UNE FEMME SANS IDENTITÉ


J’ai tressailli devant la mer.

Je m’en souviens, Takoradi, la grande plage blanche, les vagues qui déferlent lentement, le bruit de la mer, l’odeur de la mer. Bibi et moi, nos chapeaux de paille qui font une ombre sur nos visages, et l’écume aveuglante au soleil.


J’ai peur. J’ai dit ça à celle que je croyais être ma mère, elle s’est un peu moquée de moi. Tu as peur de tout. Ce n’est pas vrai, je n’avais pas peur de tout. J’avais peur du noir, j’avais peur des bruits dans la nuit, des formes qui venaient dans la nuit. Je dormais seule dans un petit vestibule, près de l’escalier. J’avais un matelas posé à même le sol.

Je n’avais pas vraiment peur. C’était la solitude, plutôt, une impression de très grande solitude. Mes parents vivaient à l’étage. Mon père s’était remarié juste avant qu’on ne s’installe dans cette maison près de la mer. Je n’en ai pas un souvenir précis, mais elle devait attendre un enfant. Bibi était dans son ventre, quand elle est née j’ai eu mes cinq ans.

Sur la plage de Takoradi, mon père et sa femme, avec Bibi dans son ventre, et moi. Nous étions quelques points sur une étendue immense de sable blanc, avec les cocos qui se penchaient, et la mer verte. Moi je n’ai rien gardé d’autre que ce tressaillement au centre de mon corps, près de mon cœur. Quelque chose qui bougeait, qui tremblait, comme un nerf.


À huit ans, j’ai appris que je n’avais pas de maman. À cette époque-là, nous vivions dans une grande villa près de la mer. La vie était facile. Mon père gagnait beaucoup d’argent en achetant et en revendant des voitures. Nous étions bien habillés, nous avions des chaussures de marque, des sacs, des jouets. La mère de Bibi ne travaillait pas, mais elle était relais dans la distribution de parfums et de crèmes de beauté, elle était une femme-Aveda comme on disait alors, mon père se moquait en disant Avida. Je ne l’appelais plus maman depuis quelque temps déjà, par instinct, ou bien c’est elle qui m’avait fait comprendre qu’elle n’y tenait pas. Comment je l’appelais ? Je disais : « elle », tout simplement, ou bien la plupart du temps : « Madame Badou ». Après tout, c’était son nom.

Nous allions Bibi et moi à l’école des religieuses de la Nativité, un chauffeur nous déposait chaque matin, avec une des voitures neuves, une Mercedes, une Audi, ou la Chrysler tout terrain. À l’école, il y avait plein de fils et de filles de gens riches, de ministres africains, d’ambassadeurs du Liban ou des États-Unis. Tout ça aurait pu durer longtemps. La seule ombre au tableau, c’étaient les disputes des parents. Bibi était trop petite pour s’en rendre compte, mais moi, au début, ça me faisait peur. Quand les cris commençaient, mes orteils se ratatinaient dans mes savates, je me bouchais les oreilles pour ne pas entendre. Après, j’ai appris à mettre la sono au maximum, du rock, du jazz, ou bien les morceaux de Fela. Je me réfugiais dans la chambre de Bibi. Normalement je n’avais pas le droit de passer la nuit avec Bibi, mais quand les cris commençaient, je savais que personne ne viendrait me chercher. « Pourquoi ils crient ? » demandait Bibi. Je lui répondais : « Ils aboient. » J’avais trouvé ça pour être drôle, mais Bibi ne comprenait pas la plaisanterie. « Pourquoi papa et maman aboient ? — Parce qu’ils deviennent des chiens ! » C’est vrai qu’ils aboyaient comme des chiens qui se battent, la voix grave de papa, et la voix aiguë et rapide de sa femme. Je ne savais pas vraiment pourquoi ils se battaient, je crois que c’est parce que papa avait une autre femme en ville, c’était ça qui rendait sa femme furieuse. Je disais à Bibi : « T’en fais pas, ce sont pas des chiens, ils se disputent, c’est tout. » Quelquefois des objets s’envolaient, des assiettes qui passaient par la fenêtre et atterrissaient dans le jardin, des verres cassés, des bibelots. Quand c’était fini, j’aidais la bonne à ramasser les débris. J’avais honte. Certains objets étaient juste fêlés, ou ébréchés, je les lui donnais en disant : « Tiens Salma, garde-les. De toute façon ils n’en veulent plus ! » Très tôt je crois que j’ai eu un bon sens de l’humour, de cela je les remercie.

Par la suite j’ai appris à mettre à l’abri les choses fragiles, les jolis vases chinois, les assiettes à dessert ornées de houx, les verres à pied et les bibelots. J’ai appris aussi à ranger les couteaux et les ciseaux. Dès que la dispute commençait, et que je me rendais compte que ça allait mal tourner, et ça tournait presque toujours mal, je fermais à clef le bahut où étaient les couteaux pointus, et j’allais cacher les ciseaux dans la chambre de ma sœur, sous son matelas, parce que j’étais sûre qu’ils n’iraient jamais les chercher là. Salma se moquait de moi : « Laisse, ils ne vont pas se tuer ! »

Une fois pourtant, je n’ai pas été assez rapide. C’était un dimanche, il faisait très chaud, un orage tournoyait au-dessus de la mer. J’étais dans le jardin, je me balançais dans le hamac en jouant avec Zaza, la petite chienne de Madame Badou. J’ai entendu les cris à l’étage, et quand j’ai ouvert la porte, Madame Badou venait juste de planter les ciseaux dans la poitrine de papa, le sang inondait sa chemise blanche. Elle était en proie à une crise nerveuse, elle criait et elle gesticulait, debout devant son mari qui restait immobile, les bras écartés, avec les ciseaux bien droits dans sa poitrine. Il répétait d’une voix tragique, un peu ridicule, mais sur le moment ça ne m’a pas fait rire : « Tu m’as tué. Esther, tu m’as tué ! » Bien sûr, il n’est pas mort. Je l’ai fait asseoir dans un fauteuil, et là, sans aide, j’ai enlevé les ciseaux. La pointe s’était fichée dans la quatrième côte, ça saignait beaucoup mais ça n’était pas grave. Le docteur Kijmann est venu, a fait deux points de suture. La version de papa, c’était qu’il avait trébuché et qu’il était tombé sur la table où les ciseaux attendaient un travail de couture. Le docteur Kijmann n’a pas commenté, il a seulement dit à Madame Badou : « La prochaine fois, faites attention, ç’aurait pu être sérieux. » Il devait bien se douter de quelque chose. La plupart du temps, c’était lui qui s’occupait des contusions de Madame Badou. On tombait beaucoup, dans cette maison.


Quand je pense à cette période, c’est comme s’il y avait eu un avant et un après. Avant, j’étais une enfant, je ne savais rien de la vie, je ne connaissais pas la méchanceté des grands. Après, j’ai été une adulte, je suis devenue méchante moi aussi.

J’essaie de me souvenir du temps d’avant. C’est dans le genre d’un rêve, trouble, lancinant, qui me serre le cœur et me donne mal à la tête. C’est très beau et très doux. Les après-midi avec ma sœur Abigaïl. Nous sommes dans le jardin, nous jouons avec les animaux. Nous escaladons les arbres pour voir par-dessus le mur, les chauves-souris qui pendent des branches en grappes de fruits velus. J’aime bien Abigaïl, je ne l’appelle que Bibi, elle est ma poupée, je m’amuse à tresser ses jolis cheveux blonds. Un jour, à la piscine, elle a failli se noyer, et je l’ai tirée de l’eau en l’attrapant par ses cheveux. Quand je l’ai sortie de l’eau, elle battait des bras et elle n’arrivait pas à reprendre son souffle, alors j’ai soufflé dans sa bouche. J’ai crié : « Bibi, je ne veux pas que tu mourres ! » Elle s’est réveillée et elle a toussé. Mais longtemps après, Madame Badou se moquait de moi, parce que j’avais dit « mourres ».

Je me souviens aussi d’un pique-nique dans la forêt. C’est loin, nous avons roulé toute la journée dans le pick-up de papa. Bibi et moi assises sur la plate-forme avec la chienne Zaza, et Madame Badou avec papa. Elle est encore jeune, en short, elle a de jolies jambes bien bronzées qui brillent au soleil. Nous nous sommes baignés dans la cascade, à l’ombre des arbres géants, avec les libellules rouges qui planent au-dessus de la rivière. J’entends le rire de Bibi, quand je l’éclabousse, c’est mon rire aussi.


Tout s’est passé en quelques instants. Le temps pour moi s’est arrêté sur ce jour, sur ce moment. J’ai toujours pensé que ça devait être ainsi quand on meurt. On dit parfois que la mort est le seul moment qu’on ne peut pas vivre. Je ne sais pas si c’est vrai, mais cet instant-là, je l’ai vécu et je continue à le revivre, même si ce n’est pas tout à fait la mort. J’en connais chaque détail.

Notre maison est sur deux niveaux, avec en bas la cuisine, la réserve, le garage qui sert d’entrepôt pour les cartons de marchandises, et un appentis qui sert de chambre pour la bonne Salma. En haut, ce sont les chambres, celle de Monsieur et Madame Badou, la salle à manger, et de l’autre côté la chambre de Bibi, et mon coin près de l’escalier. Nous avons deux salles de bains, une en haut carrelée avec un tub et deux lavabos, et en bas la salle de douche en ciment, où se trouve la machine à laver. Le jardinier Yao habite au fond du jardin dans une cabane, c’est lui qui allume des feux chaque soir pour brûler les feuilles mortes et les ordures ménagères. Il y a aussi une cage avec des perruches, Yao parle avec elles, il parle aussi à son chien, un grand pelé toujours attaché à une chaîne, Madame Badou doit avoir peur qu’il bouffe sa Zaza. Il y a aussi un singe, lui aussi attaché à une chaîne au travers du corps, qui passe son temps dans un arbre. Le singe, je m’en souviens bien parce que c’était toujours un sujet de blagues à cause de son pénis, long rouge et pointu comme une carotte. Nous ne nous en approchions pas, parce qu’il était méchant et papa disait qu’il pouvait nous communiquer la rage.

Yao, nous en avions un peu peur, mais nous l’aimions bien quand même. Il était très grand, très laid, avec son visage mangé par les trous. Sa cahute au fond du jardin lui servait de lieu de rendez-vous pour toutes les femmes qu’il trouvait dans les bars de la ville, c’est du moins ce que Monsieur Badou racontait. Elles restaient une nuit avec lui, et le lendemain on entendait la femme l’insulter et le maudire, parce qu’il n’était rien qu’un ivrogne et un menteur, mais la nuit suivante une autre femme l’avait remplacée. Pour moi et pour Bibi, et à vrai dire pour tout le monde, Yao c’était une légende vivante, nous pouvions parler des heures de toutes ses femmes, et comment il les séduisait. J’avais fini par comprendre que tout était de la magie, il avait un juju, voilà tout. Mais malheureusement nous n’avons jamais su son secret, ç’aurait pu nous être utile dans notre vie future.


Je descendais tôt au jardin, dès que l’aube éclaircissait les arbres. Je n’ai jamais aimé traîner au lit. Bibi peut dormir jusqu’à midi. Même si le soleil entre dans sa chambre, elle s’enroule dans le drap sans se réveiller, pour cacher ses yeux.

Moi je m’asseyais dans le jardin, à l’ombre du manguier, je rêvassais en regardant les fourmis courir entre les racines. Ou bien je dessinais dans un cahier, les plantes, les fleurs, les graines, je collais en face de chaque dessin le spécimen. Papa m’avait donné du formol pour enduire les feuilles, je les enfermais ensuite dans un petit sachet en plastique, de ceux qui servent pour mettre les sandwiches, l’odeur était âcre, les enfants de l’école se moquaient de moi, mais c’est une odeur que j’ai appris à aimer. C’était un peu l’odeur de la mort, c’était l’odeur de ce temps-là.


Ils parlent. J’entends leurs voix par la fenêtre de leur chambre, volets encore fermés. J’ai un sixième sens pour les disputes, je les sens venir, je tends l’oreille pour deviner ce qui va suivre, pour comprendre d’où vient le danger. J’ai pensé aux assiettes, sûrement, et aux ciseaux dans le tiroir de la commode, au coupe-papier sur le bureau de papa. Je tends l’oreille, mais les voix ne sont pas trop aiguës, le ton pas oppressé, elles parlent vite puis elles s’interrompent, et entre les mots s’étend le silence peuplé de tous les bruits ordinaires, bruits des voitures dans la rue, sirène de la police, grondements des bus à échappement libre. Le jardin est complètement silencieux, parce que les voix ont fait taire les oiseaux.

À part les voix, tout dort à la maison. Je monte doucement l’escalier, à quatre pattes pour ne pas faire craquer les marches en bois. Je suis devant leur porte. Les voix se sont interrompues, j’essaye de deviner ce qui se passe de l’autre côté de la porte. Mon cœur bat chaque fois très vite et très fort, j’ai l’impression de faire quelque chose d’interdit. J’ai peur de ce silence soudain. Est-ce qu’ils sont morts, ou bien est-ce qu’ils préparent un assaut, une bataille décisive pendant laquelle ils vont chercher à s’entretuer ? Je n’ai jamais aimé leur silence. Le silence, c’est le noir, le vide. Le silence, c’est la fin du monde. Je me rappelle, quand j’étais toute petite, grand-mère est morte. Je suis entrée dans sa chambre, sans rien dire à personne. Les volets étaient à moitié fermés, la lumière était grise, les draps étaient tirés sur le corps de grand-mère, jusqu’au menton, et son visage était gris aussi, les paupières fermées faisaient deux taches sombres, la bouche n’avait plus de lèvres, elles étaient rentrées sur les gencives, mais c’était le silence qui m’avait terrifiée, je suis restée sans bouger, tous les poils de mes bras étaient soulevés, et j’ai dû faire un effort pour m’arracher, et repartir.

Là, les voix ont repris. Elles racontent une drôle d’histoire. L’oreille collée à la porte, j’entends tout ce qu’elles disent. Ma mère, mon père, mais c’est surtout ma mère qui parle. Je comprends d’un seul coup qu’elle parle de moi. Comment est-ce que je l’ai deviné ? Je crois que je m’y attendais, que j’attendais cet instant. Dans les rêves, ça se passe comme ça, on sait avant de savoir. Ou bien, à l’instant où on comprend, on se dit, c’est ça, ça devait bien arriver un jour, je le savais. Je l’ai toujours su.

J’y ai pensé tellement souvent, je ne sais plus si mes souvenirs sont exacts. J’ai inventé mille fois cette scène, moi qui monte à quatre pattes les escaliers, mon oreille collée contre le bois de la porte, les mots qui vont et viennent. Les mots qui peuvent détruire. Les mots ordinaires, les mots de tous les jours, qui rongent et font mal.


« La petite Rachel » (…) « Sans famille, sans maman » (…) « Il faudra le lui dire, il le faudra, tu entends ? » (…) « Tu dois lui dire la vérité, qu’elle n’est pas de moi, tu dois le lui dire » (…) « Rachel n’est pas ma fille, elle ne le sera jamais » (…) « Il aurait fallu la laisser quelque part, ça ne manque pas de gens qui ont besoin d’enfant » (…) « Rachel sans nom, c’est ça qu’il faudrait dire quand on parle d’elle, Rachel No-Name » (…) « Une enfant trouvée, une enfant de la rue, dont personne ne veut » (…) « Arrivée par accident, par malheur, l’enfant de personne, tu entends, de personne ? » (…) « Je ne la laisserai pas prendre la place d’Abigaïl » (…) « Je ne veux plus qu’elle m’appelle maman » (…) « Maman, maman, quand elle dit ça j’ai envie de vomir » (…) « Il faut le lui dire, maintenant, tout de suite, il faut lui dire la vérité » (…) « Qu’elle est née d’un accident dans une cave » (…) « Ce n’est pas pour la chasser de chez nous, non on n’est pas des monstres » (…) « Quand elle me regarde, j’ai envie de la gifler » (…) « Elle me provoque, tu sais, je suis sûre qu’elle sait tout, on le lui a dit, mais elle joue à celle qui ne sait rien » (…) « Ça se voit dans ses yeux, elle me regarde sans baisser les yeux, c’est pour provoquer, pour dire : dis-le, dis-le, que tu n’es pas ma mère ! » (…) « Je ne pourrai plus la supporter, sa méchanceté, son venin » (…) « C’est pour Abigaïl, je ne veux pas qu’elle croie, je ne veux pas qu’elle s’imagine… » (…) « Elle, prendre la place de ma fille, réclamer sa part, elle, la fille d’une pute » (…) « …violée dans une cave » (…) « La petite Rachel, la petite Rachel, ça n’est même pas son nom, elle devrait s’appeler Judith ou Jézabel, elle me fait peur, je la regarde, je ne sais pas ce qu’elle prépare » (…) « Je n’en peux plus » (…) « Elle me hait, je te dis, elle me hait, elle nous hait, c’est un démon » (…) « Oui, un démon, tu ne sais pas qu’il y a des enfants du démon ? » (…) « La petite Rachel, la petite Lilith, elle écoute aux portes, elle espionne » (…) « J’ai peur, la nuit je rêve qu’elle entre dans notre chambre avec un couteau, elle cache les couteaux dans son lit, tu le sais » (…) « Elle mettra de la mort-aux-rats dans notre café. »

Etc.

Je ne me souviens plus, je ne sais plus ce que j’ai fait ce jour-là. J’ai couru dehors, dans le jardin, pour me cacher là où j’aime bien être seule, sous le manguier, et boucher mes oreilles avec mes mains, pour ne plus entendre les mots résonner interminablement : « … l’enfant du démon… il faut lui dire… une enfant trouvée, une enfant de la rue… née d’un accident dans une cave… » Il me semble qu’alors les voix continuaient, les mots me retrouvaient jusque dans ma cachette, je les entendais distinctement comme si j’étais toujours à quatre pattes derrière la porte de leur chambre, la voix de maman (parce que je l’appelais encore ainsi, même après ce qu’elle avait dit) : « Rachel sans nom, une enfant sans maman. » J’ai dû m’endormir contre l’arbre, lovée entre les puissantes racines, sans craindre la petite pluie fine qui tombait ce matin-là, ni les araignées ni les fourmis rouges. J’ai dû dormir longtemps jusqu’à ce que Yao vienne me chercher, et Bibi aussi est venue, elle a toujours le don de me trouver au mauvais moment, avec ses petits airs de rien, et de se frotter contre moi en miaulant, ses petits cris, ses petits soupirs, « qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi tu t’es cachée ? Pourquoi tu fermes les yeux, tu ne veux pas répondre ? Maman ne va pas être contente ! » Et c’était la première fois que je haïssais quelqu’un, la première fois, j’avais grandi d’un coup et jamais plus je ne serais une enfant.


J’ai décidé de ne jamais en parler, mais de ne rien oublier. C’est pour ça que je dis que je suis devenue grande d’un coup, comme si j’avais bu la potion d’Alice. Quand on est enfant, on ne pense pas à l’avenir. Ça n’existe pas vraiment. Je voyais bien pour Bibi. Elle vivait comme un petit animal. Elle avait de petits besoins de petit animal. Quand elle avait faim, ou soif, elle geignassait : « Mami, un bonbon, s’il te plaît ! Mami, je voudrais un verre de jus ! » Quand elle avait sommeil, elle s’affalait là où elle était, sur le canapé du salon, devant la télé, ou sur le lit de papa et maman, ou bien même le nez dans son assiette de soupe, et elle s’endormait. Quelquefois elle dormait sur le tapis, la bouche ouverte, elle avait l’air d’un petit chien capricieux. Maman grognait : « Regarde-moi ça ! Rachel, amène Bibi dans son lit, enfin, occupe-toi un peu de ta petite sœur, ne la laisse pas par terre ! » C’était à moi de la relever, de l’aider à marcher, elle titubait, les yeux fermés, la bouche gonflée, je l’étendais sur son lit et je bordais soigneusement sa moustiquaire. Je faisais tout cela mécaniquement, sans protester, il n’y avait pas à discuter, c’était un boulot, en échange de la nourriture et du logement. Bibi s’accrochait à moi, elle mettait ses petits bras autour de mon cou, elle glissait lentement en arrière. Je l’aimais bien quand elle était à ma merci. Un jour, je me suis surprise à penser à l’étouffer entre deux oreillers. J’avais lu ça dans une pièce de Shakespeare, un gros bouquin qui traînait à la bibliothèque du lycée et que j’avais ramené à la maison. Je me souviens pertinemment d’avoir couché Bibi, d’avoir bordé sa moustiquaire et d’avoir pensé que ça serait très facile de la faire mourir. Ça n’était pas de ma faute, c’est sa mère à elle qui l’avait dit, j’étais l’enfant du démon.

Alors j’ai désiré être étrangère. Je ne l’ai dit à personne, je ne l’ai pas écrit dans mon journal, parce que je savais que Madame Badou lisait mon journal, et je n’écrivais dedans que des banalités, les rendez-vous, les devoirs de l’école, ou des bouts de phrases que j’avais lus, sans signature, pour qu’elle croie que c’était moi qui les avais inventés et que j’avais du talent. Je me souviens de celui-ci, par exemple : « Un certain degré de solitude dans l’espace et le temps est indispensable pour produire l’indépendance nécessaire que demande un travail important. » C’était de Bertrand Russell, mais je n’avais pas mentionné son nom.

À partir de ce moment, j’ai décidé que je ne nommerais plus les parents. Ils seraient « lui » et « elle », ou bien, si je devais préciser, ils seraient Monsieur et Madame Badou. Lui, Derek, elle, Chenaz, parce qu’elle aimait ces prénoms depuis qu’elle les avait entendus, dans une telenovela brésilienne. J’ai décidé ça, je m’y suis tenue. Personne n’a rien remarqué, sauf Bibi, elle m’a dit une fois : « Pourquoi tu appelles maman Chenaz ? Elle ne s’appelle pas comme ça ? » J’ai eu un petit rire : « Tu ne peux pas comprendre, tu es trop petite. »

J’ai continué à vivre comme avant, quand je ne savais rien. La seule différence, c’était ce nœud au fond de mon corps, ce coin enfoncé dans mon cœur. Je n’ai pas pleuré, je n’ai plus ri. Parfois je faisais semblant d’être triste, ou d’être heureuse. Au temps des fêtes, j’aidais Madame Badou à préparer à manger, je lavais la vaisselle, et comme il y avait beaucoup d’invités ça faisait beaucoup de vaisselle. Je lavais tout ça automatiquement, sans penser à rien. À l’école, mes notes ont plongé. J’allais en classe, je restais assise sans bouger, je n’écoutais pas. Je ne rêvais pas non plus. J’étais juste un morceau de bois, une espèce de Pinocchio. Le brouhaha des voix des élèves, le bourdonnement des profs. J’étais devenue transparente, de la couleur des chaises et des tables, une chaise vide, une table inutilisée. Madame Badou me grondait : « Pourquoi tu ne fous rien en classe ? Tu crois qu’on te paye l’école pour que tu dormes ? » Je soutenais son regard. J’avais un petit sourire qui l’exaspérait, qui exaspérait tout le monde. Elle essayait de me lancer une baffe, mais j’avais appris à éviter. Autant mon esprit était immobile, figé comme une eau froide, autant mon corps était prompt à bouger. Personne ne me rattrapait à la course. En deux bonds, j’étais dans le jardin ou dans la rue. Je savais grimper en haut des arbres, j’étais un singe. J’étais prête à mordre comme une guenon. Madame Badou se lassait. Elle laissait tomber. Sa jolie bouche proférait des menaces, des injures : « Salope ! Espèce de pute, tu ne feras jamais rien de ta vie, tu vivras de ton cul ! » Je crois que j’avais neuf ans quand elle m’a dit ça pour la première fois. J’ai vite compris que ça n’avait aucune importance. En fin de compte elle avait plus besoin de moi que moi d’elle, pour s’occuper de Bibi, pour faire les courses, et beaucoup d’autres choses. Et Monsieur Badou, Derek de son prénom, n’aimait pas trop les scènes, il s’enfermait dans la chambre du haut et il buvait son whisky, ça devait lui boucher les deux oreilles.


Lorsque la ruine a frappé la famille Badou, je n’ai pas vraiment été étonnée. Ces gens ne faisaient attention à rien. Il n’y avait rien d’autre qui comptait pour eux que leurs disputes, leurs cris, leurs scènes, et puis leurs réconciliations, les pleurs, les pardons, les serments d’ivrogne. Moi je regardais tout ça d’un œil froid, j’avais l’impression d’être au zoo, chez les singes. Lui, papa Badou, un orang-outan, chauve sur le sommet du crâne, sa grosse tête, ses bras et ses jambes velus, sa bedaine. Elle, Esther alias Chenaz, quinze ans de moins que son mari, pendant longtemps elle a prétendu que j’étais sa petite sœur, ou sa cousine. Depuis que je savais qu’elle n’était pas ma mère, ça m’était égal qu’elle raconte des histoires pour avoir l’air jeune. J’ai cru qu’elle me détestait, puis un jour j’ai compris qu’elle était jalouse, parce que j’étais si jeune, que j’allais prendre sa place, la rendre vieille, la dominer de ma force et de mon intelligence. Elle était jalouse à cause de Bibi. J’avais beau être méchante avec elle, me moquer, la faire pleurer, Bibi m’adorait. J’étais son idole. Elle voulait tout faire comme moi, copier ma façon de parler, de marcher, de m’habiller, de me coiffer. J’avais les cheveux longs et raides, je faisais une natte épaisse qui descendait jusqu’au milieu du dos. Bibi, elle, avait des cheveux fins et frisés, presque blonds. Elle les mouillait pour les rendre plus lisses, elle essayait de les tresser mais évidemment ça ne tenait pas, la tresse se défaisait et le nœud de ruban pendouillait, accroché à une mèche pareil à quelque chose qui se serait pris dans une toile d’araignée. Je la tournais en dérision. Quand on revenait à pied de l’école, je faisais exprès de marcher trop vite pour la perdre. Ou bien je me cachais dans une porte, et je la regardais tourner en rond, sangloter. Ce n’est pas que ça m’amusait. C’était plutôt dans le genre d’une expérience scientifique. Je voulais voir ce que ça faisait à quelqu’un d’autre de se sentir abandonnée.


Et puis un jour il y a eu le déménagement. Ça ne m’a pas prise par surprise. Monsieur et Madame Badou se disputaient de plus en plus fort, et quand j’allais écouter à leur porte, j’entendais des bribes qui en disaient long : des « c’est fini, on ne s’en sortira pas », des « est-ce que tu as pensé à moi quand tu as fait tout ça ? », des « salopard, méchant, connard, tu as tout perdu, tu as tout pourri, tu n’as pensé qu’à toi, et ma fille, qu’est-ce qu’elle va devenir ? Et moi, est-ce que tu as pensé à moi ? » J’écoutais, le cœur battant, mais je ne peux pas dire que ça m’inquiétait. Même, dans le fond, ça me faisait plaisir, à la façon d’une dent malade qu’on agace. D’une plaie qu’on gratte pour raviver la douleur. Puisque je n’étais rien dans cette famille, puisqu’on m’avait trahie. Il suffisait de compter les points, un coup par ici, un autre là, l’adversaire titube, haha ! bientôt il va tomber, Monsieur Badou, et elle aussi, Chenaz, avec sa jolie gueule, ils vont tomber tous les deux. Bibi se doutait bien de quelque chose. Maintenant elle se collait à moi comme un petit chien effarouché. C’est moi qui ai fini par le lui dire : « Eh ben, les Badou, ils sont foutus ! » Elle n’était pas trop petite pour comprendre. Simplement, elle aussi, elle avait vécu dans un rêve, elle croyait que rien ne pourrait lui arriver, qu’elle aurait toujours sa chambre rose, ses oreillers de Bambi, ses poupées idiotes, et les petites enveloppes contenant des billets de banque chaque fois que la fée emportait une dent de lait (on ne parlait jamais de souris parce que Chenaz en avait horreur). Moi, depuis quelque temps, je dormais par terre, sur un tapis, pour m’entraîner.

Il a fallu faire l’inventaire. Les belles voitures avaient disparu depuis longtemps, il ne restait plus qu’une camionnette VW rouillée. La maison s’était remplie d’une foule de choses, tout ce qui provenait des magasins et du dépôt, des cartons de chaussures, des sacs à main, des coupons de tissu, des bouteilles d’alcool, des flacons d’eau de Cologne, des trousses de maquillage, des boîtes de biscuits Marie, des cartons de savonnettes, deux ou trois services en porcelaine, et même des ballons de foot dégonflés pliés en équerre. Toute cette camelote qui n’avait pas été saisie par les huissiers et que Monsieur Badou avait soustraite à la confiscation dans l’espoir fallacieux de recommencer la vie ailleurs ! Il y avait quelque chose de comique, je dois dire, à vivre dans ce bataclan, à enjamber les colis et les cartons pour aller aux W-C. C’était comme de vivre sur une plage au milieu des épaves. Ça rendait la ruine moins tragique.

Pendant des semaines, Bibi et moi avons joué à la marchande. De fait, les gens venaient du voisinage, ou bien des créanciers, pour se servir, et c’était moi que Monsieur Badou avait chargée de vendre. Je discutais les prix, je tenais tête, et je gardais l’argent en billets, en cedis ghanéens, en francs CFA ou même en dollars, enroulés dans des élastiques, que je cachais dans le lit de Bibi, et chaque soir nous faisions les comptes et nous apportions la recette à Monsieur Badou, très cérémonieusement, nous étions ses vraies vendeuses, ses trésorières. Bizarrement, maintenant que nous étions ruinés, tout allait mieux dans cette famille. Il n’y avait plus de disputes dans la chambre des parents, ni de pleurnicheries. Moi je dormais sous la moustiquaire avec Bibi, dans le même lit, comme autrefois quand elle était petite et qu’elle avait peur du noir.


Après, ç’a été la débandade.

Je me souviens de cet été-là, il pleuvait tous les après-midi. J’ai compris que le départ était proche quand les visites se sont succédé à la maison, les amis des Badou, les vagues parents, une tante Alma qui était missionnaire au Cameroun, des cousins venus de France, toutes sortes de gens que nous n’avions jamais vus auparavant. Et tous ces gens emportaient quelque chose, même un huissier venu faire l’inventaire qui était reparti avec une collection de petites cuillers en argent appartenant à Chenaz. L’école était fermée, nous étions toujours dans leurs jambes, Bibi et moi, nous les surveillions, plusieurs fois nous nous sommes accrochées aux meubles, aux objets, pour qu’ils ne partent pas trop vite. Bibi a sauvé ses poupées à tête de porcelaine qui avaient appartenu à sa grand-mère, et moi j’ai récupéré un jeu d’échecs, même si je ne savais pas jouer à ce jeu, j’aimais bien les cavaliers en bois d’ébène, et l’échiquier en marqueterie, je l’ai caché sous le lit de Bibi, pour que Madame Badou ne le reprenne pas.

Et puis à cette époque arrivaient les rumeurs de guerre en Côte d’Ivoire, les rebelles, Gbagbo en prison, les chrétiens contre les musulmans, il paraît qu’on évacuait les étrangers vers les autres pays, au Burkina Faso, en Guinée, et même au Maroc, les lycées français accueillaient les enfants étrangers. J’ai pensé qu’un jour il faudrait prendre ses valises et s’en aller comme des voleurs. Comme des mendiants. Où est-ce qu’on irait ? Tous ces pays africains, ça n’était pas pour nous. Est-ce que dans ces pays-là on accueille les mendiants ?

Juste avant les vacances, on en avait parlé à la Nativité. Les filles, Wendy, Lizbeth, Françoise Gélin, Mireille Forester, Cécile, les jumelles Audrey et Alix Perl, Zohra Wengé, Dinah, Aïcha Ben Kassem, Melanie Chan Tam Chan, et les garçons du lycée international, Ramón, Simon d’Avrincourt, et Jackie le métis aux jolis yeux clairs, nous avons promis de nous retrouver quoi qu’il advienne, de nous écrire, même si nous savions que c’était un mensonge, que nous ne nous reverrions sans doute jamais.


Avec Bibi, nous sommes allées nous promener dans la ville basse, pour voir les arbres et les chauves-souris pendues aux branches. L’eau de la lagune était trouble à cause de la pluie, les routes étaient encombrées de voitures et de camions, de charrettes à bras. On aurait dit que tout le monde déménageait, peut-être que la guerre arrivait et que tous les étrangers allaient partir pour l’autre bout du monde. C’était le père de Jackie qui conduisait la voiture, une sorte de gros quatre-quatre blanc avec le symbole des Nations unies peint sur la portière. Le père de Jackie travaillait dans les bureaux, il allait bientôt repartir pour le Congo. J’aimais bien Jackie, un peu avant les vacances il m’avait invitée à sa fête d’anniversaire, nous avions fumé de la beu en cachette sur le toit de la maison, et puis on s’était embrassés, c’était la première fois qu’un garçon mettait sa langue dans ma bouche. Je l’aimais bien parce que lui non plus n’avait pas de mère, elle était partie quand il avait six ans, mais je ne lui ai pas parlé de moi. Je crois qu’à ce moment j’avais une très grande hâte de partir, d’en finir avec l’Afrique, pour commencer une vie nouvelle en France, en Belgique ou n’importe où.


Nous avons franchi la frontière en octobre, c’était un tourbillon, la queue des Africains à six heures du matin sur le tarmac de Roissy, le vent froid déjà, les nuages, la pluie fine qu’on ne voit pas tomber, la policière en uniforme qui bâille en regardant les papiers, pourquoi est-ce que je n’ai pas de passeport, seulement un certificat de naissance écrit en anglais, un carnet de vaccination et des bulletins scolaires de l’école des sœurs, une attestation de perte de document et une autre de demande de passeport, et les Badou avec leurs passeports français tout neufs, et la foule qui pousse, qui veut entrer, puis qui monte le long corridor, Bibi et moi avec nos sacs à dos bourrés de colifichets, de photos-souvenirs, et les bagages qu’il faut traîner, le taxi qui nous emmène sur les autoroutes, les lumières des voitures encore allumées, les essuie-glaces qui balaient la pluie. Bibi s’est endormie sur mon épaule, la bouche ouverte, une mèche de cheveux blonds collée sur sa joue comme quand elle était toute petite.


Malraux, Disney, au Kremlin-Bicêtre, c’était notre nouveau monde. Un endroit bizarre, à moitié accroché à un tertre, des immeubles alentour, des rues qui ont l’air d’aller nulle part, sauf l’autoroute avec son bruit de fleuve en crue, et le grand cimetière de l’autre côté. Au début Bibi et moi nous nous bouchions le nez quand nous passions par là, on faisait ça autrefois devant le cimetière sur la route de l’école à Takoradi. Et puis tous ces gens, dans le métro, dans les bus, à pied dans les rues, ces gens qui ne s’arrêtaient jamais. Très vite on a appris qu’il fallait effacer le passé. Pour moi c’était facile, parce que ça faisait longtemps que je n’avais plus de vie. Tout ça là-bas était frappé d’irréalité. Mais pour Abigaïl (elle ne voulait plus que je l’appelle Bibi) c’était presque insurmontable. Quand elle revenait du collège du 14-Juillet, elle s’enfermait dans sa chambre avec ses poupées, ses photos, avec les magazines de mode que Chenaz ramenait du boulot, car la Madame Badou avait trouvé à travailler comme secrétaire chez un dentiste de la rue Friant, qui était aussi son amant. Monsieur Badou, lui, n’avait plus sa place parmi nous. Après un passage par Paris il était allé vivre en Belgique, il était devenu factotum dans un restaurant populaire au bord de la mer du Nord. Il avait bien essayé de reprendre Bibi, mais Chenaz n’avait pas voulu, elle avait fait une croix sur leur histoire commune, elle avait même demandé le divorce. Tout ça pour moi n’avait pas beaucoup d’importance. C’étaient les trucs et les machins des adultes, qui ne se soucient que d’eux-mêmes. Mais celle qui m’attristait, c’était Bibi, parce que je voyais bien qu’elle ne s’en remettait pas. Je restais avec elle après l’école, je la regardais tourner les pages des magazines ou bien tresser les cheveux de ses poupées comme si elle avait encore dix ans. On parlait un peu, on faisait semblant d’être encore là-bas, dans la maison blanche, avec le jardin et la guenon Chuchi, la chienne Zaza, le chien-loup et les oiseaux, et que ça devait durer toujours. Un jour on se réveillerait, et tout serait comme avant.

Elle s’endormait dans mes bras, je caressais ses cheveux soyeux. Je lui chuchotais des histoires. Dehors, il y avait cette ville que nous ne connaissions pas, ces gens que nous ne connaissions pas. Nous étions dans un rêve où tout était encore possible. Il suffisait de baisser le store, d’allumer la télé, et de laisser le monde s’éteindre.

Parfois, petit à petit, le monde venait jusqu’à nous. Après l’école, les filles qui téléphonaient, les rendez-vous avec des garçons dans le square Disney, ou à Malraux. Nous étions toujours ensemble. Bibi avait grandi plus vite que moi, nous avions les mêmes tenues, jean et polo noir à capuche, baskets noires, quand il faisait vraiment froid nous avions des sortes de couettes sans manches avec col en simili-fourrure, nous avions l’air de cailleras, ou plutôt d’épouvantails. Je maquillais Bibi avec les crayons noirs, l’ombre à paupière bleue, pour qu’elle ait des yeux de hibou, elle disait de raton laveur à cause de ses cernes. Quand les garçons nous emmenaient traîner à Disney, ou à Malraux, nous refusions de nous séparer. Je voulais que ce soit elle la plus belle, elle que les garçons regardent. Avec le temps, j’étais devenue maigre et noire, la seule chose bien, c’étaient mes cheveux, pour disparaître, je les laissais tomber sur mes yeux d’un côté, une virgule noire qui barrait mon visage. Bibi, elle, avait des seins et des fesses, elle voulait les cacher mais les garçons l’aimaient bien pour ça, quand ils la regardaient j’avais l’impression d’être transparente. Sauf que je me moquais d’eux : « Tu te crois intelligent, toi ? » Le garçon se troublait, il devenait agressif. « Tu n’arrives pas à la cheville de ma sœur, tu as compris ? » Il haussait les épaules, Bibi riait, elle m’embrassait, pour annoncer que nous étions inséparables.

Avec ça, nous avions une crise par jour. C’était pour des raisons futiles, parce que je n’avais pas attendu Bibi pour sortir, ou bien au contraire parce que je refusais de l’accompagner quand elle allait au centre culturel. Qu’est-ce que j’en avais à faire de la culture ? Est-ce que nous avions quelque chose de commun avec leurs foutues pièces de théâtre, leurs éternelles discutes sur la politique, leurs plans bidon pour le futur ? Même leurs chanteurs de rap ou leur disco, nous n’y connaissions rien. Ils n’avaient jamais entendu parler de nos vrais chanteurs à nous, Fela Kuti, Femi, Fatoumata Diawara, Becca. Une fois j’ai fait écouter sur mon baladeur une chanson de Fatoumata, les guitares et le djembé, et sa voix qui plonge et se tortille et serpente, et la fille, je l’aimais bien parce qu’elle était métisse de Chinois ou quelque chose, tout ce qu’elle a trouvé à dire c’est : « Parce que tu aimes ça, toi ? » Oui j’aimais ça, mais qu’est-ce qu’elle pouvait y comprendre ?


Petit à petit, j’ai vu Bibi s’échapper. Ça s’est passé au cours des mois, des années. Après le lycée, au lieu de revenir à la maison, elle s’est mise à traîner dehors de plus en plus tard. Elle allait dans les bars, elle buvait du vin rouge et je sentais l’odeur dans sa bouche, et aussi la fumée des cigarettes dans ses cheveux. Elle travaillait certains soirs comme serveuse, elle n’avait pas dix-sept ans mais à cause de sa poitrine elle avait l’air plus âgée, quand moi je ressemblais à un ado maladif, hanches étroites et pas de seins, sauf ma tignasse qui me donnait l’air d’être une folle.

Il y avait aussi les questions d’argent. Elle recevait des virements de Monsieur Badou, et aussi des cadeaux de la famille de Chenaz, mais ça ne me rendait pas jalouse. Simplement l’argent s’installait entre nous, c’était un mur qui nous séparait sans que je puisse comprendre pourquoi. Je crois qu’à ce moment-là Bibi savait. On avait dû la mettre au courant pour ma mère. Elle n’en a jamais parlé, sauf une fois ou deux, quand elle était en colère, elle a dit : « Qui tu es, toi ? » Comme si j’avais été ramassée dans une poubelle, un chat abandonné sous une carcasse de voiture ou quelque chose. Elle a dit aussi : « Toi tu n’as pas à me dire ce que je dois faire, tu n’as aucun droit sur moi. » Ces fois-là, ça m’a fait vraiment mal, et je n’ai pas su quoi répondre. Et puis je me suis habituée à l’idée. C’est moi qui prenais les devants. Je lui disais : « On n’est rien l’une pour l’autre, nous ne sommes pas vraiment des sœurs. » Je disais : « Va le dire à maman, moi cette femme n’est rien pour moi, c’est juste une bonne femme. Une Madame. » C’est ce que je disais à présent : « Madame, Madame a dit, Madame a demandé », je jouais à être sa servante. Je faisais des courbettes : « Madame est servie. » Ça rendait Madame Badou hystérique.

Pour vivre, j’ai eu des boulots. Bibi ne trouvait jamais rien, sauf dans les bars. Moi, je me débrouillais pas mal. Sans doute parce que je savais que je ne devais compter sur personne, et qu’il faut toujours mentir. J’ai été vendeuse dans une parfumerie à Orly, j’avais un badge pour entrer dans la section hors douanes, et même de ce gadget Bibi était jalouse. Quand je repérais une annonce qui me plaisait, j’étais la première à me présenter, et c’était moi qu’on prenait. Mais le travail qui m’a fait gagner de l’argent, c’était surveillante dans une école privée, du côté du parc Monceau, une école polonaise pour enfants riches. J’avais dans mon groupe le fils de Polanski, la fille de Boltanski, des gosses comme ça, très mignons, très gâtés, mais avec Bibi j’avais l’entraînement. On m’engageait sans rien me demander, je n’avais pas de papiers ni de recommandations, mais je savais exactement comment il fallait se présenter, les histoires qu’il fallait inventer, comment je devais m’habiller, parler, marcher, je crois que j’étais devenue un miroir qui reflétait l’image que les gens riches avaient d’eux-mêmes.


C’était un tourbillon, du néant avec du bruit et du mouvement. Ç’aurait pu durer toujours. La place, les rues, le métro, c’était n’importe où, c’était quelque part. Madame Badou était partie un beau jour, elle nous avait plantées là pour s’installer chez son dentiste, le fameux docteur Lartéguy, spécialiste en implants et en chirurgie esthétique. Elle habitait avec lui dans un appartement dans Paris, et Bibi avait d’abord refusé d’aller vivre avec eux, et c’était le docteur qui continuait à payer le loyer du Kremlin-Bicêtre.

C’était comme si on ne voulait rien voir, rien comprendre. Oublier, rendre insensible cette partie du cerveau qui fabrique les souvenirs. Un jour j’ai jeté à la poubelle toutes les photos africaines, les cahiers de classe où les copines avaient écrit des petits mots, des petits poèmes, et les tickets de cinéma, même les vieilles cassettes vidéo avec la fête de l’école de la Nativité, quand Bibi avait chanté, habillée en robe fourreau, les chansons de Billie Holiday et Aretha Franklin. Ça faisait plusieurs nuits que Bibi ne rentrait pas, j’étais prise de rage, j’en tremblais. Je déchirais tous les papiers, je cassais les CD, je me suis même entaillé l’index et le sang a giclé partout, mais personne pour me plaindre, j’ai juste recollé la peau avec du scotch et j’ai serré mon doigt dans un chiffon.

Et puis Bibi est revenue. Quand elle a sonné, je ne la reconnaissais pas à travers le judas. J’ai demandé : « Qui ? » Parce que sa voix n’arrivait pas à prononcer son nom, pourtant c’était facile, Bi-bi. Elle a même dit Abigaïl, elle était debout sur le palier, appuyée au mur, et tout ce que j’ai vu c’est qu’elle saignait. Sa bouche était gonflée, pleine de sang, ses yeux entourés d’un cercle noir comme si on l’avait couverte de charbon, mais ça n’était pas le rimmel, c’étaient les coups qu’elle avait reçus, et ses cheveux étaient collés à sa joue par les larmes ou par la bave. Je l’ai aidée à marcher jusqu’au sofa, elle s’est allongée, elle a caché son visage dans ses mains, et j’ai dû écarter ses doigts un par un pour nettoyer ses yeux et sa bouche. Je ne lui ai pas posé de questions, de toute façon elle avait trop bu pour parler, elle sentait l’alcool et la beu, quand elle ouvrait ses paupières je voyais ses prunelles qui nageaient sur le côté, sans arriver à me fixer. Je n’ai pas appelé la police, j’étais sûre que s’ils la voyaient dans cet état ils l’emmèneraient à l’hôpital pour la cuisiner. J’ai attendu près d’elle. Elle a dormi toute la journée, et même l’après-midi, sauf une fois où elle s’est levée pour vomir dans les toilettes.

Les jours qui ont suivi, je suis restée avec Bibi presque tout le temps. J’ai téléphoné à l’école pour dire que j’étais malade, j’ai annulé mes rendez-vous. Je restais assise par terre à côté du sofa, je la regardais dormir, je la regardais manger, je l’aidais à se lever, à s’habiller. Elle n’a pas vraiment raconté. Je crois qu’elle ne se souvenait de rien. Elle était tombée dans la rue, disait-elle, c’est comme ça qu’elle avait cassé son incisive sur le bord du trottoir. Elle avait des ecchymoses à l’entrecuisse, j’ai pensé qu’elle avait été droguée, violée, sans doute par le gérant du bar où elle travaillait, un type nommé Perrone, et ses copains aussi, mais elle ne se souvenait pas de leurs noms. C’était la guerre. Bibi avait été dans un pays en guerre, avec moi, nous étions parties parce qu’on racontait des choses terribles, et c’était ici, dans cette ville civilisée, avec tous ses beaux immeubles et ses squares proprets et son métro, ici où la police surveille tout, c’était ici que ça lui était arrivé, qu’elle avait été battue et violée, ma petite sœur Bibi, Abigaïl, si naïve et si douce, à qui je racontais des histoires en lui caressant les cheveux. C’était ici.


Madame Badou est venue. Je lui ai téléphoné, pour qu’elle sache ce qui s’était passé. Elle est arrivée, dans sa tenue excentrique, pantalon léopard et anorak à col de fourrure. Elle est passée devant moi sans me regarder, elle a embrassé sa fille : « Ma chérie, mon chou, qu’est-ce qu’on t’a fait, pardonne-moi, j’aurais dû être là, ma chérie, mon amour, parle-moi. » Elle bégayait. Elle m’a prise à témoin, puis elle m’a accusée : « Pourquoi tu n’as rien fait ? Regarde dans quel état tu l’as mise ! » J’ai répondu froidement : « À mon avis, vous devriez la prendre chez vous, ici ce n’est pas bien pour elle. » Chenaz s’est mise en colère : « Espèce d’égoïste ! Tu la… tu la vois dans cet état, tu ne fais rien, tu t’en fous, d’elle, de moi, de nous tous, tu te venges ! » Elle était folle. Je le lui ai dit. Bibi chialait, elle essayait de prendre ma défense, puis elle est allée s’enfermer dans sa chambre. Et moi j’ai pris mes cliques et mes claques et je suis partie.


J’ai vécu un peu partout, à Bourg-la-Reine chez des amis, un couple avec un bébé, chez une copine du boulot, à l’autre bout de Paris. Je n’avais plus de nouvelles de personne. Même s’ils s’étaient entretués, je ne l’aurais pas su. Je venais de temps à autre à Malraux, pour les répétitions. Ce n’était pas vraiment du théâtre, un spectacle avec de la danse et de la musique arabe, Hakim King avait écrit le livret, une variation sur la nuit Deux cent deux des Mille et Une Nuits, l’histoire de Badoure qui se fait passer pour un homme et dont la fille du sultan de l’île d’Ébène tombe amoureuse. C’était moi qui jouais le rôle de Badoure, peut-être parce que je ressemblais à un homme, en cachant mes cheveux dans un turban. Ou peut-être à cause du nom, c’est ce qu’a dit Hakim la première fois, ça s’appelle la prédestination. Je n’étais pas sûre que ce soit bien ou pas, mais j’aimais le noir de la salle, la scène en pleine lumière, et laisser glisser la musique.

Quand je quittais le centre, j’évitais la place, je remontais par Verdun pour contourner les immeubles. Un soir, j’ai lorgné du côté des fenêtres, j’ai vu que les stores étaient baissés. Le téléphone ne répondait plus, il avait probablement été coupé. Par instants, je ressentais une douleur bizarre au côté droit, je me pliais comme quand on a reçu un coup de poing.

J’ai même fait une chose dont je ne me serais pas crue capable. Un samedi soir, je suis allée voir au bar où Bibi travaillait autrefois. Je voulais rencontrer Perrone. Je n’avais rien à lui dire, je crois que c’était juste de la colère, du vide et de la colère. Je me suis assise au bar, j’ai bu une bière. La spécialité du bar de Perrone, c’était ce truc où les filles reçoivent des offres transmises par le barman, pour rejoindre les mecs dans les chambres au sous-sol. C’était illégal, mais tout le monde savait ça. Quand nous étions arrivées d’Afrique, Bibi et moi étions allées dans ce bar, on buvait tranquillement nos chopines, et là le garçon avait fait passer un billet de cinquante, et il avait dit qu’il attendait notre réponse. Nous on avait pris le billet et on s’était sauvées en courant. Ça n’était pas pour voler, mais pour donner une leçon à ces bâtards arrogants qui croient qu’ils peuvent tout acheter avec leur fric.

Il ne s’est rien passé. En général, c’est Bibi que les garçons remarquent. J’ai attendu, mais personne n’est venu me faire une offre. Il se peut que Perrone ait été averti que j’étais là. Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? J’aurais pu lui crier à tue-tête pour que tout le monde entende : salopard, tu as violé ma petite sœur, tu l’as frappée et tu lui as cassé une incisive ! Pourquoi Bibi n’était pas allée se plaindre à la police ? Pourquoi est-ce qu’elle avait accepté ça, comme si elle n’était rien du tout, une serpillière, un jouet sexuel, une fille sans amour-propre ? C’était aussi pour cela que j’étais partie de l’appartement, je ne pouvais plus supporter de la regarder, ce n’était pas à cause de cette folle de Chenaz, c’était elle, parce qu’elle acceptait ce qu’on lui avait fait, et peut-être même qu’un jour elle retournerait dans ce bar, elle sortirait avec Perrone, elle deviendrait sa petite amie. Je sentais la nausée. La musique cognait dans ma tête, cognait dans mon ventre. J’ai voulu descendre au sous-sol, mais un garçon m’a barré l’escalier. « Vous allez où comme ça ? » J’ai imaginé Bibi en train de danser et de boire devant les mecs, j’ai eu un vertige. J’ai demandé les toilettes, je me suis lavé la figure à l’eau froide, et puis je suis sortie dans la rue. Le vide, la colère.


Un mur avait été construit, qui nous séparait. Pendant plus d’un an je n’ai eu aucune nouvelle. Je téléphonais, son portable était toujours sur répondeur, mes textos restaient sans réponse. Je ne savais plus rien d’elle. J’allais à Friant, pour la guetter. Après, j’ai su que le docteur Lartéguy s’était installé du côté de Neuilly. C’est Chenaz qui me l’a appris. J’ai sonné, elle m’a reçue sur le pas de la porte. Elle bloquait la vue avec son corps.

« Est-ce que je pourrais parler à Bibi ?

— Elle n’est pas là. Qu’est-ce que tu lui veux ?

— Quand est-ce qu’elle sera là ?

— Je ne sais pas, elle n’habite plus ici.

— Elle va bien ? Est-ce qu’elle travaille ? »

Chenaz a toujours eu de petits yeux. Pour la première fois je constatais qu’ils brillaient de méchanceté, sans doute elle n’avait pas eu le temps de se maquiller, ses cils trop courts ressemblaient à des poils de balai.

« Écoute, laisse-la tranquille, elle ne veut plus te voir.

— Je voudrais que ce soit elle qui me le dise.

— Après tout ce qui s’est passé…

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Est-ce que c’est de ma faute ? »

J’avais fait un pas en avant, Chenaz s’est sentie menacée, elle a fait mine de refermer la porte, sans le vouloir j’ai bloqué la porte avec le bout de ma chaussure.

« N’insiste pas, sinon je vais appeler la police. »

La colère montait en moi, j’en tremblais, et bizarrement, j’avais les yeux secs, je ne voulais pas que cette femme horrible s’imagine un instant qu’elle avait réussi à m’atteindre. Comme je redescendais les escaliers sans allumer la minuterie, j’ai entendu sa voix aiguë qui criait : « Va-t’en, ne reviens plus, Bibi et moi, on ne veut plus te voir, tu entends ? Ne reviens plus jamais ! »


Elle avait tout. Elle avait tout et moi je n’avais rien. Une maman, un papa, de l’argent, une chambre, des souvenirs, ses vêtements de quand elle était petite, ses cahiers d’écolière où elle avait tracé ses premières lettres, elle n’arrivait pas à faire les r, elle les écrivait à l’envers, et les tables de multiplication, le calcul, elle ne savait pas faire les divisions, ni les soustractions. Moi, personne n’avait rien gardé de mon enfance. J’avais cru que c’était normal, parce qu’elle était la petite, et je devais la protéger. Je me souviens, un jour, à Takoradi, nous étions à une fête avec les Badou, ça se passait dans un jardin d’ambassade, c’était bondé d’enfants avec leurs parents, quelqu’un avait demandé à Monsieur Badou qui j’étais, il avait répondu : « Elle ? C’est la fille d’un ami. » Pourquoi n’avais-je rien dit ? Je ne savais pas encore la vérité sur ma naissance. J’aurais dû comprendre ce jour-là. « La fille d’un ami. » Il aurait pu dire : « Personne, ne faites pas attention. » Les mots me revenaient, ils venaient de loin, d’au-delà de l’enfance, une phrase de mauvais rêve, il me semble que tout ce que Chenaz avait dit par la suite n’était rien à côté de ces mots-là. Je préférais « enfant du démon », ça au moins ça me faisait rire.

Je voulais tout effacer. Je voulais ne plus me souvenir. Je travaillais, j’allais boire des bières dans les bars. Maintenant j’avais un ami, ce garçon qui prétendait qu’il était un artiste, ce Hakim King du centre culturel. Il était grand et maigre, j’aimais bien ses mains, ses manières douces, ses yeux en amande, sa peau mate, il me rappelait Jackie le métis qui était amoureux de moi à Takoradi. Il jouait bien de la guitare, il composait des chansons pour la nuit Deux cent deux.


Boire, c’était tomber dans un puits très profond, loin de la surface de la terre. Au fond, tout au fond, c’était tapissé d’herbe douce, mais dormir dans cette herbe donnait une saveur trop sucrée, écœurante. Hakim me ramenait chez lui, dans son appart près du square Disney. La première fois, il m’a déshabillée, et il m’a regardée dormir à plat ventre sur son lit, la bouche écrasée sur le matelas. Il ne m’a pas touchée. Il m’a dit que j’avais beaucoup ronflé, et il a ajouté : « Quand tu ronfles c’est joli, on dirait un chat qui rêve. » J’ai trouvé cela romantique. S’il avait profité de mon sommeil pour essayer de faire l’amour, je ne l’aurais jamais revu. Quand je me suis réveillée, il a joué de la guitare en sourdine, sans brancher l’ampli. Les notes feutrées cascadaient doucement, ça ressemblait au son du balafon. Sa chambre était en demi-sous-sol, juste un soupirail sur la rue, un grillage bouché par la poussière. Ça sentait une odeur de sueur et de moisi, je ne pouvais pas rester très longtemps. Une autre fois on a fait l’amour, ou presque, parce que j’étais vierge et qu’il n’y arrivait pas très bien.


Le temps a passé. Après l’été brûlant, les rues vides, les rideaux tirés. J’étais enfermée dans une sorte de grotte, d’ailleurs je passais beaucoup de temps à l’aquarium du Trocadéro. J’aurais bien aimé y travailler mais ils n’acceptaient pas les gens sans papiers. « Vous êtes née où ? — Ben, ici. » La plupart ne voulaient pas me croire. « Vous avez une carte d’identité, un livret de famille ? » Je n’avais que mon carnet de vaccination, mes certificats de la Nativité, et dû aux saisons des pluies ces papiers commençaient à être en lambeaux. Si j’étais contrôlée, qu’est-ce qui se passerait ? Où est-ce qu’on me renverrait ? En Afrique, j’aurais bien aimé. Un moment, j’ai pensé à me faire passer pour Bibi. J’avais gardé sa vieille carte d’identité de quand elle avait seize ans. Mais même là, sur la photo floue, on ne se ressemblait pas du tout, elle avec ses cheveux blonds bouclés et ses yeux clairs un peu tombants, et moi noiraude avec ma tignasse et des yeux en amande. « T’as l’air d’une Vietnamienne », a dit Hakim une des premières fois qu’il m’a vue. « C’est que j’ai été adoptée », ai-je expliqué. J’ai ajouté : « Je ne sais pas qui sont mes parents. Peut-être qu’ils sont du Vietnam. »

L’aquarium, c’était tranquille la plupart du temps. En sous-sol, il faisait frais, il n’y avait que la lueur verdâtre des bassins où nageaient les murènes. Je m’asseyais sur un banc, je contemplais les reflets, les glissements des ombres. Ça ressemblait au monde de mes rêves.


Je voyageais sur place. Dans mon sac à dos, j’avais mes propriétés. Le jour, je marchais tôt dans les rues, en touriste, je m’arrêtais dans les jardins publics. C’était plein de gens dans mon genre, des jeunes, des étrangers. De temps en temps, des professionnels de la manche, des pickpockets, je les repérais de loin à leur démarche oblique, je m’en allais aussitôt. Pour le reste, j’étais plutôt invisible. C’est ce que je voulais, passer à travers les murailles. Vers quinze heures, le soleil écrasait. Les rues semblaient sans fin, l’air vibrait au-dessus du goudron. Si j’étais trop loin de l’aquarium, je cherchais l’ombre dans un jardin public, pour dormir un peu. Je savais que dans la journée il n’y avait pas de risque. Juste être abordée parfois par un type qui cherchait l’aventure. « You spik frenchie ? » « Vats yur nem ? » Il suffisait de ne pas répondre ou, s’il insistait, d’entrer dans une boutique. En général les types lâchaient facilement.

Lorsque je ne squattais pas chez Hakim, je cherchais une piaule pour la nuit, chez les sœurs, ou dans un hôtel économique près d’une gare. Pourtant, l’argent que j’avais gagné à l’école polonaise était en train de fondre rapidement. J’avais calculé que je pouvais tenir trois mois. Six en me rationnant.

Je n’achetais plus mes cigarettes. Quand je voyais des messieurs dans la quarantaine, je les abordais : « Pourrais-je avoir une petite cigarette s’il vous plaît ? » Ça marchait aussi avec les vieux assis sur les bancs publics, et je filais avec ma petite cigarette avant qu’ils aient eu le temps de me faire la morale. Les plus dangereux, c’étaient les flics en civil. Ils étaient faciles à repérer parce qu’en général ils allaient par deux, en couple, mais on voyait qu’ils n’étaient pas des amoureux. Pour cette raison j’achetais toujours mes tickets de métro. Une fois pourtant j’ai été arrêtée par un couple. Ils m’ont interrogée, lui allait me laisser filer, mais la femme ne m’a pas crue, et ils m’ont conduite dans le panier à salade jusqu’au poste. Là, un commissaire a vérifié mes papiers, et apparemment mes certificats scolaires et ma vieille déclaration de vol ne leur ont pas suffi. « Vous habitez où ? » J’ai donné l’adresse de Monsieur Lartéguy, ils ont téléphoné. La discussion a un peu duré, puis ils m’ont relâchée : « Heureusement pour vous, le délit de vagabondage n’est plus constitué depuis quelques années. » Ils ont tout de même relevé mes empreintes digitales et inscrit mes nom et prénom dans leur registre. Ça m’a paru comique, parce que c’était la première fois depuis longtemps que j’avais une existence officielle.


J’ai été un fantôme. Je dis cela parce que je ne peux pas décrire autrement ce qu’était ma vie, dans cette ville, à marcher, marcher, glisser le long des murs, à croiser des êtres que je ne reverrais jamais. Sans passé ni avenir, sans nom, sans but, sans souvenir. J’étais un corps, un visage. Des yeux, des oreilles. La réalité me portait sur les vagues, au gré du courant, ici ou là. Une porte cochère, un supermarché, une cour intérieure d’immeuble, un passage, une église. Quand on est un fantôme, on échappe au temps. Au temps qui passe, au temps qu’il fait. Pluie, soleil, nuages galopants, vent chaud, vent froid. Pluie encore. Dans les rayons dansent les poussières, parfois les moucherons. Les bruits éclatent, klaxons beuglants, ronflements, cris d’enfants dans un parc vide. Tintement aigu, léger, assourdissant du tramway lancé à toute allure sur son aire de faux gazon, flip-flap d’hélico à travers le ciel. Est-ce que je parle, alors, comme si j’avais un écouteur ? J’ai perdu mon baladeur, mais pour le retrouver il suffit que je mette mon petit doigt dans le trou de mon oreille, j’entends Aretha Franklin, Bessie Smith, Fatoumata, Becca. J’entends Fela qui martèle ses mots, I am not a gentleman.

Les seuls mots qui signifient quelque chose. Les autres mots sont morts. Que deviennent les mots quand ils meurent ? Est-ce qu’ils vivent au ciel parmi les nuages ? Ou peut-être dans une lointaine galaxie, du côté d’Andromède, sur une étoile sans nom qu’on ne verra jamais ? Être fantôme, ça ne veut pas dire ne plus avoir d’yeux. Au contraire, je vois tout, jusqu’au moindre détail. Chaque ride, chaque fissure, chaque marque sur la croûte du trottoir. Là, la traînée rouge sur le mur. Là, les bribes d’affiches, les mots arrachés, les syllabes qui flottent

scories du temps qui ne serviront plus à rien désormais.


Et toutes ces rues,

traçant des itinéraires insensés, comme si j’avais pu marcher partout, emprunter ces passages, ces couloirs, ces boulevards, fût-ce une seule fois dans toute ma vie.

Je marchais avec un plan à la main, un guide que j’avais acheté sur les quais, au début c’était pour faire touriste, pour faire croire que je visitais les musées, les monuments et les cafés célèbres. Ensuite j’ai oublié la raison, j’énumérais les rues où je n’irais pas, je lisais leurs noms à voix haute.

Assise sur un banc sous la pyramide, parce qu’il y faisait relativement frais, et nous sommes des milliers, hommes, femmes, enfants, à arpenter l’espace l’œil vide et les jambes en coton. Je construisais des itinéraires compliqués : de Brochant, traverser la rue des Moines, passer devant l’église Sainte-Marie, puis Legendre jusqu’à Dulong, traverser le boulevard, la rue de Berne, de Constantinople, la rue de Rome jusqu’à la gare Saint-Lazare. Là, attendre un peu, et regarder, écouter, aviser.


Quelque chose en moi qui brûlait. Bien sûr, le soleil (mais ce n’est pas comme s’il n’y en avait pas en Afrique). Le soir, après la journée à marcher dans les rues et dans les parcs poussiéreux, à traverser les esplanades, à monter les volées d’escaliers, à attendre sur les bancs de pierre, je ressentais la brûlure sur mon visage, sur mes bras, sur mes jambes. Une sorte de fièvre qui venait d’ailleurs et entrait en moi par la peau. Quand j’allais me laver dans les toilettes des cafés, je voyais le reflet de mon visage noirci, mes yeux rougis. Je devenais peu à peu un monstre. Les femmes s’écartaient de moi. D’autres me regardaient à la dérobée. Une fois, j’ai surpris le regard d’une jeune femme dans le miroir. D’un seul coup ma colère a éclaté. Je l’ai attrapée par les épaules, je criais : « Qu’est-ce que tu veux ? Parle, qu’est-ce que tu cherches ? » Elle s’est dégagée, elle est partie en courant, j’ai entendu sa voix glapir des insultes. Ma tête tournait, il me semblait entendre la voix de Chenaz : « Mais elle est folle, celle-là ! » Dans la salle, le garçon m’a rendu mon sac à dos. « On ne veut pas de vous ici. » Je n’ai même pas eu à payer mon café. C’était la première fois que cela m’arrivait, ensuite c’est devenu presque une habitude. Café, querelle, expulsion. Là encore, ça m’a donné confiance en moi : quand les gens ont peur de vous, c’est qu’ils vous voient. Vous existez.


Peu à peu, je me suis rapprochée de Friant, le cabinet dentaire de Monsieur Lartéguy. Je passais beaucoup de temps au Jardin des Plantes, dans la serre. C’était la fin de l’été, il pleuvait souvent. La pluie ruisselait sur les vitres de la serre, je retrouvais l’odeur de la terre d’Afrique, j’écoutais le tapotement des gouttes. Je respirais l’humidité. Tout cela venait à la manière d’un frisson, comme la fièvre autrefois, une sensation à la fois douce et douloureuse. J’étais au bord des larmes. Je murmurais : « Bibi, où es-tu ? Pourquoi m’as-tu abandonnée ? »

Elle avait failli mourir de fièvre. Sur la route au bord de l’océan, en revenant de Grand-Bassam. Il pleuvait les mêmes gouttes lourdes, la chaleur mouillait nos cheveux. La voiture tanguait sur les ornières, le ciel était noir. À la frontière, nous avons dû attendre deux heures, les papiers de la voiture n’étaient pas en règle, je n’avais toujours pas de passeport, papa a parlementé, payé l’amende en rouleaux de cedis. Quand nous sommes arrivés à la maison, Bibi ne parlait plus, elle ne tenait plus sur ses jambes. Toute la nuit je suis restée à côté d’elle. Je voulais prier, mais je ne pouvais rien dire d’autre que répéter jusqu’à être hébétée : « Mon Dieu, ne la faites pas mourir. » Le lendemain, le médecin est venu, il a fait des piqûres de chloroquine, mais la fièvre a continué plusieurs jours. Il disait que Bibi risquait des convulsions, de rester anormale. J’ai guetté chaque instant, chaque frisson, j’apportais des serviettes glacées du frigo, je l’obligeais à boire, je l’aidais à s’asseoir sur le seau pour ses besoins. Plus tard, j’ai pensé que c’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’éloigner de Bibi. Peut-être que je ne voulais pas souffrir, tout simplement, et puis je savais qu’elle n’était pas ma sœur, qu’elle me laisserait tôt ou tard, qu’elle serait du côté des Badou. Qu’elle vivrait sa vie de son côté. Et c’est ce qui est arrivé.


Hakim m’a accueillie chez lui. Il était amoureux, il voulait que je sois sa petite amie. Ou plutôt il voulait être mon amant, c’est le mot qu’il utilisait. Il voulait que nous commencions une vie ensemble, une vie d’adultes. Lui avait fui sa famille, son père était violent, il avait passé son enfance entre sa mère et les centres d’accueil, il avait connu le pire, les fugues, les squats, la drogue, les bandes de loubards qui vivent de trafics et de cambriole. Il n’avait que cinq ans de plus que moi, mais il me parlait comme mon grand frère. « Ne fais pas ci, ne fais pas ça, tu vaux mieux que tous ces gens. » Je l’écoutais, j’allais aux cours de théâtre, aux rencontres. Il m’avait choisie pour la nuit Deux cent deux, il disait que j’étais douée pour la comédie.

Il avait beaucoup d’amis, tous croyaient que nous étions vraiment un couple. Mais au bout de quelques semaines je ressentais à nouveau le vide, la colère, et je repartais avec mon sac à dos et mon bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles. J’avais besoin de silence, c’est-à-dire du bruit de la rue, du coude-à-coude dans la foule. Je tournais autour de Bicêtre, ou bien dans toutes ces rues près de Jussieu et du Jardin des Plantes, ou de la gare d’Austerlitz, Saint-Médard, Ortolan, Pestalozzi, Patriarches, et aussi vers Denfert-Rochereau, la Tombe-Issoire, Alésia, Broussais, Cabanis, et encore autour de l’hôpital Sainte-Anne, Pascal, Cordelières, Broca, Croulebarbe, Reculettes, Boussingault, et toujours, un jour ou l’autre, ou plutôt un soir ou un matin, pour finir vers Friant, par l’avenue du Maine, Châtillon, Chantin, Cain, Carton, Coulmiers, pourquoi tous ces noms en c ? La cour intérieure de Friant, entourée de bâtisses en brique laides, où s’établissait la cloche habituelle, jeunes vagabonds et vieilles soûlardes, délogés périodiquement par les vigiles du supermarché voisin, par les concierges hargneux, et qui revenaient toujours, comme s’ils avaient oublié quelque chose, à la même place, dans les passages encrassés, entre les baquets de cytises et de lauriers-roses, avec le soleil très doux qui se réverbérait sur les façades en verre, et parmi ces fenêtres celle du dentiste Lartéguy et de son assistante basanée, alias Chenaz Badou.


J’étais du côté des errants : clodos, mendiants, enfants affamés, pickpockets, putes, vieillards solitaires, vieille femme à la jambe bandée à cause d’un ulcère variqueux, jeunes dépressifs, serfs, proscrits, Africains exilés, âmes sensibles, prosélytes en quête de marabout, tireurs de cartes à la retraite, candidats au suicide, assassins timorés, mères en rupture d’enfant, femmes répudiées, ados fugueuses, exhibitionnistes honteux, et bien d’autres encore. Et moi j’étais celle qui n’avait pas de nom, pas d’âge, pas de lieu de naissance, j’arrivais là sur ce terre-plein comme une pelure poussée par la vague.

Un vieux Mauritanien vêtu d’une houppelande même en été lisait son livre, puis il récitait des hadiths, en arabe d’abord, puis en français, très lentement, sans fautes :

« L’individu doit faire l’aumône sur chacune de ses articulations, chaque jour où le soleil se lève. Être équitable entre deux personnes est une aumône, aider quelqu’un à enfourcher sa monture ou l’aider à hisser son chargement est une aumône, une parole douce est une aumône, et chaque pas que tu fais pour aller prier est une aumône, et libérer la route de tout obstacle est aussi une aumône. »

Je ne comprenais pas bien le sens de ses paroles, mais elles m’apportaient la paix.

Un jour, il m’a regardée et il m’a dit : « Adore Dieu comme si tu le voyais, car si toi tu ne le vois pas, lui te voit. »

Mais ce n’est pas Dieu que je cherche, avais-je envie de lui dire. C’est ma mère. Celle qui m’a créée, qui m’a nourrie de son sang, de son lait, celle qui m’a portée et m’a lancée dans le monde. Est-ce que le reste m’importe ? Qu’il y ait des guerres ou des famines, des crimes et des révolutions, est-ce que c’est mon affaire ? Ça serait plutôt celle de ton Dieu qui voit tout.

Hakim King parle sans cesse de ci ou de ça dans le monde, il écoute la radio, il regarde la télé et il s’indigne. Le massacre des innocents à Beyrouth, à Djenin, les attentats suicides, les bombardements en Irak, à Gaza, en Afrique. Lui, il a le loisir d’en parler, à l’aise dans son appart, avec ses potes et ses assistants, avec sa paie de travailleur social à Malraux, son autorité. Son foutu théâtre. Lui, il est du bon côté. Lui, il a toujours eu sa mère. Un jour il m’a présentée à elle, dans une banlieue près de Melun, il a frappé à la porte de son appartement et elle est venue ouvrir, une petite vieille fripée et voûtée, vêtue d’un caftan brodé, les mains et le front tatoués en bleu. Elle ne parlait pas bien le français, et lui émaillait ses phrases de mots arabes, elle nous a servi du thé sucré et des dattes sèches, et quand nous sommes partis, Hakim a embrassé sa tête.


J’ai sonné chez le docteur Lartéguy. Je m’attendais à voir Chenaz, mais c’est une jeune fille qui a ouvert. Elle m’a fait remplir un questionnaire. Je ne trichais pas, j’avais mal à presque toutes mes dents. Oui, c’était la première fois que je consultais. J’ai inventé un nom, Rebecca Kuti, j’étais sûre que le docteur n’avait jamais entendu parler d’afrobeat. Pour l’adresse, j’allais écrire Lagos, Nigeria, mais la petite a secoué la tête : « Une adresse à Paris, non ? » Alors j’ai donné l’adresse de Hakim King.

L’examen a été vraiment rapide. Le docteur a regardé ma bouche, il a baissé son masque et relevé ses lunettes et la sentence est tombée : « Mademoiselle, votre denture est dans un tel état qu’il faudrait des mois de travail pour tout réparer, vous devriez envisager une autre option, moins onéreuse. » Et quelle option ? « Faire arracher toutes les dents malades et les remplacer par une prothèse, ça peut être pris en charge par la sécurité sociale si vous n’en avez pas les moyens. » J’ai failli éclater de rire. Est-ce qu’il dirait la même chose à sa fille adoptive, à la délicieuse enfant qu’il avait fait inscrire à la fac de médecine, pour qu’à vingt-huit ans elle n’ait plus de dents et à leur place un partiel avec des crochets de métal fixés sur les deux dernières molaires ? Sur une feuille de papier à en-tête, le docteur a griffonné le nom d’un dentiste à l’hôpital. Il a refusé de se faire payer. Il était pressé que je parte, avec mon sac à dos et mon bonnet, que je retourne à ma rue, et je n’ai pas eu besoin d’écouter à sa porte pour l’entendre dire au téléphone à sa chérie qu’elle devait faire en sorte que je ne vienne plus jamais lui faire perdre son temps à son cabinet.


J’ai rêvé que je mettais le feu.

Je ne sais pas où, ni comment. Je sais seulement que je sentais la chaleur bienfaisante des flammes, que je voyais la lueur orange dans la nuit.

À Malraux, l’entrée du sous-sol n’est jamais verrouillée. J’imaginais l’intérieur du théâtre, peint en noir, et les couloirs, les photos accrochées aux murs, les accessoires, les toilettes graffitées. Le feu a pris dans les cartons, tout de suite, a mordu un grand drap noir qui servait de décor pour la princesse Badoure. Je respirais l’odeur du tissu brûlé, du plastique fondu. Je dansais devant les flammes. J’entendais le ronflement du feu, comme autrefois quand le jardinier brûlait les palmes dans notre jardin. Une fois l’un des palmiers avait pris feu, et Bibi et moi nous regardions avec une horreur gourmande les rats qui couraient au sommet de l’arbre en poussant des glapissements désespérés. C’était une joie sauvage, devant les flammes quand la nuit tombait, les étincelles se mêlaient aux étoiles. Nous écoutions Yao, il chantonnait tout bas, sa voix grave, pendant qu’il jetait dans le brasier des palmes et des branches de dattes sèches. Il nous semblait un sorcier. Immense, son visage mangé par la syphilis, et les cicatrices sur ses joues qui s’allumaient couleur de sang. Papa est arrivé ensuite, il a ouvert la vanne et il a réussi à éteindre. « Il est fou, il ne doit pas rester. » Madame Badou était hors d’elle, mais papa aimait bien Yao, peut-être qu’il l’enviait d’avoir toutes ces femmes, et Yao est resté.

Dans le sous-sol les flammes tordent les cartons, transforment les bouteilles de plastique en flaques brillantes, les flammes rouges, vertes, orange. Je suis assise par terre, le dos contre le mur, je chantonne dans ma tête les paroles de Yao, pas avec des mots, plutôt des hmm, mmm, wooo, wooo, hmmm !… j’ai ouvert mon sac à dos, je jette des papiers dans le feu, les bulletins de l’école, les lettres, les photos, et puis l’histoire de Hakim King, les feuilles du scénario, je ne serai plus la princesse Badoure déguisée en homme, aucun prince ne me trouvera endormie avec ma blouse ouverte sur ma poitrine, je ne connaîtrai pas l’île d’Ébène. Je jette mon acte de naissance, signé par mon père, et qui certifie que je suis née de mère inconnue, née sous x comme on ne disait pas à l’époque, tout cela part en fumée dans le réduit à poubelles, je dois devenir une autre.


Je suis l’enfant du démon. C’est elle qui le dit, elle, Chenaz Badou, l’autre femme de Derek Badou, la mère d’Abigaïl Badou. C’est pour ça que j’aime le feu. Les flammes dansent dans l’étroite pièce du sous-sol, elles ronflent et fusent, elles éclairent les murs sales d’une belle lueur rouge. Le plastique des poubelles commence à fondre, il coule en bouillonnant sur le sol, je n’ai jamais vu de volcan en éruption mais ça doit ressembler à ça. Je suis l’enfant du viol, l’enfant qui s’est accrochée à l’utérus de la femme qu’on forçait, l’enfant d’une chienne qu’un chien a prise dans une cave d’une maison, à la lumière d’une bougie, sur un matelas à même le sol. Je suis l’enfant de la rage, de la jalousie, de la grimace. L’enfant née du mal, je ne connais pas l’amour, je ne connais que la haine.

J’ai cru que c’était arrivé à cause des paroles que j’avais entendues, là-bas, chez nous à Takoradi, quand j’étais montée à l’étage pour écouter à la porte, la voix de cette femme, qui disait, qui répétait que j’étais l’enfant du démon. J’étais accroupie, je lui soufflais, comme au théâtre je soufflais les mots dans sa bouche, et elle les répétait, d’une voix geignarde et aiguë, comme au théâtre les mots que Hakim me faisait répéter, je suis Badoure, déguisée en homme pour traverser le désert et être plus proche de l’homme que j’aime, qui sera mon amant, mon amour.

Maintenant je sais tout. Je n’ai pas eu besoin qu’on me raconte. J’ai mis les morceaux ensemble, les petits bouts de papier déchirés, sur lesquels est écrite la phrase qui raconte mon histoire. J’ai tout reconstruit et maintenant je vois ma vie. C’est là-bas que tout a commencé. Qu’on ne me raconte pas d’histoires, c’est là-bas, à Takoradi, sur la grande plage. Ma mère m’a portée dans son ventre au bord de la mer, j’ai entendu le bruit des vagues. Je ne portais pas encore le mal puisque je n’étais pas née. Je flottais dans le ventre étroit, et ma mère me maudissait parce que j’appuyais sur sa vessie, sur ses poumons. Elle vomissait, elle me maudissait. Si elle avait pu me vomir par la bouche, elle aurait été libérée. J’étais l’enfant du mal. Mais moi j’écoutais le bruit doux de la mer dans son ventre, j’aurais voulu ne pas naître, rester cachée dans cette grotte marine, à l’abri du jour, à l’abri de la vengeance. Elle ne voulait pas de moi. Quand je suis née, là-bas en Afrique, elle m’a abandonnée. Elle n’a pas voulu me donner son lait, elle m’a confiée aux sœurs pour que l’homme vienne me chercher. Il n’y a jamais eu de lettre avec mon nom, ce n’est pas elle qui a choisi mon nom. C’est la bonne sœur africaine qui s’occupait de moi, qui me donnait le biberon, du lait de chèvre parce que je ne supportais pas le lait des vaches. Il n’y a pas eu de drames ni de déchirements. Il n’y a eu que le vide. Ce sont les femmes d’Afrique qui se sont occupées de moi, qui m’ont portée dans leurs bras. Puis mon père m’a prise chez lui, mais c’était comme si j’étais un animal. Il ne m’a pas inscrite au consulat, il ne m’a pas donné son nom. C’est comme une trace, une sorte de marque invisible sur ma face, un pli dans mon ventre. Cette cicatrice que je porte au ventre, un peu au-dessous du nombril, longtemps j’ai cru que c’était le souvenir d’une brûlure, un accident de ma petite enfance, j’aurais renversé sur moi une casserole d’eau bouillante. Un pli dans mon cœur, et par cette ouverture est entré le vent mauvais. Le souffle qui a mis ces mots dans la bouche de Chenaz, quand j’écoute à quatre pattes derrière la porte.

Les flammes dansent, ronflent, le plastique des poubelles s’étend sur le sol, la fumée me prend à la gorge, je sens le vertige, je peux encore parler, tourner, lancer mes mots en marmonnant comme le vieux Yao, les mots qui vont faire plier les corps, les torturer, les rendre à merci. Les cris des rats dans les vieux palmiers, tandis qu’ils agonisent.


Je suis à l’hôpital. Je ne sais plus comment tout a fini. C’est Hakim qui a appelé les pompiers, après que le gardien du centre culturel a donné l’alarme. Un bel incendie ! Les poubelles-papiers ont fondu sur le sol comme d’énormes chewing-gums. Hakim m’a fait ce commentaire : « Tu as créé une véritable œuvre d’art, tout ce jaune et ce vert sur le béton ! » Devant les policiers, il a essayé de me couvrir : « Pauvre petite, elle a détecté la fumée, elle a voulu éteindre, elle s’est intoxiquée, vous comprenez ? » Tout le monde comprenait. Personne n’était dupe, la bouteille de white-spirit avait échappé au feu par miracle. Le silence, à présent, le silence avant les règlements de comptes. Je connais ça, c’était toujours ainsi chez les Badou avant la guerre. J’ai reçu une bonne éducation.

On m’a mise dans une chambre individuelle, à la fenêtre grillagée, les murs jaunes, pas de meubles, juste le lit en fer et une sorte de table pivotante, un bras pour le goutte-à-goutte, je suis en observation, sans doute pour déterminer si je suis dangereuse. Je suis vêtue d’une chemise de nuit verte, je ne sais pas où sont mes habits, ni mon sac à dos, je n’ai rien à moi, est-ce qu’on cherche des preuves dans mes affaires ? L’infirmier est un grand type brun, un Antillais, il ressemble un peu à Hakim, quand il ouvre la porte il a un beau sourire, il dit des mots gentils, il m’appelle Mam’zelle, il ne pose pas de questions, il ne fait pas de commentaires. Depuis combien de temps ? Deux jours, deux semaines ? Je ne sais plus quel jour on est. Peut-être dimanche, parce qu’il y a du bruit dans le couloir, des visiteurs, des parents qui vont voir leur fils accidenté, qui lui apportent des fruits, ou bien des stagiaires qui remplacent les infirmières. J’ai un pansement à la main gauche, il paraît que je suis tombée contre le feu, j’ai respiré la fumée bleue, quand les flammes sont bleues c’est dangereux, Yao faisait brûler les journaux, les prospectus et les cartons, et les flammes changeaient de couleur selon l’encre des photos.


Bibi est venue. Elle était accompagnée de Chenaz. Je ne sais pas qui les a prévenues, peut-être Hakim. Il avait gardé son numéro de portable depuis l’époque où on allait ensemble à Malraux. Je me demande s’il est resté en relation avec elle tout le temps, peut-être qu’il est amoureux de ses beaux cheveux blonds, de sa peau claire. Rien que l’idée me donne envie de rire, il paraît que ça arrive souvent, qu’un type soit amoureux de deux sœurs en même temps. Chenaz est restée un instant, et puis elle a dit qu’elle avait une course à faire. Elle a compris que Bibi voulait rester seule avec moi.

« Ça va mieux ?

— Ça va.

— T’es sûre ? Qu’est-ce que t’as à la main ?

— Rien, une petite brûlure, c’est rien.

— Pourquoi tu ne m’as pas appelée ? Tu ne m’appelles jamais.

— Pour quoi faire ?

— Pour me parler.

— Ben, j’avais rien à dire, probablement.

— Je me suis fait du souci… Je ne savais pas où te joindre.

— Pour me dire quoi ?

— Ben, t’es ma sœur non ?

— Je ne sais pas… Ça ne veut rien dire.

— On aurait pu… on se serait parlé comme avant.

— Ça sert à quoi, papoter ? »

Je regardais Bibi. J’avais l’impression qu’une vie entière était passée. Elle avait vraiment l’air d’une femme. Les hanches larges, un cul, des nichons, même son cou paraissait plus épais. J’étais sûre qu’elle vivait avec un homme. Elle racontait :

« Je travaille à l’hôpital. J’étudie pour être sage-femme, tu savais ?

— Non. C’est où ?

— À Caen. »

Je croyais qu’elle attendait un bébé. À moi, il n’était rien arrivé. C’est pour ça que j’avais le cou toujours aussi maigre. J’avais du mal à supporter le poids de ma tête.

« Rachel.

— Quoi ?

— Je sais pour ta mère.

— Ah ? »

Je me suis raidie. J’ai serré tous mes nerfs, mes muscles. Surtout ne pas broncher.

« Elle demande à te rencontrer.

— Pas intéressée. »

Bibi s’est assise au bout du lit, à côté de mes jambes. Elle sent bon, j’avais oublié. Elle a toujours senti une odeur de bébé. Ça me fait un peu tourner la tête.

« Écoute, Rachel. Je sais que tu vas m’écouter. »

C’est elle qui est grande, à présent, et moi qui suis toute petite. Je ne peux rien faire d’autre que l’écouter.

« Quand tu es partie… Quand on n’était plus ensemble, je suis allée vivre avec maman chez le docteur Lartéguy. Je suis allée à Bruxelles pour parler à papa. Je lui ai posé des questions. Tu sais, j’étais au courant de tout. Tu croyais que je ne savais rien, mais je savais tout. »

Je ne peux pas empêcher mon cœur de battre plus vite. Je baisse les yeux, je ne veux pas voir Bibi, je ne veux pas suivre les mouvements de sa bouche. Nous vivons chacune d’un côté du mur, nous ne pouvons pas nous comprendre. De son côté tout est clair et joli, l’avenir existe, elle est libre, elle a une maison, un amoureux, elle va avoir un métier, elle aura un bébé.

« Pourquoi on n’en a jamais parlé ?

— Parlé de quoi ? »

Je me souviens de tout ce qui a changé. Avant, on riait, on pleurait. Sans raison. Juste parce qu’on avait peur, ou bien parce que Monsieur et Madame Badou se disputaient. On se fâchait, parce que Bibi sortait la nuit sans me dire où elle allait, et que je devais la chercher dans un bar, marcher à quatre pattes pour la soutenir, lui tenir la tête quand elle vomissait. Nous étions pareilles. Maintenant, elle vit de l’autre côté, elle ne sait plus rien de ce que je suis. Elle a les clefs de la liberté, et moi je suis en prison. Je la déteste si fort que je veux me boucher les oreilles pour ne pas entendre, pourtant elle parle de sa jolie voix claire, pas comme la mienne que l’alcool et le tabac ont éraillée comme une vieille casserole.

« Papa m’a raconté.

— Papa… ?

— Oui, je suis allée le voir dans son restau. Il m’a parlé de toi tout de suite, il est inquiet pour toi. Il a vieilli. »

J’ai envie de ricaner. Lui, Derek Badou, le séducteur. Avec sa teinture aux cheveux, sa moustache, ses Ray-Ban.

« Il a beaucoup grossi, il est un peu chauve là, derrière la tête.

— Je m’en fous, qu’est-ce que tu racontes ? C’est pour me dire ça que tu es venue me voir ? »

Les gens vont et viennent dans le couloir, ils entrouvrent la porte et passent la tête. Ça va être l’heure de la piqûre dans le cathéter, j’ai déjà sommeil.

Bibi m’a embrassée. « Je reviendrai demain, ma chérie. Ne pars pas sans moi, je ne veux plus qu’on se perde. »

Je n’ai rien répondu. Je rêvais déjà. Une chaleur très douce qui m’enveloppait, une chaleur qui venait de tous les côtés, des murs, de la porte, du plafond taché, même du sol en plastique. Je sens la chaleur dans les os de mes jambes, elle filtre jusqu’à ma peau, c’est comme une brûlure heureuse. Est-ce que cette chaleur peut exister sur la terre ? Est-ce que cela a un nom ?


« Ta mère biologique voudrait te rencontrer, elle l’a fait savoir à papa. Elle ne sait pas comment faire, parce qu’elle pense que tu la détestes. Elle a toujours été au courant de ta vie, elle t’a suivie, elle t’a envoyé des mandats. Mais elle ne veut pas que ça se sache, elle est mariée, elle a des enfants, tes demi-frères et demi-sœurs. Elle a eu une autre vie, mais elle ne t’a jamais oubliée. Dans les moments difficiles, elle a toujours pensé à toi, même si elle ne t’a pas connue. Elle te voit dans ses rêves, toujours, elle répète ton nom, c’est elle qui t’a donné ton nom quand tu es née, elle a fait écrire ton nom sur l’enveloppe, quand elle a rempli le formulaire d’abandon. Elle était très jeune, elle a quitté sa famille, elle t’a mise au monde et elle t’a laissée parce qu’elle ne pouvait pas s’occuper de toi. Maintenant elle voudrait te revoir, juste une fois. Elle est prête à venir te rencontrer, là où tu veux, ici, à Caen, n’importe où. Elle ne veut pas revoir papa, elle le hait trop. Mais elle ira où tu veux pour te voir. Elle l’a dit à papa, et lui me l’a dit. Simplement elle veut que ça soit toi, personne d’autre, elle ne veut pas me voir, ni personne. Toi et elle, juste une fois. »

C’est Bibi qui parlait.


La rencontre a eu lieu au Kremlin-Bicêtre. Hakim avait suggéré le bord de la mer, à Dieppe. Il trouvait ça romantique. C’est pour ça que parfois je le déteste, il a ces idées stupides et faibles, comme si le monde entier était une mise en scène de son foutu théâtre. La place, le dimanche, c’était un terrain neutre. Il n’y a rien de plus vide qu’une place un dimanche après-midi. Il faisait froid, déjà. Sur le terre-plein gris, il n’y avait presque personne, quelques silhouettes avec des enfants, et les pigeons qui marchaient à petits pas dans l’herbe. J’ai imaginé la plage de Takoradi à cette époque, l’eau verte, les vagues qui avancent, le vrombissement de moteur de la mer, le vent tiède, les pélicans. Je ne sentais rien, ni colère ni douleur, et surtout pas ce tressaillement que je ressentais là-bas, chaque fois que je m’approchais de l’océan. Je me suis assise sur un banc, le col de mon blouson relevé, le bonnet enfoncé jusqu’aux yeux. L’heure du rendez-vous était passée, j’allais partir quand une forme est apparue dans le square. Elle s’est approchée de moi, lentement, marchant en oblique comme si elle sortait de nulle part. Je la regardais en plissant les yeux à cause de la lumière des réverbères. J’étais étonnée, elle est si petite, si frêle, épaules étroites, elle ressemble à une enfant, sauf ses jambes un peu arquées, elle marche difficilement sur le ciment défoncé de la place, les bras un peu écartés du corps. Elle est habillée d’une veste et d’un pantalon noirs, ses cheveux sont courts, très noirs aussi, je ne vois pas son visage, je sens seulement qu’elle me regarde. Elle m’a reconnue tout de suite. Une onde de fièvre passe dans mon corps, dans mes veines, s’élargit dans ma poitrine, je ne sais si c’est de la colère ou de l’amour, je voudrais parler, me lever et marcher vers elle, la toucher, mais je ne peux pas bouger.

Est-ce que je rêve, elle se tient debout devant moi, elle n’approche pas plus. Elle parle, et j’entends sa voix à l’intérieur de mon corps. Elle a une voix claire et jeune, un peu aiguë, une voix de petite fille qui martèle les syllabes à contre-pied, les hache par petits paquets, quelqu’un qui ne sait pas parler, quelqu’un qui s’est tu longtemps, qui récite une leçon. Est-ce qu’elle est celle qu’elle prétend être ? Est-ce qu’elle est une arnaqueuse, comme tous ces gens du passé, ces gens qui tournaient autour des Badou à Takoradi ? Je l’écoute sans répondre. Je la regarde avec une telle intensité que les muscles de mon cou ont mal. Sur la place, non loin de Malraux, un groupe d’enfants joue au ballon. Ils poussent des cris, ils s’insultent. Le ballon rebondit sur les carrosseries des voitures en lançant des détonations qui font s’envoler les pigeons. Quelque part un aboiement sur un balcon, on aurait dit la voix criarde du petit chien de Chenaz. À un moment, une fillette s’est approchée de nous, elle doit avoir onze ou douze ans, elle est grosse, avec une masse de cheveux frisés serrés, elle a un visage asiatique, elle me regarde avec insistance. Je lui crie méchamment : « Qu’est-ce que tu veux ? Va-t’en, laisse-nous tranquilles ! » La gamine ne bouge pas pendant quelques secondes, puis elle se détourne et elle quitte la scène. Elle traverse la place, et à demi cachée par les arbres, elle recommence à regarder vers nous, l’air fourbe. Je voudrais lui jeter une pierre, mais il n’y a rien à mes pieds, même pas un gravillon.


La femme en noir n’a pas bronché. Elle s’est arrêtée de parler quelques secondes, le temps de l’altercation avec la fillette. Elle ne l’a même pas regardée. Elle a les yeux fixés sur moi, sans ciller. Elle n’est pas aussi jeune que je l’avais cru. Son visage est fatigué, les yeux creusés, la bouche est déjà marquée par l’âge, ces petites rides aux commissures que les femmes n’arrivent pas à cacher. Mais son cou est bien lisse, je pense qu’elle a dû faire un lifting il n’y a pas longtemps. Je déteste le fait que nous nous ressemblons. Il paraît que c’est ce que Monsieur Badou a répété à Bibi, quand il lui a parlé de ma mère. Très jolie, comme Rachel. C’est vrai qu’elle a beaucoup de cheveux, très noirs (la teinture sans doute) et qu’elle est mince et maigrichonne. Est-ce que tout ceci est une mauvaise plaisanterie ? Est-ce que Monsieur Badou a fait passer une annonce pour recruter une comédienne ? Mais quel intérêt il aurait eu ? Est-ce que c’est un complot, pour un héritage il faut retrouver ma génitrice ?

Elle s’est assise sur le banc à côté de moi. Elle veut prendre ma main, mais je ne me laisse pas faire. Je vois ses mains, pas du tout comme les miennes. Ses mains sont petites, sèches, assez noires. Moi j’aime bien mes grandes mains, quand j’ouvre les doigts je couvre une octave et demie au piano. J’ai des mains plus grandes que la plupart des garçons. C’est pour ça que je peux jouer le rôle de Badoure. Et elle, comment s’appelle-t-elle ? Bibi a dit un nom quelconque, Michèle, ou Mathilde. Et son nom de famille ? Où vit-elle ? Qu’est-ce qu’elle fait dans la vie, est-ce qu’elle a des enfants ? Ce seraient mes demi-frères et demi-sœurs, l’idée seule me donne la nausée. Je n’ai pas envie de savoir, je n’ai pas envie de l’écouter. Je me lève à demi du banc, mais la femme a posé sa main sur mon bras, elle le serre à peine et il me semble que la douleur me paralyse.


« Écoute-moi, dit la voix. Je n’ai jamais cessé de penser à toi, je voulais te revoir, je voulais te connaître. Quand tu es née, je t’ai tenue dans mes bras, tu étais très petite et légère, tu étais née à huit mois et demi, tu ne pesais pas plus qu’un petit chat. Je te regardais, la nuit je me réveillais à l’hôpital et je te cherchais dans la salle des nouveau-nés, je voulais te prendre dans mes bras, mais c’était interdit, j’attendais le matin, on t’apportait habillée de ta robe d’hôpital, mais moi je voulais te tenir contre moi, tu étais si petite et douce, tes yeux me regardaient, même quelques heures après ta naissance tu me souriais, je ne voulais pas te perdre, je ne voulais pas qu’on te prenne. Je t’ai donné ton nom, c’est moi qui l’ai choisi, et puis on t’a emmenée… On t’a fait du mal, à moi aussi on a fait du mal, tu m’as été arrachée, tu as été plantée en moi et ensuite tu as été arrachée… »


J’écoute, sans respirer. J’ai envie de me lever, de marcher avec elle sur la place, de lui montrer là où j’ai habité avec les Badou, lui montrer le théâtre où j’ai mis le feu, lui montrer la cave où les poubelles ont fait leurs taches vertes et jaunes. J’aimerais marcher avec elle sur une plage, sur le sable dur, sentir l’eau froide sous mes pieds, regarder nos traces s’effacer. Elle est assise bien droite sur le banc, j’aime bien la façon qu’elle a de garder le dos cambré, elle ne se laisse pas aller sur le dossier comme la plupart des femmes. Ses pieds sont chaussés d’escarpins vernis, plutôt des sortes de sandales à fines lanières et hauts talons.


« Je vais te raconter l’histoire de ta naissance, je vais te la dire mais tu dois aussitôt l’oublier, car rien de ce que je vais te dire ne doit servir ni pour le bien ni pour le mal, et personne d’autre ne connaît ce secret. J’avais dix-sept ans quand tu es née, je ne connaissais rien à la vie, j’ai rencontré ton père par hasard, au bord de la mer, en Afrique, mes parents avaient loué une maison. Lui, il avait une belle voiture, nous allions nous promener au bord de la mer, je me souviens de la brume, j’aimais beaucoup, quand on s’arrêtait près des dunes, être enveloppée par la brume, j’avais l’impression de vivre une histoire d’amour, je cachais tout à mes parents, je sortais la nuit en cachette. Et un soir, alors qu’on était arrêtés près des dunes, il a commencé à me toucher, et moi je ne voulais pas, mais il était plus fort que moi, il est devenu violent, il avait une voix méchante, j’ai essayé de m’enfuir de l’auto mais il m’a rattrapée, il m’a allongée sur la banquette arrière, je voulais crier mais j’avais peur, je croyais que j’allais mourir. Alors je me suis laissé faire, il a fait ça, il m’a fait mal, il tenait sa main appuyée sur ma bouche et je ne pouvais plus respirer. Ensuite il m’a ramenée à la maison de mes parents, et moi j’avais honte, je n’osais rien dire. Je suis allée sous la douche, je me suis lavée longtemps, mon père cognait à la porte, il croyait que je m’étais évanouie dans la salle de bains. »

Je n’ai plus envie d’entendre. C’est de moi qu’il s’agit, de personne d’autre. Personne n’a le droit de parler de moi. J’aimerais entendre une histoire d’amour, une belle histoire. Même Chenaz a eu une histoire d’amour, et Abigaïl est née de son histoire d’amour.

J’aurais aimé être le miracle, moi aussi, qui arrive dans toute cette obscénité. Je ne veux plus entendre, la guerre, la haine, le vol de mon existence.

« Tais-toi, tais-toi ! » J’ai ma voix vulgaire, comme quand je gueule sur les types qui draguent ma sœur, je suis debout, je répète : « Tais-toi je ne veux plus t’écouter. » Mais elle s’est levée, elle trottine à côté de moi, j’entends le claquement de ses talons sur le trottoir, un bruit de petite fille pressée et effrayée, je me souviens quand Bibi avait chaussé les escarpins dorés de Chenaz et qu’elle courait dans le hall de la maison, ses talons qui claquaient sur le carrelage, son rire en grelot.

« Tu mens, c’est toi qui m’as laissée, tu es partie et tu m’as laissée, j’avais besoin que tu me prennes dans tes bras et toi tu m’as rejetée comme si j’étais un vieux chiffon, tu m’as jetée à la poubelle ! »

Elle veut encore parler, mais je crie pour couvrir ses mots : « Tu mens ! Tu mens ! » Et elle répète avec sa voix monotone, une leçon qu’elle récite sans passion : « J’ai été violée, il m’a forcée et il m’a violée ! » Je crie encore : « Menteuse ! Tu m’as jetée, tu m’as abandonnée et maintenant tu viens me raconter tes salades, tes saloperies, je ne veux plus t’entendre, va-t’en, retourne à ton mari, à tes enfants, ils t’attendent, va-t’en avec eux, et ne me parle plus jamais, ni à ma sœur, ni à Monsieur Badou, ne reviens plus me voir, laisse-moi tranquille… »

Ma voix s’est cassée. Je pars en courant à travers la place, et quand je me retourne, elle a disparu. Il n’y a plus que les enfants qui jouent au ballon, et la grosse petite fille sournoise qui m’épie. Je fais un geste de menace, et elle aussi s’échappe et disparaît. Au bout de la rue, je vois encore la silhouette de cette femme, elle descend la butte en direction de l’avenue, on dirait une fourmi noire qui galope.


J’ai mal, j’ai tellement mal quand je respire. Je crois que le poison des flammes n’est pas encore dissipé, je sens encore la brûlure dans mon corps, et l’odeur de cramé qui flotte définitivement sur Malraux, Disney, et tout ce quartier.


J’aurais rêvé que tombe la muraille qui nous sépare. Toutes les murailles du monde. Tout ce qui s’est mis entre moi et Bibi, les empêchements, les atermoiements, les buissons d’épines, les barbelés, toute cette saloperie qui nous a mangées, jour après jour, les ragots, les mesquineries, les injustices. J’aurais rêvé que le vent balaye ça, le vent violent de la mer, et nous serions redevenues comme avant, les meilleures amies du monde. Je le voulais vraiment.

Je suis pour ainsi dire vierge. Quand j’ai quitté l’hôpital, je n’ai pas voulu retourner à Malraux. Le square, le parc aux pigeons, les vieux à Disney, les immeubles aux mille et une fenêtres, tout ça n’existait plus pour moi. Au fond ça n’avait jamais existé. C’étaient juste des morceaux de la réalité urbaine, qui ne sont là que lorsqu’on les regarde. Dès qu’on se tourne, ils disparaissent dans la brume comme des fantômes.

Quand j’ai annoncé à Hakim King que je ne continuerais pas l’affaire de la nuit Deux cent deux, que je ne reviendrais plus à Malraux, il n’a pas été vraiment étonné. Il y a eu un silence au téléphone, et il a conclu : « Très bien, OK, je me… on se débrouillera sans toi. » Je n’en doute pas, ça ne manque pas de petites filles immigrées à qui il promet la lune. La seule chose, c’est qu’il n’en trouvera pas qui auront d’aussi beaux cheveux que moi ! J’ai pensé qu’il était soulagé de ne plus avoir à me voir, il voulait bien la folie en fiction, mais dans la réalité, ça le faisait chier. Il aurait eu peur que je recommence à mettre le feu au théâtre, ou bien que je bousille sa collection de vinyles de Van Morrison, Moondance, ses blousons Perfecto. Je n’ai pas vérifié, mais je suis sûre qu’il a changé la serrure de son appart.

Je suis allée vivre à l’ouest. Pour être proche de Bibi, j’ai loué une chambre meublée dans une villa à Arromanches, pas techniquement au bord de l’océan, mais à une demi-heure de marche de la plage du débarquement. Ça n’est pas Takoradi ni Grand-Bassam, mais c’est un espace vide, avec le ciel ouvert et la mer verte pas loin. Ma logeuse est une vieille Anglaise du nom de Mrs Crosley, je crois qu’elle s’est installée là pour être plus près de son mari qui a débarqué sur la plage pendant l’opération Overlord, et puis qui est mort quelques années après. C’est du moins ce qu’elle raconte. Elle m’a prêté des bouquins sur l’histoire de la guerre, sur le débarquement allié (je signale qu’en allemand ça s’appelle « l’invasion »). Elle insiste pour que je travaille comme guide pour les touristes qui viennent en pèlerinage, parce que je parle l’anglais comme une native. Je vous l’ai dit, je n’ai jamais vraiment de difficultés à trouver du boulot.

Quand elle a connu mon intention, Bibi m’a proposé d’habiter avec elle et son copain, à Caen. Lui étudie la médecine à la fac, il s’appelle Michaël Lang, il paraît qu’il est très bien. Mais je ne suis pas sûre qu’il apprécierait de me voir tous les jours au petit déjeuner. Et elle non plus. Il convient de rester modeste sur la capacité des autres à vous comprendre. Je ne parle même pas d’amour, mais juste de tolérance, c’est peut-être la leçon de toute cette histoire. S’il doit absolument y avoir une leçon aux histoires, ce qui n’est pas certain non plus.


J’oubliais la chose la plus cocasse, la plus risible — même si elle est chargée d’une substance amère et ténébreuse. C’est tellement incongru que, malgré tout ce que je sais des Badou, et particulièrement de mon père biologique, j’ai eu du mal à y croire quand Bibi m’en a fait part. Il paraît que le père, le beau Derek Badou, est tellement aux abois qu’il a demandé à ma mère biologique (je parle de la vieille avec qui j’ai eu cette entrevue au Kremlin-Bicêtre) qu’elle lui verse une pension alimentaire pour compenser les torts qu’elle lui a causés en m’abandonnant après ma naissance, et en exigeant de lui une reconnaissance de paternité. Je peux voir le vieux singe dans l’arrière-salle de son restaurant de chicons et de waterzoïs, en train de rédiger sa lettre pleine de larmes et de regrets, sans oublier à la fin de donner son numéro de compte en banque. J’imagine que sans le vouloir il a fait tomber dans l’enveloppe quelques-uns de ses précieux cheveux qui sont les ambassadeurs de ses causes perdues.


Je suis venue à Courcouronnes. C’est par Bibi que j’ai eu le nom et l’adresse de ma mère. Elle croyait que je voulais renouer avec elle, retrouver mes racines, ce genre de chose. Ça l’a émue : « Ma chérie, tu prends la bonne décision, je ne voulais pas te le dire, il n’y a pas d’autre façon d’effacer le passé, tu dois faire face. » Justement ce n’est pas le passé que je veux effacer. C’est cette personne. C’est étrange, tout à coup Bibi est devenue adulte, c’est moi la petite qu’on berce quand elle a du chagrin, à qui on raconte des histoires avant de dormir. Elle me serre contre sa poitrine et je sens ses deux seins déjà gonflés par la maternité. Autrefois ça m’aurait mis les larmes aux yeux. Mais là, je suis froide et lointaine, je ne sens rien, sauf ces deux obus qui appuient sur mon buste plat, et ça me rend triste.

J’ai voyagé en train jusqu’à cette ville, entre champs et barres d’immeubles. Près de la voie ferrée, j’ai vu pour la première fois le camp. Ce n’est pas un endroit convenable. Dans le train, à un moment, une volée de gamins couraient dans les wagons, faisaient claquer les strapontins. L’un d’eux, un garçon de douze ou treize ans, joli visage, yeux très noirs, s’est assis en face de moi pour me regarder : « Comment tu t’appelles ? » J’ai compris qu’il voulait m’intimider. Les autres sont venus, des filles vêtues de pantalons sous leurs jupes, ils parlaient entre eux dans leur langue, et les garçons se serraient contre moi. Puis quand ils ont vu que je n’avais pas peur, ils sont repartis plus loin. À l’arrêt, je les ai retrouvés sur le quai. Ensemble nous avons marché jusqu’au camp. C’est sur une sorte d’îlot entre les bretelles de l’autoroute, les cabanes sont construites n’importe comment, avec des bouts de planches et des tôles. Les voitures font un grondement continu, on croirait la mer à Arromanches. J’étais debout devant le camp, et à ce moment-là, une jeune femme est venue, elle m’a demandé ce que je cherchais. Elle est un peu grosse, l’air brutal. « Je cherche un coin pour habiter. » Elle me toise un instant, puis elle me montre une cabane. « C’est ici, tu peux habiter chez moi. Il y a un matelas. » Quand j’entre dans la cabane, elle me tend la main. « Mon nom c’est Rada. Faudra me payer quand même. » J’ai donné mon prénom, un peu d’argent et on ne s’est rien dit de plus.

C’est comme ça que je suis entrée dans le camp.


J’ai un revolver. Je l’ai pris à Emma Crosley, dans le tiroir de la commode de sa chambre, sous son linge. C’est elle qui me l’a montré, un jour, quand elle me parlait de son mari, le group captain Crosley. C’était son revolver d’officier, un calibre 38, petit et trapu. Il y a une balle neuve dans chaque trou du barillet.

Chaque jour, je quitte le camp, je marche dans les rues tranquilles, loin de l’autoroute. Je traverse le quartier de petites villas proprettes avec leurs petits jardins bordés de haies de troènes. Ça pourrait ressembler à Arromanches sauf qu’il n’y a pas la mer au bout des rues. C’est un mois d’automne, chaque jour la lumière décline un peu plus. Les nuages courent dans le ciel, parfois il pleut, j’aime bien sentir les gouttes froides sur mon visage, sur mes mains. Mes cheveux s’alourdissent, ils bouclent un peu comme ceux de Bibi quand elle était petite. Avec l’âge, c’est bizarre, ses cheveux ont foncé et sont devenus presque lisses. J’ai décidé de faire couper les miens très court. Demain, ou après-demain. Les filles aiment bien faire couper leurs cheveux quand elles ont décidé de changer de vie. J’ai repéré une boutique de coiffure dans le bourg, dans la rue qui mène à la gare. Je voudrais une coupe à la garçonne, comme Audrey Hepburn dans Sabrina. Je ne suis pas sûre que la coiffeuse saura faire ça, elle doit être du genre à faire des indéfrisables et des teintes violettes pour les vieilles. Je vais changer, je vais être quelqu’un d’autre.


Peut-être que je vais accepter l’offre de Madame Crosley et devenir sa fille adoptive. Après tout, Rachel Crosley, ça n’est pas mal. Quand j’avais dix ans à peu près, une femme est venue à la maison, à Takoradi. C’était une amie de Chenaz, une grande femme très blanche avec un grand nez. Elle m’a regardée, et elle a dit : « Cette petite fille est très mignonne, vous me la donnez ? » Je ne sais pas ce que Chenaz a répondu, mais je me suis sauvée en courant, et je me suis cachée dans le jardin. Je n’ai pas voulu reparaître avant que cette femme soit partie, j’avais trop peur qu’elle ne m’emporte.

J’ai le revolver dans ma main droite, dans la poche du coupe-vent. Il ne me quitte jamais, depuis que je suis dans le camp. Je le garde sous mon oreiller, et je dors en le tenant prêt. Je ne l’ai montré à personne. Si Rada ou un des garçons le voyait, c’est sûr qu’ils le prendraient pour aller le vendre. C’est quand même mieux que leurs couteaux à cran d’arrêt ou leurs cutters. Et puis il ne faut pas que je perde le revolver d’officier du group captain. Je dois absolument le rapporter à Arromanches, le remettre dans son tiroir sous le linge, peut-être que la vieille ne se sera même pas aperçue de sa disparition. Sinon, j’inventerai quelque chose : « Le revolver ? Ah oui, désolée, je l’ai emprunté pour faire des photos, c’est pour une telenovela, ils voulaient un vrai, pas un jouet en plastique. » Madame Crosley comprendra, elle aime tellement les novelas. Rosa salvaje. Elle les enregistre avec son VCR. Dernier amour, Black magnolia, Emmas Glück. C’était comme ça aussi à Bicêtre, Chenaz Badou et Bibi perdaient leurs heures à regarder la télé.

Au camp, il n’y a pas de télé, ni de lecteur de DVD. Le chef du camp a un ordinateur, mais il ne s’en sert que pour regarder le résultat des courses de chevaux, ou les matches de rugby. Il n’aime pas le foot, il dit que c’est chiqué, qu’ils roulent par terre comme des filles quand ils reçoivent des coups de pied. Au camp, il n’y a pas de distractions. Le soir, tout est éteint à neuf heures. Je reste dans mon lit, la main sur le revolver. J’écoute la respiration de Rada. Je sais qu’elle a envie de moi, mais elle n’a rien osé pour l’instant. Elle fait bien. Je crois qu’il y a longtemps que je n’ai pas vraiment dormi toute une nuit.


Quand j’arrive dans la rue, je vais doucement. Je marche du côté de l’ombre, le long des haies. C’est une rue comme toutes les rues de ce quartier, avec un nom comme tous les autres noms, un nom de plante, ou de fleur. Rue des Rosiers, avenue du Sycomore, du Tamaris, rue des Trembles, rue des Saules-Pleureurs. Au début, je me perdais. J’errais, je ne retrouvais plus mon chemin dans le labyrinthe. Maintenant, après des semaines, je connais tous les recoins, tous les détours. Il faut monter une butte, tourner, passer devant les petits immeubles, longer un lotissement, et c’est là, en face, au carrefour de trois rues en pente, allée des Capucines, une maison jaune avec des volets en plastique verts, une haie, un portail blanc. Il y a un passage à l’ombre, un trou dans la haie, peut-être que c’est le chemin des chats errants. C’est par là que j’entre. Je m’assois au milieu des arbustes, avec mon coupe-vent vert je suis plutôt invisible. J’attends, il y a des moucherons, des moustiques, des fourmis qui marchent en colonne le long du muret. Il y a de petits oiseaux, ils pépient quand je m’installe dans la haie, puis ils se taisent, ou bien ils vont ailleurs. Par chance, il n’y a pas de chien, ni ici, ni dans les maisons voisines. Même Zaza, la petite bâtarde de Chenaz, m’aurait sentie et aurait aboyé. Dans ma haie, je suis tranquille, je peux espionner la maison.

Je ne vois rien de bien intéressant. Le matin, de bonne heure, il y a cet homme qui sort la poubelle, puis il reste debout dans le jardin à regarder dans le vide. Il est un peu gros, habillé en survêtement gris, ses cheveux sont gris aussi. Il fume sa cigarette debout au soleil, comme si c’était la chose la plus importante de sa matinée. Ensuite il rentre dans la maison, et je ne le vois plus. J’imagine qu’il regarde la télé, ou bien qu’il bricole dans sa cuisine. Elle ne sort pas avant midi. Elle prend sa voiture, une Renault 5 bleue fatiguée, elle passe devant la haie, elle regarde vaguement, puis elle s’en va, vers Courcouronnes, ou peut-être vers Évry, là où il y a un centre commercial. Peut-être que sur sa route, sur la bretelle de l’autoroute, elle rencontre les gamins du camp, les filles avec leur bouteille d’eau et leur chiffon sale. Peut-être qu’elle leur donne une pièce, pour qu’elles ne salissent pas son pare-brise avec leur chiffon. Ou bien elle les regarde durement, les lèvres serrées, et elle remonte sa glace et bloque les portières. En tout cas, elle ne pense jamais que je pourrais être là, avec ces filles, moi aussi, avec ma bouteille et mon chiffon. Quand on abandonne son enfant, est-ce qu’on pense à ce qu’elle deviendra plus tard ?

L’après-midi, elle est de retour dans le jardin. Comme il fait encore beau et chaud, elle tire une chaise longue dans l’herbe, et elle lit un bouquin, ou bien elle somnole au soleil. J’essaie d’imaginer ce qu’elle lit, à quoi elle pense. Parfois, il me semble que j’entends des mots. Sa voix. Des mots qui tournent dans ma tête, jusqu’au sifflement, jusqu’au vertige. « Vérité », « dérange », « violence », ou bien même des mots plus ordinaires, insensés, inutiles, « aujourd’hui », « saupoudre », ou même des prénoms que je ne connais pas, les noms de ses enfants peut-être, le nom de son nouveau mari, de sa fille, « Hélène », « Marcel », « Mélanie », « Maurice », « Mauricette »… Alors je me bouche les oreilles, j’appuie mes mains le plus fort que je peux sur mes oreilles, j’ai mal au fond des oreilles, j’appuie à faire éclater mes tympans. Il me semble que j’ai entendu ces noms depuis toujours, depuis mon enfance, qu’ils étaient là tout le temps, à Takoradi, au lycée, au Kremlin-Bicêtre, à Malraux. Il me semble qu’ils ont miné ma vie, qu’ils m’ont vidée lentement, sucée de toute mon énergie, de toute ma personne, qu’ils m’ont divisée en deux, en trois, en dix.

Je tiens la crosse du revolver dans ma main droite, dans la poche de mon coupe-vent, je caresse doucement le métal rayé, le cran de sûreté, j’arme le chien, je le désarme. C’est Hakim King qui m’a montré comment on fait avec un revolver. Il m’a emmenée un jour au stand de tir, du côté de La Garenne. J’ai tiré sur la cible, et quand le bout de carton est revenu vers moi, j’ai vu que j’avais mis toutes les balles au centre, il y en avait même deux qui avaient frappé le même trou. D’ici, quand je veux, je ne peux pas manquer ma cible. Une balle, une seule balle, et tout s’effacera. Il y aura un bruit double, la déflagration de la poudre et presque au même moment, mais je pourrai l’entendre distinctement, l’impact de la balle qui entre dans le corps. Pas un cri, surtout, pas une plainte. Pas même un « oh ! ». Juste le bruit sourd et fort de la balle qui entre dans le poumon gauche et perfore l’aorte.

Je connais chaque détail de cette maison, du jardin, des allées de gravillons, les arceaux des plates-bandes et les touffes de fleurs, les buissons épineux, les arbres, un saule pleureur infesté d’insectes et un bouleau aux feuilles d’argent. C’est comme si j’avais vécu là il y a très longtemps, au temps de la maison de Takoradi, comme si j’avais été enfant, au milieu des autres enfants. Mais eux ne me voyaient pas. J’étais invisible pour eux, comme je l’étais aussi pour Chenaz Badou. Je ne sais pas pourquoi je suis venue, je ne sais pas ce que j’attends. Depuis que je suis au camp de Courcouronnes, je viens ici, dans ce trou de la haie. « Où tu vas, travailler ? » Rada me regarde avec suspicion. Les gamins du camp me suivent un moment dans la rue, j’ai pensé que c’était Rada qui leur avait dit de me surveiller, mais je tourne d’une rue à l’autre, jusqu’à ce qu’ils se lassent et partent en courant, et leurs cris aigus résonnent dans le quartier vide. Une fois je les ai emmenés jusqu’au centre commercial. Le gérant du magasin de bricolage n’a pas eu le temps de s’apercevoir de leur entrée qu’ils étaient déjà à courir à travers les rayons en poussant des cris d’Indiens. Il a voulu me dire quelque chose, et je lui ai parlé fort, comme je ne l’avais jamais fait pour personne, je parlais en serrant les dents, et je ne sais pas s’il a compris que je portais une arme, il a battu en retraite, je disais : quoi ? quoi ? qu’est-ce qu’ils ont fait, est-ce qu’ils vous ont volé quelque chose ? Dites-le, est-ce que vous les avez vus voler quelque chose ? Les gamins couraient à l’étage, ils jetaient leurs cris aigus, ils circulaient entre les rayons, et les rares clients restaient figés sur place, et quand je suis sortie du magasin, les enfants sont ressortis derrière moi et ils ont disparu dans les rues, entre les voitures, vers l’îlot au milieu des voies de l’autoroute. C’est comme ça que j’ai compris que j’étais responsable d’eux, qu’ils étaient ma famille en quelque sorte, obligatoirement puisque je n’avais aucune autre famille. Qu’ils étaient, eux aussi, sans nom et sans domicile, nés n’importe où, sans passé et sans avenir.

Avec Rada, nous ne parlons pas beaucoup. Elle n’est pas vraiment de ce camp, elle a abouti là par hasard, elle est brutale et lourde, elle parle avec un accent rocailleux, peut-être qu’elle a fait de la prison. Peut-être qu’elle est moucharde de la police, et c’est pour ça qu’elle peut rester ici, avec tous ces gosses. Mais j’aime bien qu’il n’y ait rien d’obligatoire, rien de définitif. Pour la première fois de ma vie je me sens libre.


Je suis venue tôt ce matin à l’allée des Capucines. C’est une belle journée d’automne, un ciel très clair. Déjà le froid de l’hiver, dans les caniveaux, le vent coupant des autoroutes. Je marche vite, les mains dans les poches du coupe-vent, un peu penchée en avant à cause du poids de mon sac à dos-cartable. J’ai pris toutes mes affaires, comme chaque fois que je sors du camp. Quand tu habites un endroit pareil, tu sors et tu n’es pas sûre d’y retourner le soir. Toutes mes affaires, ça veut dire juste mon linge de corps, une trousse de toilette, des mouchoirs et un paquet de tampons, et puis quelques papiers sans importance et le seul bouquin que j’emporte partout où je vais, abîmé et taché, Le Prophète de Gibran, que j’ai pris sur l’étagère de Hakim, sans sa permission. Ne me demandez pas pourquoi ce bouquin plutôt qu’un autre, je le lis par petits morceaux, c’est comme une chanson, je le lis et je m’endors. Une fois, j’ai été contrôlée par la police, ils ont regardé le livre, et la femme m’a demandé : toi, tu es musulmane ? J’ai souri sans répondre, depuis quand on s’intéresse à ma religion ? À ce moment-là, je n’avais pas encore le revolver du captain Crosley, sinon je ne serais pas sortie du commissariat. Donc je serre ce petit objet de métal dans ma main, et j’avance à grands pas vers l’allée des Capucines. Je sais qu’aujourd’hui tout va se décider. Il n’y aura pas un autre hiver d’atermoiement.


La maison est figée dans un silence paresseux. Même les oiseaux se tiennent tranquilles. Je suis debout sur l’allée de gravillons, je regarde vers les fenêtres fermées. Est-ce qu’ils vont se décider à me voir ? Ou bien peut-être que cette femme, Michèle, Gabrielle, peut-être qu’elle m’a déjà vue, et qu’elle a composé le numéro de police secours. Venez vite, je crois qu’elle est armée. J’ai peur, cette fille me menace, elle a déjà fait un séjour à l’hôpital psychiatrique, ils l’ont relâchée, ou bien elle s’est échappée, elle est dangereuse. Non, non, je ne la connais pas, je ne l’ai jamais vue, je ne sais pas son nom. Je crois que c’est une pauvre folle, une vagabonde, elle habite dans le camp des refugiés de l’autoroute, elle traîne dans les rues de notre ville avec une bande de gosses, des mendiants, des romanichels, des voleurs à la tire.


Je suis tout d’un coup bien fatiguée. Il n’y a rien de plus épuisant que de venir chaque jour devant une maison fermée, pour voir passer une ombre. Je m’assois par terre, dans l’allée de gravillons, je pose mon sac à dos à côté de moi. Aujourd’hui doivent s’achever les mensonges. Aujourd’hui tout doit s’éclairer, et puis disparaître, dans le genre d’une ampoule électrique qui jette un dernier éclat avant de noircir.


C’est un temps intense, qui ne passe pas, ou plutôt qui détaille chaque parcelle, chaque miette, comme si je vivais la vie d’une fourmi. Je vois chaque grain de gravier, blanc, cassé à angles droits, un iceberg dans une mer de glace. Les brins de feuilles mortes, les brins d’herbe que le Roundup a épargnés, les bouts de pierre morte, de verre brisé. Dans le ciel clair les nuages avancent très lentement, pareils à des navires chargés de toile. Ils sont si loin de la terre. Autrefois à Takoradi je les regardais traverser le périmètre du jardin, je me couchais par terre et ils passaient longuement, légèrement, suivant le vent de la mer. Avec Bibi nous jouions à leur donner des noms : la baleine, le toucan, l’ogre blanc, l’ogre gris, la carabosse, les tamarins. Je suis la même personne. Je suis celle qui est toujours couchée sur la terre du jardin, à l’autre bout du monde, en Afrique. Il faut que quelque chose survienne, maintenant, pour interrompre ma vie rêvée. Il faut que j’entre dans l’autre partie de ma vie.


Ils sont d’abord allés au camp, pour expulser tout le monde. Il paraît qu’ils avaient annoncé ça, que la commune ne voulait plus de vagabonds. Rada a organisé le départ, ils ont rassemblé leurs affaires, avec les gosses ils sont partis dans des voitures de police vers un immeuble d’accueil où ils auraient des W-C et des chambres décentes. Ensuite ils sont allés me chercher, ils sont arrivés sans faire de bruit. Pas de sirènes, pas de ronflements, pas de cris. Doucement, comme s’ils marchaient sur le sable, sur un tapis de mousse. Deux femmes, deux hommes. Pas l’air des faux couples qui rôdent dans les rues pour attraper le petit poisson. Ils parlent. Ils demandent. Qu’est-ce qu’ils veulent ? Ah oui, mon jouet. C’est ça qu’ils demandent. Tout le monde veut avoir mon jouet. Je leur souris. Je souris à la jeune femme qui est devant moi. Le soleil éclaire son visage couleur de bronze. Ses yeux sont très doux, pas comme ceux de Rada. Elle vient de là-bas, de ma ville, des rues de Takoradi, de Cape Coast, d’Elmina. Je me souviens, je l’ai rencontrée là-bas, lorsque ma tante nous a emmenées, Bibi et moi, visiter la prison des esclaves. À côté du fort, les ruelles sont étroites, les maisons sont en brique et en tôle. Elle était debout à l’ombre d’un toit, elle me regardait. Elle était toute petite, une enfant à la bouche gonflée, aux grands yeux agrandis par la crainte. Je lui ai donné des bonbons. « N’ayez pas peur, mademoiselle. Je m’appelle Ramata. Nous sommes là pour vous aider. Donnez-moi votre arme, s’il vous plaît. » Je n’ai pas peur. Je lui souris, j’ai envie de la serrer dans mes bras, comme si nous nous retrouvions après une longue séparation. J’aime bien son nom, un nom d’Afrique. Lentement, je lui tends le revolver, elle le prend et le donne au policier à côté d’elle. « Vous allez venir avec nous, nous allons nous occuper de vous, n’ayez pas peur. » Je vais avec Ramata, elle n’a pas voulu qu’on me passe les menottes. Je m’appuie sur son bras comme une petite vieille, je marche doucement, à petits pas, les gravillons crissent sous nos semelles, un bruit de sable au bord de la mer.


Je suis de retour. Je croyais ça complètement impossible. Je croyais que je ne reviendrais jamais en Afrique. Je croyais que je mourrais sans avoir revu cette terre, cette lumière, sans avoir respiré cet air, sans avoir bu à nouveau cette eau. Quand on part, comme j’étais partie, comme une mendiante, sans papiers ni bagages, est-ce qu’on pense à revenir un jour ? On part, on ne pourra jamais être une touriste dans le pays où on est née, où on a grandi, où on a été trahie. Je ne savais pas que c’était possible. Je n’y pensais jamais.

Il fallait d’abord exister. Comme je n’avais rien, il a fallu inventer un lieu de naissance, une date, trouver des témoins, des prête-noms. C’est Ramata qui a tout fait. Elle a contacté Madame Crosley, puis les bonnes sœurs du couvent de la Conception de Takoradi, elle a même parlé avec Chenaz et téléphoné à Monsieur Badou en Belgique. Comme je ne voulais pas porter ce nom, elle m’a inscrite sous le nom de Crosley, en attendant la procédure d’adoption. Tout était bancal, les documents étaient postdatés, les signatures manquaient, les chiffres étaient faux, mais ça s’est fait, comme une suite de rouages qui se déclenchent les uns après les autres, du ressort jusqu’à la décision finale du tribunal de grande instance. C’est Bibi qui a trouvé pour moi le moyen de retourner en Afrique, assistante volontaire dans le dispensaire de Takoradi. Et je suis partie.


L’équipe est multinationale, il y a des Français, des Anglais, des Coréens, des Américains, et même une Australienne. La plupart, comme moi, n’ont aucune expérience médicale. Nous portons une blouse verte en nylon, un bonnet idem, des chaussons transparents. Nous habitons à quatre par chambre, des cubes de ciment surchauffés, et la douche commune. Nous nous parlons un peu le soir, en fumant une cigarette sur la pelouse, pour éloigner les moustiques. Après les présentations, personne ne demande : « Pourquoi tu es là ? Qu’est-ce que tu as fait avant ? » Ça me donne l’impression que nous sortons de prison. Le chirurgien est ghanéen, il s’appelle docteur Dedjo. Quand je lui ai dit que j’étais née ici, il m’a regardée comme si je racontais une blague. Il parle un anglais impeccable, avec un accent très british. Mais il a des marques sur les joues, j’imagine qu’il est ga. Peut-être akan.

L’hôpital est loin de la mer, sur la route de Tarkwa. Le dimanche, quand nous avons du temps libre, nous allons en bus jusqu’à la ville. Les autres filles vont se promener dans le centre, et moi je prends un taxi pour les plages. Je n’ai pas cherché à retrouver notre maison. C’est après la guerre, tout a été effacé. La plage ne ressemble plus à ce que je connaissais. Ou bien c’est moi qui ne m’en souviens plus très bien. Là où il y avait une étendue libre de sable blanc léchée par l’écume des vagues, maintenant il y a des sortes de cabanons en parpaings avec des toits de tôle qui imitent les huttes des resorts chics. Les pirogues des pêcheurs ont été remplacées par des gondoles et des pédalos, et un appontement en fer sert de refuge aux derniers pélicans. Je marche dans le sable mou, dans le vent d’hiver. Les nuages traînent bas, cachent l’horizon. Il paraît que Takoradi c’est fini, maintenant les touristes en quête de mer et de kitesurf vont plutôt à Kokrobite ou Amonabu.

Je me suis assise pour regarder la mer, en attendant l’heure de retourner vers Tarkwa. Il a dû y avoir une tempête les jours passés, parce que les vagues montrent un ventre jaunâtre, et l’écume n’est pas très blanche. Mais je reconnais cette odeur, elle me fait frissonner et elle entre au fond de moi, jusqu’au centre de mon crâne, une odeur douce et âcre à la fois, rien de calme ni de civilisé, une odeur de violence incompréhensible. C’est la première odeur que j’ai sentie quand je suis sortie du ventre de ma mère. Je n’avais pas encore d’yeux, mais j’ai ouvert toutes grandes mes narines et j’ai respiré l’odeur de la mer, pour le reste de ma vie. Je n’ai pas cherché à comprendre où j’ai été conçue, ce cabanon obscur dans lequel ma mère a reçu la semence de mon père. Peut-être après tout que c’était dans un de ces affreux bungalows décrépits, et sur la plate-forme en ciment de l’hôtel un orchestre bancal estropiait un reggae ? Quelle importance ? Ma naissance, je sais bien où elle a eu lieu, dans le dispensaire où je travaille. À l’époque, ce n’était pas encore un site officiel de l’action humanitaire (medecinsdumonde.org), mais juste un petit hôpital de campagne tenu par les bonnes sœurs de la Conception, quelques Irlandaises, des Nigérianes, un toubib anglais à la retraite. J’ai visité toutes les salles. La plus ancienne sert maintenant d’entrepôt au matériel médical, cartons de pastilles, seringues, goutte-à-goutte, poches de plasma. Il y a un gros réfrigérateur antédiluvien, avec une poignée rouillée, qui ronronne et parfois tousse un peu. La fenêtre donne sur la cour de terre battue, bordée de limoniers. Bien sûr je n’ai rien vu du tout quand je suis née, ni ici, ni sur la plage. J’ai vécu comme un petit animal abandonné, dans un berceau à deux places, poings et cœur fermés, juste bonne à téter et à salir mes couches, jusqu’à ce que quelqu’un de la famille Badou vienne me chercher et m’amène chez eux. Quelle importance ?


Le dispensaire n’accueille pas souvent des bébés. Les petites filles jetées vont dans les orphelinats de la capitale. À Tarkwa, ce sont les cas extrêmes. Hier, j’ai assisté à l’extirpation d’une tumeur du scrotum. Le patient est un homme de soixante ans, mais qui paraît plus âgé, à cause d’une vie agitée. Il est surtout préoccupé par ses futurs exploits sexuels, avant l’injection de l’anesthésie il me prend par la main, et il répète d’une voix geignarde : « Vous n’allez pas me l’abîmer, vous n’allez pas le couper ? » et moi je dois seulement lui dire : « Ben, vous allez être plus sage maintenant. » L’extirpation de la tumeur a été une vraie boucherie, du sang partout, sur mes gants, sur ma blouse verte, même sur mes chaussons en plastique. Un peu plus tard, je sors dans la cour pour fumer une cigarette avec les autres volontaires. Le soleil brûle à faire tourner la tête. « Comment c’était ? » demande une des filles qui n’a pas osé assister à l’affaire. Je ricane, peut-être parce que je pense à ce qui s’est passé ici, pour moi, il y a trente-trois ans.

« Ben, c’était pas pire qu’un accouchement. »


J’ai cherché Julia. Je ne sais pas son nom de famille. Je ne connais que ce prénom, c’est par les vieux de l’hôpital que je l’ai appris. C’était elle la sage-femme, du temps des sœurs de la Conception. Elle n’est pas religieuse, elle a quitté la maternité depuis longtemps, mais beaucoup se souviennent d’elle, parce qu’elle était la meilleure, celle qu’on appelait quand la naissance était difficile, le bébé ne se présentait pas bien, ou la maman ne dilatait pas assez. Elle avait des recettes, des décoctions, des prières, elle savait calmer l’angoisse des parturientes, elle savait masser les fontanelles des marmots.

À force de demander, j’ai pu avoir son adresse. C’est près du marché, Summer Road, à toucher la pharmacie Kenrich. J’y suis allée un dimanche, pour être sûre de la trouver. La maison est minuscule, entre deux blocs de béton. Elle survit aux réfections, comme une dent gâtée au milieu de prothèses trop blanches. Quand j’ai frappé à la porte de fer, c’est un garçon de quinze ans qui m’a ouvert, il m’a regardée avec méfiance. J’ai pensé qu’il me prenait pour une envoyée de la banque ou quelqu’un de ce genre, qui allait donner du papier timbré et prendre la maison. Quand j’ai dit le nom de sa grand-mère, il l’a appelée sans se retourner. Il continuait à me regarder, un air de défi dans son regard, avec sa casquette de faux rappeur et ses baskets. Julia est arrivée. Je ne la voyais pas comme ça, si menue, si simple. Avec sa robe tablier et ses tongs, elle ressemble à une paysanne. Ses cheveux gris sont tressés en nattes attachées au sommet du crâne, une coiffure de petite fille. Je l’ai regardée sans rien dire, et puis je n’ai pas pu résister, j’ai dit : « C’est Rachel, vous vous souvenez de moi ? Rachel. » Ridicule. Elle a dû en mettre au monde des milliers, des Rachel et des Judith, et des Norma.

Mais elle ne m’a pas renvoyée. Au contraire, elle m’a prise par la main et elle m’a fait entrer chez elle. Chez elle, c’est juste une pièce obscure, encombrée de fauteuils et d’une table sur laquelle trône une télé. Un rideau est tiré sur une porte que j’imagine être celle de sa chambre, une alcôve plutôt à en juger d’après l’ombre. Le garçon a disparu, il nous a laissées dans la salle, il est parti rejoindre ses copains. Nous restons, Julia et moi, sans rien dire. Le vert des murs et des rideaux, le rouge sombre des tomettes, les tapis et les napperons, les photos encadrées accrochées aux murs empêchent de parler, mais nous ne sommes pas dans le silence, parce qu’on entend le bruit de la rue, les klaxons des taxis collectifs, la musique des boombox dans les bars voisins. Quand je dis à Julia que c’est elle qui m’a mise au monde, il y a plus de trente ans, elle qui m’a donné le biberon et s’est occupée de moi, elle ne répond rien, seulement a-an, comme ça, en hochant la tête, et en se balançant un peu dans son fauteuil. Elle parle bien l’anglais, elle est allée à l’école. J’ai apporté les papiers que j’ai — pas le passeport tout neuf au nom d’une certaine Rachel Crosley, mais tout ce que j’ai sauvé de ma vie d’avant, les papiers de ma naissance, les vaccins et le livret de l’école. Elle les regarde l’un après l’autre attentivement. Je lui montre aussi une vieille photo que je n’ai jamais réussi à perdre, même quand j’avais perdu la tête, sur laquelle je suis avec Bibi, sur la plage de Takoradi, j’ai neuf ans, Bibi quatre, j’ai un bikini blanc et elle juste sa petite culotte, nous avons des chapeaux de paille, l’écume des vagues nous éblouit. Julia prend la photo, elle l’incline à la lumière pour mieux voir. Elle est souriante, mais je sens qu’elle est sur ses gardes. Qu’est-ce qu’une femme comme moi vient faire chez elle ? Peut-être que son petit-fils, le garçon à la casquette, lui a dit de se méfier, de ne rien signer. Elle me rend les papiers, bien rangés en ordre, sans faire de commentaires. Qu’est-ce que j’espérais ? Qu’elle se souvienne, qu’elle m’appelle par mon nom, qu’elle m’embrasse ? Pourtant, quand le moment est venu de m’en aller, Julia va dans sa chambre, elle revient avec un album, et elle me montre les photos de sa famille. Sur l’une d’elles, elle a une trentaine d’années, elle est habillée d’une blouse qui a dû être verte mais la photo n’a retenu que du gris. Sur la tête, une coiffe blanche à ourlet, et aux pieds des tennis blancs. Elle est souriante, derrière elle on voit des berceaux alignés, surmontés de moustiquaires. Je sais pourquoi cette photo m’émeut. C’est la première fois que je suis si près de ma naissance, je n’apprendrai plus rien désormais. Julia a compris mon émotion, un nuage passe sur son visage souriant, quelque chose comme le souvenir, mais c’est évidemment tout à fait impossible, il y a si longtemps. Mon nom et mes papiers ne lui ont rien dit, c’est juste quand je reste penchée sur cette photo, alors elle la détache de l’album et elle me la tend, elle n’a rien d’autre à me donner, rien d’autre à partager, et moi je ne peux pas accepter. Au moment de passer la porte pour me rejeter au-dehors, dans la lumière et le bruit de la rue, elle ouvre ses bras et je me serre contre elle, elle qui est toute petite et légère, mais ses bras sont puissants comme ceux des sages-femmes. Ma-krow, je lui dis, les seuls mots de twi que je connaisse, ma-krow auntie. Alors elle pose ses mains sur ma tête, elle me donne sa force, une pluie douce et chaude qui descend le long de mon corps et me fait frissonner. Elle retourne vers la maison et elle referme la porte. Moi je marche à nouveau dans la rue, vers la station des taxis. Je suis prise d’une sorte de vertige, la chaleur et la foule sans doute. Et puis c’est toujours un peu angoissant de commencer une nouvelle histoire.

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