Perdre le Midi quotidien; traverser des cours, des arches, des ponts; tenter les chemins bifurqués; m'essouffler aux marches, aux rampes, aux escalades;
Éviter la stèle précise; contourner les murs usuels; trébucher ingénument parmi ces rochers factices; sauter ce ravin; m'attarder en ce jardin; revenir parfois en arrière,
Et par un lacis réversible égarer enfin le quadruple sens des Points du Ciel.
Tout cela, – amis, parents, familiers et femmes, – tout cela, pour tromper aussi vos chères poursuites; pour oublier quel coin de l'horizon carré vous recèle,
Quel sentier vous ramène, quelle amitié vous guide, quelles bontés menacent, quels transports vont éclater.
*
Mais, perçant la porte en forme de cercle parfait; débouchant ailleurs: (au beau milieu du lac en forme de cercle parfait, cet abri fermé, circulaire, au beau milieu du lac, et de tout,)
Tout confondre, de l'orient d'amour à l'occident héroïque, du midi face au Prince au nord trop amical, – pour atteindre l'autre, le cinquième, centre et Milieu.
Qui est moi.
À l'envers du commun des hommes qui, dans leurs menus souhaits échangent des «Dix mille années»,
J'appelle avec vœux la clôture de la Grande Année du Monde, et qu'il s’endorme vite dans le chaos sans bonté.
A l'envers de leur nature les êtres alors agiront: l'eau brûlant, le feu noyant toute la chose et tout l'esprit.
Vienne cette heure renversée, la Douzième: son moment, qu'il me sera doux!
A l'envers de ma nature les désirs alors agiront:
Peut-être alors me sentirai-je bon parmi les principes à l'envers?
Pour mon service et ma fidélité voici du Prince, le joyau de Mémoire, perle magique où s'enferme le passé.
Un regard jeté sur elle et tout renaît, tout s'éclaire et se ravive, luisant comme un reflet du jour présent.
Puis-je contenir ma joie! rallumer les soleils studieux, ressentir les succès timides: compliments du maître, attente comblée des nominations.
Voici donc: – mais cela n'est plus mon passé à moi! Avais-je oublié cela? Regardons mieux, fixement, au fond, tout au fond du joyau magique:
Je vois: – je vois un homme épouvanté qui me ressemble et qui me fuit.
Le peuple, sans perplexité, vénère. Il encense, invoque ou répudie. Il donne trois, ou six ou neuf prosternements. Il mesure son respect à la compétence, aux attributs, aux grâces qu'il escompte juste.
Car il sait précisément les goûts du génie de l'âtre; les dix-huit noms du singe qui donne la pluie; la cuisson de l'or comestible et du bonheur.
De quelles cérémonies l'honorer ce démon que je loge en moi, qui m'entoure et me pénètre? De quelles cérémonies bienfaisantes ou maléfiques?
Vais-je agiter mes manches en respect ou brûler des odeurs infectes pour qu'il fuie?
De quels mots d'injures ou glorieux le traiter dans ma vénération quotidienne: est-il le Conseiller, le Devin, le Persécuteur, le Mauvais?
Ou bien Père et grand Ami fidèle?
J'ai tenté tout cela et il demeure, le même en sa diversité. – Puisqu’il le faut, ô Sans-figure, ne t'en va point de moi que tu habites:
Puisque je n'ai pu te chasser ni te haïr, reçois mes honneurs secrets.
On souffre, on s'agite, on se plaint dans mon Empire. Des rumeurs montent à la tête. Le sang, comme un peuple irrité, bat le palais de mes enchantements.
La famine est dans mon cœur. La famine dévore mon cœur: des êtres naissent à demi, sans âmes, sans forces, issus d'un trouble sans nom.
Puis on se tait. On attend. Que par un bon vouloir s'abreuvent de nouveau vie et plénitude.
Comme le Fils du Ciel visitant ses domaines, et jusqu'au fond des prisons de sécheresse portant lumière et liberté,
Libère en moi-même, ô Prince qui es moi, tous les beaux prisonniers-désirs aux geôles arbitraires, et qu'en grâce et retour,
Tombent sur mon Empire les gouttes larges de la satisfaction.
Il y a des juges souterrains. L'assemblée siège dans la nuit pleine; il faut traverser des roches que les satellites fendent et tomber plus creux que les puits.
Là, toute vie se double et retentit. Que l'Empereur, guerrier malheureux ou mauvais prince, n'y aventure point sa personne:
Le peuple des morts par sa faute militaire l'étranglerait aussitôt.
*
Moi-même, régent maladroit, vivant timide, ne dois sans risque y jeter mon souvenir:
Mes beaux désirs tués pour quelle trop juste cause, – soldats rancuniers et fantômes, – m'assailliraient aussitôt.
Je frappe les dalles. J’en éprouve la solidité. J'en écoute la sonorité. Je me sens ferme et satisfait.
J'embrasse les colonnes. Je mesure leur jet, la portée, le nombre et la plantation. Je me sens clos et satisfait.
Me renversant, cou tendu, nuque douloureuse, je marche du regard sur le parvis inverse et je sens mes épaules riches d'un lourd habit cérémonieux, aux plis carrés, à la forte charpente.
Coulant du faîte, paisible horizon terrestre, aux bords du toit mûri comme un manteau des moissons, – voici les Angles, acérés, griffus et cornus.
Ces quatre cornes, qui menacent-elles dans le ciel? Que découvrent ces quatre doigts aux ongles longs? Font-ils signe qu'il y a là-haut quelqu'un qui regarde?
Ce sont les quatre coins de la Tente originale, noués aux quatre liens qui les relèvent, et, livrant avenue, déploient l'ample hospitalité.
Liens invisible, que prolonge l'au-delà des nues, où vont-ils se lier eux-mêmes? A quels piliers du Ciel, à quels poteaux du monde, à quelles hampes dix mille fois élevées?
Cet espace, crevé par les pointes, pénétré des neuf firmaments qui l'entoure et le contient? Plus loin que les confins il y a l’Extrême, et puis le Grand-Vide, et puis quoi?
Est-ce là l'inquiétude désignée par ces doigts courbés aux ongles longs? – Mais voici, pas de réponse, et pas de signes, et point de haut mystère, et pas même de liens, même invisibles.
Puisque sous chacun des chevrons volants, accusant sa corne, résolvant sa cambrure, j'aperçois le grossier Piquet terrestre qui le soutient et qui l'explique.
Prince, ô Prince des joies défendues entendez-vous pas ce qu'on chante autour de vous? «Les quatre coursiers trottent, les rênes flottent: quitter le mal pour le bien serait un nouveau délice!»
Prince, ô Prince, votre perte est dénoncée. Songez à l'Empire! Songez à vous!
Le Prince dit: Assez. Mauvais augures! Je suis à l'Empire ce que le Soleil est au Ciel. Et qui donc s'en irait le dépendre? Quand il tombera, moi aussi.
Mon trône est plus lourd que les Cinq Monts gardiens: il est couché sur les cinq plaisirs et le sixième. Viennent les hordes: on les réjouira.
L’Empire des joies défendues n'a pas de déclin.
Je ne prétends point être là, ni survenir à l'improviste, ni paraître en habits et chair, ni gouverner par le poids visible de ma personne,
Ni répondre aux censeurs, de ma voix; aux rebelles, d'un œil implacable; aux ministres fautifs, d'un geste qui suspendrait les têtes à mes ongles.
Je règne par l'étonnant pouvoir de l'absence. Mes deux cent soixante-dix palais tramés entre eux de galeries opaques s'emplissent seulement de mes traces alternées.
Et des musiques jouent en l'honneur de mon ombre; des officiers saluent mon siège vide; mes femmes apprécient mieux l'honneur des nuits où je ne daigne pas.
Egal aux Génies qu'on ne peut récuser puisqu'invisibles, – nulle arme ni poison ne saura venir où m'atteindre.
Ce que je sais d'aujourd'hui, en hâte je l'impose à ta surface, pierre plane, étendue visible et présente;
Ce que je sens, – comme aux entrailles l'étreinte de la chute, – je l'étale sur ta peau, robe de soie fraîche et mouillée;
Sans autre pli, que la moire de tes veines: sans recul, hors l'écart de mes yeux pour te bien lire; sans profondeur, hormis l'incuse nécessaire à tes creux.
Qu'ainsi, rejeté de moi, ceci, que Je sais d'aujourd'hui, si franc, si fécond et si clair, me toise, et m'épaule à jamais sans défaillance.
J'en perdrai la valeur enfouie et le secret, mais ô toi, tu radieras, mémoire solide, dur moment pétrifié, gardienne haute
De ceci… Quoi donc était-ce… Déjà délité, décomposé, déjà bu, cela fermente sourdement déjà dans mes limons insondables.
Elle est bâtie à l'image de Pei-king, capitale du Nord, sous un climat chaud à l'extrême ou plus froid que l'extrême froid.
A l'entour, les maisons des marchands, l'hôtellerie ouverte à tout le monde avec ses lits de passage ses mangeoires et ses fumiers.
En retrait, l'enceinte hautaine, la Conquérante aux âpres remparts, aux redans, aux châteaux d'angles pour mes bons défenseurs.
Au milieu, cette muraille rouge, réservant au petit nombre son carré d'amitié parfaite.
Mais, centrale, souterraine et supérieure, pleine de palais, de lotus, mes eaux mortes, d'eunuques et de porcelaines, – est ma Cité Violette interdite.
*
Je ne la décris pas; je ne la livre pas; j'y accède par des voies inconnues. Unique, unique et solitaire, mâle étrange dans ce troupeau servant, je n'enseigne pas ma retraite: mes amis, si l'un d'eux songeait à l’Empire!
Or, j'ouvrirai la porte et Elle entrera, l'attendue, la toute-puissante et la tout inoffensive,
Pour régner, rire et chanter parmi mes palais, mes lotus, mes eaux mortes, mes eunuques et mes vases,
Pour, – la nuit où elle comprendra, – être doucement poussée dans un puits.
Que le sage seigneur de Lou dénombre ses chevaux avec orgueil; ils sont gras et ronds dans la plaine: les uns jaunes, les uns noirs, les autres noir et jaune.
A son gré il les attelle, les accouple, les quadruple et les mène où il veut avec sécurité.
Je suis mené par mes pensées, cavales sans mors, – une à une, deux à deux, quatre à quatre, tirant mon char incessant.
Belles cavales de toutes les couleurs: celle-ci pourpre et aubère-rose, cette autre noir-pâle avec les sabots cuivrés.
Je ne les touche point. Je ne les conduis pas: la vitesse élancée me détourne de voir avant.
Quel éperdu dans ma course à rebours! Sans lampe ni rênes, roulant d'un fond à l'autre des ténèbres seulement cinglées d'éclats des sabots choqués!
Je sais pourtant les pistes familières, le lieu où la Rouge hennit, où la Maigre bute et se couronne; la fourche où l'attelage hésite et le mur que tout vient frapper du front.
Sous mes doigts caressant la pierre aimante, fidèle au Midi, je garde le sens de la lumière.
Ha! les foulées doublent et la vitesse et le vent. L'espace fou siffle à ma rencontre; l'essieu brûle, le timon cabre, les rayons brillent en feu d'étoiles:
Je franchis les Marches d'Empire: je touche aux confins, aux passes; je roule chez les tributaires inconnus.
Aux coups de reins se marque le relais: la bête qui m'emporte a le galop doux, la peau écailleuse et nacrée, le front aigu, les yeux pleins de ciel et de larmes:
La Licorne me traîne je ne sais plus où. Bramant de vertige, je m'abandonne. Qu'ils descendent au loin sous l'horizon fini les chevaux courts et gras du sage seigneur Mâ, duc de Lou.
Nom caché
Le véritable Nom n'est pas celui qui dore les portiques, illustre les actes; ni que le peuple mâche de dépit;
Le véritable nom n'est point lu dans le palais même, ni aux jardins ni aux grottes, mais demeure caché par les eaux sous la voûte de l'aqueduc où je m'abreuve.
Seulement dans la très grande sécheresse, quand l'hiver crépite sans flux, quand les sources, basses à l'extrême, s'encoquillent dans leur glaces,
Quand le vide est au cœur du souterrain et dans le souterrain du cœur, – où le sang même ne roule plus, – sous la voûte alors accessible se peut recueillir le Nom.
Mais fondent les eaux dures, déborde la vie, vienne le torrent dévastateur plutôt que la Connaissance!
Fin