avait le plus changé en lui, c’était son ancienne inquiétude au sujet de la Seconde Fondation. Il riait rien que d’y penser ; et il se représentait déjà, avec un luxe de détails, le spectacle de la révélation qu’il allait faire au Dr Darell, à ce jeune Anthor, si compétent et si énergique… à tous…

Car il savait. Lui, Homir Munn, avait finalement découvert la vérité.

XIV

Les deux derniers mois de la guerre stettinienne s’écoulèrent rapidement pour Homir. Dans son rôle de médiateur extraordinaire, il était devenu le centre des affaires interstellaires, fonction qu’il ne pouvait s’empêcher de trouver des plus plaisantes.

Au cours de cette période, n’eut lieu aucune bataille rangée – à peine quelques escarmouches dues à des rencontres accidentelles de patrouilles – et l’on forgea les termes du traité, avec fort peu de concessions de la part de la Fondation. Stettin conserva son poste, mais guère autre chose. Sa flotte fut démantelée ; ses possessions extérieures rendues à leur autonomie ; et un plébiscite fut organisé, qui donnait aux électeurs le choix entre un retour au statut précédent, la pleine indépendance, ou la confédération dans le sein de la Fondation.

Le document scellant officiellement la fin de la guerre fut signé sur un astéroïde appartenant au système stellaire de Terminus, dans le site de la plus ancienne base navale de la Fondation. Lev Meirus était le mandataire de Kalgan, et Homir tenait le rôle de spectateur intéressé.

Pendant toute cette période, il ne vit pas le docteur Darell, ni aucun des autres. Mais cela n’avait guère d’importance. La nouvelle qu’il leur apportait ne moisirait pas pour autant – et, comme toujours, cette pensée amena un sourire sur ses lèvres.

Le docteur Darell rentra sur Terminus quelques semaines après la victoire et, le même soir, sa maison servit de lieu de réunion aux cinq hommes qui, dix mois plus tôt, avaient échafaudé leurs premiers plans.

Le dîner s’écoula, puis vint le moment du dessert, et ils semblaient toujours hésiter à aborder le sujet de leurs anciennes préoccupations.

Ce fut Jole Turbor, un œil fixé sur les profondeurs de son verre de vin, qui dit dans un murmure : « Eh bien, Homir, vous voici devenu un homme d’affaires. Vous vous êtes fort bien tiré de votre mission.

— Moi ? » Munn éclata d’un rire sonore et joyeux. Pour une raison inconnue, il n’avait pas bégayé depuis des mois. « Je n’ai aucune responsabilité dans cette histoire. C’est Arcadia qui a tout fait. A propos, Darell, comment va-t-elle ? Je me suis laissé dire qu’elle allait bientôt rentrer de Trantor.

— C’est exact, dit Darell de sa voix tranquille. Son astronef devrait se poser avant la fin de la semaine. »

Il considéra ses hôtes avec des yeux voilés, mais il ne recueillit que des exclamations de plaisir confuses et amorphes. Rien de plus.

« Alors, c’est vraiment fini ? dit Turbor. Qui aurait prédit cela il y a seulement dix mois ? Munn est allé sur Kalgan et en est revenu. Arcadia a séjourné sur Kalgan et Trantor et va rentrer d’un instant à l’autre. Nous avons eu la guerre et nous l’avons gagnée, par l’Espace ! On nous dit qu’on peut prévoir les grandes lignes de l’histoire, et pourtant il ne semble pas concevable, pour ceux d’entre nous qui ont vécu cette incroyable confusion, qu’il ait été possible de prédire ce qui vient de se passer.

— Sornettes, dit Anthor d’une voix acide. Pourquoi cet accent de triomphe ? Vous parlez comme si nous avions vraiment gagné une guerre, alors qu’il s’agit d’une infime bagarre qui n’a eu d’autre effet que de détourner notre esprit de notre véritable ennemi. »

Suivit un silence gêné, au milieu duquel le léger sourire de Homir Munn jetait, seul, une note discordante.

Anthor frappa le bras de son fauteuil d’un poing rageur.

« Parfaitement, c’est bien à la Seconde Fondation que je fais allusion. Chacun se garde d’en souffler mot, et si je ne me trompe, fait tous ses efforts pour l’écarter de sa pensée. Est-ce parce que cette fallacieuse atmosphère de victoire qui obnubile ce monde de crétins est à ce point contagieuse que vous vous sentez obligés d’y participer ? Eh bien, ne vous gênez pas, sautez au plafond, faites les pieds au mur, claquez-vous mutuellement le ventre, lancez des confetti par la fenêtre. Faites tout ce qui vous passera par la tête et quand vous serez redevenus vous-mêmes, nous reprendrons la discussion du problème qui n’est pas moins présent aujourd’hui qu’il y a dix mois, lorsque vous étiez assis autour de cette table, jetant des regards apeurés par-dessus vos épaules dans la crainte on ne sait de quel danger. Vous imaginez-vous réellement que les maîtres à penser de la Seconde Fondation sont moins redoutables parce que vous avez administré une glorieuse fessée à un niais qui a commis l’imprudence de faire joujou avec des astronefs ? »

Il s’interrompit, haletant, le visage cramoisi.

« Me permettez-vous de placer un mot, Anthor ? demanda Munn d’une voix calme. Ou préférez-vous continuer à jouer les conspirateurs grandiloquents ?

— Je vous en prie, Homir, répondit Darell, mais pour l’amour de l’Espace, abstenons-nous d’abuser d’expressions hyperboliques. Elles sont appropriées en certaines circonstances, mais pour l’instant, elles m’assomment ! »

Homir Munn se renversa sur son fauteuil et remplit son verre à la carafe qui se trouvait à portée de sa main.

« J’ai été envoyé sur Kalgan, dit-il, pour extraire le maximum de renseignements des archives contenues dans le palais du Mulet. J’ai consacré plusieurs mois à cette tâche. Et je n’en tire aucune vanité. Comme je vous l’ai déjà indiqué, c’est à l’ingénieuse intervention d’Arcadia que je dois d’avoir pu y pénétrer. Le fait n’en demeure pas moins qu’à mes connaissances originelles concernant la vie et l’époque du Mulet, qui, vous voudrez bien me l’accorder, n’étaient pas négligeables, j’ai pu ajouter le fruit d’un long labeur sur une documentation de première main, à laquelle nul autre n’a eu accès.

« Je me trouve, en conséquence, dans une position unique pour estimer à sa juste valeur le danger que présente la Seconde Fondation, et infiniment plus documenté sur la question que peut l’être notre jeune et irascible ami ici présent.

— Eh bien, grinça Anthor, donnez-nous une estimation de ce danger !

— Eh bien, mais… zéro ! »

Une courte pause, puis Elvett Semic demanda avec une expression de surprise incrédule : « Comment, vous prétendez que le danger serait égal à zéro ?

— Certainement. Mes amis, j’ai l’avantage de vous faire connaître que la Seconde Fondation n’existe pas ! »

Anthor referma lentement les paupières et demeura assis, le visage pâle et inexpressif.

Munn poursuivit, conscient de l’attention générale et la savourant : « Et qui plus est, elle n’a jamais existé !

— Sur quoi, s’enquit Darell, basez-vous cette conclusion surprenante ?

— Je nie, répondit Munn, qu’elle soit surprenante. Vous connaissez tous l’histoire de la campagne de recherches menée par le Mulet pour découvrir la Seconde Fondation. Mais que savez-vous de l’ardeur, de l’obstination qu’il a déployées au cours de ces recherches ? Il disposait de ressources gigantesques qu’il a utilisées avec libéralité. C’était l’homme d’un seul objectif – et pourtant, il a échoué. Il n’a trouvé aucune Seconde Fondation.

— Il pouvait difficilement s’attendre à la découvrir, fit remarquer Turbor nerveusement. Elle possédait les moyens de se protéger contre les esprits trop curieux.

— Même lorsque l’esprit curieux est celui d’un phénomène mutant comme le Mulet ? Je ne pense pas. Mais vous n’attendez pas de moi, je l’espère, que je vous donne en cinq minutes la substance de cinquante volumes ?

« Tous ces travaux, selon les termes du traité de paix, feront bientôt partie du musée historique de Seldon, et vous aurez tout le loisir de procéder à une analyse aussi approfondie que celle à laquelle je me suis livré. Vous y trouverez la conclusion exprimée sans ambages : il n’y a pas, il n’y a jamais eu de Seconde Fondation. »

Semic s’interposa : « Dans ce cas, dites-nous ce qui a donné un coup d’arrêt aux activités expansionnistes du Mulet ?

— Grande Galaxie ! Vous me demandez ce qui a mis un terme à ses activités ? Mais la mort, parbleu ! La mort qui est le terminus de notre voyage en ce bas monde ! La plus grande superstition de notre ère veut que le Mulet ait été arrêté dans sa carrière foudroyante de conquérant par une mystérieuse entité douée de pouvoirs supérieurs aux siens. C’est toujours ce qui arrive lorsqu’on examine les choses par le petit bout de la lorgnette.

« Nul ne peut certainement ignorer dans la Galaxie que le Mulet était un monstre autant sur le plan physique que mental. Il mourut vers la trentaine, parce que son corps mal conformé ne pouvait plus assurer le fonctionnement d’une machinerie fatiguée. Il était devenu infirme plusieurs années avant sa mort. Au mieux de sa santé, il ne pouvait rivaliser avec le plus faible des hommes. C’est entendu : il a conquis la Galaxie, et, conformément aux lois de la nature, il s’est éteint. C’est merveille qu’il ait résisté tant de temps et accompli tant de choses. Mes amis, la conclusion est on ne peut plus claire. Il vous suffira de prendre patience. Essayez d’examiner les faits sous un angle nouveau.

— Soit, essayons, Munn, dit Darell d’une voix pensive. Ce sera une tentative intéressante à défaut d’autre chose. Cela nous aidera à glisser un peu d’huile dans le mécanisme de nos pensées. Ces hommes dont l’esprit a été influencé – dont Anthor nous a apporté les schémas physiques, il y aura bientôt un an – qu’en faites-vous ? Aidez-nous à considérer ce fait sous un nouvel angle.

— Rien de plus facile ! A combien de temps remonte le début de la science encéphalographique analytique ? En d’autres termes, à quel stade se trouve l’étude des cheminements neuroniques ?

— D’accord, répondit Darell, nous n’en sommes encore qu’aux premiers balbutiements.

— Très bien. Quelles certitudes possédons-nous quant à l’interprétation de ce que j’ai entendu Anthor et vous-même appeler le « tripatouillage de plateau » ? Vous avez échafaudé des hypothèses, mais que possédez-vous en fait de certitudes ? Ces hypothèses constituent-elles une base suffisamment ferme pour qu’on puisse en déduire l’existence d’une force puissante, dont tous les autres indices démentent l’existence ? Il est toujours facile d’expliquer ce que l’on ne connaît pas en faisant intervenir une volonté surhumaine autant qu’arbitraire.

« C’est un phénomène courant parmi les hommes. On cite des exemples, dans l’histoire de la Galaxie, où des systèmes planétaires isolés sont retournés à la barbarie, et qu’avons-nous constaté en pareil cas ? Immanquablement, ces primitifs attribuent les forces incompréhensibles de la Nature – tempêtes, épidémies, sécheresse – à des êtres animés plus puissants que les hommes et dotés d’un pouvoir discrétionnaire.

« On nomme cette tendance de l’anthropomorphisme, je crois, et à ce point de vue nous nous conduisons comme des sauvages et nous nous vautrons dans notre bauge. Connaissant peu de chose à la science mentale, nous attribuons les phénomènes qui échappent à notre compréhension à des surhommes – ceux de la Seconde Fondation, en l’occurrence, en nous fondant sur une hypothèse formulée par Seldon.

— Oh ! interrompit Anthor, vous vous souvenez donc de Seldon ? Je pensais que vous l’aviez oublié. Seldon a affirmé qu’il existait une Seconde Fondation. Placez donc cela sous le bon bout de votre lorgnette.

— Prétendriez-vous connaître toutes les intentions de Seldon ? Connaissez-vous tous les facteurs que la nécessité l’a contraint d’introduire dans ses calculs ? La Seconde Fondation a peut-être joué le rôle d’un épouvantail nécessaire, en vue d’un objectif hautement spécifique. Comment avons-nous battu Kalgan, par exemple ? Que disiez-vous dans votre dernière série d’articles, Turbor ? »

Turbor remua son corps massif.

« Oui, je vois à quoi vous faites allusion. Je me trouvais sur Kalgan vers la fin des hostilités, Darell, et il était facile de constater que le moral de la planète était extrêmement bas. J’ai feuilleté leurs archives de presse – et j’ai vu qu’ils s’attendaient à être battus. En fait ils ont été complètement paralysés par la croyance que la Seconde Fondation interviendrait – en faveur de la Première, bien entendu.

— Tout à fait exact, dit Munn. J’y suis demeuré pendant toute la durée de la guerre. J’ai déclaré à Stettin qu’il n’existait pas de Seconde Fondation et il m’a cru. Il se sentait en sécurité. Mais il ne possédait aucun moyen d’obliger le peuple à renoncer subitement à une croyance à laquelle il était demeuré attaché pendant toute son existence, si bien que ce mythe a bien rempli son office dans la partie d’échecs cosmique de Seldon. »

Mais Anthor ouvrit soudainement les yeux et les fixa sardoniquement sur le visage de Munn. « J’affirme que vous mentez ! »

Homir devint livide. « Je ne vois pas la nécessité de supporter, et encore moins de répondre à une accusation de cette nature.

— Je le dis sans la moindre intention de vous offenser personnellement : vous ne pouvez faire autrement que de mentir. Mais vous n’en mentez pas moins. »

Semic posa sa main vieillie sur la manche du jeune homme. « Ne vous emballez pas, mon ami ! »

Anthor le repoussa sans aménité. « Vous mettez ma patience à rude épreuve, tous autant que vous êtes. Je n’ai pas vu cet homme plus d’une douzaine de fois dans ma vie et pourtant je le trouve incroyablement changé. Vous le connaissez depuis des années, et néanmoins vous n’avez rien remarqué. Il y a de quoi vous rendre fou. Vous prétendez que cet homme dont vous écoutez sans broncher les discours s’appelle Homir Munn ? Ce n’est pas le Homir Munn que j’ai connu. »

Mouvements divers, tumulte par-dessus lequel on entendit la voix de Munn qui criait : « Vous me traitez d’imposteur ?

— Peut-être pas dans le sens ordinaire, hurla Anthor au-dessus du vacarme, mais un imposteur néanmoins. Silence, je vous prie. Je demande à être entendu ! »

Il les fusillait du regard et il finit par obtenir le silence :

« En est-il parmi vous qui se souviennent comme moi de Homir Munn – ce bibliothécaire timide qui ne parlait jamais de sa personne sans un embarras évident ; ce personnage à la voix tendue et nerveuse qui bégayait en prononçant des phrases incertaines ? Dites-moi franchement, est-ce que cet homme lui ressemble ? Il est discret, assuré, plein de théories et, par l’Espace, il ne bégaie pas plus que vous ni moi. S’agit-il réellement de la même personne ? »

Munn lui-même parut confus et Anthor poursuivit : « Eh bien, allons-nous le mettre à l’épreuve ?

— Comment ? s’enquit Darell.

— Vous me demandez comment ? La méthode est évidente. Vous possédez ses enregistrements encéphalographiques d’il y a dix mois, n’est-ce pas ? Soumettez-le à un nouvel examen et nous comparerons. » Il braqua son index sur le bibliothécaire assombri et dit avec violence : « Qu’il ose refuser de se soumettre à l’analyse !

— Je ne fais pas d’objection, répondit Munn sur un ton de défi. Je suis l’homme que j’ai toujours été.

— Comment pourriez-vous le savoir ? dit Anthor avec dédain. J’irai plus loin. Je ne me fie à aucun membre de l’assistance. Je demande que chacun se soumette à une nouvelle analyse ! Une guerre vient de finir. Munn a séjourné sur Kalgan. Turbor a parcouru toutes les zones de guerre à bord d’un astronef. Darell et Semic ont été absents également… où ont-ils été ? Je n’en ai pas la moindre idée. Et, pour jouer le jeu, je me soumettrai également à l’examen. Sommes-nous d’accord ? Ou devrons-nous nous séparer et poursuivre notre route chacun de notre côté ? »

Turbor haussa les épaules. « Aucune objection !

— J’ai déjà donné mon accord », dit Munn.

Semic leva la main en signe de silencieux assentiment, et Anthor attendit la réaction de Darell. Finalement, celui-ci hocha la tête.

« Examinez-moi le premier », dit Anthor.

Les aiguilles traçaient leurs délicats serpentins sur le papier quadrillé, et le jeune neurologue était étendu immobile sur la couchette, les yeux fermés, plongé dans une obscure méditation. Darell tira du classeur le dossier contenant l’ancien enregistrement encéphalographique et le montra à Anthor.

« C’est bien votre schéma ?

— Oui, oui, c’est bien lui. Faites la comparaison. »

Sur l’écran, apparurent l’ancien et le nouvel encéphalogramme. Les six courbes des différents enregistrements se trouvaient réunies, et, dans l’obscurité, la voix de Munn retentit avec une brutale netteté.

« Eh bien, regardez ici, j’aperçois un changement.

— Ce sont là des ondes primaires issues du lobe frontal. Ces oscillations supplémentaires n’ont aucune signification et traduisent simplement la colère. Ce sont les autres qui comptent. »

Il actionna un bouton et les six paires coïncidèrent les unes avec les autres. Seule l’amplitude plus grande des primaires provoqua un dédoublement.

« Satisfait ? « demanda Anthor.

Darell inclina brièvement la tête et s’étendit lui-même sur le siège. Puis ce fut le tour de Semic, suivi par Turbor.

Les diagrammes furent recueillis dans le silence, puis comparés.

Munn fut le dernier à prendre place. Il hésita une fraction de seconde, puis, avec une note de désespoir dans la voix, il dit : « Il faudra tenir compte du fait que je passe le dernier et que j’éprouve un certain énervement.

— Nous en tiendrons compte, lui assura Darell. Vos émotions conscientes ne peuvent affecter que les primaires, et elles ne présentent pas d’importance. »

Des minutes s’écoulèrent qui parurent des heures, dans un silence total…

Puis, lorsque vint le moment de faire la comparaison dans l’obscurité, Anthor dit d’une voix rauque : « Bien sûr, bien sûr, ce n’est là que le début d’un complexe. N’est-ce pas ce qu’il nous avait dit ? Rien qui ressemble à une intervention extérieure ! Il ne s’agit que d’une sotte notion anthropomorphique… Mais regardez ! Sans doute s’agit-il d’une coïncidence ?

— Qu’y a-t-il ? » cria Munn.

La main de Darell se posa sur l’épaule du bibliothécaire. « Restez calme, Munn… Votre esprit a été influencé ; vous avez été conditionné par eux. »

Puis la lumière revint. Munn regardait autour de lui avec un air brisé et un lamentable effort pour sourire.

« Vous ne parlez pas sérieusement. Vous avez une idée derrière la tête. Vous voulez me faire marcher ! »

Mais Darell se contenta de secouer la tête. « Non, non, Homir, c’est la vérité. »

Les yeux du bibliothécaire furent soudain remplis de larmes.

« Je ne sens pas en moi le moindre changement. Je ne puis y croire. » Et, avec une conviction soudaine : « Vous êtes tous contre moi, c’est une conspiration ! »

Darell tenta un geste de consolation, mais sa main fut brutalement repoussée.

« Vous méditez de me tuer, par l’Espace, vous méditez de me tuer ! »

D’un bond, Anthor fut sur lui. On entendit le craquement sec des os contre les os, et Homir devint mou et flasque, avec cet air terrifié, figé, sur son visage.

Anthor se leva tout tremblant.

« Il vaudrait peut-être mieux le ligoter et le bâillonner. Plus tard, nous déciderons de ce qu’il convient de faire. » Il repoussa ses longs cheveux en arrière.

— Comment avez-vous deviné qu’il n’était plus normal ? » demanda Turbor.

Anthor se tourna vers lui avec une expression sardonique. « Ce n’était guère difficile : Je sais où se trouve réellement la Seconde Fondation. »

Des chocs successifs provoquent des effets décroissants… Aussi est-ce avec une douceur réelle que Semic demanda : « En êtes-vous certain ? C’est-à-dire que nous venons de faire la même expérience avec Munn…

— Ce n’est pas du tout la même chose, riposta Anthor. Le premier jour de la guerre, Darell, je vous ai parlé très sérieusement. J’ai tenté de vous convaincre de quitter Terminus. Je vous aurais dit à ce moment ce que je vous dis maintenant si j’avais pu vous faire confiance.

— Vous prétendez connaître la solution du problème depuis six mois ? s’enquit Darell en souriant.

— Je la connais depuis le moment où j’ai appris qu’Arcadia était partie pour Trantor. »

Darell se leva, soudain consterné. « Que vient faire Arcadia dans cette affaire ? Qu’insinuez-vous ?

— Absolument rien qui ne ressorte, de toute évidence, des événements que nous connaissons si bien. Arcadia se rend sur Kalgan et, prise de panique, se réfugie en plein centre de la Galaxie plutôt que de rentrer chez elle. Le lieutenant Dirige, notre meilleur agent sur Kalgan, a le cerveau influencé. Homir Munn fait un séjour sur Kalgan et est à son tour influencé. Le Mulet a conquis la Galaxie, mais, chose étrange, il a choisi Kalgan pour en faire son quartier général et je me pose la question de savoir s’il était un conquérant ou plutôt un instrument. Nous sommes confrontés à tout bout de champ avec Kalgan. Kalgan – rien que Kalgan, le monde qui a trouvé le moyen de franchir, sans être inquiété, toutes les luttes des Seigneurs de la Guerre, et cela pendant plus d’un siècle.

— Et quelle est votre conclusion ?

— Il est évident, dit Anthor, avec dans les yeux l’expression d’une conviction profonde, que la Seconde Fondation se trouve sur Kalgan.

— J’ai été sur Kalgan, Anthor, interrompit Turbor. J’y étais encore, pas plus tard que la semaine dernière. S’il s’y trouve la moindre trace de la Seconde Fondation, c’est que je suis fou. Personnellement, je crois que vous êtes fou. »

Le jeune homme se tourna furieusement vers lui. « Dans ce cas, vous êtes un niais. Et comment vous représentez-vous donc la Seconde Fondation ? Comme un collège ? Vous vous attendiez peut-être à ce que les voies d’accès des astronefs fussent bordées de champs rayonnants portant en lettres lumineuses vertes et pourpres les mots « Seconde Fondation » ? Ecoutez-moi bien, Turbor : où qu’ils soient, ces gens forment une oligarchie fermée. Ils doivent se cacher avec autant de soin sur le monde où ils ont établi leur résidence que ce monde lui-même se dissimule dans l’ensemble de la Galaxie. »

Turbor contracta les muscles de sa mâchoire. « Je trouve votre attitude déplaisante, Anthor.

— Croyez que j’en suis désolé, répondit l’autre sarcastiquement. Jetez un regard autour de vous, ici-même, sur Terminus. Nous nous trouvons au centre – au cœur même – à l’origine de la Première Fondation, avec toute sa masse de connaissances sur le plan des sciences physiques. Eh bien, combien y a-t-il de physiciens parmi cette population ? Etes-vous capable de faire fonctionner une station de transmission d’énergie ? Connaissez-vous quelque chose au principe d’un moteur hyperatomique ? Le nombre des véritables hommes de science résidant sur Terminus – même sur Terminus – peut être estimé à moins de un pour cent du chiffre de la population totale.

« Que dire alors de la Seconde Fondation, où il importe avant tout de préserver le secret ? Le nombre des initiés sera encore plus réduit, et ceux-ci devront être inconnus de leur propre entourage.

— Nous venons cependant de remporter la victoire sur Kalgan, dit Semic.

— Sans doute, sans doute, répondit sardoniquement Anthor. Et comme nous la célébrons, cette victoire ! Les villes sont encore illuminées ; on n’a pas fini de tirer des feux d’artifice ; les écrans de télévision retentissent encore des périodes triomphales. Mais en ce moment, en ce moment, où la recherche de la Seconde Fondation est une fois de plus à l’ordre du jour, quel est le dernier endroit qu’il nous viendrait à l’idée de soupçonner ? Vous avez trouvé ! C’est Kalgan !

« Nous n’avons guère entamé leur puissance, vous savez, du moins de façon sensible. Nous avons détruit quelques astronefs, tué quelques milliers de personnes, démembré leur Empire, nous avons fait main basse sur une partie de leur puissance économique et commerciale – mais tout cela ne signifie rien. Je parierais qu’aucun membre de la véritable classe dirigeante ne se sent le moindrement déconfit. Bien au contraire, ils se croient maintenant à l’abri de la curiosité. Mais pas de ma curiosité. Quelle est votre opinion, Darell ? »

Darell haussa les épaules. « Intéressant ! J’essaie de faire cadrer votre théorie avec un message que j’ai reçu d’Arcadia, il y a quelques mois.

— Un message ? Tiens ! dit Anthor. Et quels en étaient les termes ?

— Je ne suis pas très sûr de leur signification. Une courte phrase. Mais c’est intéressant.

— Ecoutez, dit Semic, avec un intérêt où transparaissait l’inquiétude, il y a quelque chose que je ne comprends pas.

— Parlez. »

Semic choisit soigneusement ses mots, levant sa vieille lèvre supérieure, pour les modeler séparément et comme à regret. « Homir Munn disait il y a un instant que Hari Seldon avait lancé un canular en prétendant qu’il avait établi une Seconde Fondation. A présent, vous affirmez le contraire ; Seldon parlait sérieusement, n’est-ce pas ?

— C’est exact. Il ne mentait pas. Seldon a déclaré qu’il avait établi une Seconde Fondation et c’est bien ce qu’il a fait.

— Très bien. Mais il a dit encore autre chose. Il a déclaré qu’il avait créé deux Fondations aux extrémités de la Galaxie. Maintenant, dites-moi, jeune homme, s’il faut considérer cela comme un mensonge – car Kalgan ne se trouve pas à l’autre bout de la Galaxie. »

Anthor parut embarrassé.

« Il ne s’agit là que d’un détail mineur. Il se peut que cette déclaration n’ait servi que de couverture afin de les mieux protéger. Mais réfléchissons bien. A quoi leur servirait-il de placer leurs maîtres à penser à l’autre bout de la Galaxie ? Quelle est leur raison d’être ? De contribuer à préserver le Plan. Quels sont ceux qui détiennent les cartes maîtresses du Plan ? Nous, la Première Fondation. Quel est l’endroit d’où ils puissent le mieux observer et favoriser leurs propres desseins ? A l’autre bout de la Galaxie ? Ridicule ! Ils sont en réalité à moins de cinquante parsecs de nous, ce qui est infiniment plus raisonnable.

— Cet argument me plaît, dit Darell, il paraît logique. Mais à propos, Munn a repris ses esprits depuis un bon moment. Je propose que nous lui rendions la liberté. Il est pratiquement inoffensif. »

Anthor ne semblait pas d’accord. Mais Homir hochait vigoureusement la tête. Cinq secondes plus tard, il se frictionnait les poignets non moins vigoureusement.

« Comment vous sentez-vous ? s’enquit Darell.

— Fort mal en point, dit Munn d’un ton boudeur, mais peu importe. Je voudrais poser une question à ce brillant jeune homme. J’ai entendu son exposé, et je prends la liberté de lui demander ce que nous allons faire à présent. »

Il y eut un silence étrange, plein d’embarras.

« Supposons que Kalgan soit la Seconde Fondation, dit Munn avec un sourire amer. Encore faut-il savoir de qui précisément il s’agit. Comment ferons-nous pour découvrir les responsables ? Et si nous les trouvons, par quelles méthodes les attaquerons-nous ?

— Ah ! dit Darell, aussi bizarre que la chose puisse paraître, je puis répondre à cette question. Vous dirai-je ce que Semic et moi avons fait au cours des dix derniers mois ? Vous vouliez savoir pourquoi je tenais à rester sur Terminus pendant tout ce temps, Anthor ? Ceci peut constituer une autre raison.

« Et tout d’abord, continua-t-il, j’ai travaillé l’analyse encéphalographique avec bien plus de détermination qu’aucun de vous ne pourrait l’imaginer. La détection des cerveaux de la Seconde Fondation est une opération un peu plus subtile que la mise en évidence d’un « tripatouillage de plateau « - et si je n’ai pas atteint mon objectif, je m’en suis fortement rapproché.

« Savez-vous quel est le processus des émotions ? C’est un sujet qui a été abondamment traité par les écrivains spécialisés dans la fiction, depuis l’époque du Mulet, et l’on n’a pas manqué d’écrire, de proférer ou d’enregistrer nombre de sottises sur la question. Pour la plupart, il s’agit d’une opération mystérieuse et occulte. Bien entendu, il n’en est rien. Chacun sait que le cerveau est la source d’une myriade de champs électromagnétiques infinitésimaux. La moindre émotion passagère fait varier ces champs d’une façon plus ou moins complexe, ce que chacun devrait également savoir.

« Maintenant, il est possible de concevoir un cerveau susceptible de détecter ces variations de champs, et même d’entrer en résonance avec eux. En d’autres termes, on peut concevoir qu’il existe dans le cerveau un organe spécial, susceptible d’adopter toute configuration magnétique présentée par l’ensemble de ces champs qu’il lui adviendra de détecter. Par quel processus arriverait-il à ce résultat ? Je n’en ai pas la moindre idée, mais peu importe. Si j’étais aveugle, par exemple, je pourrais néanmoins apprendre la signification des photons et des quanta d’énergie, et je pourrais admettre que l’absorption d’un photon d’une énergie donnée puisse provoquer, dans un organe du corps, des modifications chimiques telles que sa présence deviendrait décelable. Bien entendu, cela ne me permettrait pas de comprendre la couleur.

« Vous me suivez tous ? »

Hochement de tête énergique chez Anthor, dubitatif chez les autres.

« Un tel organe de résonance mentale, en s’ajustant aux champs émis par d’autres cerveaux, pourrait réaliser ce que l’on appelle couramment la « lecture d’émotions « ou la « lecture de pensée « qui est en réalité quelque chose d’encore plus subtil. De là, il n’y a qu’un pas à concevoir un organe similaire qui serait capable d’imposer un ajustement donné sur un autre cerveau. Grâce à son champ plus puissant, il pourrait orienter le champ plus faible d’un autre cerveau – à la façon dont un aimant puissant oriente les dipôles atomiques dans une barre d’acier et lui confère une aimantation permanente.

« J’ai résolu le problème mathématique posé par les initiés de la Seconde Fondation, en ce sens que j’ai dégagé une fonction laissant prévoir la combinaison nécessaire de processus neuroniques qui permettrait la formation d’un organe tel que je viens de le décrire. Malheureusement, la fonction en question est trop complexe pour qu’on puisse la résoudre au moyen des outils mathématiques dont nous disposons actuellement. C’est dommage, parce que cela signifie que je ne pourrai jamais détecter un maître à penser par son seul schéma encéphalographique.

« Mais je pourrais faire autre chose. Je pourrais, avec l’aide de Semic, construire ce que j’appellerai un appareil de statique mentale. La science moderne est capable de créer une source d’énergie qui constituera la réplique du schéma type du champ électromagnétique encéphalographique. De plus, on peut s’arranger pour le faire osciller complètement au hasard et créer, par rapport au cerveau considéré, une sorte de brouillage, fait de parasites qui masqueraient d’autres cerveaux avec lesquels il pourrait être en contact.

« Vous me suivez toujours ? »

Semic gloussa. Il avait participé en aveugle à cette création, mais il avait deviné, et deviné juste. Le vieux bonhomme avait encore un tour ou deux dans son sac.

« Je crois, dit Anthor.

— L’appareil, continua Darell, est assez facile à fabriquer, et comme les dépenses étaient imputées au chapitre « recherches de guerre », je disposais de toutes les ressources de la Fondation. Et maintenant, les bureaux du Maire et les assemblées législatives sont entourés de statique mentale, autrement dit de stations de brouillage cérébral. Il en est de même pour nos industries clés. Eventuellement, nous pouvons protéger absolument contre les emprises de la Seconde Fondation, ou d’un second Mulet, tous les organismes que nous désirons. Et voilà. »

Il termina son exposé d’un geste de la paume posée à plat.

« Alors, c’est fini ? Grand Seldon, c’est fini ? dit Turbor estomaqué.

— Eh bien, dit Darell, pas tout à fait.

— Comment cela ? Il reste donc autre chose ?

— Oui, nous n’avons pas encore découvert le siège de la Seconde Fondation !

— Comment, rugit Anthor, vous prétendez…

— Parfaitement, je prétends que Kalgan n’est pas la Seconde Fondation !

— Comment le savez-vous ?

— C’est facile, grommela Darell. Voyez-vous, je sais où se trouve réellement la Seconde Fondation. »

XV

Turbor se mit soudain à rire à grands éclats bruyants qui se répercutèrent sur les murs et s’éteignirent en suffocations. Il secoua faiblement la tête.

« Grande Galaxie, et ça a duré toute la nuit, ce jeu de massacre ! L’un après l’autre, nous présentons nos pantins et l’un après l’autre, ils mordent la poussière. Nous nous amusons comme des petits fous, mais nous n’arrivons nulle part. Par l’Espace ! Qui vous dit que toutes les planètes n’appartiennent pas à la Seconde Fondation ? Peut-être n’ont-ils pas une seule planète, mais seulement quelques hommes de confiance disséminés judicieusement à travers la Galaxie ? Et qu’importe après tout, puisque Darell affirme avoir trouvé la parade idéale ? »

Darell eut un sourire sans gaieté. « La parade idéale ne suffit pas, Turbor. Même ma station de brouillage est un appareil qui nous immobilise en un seul endroit. Nous ne pouvons demeurer les poings perpétuellement serrés, jetant des regards frénétiques vers les quatre points cardinaux, à la recherche d’un ennemi inconnu. Nous devons non seulement savoir comment vaincre, mais qui vaincre. Et il existe un monde précis où l’ennemi a établi sa résidence.

— Venez au fait, dit Anthor d’un ton las. En quoi consistent vos renseignements ?

— Arcadia, dit Darell, m’a fait parvenir un message, et avant de l’avoir lu, je n’avais jamais vu ce qui me crevait les yeux. Jamais sans doute je ne l’aurais vu. Pourtant, le message ne comportait que ces simples mots : « Un cercle n’a pas de bout. « Voyez-vous ?

— Non, dit Anthor, buté, et il parlait, évidemment, pour tout le monde.

— Un cercle n’a pas de bout, répéta songeusement Munn, le front barré de rides.

— Eh bien, dit Darell, pour moi c’était parfaitement clair. Quel est le seul fait absolument certain que nous connaissions sur la Seconde Fondation ? Je vais vous le dire : nous savons que Hari Seldon en avait désigné le siège comme étant à l’autre bout de la Galaxie. Pour Homir Munn, l’existence de la Seconde Fondation n’était qu’un canular. Seldon, Pelleas Anthor, Seldon avait dit la vérité, mais avait menti en ce qui concerne l’emplacement de la Fondation. Moi, je vous dis que Hari Seldon nous a dit la stricte vérité, sur toute la ligne.

« Mais en quoi consiste l’autre bout ? La Galaxie est un objet aplati de forme lenticulaire. La section transversale de cette lentille donne un cercle, et un cercle n’a pas de bout – comme Arcadia s’en est rendu compte. Nous, Première Fondation, sommes situés sur Terminus, sur la périphérie de ce cercle, et maintenant suivez-le, suivez-le… Vous ne trouverez pas d’autre bout. Vous reviendrez simplement à votre point de départ…

« Et c’est là que vous trouverez la Seconde Fondation.

— Là, répéta Anthor. Vous voulez dire ici ?

— Parfaitement, je veux dire ici, répondit énergiquement Darell. En quel autre lieu pourrait-elle bien être ? Vous avez dit vous-même que si les membres de la Seconde Fondation étaient les gardiens du Plan Seldon, il serait peu vraisemblable qu’ils fussent installés à ce soi-disant autre bout de la Galaxie, où ils se trouveraient aussi isolés qu’il est possible de l’être. Vous pensiez qu’une distance de cinquante parsecs était plus acceptable. Eh bien, je prétends que c’est encore trop loin. Bien mieux, aucune distance n’est admissible. Et où se trouveraient-ils le plus en sécurité ? Qui penserait à les chercher à cet endroit ? C’est la vieille histoire classique : plus un objet vous crève les yeux, et moins on soupçonne sa présence.

« Pourquoi le pauvre Ebling Mis fut-il à ce point surpris et désarçonné par la révélation du siège de la Seconde Fondation ? Il la cherchait désespérément pour l’avertir de l’arrivée imminente du Mulet, et tout cela pour apprendre que ledit Mulet avait déjà conquis les deux Fondations dans sa foulée. Pourquoi le Mulet lui-même a-t-il échoué dans sa quête ? Et pourquoi pas ? Lorsqu’on court après un ennemi insaisissable, on ne pense guère à le chercher parmi les adversaires déjà conquis. Si bien que les maîtres à penser pouvaient à loisir prendre leurs dispositions pour arrêter le Mulet, et ils y ont effectivement réussi.

« Oh ! tout cela est d’une simplicité désarmante. Car nous sommes là, la bouche enfarinée avec nos complots et nos ruses, persuadés que notre secret est bien gardé et, pendant tout ce temps, nous sommes en plein cœur de la place forte ennemie. C’est à mourir de rire ! »

Anthor ne se départit pas de son expression sceptique. « Vous croyez honnêtement à cette théorie, docteur Darell ?

— J’y crois, en toute sincérité.

— Alors l’un quelconque de nos voisins, un passant que nous croisons dans la rue, pourrait être un surhomme de la Seconde Fondation dont l’esprit est braqué sur le nôtre, auscultant nos pensées ?

— Exactement !

— Et pendant tout ce temps, nous avons pu vaquer à nos occupations sans être cérébralement molestés ?

— Molestés ? Qui vous dit que nous n’avons pas été molestés ? N’avez-vous pas démontré vous-même que Munn avait été influencé ? Qui vous prouve que c’est de notre propre volonté que nous l’avons envoyé sur Kalgan – ou que c’est en toute liberté qu’Arcadia a surpris nos conversations et est montée à bord de son astronef ? Ah ! nous avons probablement été molestés sans interruption. Et après tout, pourquoi auraient-ils dû faire plus qu’ils n’ont fait ? Ils ont plus d’intérêt à nous égarer qu’à entraver notre action. »

Anthor se plongea dans une méditation profonde dont il émergea insatisfait. « Tout cela ne me plaît guère. Votre brouillage mental ne vaut pas une guigne. Nous ne pouvons demeurer perpétuellement enfermés dans nos maisons et nous trouver perdus sitôt que nous mettons le nez dehors, avec ce que nous croyons savoir à présent ; à moins que vous ne puissiez construire une petite machine pour chaque habitant de la Galaxie.

— Sans doute, mais nous ne sommes pas complètement désarmés, Anthor. Ces hommes de la Seconde Fondation possèdent un sens spécial qui nous manque. C’est leur force, sans doute, mais aussi leur faiblesse. Citez-moi par exemple un moyen d’attaque qui soit efficace contre un homme normal, et inopérant pour un aveugle ?

— Certainement, dit Munn. Une lumière plantée dans les yeux.

— Eh bien, et après ? demanda Turbor.

— L’analogie est pourtant claire. Je possède un appareil de brouillage mental. Il produit artificiellement un effet électromagnétique susceptible d’impressionner le cerveau d’un homme de la Seconde Fondation comme un rayon de lumière excite les cellules de notre rétine. Mais la station de brouillage mental opère à la manière d’un kaléidoscope. Son émission évolue constamment, avec une vitesse que le cerveau récepteur ne peut suivre. Considérez maintenant une lumière clignotante, de celles qui vous causent immanquablement des maux de tête lorsqu’elles se prolongent pendant un certain temps. Maintenant, donnez à cette lumière, ou à ce champ magnétique, une intensité aveuglante – et vous provoquerez chez le sujet une sensation douloureuse, insupportable. Mais seulement pour ceux qui sont dotés du sens approprié ; pas pour les aveugles, sur le plan physique ou mental.

— Vraiment ? dit Anthor avec un début d’enthousiasme. En avez-vous fait l’expérience ?

— Sur qui ? Naturellement, je n’ai pu l’essayer. Mais il fonctionnera.

— Eh bien, où sont disposées les commandes du champ qui entoure la maison ? Je voudrais bien voir ça !

— Voici. » Le docteur Darell glissa la main dans sa poche : c’était un petit objet qui gonflait à peine l’étoffe. Il lança vers l’autre le petit cylindre émaillé de boutons.

Anthor l’examina avec soin et haussa les épaules.

« Je ne suis pas plus avancé. Que m’est-il interdit de toucher, Darell ? Je ne voudrais pas involontairement priver la maison de son système de défense.

— Pas de danger, dit Darell avec indifférence. Les boutons sont bloqués. » En guise de démonstration, il appuya sur un bouton qui refusa effectivement de bouger.

« A quoi sert cette molette ?

— Elle permet de varier l’amplitude de l’émission. Celle-ci contrôle l’intensité. C’est à cette dernière que je faisais allusion.

— Puis-je ?… » demanda Anthor, le doigt sur le bouton d’intensité. Les autres se groupaient autour d’eux.

« Pourquoi pas ? répondit Darell. Le résultat ne risque pas de nous affecter. »

Lentement, grimaçant presque, Anthor tourna le bouton dans un sens, puis dans l’autre. Turbor grinçait des dents, tandis que Munn clignait rapidement des paupières. On eût dit qu’ils s’efforçaient d’aiguiser leurs organes sensoriels inadéquats, pour percevoir cette émission qui ne pouvait les affecter.

Anthor haussa enfin les épaules et lança le petit appareil sur les genoux de Darell. « Eh bien, je suppose que nous devons vous croire sur parole. Mais il est difficile d’imaginer qu’il se passait quelque chose lorsque je tournais ce bouton.

— Naturellement, Pelleas Anthor, puisque l’appareil que je vous ai remis était factice. J’en possède un autre, voyez-vous. » Il écarta son veston et saisit à sa ceinture une réplique de la boîte qu’Anthor avait examinée. « Regardez », dit-il, et d’un seul geste il tourna le bouton d’intensité au maximum.

Avec un cri inhumain, Pelleas Anthor s’écroula sur le sol. Il se roulait frénétiquement, le visage livide, ses doigts labourant convulsivement ses cheveux.

Munn recula précipitamment pour ne pas entrer en contact avec le corps convulsé ; ses yeux reflétaient une indescriptible horreur. Semic et Turbor semblaient mués en statues de plâtre, dont ils avaient la blancheur et la rigidité.

Darell, le visage sombre, ramena le bouton à zéro. Anthor remua faiblement une ou deux fois et demeura immobile. Il vivait car sa poitrine se soulevait sous une respiration spasmodique.

« Etendez-le sur la couchette, dit Darell en saisissant la tête du jeune homme. Aidez-moi. »

Turbor saisit les pieds. Ils avaient l’impression de soulever un sac de farine. Puis au bout de quelques minutes, la respiration devint plus régulière et les paupières d’Anthor palpitèrent. Son visage avait pris une horrible teinte jaune ; ses cheveux et son corps étaient inondés d’une transpiration profuse, et sa voix, lorsqu’il parla, était brisée et méconnaissable.

« Non, marmotta-t-il, non ! Ne recommencez pas ! Vous ne savez pas… Vous ne savez pas… Ohhh… » De ses lèvres sortit une longue plainte palpitante.

« Nous ne recommencerons pas, dit Darell, si vous nous dites la vérité. Vous êtes un membre de la Seconde Fondation ?

— Donnez-moi un peu d’eau à boire, supplia Anthor.

— Allez chercher de l’eau, Turbor, dit Darell, et rapportez la bouteille de whisky. »

Il répéta la question après avoir fait avaler une rasade de whisky et deux verres d’eau au jeune homme. Celui-ci parut se détendre.

« Oui, dit-il d’un ton las, je suis un membre de la Seconde Fondation.

— Qui a son siège, ici même, à Terminus ?

— Oui, oui. Vous avez raison sur tous les points, docteur Darell.

— Bien ! Maintenant, expliquez-nous ce qui s’est passé au cours des six mois écoulés. Dites !

— Je voudrais dormir, murmura Anthor.

— Plus tard. Maintenant, il faut parler ! »

Un soupir entrecoupé. Puis des mots pressés, à voix basse. Les autres se penchaient au-dessus de lui pour ne rien perdre de ses paroles.

« La situation devenait dangereuse. Nous savions que Terminus et ses physiciens commençaient à s’intéresser aux schémas psychiques et que les temps étaient mûrs pour la création d’un appareil dans le genre de la station de brouillage mental. D’autre part, nous constations une hostilité croissante à l’égard de la Seconde Fondation. Il fallait renverser cette tendance sans ruiner le Plan Seldon.

« Nous avons tenté de diriger le mouvement. Nous avons essayé de nous y intégrer. C’était une façon de détourner de nous les soupçons. En manière de diversion, nous avons induit Kalgan à déclarer la guerre. C’est pourquoi j’ai envoyé Munn sur Kalgan. La maîtresse supposée de Stettin était des nôtres. Elle dirigeait les actes de Munn dans un sens favorable à nos projets…

— Callia est… », s’écria Munn, mais Darell lui imposa silence d’un geste.

Anthor poursuivit sans s’apercevoir de l’interruption : « Arcadia suivit. Nous n’avions pas compté sur son intervention – nous ne pouvons pas tout prévoir – de sorte que Callia l’amena à se réfugier sur Trantor pour prévenir toute ingérence de sa part. C’est tout. Si ce n’est que nous avons perdu la partie.

— Vous avez tenté de me convaincre de partir pour Trantor, n’est-ce pas ? » interrogea Darell.

Anthor hocha la tête. « Je devais vous écarter de notre route. Le sentiment de triomphe qui se développait dans votre esprit était suffisamment clair. Vous étiez en train de résoudre les problèmes de la station de brouillage mental.

— Pourquoi n’avez-vous pas influencé mon esprit afin de pouvoir me contrôler ?

— Je ne pouvais pas… J’avais des ordres. Nous travaillions conformément au Plan. Si j’avais improvisé, j’aurais faussé tous les calculs. Le Plan n’indique que des probabilités… vous savez cela… Comme le Plan Seldon. » Il parlait à mots entrecoupés, la voix pleine d’angoisse. Presque avec incohérence. Sa tête ballait de droite à gauche sous l’effet de la fièvre. « Nous avions affaire à des individus… pas à des groupes… probabilités incertaines… En outre… si nous vous influencions… quelqu’un d’autre inventerait l’appareil… peine perdue… Il fallait agir sur le temps… plus de subtilité… Propre Plan du Premier Orateur… ne connaît pas tous les aspects de la situation… sauf… échec… euhhh… » Il s’effondra.

Darell le secoua rudement. « Le moment n’est pas encore venu de dormir. Combien de membres comprend la Fondation ?

— Hein ? Que dites-vous ?… Oh !… guère… seriez surpris… cinquante… c’est suffisant.

— Et tous sur Terminus ?

— Cinq, six… dans l’espace… Comme Callia… je vais dormir. »

Il se secoua soudain, comme par un effort surhumain, et son élocution gagna en clarté. Il tentait un dernier effort pour se justifier, pour minimiser sa défaite.

« Nous avons failli vous avoir à la fin. Nous aurions tourné vos défenses et vous aurions réduits à l’impuissance. Nous vous aurions montré qui étaient les maîtres. Mais vous m’avez donné le change… Vous m’avez soupçonné dès le début. »

Et finalement, il s’endormit.

« Depuis combien de temps le soupçonniez-vous ? demanda Turbor impressionné.

— Depuis le jour où il est entré ici, répondit l’autre de sa voix calme. Il venait de la part de Kleise, disait-il. Mais je connaissais Kleise ; et je savais en quels termes nous nous étions séparés. Il se conduisait en fanatique pour tout ce qui concernait la Seconde Fondation, et je l’ai abandonné. Mes objectifs étaient raisonnables, puisque je pensais qu’il valait mieux, qu’il était plus sûr de me fier à ma propre inspiration. Mais je ne pouvais pas le dire à Kleise : d’ailleurs, il ne m’aurait pas écouté. A ses yeux, j’étais un poltron et un traître, voire un agent de la Seconde Fondation. C’était un homme vindicatif et, depuis ce moment jusqu’aux jours précédant sa mort, il s’abstint de toute relation avec moi. Puis, au dernier moment, je reçois de lui une lettre amicale et il me recommande son élève le meilleur et le plus brillant, et m’engage à faire de lui mon collaborateur, afin de reprendre l’enquête que nous avions menée ensemble autrefois.

« Cette attitude était absolument contraire à son caractère. Jamais il n’aurait pris une pareille initiative s’il n’avait pas été soumis à une influence extérieure, et je me suis bientôt demandé si l’objet réel de cette démarche n’était pas d’introduire dans ma confiance un véritable agent de la Seconde Fondation. C’est bien ce qui s’est produit… »

Il soupira et ferma les yeux un moment.

« Qu’allons-nous faire de tous ces gens ? demanda Semic d’une voix hésitante. Je parle de ceux de la Seconde Fondation.

— Je n’en sais rien, dit Darell mélancoliquement. Nous pourrions les exiler, je suppose. Il y a Zoranel, par exemple. On pourrait les y reléguer en saturant la planète de stations de brouillage mental. On peut séparer les hommes des femmes, ou mieux encore les stériliser… Et dans cinquante ans, la Seconde Fondation ne sera plus qu’un souvenir. Peut-être qu’une mort douce serait encore une solution plus humaine.

— Croyez-vous, dit Turbor, que nous pourrions apprendre à nous servir de ce sens qui leur est particulier ? Ou bien le possèdent-ils de naissance, comme le Mulet ?

— Je ne sais pas. Je crois qu’on le développe grâce à un long entraînement, puisque l’encéphalographie démontre que le cerveau recèle une telle potentialité à l’état latent. Mais pour quelles raisons voudriez-vous disposer d’un tel sens ? Il ne leur a guère servi. »

Il fronça les sourcils.

Bien qu’il gardât le mutisme, ses pensées poussaient des clameurs sous son crâne.

Le succès avait été trop facile… beaucoup trop facile. Ils avaient chu, ces invincibles, comme des traîtres de comédie, et cela ne lui plaisait guère.

Galaxie ! A quel moment l’homme peut-il savoir qu’il n’est pas un pantin dont un autre tire les ficelles ? Comment pourrait-il le savoir ?

Arcadia allait bientôt rentrer, et il frissonna à la pensée de ce qu’il lui faudrait affronter, le moment venu.


Elle était à la maison depuis une semaine, puis deux, et cependant il ne pouvait pas secouer les lourdes chaînes qui pesaient sur ses pensées. Comment l’aurait-il pu ? Durant son absence, l’enfant était devenue femme par la vertu de quelque curieuse alchimie. Elle était le lien qui l’attachait à la vie ; le lien lui rappelant un mariage fait d’amertume et de douceur, qui avait à peine dépassé les limites de la lune de miel.

Et puis, tard, un soir, il dit aussi naturellement qu’il le put : « Arcadia, qu’est-ce qui t’a amenée à penser que Terminus était le siège des deux Fondations ? »

Ils avaient été au théâtre, dans les meilleurs fauteuils, dont chacun était pourvu d’un écran tridimensionnel ; elle portait une nouvelle robe pour l’occasion et elle se sentait heureuse.

Elle le considéra un moment avec des yeux pénétrants, puis elle préféra éluder la question.

« Oh ! je ne sais pas, père, c’est une idée qui m’est venue, comme cela. »

Le docteur Darell sentit une couche de glace se former autour de son cœur.

« Réfléchis, dit-il d’une voix insistante. C’est très important. Qu’est-ce qui t’a donné la conviction que les deux Fondations se trouvaient sur Terminus ? »

Elle se rembrunit légèrement.

« Eh bien, il y avait Callia. Je savais qu’elle appartenait à la Seconde Fondation. Anthor était également de cet avis.

— Pourtant elle se trouvait sur Kalgan, poursuivit Darell. Qu’est-ce qui t’a fait penser à Terminus ? »

Cette fois, Arcadia attendit plusieurs minutes avant de répondre. Quel était le facteur qui avait déterminé son choix ? Qui, quel était-il, en vérité ? Elle avait l’horrible impression de sentir une chose lui glisser entre les doigts…

« Elle connaissait trop de choses – je parle de Dame Callia, dit-elle. Elle devait tenir ses renseignements de Terminus. Ne penses-tu pas que ce soit l’explication, père ? »

Il se contenta de secouer la tête.

« Père, s’écria-t-elle, je savais ! Plus je réfléchissais, plus je sentais grandir ma certitude. C’était une affaire de logique. »

Son père avait un regard lointain et quelque peu perdu.

« Mauvaise raison, Arcadia, mauvaise raison. Il faut se méfier des intuitions lorsqu’il s’agit de la Seconde Fondation. Tu comprends ce que je veux dire, n’est-ce pas ? On peut mettre cela sur le compte d’une intuition personnelle, mais aussi l’attribuer à une suggestion imposée !

— Une suggestion imposée ? Tu veux dire qu’ils auraient établi leur emprise sur mon esprit ? Oh ! non, non, ils ne le pouvaient pas. » Elle s’écartait instinctivement de lui. « Anthor n’a-t-il pas déclaré que j’avais raison ? Il a embrassé ma thèse. Depuis A jusqu’à Z. Et c’est bien ici, sur Terminus, que tu as démasqué toute la bande, n’est-ce pas ? » Elle haletait légèrement.

— Je sais… mais, ma petite Arcadia, me permettrais-tu de faire l’analyse encéphalographique de ton cerveau ? »

Elle secoua violemment la tête. « Non, non, j’ai trop peur !

— Tu as peur de moi, Arcadia ? Tu n’as rien à craindre. Mais il faut que nous sachions la vérité. Tu le comprends, n’est-ce pas ? »


Après cela, elle ne l’interrompit qu’une seule fois. Elle s’accrocha à son bras avant que le dernier contact fût coupé.

« Et qu’adviendra-t-il si je suis influencée, père ? Quelle conduite devras-tu adopter ?

— Je ne changerai rien à ma conduite. Si tu es devenue différente, nous partirons. Nous retournerons sur Trantor, toi et moi… et nous nous laverons désormais les mains de ce qui se passe dans la Galaxie. »

Jamais, dans l’existence de Darell, une analyse n’avait duré aussi longtemps, ne lui avait autant coûté, et lorsque tout fut terminé, Arcadia se recroquevilla sur la couchette et n’osa pas regarder les épreuves. Puis elle l’entendit éclater de rire et elle n’eut pas besoin d’autres explications pour comprendre. Elle se leva d’un bond et se blottit dans ses bras largement ouverts.

Il ne cessait de parler follement, tout en répondant avec emportement aux embrassades de sa fille.

« J’ai porté au maximum l’intensité de la station de brouillage mental qui équipe la maison et ton schéma psychique est normal. Nous les avons réellement capturés dans nos filets et nous pouvons recommencer à vivre.

— Père, souffla-t-elle, pouvons-nous maintenant leur permettre de nous décerner des médailles ?

— Comment as-tu découvert que j’ai demandé à être relevé de mes fonctions ? » Il la tint un moment à bout de bras, puis se remit à rire. « Peu importe ; tu sais tout. Très bien, tu pourras recevoir ta médaille sur un podium, avec des discours et tout et tout.

— Père…

— Oui ?…

— Pourrais-tu m’appeler Arkady à partir d’aujourd’hui ?

— Mais… entendu, Arkady. »

Lentement, l’immensité de la victoire pénétrait l’esprit de Darell jusqu’à saturation. La Fondation, la Première Fondation – maintenant la seule et unique – était maîtresse absolue de la Galaxie. Nul obstacle ne se dressait plus désormais entre eux et le second Empire, ce suprême accomplissement du Plan Seldon.

Ils n’avaient plus qu’à tendre la main…

Grâce à…

XVI

Une pièce secrète dans un monde ignoré !

Et un homme dont le plan s’était réalisé.

Le Premier Orateur tourna son regard vers l’étudiant.

« Cinquante hommes et femmes, dit-il. Cinquante martyrs ! Ils savaient qu’ils risquaient la mort ou l’emprisonnement à vie, et ils ne pouvaient même pas être orientés pour prévenir toute faiblesse – puisque cette orientation aurait pu être détectée. Et pourtant, ils n’ont pas faibli. Ils ont mené le plan à son terme, par amour du Plan principal.

— Aurait-on pu réduire leur nombre ? » demanda l’étudiant d’un air peu convaincu.

Le Premier Orateur secoua lentement la tête.

« C’était le strict minimum. Au-dessus de ce nombre, il leur eût été impossible d’entraîner la conviction. Une parfaite objectivité eût exigé un nombre de soixante-quinze, pour tenir compte de la marge d’erreur. Mais peu importe. Avez-vous étudié le déroulement de l’action tel qu’il a été élaboré par le Conseil des Orateurs, voilà quinze ans ?

— Oui, Orateur.

— Et vous l’avez comparé aux développements actuels ?

— Oui, Orateur. » Puis après une pause : « Je suis absolument confondu, Orateur.

— Je sais. Votre étonnement ne me surprend pas. Si vous saviez combien d’hommes ont travaillé pendant des mois – des années, en fait – pour donner à l’œuvre le fini de la perfection, vous seriez moins stupéfait. Maintenant expliquez-moi – en paroles – ce qui s’est passé. Je désire que vous traduisiez cela du langage mathématique.

— Oui, Orateur. » Le jeune homme ordonna ses idées. « Il était primordial de persuader les hommes de la Première Fondation qu’ils avaient démasqué et détruit la Seconde Fondation. De cette façon, ils recouvreraient leur initiative originelle. A tous points de vue, Terminus perdrait la notion de son existence et ne nous ferait plus intervenir dans aucun de ses calculs. Une fois de plus, nous avons replongé dans la nuit – au prix de la perte de cinquante hommes.

— Et le rôle de la guerre kalganienne ? Quel était-il ?

— De démontrer à la Fondation qu’elle était capable de vaincre un ennemi physique – d’effacer les dommages causés à son amour-propre et à sa confiance en soi par le Mulet.

— Votre analyse est incomplète sur ce point. Souvenez-vous : la population de Terminus nous considérait avec une nette ambiguïté. D’autre part, elle haïssait et jalousait notre supériorité présumée ; et d’autre part, elle s’appuyait implicitement sur nous pour sa protection. Si nous avions été « détruits « avant la guerre kalganienne, la panique se serait déclarée à travers la Fondation. Ils n’auraient jamais eu le courage suffisant pour résister à Stettin lorsqu’il aurait déclenché son attaque ; ce qu’il n’aurait pas manqué de faire. C’est seulement dans les transports de la victoire que cette « destruction « pouvait avoir lieu avec le minimum d’inconvénients. Un délai consécutif d’un an eût provoqué un trop grand refroidissement de cet enthousiasme qui était notre plus sûr garant de succès. »

L’étudiant hocha la tête. « Je vois. Ainsi l’histoire va reprendre son cours, sans dévier, dans la direction indiquée par le Plan.

— A moins d’incidents imprévus de caractère individuel, fit remarquer le Premier Orateur.

— Et pour y parer, dit l’étudiant, nous sommes toujours là. Pourtant… Un aspect de la situation présente m’inquiète, Orateur. La Première Fondation conserve ce dispositif que l’on appelle « station de brouillage mental « - et qui constitue une arme redoutable dirigée contre nous. C’est un fait nouveau.

— Votre remarque est pertinente. Mais, faute d’adversaires, cet artifice devient sans objet ; de même que, privée de l’aiguillon de la menace que faisait peser sur eux notre influence, l’analyse encéphalographique deviendra une science stérile. D’autres variantes de la connaissance leur apporteront des résultats plus tangibles et plus immédiats. Si bien que la première génération des spécialistes de la science psychique sera aussi la dernière, et, dans un siècle, la station de brouillage mental ne sera plus qu’un souvenir enseveli dans des archives poussiéreuses.

— Eh bien, dit l’étudiant, après avoir examiné mentalement la situation, je suppose que vous avez raison.

— Mais le point sur lequel je désire surtout attirer votre attention, jeune homme, pour le plus grand bien de votre avenir au sein du Conseil, c’est l’importance que nous avons accordée aux infimes interférences qui ont affecté notre plan au cours des quinze dernières années, en raison du fait que nous devons tenir compte des réactions individuelles. C’est ainsi que Pelleas Anthor devait attirer les soupçons sur sa personne de manière telle qu’ils viendraient à maturité au moment approprié. Mais cela, c’était relativement simple.

« Nous devions également manipuler l’atmosphère régnant sur Terminus, de telle manière que nul ne soit averti prématurément que Terminus pourrait bien être le centre cherché. Cette notion devait être instillée à la jeune Arcadia dont, après, seul son père aurait la garde. Par la suite, il a fallu l’expédier sur Trantor pour prévenir tout contact prématuré entre le père et l’enfant. Ces deux êtres constituaient les deux pôles opposés d’un moteur hyperatomique, dont aucun ne réagissait sur l’autre. Il fallait actionner le commutateur – provoquer le contact – rigoureusement au moment prévu. J’y ai pourvu !

« Et la bataille finale devait être convenablement menée. Les équipages de la flotte de la Fondation virent leur moral exalté, cependant que ceux de Kalgan étaient conditionnés pour la défaite. J’y ai pourvu également !

— Il me semble, Orateur, que vous, que nous tous, comptions sur le fait que le docteur Darell ne soupçonnait pas Arcadia d’être notre instrument. Si j’en crois la vérification à laquelle je me suis livré sur nos calculs, il y avait trente chances sur cent qu’il soupçonnât la vérité. Que se serait-il passé dans ce cas ?

— Nous avions prévu cette éventualité. Que vous a-t-on enseigné sur le conditionnement des plateaux ? En quoi consiste-t-il ? Certainement pas en l’introduction d’un indice permettant de mettre en évidence une déformation émotionnelle. On peut procéder à cette opération sans qu’il soit possible de la détecter par la plus fine des analyses encéphalographiques. C’est la conséquence du théorème de Loffet, comme vous le savez. C’est le prélèvement, la suppression d’une tendance émotionnelle précédente qui seule est apparente. Qui doit obligatoirement apparaître.

« Et, bien entendu, Anthor fit en sorte que Darell fût informé du conditionnement des plateaux.

« Cependant, à quel moment peut-on conditionner un individu sans que la chose soit visible ? Lorsqu’il n’existe aucune tendance préalable qu’il soit nécessaire d’extirper. En d’autres termes, lorsque l’individu est un enfant nouveau-né dont le cerveau est encore une cire vierge. Il y a quinze ans, Arcadia était précisément un nouveau-né, ici même sur Trantor, à l’époque où nous posions la première pierre du Plan. Elle ignorera toujours qu’elle a été conditionnée et ne s’en trouvera que mieux, puisque ce conditionnement impliquait le développement d’une personnalité précoce et intelligente. »

Le Premier Orateur eut un rire bref.

« En un certain sens, c’est le côté paradoxal de toute l’affaire qui est le plus stupéfiant. Pendant quatre cents ans, tant d’hommes ont été obnubilés par cette phrase de Seldon : « L’autre bout de la Galaxie. « Ils ont concentré leur appareillage de sciences physiques sur le problème, mesurant « l’autre bout « avec règles à calculer et rapporteurs, pour aboutir en un point situé à cent quatre-vingts degrés sur le périmètre de la Galaxie, ou revenir à leur point de départ.

« Cependant le plus grand danger que nous encourions résidait dans le fait qu’il existait une solution possible, basée sur la manière de penser en termes de physique. La Galaxie n’est en aucune manière un objet ovoïde de forme lenticulaire ; sa circonférence ne constitue pas davantage un circuit fermé. Il s’agit, en réalité, d’une double spirale, dont les quatre-vingts pour cent des planètes habitées se trouvent sur le bras principal. Terminus est à la pointe extrême de cette spirale principale, et nous à l’autre. En effet, quelle est l’extrémité opposée d’une spirale ? Son centre, bien entendu…

« Mais ce n’est là qu’un détail sans importance. Une solution accidentelle et fortuite. La véritable solution aurait pu être trouvée immédiatement si seulement les chercheurs avaient voulu se souvenir que Hari Seldon était un spécialiste en sociologie et non un physicien, et s’ils avaient ajusté leurs raisonnements en conséquence. Que pouvait signifier l’expression « bouts opposés « dans la bouche d’un sociologue ? Des points diamétralement opposés sur la carte ? Non, bien entendu. Ce serait là une interprétation purement mécanique.

« La Première Fondation se trouvait placée sur la périphérie, à l’endroit où l’Empire originel était le plus faible, où sa civilisation exerçait son influence avec le moins d’efficacité, où sa richesse et sa puissance étaient pratiquement absentes. Et quelle est, socialement parlant, l’extrémité opposée de la Galaxie ? Evidemment l’endroit où l’Empire originel était le plus puissant, où sa richesse et sa culture étaient le plus fortement représentées.

« Ici ! En plein centre ! Sur Trantor, métropole de l’Empire à l’époque de Seldon.

« Il ne pouvait en être autrement. Hari Seldon avait laissé derrière lui la Seconde Fondation avec mission de maintenir, d’améliorer, de développer son œuvre.

« Le fait a été connu, ou du moins supposé, depuis cinquante ans. Mais en quel lieu pouvait-on le mieux réaliser ce programme ? Sur Trantor, où le groupe de Seldon avait travaillé et où s’étaient accumulés les documents recueillis au cours des décennies. Et c’était le rôle de la Seconde Fondation de protéger le Plan contre les ennemis. Cela, on le savait également ! Et où se trouvait la source des plus grands dangers qui menaçaient Terminus et le Plan ?

« Ici, toujours ici, sur Trantor, où l’Empire, quoique agonisant, aurait pu, pendant trois siècles, détruire encore la Fondation, s’il avait pu s’y décider.

« Puis, après la chute, la mise à sac et la destruction totale de Trantor, il y a de cela à peine un siècle, nous avons pu naturellement protéger notre quartier général et, sur toute la planète, la bibliothèque impériale et les territoires attenants demeurèrent indemnes. Le fait était bien connu de toute la Galaxie, et cependant cet indice hautement révélateur passa inaperçu.

« C’est ici même, sur Trantor, qu’Ebling Mis nous avait découverts ; et c’est encore ici que nous fîmes en sorte qu’il ne survécût pas à cette découverte. Pour ce faire, nous avons dû nous arranger de telle sorte que les pouvoirs extraordinaires du Mulet fussent annihilés par une fille normale issue de la Fondation. Sans doute un aussi phénoménal exploit n’aurait-il pas manqué d’attirer les soupçons sur la planète dont il aurait été le théâtre ! C’est ici que nous avons pour la première fois étudié le Mulet et échafaudé les plans qui devaient provoquer sa défaite finale. C’est ici que naquit Arcadia, et que s’amorça la chaîne des événements qui allaient déterminer le grand retour du Plan Seldon.

« Et tous ces défauts de notre cuirasse – ces trous béants – passèrent inaperçus, parce que Seldon avait parlé à sa façon de « l’autre extrémité « et qu’ils avaient interprété cette expression à leur manière. »

Il y avait longtemps que le Premier Orateur avait cessé de s’adresser à l’étudiant. Il faisait un exposé pour son propre compte, en vérité, debout devant la fenêtre, contemplant l’incroyable luminescence du firmament ; la colossale Galaxie qui avait maintenant retrouvé pour toujours la sécurité.

« Hari Seldon appelait Trantor « Star’s End », murmura-t-il. Et pourquoi n’aurait-il pas fait usage de cette image poétique ? L’univers entier obéissait autrefois aux directives venues de ce rocher ; toutes les routes des étoiles convergeaient sur lui. « Tous les chemins mènent à Trantor, dit le vieux proverbe, et c’est là que finissent toutes les étoiles ». »

Dix mois plus tôt, le Premier Orateur avait contemplé avec une certaine méfiance ces mêmes masses d’étoiles – nulle part aussi denses qu’au centre de ce gigantesque amas de matière que l’Homme appelle la Galaxie. Mais à présent, on lisait une sombre satisfaction sur le visage rond et rougeaud de Preem Palver – le Premier Orateur.

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