Assis à son bureau, Keith examinait les différentes propositions concernant la mission de recherche du bébé génoir. On était le premier du mois, et l’hologramme de Rissa sur son bureau avait changé automatiquement, la représentant désormais en short et tee-shirt kaki pendant un trekking dans le Grand Canyon. Sur le mur, la peinture d’Emily Carr s’était transformée une vue du lac Supérieur.
— Jag Kandaro em-Pelsh est là, annonça PHANTOM.
— Laissez-le entrer, répondit Keith sans lever les yeux de son écran.
Le Waldahud entra et s’assit sans y être invité, ses quatre bras croisés sur son torse large.
— Je veux aller chercher l’enfant génoir, aboya-t-il.
Keith s’adossa à son fauteuil et le regarda.
— Vous ?
Les dentiers de son interlocuteur claquèrent l’un contre l’autre en signe de défi.
— Moi.
Keith inspira profondément le temps de rassembler ses pensées.
— C’est une mission délicate.
— Et vous n’avez plus confiance en moi, je sais, fit Jag avec un mouvement d’épaules. Mais notre reine Trath n’avait pas donné l’ordre d’attaquer Starplex et Rissa vous a dit que Tau Ceti était désormais hors de danger. Cette histoire est terminée… à moins que vous, humains, choisissiez de la prolonger… Alors, que décidez-vous, Lansing ? On arrête là ou on continue à se battre ? Personnellement, je suis prêt à faire…
— Comme s’il ne s’était rien passé ?
— Vous préférez la guerre ? Je n’en ai pas envie, et je crois que vous non plus.
— Mais…
Les aboiements de Jag se succédaient, brefs, coupants.
— Vous avez le choix. Je vous ai proposé une coexistence pacifique. Évidemment, vous pouvez la refuser, mais, si le sang coule, ce sera votre faute. En outre, la recherche de l’enfant génoir requiert une bonne connaissance du réseau des transchangeurs, et vous savez que personne n’est meilleur que moi dans ce domaine. C’est même la raison de ma présence sur ce vaisseau.
— Thor est loyal, répondit simplement Keith.
Deux des yeux de Jag étaient déjà fixés sur lui, les deux autres convergèrent dans la même direction.
— Vous avez le choix, répéta-t-il. Je suppose que vous avez lu le rapport où je propose l’envoi d’un vaisseau auxiliaire à la recherche du Génoir. Je pense que je devrais être à bord.
— Tout ce que vous voulez, répliqua Keith, c’est obtenir la reconnaissance des Génoirs dans l’intérêt de votre peuple.
Jag haussa ses épaules inférieures.
— Vous avez vraiment une mauvaise image de moi, Lansing. Les Génoirs ne savent même pas qu’il y a des milliers d’entités différentes sur ce vaisseau. Comment voulez-vous qu’ils imaginent des races différentes ?
Keith réfléchit un instant. Il détestait être poussé de cette façon. Mais, ce fichu po… – mais, Jag avait raison.
— OK, dit-il. Vous et Longuebouteille, s’il est d’accord. Vous savez si le Rum Runner est en état ?
— Le Dr Cervantès et Longuebouteille l’ont fait réparer à Grand Central. D’après Losange, il fonctionne parfaitement.
Keith leva les yeux.
— Intercom. Keith à Thor.
Le visage de Thorald Magnor se matérialisa au-dessus du bureau.
— Keith ?
— Je voudrais retraverser le transchangeur. Ça vous semble possible ?
— Pas de problème, boss. L’étoile verte est assez éloignée pour nous permettre tous les angles d’approche. Vous voulez que je programme Starplex ?
Keith secoua la tête.
— Juste le Rum Runner et un engin unipersonnel. Je dois rentrer discuter avec le Premier ministre Kenyatta à Grand Central.
Se tournant vers Jag, il ajouta :
— Car, contrairement à ce que vous semblez croire, il va falloir payer.
C’était le summum du voyage : le tour de la galaxie en quarante transchangeurs – une inspection rapide de toutes les sorties. À bord du Rum Runner, Jag et Longuebouteille quittèrent les baies d’amarrage de Starplex et s’élancèrent vers le transchangeur. Touché par le vaisseau, le point invisible s’étendit, la discontinuité violette glissant de la proue à la poupe, et ils se retrouvèrent dans une nouvelle zone d’espace. Là, pas de vues spectaculaires, juste des groupements d’étoiles un peu plus clairsemés que de l’autre côté.
Jag ne quittait pas des yeux ses instruments, scrutant l’hyperespace à la recherche d’une masse importante. Trouver l’enfant génoir serait d’autant plus difficile que, par nature, la matière noire était invisible et émettait des ondes radio de très faible intensité. Mais, 1037 kilos, le poids minimum d’un Génoir, fût-il bébé, se traduirait obligatoirement par une entaille dans l’espace-temps détectable en hyperespace.
— Quelque chose ? demanda Longuebouteille.
Jag répondit par un haussement d’épaules.
Le dauphin se cambra dans son réservoir, renvoyant le Rum Runner vers le transchangeur.
— Notre route poursuivons, dit-il.
Le vaisseau plongea vers le point… et sortit près d’un magnifique système stellaire double où de longs nuages gazeux joignaient une géante rouge boursouflée à sa minuscule compagne bleue.
Jag lut ses cadrans. Rien. Le Rum Runner effectua un looping et pénétra dans le transchangeur par le haut dans une explosion de radiations Soderstrom. Une grosse nébuleuse jaune et rose couvrant la moitié du ciel remplaça les étoiles rouge et bleu. Un pulsar clignotait en son cœur toutes les trois secondes.
— Rien, dit Jag.
Longuebouteille se cambra de nouveau et plongea vers le transchangeur.
Un point grossissant.
Un anneau violet.
Des champs d’étoiles dissonants.
Une autre zone d’espace.
Un secteur dominé par une autre étoile verte s’éloignant du transchangeur. Le dauphin manœuvra à toute allure, l’évitant in extremis.
Cette fois, le balayage des environs dura plus longtemps : les radiations de l’étoile surchargeaient les instruments. Mais, finalement, Jag déclara que le Génoir n’était pas là.
Longuebouteille fit volte-face dans son réservoir, et le Rum Runner s’élança vers le transchangeur suivant une trajectoire en vrille. Ils sortirent à Transchangeur I, près du centre galactique, le premier transchangeur découvert et supposé avoir été activé par les constructeurs du réseau. Le ciel flamboyait sous l’éclat d’innombrables soleils rouges. Le dauphin régla au maximum les écrans de protection. Proches du cœur de la galaxie, ils distinguaient le contour éclatant du disque d’accrétion violet qui entourait le trou noir.
— Pas ici, fit Jag.
Il n’en fallut pas plus à Longuebouteille pour retourner en ligne droite vers le transchangeur. Ils avaient beau être suffisamment éloignés du trou noir pour échapper à son attraction vorace, mieux valait ne pas s’attarder inutilement.
La sortie suivante aboutissait à une région de l’espace vide, où les radars hyperspatiaux de Jag détectèrent cependant la présence d’une masse invisible substantielle.
— Que c’est possible, vous croyez ? demanda Longuebouteille.
Le Waldahud haussa ses deux paires d’épaules.
— Ça vaut la peine de vérifier, répondit-il en réglant son capteur près de la longueur d’onde centimétrique vingt et un. Je détecte quatre-vingt-treize émissions différentes. Il doit s’agir d’une autre communauté génoire.
Il ne restait plus qu’à espérer qu’en dépit des dix mille années-lumière qui les en séparaient, ils se servaient du même langage qu’Œil de chat. Jag écouta un instant la cacophonie, repéra le groupe utilisant la plus haute fréquence et, ne trouvant aucune place libre, émit juste au-dessus.
— Nous cherchons un Génoir nommé Junior, dit-il, l’ordinateur du vaisseau substituant le vrai nom de l’enfant à celui prononcé.
Après un silence beaucoup plus long que le temps nécessaire à l’arrivée d’une réponse, les haut-parleurs grésillèrent enfin.
— Personne de ce nom ici. Qui êtes-vous ?
— Pas le temps de discuter, mais nous reviendrons, fit Jag.
— Surpris qu’ils ont été, à mon avis, remarqua Longuebouteille en s’orientant de nouveau vers le transchangeur.
Ils émergèrent à proximité d’une planète de la taille de Mars, tout aussi sèche, mais jaune au lieu de rouge. Visible au loin, son soleil, une étoile blanc bleuté, semblait deux fois plus gros que Sol depuis la Terre.
— Rien ici, indiqua Jag.
Longuebouteille s’offrit le luxe de positionner le Rum Runner derrière la planète jaune de façon qu’elle éclipse l’étoile. Subtil mélange de mauve, bleu marine et blanc, la couronne qui restait visible embrasait le ciel. Jag et le dauphin restèrent un instant à admirer le spectacle, puis ils replongèrent vers le transchangeur.
Une étoile venait également d’émerger de leur point de sortie suivant. Cette fois, elle n’était pas verte, mais rouge, petite et froide, comme la naine de Tau Ceti.
Jag inspecta ses écrans.
— Rien.
Ils reprirent leur route, le transchangeur les accueillant dans ses lèvres violettes.
Noir total. Pas une étoile.
— Un nuage de poussière, dit Jag. (Sa fourrure dansait de surprise.) Intéressant. Il n’était pas là la dernière fois que quelqu’un a emprunté cette sortie. Il s’agit surtout de particules de carbone, bien qu’il y ait aussi quelques molécules complexes comme du formaldéhyde et même des amino-acides… Cervantès voudra certainement faire un tour par ici. Je prélève un peu d’ADN.
— Dans le nuage ? s’étonna Longuebouteille.
— Oui. Les molécules flottent librement dans l’espace.
— Mais pas de Génoir ?
— Non.
— Pour une autre fois une découverte, dit le dauphin avant de piloter le vaisseau en direction du transchangeur.
Une autre zone d’espace, une autre étoile récemment sortie. Cette fois, l’intruse était bleue de classe O avec plus de taches solaires violettes qu’un humain couvert de taches de rousseur l’été. Le Rum Runner se trouvait sur l’un des bras spiraux de la Voie lactée, le ciel rempli d’étoiles jeunes et brillantes d’un côté, étonnamment clairsemé de l’autre. Au-dessus, un amas globulaire composé de millions d’anciens soleils rouges formait une sphère. Et…
Jag aboya.
— Je l’ai ! traduisit l’ordinateur. Il est là !
— Je aussi le vois, répondit son compagnon. Mais…
— Terre desséchée ! jura le Waldahud. Il est prisonnier.
— Dans le filet pris.
De toute évidence, l’enfant génoir avait émergé du transchangeur quelques jours à peine avant l’arrivée de l’étoile bleue. Projetée dans la même direction que lui, celle-ci l’avait attiré dans son champ de gravité, le retenant prisonnier à une quarantaine de millions de kilomètres d’elle, moins que la distance séparant Mercure de Sol.
— Il n’a aucun moyen de s’en sortir, fit Jag. Je ne suis même pas sûr qu’il soit en orbite. Il est possible qu’il s’approche en spirale de l’étoile. De toute façon, c’est fichu pour lui.
— Le message quand même envoyons, dit Longuebouteille avant d’émettre le message préenregistré sur toutes les fréquences utilisées par la communauté génoire.
Le temps de parcourir les trois cents millions de kilomètres qui les séparaient, le message mettrait au moins un quart d’heure pour parvenir à son destinataire, dont l’éventuelle réponse ne leur arriverait pas, dans le meilleur des cas, avant quinze autres minutes. Impatient, Jag se tortillait sans cesse dans son siège. Longuebouteille s’amusa discrètement à le caricaturer grâce aux réflexions de ses ondes sonores.
Finalement, il devint évident qu’ils ne recevraient aucune réponse.
— Le rayonnement de fond de l’étoile nous empêche peut-être de percevoir les émissions du Génoir, fit Jag. À moins que ce soit lui qui ne nous ait pas entendus.
— Ou qu’il soit mort, dit le dauphin.
Jag émit un bruit bizarre, comme une bulle qui éclate. C’était là une possibilité qu’il avait refusé d’envisager. Mais la chaleur à proximité de l’étoile devait être insoutenable. Face à elle, le Génoir devait atteindre 350 degrés Celsius, une température suffisante pour faire fondre le plomb. Ni Jag ni Delacorte n’avaient étudié à fond la métachimie des luster-quarks, mais la plupart des molécules complexes normales se désintégraient à une température aussi élevée.
Soudain, une pensée traversa l’esprit du Waldahud. Les Génoirs pratiquaient-ils des rites funéraires ? Si tel était le cas, ils souhaiteraient certainement récupérer le corps de leur enfant… Il jeta un coup d’œil à Longuebouteille. Les dauphins, eux, se contentaient de laisser leurs cadavres flotter à la dérive. Il ne restait plus qu’à espérer que les Génoirs faisaient preuve du même bon sens.
— Rentrons, dit-il. Il n’y a plus rien à faire.
Le Rum Runner fila vers le transchangeur suivant une longue courbe typique du pilotage cétacéen, et pénétra le point à l’angle requis pour sortir près de Starplex. À l’arrivée, le vaisseau mère était toujours là, immobile dans l’espace, baigné par la lumière verte d’une étoile de quatrième génération. Maintenant, allait se jouer la partie la plus difficile. Fondant un court instant, Jag compatit au sort de Lansing. Pour une fois, il n’aurait pas aimé être celui qui décide.
Keith achevait ses préparatifs de départ dans son appartement quand une sonnerie retentit.
— Losange aimerait s’entretenir avec vous, annonça PHANTOM. Il vous demande sept minutes de votre temps.
Keith haussa les sourcils, surpris. Une visite de Losange chez lui était assez étonnante pour lui faire oublier un instant ses inquiétudes concernant sa prochaine entrevue avec le Premier ministre Kenyatta à Grand Central.
— Le temps est accordé, répondit-il selon les usages ebis.
— Dois-je atténuer la lumière pour votre visiteur ? s’informa l’ordinateur.
Keith hocha la tête. L’intensité lumineuse des lampes décrut, et le blanc éclatant du glacier de l’hologramme du lac Louise prit une teinte gris pâle. La porte s’ouvrit devant Losange qui roula vers Keith, des lumières dansant joyeusement sur son filet sensoriel.
— Bonjour, Keith.
— Bonjour, Losange. Que me vaut ce plaisir ?
— Pardonnez-moi de vous déranger, mais vous sembliez en colère sur le pont tout à l’heure.
Keith plissa le front.
— Excusez-moi si je me suis montré un peu sec, dit-il. J’étais furieux contre Jag. Je n’aurais pas dû m’emporter contre les autres.
— Oh, ne vous inquiétez pas. Tout le monde a bien compris qui était l’objet de votre colère.
Keith leva un sourcil.
— Ah ? Alors, où est le problème ?
Après un bref silence, Losange demanda :
— Vous êtes-vous déjà interrogé sur la contradiction qui semble caractériser ma race ? Vous, humains, nous trouvez obsédés par le temps. Et il est vrai que nous détestons le perdre. Pourtant, nous en dépensons beaucoup en formules de politesse et détours destinés à ne pas heurter la sensibilité de nos interlocuteurs.
— Cela m’a souvent intrigué, reconnut Keith. J’ai toujours eu l’impression que vous pourriez occuper à des tâches plus importantes le temps que vous dépensez en civilités.
— C’est ce que pensent tous vos congénères. Mais les Ebis, eux, voient les choses différemment. Pour nous, le fait de rouler moyeu dans moyeu – ou marcher main dans la main, selon une métaphore humaine – est le meilleur moyen de ne pas gaspiller notre temps. Par exemple, une rencontre brève mais désagréable fait perdre plus de temps qu’une longue conversation plaisante.
— Je ne comprends pas.
— Eh bien, après une rencontre désagréable, chacun se sépare en ressassant ce qui vient de se dire, se remémorant maintes et maintes fois chaque détail.
Losange marqua une pause avant de poursuivre :
— Petit wagon est un exemple de la manière dont la loi ebi punit les responsables de pertes de temps. Selon cette loi, si l’un de mes congénères me fait perdre dix minutes, il sera condamné à dix minutes de durée de vie en moins. Mais, vous savez certainement que s’il me blesse par sa grossièreté, son ingratitude ou sa malveillance, sa peine pourra s’élever jusqu’à seize fois la perte de temps que cela aura entraînée pour moi – seize étant une évaluation arbitraire, choisie uniquement parce que ce nombre, comme pour les Waldahuds, est la base de notre système de calcul. En fait, il n’existe aucun moyen de quantifier le temps perdu à cause d’une expérience désagréable, et il n’est pas rare que de mauvais souvenirs reviennent nous hanter bien des années plus tard. Pour cette raison, on devrait toujours essayer de clore une situation sans haine ni rancœur.
— Vous voulez dire qu’on devrait pénaliser lourdement les Waldahuds ? Leur réclamer seize fois le montant des pertes qu’ils nous ont fait subir ? (Keith hocha la tête.) Ça se défend.
— Non, non. Vous ne m’avez pas compris !… Sans doute, me suis-je mal exprimé. Je crois au contraire que vous devriez oublier vos différends avec Jag et entre la Terre et Rehbollo. Je suis effrayé à l’idée du temps que vous, humains, risquez de perdre à cause de ces problèmes. Qu’importe combien le terrain est bosselé dans votre esprit, aplanissez-le.
Losange attendit un instant que ces paroles pénètrent dans la tête de son interlocuteur avant de reprendre :
— Pardonnez-moi, j’ai utilisé les sept minutes que vous avez bien voulu m’accorder. Je vais vous laisser.
Tandis qu’il s’éloignait vers la porte, Keith déclara :
— Et les morts ? Je dois aplanir la terre sur eux aussi ?
Losange s’arrêta.
— C’est le point de vue que vous avez choisi qui vous rend les choses difficiles. Mais des représailles ont-elles jamais fait revivre les morts ?
Des lumières dansèrent sur son filet.
— Oubliez.